René Crevel

Les Pieds dans le plat , (1925)

  [Bas de page]

I. UN DES PUISSANTS DE CE MONDE
UN DES MAÎTRES DE L'OPINION

V. UN JEUNE HOMME BIEN ÉLEVÉ
VI. POÉTESSE, ROMANCIÈRE ET COUPLE TRANSATLANTIQUE
III. UNE ALTESSE AUX IDÉES LIBÉRALES
VII. LE QUATORZIÈME CONVIVE
IV. LES PASSE-TEMPS DE L’HONORABILITÉ
VIII. Etc., Etc.

VIII. Etc., Etc.

"… Oui, dit le psychiatre, figurez-vous que je soigne des femmes de théâtre. Ce sont des personnes parfois assez étranges, mais moi qui ne me suis pas laissé prendre à leurs appâts, je dois, en toute justice, avouer qu’elles peuvent faire preuve d’intelligence et de coeur. J’avais, ces temps derniers, dans mon sana, la célèbre Mme de Perpignan. Nous savons tous que sa noblesse est d’opéra-comique, pas même d’opéra-comique, de music-hall plutôt. Le nom qu’elle porte n’est qu’un nom de guerre. De guerre amoureuse. Elle l’a choisi, voilà bien des années. Je venais, si j’ai bonne mémoire, de passer mon baccalauréat. Elle présentait un numéro ma foi fort bien réglé de lapins savants. Elle avait décidé de remplacer un patronyme peu fait pour l’affiche par des syllabes mieux sonnantes. Elle avait scruté la carte de France pour se donner des idées et était tombée sur le chef-lieu des Pyrénées Orientales… " En conteur, qui tient à ses effets, le psychiatre marque un temps. Espéranza voudrait en profiter pour mettre le grappin sur Augusta. Mais Augusta déguste son café les yeux pendus aux lèvres du narrateur, qu’elle supplie en silence mais éloquemment, de continuer. Qu’une grande dame à non moins grandes responsabilités paneuropéennes semble prendre un tel intérêt à l’histoire d’une montreuse de lapins savants, il y a bien là de quoi choquer, exaspérer Espéranza. D’ailleurs, Mme de Perpignan était déjà grande cocotte, horizontale de haute volée, du temps que l’actuelle duchesse de Monte Putina n’était qu’une pauvre petite poule. La grue arrivée avait alors, pour parler à Espéranza, un ton protecteur, dont, aujourd’hui encore, l’insolente vieille pouffiasse ne s’est pas départie. Espéranza ne daigne répondre et la tance d’un regard qui signifie : " Nous n’avons pas gardé les cochons – en l’occurrence lapins savants – ensemble. " La Perpignan refuse d’entendre la leçon. Parce que Jean Lorrain lui a, voilà plus de trente-cinq ans, consacré un article d’éreintement, elle se croit divinisée, pour jusqu’à la consommation des siècles. Tout de même, comment tolérer qu’un déjeuner aux intentions politiques les plus précises, tourne en queue de sirène à la mords-moi-le-dos. Cette professionnelle beauty de la fin du XIXe siècle, maintenant qu’elle n’a plus d’hommes à mener par le bout du nez, à faire tourner en bourrique est devenue la Sapho du demi-monde. Mais une duchesse s’est-elle jamais laissée intimider par un psychiatre, même titulaire d’une chaire à la faculté de médecine ? Pensez donc. Un vulgaire carabin. Carabin, carabine. Il y a de ces têtes où l’on aimerait à envoyer une bonne décharge de plomb.

– Ah ! si j’étais carabine, rêve tout haut Espéranza.

– Vous dites ? – Je dis que Mme de Perpignan est… voyons ?... est… Moi qui n’ai point pour coutume de mâcher mes mots, cette fois, je n’ose… Enfin, je dis que Mme de Perpignan est une prêtresse de Lesbos.

– Vous dites, chère amie, qu’elle est lesbienne, sourit le psychiatre. Or mon histoire tend justement à prouver le contraire. Mme de Perpignan, qui…

Et commence une peu supportable apologie de la susnommée. Toutes les touloupes et guenipes, à l’unanimité, moins une oreille, l’oreille d’Espéranza, écoutent et dodelinent de la tête pour signifier qu’elles approuvent ce qu’elles entendent. Comment lutter contre une coalition de béatitudes quand on ne doit compter sur aucun allié, pas même sur le prince des journalistes qui a, lui aussi, opté pour l’optimisme parce que, a-t-il pensé soudain, si le vicomte Rothermere s’est vu offrir le trône de Hongrie, pourquoi, lui, ne dénicherait-il pas un petit royaume, l’Albanie, par exemple.

Mais la Monte Putina n’est point femme à moisir sous une telle tonnelle démoralisante.

Tous sont contre elle. Et jusqu’à son mari, le duc, vraiment à ramasser à la cuiller : Eh bien, elle va le ramasser ce vieux camembert de Monte Putina. Et allez, ouste. Allez et plus vite que ça. On s’en va. Et tant pis, et tant mieux si ce départ brusqué jette un froid dans le cercle paneuropéen, bien compromis puisqu’on ne veut pas qu’Espéranza en soit le centre.

Et déjà, elle s’est levée, elle fait une révérence à Augusta qu’elle voue à tous les diables. Elle embrasse, comme du bon pain sa chère Primerose qu’elle voudrait mordre, mais bien mordre, de tout son râtelier, pour ajouter une jolie cicatrice au bourrelet de paraffine, donne une main dédaigneuse à baiser, tire le duc par le pan de son veston, monte dans son auto, laquelle auto n’attend pas une minute pour démarrer, non plus qu’Espéranza, elle-même pour chantonner :

N i,

ni Fini.

P a, pa

Paneuropa.

Et le chauffeur reçoit l’ordre de tourner à gauche et non à droite, d’aller vers l’Italie et non vers l’Estérel, à Rome et non à Cannes.

Et qu’on aille vite. On n’ira jamais si vite que les pensées tourbillonnantes,

 N i,

ni Fini.

P a, pa

Paneuropa.

