René Crevel

Les Pieds dans le plat , (1925)

  [Bas de page]

I. UN DES PUISSANTS DE CE MONDE
UN DES MAÎTRES DE L'OPINION

V. UN JEUNE HOMME BIEN ÉLEVÉ
VI. POÉTESSE, ROMANCIÈRE ET COUPLE TRANSATLANTIQUE
III. UNE ALTESSE AUX IDÉES LIBÉRALES
VII. LE QUATORZIÈME CONVIVE
IV. LES PASSE-TEMPS DE L’HONORABILITÉ
VIII. Etc., Etc.

III. UNE ALTESSE AUX IDÉES LIBÉRALES

Quand elle parle de son fils dans l’intimité, pour peu qu’elle rapporte quelque trait de son caractère fantasque, Primerose ne manque jamais de conclure : " Dame, que voulez-vous, c’est un Crapulet de Monte-au-cul. "

Ainsi entend-elle, non point blâmer la fréquentation et les moeurs de son fils, mais rappeler que l’épouse ramenée d’Italie au XVe siècle par un marquis of Sussex était la fille de Roméo et Juliette dont les Capulet et les Montaigu, malgré leur pacte de réconciliation sur le tombeau de leurs enfants, avaient commencé par se disputer la tutelle pour bientôt n’en plus vouloir ni les uns ni les autres. La pauvrette que les Capulet offraient aux Montaigu, alors que les Montaigu prétendaient la confier aux Capulet, serait morte de faim si elle n’avait été recueillie par la nourrice de Juliette qui, à son tour, fut trop heureuse de la marier à un gentilhomme anglais passant par Vérone. D’après la tradition, c’était de cette aïeule, elle-même fruit des amours des amants les plus amants, que les lords Sussex tenaient leur nature sensuelle, chevaleresque et mélancolique. Certes, il y aurait eu quelque témérité à prétendre que l’Italienne se réincarnait dans chacun de ses descendants, mais son sang, pour mêlé à d’autres qu’il fût, n’en continuait pas moins de couler dans les veines du jeune homme nu qui remorquait Augusta, sa marraine, vers la tonnelle.

Si Augusta, bel et bien archiduchesse et lointaine cousine de feu le marquis, avait passé sur la différence de confession et la peu reluisante origine de Primerose lorsqu’il s’était agi de tenir un nouveau-né sur les fonts baptismaux, c’était que, non seulement l’ancienneté de la maison plaidait en faveur de son filleul, mais surtout, sentimentale comme elle ne craignait pas de l’avouer, Augusta s’était sentie solidaire de celui qui peut-être avait reçu et aurait à transmettre les qualités de la fille de Roméo et Juliette qu’elle-même, par l’entremise d’une arrière-grand-mère née des marquis of Sussex, elle n’était point sans rappeler par des traits sinon physiques, du moins moraux.

Hongroise de naissance, Habsbourg par le mariage et veuve par le coeur d’un héros national tchèque, Augusta n’a jamais habité plus de trois mois une ville qui ne compte plusieurs maisons de Beethoven, un appartement de Mozart, une chambre de Schubert. Elle se rappelle avec un peu de honte les semaines passées à Salzbourg où Mozart seul est à l’honneur. Mais, très musicienne, Augusta ne se limite pas aux classiques. Malgré la répulsion que lui inspirent les tziganes, elle raffole des czardas et elle a su, parmi les plus nerveuses d’entre elles, faire un choix, pour un saisissant contraste avec les marches funèbres qu’elle joue tous les matins à la mémoire du général Stéphanic, le grand patriote, fondateur avec Mazarik et Benès de la vaillante République tchécoslovaque, car, bien que de famille impériale par alliance et demeurée à l’Autriche lors du partage de cette grande nation, Augusta ne s’est pas plus laissée contaminer par l’humeur tyrannique des Habsbourg que feu sa cousine l’impératrice Élisabeth.

Durant la guerre, Augusta ne s’était pas privée de conspirer à la fois pour l’indépendance de la Hongrie et la reconstitution du royaume de Bohême.

Jusqu’au drame de Sarajevo, elle avait méprisé la comtesse Sophie Chotek, épouse morganatique de l’archiduc François-Ferdinand. Comme tout le monde, elle l’appelait la servante parce qu’elle avait été dame d’honneur, et la comtesse tchèque dut, pour remonter dans son estime, attendre l’occasion d’avoir à faire un rempart de son corps à son mari assassiné.

Peu de temps avant sa mort, l’archiduc avait eu en Bohême une entrevue avec Guillaume II, au cours de laquelle avait été discuté un nouveau partage de l’Europe pour ses enfants momentanément écartés du trône. François-Ferdinand adorait d’ailleurs les Tchèques et les Slaves du Sud et usait de toute son influence pour le leur prouver. À sa mort, Augusta décida de continuer cette politique, et elle misa donc sur les Tchèques.

Elle était déjà une imposante personne qui, malgré ses idées libérales et ses goûts raffinés, n’avait certes rien d’une excentrique et même ne badinait pas sur l’étiquette. Ainsi pouvait-on, jusqu’au volant de son vieux tacot, la voir, un chapeau à plumes au sommet de sa haute coiffure d’altesse sérénissime, un cache-poussière cachant d’ailleurs fort mal de la poussière la majestueuse robe sur laquelle ruisselaient les perles de vingt majorats. Pour refuser les chauffeurs qu’on mettait à sa disposition, elle invoquait ses sentiments chrétiens et l’universelle nécessité de faire pénitence si l’on voulait gagner la guerre.

En réalité ses distributions d’images pieuses dans les casernes, ses visites aux hôpitaux, ses inspections de grande organisatrice à travers les campagnes abandonnées et même ses voyages au front n’étaient que des prétextes : si Augusta tenait à ce que nul ne pût rendre compte de ses allées et venues, c’était qu’elle conspirait. Toujours par monts et par vaux, son action rayonnait de deux centres : Prague et Budapest. Bien que née à Budapest, elle préférait Prague dont elle était sûre que le château dominant la foule des palais baroques lui irait comme un gant lorsque, se plaisait-elle à imaginer, son mari et elle auraient obtenu d’y entrer en roi et reine. Certes, on commencerait par demeurer vassal de la branche aînée, mais, grâce à l’organisation soi-disant gymnastique des sokols dont son sens politique lui permettait de prévoir le développement, en dix ou quinze ans, vingt au plus, on serait prêt, archiprêt pour une nouvelle expédition qui permettrait de secouer à jamais le joug de l’Autriche. Chez la noblesse et dans le peuple on assistait à un réveil du sentiment national. La mémoire tchèque sautait par-dessus des siècles de vexations exaspérantes pour se rappeler soudain comment l’empereur, jadis, eut à trembler devant son plus grand capitaine, fils de Hussites, Wallenstein dont les richesses, la puissance, l’armée étaient telles que dans une seule aile de son palais, à Prague, il pouvait loger assez de soldats pour vaincre les Turcs et les Vénitiens, disperser l’armée de Mansfeld à Dessau, chasser le roi de Danemark du Jutland et recevoir, après l’achat du Mecklembourg à Ferdinand II, le titre d’amiral de la Baltique.

Mais, comme Schiller l’a montré dans sa trilogie en vers iambiques à cinq pieds dont il n’en était pas un qu’Augusta ne sût par coeur, Wallenstein, non satisfait de sa haute fortune, aspirait à la couronne de Bohême, mais ne la ceignit point.

Or le royaume que le grand capitaine n’avait pas réussi à se tailler à coups d’épée, Augusta comptait sur son influence et son art de remuer l’opinion pour se l’offrir et triplé puisqu’elle ajoutait à la Bohême la Slovaquie et la Moravie.

Son espérance ne connaissait pas de bornes et, parfois, en rase campagne, elle arrêtait sa voiture rien que pour se frotter les mains et dire en français, langue diplomatique donc adéquate à ses petits travaux : " Laissons mijoter, puis jetons de l’huile sur le feu au bon moment ". Alors, accroupie, suivant la saison, dans la poussière ou dans la boue, elle tournait la manivelle d’un moteur qui ne permettait pas de soupçonner la mise en marche automatique. S’il faisait froid, il lui fallait donner bien des tours avant d’entendre le ronflement symptomatique sous le capot, mais que lui importait ?

Déjà elle savait quelles fêtes elle donnerait pour son couronnement et, comme elle était fine gueule, elle n’avait pas attendu pour composer les menus des banquets dont elle entrelarderait les cérémonies officielles. Elle avait écrit à Cosima Wagner et à son fils Siegfried qu’elle suppliait de quitter Bayreuth pour la suivre dans un éden qu’elle ne précisait d’ailleurs point. Cosima, tout de suite, de but en blanc, avait pensé qu’il s’agissait de Tahiti, et comme elle était fille de coeur et se rappelait les malheureuses pérégrinations de sa pauvre mère, la baronne d’Agoult, à qui le romantisme vagabond de son amant n’avait guère rendu la vie facile, Cosima, vestale du souvenir qui n’avait nulle envie d’abandonner les lieux de son culte et cependant tenait à pratiquer l’art d’accommoder au mieux de ses intérêts les têtes couronnées, art dont le grand Richard avait codifié les recettes à l’occasion de ses rapports avec Louis II de Bavière, Cosima qui songeait à se reposer sur ses lauriers plutôt qu’à trimballer les souvenirs de son génie parmi lesquels, rien qu’en jupons et froufrous à revêtir pour pouvoir composer, il avait laissé de quoi emplir un train, Cosima ne disait ni oui, ni non. Et Augusta, par retour du courrier, de donner à entendre que le nouvel Éden n’était pas si loin d’Allemagne qu’on semblait l’imaginer. Et même, toujours prête à jouer de la fibre patriotique, Augusta ne défendait pas à la fille de Liszt de rêver qu’il pût s’agir de la Pologne. En tout cas, les frais du déménagement ne seraient pas à la charge des artistes et un pont d’or serait fait à Siegfried…

La correspondance avec les Wagner était, d’ailleurs, fort loin de résumer toute l’activité organisatrice d’Augusta. Ainsi cherchait-elle dans Prague et ses environs quelque Goethe local à installer dans son palais ou dans une dépendance immédiate de ce palais. Pour la gloire d’un règne qui malheureusement ne fut pas, elle sut encore si bien encourager les arts que l’impulsion donnée continua d’animer les esprits, les coeurs et les talents. C’est à elle, par exemple, qu’on doit l’actuelle renaissance de la peinture historique en Tchécoslovaquie.

En pleine guerre, elle n’avait pas craint d’organiser des expositions, des salons, d’ouvrir un concours dont le sujet était et ne pouvait être que la très célèbre Défénestration. Elle savait d’ailleurs payer de sa personne et alla jusqu’à dépouiller ses atours habituels pour poser en costume national chez un vieux peintre qui fut d’autant plus flatté d’avoir à représenter une archiduchesse sous l’aspect d’une paysanne de chez lui que, dans ses tableaux, tous consacrés à des scènes exaltantes pour le patriotisme d’un peuple opprimé, il avait coutume de mettre sur les épaules de ses personnages les têtes de sa femme, de ses amis et connaissances et même de sa bonne si elle avait bien fait le ménage et la cuisine.

Comme elle devait compter avec Israël, Augusta faisait la cour à tout ce qui pouvait se vanter d’une parenté proche ou lointaine avec les Rothschild. Elle laissait entendre que s’il n’avait tenu qu’à elle, depuis belle lurette elle se fût arrangée pour faire disparaître l’inscription en caractères hébreux qui orne le Christ du pont Charles et le reconnaît vrai fils du vrai Dieu. Depuis des siècles, les Juifs doivent, chaque année, redorer cette inscription, en châtiment du crachat dont un des leurs avait, au XVe siècle, gratifié la seconde personne de la Sainte Trinité.

Cette dernière promesse, comme l’on peut penser, était un pieux mensonge de la très pieuse Augusta qui, tout au contraire de ce qu’elle donnait à espérer aux fils de Judas, avait, dans son for intérieur, décidé de percevoir une dîme assez forte pour pouvoir incruster de pierres précieuses le Christ du pont Charles.

Le vieil empereur François-Joseph n’aimait guère à entendre parler des randonnées d’Augusta, non qu’il la soupçonnât de jouer les dames de la Fronde, mais simplement parce que lui qui avait juré (et tint serment jusqu’à la mort) de ne jamais toucher un bouton électrique et de ne jamais monter dans une auto, il ne pouvait souffrir qu’une archiduchesse d’un type si parfait conduisît elle-même. Aussi traitait-il Augusta de petite anarchiste. Il y avait, certes, un peu d’ironique indulgence dans cette accusation qu’il lui bougonnait de plus en plus souvent. Pour couper court à de tels reproches, elle devait – vrai tour de force – sans jamais manquer à l’étiquette, tous les jours inventer de nouvelles espiègleries. Mais faisait-elle la mutine, à l’occasion de chaque boutade, sous le couvert du paradoxe, elle trouvait le moyen d’exposer, concernant la politique extérieure ou intérieure de l’Empire, des vues assez originales pour qu’on pût même aller parfois jusqu’à la comparer à sa grand-tante par alliance, l’impératrice Marie-Thérèse.