 Il faut régler son compte à Augusta. Le mariage l’a faite Habsbourg. Mais elle n’est qu’une hongroise, une fille de Huns. Espéranza qui roule vers son palais romain, de marbre blanc s’il vous plaît, n’est pas d’humeur à tolérer le souvenir de ceux qui, sur leur passage, brûlaient, ruinaient tout. Augusta n’est qu’une démolisseuse. Elle a beau cacher son jeu, Espéranza, la bâtisseuse voit, sait de quoi il retourne. Les Romains furent de grands constructeurs. Donc il faut opposer à Paneuropa, un Panroma qui ne sera pas dans une musette. Mussolini, bien entendu, ne sera pas contre. Donc qu’Augusta ne vienne point s’y frotter. En Italie les Monte Putina sont chez eux. Les anarchistes, même s’ils ont un nom, des traits aristocratiques, n’ont qu’à rester dans leur pays. Qu’Augusta s’amène à Rome, et elle verra. Un petit croc-en-jambe dans les escaliers du Vatican, et vlan, et vlan, le toupignard ira au diable et il y restera et sa propriétaire l’y suivra. Madame a demandé qu’on lui arrange une entrevue avec le pape, mais le Saint-Père, il se la met quelque part, la grosse bouffie qui s’est laissée prendre Trieste et le Trentin. Augusta offre des colonies, elle qui n’a pas su garder ce qu’elle avait et se trouve réduite à prendre des autobus. Espéranza elle, a une superbe Lancia. Vive donc la latinité. On va laisser repousser ses cheveux. En attendant qu’ils soient assez longs, on va s’acheter, dès la prochaine grande ville, une natte postiche, pour se faire une coiffure d’impératrice Fausta ? Que le gringalet reste avec sa Marie Torchon. La duchesse de Monte Putina le renie, lui et tous les barbares, au nombre desquels, elle a le regret, la tristesse de compter le prince des journalistes. Enfin, il faut se faire une raison. Elle a un mari. Il n’y a qu’à lui greffer des couilles de singe. Alors il portera beau. On lui donnera des missions diplomatiques. Espéranza aura un retour triomphant à Paris, comme légate du fascio, comme femme de l’ambassadeur chargé de remettre un ultimatum qu’on aura pris soin de rédiger inacceptable, car il faut la guerre pour que Nice, la Savoie, la Tunisie (ne vous inquiétez donc pas, Saint-Père, vous les aurez vos colonies) reviennent à la nouvelle patrie de la duchesse. Et ainsi ressuscitera dans les temps modernes l’antique empire dont Espéranza sera la citoyenne-type…

Une Espéranza ne fait jamais de faux, de mauvais calculs. Elle ne s’était pas trompée, lorsqu’elle s’était dit que son départ jetterait un froid parmi les invités. Le psychiatre n’ose continuer l’histoire de Mme de Perpignan, mais Primerose, à travers les fumées de son ivresse, soudain constate les effets du machiavélisme d’Espéranza et s’excuse auprès de celui qu’elle appelle l’auteur de Boum Boum Rataplan et lampe pigeon. À entendre donner un tel nom à son oeuvre maîtresse, l’homme de science a un haut-le-corps. La marquise voudrait-elle le narguer ? Elle a, tout le long du déjeuner, observé un silence si plein de tact et de mesure qu’il ne peut croire à de mauvaises intentions de sa part. Il n’ose poser une question dont la réponse, peut-être, lui permettrait d’interpréter ce lapsus dont il ne serait certes pas indifférent que ses confrères de l’hygiène mentale eussent communication.

Réduit à ses propres et seuls moyens, il ne saurait parvenir à trouver comment de la première syllabe du mot Paneuropa se déduisit par association et onomatopée le bruit d’une guerre, dont l’imminence apparaissait si indéniable dans les prismes de la saoulerie, à ses yeux d’amphytrione, au cours d’un grand déjeuner qui n’avait pourtant d’autre fin que la conciliation mondiale. Un petit coup de tambour, pour donner du rythme à la grande parade. On a rataplan. Par libido, elle sait qu’on peut entendre une cochonnerie.

Il est donc très naturel, dès lors, qu’elle se rappelle une expression toute faite reçue d’Espéranza au temps de Southampton. Par une image très exacte, cette formule consacrait l’usage masturbatoire (avant que la génération de l’éclairage électrique ne fût venue en priver l’humanité mâle) du verre de lampe, sans doute fragile, mais digne auxiliaire des plaisirs que chacun de sa propre main, se dispense à soi-même. En outre, Mme de Perpignan, dont il s’était agi dans la conversation, traitait volontiers de pigeon n’importe qui, homme ou femme, demandait à son sexe une collaboration physique. Libido était donc, tout naturellement, devenu lampe pigeon, et Boum Boum Rataplan et lampe pigeon, le titre du livre Paneuropa et libido qui avait valu au psychiatre d’être invité et d’avoir à raconter une histoire qu’il finit par achever ainsi : " Donc, cette chère Mme de Perpignan se trouvait dans un sanatorium, en même temps qu’une jeune actrice des Français qui me faisait de l’angoisse à tire-larigot. La jeune actrice ne pouvait supporter la présence des infirmières aussi dévouées que discrètes attachées à mon établissement. Je connaissais le bon coeur de Mme de Perpignan et m’étais laissé dire qu’elle adoptait, chaque année, la plus jolie des petites filles abandonnées par leurs parents à l’assistance publique. Je lui expliquai la situation et lui demandai si elle ne voulait pas devenir ma collaboratrice. Il s’agissait, simplement, qu’elle laissât ouverte la porte de communication entre sa chambre et celle de notre petite malade. Aussitôt demandé, aussitôt accepté. Et grâce à Mme de Perpignan notre anxieuse ne fut pas longue à retrouver son calme, son sommeil. Un de mes collègues, auprès de qui je me félicitais de cette cure, me demanda goguenard ce que je croyais qu’il se passait, la nuit, entre mes deux clientes. Il avait l’esprit mal tourné et opinait pour la lubricité. Comme j’étais de l’avis diamétralement opposé, nous pariâmes. Donc le jour fixé, nous entrâmes de compagnie en omettant intentionnellement de frapper chez la petite actrice des Français. Nous trouvâmes ces dames nues, au lit. Spectacle des plus piquants, ma foi. Elles se lèvent. Mon collègue a un regard de triomphe. De mon oeil de psychiatre, je n’en inspecte pas moins le lit entrouvert. J’avais gagné mon pari : pas trace d’acte lesbien et si ces dames s’étaient trouvées nues dans le même lit c’était que l’une ou l’autre de ces femmes de théâtre, donc habituées à se promener sans vêtement, avait dû avoir froid et n’était montée que pour se réchauffer, dans le lit de sa compagne. " On applaudit le psychiatre.

Le prince des journalistes, toujours galant, se tourne vers Marie Torchon et commente cette histoire édifiante. Brave Mme de Perpignan ! Un vrai coeur de Française. Quel sens de la solidarité. On se rappelle cette noble pensée du bon La Fontaine : Il faut s’entraider. C’est la loi de nature.

Que chacun fasse ce qu’il peut dans sa sphère. Qu’on n’oublie pas les attendrissantes leçons du populisme. Qu’on prenne pour modèles Mme de Perpignan et la Totoche de Marie Torchon…, etc., etc., etc.

L’allégresse est générale.

Augusta y va d’un " schön " très onctueux. Synovie remercie l’émouvant conteur et l’assure que, dorénavant, elle n’ira demander à nul autre ses sujets d’élégie. La divine lady sort d’entre ses seins un petit album où elle prie ses invités de signer.

Chacun trouve quelque chose de lapidaire, mais personne rien d’aussi réussi que Synovie qui, lauréate des concours provinciaux, n’en sait pas moins se montrer dans ses délicates allusions, d’esprit très parisien. Sous le titre : Haï Kaï paneuropéen, elle écrit :

S’il n’y avait que des pédérastes

Il y aurait la paix des races.

Tout le monde applaudit, sauf Marie Torchon, qui, d’un petit air pincé, donne à entendre à sa consoeur qu’elle a gaffé. Synovie ne se laisse pas démoraliser. Elle est en veine Haï Kaïesque et à peine a-t-on déjà parlé d’envoyer une carte à Coudenhove Kalergi en hommage à la moitié du sang japonais de l’inventeur de Paneuropa, elle a calligraphié :

 Quand un Samouraï

S’amourache.

Sa moue raille

L’amour vache.

La désinvolture de la grande inspirée multiplie l’amour du psychiatre. D’autre part Marie Torchon et le gringalet flirtent dans un coin. La divine lady achève de conquérir le prince des journalistes par la traduction archiépiscopale des grâces qui, à Notre-Dame le charmèrent chez le fils. Et il est bien charmant, ce jeune lord Sussex, qui ne pouvant supporter que l’Archiduchesse se trouve réduite aux transports en commun, offre de la reconduire. Elle accepte. Comme un bienfait n’est jamais perdu, désormais, rien ne lui sera étranger de ce qui touchera, de près ou de loin, la famille des lords Sussex.

Aussi, dans quelques mois, lorsque le prince des journalistes aura épousé la divine lady, Augusta remuera-t-elle ciel et terre pour obtenir à ce charmant couple le trône d’Albanie. Et déjà, Synovie d’y aller de son Haï Kaï :

Nous aurons à Durazzo

Un roi dur des os.

Ladite Synovie nagera, du reste, en plein bonheur. À la suite du déjeuner paneuropéen, elle aura épousé le psychiatre, tout comme Marie Torchon, le gringalet. Et, littérairement parlant, quelle évolution, pour l’une comme pour l’autre. Les mauvaises langues n’iront-elles pas jusqu’à dire que Marie Torchon est devenue snob. Mais snob ou pas snob, elle a tourné casaque, Marie Torchon. Dans les petites choses comme dans les grandes ; en fait de nourriture comme d’idées. Elle qui se régalait d’un pied de cochon pané, d’une rouelle de veau, de miroton, de cervelas et de quatre mendiants, il lui faut grape-fruit, caviar et foie gras. La tranche de vie, trop coriace maintenant pour ses quenottes. Ajoutez qu’elle est toujours par monts et par vaux. Dans une des capitales où elle est dernièrement passée, un journaliste venu l’interroger, lui ayant demandé si le brocart dont il la voyait drapée n’était pas une vêture un peu somptueuse pour l’auteur de Totoche, ce chef-d’oeuvre d’observation humble et quotidienne (sic), elle a répondu par un anathème rétroactif aux lieux médiocres où sa vie se fût confinée, ternie, si elle n’avait, par miracle, découvert palaces et sleepings. D’ailleurs, un jour qu’elle rencontra Paul-Boncour sur les bords du Léman, ne s’accordèrent-ils pas à constater que, si un homme de gauche devenu ministre de la guerre ne doit céder en rien aux généraux les plus, les mieux à cheval sur la discipline, ainsi, une romancière populiste qui a eu des succès et vient de faire un beau mariage, se métamorphose, de ce fait, en Homère femelle des trains bleus et des caravansérails de haut luxe. C’est une loi souveraine de l’évolution et Marie Torchon, qui venait de relire son Darwin entre Paris et Genève, certes, ne songeait point à la transgresser.

Oui, elle va chanter, elle chante les Ritz, les beaux quartiers des villes, de toutes les villes dont elle a cueilli le bouquet et quel bouquet, au parfum si varié, car il y a ville et ville, les villes qui… les villes que…, les gothiques si flamboyantes d’être gothiques qu’elles ne l’oublieront jamais, deux doigts de leurs mains à mitaines ogivales levées au ciel, sous prétexte de cathédrales, les bourgeoises, fières des immeubles où les familles assises en rond regardent le mimosa mimoser, les courtisanes (pour être poli) folles des bruns excessifs, foulards écarlates, coquetteries de lanternes rouges, pieds pris à la torture dans des souliers mordorés, avec applications serpentines multicolores. Marie Torchon ne tient guère à s’attarder auprès de ces putains, qui ont de l’oeil avec n’importe quelle enseigne d’hôtel meublé, ce dont rougissent les cités austères corsetées de forteresses et les rococos, plus incroyables, sous leurs frisotis que les reines de jeux de cartes suisses, passés en fraude à la douane.