Donc tout marchait bien. Augusta se voyait la tête couronnée. Déjà elle en était à combiner des appartements particuliers avec eau chaude et froide courante, tout-à-l’égout et chauffage central, tout un confort dont on n’avait pas plus idée à Schoenbrünn qu’à la Hoffburg, et elle dessinait des meubles gracieux et frais qui la vengeraient des fauteuils de salle d’attente, des armoires et des lits dont on avait gâté le blanc et or des palais impériaux, lorsque l’archiduc, son mari, mourut d’une indigestion sur le front roumain. Veuve, le trône lui échappait. Elle songea bien à chercher un nouveau mari qui pût lui faire faire une entrée triomphale à Prague, mais tout le monde était à se battre et, comble de disgrâce, l’empereur lui conseilla, d’un ton qui n’admettait pas la réplique, d’aller passer son deuil en Hongrie dans les terres dont elle avait hérité à la mort de ses parents.

C’était l’exil.

Augusta, par un sinistre matin de novembre, quitta Vienne.

Elle abandonnait sa meilleure amie, la vieille auto à bout de souffle et, comme une amazone sentimentale met un baiser sur le poitrail de son alezan, elle effleura de ses lèvres le capot dont le coeur n’avait battu que pour elle. Alors, au comble de l’émotion, elle n’eut pas le courage de demeurer une minute de plus en présence de cette compagne de ses plus chers espoirs désormais interdits. Malgré la neige qui commençait à tomber, elle s’en fut attendre dehors qu’on eût chargé ses bagages. Tandis qu’elle faisait les cent pas, elle put constater, au travers des persiennes et doubles fenêtres pourtant hermétiquement closes, que la fille du portier avait déjà pris possession du piano, où elle, Augusta, avait rêvé d’asseoir à ses côtés l’un ou l’autre des Wagner. Et la pécore, afin de mieux la narguer, jouait de toutes ses forces le Beau Danube bleu. Augusta, sur son trottoir, évoquait Marie Stuart dont un portrait l’avait heureusement inspirée pour la disposition de ses voiles de veuve. Comme Marie Stuart, elle allait adresser quelques mots bien sentis au rivage avant de s’embarquer car, toujours comme Marie Stuart, elle devait voyager par voie d’eau. Le beau Danube bleu n’était plus la valse à faire danser les chaises, le beau Danube bleu n’était même plus la rengaine massacrée par des doigts de concierge, le beau Danube bleu avait accepté de se métamorphoser en gendarme, en bourreau par qui allait être exécutée la sentence d’exil.

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Augusta était déjà sur l’embarcadère, depuis un bon moment, lorsqu’un petit lieutenant, du menu fretin de baron, d’une espèce aussi peu rare en Autriche que le hareng dans la mer du Nord, vint lui remettre, de la part de l’empereur, un bouquet de violettes, de violettes presque noires car, en haut lieu, on tenait moins à lui offrir des fleurs qu’à lui rappeler son deuil. Elle n’allait donc point se donner la peine de remercier. D’ailleurs, le blanc-bec, comme s’il voulait éviter une gifle bien méritée, se cassa en deux, dans un salut plus servile que respectueux.

Quand il se fut redressé, il sortit de sa poche une petite boîte ronde qu’il remit à Augusta. Elle, exaspérée, lui demanda si le ridicule carton contenait de la crotte de bique ou un collier de perles. Le jeune officier, effrayé du face-à-main qu’elle avait braqué sur lui avec une tendresse de mitrailleuse, bégaya qu’il s’agissait de caviar. Il eut le tort d’ajouter une phrase qui vantait les oeufs d’esturgeon.

Augusta, d’une main, le souffleta tandis que, de l’autre, elle jetait ses présents dans le fleuve. Puis elle releva sa robe à traîne et, sans un regard à cette ville et à ses habitants qu’elle maudissait, elle s’embarqua.

Afin d’ajouter à la mélancolie des eaux naturellement glauques mais qui, sous la première neige, semblaient noires, le bateau qui devait la conduire de Vienne à Budapest s’appelait " Impératrice Élizabeth ". De la proue à la poupe, en passant par le salon des premières classes, ce n’étaient que bustes et effigies, de la malheureuse souveraine. Augusta se prit à regretter les violettes car, pour donner une leçon à la foule grossière et tapageuse qui encombrait les escaliers, les passages et même, en dépit de la saison peu clémente, le pont, elle eût volontiers fleuri une de ces statues dont le plâtre reproduisait les traits et le port majestueux de sa cousine et amie avec une telle ressemblance que c’en était à crier.

Et, de fait, Augusta se mit à hurler.

La dame d’honneur qui la suivait toujours à distance respectueuse avait grand’peine à écarter les curieux dont le cercle se reformait autour de l’archiduchesse qui, du reste, ne tarda point à se taire, s’affaissant aux pieds de l’effigie impériale dans un évanouissement si bien simulé que de vigoureux stewards vinrent la ramasser pour la porter dans une cabine d’où elle ne ressortit qu’à l’heure du déjeuner.

L’émotion, la colère l’avaient creusée. Aussi, à constater la misère du menu d’un temps de restriction, se reprocha-t-elle la noyade du caviar, tout comme elle s’en était voulu de celle du bouquet.

Son court repas achevé, déjà le soir tombait.

Malgré les supplications de sa dame d’honneur qui craignait une nouvelle crise, comme les voyageurs frileux étaient tous rentrés à l’intérieur, bien qu’il eût cessé de neiger, Augusta décida d’aller se recueillir à l’avant. Agenouillée, les mains jointes, elle pria pour le repos de l’âme de l’impératrice et la damnation de l’empereur. Et la paix descendit en elle. Mille souvenirs familiers réchauffaient cette nuit froide. C’était, par exemple, un matin à la Hoffburg : l’impératrice en costume d’acrobate, telle que l’a dépeinte Maurice Barrès dans Amori et Dolori Sacrum, se tenait sur son trapèze. De tristes pensées avaient interrompu ses exercices de voltige et, sur le front couronné de lourdes nattes, se laissait lire l’angoisse et une angoisse, d’autant plus poignante, que le sol à six mètres sous elle, donc risquant de se rompre les os si elle perdait l’équilibre, l’Impératrice se rongeait les ongles de pieds. À travers la soie du bas déchiqueté, déjà le sang commençait de couler quand Augusta, toujours sensible aux peines des grands et des petits, s’était jetée sur le parquet dans un mouvement de commisération suppliante assez spontané pour en faire craquer son corset. De ce jour avait daté l’intimité entre elle et l’impératrice et comme en Hongrie l’on avait adoré la chère Élisabeth autant qu’on détestait l’empereur, Augusta n’allait point se faire faute de rappeler l’affection à elle vouée par la première pour essayer de jouer des tours au second.

Et déjà, imperméable au brouillard qui pénétrait choses et êtres, avait mangé jusqu’aux derniers roseaux du rivage, notre exilée se reprenait à décider, organiser, combiner.

L’avenir ?

Son institutrice (une Française qu’Augusta ne manquait jamais de qualifier de jacobine et même de vraie jacobine), à tout propos et même hors de propos, lui avait durant toute son enfance seriné cette pensée versifiée de Victor Hugo :

L’avenir, Sire, l’avenir n’est à personne
L'avenir est à Dieu.

Aujourd’hui, penchée sur le bastingage, son face-à-main sondant les ténèbres, la Marie Stuart du Danube répète sans crainte : " L’avenir… l’avenir " et quoique très bonne chrétienne, elle ose dire à très haute voix :

L’avenir Augusta, l’avenir n’est pas à Dieu,
L'avenir est à Augusta,

mais Dieu qui l’entend veut-il la punir de son orgueil ? Plus tard, elle dira à son confesseur qu’elle a vu le diable et son confesseur ne la contredira point.

Dût-elle vivre mille ans, jamais elle n’oubliera comment la ténébreuse brume qui l’enveloppait, peu à peu, s’était épaissie jusqu’à devenir ouate et une ouate non à se croire sourd ou aveugle, mais à ne plus même se rappeler qu’il existât des sons. Et les autres sens, minces soies, magiciennes fanées, ballons à captiver devenus captifs, puis morts de la captivité, n’avaient pas été longs à tomber en poussière. Ainsi, le dôme qui, sous chaque orbite, trois minutes auparavant, encore se gonflait, déjà n’était plus que cendre.

Autant de trous qu’il y avait eu de globes. Le convexe en concave se creuse. Une archiduchesse qui a tenu sa place dans la plus vieille et la plus noble des cours d’Europe, une des rares femmes avec qui les chancelleries doivent compter, bientôt n’aura laissé de son passage qu’un vide dans l’atmosphère.

Et cependant, la goutte de conscience, tout ce qui reste de celle qui fut une si imposante personne, n’accepte pas encore de se laisser boire par le brouillard trop vorace. La résignation : ce serait une flaque pas même grise, Isabelle plutôt, du nom de cette autre archiduchesse qui, fidèle à son voeu, ne changea point de chemise les trois années que dura le siège d’Ostende par son mari. Non, Augusta ne saurait permettre qu’une telle crasse efface la pourpre veineuse et l’indigo artériel d’un sang non asservi. L’heure poreuse a voulu absorber toute couleur. Une goutte de conscience peut encore murmurer : " L’avenir ? " Et des lambeaux de lambeaux qu’on avait pourtant lieu de croire incapables d’écho, répètent : " L’avenir ? " – L’avenir, l’avenir, es-tu là ? Explique-toi. Dis qui tu es, d’où tu viens, où tu vas ?...

– L’avenir, présent, se contente de grésiller l’invisible.

Deux narines ressuscitées perçoivent un étrange parfum de cochon grillé.

– À qui cette odeur ? – " à moi, pardi, à moi l’avenir qui suis déjà, rien que le temps de te saluer, devenu le présent. Tu as trouvé ton maître, Augusta. Mais ne t’impatiente donc point. Tu t’es sentie à nouveau par miracle douée de la parole, puis de l’ouie et de l’odorat. Maintenant, la vue va te revenir. Ouvre les yeux, regarde-moi. Là. Bonjour, bonjour. Je suis tout petit et tu es grandiose. N’empêche qu’en moi, en moi seul et à tes dépens, se trouve toute la force du couple. Alors je t’en prie, ne te moque pas du petit bout de fil de fer, du vibrion tortillé sans autre moyen de locomotion qu’une queue drôlement à ressort. La tête qui a l’honneur de te saluer n’est du reste pas si laide. Je l’ai choisie de cheval pour que l’hippocampe, sans trop d’invraisemblance, figure le point d’interrogation droit jailli des profondeurs à l’appel de ta détresse." Augusta eût certes préféré quelque autre compagnon à ce sacré satané sapristi d’enfant vilebrequin dont la virilité bien dardée, malgré l’humidité, le froid, avait réussi à vriller les ténèbres.

Elle qui avait sans hésitation giflé tout à l’heure un lieutenant, n’allait quand même pas s’en laisser imposer par un petit monstre obscène et insolent.

– Eh, dis donc, tu as du sang de thermocautère, mon bonhomme, mais sais-tu bien à qui tu parles ? – Je parle à l’archiduchesse Augusta.

– Alors ? – " Alors, que Son Altesse daigne constater que je ne suis pas sans ressemblance avec les tziganes dont les archets ne veulent d’autres cordes que les nerfs de ces princesses qui se croyaient invulnérables sous les cuirasses enrubannées d’où elles ne tardent cependant à jaillir pour suivre nues, lourdes et sans honte les petits coqs irrésistibles. Tu veux régner, Augusta, or ce serait déjà trop beau si tu régnais sur toi-même. Tu dois être punie de ton orgueil. Mais, pour te châtier, je ne te métamorphoserai point en arbre à méditation comme j’en avais d’abord eu le projet. Avec tes voiles de veuve, tu aurais fait un beau saule pleureur, mais je tiens à te refuser cette satisfaction.

Serais-tu défeuillée de présent à n’oser rêver de bourgeons futurs, gnomesse en bois de regret, recroquevillée dans une écorce que ne tendraient ni souvenirs, ni espoirs, déchue de l’animal au végétal, afin de te consoler, tu t’enverrais des petits coups de comparaisons pépiniéristes et forestières, donc flatteuses. Tu baptiserais lianes les bras, les jambes que l’immobilité aurait déjà démusclés et liserons les mains qui, avant de se faner à jamais, se seraient jointes sur ta poitrine pour gratifier le plus symbolique des organes et son tabernacle à toit de côtes d’une délectation semblable à celle dont tu charmes tes aubes de veuve.

Tes membres, si j’en faisais des ficelles, mais ils sauraient encore ligoter des paquets de rugueuse rancoeur. Réduite à l’état de filandre, tu demeurerais supérieure, quant à la voracité, aux trompes d’éléphants. Et tu n’épargnerais pas la moindre brindille palpitante et tu ne t’en irais qu’après avoir tout pris,

Tout pris,
Jus’u'à nos petits lits,

 comme on chante dans les concerts de charité, en France, de l’autre côté du front. Et toi, malgré ton nom, traîtresse à ta patrie, tu n’as pas hésité à faire venir de Paris, en fraude par la Suisse, ce morceau, soi-disant parce que tu raffoles de Debussy qui a mis ces jolies paroles en musique. Mais ne sais-tu donc pas qu’on pourrait te fusiller pour commerce avec l’ennemi ? Enfin, passons. Pour ceux de ton espèce, toute amertume est délice à qui la sécrète. Dans tes solitudes de Hongrie, tu vas commencer par pisser du vinaigre, mais tu te rappelleras, fort à propos, le mot de ton grand oncle valseur, séducteur, coureur, joueur, etc. qui, sur ses vieux jours, rentra au couvent " avec, disait-il, l’espoir certain d’y être aussi heureux qu’un petit oignon dans son bocal de saumure, car, d’acide acétique, un ascète s’ascétise ". Oui, Augusta, tu ne manqueras pas de t’envoyer, en manière d’apéritif, de bons, petits coups de bile, et de la meilleure, la seule, l’unique, la tienne.

Mais quoi ! je voulais te punir de ton orgueil et soudain, je constate que je ne t’ai rien dit dont tu puisses t’enorgueillir. Les éléments avaient préféré se vaporiser plutôt que, toujours et encore, te servir. Trop grande dame pour composer avec ces traîtres, tu n’as pas daigné nous la faire à l’asiatique, à la désincarnée. Tu aimais mieux que ta vie finît en queue de poisson, sans même t’offrir, à l’occasion de cette image, le luxe d’une trop facile revanche poétique, bien que le froid soit toujours poisson. Augusta, ma solide, on ne t’aura pas à coups de vaporeux. Quant à l’état moyen, le liquide, tu en fais ton affaire, car tu es artiste, Augusta, et les artistes aiment à fréquenter les océans, ainsi que, d’ailleurs, les océans se plaisent dans la compagnie des artistes. Trop aisément même, à ton gré, l’eau salée cède aux caprices des aquariums décoratifs. Que la plaine liquide se laisse encager, elle et ses trésors, derrière des plaques de verre et il ne saurait plus être question que de Pacifique. Or toi, tu n’aimes pas les colosses doux à se laisser mettre en bouteille, ramasser à la cuiller, rouler en bigoudis autour des atolls. Tu rêves d’un océan qui serait le contraire du Pacifique, s’appellerait le Belliqueux et inventerait des typhons, tels que les navigateurs feindraient de l’ignorer, lui et ses colères. Et toi, sans espoir, aujourd’hui, de jamais régner à Prague, tu serais la souveraine du Belliqueux, sa baleine. Même le plus pointu des poissons n’oserait te traiter d’amphibie. En retour, pleine d’indulgence, tu ferais des petits signes aux coeurs perdus dans le brouillard, laissant espérer à chacun que la prochaine minute va mûrir la part sinon éternelle, du moins la plus précieuse de lui-même. Et comme tu saurais exhorter les chercheurs de trésor, du trésor ! Tu demandes quel trésor ? Vraiment tu me déçois. De quoi pourrait-il donc s’agir sinon de l’âme ? Les êtres privés de créatures à caresser, d’objets à ranger, d’écus à compter, mais il faut bien les décider à se rabattre sur l’impondérable. L’expérience a, du reste, pu t’apprendre que chacun tient à se bâtir, de sa propre mauvaise odeur, une petite niche des plus galamment tarabiscotées, avec incrustation de pourritures non moins rutilantes que l’arc-en-ciel qui pend au cou des dindons. Alors, conseille à chacun de monter en épingle de cravate ou en tièdes sautoirs dégoulinants, selon le sexe, sa sueur, son sang.

Du Belliqueux, ton empire s’étendrait vite à d’autres, à toutes les mers. Oui, Impératrice de l’Arctique et de l’Antarctique (de même que la rose est reine des fleurs, le poireau asperge du pauvre) l’hippocampe, ton serviteur, n’a d’autre ambition que de devenir le prince consort de Votre Majesté. Trop sage pour aller chercher midi à quatorze heures, vous avez su vous épargner toute tentation, fût-ce de tulipes. Aussi, libre des crises de conscience, vous avez engraissé plus et mieux qu’une reine batave.

Augusta, votre destin est d’apparat.

Affaire de vocation : perd son temps qui s’applique à vous singer, mais, amazone des plus hautes mers, Grande Mademoiselle, pourquoi un hippocampe ne serait-il pas votre Lauzun ? La cousine de Louis XIV qui refusa les meilleurs partis, un roi d’Angleterre, un empereur, mais oui ma chère, envers et contre tous, choisit et prit pour époux un simple gentilhomme qui lui venait à l’épaule.

Rappelez-vous aussi vos grand-mères. Ce n’était point de la bibine, eh bien ! Ces belles personnes qui toutes avaient de la poitrine, du coeur et, révérence parlée, de la fesse, Augusta, ma petite baleine, elles n’étaient pas sans vous ressembler.

Votre aimable embonpoint évoque ces seins si lourds que les tulles directoire en craquaient et en ployaient les corsets 1830. De telles créatures ne permirent à leurs contemporains de penser qu’à l’amour. Elles vivaient dans une pénombre doucement capitonnée, préféraient au cristal l’opaline et, foi d’hippocampe, l’opaline on va vous montrer à quoi ça fait penser. Tu te trémousses, Augusta, tu te lèches, surlèches, pourlèches, calèches les babines. Mais ne t’agite pas tant, chérie, car, ma parole, qu’allons-nous devenir si les baleines se mettent à sauter comme des carpes ? Et tu sautes à la corde, à la perche, oui caresse-la, la péperche à ton popocampe. Tu sautes à la dynamite. Au fait, si ton sexe a ses frôleuses qui, de les effleurer à peine, chavirent les grands mâles, le mien, pourquoi n’aurait-il pas ses allumeurs ? Tu prends feu, ma grosse. Ne compte pas sur pour moi t’éteindre. "

À nous les flammes
Et les flammèches,
’J'ai pris ton âme
Prends ma bobèche…

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Augusta poussa un grand cri : " Le feu de l’enfer ! " et, l’incendie dont elle se sentait la proie n’allait pas être éteint par la neige noire qui pourtant s’était mise à tomber fort épaisse. L’univers était un immense catafalque sur lequel l’hippocampe, le plus haut dignitaire de la nouvelle apocalypse, célébrait l’office avec, pour enfants de choeur, des écureuils à mains de singe dont les rituels costumes à traînes de fourrure ne dispensaient point les visages d’une angoissante ressemblance avec les rats, car étaient venus les temps à la gloire des rongeurs. Pape noir des points d’interrogation, l’hippocampe faisait la quête et Augusta lui donnait tout ce qu’elle avait et se donnait elle-même pour un plancher digne de l’enfer qu’elle ne pouvait plus tolérer simplement pavé de bonnes intentions…

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Déjà, les lumières de Budapest scintillaient. La dame d’honneur qui, après l’avoir cherchée partout, avait fini par retrouver Augusta sur un tas de cordes, la relevait, remettait d’aplomb sa coiffure Marie Stuart, mais ne parvenait pas à la sortir de ses pensées. Au débarcadère, tout le monde s’écarta comme il convient au passage de l’archiduchesse dont les yeux demeuraient si pleins de l’affreuse vision qu’ils ne virent pas s’approcher le pickpocket qui, d’une main, arracha et de l’autre recueillit les perles de son plus beau rang.

Un saint ecclésiastique, prévenu de son arrivée, l’attendait pour la bénir sur le seuil de l’Hungaria Palace. Mais celle qu’il appelait la plus sage des altesses ne sut que se jeter à ses pieds et supplier : " Mon père, mon père, j’ai donné tout un sautoir au diable pour repaver l’enfer ! " Le saint homme avait beau lui assurer que Dieu lui accorderait son pardon si elle offrait au clergé de la capitale hongroise le centuple de ce qu’elle croyait s’être laissé extorquer par le malin, Augusta gesticulait, hurlait avec une telle violence que voyageurs en costumes civils, religieux ou militaires, portiers et maîtres d’hôtel dont la curiosité pourtant n’eût point voulu perdre une bouchée du spectacle, s’écartaient de la possédée.

Ses cheveux s’étaient défaits, entraînant dans leur naufrage le rouleau de crêpé qui faisait de sa coiffure un coussin pour couronnes et très altiers chapeaux. Un de ses gros seins avait jailli des loques du corsage. Enfin elle put se relever et marcher vers l’ascenseur. Mais le liftier, effrayé de se trouver dans une si petite cabine avec une si imposante démone, se prit à trembler, grelotter, claquer des dents, bref à donner les premiers signes de la fièvre cérébrale qui devait le mener au tombeau le mois suivant.

Il fut alors question de faire exorciser Augusta. Elle, toujours à l’affût de la nouveauté, préféra s’en remettre aux soins d’un professeur allemand qui était venu se documenter sur place pour une thèse qui devait traiter : De la psychologie tzigane et des réactions diverses qu’entraîne le passage des nomades parmi les peuples stables. Il diagnostiqua une tziganophobie qu’on avait tout lieu de redouter chronique. Il ne déplaisait point à Augusta de se voir atteinte d’une maladie aussi subtile.

Sous ses fenêtres, on râclait du violon et, à entendre les musicanti du Corso, elle se laissait aller à aimer son mal. Elle n’avait pas la moindre envie de quitter l’Hungaria Palace pour aller s’enterrer vive dans son château sur les rives peu aimables du lac Balaton. Tout le monde était aux petits soins pour elle et quand vint le temps des lilas, elle éprouva un tel renouveau dans son coeur que, malgré son respect bien connu pour l’étiquette, elle quitta petit à petit ses voiles de veuve et commença, bien avant le temps protocolaire, à se vêtir d’un violet qui eut d’ailleurs vite fait de tourner au mauve, puis au rose. La seule ombre au tableau, c’était la présence de Turcs à l’hôtel. On avait dû, pour la nécessité de la guerre, s’allier avec l’ennemi ancestral et voilà que les descendants des affreux petits hommes qu’on avait eu tant de peine à chasser de la Hongrie, sous prétexte de collaboration militaire, de travail diplomatique, etc. y faisaient la pluie et le beau temps.

Quand elle pensait aux Turcs ou en rencontrait quelqu’un, Augusta étouffait. Elle devait très vite remonter dans ses appartements, demander à sa femme de chambre de lui desserrer son corset, s’appliquer des compresses au vinaigre glacé sur les tempes. Si sa tziganophobie était un mal complexe, romantique, son exécration des Turcs était sans mélange. Or un gros Ottoman qui habitait au même étage qu’elle la guettait dans les corridors, fasciné par une croupe qu’il ne pouvait apercevoir sans hennir. Pour fuir le Turc, Augusta montait du deuxième au troisième, puis redescendait à l’entresol et regrimpait au cinquième, mais le Turc, de plus en plus fou d’amour, la poursuivait à tous les paliers. Il lui envoyait chaque matin des bonbons, des fleurs. Comme il y avait le Corso entre le Danube et ses fenêtres, Augusta ne se donnait pas la peine de les jeter à l’eau, mais elle ne se donnait pas non plus la peine de remercier l’envoyeur qui continuait à envoyer. Or un beau jour il accompagna son bouquet, non plus de sucreries, mais d’une demande en mariage. Elle s’habilla en veuve, coiffa le petit chapeau Marie Stuart, décrocha du mur le portrait peint à l’huile de feu l’archiduc son époux, dont jamais, dans aucune de ses pérégrinations, elle ne s’était séparée, le serra contre son sein et sortit de chez elle.

Pour la première fois, le Turc, qui cependant ne pouvait manquer d’attendre sa réponse, n’ouvrit point sa porte, bien qu’elle eût pris soin de claquer la sienne à toute volée. Elle descendit donc et s’installa dans le hall où elle demeura deux heures sans s’impatienter le moins du monde. Elle n’avait pas oublié que la vengeance est un plat qui se mange froid, aussi prenait-elle bien garde de ne point se laisser aller à bouillir tandis qu’elle recevait les hommages de celui-ci, les compliments de celui-là et les félicitations de tous sur le grand air de l’archiduc en tenue de gala.

Enfin, arriva le Turc. Elle quitta son fauteuil prit le tableau et de toutes ses forces, car le cadre en était lourd, elle l’éleva à bout de bras, aussi haut qu’elle put et en assena au Turc un tel coup que le malheureux dont le crâne avait crevé la toile apparut, à la joie de tous, la tête prise dans un carcan de supplicié chinois. La leçon valait bien un chef-d’oeuvre, mais Augusta trop grande dame pour abuser de son triomphe, laissa le malotru se dépêtrer et sortit, le port plus que jamais altier pour se rendre à l’église où elle avait coutume d’entendre sa messe quotidienne. Quand elle eut dit force prières pour le repos de l’âme de celui qui, même mort, savait encore la venger des affronts musulmans, elle rentra au Hungaria Palace où elle eut la satisfaction à la fois de recevoir les excuses du gérant et d’apprendre le départ des beys et pachas. Satisfaction passagère car, non seulement l’Empereur ne prit point fait et cause pour elle mais, au contraire, plus plat qu’un directeur d’hôtel, dès qu’il eut eu vent de la chose, il écrivit au Turc, et de sa propre main, qu’il désapprouvait la conduite d’Augusta, tandis qu’il faisait envoyer à la veuve de son cousin une lettre des plus sèches et tapée à la machine pour lui conseiller, s’il en était temps encore, de s’excuser, de renouer les relations et de mériter le pardon impérial en acceptant le mariage. Augusta eut un vertige à la lecture de cette missive. Décidément l’Europe s’écroulait et il fallait que la situation fût vraiment désespérée pour qu’on voulût ainsi la vendre. Mais quand bien même dût-il y aller de la destinée des Habsbourg, elle, entrer dans un harem ! elle, danser la danse du ventre ! ça jamais.