Marie Torchon et le gringalet ont rendu visite aux villes-hommes qui ne sont que boutiques de cravates et raquettes à la gloire des adolescents fortunés. Ils ont fait des gracieusetés aux villes-femmes nourries de plumes d’autruche, saoules de cocktails à l’eau de Cologne. Il y a encore les villes-vieilles-filles qui, celles-là, bien avant l’automne, malgré les voilettes de pluie, ont vu se faner leur fraîcheur et leur rose peau de brique devenir peau de bique.

Oxford a demandé une conférence à Marie Torchon, et par sa connaissance du coeur humain, Marie Torchon a séduit la cité universitaire, toujours prête, pourtant, à troquer toutes les sciences de tous les âges contre une paire d’avirons et une bouteille d’Old Port, corsé d’épices.

Mais quand Marie Torchon passe quelque part, l’esprit se met à y briller. La volupté ajoute, du reste, à l’incandescence de cette dame de lettres. Aussi, un jour que, dans un train qui l’emporte, elle se sent feu et flammes, plus feu, plus flammes que jamais, un échotier qui l’aperçoit publiera, sous le titre " Torchon qui brûle ", des lignes qui moqueront et l’ardeur de l’amoureuse et le contraste de cette ardeur, avec l’air impassible de l’aimé que chaussures, costume et chemise choisis par la flamboyante, dans une gamme rose et beige, métamorphosaient en parfait glacé.

Mais qu’importe à cette passionnée, la sauce malveillante à quoi on l’assaisonne. Brûlée de désir, consumée d’inspiration, elle jongle avec les charbons ardents qui, jaillis des roues, s’ordonnent au gré du rythme ferroviaire, en couplets. Et la voilà qui devient la Reine Hortense du XXe, car si la belle-fille-belle-soeur de Napoléon, en célébrant le jeune et beau Dunois partant pour la Syrie, sut donner à l’époque sa juste romance, sans Marie Torchon, le XXe siècle n’eut pas eu de chansons digne de lui, n’eut pas cette chanson du jeune européen, qu’Augusta s’empresse de faire traduire en quinze langues et répandre par capitales, grands ports, villages et simples hameaux, de Gibraltar à Dantzig, de Bergen à Capri, des monts Tatras à Perros-Guirec.

Espéranza qui suit, dans les journaux du soir et du matin, les déplacements de son fils et de sa bru, écume à la lecture de toutes ces prouesses paneuropéennes. Elle qui ne vit plus que pour Panroma, comment supporterait-elle de voir le gringalet, en passe de devenir vedette du pan dont elle est décidée d’avoir la peau.

Bien entendu, elle le déshérite, prend toutes les précautions en bonne et due forme testamentaires, afin que sa fortune aille aux milices fascistes, à charge pour ces dernières d’en faire un usage panromain.

C'est une consolation, une revanche, mais un peu mince, si elle pense que son avorton de fils, non content d’être le jeune européen, entend devenir et devient M. Europe lui-même. Oui, Marie Torchon s’est littéralement arraché la plume des doigts pour la passer à son mari, et qu’il soit à l’Europe ce que fut à sa république originelle, M. France, en un temps où la mission civilisatrice était le fait d’un seul pays et non d’un continent.

C’en est trop.

Espéranza subventionne un journal romain, rien que pour la joie de dénoncer quotidiennement, dans l’éditorial de la première page, la romancière de la médiocrité et un gringalet, dont elle, sa mère, la voici prête à jurer que si durant son sommeil on lui ouvrait le crâne pour remplacer sa cervelle par une éponge, il ne s’apercevrait pas de la substitution et, tout au plus, se demanderait comment on peut avoir si mal à la tête.

D’Annunzio, touché par l’attitude cornélienne de la duchesse de Monte Putina, lui consacre un long poème où il la compare, tour à tour, à la mère des Grecques, à la louve nourricière de Remus et Romulus, au laurier-sauce, à l’olivier, au marbre de Paros, à la mer Tyrrhénienne, à Antoine, à Cléopâtre, à Juvénal et à Marc-Aurèle. Espéranza encadre et accroche dans son grand salon le parchemin autographe et enluminé de la main même du poète-soldat. Ainsi encouragée, exaltée contre M. et Mme Europe, elle ne se contente plus d’insinuer. Elle crie, elle hurle qu’ils sont payés par les soviets, l’intelligence service, les révolutionnaires chinois. Elle pastiche non sans bonheur Léon Daudet. Elle ridiculise le petit jeunet-jaunet qui joue les madons des sleepings, pauvre littérateur anémique abreuvé d’un cocktail de toutes les encres, nourri de sandwiches à toutes les poussières.

Pénétré du sens politique profond qui, voilà déjà bien des années, décida l’Italie à entrer dans la Triplice, c’est-à-dire à signer un traité d’alliance avec une voisine qu’elle était décidée à dépecer dès la première occasion, Espéranza, digne de sa patrie d’adoption, écrit des lettres fort affectueuses au prince des journalistes. Elle attend qu’il aille s’installer en Albanie pour lui faire une guerre douanière, qui ne sera pas de la bibine. Simple avec les simples elle attise, d’autre part, la double jalousie féminine professionnelle qui, chez la lauréate des jeux floraux, est devenue haine implacable depuis que, sans crier gare, la populiste s’est mise à versifier.

Synovie se jure de réduire les Europe à l’état de chair à saucisses, sans, du reste, mettre en cause si peu que ce soit Paneuropa, dont son mari est le seul représentant médical autorisé et justement doit aller comme tel présider un congrès d’hygiène mentale tout à fait dans la ligne du programme de Coudenhove Kalergi, puisqu’il s’agit de fixer les statuts d’une Association paneuropéenne pour l’aristocratisation des névroses.

Synovie pousse l’invective si loin que Marie Torchon, passant par Paris, la cite en justice. L’avocat de Synovie, pour éviter la condamnation de sa cliente, et aussi dit-on soudoyé par la plaignante, plaide l’irresponsabilité. Synovie se fâche. En alexandrins jaillis spontanément de sa poitrine, elle refuse d’être ainsi défendue. Altercation, tumulte, bagarre dans le prétoire. On emmène la poétesse à l’infirmerie spéciale du Dépôt.

Le scandale ne fait que commencer. Marie Torchon, interviewée, déclare qu’elle-même ne saurait dire si son ennemie est une criminelle simulatrice ou une folle furieuse. Elle insinue qu’il se pourrait fort qu’il y eût eu du louche dans la mort du premier mari de celle qui, à cette époque, n’était qu’Escarbille dans l’oeil. Les échotiers vont fouiller dans les vieilles collections du Petit Bordelais et ressortent, arrangent à leur manière, l’histoire de la lampe électrique et de la fleur de magnolia. Ce suicide ne fut-il pas un meurtre ? Mais, en attendant, parce que la grande lyrique n’a jamais craint de jeter des comètes de métaphores jusque dans la grisaille des conversations les plus quotidiennes, il n’est pas besoin de chercher très loin pour trouver, parmi ces messieurs de la médecine légale, trois experts qui, concluant à l’aliénation mentale, décident de l’internement. Le moindre de ses vers, malgré la très correcte prosodie, fourmille, paraît-il, des preuves de sa démence. Tout semble alors se tourner contre Synovie. Que du seuil de l’asile, elle s’écrie : " Apollon me protège, malheur à qui me poursuit ", et cette simple petite phrase lui vaut de faire connaissance avec la camisole de force. Elle n’en a pas moins raison d’invoquer le dieu aux cheveux d’or, car le psychiatre revient et la délivre. Mais ses ennemis n’en seront point quittes à si bon compte. Trop élégiaque pour devenir procédurière, si elle renonce à traîner devant les tribunaux les Europe dont les manoeuvres furent d’ailleurs fort souterraines, elle n’en porte pas moins l’affaire au grand jour, dans la grande presse.

Le prince des journalistes, qui ne veut pas se compromettre, refuse de dire un seul mot de l’affaire. Mais, à part lui, tous les autres directeurs de quotidiens matinaux ou crépusculaires sont trop heureux de mettre au premier plan, à la première page, à la première place, cette affaire qui leur permet sinon d’escamoter, du moins de réduire au minimum quelques révoltes coloniales dont, en haut lieu, on ne tient guère à laisser parler.

Synovie n’a donc qu’à choisir. Elle va droit à la rédaction du journal à gros tirage, monte chez le directeur, secoue sa tête tintinnabulante d’ïambes vengeresses. Des vers tombent, s’ordonnent d’eux-mêmes sur le papier. On les porte à l’imprimerie.

Multiples sont les péripéties de cette affaire Synovie sans cesse renée de ses cendres. Quand elle va mourir, il y a soudain quelque nouveau scandale, à cacher et on la ressuscite. Hier, c’était un cardinal pris en flagrant délit d’attentat à la pudeur ; aujourd’hui, c’est un ministre qui fait trempette dans un joli scandale financier. Mais puisque Synovie se promène au bras de son psychiatre, les feuilles gouvernementales louent d’être si juste la justice d’un pays assez juste pour libérer qui a été injustement reclus. Un pamphlétaire se voit accusé d’outrage à la magistrature parce qu’il a osé écrire qu’un internement inique, même temporaire, ne prouve guère le bon état de l’appareil juridiquant. Espéranza, qui n’a pas oublié les beaux temps de l’affaire Dreyfus, envoie d’Italie des fonds secrets pour alimenter une lutte fratricide entre Français. Les Europe répondent à tout et à tous. Leur ton de franchise, s’il ne convainc personne, trouble tout le monde. À l’Opéra, un jour de festival wagnérien, Synovie gifle le gringalet, et Marie Torchon riposte par un soufflet bien appliqué sur la joue du psychiatre. Augusta sort à cette minute de sa loge, veut séparer les combattants, rétablir la paix, but de sa vie. Elle y gagne juste d’avoir sa robe déchirée et de mécontenter la poétesse. Les beaux jours de Paneuropa sont décidément terminés. Synovie et son psychiatre tiennent à montrer à Hitler que la France, elle aussi, est capable de nationalisme. Le psychiatre publie Coït et douce France, tandis que Synovie y va de sa Marseillaise des Français qui veulent être français. Et voilà comment est oubliée la chanson du jeune européen.

Marie Torchon est vaincue.

Synovie n’a plus qu’à songer au repos sur ses lauriers, à la retraite, au silence, à l’amour.

Les écrivains bien-pensants la félicitent, tant par lettres privées qu’au cours d’articles dithyrambiques. Mais les plus chrétiens d’entre eux ont raison de lui rappeler que le bonheur n’est pas de ce monde. La providence sera de leur avis.

Le psychiatre, loin de la capitale, où ses consultations, ses rapports et sa doublement généreuse activité d’homme et de médecin lui tenaient lieu d’assurance contre les idées dangereuses, un jour qu’il avait mis bas la redingote réglementaire pour explorer mieux à son aise les greniers de Mémoire ancestrale (ainsi avait-il fort à propos rebaptisé la demeure paternelle) se prit à penser que ses ancêtres n’avaient point bâti cette maison, la sienne aujourd’hui, par simple peur du chaud et du froid. Et lui-même de se cogner aux poutres et chevrons d’un toit brûlant qu’il préfère aux champs où en compagnie de sa chère Synovie, il pourrait, à cette minute, se promener tête haute. Il remercie ceux qui ont mis pierre sur pierre, moins contre les courants d’air que pour protéger l’esprit de tout vertige.

Et d’embrasser sa soeur, la charpente.

Et de revêtir sa redingote.