De ce jour, Augusta s’attendit au pire et put suivre, sans la moindre surprise, les péripéties de la débâcle qui chassa du trône le successeur de François-Joseph. Elle sut d’ailleurs quitter Budapest au bon moment, s’épargner la douleur d’être chassée du Hungaria, de voir son cher Palace devenir la maison des Soviets et Bela Kun, qu’elle détestait plus que tous les Turcs réunis, coucher dans le lit qui avait eu l’honneur d’abriter des rêves d’archiduchesse. à Prague où elle s’était installée, quoique la ville ne fût pas ce qu’elle eût été si elle y avait régné, elle n’avait pas trop à se plaindre. D’abord la jeune République tchécoslovaque n’était pas sans égard pour les Russes blancs dont chacun recevait d’elle la somme de mille couronnes par mois, ce qui, certes, n’était pas énorme, mais témoignait d’une bonne volonté qu’il fallait d’autant plus prendre en considération que le nouveau gouvernement n’était pas prodigue de ses deniers et, par exemple, ne se laissait en rien gruger par les chômeurs à qui, énergiquement, il avait refusé la moindre allocation.

à Prague, on respirait un air épique bien digne de griser des narines d’altesse. Le général Pelée, représentant Clemenceau, et son état-major eurent le rare honneur de bénéficier de cette atmosphère. Augusta se prit à moins détester, à aimer presque les Français qu’elle avait jusqu’alors, de tout son mépris, de toute sa haine, traités de jacobins.

La Commission des Quatre, c’est-à-dire Lloyd George, Wilson, Clemenceau, Foch, sous l’impulsion de son président, Clemenceau, avait décidé de soutenir la Tchécoslovaquie et la Roumanie en guerre contre Bela Kun, dont l’armée occupait déjà tout le sud de la Tchécoslovaquie. Augusta ne pouvait qu’approuver son ennemie d’hier, la collaboratrice de ses plus chers désirs, l’Entente dont les chefs avaient décidé qu’il fallait prendre entre deux feux les soviets, tuer une révolution que, ni la bourgeoisie des vieilles républiques, ni la noblesse des royaumes croulés ou croulants ne voulaient laisser vivre. Le triomphe de Bela Kun eût groupé uni, les populations danubiennes dans une paix communiste où rien n’eût été respecté des avantages de la classe aisée, des prérogatives séculaires d’une aristocratie qui, consciente de ses intérêts, entendait, sur les débris du grand empire, parmi le méli-mélo des races, créer, de toutes pièces et à n’importe quel prix, des petites patries dont l’unité nationale factice serait génératrice d’antagonismes irréductibles et assez bien balancés pour que le concert européen ne manquât point d’instruments et pût continuer sa musique traditionnelle si chère aux oreilles des grandes dames mélomanes.

Comme on était en train de rapetasser le vieux continent il s’agissait de ne point perdre de temps et de suggérer, intriguer avant la signature des traités. Ce fut une époque de suffocante activité, ce fut un des plus beaux temps de la vie d’Augusta. Tout le monde lui envoyait et elle envoyait à tout le monde des télégrammes chiffrés. Elle en recevait au moins cinq par jour et en expédiait le double. Elle prodiguait par la plus rapide des voies postales ses conseils à son compatriote le comte Bethlen qui, dans le sud de la Hongrie, avec l’aide du général Franchet d’Esperey, organisait la lutte contre les soviets triomphants. Des héros semblaient jaillir du sol, mais dans leur innombrable quantité, Augusta avait su choisir son dieu, le général Stéphanic.

Juin, juillet 1919.

Le 8 juin, Clemenceau, président de la Commission des Quatre, a télégraphié à Bela Kun : Les Gouvernements alliés et d’entente sont sur le point d’inviter le gouvernement hongrois à la Conférence de la Paix. Les Alliés ont déjà proclamé leur désir inébranlable de faire cesser toute hostilité superflue du fait que vous avez arrêté l’armée roumaine ainsi que l’armée française sur la frontière de la Hongrie. Dans ce cas, le gouvernement de Budapest doit cesser immédiatement toute attaque contre la Tchécoslovaquie sinon les gouvernements alliés sont résolus à prendre les mesures les plus énergiques.

Quelques jours plus tard, Bela Kun télégraphiait au représentant de Foch à Prague : quelles garanties donnez-vous au sujet de la retraite de l’armée royale de Roumanie sur le territoire désigné par Clemenceau ? Le général Pelée répondait :

Je transmettrai au président de la Conférence de la Paix votre question au sujet des territoires occupés par l’armée roumaine dont l’évacuation est garantie par la décision de la Conférence de la Paix.

Ainsi, selon l’engagement pris le 13 juin par Clemenceau, au nom de la Commission des Quatre, l’armée roumaine devait évacuer les territoires hongrois qu’elle occupait, à la minute même que l’armée de Bela Kun se retirerait de Tchécoslovaquie.

Le 11 juillet, Bela Kun devait rappeler, mais vainement, Clemenceau à sa parole. L’armée rouge avait, en effet, cessé les hostilités le 24 juin. La troupe royale roumaine, au lieu de se retirer, envahit toute la Hongrie, de connivence avec la noblesse et le clergé hongrois qui avait pu quitter Budapest. Et Augusta de se féliciter de voir Horthy livrer son pays à des armées ennemies mais royales, donc purificatrices. Mais si elle était tout yeux, tout oreilles aux moindres faits et gestes d’un homme qui allait si bien et si durablement organiser la terreur blanche, elle n’oublia point le président de la Commission des Quatre qui avait sauvé la civilisation, l’honneur, la tradition et, ce qui avait bien aussi sa petite importance, ses domaines aux bords des lacs Balaton.

Elle envoya donc une dépêche de remerciement au vieux Tigre et, comme elle ne se sentait pas d’humeur à lésiner quant à la récompense des héros, elle acheta pour le général Stéphanic, un petit canon en or serti de diamants. Pour un tel présent elle dut hypothéquer ses terres, mais ce n’était pas de l’argent mal placé. En effet, si elle ne pouvait régner à Prague, elle n’en songeait pas moins à s’y installer définitivement comme tiers de souveraine, c’est-à-dire comme épouse du soldat qui avait été l’un des trois fondateurs de la très raisonnable (si très jeune) république.

Elle ne se pressait pas de poser une question précise au principal intéressé. D’avance, elle était sûre de sa réponse, car il ne pouvait certes pas être indifférent à sa beauté, alors dans toute la magnificence d’un somptueux été qui ne laissait prévoir l’automne que par la frondaison rousse d’une chevelure dont de savantes applications de henné ravivaient la blondeur que la tourmente européenne et des chagrins intimes avaient prématurément blanchie.

Ainsi allaient les choses et l’on peut dire qu’elles n’allaient pas trop mal quand l’avion de Stéphanic vint s’écraser contre une des petites Carpates. Ce fut un deuil national. Terrassée par la douleur, Augusta n’eut même pas la force d’aller pleurer sur le cadavre de celui dont elle avait le droit de se considérer la veuve au moins par le coeur. Elle attribua l’accident aux desseins de la Providence (Mon Dieu, que Votre volonté soit faite !) qui, pour la punir de sa conversation avec le diable tzigane, le tzigane de diable, le diable de tzigane ne permettrait plus jamais qu’elle fût heureuse.

La version officielle était une panne de moteur. On chuchotait aussi que le général avait été descendu par le feu de sa propre armée, sciemment disaient les uns, du fait, affirmaient les autres, d’un malheureux hasard qui avait voulu que les soldats tchécoslovaques eussent pris pour le drapeau hongrois (ennemi) le drapeau italien (ami) dont ses ailes étaient pavoisées, les couleurs de ces drapeaux ne différant que par leur disposition. D’autres encore prétendaient qu’il s’était suicidé.

Augusta, comme l’on pense, ne prêtait pas l’oreille à ces bruits calomnieux. D’ailleurs, la Tchécoslovaquie entière s’apprêtait à glorifier le héros. Au sommet de la montagne où il avait trouvé la mort, on finissait d’ériger une maçonnerie commémorative et digne de ses exploits. Pour surveiller les architectes, les entrepreneurs et les ouvriers qui travaillaient à ce monument puis, quand la dernière pierre en fut posée, pour attendre son inauguration, notre Augusta s’était installée dans ces parages historiques. Elle avait choisi une ville d’eau tchécoslovaque où elle avait, chaque matin, en guise de passe-temps et de distraction, la ressource des bains de boue. Les après-midi qu’elle ne se faisait pas conduire au cénotaphe, elle se promenait le long d’un petit fleuve qui lui semblait un parfait symbole de sa destinée. En effet, cette rivière coulait calme, majestueuse, sans prétendre ni à des profondeurs ni à des complications inutiles. Au plus creux de son lit, un homme de taille moyenne qui eût réussi à se tenir debout n’eût eu de l’eau que jusqu’au nombril. Mais les meilleurs nageurs s’aventuraient-ils à cinquante centimètres du bord, un courant fatal les emportait et, si l’on parvenait à les repêcher, ils avaient déjà cessé de vivre. à l’hôtel, les vieilles dames que leurs rhumatismes empêchaient de bouger passaient leurs journées à parier : " Combien y aura-t-il de noyés aujourd’hui ? Plus ou moins qu’hier ? " Augusta allait aux nouvelles, faisait le bookmaker. Un jour qu’elle en était à son septième noyé, à force de jouer des coudes, elle réussit à se glisser au premier rang. Les sauveteurs professionnels (dans ce pays le plus lucratif des métiers, bien que déjà un peu encombré), sous prétexte d’une respiration artificielle dont ils étaient les premiers à ne rien attendre, malaxaient un cadavre de jeune fille.

Le caleçon d’un des triporteurs laissait deviner un émoi dont la plus libérale des archiduchesses pouvait d’autant moins accepter le spectacle que, comble des combles, celui qui le lui infligeait était de peau très foncée, de cheveux très noirs, donc tzigane. Un tzigane profaner une vierge que Dieu, par la voie des eaux d’un affluent du Danube, avait rappelée à lui ! C’en était trop.

Du manche de son ombrelle terminée par une tête en ivoire sculpté de François-Joseph, Augusta asséna un coup justicier au bon endroit. Elle y mit toute la force d’un bras assez musclé pour tenir le sceptre des plus lourdes royautés. La transparence d’un pauvre petit jersey de coton n’était certes point capable, à elle seule, d’amortir le choc. Et cependant le tzigane ne broncha point, tandis que la tête de l’oncle empereur se brisait en deux morceaux qui roulèrent sur le sol. Ainsi, après des années, la grande politicienne se trouvait-elle vengée de son persécuteur, car quoi de plus infamant pour un Habsbourg que de se casser le nez sur un bas-ventre de fils de la race maudite ? Augusta fit l’honneur à son voisin de lui demander de ramasser les débris. Celui-ci, un lieutenant de l’armée tchécoslovaque, comme s’il avait deviné que ce serait à lui d’être noyé le lendemain, mit à lui tendre les morceaux d’ivoire un respect qui, non seulement n’était pas de ce temps, mais, déjà, n’était plus de ce monde. Pour le récompenser d’une si gracieuse déférence, Augusta pria le lieutenant de garder, en souvenir d’elle, les restes de son en-cas et, armée de son seul face-à-main, elle fendit la foule de curieux qui ne comprenaient pas qu’on abandonnât une si bonne place juste à la minute où le tzigane tout ahanant tachait son costume de bain de taches qui n’étaient pas de sueur. Augusta se promettait de tirer une conclusion de l’aventure. Elle se hâtait déjà vers les grands bois dont le coeur silencieux est propice à la méditation. Mais, à peine entrée dans la forêt, elle rencontrait un petit garçon de cinq ou six ans qui dansait nu au milieu d’une clairière. Il accompagnait ses entrechats d’une chanson dont les paroles se résumaient dans le tralala d’un usage généralisé même dans le mystère des futaies tchécoslovaques où, pourtant, il n’a jamais été question que l’espéranto pénétrât. Par les traits, par le teint, cet enfant rappelait le jeune homme sacrilège du quart d’heure précédent. Mais elle n’allait tout de même point prendre ombrage du chérubin qui éveillait dans son coeur le plus doux des sentiments, l’amour maternel qu’une vie trop mouvementée ne lui avait pas encore accordé le loisir d’éprouver. En trois secondes, elle avait tour à tour pensé faire de ce bébé tralala un général, un philosophe un industriel. Mais il n’y a jamais eu, mais il n’y aura jamais ni général, ni philosophe, ni grand industriel tzigane, lui disait sa raison. " Alors, j’en ferai un artiste ", décida-t-elle. Et la voilà qui se met à caresser le sauvageon, lui entoure les reins de son écharpe car, quoique cet angelot de petit noiraud ne fût point encore d’âge à offusquer sa majestueuse bienfaitrice, cette dernière, qui ne pouvait souffrir l’indécence, se devait bien de le vêtir pour le mener à son hôtel où elle le bourra de pâtisseries, de café à la crème et lui donna quelques sous qui décidèrent le bonhomme à revenir le lendemain.