Et de songer au retour dans le sein maternel et du sein maternel dans la verge paternelle, et de la verge paternelle… mais de la paternelle où aller ?... où aller de fil en aiguille, de fil de vierge en aiguille de pin ? Mais la femelle du pin, c’est la… Mais attention. Pas de cochonnerie. Tant pis si la chaîne se brise. Tant pis d’un tant pis qui est le revers, le côté pile de la médaille, d’une médaille qui n’a pas de face puisqu’il n’y a pas de tant mieux. Mme Europe, née Marie Torchon, est évolutionniste. Grand bien lui fasse. Le psychiatre ne veut pas courir la prétentaine. Avec sa chère Synovie ils restent chez eux. Dans la forêt chrétienne. Pas mal trouvé comme titre pour le prochain de la poétesse : "Dans la forêt chrétienne", autrement dit en plein infini, et ce n’est pas plus difficile, car si du sein maternel on tombe dans le défini, retourner au sein maternel ne peut être que remonter jusqu’à l’indéfini, et une fois qu’on y est on y reste, mais non sans prendre soin de faire, d’une pichenette, sauter une syllabe gênante, pour métamorphoser le vague indéfini en infini bien réconfortant.

Et c’est pourquoi, dans le grenier de Mémoire ancestrale, un psychiatre se tient roulé en boule.

Sa femme le cherche des heures avant de le dénicher. Le retrouve-t-elle, il refuse de se relever, de la suivre, de descendre à la salle à manger où pourtant les attend le déjeuner servi depuis un bon moment.

La rusée, qui le sait gourmand, lui parle de gigot aux haricots, de bon fricot.

Il ricane : " Votre gigot aux haricots, je le vois d’ici, ma chère. Encore et toujours une arme à deux tranchants. Vous pariez pour, je parie contre. Chacun de nous a raison et tort à la fois, car il y a le pour et le contre. Ainsi j’ai découvert que la kleptomanie et le vol c’était bonnet blanc et blanc bonnet. Or supposez que me soit dérobée la cravate de commandeur de la Légion d’Honneur que m’a value cette trouvaille. L’avocat de mon voleur arguera de mes savants travaux pour prétendre que si la kleptomanie c’est du vol, le vol c’est de la kleptomanie. Il plaidera donc l’irresponsabilité, dira que son client est un maniaque et, comme tel, digne d’indulgence. Et l’homme qui aura eu l’audace de me voler ma décoration sera acquitté. Et moi, de quoi aurai-je l’air quand j’irai dans le monde. Car je veux aller dans le monde, na. C’est héréditaire. Mon feu père, un psychiatre, lui aussi, allait chez la princesse Mathilde. Il aimait surtout à rappeler le soir où rue de Berri, le comte Primoli ayant rapporté de Rome un disque de gramophone sur lequel était enregistrée la voix de Léon XIII donnant sa bénédiction, il avait fait entendre les vénérables syllabes latines, fortement accentuées par l’organe caverneux et nasillard du Souverain Pontife, qu’écoutaient, inclinés, un cercle d’hommes en habit noir et de dames en robe de soirée, épaules nues et gorges découvertes, pieusement agenouillées devant la boîte magique d’où sortait, fantôme sonore, le Benedicatvos papal (1) . Je vaux bien Primoli. Je prime au lit, comme dirait notre chère lady Sussex qui, elle, prime rose. Mais la princesse Mathilde est morte. Alors j’irai chez la duchesse de Guermantes, vous savez bien l’Oriane de Marcel Proust. J’irai ce soir à son bal. Oui, j’irai. Vous, Synovie, vous êtes trop belle, trop imposante personne pour m’accompagner. La fête est en l’honneur de Mlles Duvet de Cygne, de Mmes Poussière de Diamant et de MM.  Éclats de Mica.

Vous pouvez imaginer si, par le faubourg Saint-Germain et les quartiers élégants, les langues vont bon train. Les grosses ballonnées qui se gonflent à coups de sandwiches, les vieilles montées en graine qui s’arrosent au champagne et les brillants causeurs qui viennent de fonder l’Association des aristocrates contre les radiateurs, parce que le chauffage central les prive des cheminées auxquelles ils aimaient à s’accouder pour raconter quelque piquante anecdote, non, personne de ce beau monde n’a reçu de carton. Nul, certes, n’aurait à se formaliser puisque seuls ont été priés parcelles et brimborions, mais tous ne s’en livrent pas moins à des commentaires fort désobligeants qu’Oriane, dédaigneuse, écoute à la T.S.F.

Oriane. Sirène des mondanités 1900 et, comme telle, toujours prête à finir en évanescente queue de poisson, Oriane, au lieu de vêtir, ainsi qu’elle en a pourtant l’habitude, ses pieds de souliers arachnéens, elle les a emprisonnés tous les deux dans un même et unique corset de nacre à baleines d’algue et dentelles de varech. Pour la marche, il y a plus commode. Mais Oriane a décidé de recevoir couchée sur un tapis vert d’eau, à la laine fleurie de plantes sous-marines et de rares coquillages.

Marcel Proust, trop fin pour acheter de son argent juif un titre de comte du pape, vient de troquer le nom de ses pères contre un nouveau où l’article défini tient lieu de particule. Il se fait appeler M. Le Snob.

Or M. Le Snob, pour que la chronique ne soit point exclusivement consacrée au raout d’Oriane, M. Le Snob a décidé de donner un grand dîner au Ritz. Moi, le psychiatre, je suis à la mode. J’aurais pu être convié à la fois au bal des Guermantes et grand tralala de Marcel Le Snob. Je ne vais tout de même pas écorner le temps à passer chez la duchesse. D’ailleurs, Marcel Le Snob, au dernier moment, constatera d’impardonnables défections. Les infiniment petits, dévoués corps et âme à leur bienfaitrice, n’ont-ils pas déjà couvert toute la ville de grafitti qui menacent les juifs et ceux qui acceptent de s’asseoir à des tables de juifs. Les souvenirs de l’affaire Dreyfus se rallument. On pavoise aux couleurs de Jeanne d’Arc et il y a un tel antisémitisme dans l’air que ceux qui se rendent au Ritz rebroussent chemin. Seul continuera le sien un maréchal de l’armée française, un doux rêveur, tout aux nuages de ses chers gaz asphyxiants et trop absorbé par ses pensées épiques pour remarquer l’aspect inaccoutumé de la capitale.