L’hippocampe de son hallucination (Augusta ne pouvait l’oublier) était bien inférieur en diablerie à n’importe quel fils de la race maudite qui impose à une saine et toute neuve nation ses souilleurs de jolies noyées. Mais comme elle était de ces saintes femmes qui veulent arracher à l’enfer, sinon Lucifer, du moins les démons attendrissants de jeunesse, elle persista dans sa résolution de faire du bébé tralala un civilisé. Sans doute existerait-il toujours des différences essentielles entre une archiduchesse, incarnation, la plus typique et la plus parfaite de la culture européenne et le descendant, même rentré dans l’ordre, des voleurs de chevaux. Mais elle ne voulait pas l’impossible et elle savait qu’elle aurait déjà du mérite si elle parvenait à métamorphoser en petit monsieur ce jeune plantigrade.

Quoique fort musicienne, parce qu’elle mettait l’art comme toute chose à sa place, elle décida que ni le chant, ni la danse ne sauraient suffire, à l’éducation du bébé tralala ni la danse ne sauraient suffire à l’éducation du bébé tralala. Puisqu’il était artiste, il importait que, par la voie des arts d’agrément, il parvînt au seuil d’un sage avenir.

Dans une mercerie, on lui choisit donc un canevas imprimé représentant le général Stéphanic dont le profil, un vrai profil de médaille, était couronné d’un képi à feuilles de chêne.

Une fois la tapisserie achevée, Augusta pensait la faire monter en tabouret de piano à son usage personnel et exclusif. Elle seule aurait droit de s’y asseoir et s’y assiérait chaque matin pour abreuver de marches funèbres l’âme du guerrier toujours présente dans le petit salon où, au temps de sa vie glorieuse, il était un jour venu la visiter. Mais elle ne permettrait jamais que nulle fesse profane souillât les traits de son dieu. Elle tenait surtout à ne point partager le nez aquilin, bien au centre qui, en intime communion avec la partie d’elle-même qu’elle lui offrirait dans une impudeur de grande amoureuse ferait un de ces bilboquets ! Une bienfaitrice ne saurait manquer de ressentir un légitime orgueil quand, assise dans le cercle des dames de son hôtel, elle les force à constater les progrès de son protégé. Mais dans les halls tchécoslovaques, parmi les impotentes autochtones ou étrangères, là comme ailleurs, la jalousie va son chemin. Au lieu de se laisser toucher, on critique, on décourage. Augusta se rappelle tout à propos un dicton cher à sa jacobine d’institutrice : " Paris ne s’est pas fait en un jour. " Mais ces roturières à l’esprit mesquin n’ont d’autres souci que de soigner leurs rhumatismes. Ce sont des femmes sans idéal qui n’ont jamais eu la moindre intention de collaborer, si peu que ce soit, aux luttes d’Augusta contre une tziganophobie assez endémique pour que toute la région en ait oublié son antisémitisme. Une de ces défaitistes (qui joue, soit dit entre parenthèses, un bien drôle de jeu puisqu’elle accepte de rendre leur salut aux juifs à papillottes, dans le parc), une de ces défaitistes ne va-t-elle pas jusqu’à prétendre que le bébé tralala ose la piquer avec son aiguille à tapisserie dès qu’Augusta tourne les yeux. La plaignante, il est vrai, vient de Sarajevo dont la population est musulmane et les femmes voilées L’archiduchesse ne prend point la peine de discuter avec des Turcs. Seule, une Polonaise théosophe a quelque tendresse pour le bébé tralala. Augusta qui, en dépit des résultats obtenus, ne peut s’empêcher d’éprouver plus d’une crainte quant à l’avenir de son protégé, prie cette sympathisante de faire tourner une table afin qu’on sache à quoi s’en tenir. Or bien que les tables tournantes soient à l’ordinaire peu prodigues de leurs coups, celle-ci martèle : " De la tapisserie pour un tzigane, c’est une pêche Melba pour un tigre, un bouillon de légumes pour un requin. " Guère satisfaites de cette déclaration, les questionneuses somment le guéridon de s’expliquer, mais alors son bois fragile est pris de tels tremblements qu’il s’effondre dans un terrible fracas.

Augusta n’en dort point de la nuit et, au réveil, elle décide de confier son tigre-requin à un vrai meneur d’hommes. Depuis qu’elle avait lu dans les journaux que la reine de Roumanie, au cours d’un voyage en Amérique, était allée visiter Ford, Augusta s’intéressait en effet de tout son coeur à l’essor des usines de Bata qui, si elles étaient encore à celles de Ford ce qu’une chaussure est à une auto, n’en promettaient pas moins. Elle payait d’exemple et sa devise : " Bottons-nous tchécoslovaquie " avait eu raison des résistances d’un snobisme toujours prêt, par mesquine vanité, à ne pas vouloir de ce qui a été fait en série. Or le bébé tralala répugnait aux souliers. Elle devait lui en acheter chaque jour une paire qu’il ne manquait jamais de métamorphoser en petits bateaux.

Rendue par l’insomnie poreuse au virus filtrant de la tziganophobie, ce matin-là, quand Augusta trouve son protégé dans le parc, elle s’empresse de lui annoncer qu’on va faire une promenade en auto, ajoutant pour elle-même, en pensée : " Ah, ah, petit tigre-requin, tu ne peux supporter la moindre pantoufle, eh bien, on va te faire fabriquer des godillots. " Et l’après-midi même, elle a remis le bébé tralala entre les mains de celui qui, vingt ans auparavant simple cordonnier de village, pouvait à cette heure rêver que bientôt, grâce à lui, il n’y aurait plus un pied nu de par le monde. Avec le coeur généreux qu’on lui connaît, on pense bien qu’Augusta ne fit pas impunément la connaissance de cet être d’idéal, tout le contraire d’un songe-creux, assez énergique pour ne jamais s’égarer dans des considérations sur la journée de huit heures ou les mauvaises odeurs des tanneries où il faut que le cuir se tanne.

" Je ne change pas, je ne vieillis pas, j’ai toujours le même besoin d’un grand homme ", avait-elle constaté cependant qu’elle se délectait d’une glace. Le verre dans lequel on la lui avait servie était orné de la signature de Bata, tout comme, d’ailleurs, les murs des maisons, la vaisselle de tous les buffets, les casquettes des cyclistes et même, disait-on, ce que les ouvriers ne sortaient à l’ordinaire de leurs braguettes que pour satisfaire les besoins les plus urgents, mais dont, – le jour par semaine qu’ils ne devaient pas se lever dès 5 heures pour aller à l’usine, – leurs femmes avaient le loisir d’admirer les tatouages bien lisibles avant l’amour, quand il importait de se rappeler que, toute force se trouvant mise au service de Bata, il s’agissait maintenant de faire un bébé, mâle ou femelle, destiné aux usines de Bata.

Sur le livre d’or de l’usine, elle avait écrit en français, parce que, selon elle, cette langue, plus et mieux que tout autre, se prêtait à la musique des vers libres :
A Zlin 1
Vêtue de mousseline,
Augusta
Admira Bata,
Puis lui confia
Le bébé Tralala
et dégusta
Une zmrlina
2.

C’était, sans conteste, une manière de déclaration, mais Augusta n’avait pas la moindre peur de se compromettre. Elle avait le courage de ses sentiments et de ses idées et, si elle n’avait juré fidélité totale à la mémoire de Stéphanic, si elle n’était, au cours de la semaine qui suivit l’accident, entrée en possession d’un uniforme commandé tout exprès à la taille du héros pour combler le vide laissé dans son musée des reliques par la crevaison du portrait de l’archiduc, certes alors le roi de la chaussure eût trouvé une place digne de lui dans son coeur. Ne marchait-elle pas avec son siècle, ne savait-elle pas, d’expérience, qu’un trust vaut bien un empire ? Industriel, héros de la paix, maréchal du travail à la chaîne, Bata ne devait-il point mourir, d’ailleurs, de cette mort violente qui ne manqua jamais d’échoir à tous ceux qu’Augusta honora ou eût pu honorer de son amour ? à quelques kilomètres du lieu où le généralissime des armées tchécoslovaques avait trouvé son glorieux trépas, Bata périt lui aussi dans un accident d’avion. Mais n’anticipons pas, bien que, en vérité, Augusta puisse, sans poser à la pythonisse, dire que, lors de l’inauguration du cénotaphe en l’honneur de Stéphanic, elle eut un pressentiment de la seconde catastrophe. Le dépit bien légitime s’ajoutait à sa douleur pour lui faire tout redouter de l’avenir.

Pourquoi, par exemple, n’avait-on pas mis, abîmée dans une douloureuse attitude, une statue de femme voilée que volontiers elle eût, elle, accepté de poser avec le chapeau Marie Stuart et les flots de crêpe qu’elle avait dû justement ressortir de ses armoires à l’occasion de la présente cérémonie funèbre ? Et pourquoi, elle qui était un peu la mère de la Tchécoslovaquie, lui fallait-il demeurer muette, ne point haranguer les sokols, boire ses larmes en silence ? Il semblait à Augusta que l’univers entier, les puissances terrestres et divines eussent voulu la narguer.

Elle se sentait vivre son jardin des oliviers, sans soupçonner, toutefois, que son Golgotha dût être si proche. En effet, rentrée à l’hôtel, dès la loge du portier, elle apprenait que le bébé tralala s’était enfui de chez Bata, avait réussi à se glisser dans la chambre de sa bienfaitrice pour y dérober le pantalon, la veste et le képi de général.

Incapable de supporter l’idée de ces reliques polluées par l’un de cette race maudite, Augusta promit une récompense décisive à qui lui ramènerait, en quelque état qu’ils fussent, l’auteur et les objets du larcin. Mais encore fallut-il trois jours pour les retrouver au fond de la rivière.

Le bébé tralala, déjà presque décomposé, pieds nus comme pour narguer dans la mort sa bienfaitrice dans la vie, était revêtu de l’uniforme-souvenir où l’on aurait pu en mettre au moins quatre de sa taille. à cette nouvelle et malgré tant d’atroces détails, Augusta ne put s’empêcher de pousser un cri de victoire : " J’ai noyé le diable, j’ai noyé le diable, j’ai noyé le diable ", répétait-elle sur un rythme à la fois lyrique et épique. Le lendemain, après avoir jeté au feu la tenue profanée, elle partait pour Vienne afin d’en commander une nouvelle chez le meilleur tailleur militaire, fournisseur jadis de feu l’archiduc.

Comme elle ne voulait pas confier au chemin de fer son trésor, elle décida d’attendre qu’il lui eût été livré, avant de regagner son quartier général, Prague. Elle vivait des heures assez mornes dans la capitale de l’Autriche où ses pairs ne lui avaient point pardonné sa conduite avant et après la guerre, lorsqu’un jour qu’elle passait sous les guichets de la Hoffburg, elle lut, écrit sur une porte : Paneuropa. Dans ce palais, autrefois, elle avait trop entendu parler de panslavisme, de pangermanisme et même de panthéisme pour s’étonner d’y voir, aujourd’hui, installé un nouveau pan.

Elle poussa donc la porte de Paneuropa et la rencontre d’Augusta et de Paneuropa fut aussi simple mais aussi décisive que celle de Newton et de la pomme.

Avant d’acheter les brochures, elle commença par demander des explications. Ainsi apprit-elle non sans plaisir que l’Angleterre était destinée à ne plus faire partie de l’Europe et à former une confédération, bien entendu britannique, avec métropole insulaire et dominions. Malgré ses liens de parenté avec les marquis of Sussex, ou plutôt à cause de ses liens et bien que depuis 1914 elle n’eût rencontré ni le défunt lord qui aimait tant la chasse au tigre, ni Primerose, ni leur fils dont elle était la marraine, Augusta que ne séduisaient ni l’excentricité londonienne ni la folie irlandaise, ni la mélancolie écossaise, était fort aise de voir à jamais rejeté du continent le plus sage, le plus central, le plus catholique, cet îlot d’orgueil et de protestantisme. Cette initiative si pertinente l’avait tout de suite conquise. Elle applaudissait : " Très bien, très bien ", et elle vida son sac pour avoir le droit d’emporter livres et revues où se trouvait exposée la doctrine.