Bien entendu, Marcel Le Snob se vengera de la pusillanimité générale sur le maréchal. C’est la vie, Synovie. Au lieu de faire servir à son invité tout ce que lui promet la carte du menu, l’inviteur envoie le maître d’hôtel chercher une bonne ration d’avoine. Mais à la guerre comme à la guerre. Donc, le maréchal d’engloutir son picotin en cinq sec. Et Marcel Le Snob de rire jaune en sirotant sa camomille avec, dans ses grands yeux lourds, cette mauvaise lueur qui signifie : Tu fais la bête pour avoir du foin, et bien mange… " " Quand il ne restera plus un brin de paille dans son assiette, le maréchal, ayant pris goût à cette nourriture, fera le tour de la table à quatre pattes pour arracher le cannage doré des petites chaises veuves de cul, puis, toujours à quatre pattes, et sans même prendre le temps de dire " au revoir et merci ", ce grand capitaine, un vrai centaure, de se précipiter au galop chez Oriane.

" Il commencera par aller disputer leur pitance aux chevaux de trait et de selle, puis, des écuries montera au salon, d’où ses ruades auront tôt fait de chasser toute l’assistance, votre serviteur, le psychiatre, excepté. Soudain couché le long de celle que son corset pédestre à baleines d’algue et dentelle de varech a empêché de fuir, d’un sabot impérieux il la retournera. L’étoffe garance servant de peau à ses pattes de derrière, alors de se gonfler, se fendre pour l’éclosion d’une verge comme il ne s’en trouve pas dans tous les vergers. À ce spectacle, l’aristocratique froideur d’Oriane se métamorphose en incendie. Une épaisse fumée lui monte des jarrets, des cuisses, du nombril, des aisselles, de la bouche, des narines…

" Cette fumée, Synovie, la fatalité voudra qu’elle se masse devant votre mari. C’est de l’ectoplasme à succube. Mais quelle contenance prendre pour ne point compromettre son avenir ? Quand on a déjà rompu avec Augusta, froisser Oriane serait une catastrophe. Il y va d’un avenir poétique, d’un avenir médical. Il faudrait être l’ambitieux-type, il faudrait être Julien Sorel, puisque la fumée a déjà pris la forme de sa maîtresse : Mathilde de la Môle. Le Rouge et le Noir. Sauvés ! Vous êtes, nous sommes sauvés, Synovie. Ne soyez pas jalouse, Synovie, si je promets à cette statue un ensemble de breischwantz et jersey corail ou sang de boeuf ou pourpre…

" Mais quoi ? où suis-je ? Mathilde de la Môle s’est perdue dans je ne sais quels brouillards, elle et la tête de son amant décapité qu’elle avait juré d’aller enterrer. " Synovie, c’est Synovie qui avait raison avec son gigot aux haricots.

" Donc saisissons la balle au bond.

" Parlons un peu de haricots. Le haricot a la forme d’un rein. Mais à quoi bon comparer reins et haricots si nous ne savons rien ni des reins ni des haricots. Et si l’on vous disait, Synovie, que le gigot se mange aux reins ? Que répondriez-vous ? À partir de ce jour, Dieu sondera non les coeurs et les reins, mais les coeurs et les haricots, ô haricot de mon coeur, coeur de haricot, haricot de rein, de coeur de haricots. Mais quoi, vous semblez rêveuse, chérie. Qu’avez-vous, ma charmante ? Vous trouvez qu’on bat la campagne. Eh bien, pour votre anniversaire, on vous offre ce proverbe : " Mieux vaut battre la campagne que d’être battu par la campagne… " Parvenu à ce point de son discours, l’éloquent psychiatre se met à faire à quatre pattes le tour des ombres hétéroclites qui doublent les objets accumulés dans ce capharnaüm, car le soleil qui glisse par l’oeil-de-boeuf suffit à dessiner sur le plancher le schéma des 32 positions, vous savez bien les fameuses 32, avec leurs mouvants triangles, ellipses et paraboles et aussi parallélépipèdes, à l’usage des salopards, grands vicieux et gueulettes en or. Pensez comme il y aurait à s’en vouloir de laisser se perdre l’occasion de contempler ainsi disposés, superposés, entreposés les éléments d’une géométrie que le timide Euclide (vive la rime, poétesse !) ne fit que supposer. Et maintenant, ongles, oncles des angles, étranglez les étranges, étanchez les étangs, écorchez les écorces. La géométrie, née du sable grec, vous vous rendez compte, Synovie, vous la non moins visuelle qu’effective. Mais si sensible que vous soyez, vous n’en êtes pas moins posée. Donc on vous additionne aux trente-deux positions : 32 + 1 = 33 33, les deux bossus.

Mais nous y sommes. Nous n’avons jamais cessé d’y être. 33, les deux bossus. Sont-ils assez guignolets les amours ? On va leur payer un coup de maison close. Hélas ! en fait de maison close, aucune ne l’est autant que Mémoire Ancestrale. Mme Irma, la maquerelle, leur fait, il est vrai, une touchante réception. Et c’est une belle créature qui porte, brodé sur sa robe de crêpe-satin noir, un palmier tout en strass lui partant des pieds pour lui monter jusqu’aux seins, qu’une cuirasse wagnérienne maintient à une très respectable altitude. À l’ombre de cette imposante végétation couturière les bossus n’en mènent pas large. Pour les ravigoter Mme Irma va les mener au cinéma cochon. Le film s’appelle La Leçon de Géographie :