Et elle en eut pour son argent car, rentrée à la maison, quelles délices de lire sous la plume d’un général français un article dont l’auteur disait, avec toute l’impartialité désirable, comment il avait, lors de l’occupation de la Ruhr, compris que les Allemands, après tout, n’étaient point faits pour être exterminés par leurs voisins occidentaux. Le général adhérait donc à Paneuropa dans l’espoir d’une alliance avec eux qu’il avait jusqu’alors méprisés, combattus, tués et même traités de boches. Cette alliance permettrait de prochaines et justes guerres dont la première, il ne se gênait point pour le donner à entendre, serait entreprise contre les Soviets. Augusta pleura d’émotion en pensant combien ce général aurait plu à Stéphanic. Et elle allait d’émerveillements en émerveillements. L’Afrique, l’Asie, l’Océanie offraient le meilleur d’elles-mêmes à des taches de couleur européenne, car il était bien entendu que la nouvelle confédération garderait ses colonies anciennes et même s’arrangerait pour en faire de nouvelles. Cette dentelle de pays sauvages ne pouvait que plaire à une archiduchesse qui, pour avoir un grand sens politique, n’en gardait pas moins toute sa féminité. L’empire britannique, d’une part, l’Amérique, d’autre part, et surtout l’Europe, il y avait bien là de quoi répondre au soi-disant réveil des races noires et jaunes et aux communistes.

Celle qui avait osé, dans le feu de l’enthousiasme, écrire au vieux Tigre pour le féliciter d’avoir, par sa ruse à triompher de Bela Kun, effacé jusqu’au souvenir de ses anciennes jacobineries, comment eût-elle pu hésiter à entrer dans le mouvement paneuropéen, où, sans se flatter, les lumières que l’expérience lui avait values n’allaient certes pas être inutiles pour éclairer les questions juive, turque et tzigane que (c’était la seule ombre au tableau) l’on avait omis de poser.

L’activité paneuropéenne d’Augusta ne devait point tarder à la mener en France. Elle avait tenu à faire un pèlerinage à Cocherel, où le mieux inspiré des paneuropéens, Briand, dort son dernier sommeil. Elle n’avait pas eu le bonheur de le connaître, car, lors de sa conversion, il était déjà dans la tombe, ce dont elle avait été la première à le féliciter. En effet, tel qu’elle l’avait entendu célébrer lui et son charme et sa voix de violoncelle, comment aurait-elle pu manquer de s’en éprendre ? Et alors, le pauvre, au lieu de mourir dans son lit, fut, ainsi que Stéphanic, ainsi que Bata, tombé d’avion, oui, tombé d’avion, ainsi qu’il se pourrait fort qu’il advint au comte Coudenhove Kalergi celui-là même à qui, malgré sa naissance mi-japonaise, mi-autrichienne, il a été donné d’être le fondateur de Paneuropa.

Quel fier langage il sait parler ce cher Coudenhove et aussi quelle joie quand on est sur le bord de la Seine, de lire, traduit dans un journal français, un article que vient de publier le Neues Wiener Journal, où justement il traite, avec sa maestria coutumière de la Révolution mondiale par la technique : Le but de la technique, écrit-il, est la généralisation de la richesse, de la liberté, du pouvoir, de la beauté, de la civilisation et du bonheur ; non la prolétarisation mais l’aristocratisation de l’humanité. Non la prolétarisation, mais l’aristocratisation de l’humanité. Augusta répéterait ces mots charmants durant des heures et des heures. Elle se gargarise de cette profession de foi. Qu’on vienne maintenant lui parler du prolétariat et l’on verra bien.

La France a reçu Augusta au moins aussi bien, certes, qu’une vedette de cinéma. Dès le quai de la gare de l’Est ce ne furent qu’interviews, éclairs de magnésium. On put la voir et l’entendre aux actualités dans tous les cinémas. Le prince des journalistes lui-même, malgré sa méfiance systématique pour tout ce qui se réclame d’un internationalisme ou d’un autre, eût cru, dans son âme et conscience, manquer à tous ses devoirs d’éclaireur de l’opinion s’il ne lui avait envoyé, l’après-midi même de son arrivée, le plus célèbre de ses interviewers. La présidente de l’Association pour l’essor littéraire et artistique de l’élite féminine offrit un thé d’honneur où Augusta eut la grande joie de rencontrer la romancière populiste Marie Torchon et la poétesse des Épanchements, la fameuse Synovie. Elle fut invitée

À l’Élysée, à la Préfecture de police et à des réceptions académiques.

Le jour des funérailles nationales qui donnèrent au prince des journalistes l’occasion de faire connaissance avec l’héritier des marquis of Sussex, à Notre-Dame, elle joua, plus et mieux que jamais, son rôle d’ambassadrice paneuropéenne et, malgré le maître des cérémonies qui voulait qu’elle s’assît du côté des dames, elle s’installa au beau milieu du corps diplomatique d’où l’on ne parvint point à la déloger, défendue qu’elle était par le nonce apostolique. À la sortie l’air bouleversé de son filleul lui sembla de fort bon augure et, quoique le jeune lord, en tant que sujet britannique, n’eût point le droit de faire partie du cerveau du monde, d’espérer devenir la plus petite cellule du grand corps paneuropéen, sa marraine, touchée par son émotion ne craignit pas de lui exposer quelques vues de politique internationale. Elle reconnut du reste très vite que ce bel adolescent était mieux doué pour choisir des cravates que pour se retrouver dans les arcanes du temps d’aristocratisation dont elle était la grande prêtresse.

La Monte Putina s’était trouvée une des premières et des plus acharnées à inviter, cajoler, flatter Augusta.

C’est elle-même qui a décidé la divine lady à donner le déjeuner historique d’aujourd’hui. Marie Torchon, Synovie, un jeune ménage américain et même une chanteuse seront au nombre des invités. Tout le monde est en retard. Espéranza pourtant avait promis d’arriver très tôt pour recevoir l’archiduchesse et donner le ton. Primerose a peur de gaffer. Le prince des journalistes ne semble pas trop maître de lui. Par bonheur, Augusta daigne, elle-même, remettre d’aplomb sa cousine qui s’est empêtrée dans les jambes compliquées de son pantalon de pyjama et a risqué, au temps le plus profond de sa révérence, de tomber bel et bien sur le derrière.

Augusta qui a dû prendre l’autocar (elle n’est pas riche) et faire deux kilomètres à pied sous le soleil (ce qui n’est pas gai pour une personne de son volume), Augusta apparaît toute douceur, tout sourire. Le prince des journalistes lui donne de l’altesse tant qu’il peut, mais elle, avec l’exquise condescendance des personnes trop bien nées pour avoir à craindre d’exagérer la simplicité, elle lui dit : " Appelez-moi donc Augusta. Si je suis Habsbourg par le mariage, je suis hongroise par la naissance, tchécoslovaque par le coeur, paneuropéenne par l’intelligence, oui paneuropéenne et presque végétarienne. "


IV. LES PASSE-TEMPS DE L’HONORABILITÉ

Le jeune lord est allé mettre un pantalon et une chemise car, bien que son slip se trouve on ne peut mieux assorti à la lumière du jour, il s’est senti honteux d’être aussi peu vêtu devant son archiduchesse de marraine qui, certes, n’est point encore parvenue au stade nudiste de son évolution.

Le prince des journalistes a offert son bras droit à Augusta et le gauche à Primerose pour les mener sous la tonnelle où leur trio s’assied. L’ex-pseudo-amant d’Espéranza, doué d’une conscience patriotique qui n’a d’égal que le sens de la dignité, de la grandeur, pourrait-on dire, si durant soixante et dix années il n’a en ce qui concerne ses rapports avec les femmes, tenu qu’à s’afficher juste assez pour imposer le silence aux échotiers, c’est que, de l’une à l’autre de leurs modes, ses contemporaines avaient peu à peu laissé se perdre le secret de cette noblesse, de ce quelque chose d’impérieux que l’empire romain a, parmi tant d’autres trésors, légué au monde. De tout ce qu’il a vu de grands et de petits atours, il n’a d’autre robe à se rappeler que celle dont les ruchés, volants, bavolets, noeuds, bouillonnés, strapontins, biais d’écossais, pèlerines et suivez-moi-jeune-homme donnaient à feu sa mère, malgré la bosse pourtant d’un maigre secours décoratif, une majesté telle que, maintenant encore, il se sent capable d’en vouloir à son regretté père, l’épileptique, d’avoir partagé l’ombrelle-auréole de la tarabiscotée, pendant les promenades aussi tendres que matrimoniales, entre les murs jamais franchis de ce parc où un amour avait su, au long d’un demi-siècle, se conserver intact.

Aujourd’hui, non seulement Primerose a réussi à combiner un pyjama qui impose le respect, mais l’on peut encore et surtout dire d’Augusta que, la chaleur aidant, elle éclate de nobilité sous la soie noire qui la cuirasse. Si Espéranza était là, ce serait une vraie trinité de magnificence.

Enfant, le prince des journalistes chantait :

Greli, Grelot,
J’ai combien d’sous dans mon sabot ?

 Quand, plus tard, ses parents lui eurent appris, pour remplir les longues soirées d’hiver, non le baccara mais le trente et un, jeu dont la bossue et l’épileptique estimaient que, du fait même qu’il remontait au temps de Molière, il était pur de la crapulerie hasardeuse à l’ordinaire inhérente aux cartes, le rythme de greli-grelot servit de squelette à ces nouvelles paroles, bien dignes d’encourager une puberté naissante : Brelan, Branlant, Combien d’amours pour mon p’tit gland ?

Ah ! les vieilles chansons françaises ! Leurs chanteuses ont bien raison de réclamer la Légion d’Honneur.

Pour certains, quand ils étaient jeunes,

 Y avait dix filles dans un pré,
Dix filles d’âge à marier.

Y avait Chine, y avait Line,
Y avait Martine et Caline.

Pour le fredonneur de Brelan-branlant, la chanson avait vite tourné à l’angoisse interrogatrice immortalisée par Villon dans la célèbre ballade : Mais où sont les neiges d’antan ?

Mais où sont ces touloupes
Dont le trio était une troupe ?

Mais où sont ces guenipes
Aux triples tripes ?

Brelan,
Branlant,
Y a plus d’amour pour mon p’tit gland.

Malgré le tour classique d’une imagination qui évitait le monstrueux même au plus haut des élans, même au plus fou des vertiges masturbatoires, durant des années et des années, touloupes et guenipes ne parvenaient point à prendre traits humains. Fées absentes, leurs doux noms dans la réalité demeuraient insaisissables. Or aujourd’hui, si Primerose semble touloupe, Augusta, elle, apparaît guenipe. Et réciproquement. C’est clair, lumineux, éblouissant même. Et jamais deux sans trois. Si à chacun de ses côtés est assise une de ces créatures toujours invoquées, jamais entrevues, une autre encore ne peut, dans la personne d’Espéranza, manquer de bientôt faire son entrée.

Donc, le prince des journalistes de se frotter les mains en récapitulant :

Augusta : symbole de l’intelligence politique en dépit d’un internationalisme téméraire. Primerose : symbole de la beauté en dépit du monticule de paraffine sous la peau d’une de ses joues.

Espéranza : symbole de la clarté française avec levain d’esprit gaulois et, grâce à son mariage, fumet de sens juridique romain, en dépit des airs évaporés qu’il lui arrive parfois de se donner. La somme de ce trio touloupard et guenipin doit être, au moins égale à celle de ces dames historiques, elles aussi au nombre de trois, que le prince des journalistes a depuis toujours particulièrement admirées : Mme de Maintenon, Mme Roland et George Sand.

Or justement parce que la Beauté est en train d’arroser de gin les compliments que l’Intelligence lui a prodigués à la vue des valets de pied disposés chacun devant un de ces lauriers-sauce qui se meurent d’une mort si poétique au trop grand soleil, parce que l’Intelligence elle-même se tait, afin de mieux s’inspirer de la livrée portée par les gens des lords Sussex pour l’uniforme de la future armée paneuropéenne qu’il faudra bien finir par lever et envoyer jusqu’à Moscou montrer de quel bois une Augusta se chauffe, parce que, seul, le bourdonnement de la canicule met un peu de relatif dans le silence absolu de ces hiératiques, Mme de Maintenon, Mme Roland et George Sand doublent Primerose toute à son alcool, Augusta toute à ses projets de réorganisation mondiale et Espéranza toute à son absence.

Brelan, Branlant,
Quand vous avez une touloupe
Caressez-lui donc la croupe.

Quand vous avez une guenipe
Chatouillez-la sous ses nippes.

 Brelan, branlant. Rythme d’enfer. Et quel jeu en main ! Mme de Maintenon, dame de trèfle (c’est la plus sérieuse) Mme Roland, dame de coeur, (ah ! ces beaux girondins !) George Sand, dame de pique (les plaisantins moquent son audace vestimentaire).

Mais quoi ! Mme de Maintenon parle déjà de se retirer. Son époux, le roi Soleil, n’aime pas à se coucher avant la prière du soir qu’ils ont coutume de dire en commun, entre chien et loup. GEORGE SAND La prière en commun ! Je connais ça. Mon cher Alfred de Musset, mais oui, Madame, l’auteur de l'Espoir en Dieu, à Venise, y allait de ses petites (oh ! bien petites, et le mâle d’une dame de lettres ne devrait pas être forcément un homme de lettres) mais je me perds dans les parenthèses, c’est la faute à Alfred, à Alfred qui… qui… ah oui ! je m’y retrouve, Alfred, qui à Venise, y allait de ses petites dévotions, au fond d’une chapelle, ma foi, digne d’être berrichonne, dont je lui avais montré le chemin :

La chapelle de chez nous
Où l’on entre qu’à genoux.

comme ça se chante à Nohant.

Mme DE MAINTENON : Vous dites ?

GEORGE SAND : Je disais, morganatique au menton lisse, que les femmes de génie ont toujours de la barbe. Sapho portait des favoris, Jeanne d’Arc une grosse paire de moustaches noires et cirées et la Joconde un petit bouc, comme vous le sauriez si vous ne vous étiez pas confinée dans votre province.

Mme DE MAINTENON : En fait de province, Nohant vaut bien Versailles.

GEORGE SAND :N’empêche que la cour et la ville savent que vous avez gardé les dindons à Fouillis-les-Oies et les oies à Fouillis-les-Dindons. Pour un roi dévot, s’envoyer les restes d’un Scarron, quel sûr moyen de faire pénitence !

Mme ROLAND :Un roi dévot qui fait pénitence. Mais, au fond, avec les girondins, nous n’en demandions pas davantage. Fouillis-les-Oies ! Fouillis-les-Dindons ! Noms bucoliques. Manger du fromage à la crème, boire du lait, cueillir des bleuets, des marguerites, des coquelicots, nouer d’un ruban leur bouquet tricolore et revenir dans le crépuscule en chantant quelque ariette, ô Caïus ! ô Gracchus ! ô Brutus ! ô Mucius ! ô Crocus ! ô Anus ! mes chers romains, une citoyenne aspire à la douceur des soirs champêtres. Je suis née au Pont-Neuf, mais j’aime les framboises et l’angélus. J’ai fait un beau mariage. J’ai passé sur l’âge et j’ai eu raison, car Roland est digne des anciens. Que ne s’appelle-t-il Rolandus ?

Aux beaux temps de la Révolution, j’ai donné de petits dîners pas mal du tout. Roland était ministre. On pouvait à la fois recevoir, faire des économies et demeurer honnête. Je pensais à la petite maison où j’aurais regardé mon vertueux compagnon s’éteindre, chargé d’ans et d’honneurs, avant de me remarier avec quelque beau girondin. Les jaloux nous ont cherché noise. Roland s’est suicidé parce qu’on m’avait guillotinée, mais tiens, au fait, ça me dérange. On est entre femmes célèbres, alors, vous permettez, Mesdames… ce disant, Mme Roland a saisi à deux mains sa tête pas même recollée, juste posée sur le pilier du cou. Elle la met négligemment quelque part, n’importe où.

Mme DE MAINTENON ET GEORGE SAND : Oh !

LA TÊTE DE Mme ROLAND : Vous n’avez pas oublié mon mot historique : Liberté ! que de crimes on commet en ton nom ! ça n’a l’air de rien, mais c’est comme l’oeuf de Christophe Colomb, il fallait y penser. Elle m’a d’ailleurs coûté bien des efforts, bien des migraines, cette petite phrase et même, au pied de l’échafaud, j’ai failli ne plus me la rappeler. Dame ! je commençais à perdre la tête, tant j’avais souffert depuis le jour où le père Duchêne avait osé écrire de mes cheveux, mes admirables cheveux, orgueil de la Gironde, objet des convoitises de la Montagne, qu’ils étaient de faux cheveux !

Mme DE MAINTENON : Fille de boucher, fi ! Les manières et Mme Roland ça fait deux. Mieux vaut parler de corde dans la maison d’un pendu que de perruque en présence de la femme de Louis XIV. Ces républicaines, elles auraient grand besoin d’un petit coup de Saint-Cyr. Je ne daigne pas les écraser de mon mépris. Allons retrouver notre royal époux. Que nous aimons quand il nous appelle sa sécurité,

sa sé sé

sa cu cu

sa ri ri

sa té té

sa sécurité…

………………………………………………………………………………………………….

Mme de Maintenon part en fredonnant. Demeurée seule, George Sand qui, romancière consciencieuse, tient à se rendre compte par elle-même de ce dont il retourne, à pas de loup, s’approche de la table où Mme Roland a posé son chef bouclé. Elle tire sur la chevelure pour voir si c’est du vrai. La tête tombe et se brise. Un coup de vent et les morceaux s’éparpillent. La bonne dame de Nohant se rappelle alors qu’elle aimait à se travestir et, décide de se déguiser en courant d’air.

Aussitôt pensé, aussitôt fait, et le prince des journalistes plein de respect pour la somnolence où, doucement, ont glissé Primerose et Augusta, se voit, en attendant les autres invités, libre de toute compagnie. Il n’a plus qu’à se ronger les ongles, comme il faisait, adolescent, après la lecture des oeuvres de Balzac où il se plaisait à prendre des leçons d’ambition. Parce que la corne de l’homme est à l’homme un stupéfiant, alors son ivresse découvrait que Rastignac et Rubempré n’avaient jamais été qu’un seul et unique personnage, de soi nourri, et de son auto-digestion perpétuellement ressuscité, pour pouvoir, toujours et encore, de soi se nourrir.

Si donc Rastignac n’est que la part dévoratrice et Rubempré la part dévorée d’un seul individu, on peut, de ce fait, déduire qu’un maître (qu’il soit maître de l’univers ou, ce qui revient au même, maître de l’opinion), en percevant les impôts de ses états ou les justes bénéfices de la publicité et des petites annonces savamment organisées ne fait que récupérer le plus rare morceau de son être moral, son autorité. L’autorité, voilà ce qui donne son ton décisif, sa vertu nationale à l’éditorial dont un prince des journalistes se doit d’alimenter quotidiennement la voracité des foules. Conscient de ses devoirs, il n’a jamais oublié que les hommes attendent tout du surhomme. C’est pourquoi, jusqu’au 2 août 1914, il a été quant à lui cent pour cent nietzschéen. Alors son patriotisme lui enjoignit de rompre avec tout ce qui était allemand. Il fut d’ailleurs si occupé à exhorter civils et militaires qu’il n’eut, au cours des quatre années d’hostilités, pas une minute pour rêver aux chères touloupes et guenipes en qui, aujourd’hui, il se plaît d’autant mieux à se chercher qu’elles ont le tact de s’évaporer ou de s’endormir, dès l’instant qu’elles risquent de prendre une telle réalité qu’il faudrait qu’elles de lui ou lui d’elles ne fissent qu’une bouchée.

Qui eût été l’agneau, qui eût été le loup ? Nul ne saurait le dire, car ses ennemis ont beau l’accuser d’avoir les dents longues, jamais, il n’a dévoré personne. Plutôt que de mordre dans la cuisse de Primerose ou la poitrine d’Augusta ces morceaux sinon de rois, du moins de marquis et d’archiducs, il préférerait manger son ombre. Et il se dit qu’il l’a mangée, cette ombre, puisque le soleil vertical n’en permet plus la moindre projection sur le sol. Il a déjà eu d’ailleurs avec sa propre silhouette des rapports qui n’étaient dénués ni de complication, ni de violence. Il n’est certes pas de ceux qu’on peut accuser de donner des coups d’épée dans l’eau. Eh bien, lors d’une de ses périodes d’officier de réserve, un jour qu’il s’était laissé aller à suivre dans le courant de l’Oise un sous-lieutenant pas trop mal fait qui marchait la tête en bas, comprenant soudain que, malgré le constant souci de sauvegarder sa réputation, il était en train de déshonorer l’uniforme, pour ne point répéter le mythe de Narcisse, pour ne point céder à cette bouche, à ce corps trop exactement taillés à la mesure de son corps, de sa bouche, il mit la main à son sabre, dégaina et, à grands coups, sabra (il n’y a pas d’autres mots) la tentation.

La première fois qu’il dut, au cours de sa liaison avec Espéranza, aller chez elle à l’improviste, il ressentit à la surprendre nue devant son miroir, une telle rage qu’il faillit rompre, en dépit des signalés services qu’elle lui avait déjà rendus. Il se rappelle encore la phrase dont il la gifla : " Vous, faire la nymphe d’armoire à glace, vous que j’appelle ma déesse Raison. " Espéranza, n’en menait pas large, mais il faut reconnaître que, par la suite, elle fit de son mieux pour mériter son pardon. Le prince des journalistes s’attendrit au souvenir de la petite perfection qu’elle était, grâce à lui, devenue, mais cessa malheureusement de demeurer quand, au faîte des grandeurs ducales, elle jugea bon de laisser la bride sur le cou à une nature primesautière.

Espéranza. Il aime à l’évoquer à sa meilleure époque sous les traits d’une jeune femme entretenue, digne certes de fréquenter les épouses d’industriels ou d’ingénieurs qui habitent l’hiver aux confins de Passy et du Trocadéro, l’été en banlieue, de simples mais coquettes villas, dans des jardins mi-potagers, mi-d’agrément.

L’Espéranza de ces temps mesurés était le type même de la personne de tête qui frise la trentaine, tirée à quatre épingles, posée mais pas poseuse pour deux sous, avec un joli brin de plume, une conversation pince-sans-rire et surtout douée comme pas une pour les arts. Sa spécialité : le cuir repoussé. Son fils, du plus loin qu’il se souvienne, aimait à écraser son pif contre les protège-livres et sous-main fabriqués en quantités industrielles pour le plaisir et aussi un peu en vue d’ajouter à sa respectabilité, comme si elle avait eu, non une soeur unique enfermée dans un bordel de la Porte Saint-Denis, mais toute une famille qui ne fît que lui donner un perpétuel souci de cadeaux à trouver pour des mariages, baptêmes, premières communions, etc. Charmants souvenirs d’une époque consacrée à se faire une honorabilité ! Espéranza s’y complaît volontiers. Pourquoi ne point l’accompagner dans ce retour sur elle-même ? Elle y est. Nous y voilà. Vienne la saison de l’aquarelle en plein air, elle installe son pliant, pose sur ses genoux la boîte au clavier de fraîches couleurs, verse de l’eau dans un gobelet nickelé. Au bout d’un bras tendu, une dextre souveraine prend la perspective. L’ongle du pouce va, vient, descend, remonte, soucieux de mesurer, à un millième près, la température de ce jour chaud en lumière, avec, en guise de thermomètre, ce crayon dont la mine soudain s’abaisse sans appel en des points où, s’il lui plaisait, il forcerait bien à passer les contours de l’univers.

Aussi, à la surface quasi vierge d’un bloc de papier Wattmann, quelques points à peine perceptibles désignent à jamais leurs contours, leurs frontières à ces maisons, ces forêts, ces champs, ces ombres et aussi bien à ce lointain horizon déchireur de ciel qu’à ces herbes dont les folles touffes ont mission de figurer le premier plan.

" Chaque chose à sa place dans un paysage comme dans un placard et, avec de l’ordre, de la méthode, pas plus difficile de réussir des tableaux d’après nature que de faire une malle. " Du temps qu’elle allait chanter de ville en ville, elle mettait toujours dans sa valise trois ou quatre fois son volume de linge. Elle avait donc assez d’entraînement pour ne pas s’en laisser imposer par les caprices des éléments. Elle sut, dès la première occasion, aplatir un imbécile gros nuage venu la narguer. " Tiendra, tiendra pas ? Si, tiendra. " La nature, mais il n’y a qu’à savoir la prendre pour la mener à la baguette, au doigt et à l’oeil.

Avant de songer à devenir duchesse, que de ruisseaux Espéranza n’a-t-elle domptés ? Les courants les plus difficiles étaient bien forcés d’aller tambour battant ; les feuillages filaient doux et le vent, avec eux, n’osait d’autres caprices que ceux qu’elle voulait bien lui permettre. Et elle, du fond du chapeau dit Charlotte Corday, dont elle avait, elle-même, brodé le linon, à l’extrême pointe de ses bottines, elle sentait une légitime ivresse, par sa taille carapaçonnée, goutte à goutte, s’épandre, tel, d’un sablier, grain à grain, le contenu, juste le temps de cuire un oeuf à la coque. Une fois l’aquarelle à point, elle passait à d’autres exercices. Bien qu’une plaque sensible aux effets du contre-jour ne laisse rien perdre d’un paysage qu’il a déjà été possible de choisir féerique en soi et dont le crépuscule aura fait un vrai décor de théâtre, une raffinée ne va pas se déclarer satisfaite d’un album de photographies, même embellies de tout un luxe de caches.

Donc, au lieu de perdre son temps à idéaliser, de variations sur papier bleu ciel, sites et monuments, au lieu de se fatiguer à les encadrer dans les contours finement

découpés de feuilles de chêne, elle confie aux assiettes à gâteaux, écrans, pare-feux, soie des coussins, les souvenirs poétisés de ses randonnées et voyages-lunes de miel, qu’elle et son pseudo-amant ont multipliés pour que leur amour, de parisien, devînt un fait national, international même. Ainsi de s’épanouir, peintre sur porcelaine et pyrogravure, mamelles des intérieurs distingués comme, de la France de Sully, pâturage et labourage.

à la signature du contrat réglant ses rapports avec le prince des journalistes, elle avait brûlé hennins et robes princesse. Mais comme le contrat n’était point unilatéral, après cet autodafé, dans son âme et conscience, elle se jugea libre d’appliquer la clause qui lui reconnaissait droit à toutes fantaisies d’ordre sexuel, vestimentaire ou capillaire, à condition qu’ils demeurassent ignorés du Tout-Paris des premières et des potins. Aussi s’était-elle hâtée de dénicher un coiffeur qui, jusqu’à son mariage avec le Duc de Monte Putina, vint, chaque jour, arranger sur sa tête un vrai feu d’artifice, hélas ! bien éphémère, de chignons, vagues, bouffants, boucles et crépinettes.