Une salle de classe où bancs et pupitres sont vides. Sur l’estrade, une dame en voiles et très pompeuse robe de deuil. On ne la voit que de dos. Soudain, elle étend la main et se met à caresser d’un doigt distrait une carte de l’Europe pendue au mur. Alors l’Italie, lasse de n’être qu’une botte dans une mer bleue, se dit qu’elle va montrer quel usage doit être fait des presqu’îles. Elle prend donc du relief, saille, déchire d’une brusque poussée les contours qui la tenaient prisonnière d’une surface plane. La dame en deuil détache la volumineuse chose et se retourne. Alors on reconnaît Augusta. Augusta relève ses jupes et pour prouver à la fois qu’elle en est bien au stade anal et qu’elle n’a pas à se gêner avec Espéranza, elle s’enfonce l’Italie où vous pensez. Mais, avoir une Monte Putina dans les boyaux ce n’est pas une petite affaire. Violentes secousses sismiques par tout le corps de l’archiduchesse, soumis à de tels troubles internes que soudain les dessous et la robe se déchirent. Espéranza nue, gonflée, informe, et toujours le chapeau sur la tête, mais le voile participant de la fabuleuse révolution organique qui, peu à peu, se rythme dans son amplification même. Grand tintamarre. On joue à dix gramophones qui ne sont pas réglés les uns sur les autres la Valse de Ravel. Close up. Le nombril d’Espéranza figuré d’abord par une couronne, est devenu un oeil-de-bœuf. " L’œil de l’Europe ", ricanent les rageurs petits taureaux africains. La pupille de cet oeil, c’est le visage d’Espéranza. La pupille aura raison de la maîtresse d’école. Espéranza arrive à sortir par cette lucarne, mais avec de tels efforts qu’Augusta explose. Les morceaux informes d’Augusta jonchent le sol, Espéranza, tout en remettant de l’ordre dans sa toilette, remonte sur l’estrade. Elle contemple la carte de l’Europe où la cueillaison de sa chère patrie a laissé un trou ? La Méditerranée, l’Adriatique ne sont pas des mers bien agitées, surtout sur des planisphères. Et pourtant voilà que des vagues s’élèvent tout autour du trou qui marque l’emplacement de la grande soeur latine. Des vagues s’élèvent mais ne retombent pas. C’est, un buisson de poils bleus dont le coeur ne peut être que de corail. " Mais c’est le buisson ardent de l’Écriture ", s’écrie la grande dame romaine trop heureuse de concilier l’ancien testament et la mythologie. Et elle se jette à pleine bouche sur ce sexe d’Amphitrite, ce sexe qui néglige d’avoir un corps. Le prince des journalistes, devenu roi d’Albanie, de son palais a pu contempler la scène. Il se sent congestionné, réclame son épouse. Mais la reine Primerose qui a le bras long est occupée à masturber les Dolomites. Une voix, la voix de la conscience, chante au nouveau roi d’Albanie :  

Souviens-toi des Sybarites.

La Reine

Aime Les Dolomites.

Redeviens donc Sodomite.

Il ne se le fera pas dire deux fois.

Dans l’espoir de fellations simultanées et réciproques, il part pour le pays des fellahs…

– Et la suite ? interroge Synovie.

– La suite ? Mais les deux bossus, les deux 3 de 33 firent 69.

– Les deux 3 de 33 faire 69 ? reprend la poétesse. La béatitude l’illumine. Elle déclare : – Puisque la volupté peut de tels miracles, que les lentilles qui, des années et des années me tinrent lieu de seins, se gonflent ; oui, gonflez, gonflez mes seins. Je ne serai d’ailleurs ni dupe, ni victime de vos exubérances. Si vous exagérez, je vous couperai et vous me servirez de cloche à fromage. De cloche à mettre chacun des 3 de 33, que nous ne pouvons tout de même pas laisser toute la journée faire 69…

Les journaux du lendemain devaient annoncer l’assassinat de la poétesse par le psychiatre et le suicide de ce dernier. On avait trouvé la malheureuse la gorge tailladée. Quant au psychiatre, avant de se faire justice, il avait écrit avec le sang de sa femme sur le plancher : " Nous avions décidé de faire de ses seins des cloches à fromage…. " Si l’on rappelle que toute une génération dont il avait été le dieu traita le général Boulanger d’homme frivole, parce qu’il s’était tué sur la tombe de sa maîtresse, on peut imaginer la colère de la France entière, le jour qu’en buvant son café au lait elle apprit la mort scandaleuse de sa poétesse nationale.

Mme Europe, née Marie Torchon, se paya le luxe d’un certain Don Quichottisme et, bien qu’ayant renoncé aux lettres, prit la plume pour défendre la mémoire de son ancienne ennemie.

Espéranza trouva le geste élégant et pardonna son mariage à son fils qui venait d’ailleurs de recevoir le prix Goncourt.

Et ce ne fut point la seule réconciliation.

À un coeur panromain, l’incendie du Reichstag par le schön Adolf ne pouvait que rappeler celui de Rome par Néron. À un coeur paneuropéen l’idée hitlérienne – acquérir des terres à l’Europe (2) aux dépens de la Russie. Mais alors il faudrait que le Reich reprît la route jadis tracée par les chevaliers teutoniques et qu’à l’aide du glaive allemand, il donnât de la terre à la charrue allemande et son pain quotidien au peuple allemand – l’idée de coloniser l’URSS apparaissait simplement lumineuse. Augusta éblouie en avait eu son chemin de Damas. Elle s’était convertie au national-socialisme. Elle et la duchesse de Monte Putina se devaient, dès lors, devaient au salut du monde, de faire la paix.

Pour l’instant, elles travaillent, l’une à Berlin, l’autre à Rome, chacune dans sa sphère et selon ses moyens, à l’élaboration d’une Sainte-Alliance contre le bolchevisme. Elles ne rêvent plus que du directoire des quatre puissances. Les journaux russes-blancs qui paraissent à Paris, entre des provocations au meurtre et des hommages au duce et au führer, leur consacrent des articles enthousiastes. Augusta, vraie Walkyrie, porte sur sa robe, à la ville et à la campagne, la cuirasse de feu l’archiduc et met des éperons à ses bottes. La bru Wagner peut faire les yeux doux au schön Adolf. Augusta ne craint point la concurrence Et d’ailleurs…, etc., etc., (La suite à la prochaine guerre.)

Notes :

1. L’auteur remercie M. Henri de Régnier à qui il s’est permis d’emprunter cette description du pape au gramophone chez la princesse Mathilde, publiée dans les Nouvelles Littéraires, 11.2.33.

2. Extrait de Mein Kampf, par Adolf Hitler, Munich, 1932.

 

 

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