Espéranza ne pouvait se lasser de combiner, pour elle seule, des coiffures artistiques, en harmonie avec son cher petit intérieur, mais par le faste, l’ampleur savante comme par l’intimité des représentations, cet opéra du cheveu, dont son crâne était la scène, rappelait l’époque héroïque, royale de l’oeuvre wagnérienne, quand Louis II de Bavière jugeait que nul n’était digne de partager avec lui l’honneur d’entendre la Tétralogie.

Pour amplifier les architectures dont elle se couronnait le chef, Espéranza n’hésitait point à aider sa congénitale richesse pileuse de tout un secours de postiches autour desquels serpentait un ruban de la même teinte saumonnée

que les faveurs aux branches des palmiers nains, asparagus, araucarias droit jaillis d’une peluche dont le bouillonnement ragaillardissait leur anémie peu digne certes des cache-pots chinois au gré du pinceau de la maîtresse de maison. Le visage altier à l’ombre des machicoulis d’ondulations, Espéranza nue ou en chemise transparente, d’une aiguière de cristal et argent doré, versait alors un doigt de Frontignan aux visiteurs imaginaires chevauchant des chaises dont chacune se trouvait accouplée à quelque table gigogne, sous la protection d’amours dodus, ventrus, fessus, repus, joufflus, cossus, plâtrus, répandus par murs et plafonds de son salon néo-Louis XVI.

Comme personne, en réalité, ne venait boire le Frontignan, Espéranza le remettait dans le carafon après avoir, sur son contenu, prélevé juste la dîme de deux verres dont l’un était pour elle et l’autre pour le coiffeur, M. Gustave, jaquette noire, figure de cire à la symétrie bien angoissante avec toutes ses raies de milieu, la première entre deux toupets, une autre pour diviser la moustache et la troisième en guise de colonne vertébrale à sa barbe. D’une main diaphane, M. Gustave brandit son sceptre à friser et répand, avec la bonne odeur des cheveux chauds, le secret des rues ondulées. Bien qu’il n’ait pas été long à comprendre que jamais il n’aurait de meilleur cliente qu’Espéranza, il a commencé par la mépriser. Il lui en a voulu d’abord de l’imagination qu’elle le contraignit à dépenser pour inventer quotidiennement du beau et du nouveau. Et puis, à la coiffure une femme se juge.

Alors comment tolérer les tours-prends-garde de chichis mécaniques capables de donner le vertige au plus audacieux perruquier ? Comment ne point être suffoqué des surprises dont une diablesse seule oserait, pour en jouer les gammes,offrir la lyre, toute la lyre de sa folle toison multipliée par mille et mille trouvailles postiches ? Elle le reçoit nichons au vent, nombril fardé. De l’ongle du pied à la naissance du toupignard, c’est peinture et peinturlure. Personne n’est, ni plus ni mieux que M. Gustave, pénétré des grands principes de la politesse commerciale. Jamais il n’a manqué de respect à aucune de ses clientes, mais celle-ci décidément se fait trop provocante et, un jour, c’est plus fort que lui, il ne peut s’empêcher de darder les deux pointes de son fer qu’il vient de chauffer contre les pointes des seins d’Espéranza. Et elle, au lieu de fuir la brûlure, offre son torse à l’instrument de supplice. M. Gustave ferme les yeux. Il entend un corps tomber à ses pieds. Toujours les paupières baissées, il cherche à tâtons sur le tapis. Le métal n’est plus assez brûlant pour s’obstiner sur cette poitrine grillée. Alors tandis que, de la main droite, il fait tourniquer l’instrument professionnel, tel un fou sa marotte, de sa gauche il sort un objet plus intime mais non moins inexorable, dont il pénètre avec un soin infini, des grâces d’onduleur, la belle inanimée. Râpées par la mauvaise étoffe d’un pantalon de confection, les cuisses ressuscitent et, dans leur enivrante douleur, les seins sanglants se réjouissent de mettre de gigantesques légions d’honneur à chacun des revers dont un seul, jusqu’ici, s’ornait des tristes palmes académiques, décoration méritée depuis belle lurette, mais reçue seulement ces temps derniers par M. Gustave qui a, vingt années durant, tondu et rasé des chefs de bureaux au ministère de la Justice.

à dater de ce matin mémorable, Espéranza n’a jamais manqué d’ajouter aux plaisirs quotidiens de la coiffure ceux de l’amour. Lors de son mariage avec le duc de

Monte Putina, elle a offert à M. Gustave une indemnité assez coquette. Il s’est installé à Nice où ses affaires ont marché admirablement jusqu’à la crise. Maintenant il est au bord de la faillite. Aussi profite-t-il du séjour d’Espéranza sur la Côte pour la harceler. Si elle n’est pas encore arrivée chez Primerose, c’est qu’hier soir elle a reçu un mot pressant, presque menaçant. Elle voulait charger un tiers d’aller lui porter quelques billets. Elle a demandé conseil au prince des journalistes. Il l’a engagée à se déranger elle-même, à prétexter les nécessités d’une permanente, etc., etc. Elle, fine mouche, pour que son mari et son fils ne s’impatientent point à l’attendre, elle les a envoyés tous deux chercher la chanteuse Krim, priée elle aussi chez la marquise of Sussex, car jadis sa famille wagnerolâtre en diable a rencontré Augusta à Bayreuth.

Espéranza va s’en vouloir le reste de ses jours d’avoir eu à faire une gentillesse à Krim qu’elle hait et, volontiers, accuse d’avoir brisé l’avenir de son fils.

Profondément mère, Espéranza n’allait pas confier à d’autres le soin d’une éducation qu’elle avait à la fois le droit et le devoir de diriger.

Celui dont elle était l’amante d’apparat l’avait convertie au culte de Mme de Maintenon. Payée pour savoir que, seule, la distinction permet la réussite, elle commença par défendre au sang de son sang de sortir sans chaussettes, même l’été au bord de la mer.

Elle lui parla d’âge de raison, de vertus théologales, le gifla plus d’une fois parce qu’il s’obstinait à croire que le symbole des apôtres était une tasse consacrée, oui, le saint bol où buvaient à la régalade les petits amis de Jésus-Christ.

Elle le contraignit à s’abreuver d’eau d’évian, à manger

les fruits en compote et les salades cuites. Elle travailla aussi à lui apprendre la haine du soleil qui fait passer les rideaux. Elle se reprochait de l’avoir, jadis, quand elle ne fréquentait que des bohèmes, laissé courir nu et appelé " enfant séduisant ", nom qui, alors, lui allait bien, trop bien. Son remords s’effaça du reste avec le temps, et elle eut la joie de voir le ci-devant enfant séduisant la suivre dans son ascension. Il perdit d’abord ses mauvaises habitudes de turbulence, sut, en toute occasion, prendre un assez raisonnable et même, dans les grandes circonstances, une mine assez vieillotte pour permettre à sa mère d’espérer d’accord avec le prince des journalistes, qu’on pourrait peut-être en faire un diplomate. S’il n’était pas chimérique de croire que le petit tiendrait d’elle les qualités qui aident à arriver, pourquoi n’aurait-il pas reçu le don des langues, en héritage de son père le fripier qui parlait le polonais, le russe, le français, l’allemand, l’italien, l’espagnol et même le yiddish.

Une institutrice anglaise fut donc donnée à l’enfant et il devint Rub dub dub, parce que le premier vers (et encore écorché) de la chanson :

Rub a dub dub

Three men in a tub

The butcher, the baker the candlestick maker

They all set out to the sea.

résumait tout ce que la miss était arrivée à lui apprendre après une année entière de verbes conjugués, fables, leçons de vocabulaire, hymnes salutistes, sans oublier jamais avant le porridge du breakfast, un énergique God save the King. De guerre lasse, la miss avait quitté la France pour une

Russie qui était encore celle des grands ducs polyglottes. De Moscou, elle envoyait des cartes postales dont le côté réservé à la correspondance décrivait les prodiges des bébés aristocrates non moins doués pour les langues étrangères que, pour les arts natatoires, les négrillons qui plongent du ventre maternel en plein océan.

Au contraire des uns et des autres, Rub dub dub achevait si parfaitement de se corriger de ses instincts, selon la méthode d’Espéranza, qu’il risquait de se noyer dans sa baignoire. Il se sentait de plus en plus mal à l’aise avec les éléments. La nuit, il rêvait que ses oreilles flottaient, telles des feuilles de nénuphars, paradoxalement à la dérive, sur le courant des mots anglais. L’eau et l’ouïe, l’eau, l’ouïe. Avec toutes les syllabes liquides, ça finissait toujours par un engloutissement. L’eau, l’ouïe. était-ce par vengeance que le matin, à la saison des jardins, il descendait à l’aube, sous prétexte de cueillir des fleurs, écraser la rosée. Piètre revanche. Il se sentait coupable tout le reste du jour.

Trois règnes, quatre points cardinaux, cinq sens. Il ne suffit pas de renifler pour trouver son chemin. Toute promenade voit le monde se faire fuite, mensonge. à qui, à quoi se fier, sinon aux escargots ? On leur répète :

Colimaçon borgne,

Montre-moi tes cornes,

et ils se laissent prendre. Il faut, pour être juste, remercier aussi les vers de terre que l’on peut, sans les tuer (un plaisir enfin qui n’entraîne pas son remords) couper en morceaux, telle l’idéale souris de la chanson :

 Une souris verte

Qui trottait dans l’herbe.

Je l’attrape par la queue,

Je la montre à ces messieurs.

Ces messieurs me disent :

Trempez-la dans l’huile,

Coupez-lui la queue, ça en fera deux.

L’eau, l’anglais, c’est le contraire des escargots, des vers de terre, des souris vertes. Rub dub dub, personne n’y peut rien.

Et la miss perd son temps qui s’obstine à vouloir, au milieu de toutes les Russies, lui faire honte. De ses cartes, il est bien décidé à ne retenir que l’illustration coloriée, le bariolage d’un palais découpé sur fond de ciel trop bleu et sol trop blanc. C’est le Kremlin. Assis sur un tabouret, on répète : Kremlin, Kremlin, Kremlin, et ainsi de suite pendant un quart d’heure jusqu’à ne plus savoir où l’on est, où l’on en est. Dès lors, qu’importe si des bébés russes lisent ou ne lisent pas Dickens dans le texte ? Rien ne compte que le Kremlin, le Kremlin autrement beau que le kiosque du jardin à Louveciennes. Et pourtant Louveciennes, quel joli pays, avec un nom aussi doux que celui de la femme d’un loup qui mériterait de s’appeler Lucienne.

Du temps qu’il n’était encore qu’enfant séduisant, Rub dub dub pouvait jouer de la musique sur son ventre, ses cuisses. Maintenant qu’il n’a plus le droit de marcher sur les pelouses et encore moins de s’y rouler, il se console avec le portique. Les mains jointes autour de la perche que ses jambes prennent et serrent de toutes leurs forces, il se hisse. Une fois en haut, il se laisse glisser d’un coup.

Et de recommencer ce manège deux, trois, quatre, cinq, six fois, jusqu’à ce que lui cuise entre les jambes quelque chose qui doit saigner, qu’il n’ose à lui-même se nommer et encore moins se montrer car, s’il déboutonnait sa culotte, soulevait sa chemise, la petite peau douce qui aime à être frottée viendrait avec. On peut avoir mal et être heureux d’avoir mal, et se sentir par surcroît juste à point pour savourer le chromo que la cuisinière a cloué dans son office et ne manque jamais de commenter en ces termes : " Pour un cadeau, le Bazar de l’Hôtel de Ville m’a fait un joli cadeau. Et avec l’imprimerie qui explique toute l’histoire au moins, c’est clair et clarinette. Il s’agit d’une canaille d’Italien, Fra Diavolo, un nom qui veut dire diable ou tout comme, dans la langue des Macaronis. Le brigand vivait, voilà plus de cent, sous le Poléon, dans des montagnes à vous faire froid tout le long du dos. Mais le zigomar se moquait bien des gendarmes, de Dieu et du diable, du tiers et du quart. En fait de métier, il attaquait les diligences. Arrêt, mais pas buffet. Tel que le voilà, il vient de tomber sur une charibotée de poules copurchic. Aujourd’hui on leur crierait à la chienlit. Pour l’époque, elles se trouvaient on ne peut plus à la mode. Elles jettent de la poudre aux yeux du Diavolo. Le vaurien leur permet de remonter en guimbarde. Les péronnelles font leur révérence. Et fouette cocher. Chacune va retrouver son chacun. " Rub dub dub se rêve déjà Fra Diavolo. Un Fra Diavolo qui ne laisserait point partir ainsi ses belles captives. Mais avant de songer à les garder, il faut les trouver et dans cette Seine-et-Oise, ce ne sont que bottines à boutons, cache-poussière et parapluies-aiguilles, au lieu de ces cothurnes, robes à traîne, casaquins généreusement décolletés et hautes cannes enrubannées, d’un si joli effet sur les montagnes de Calabre.

Les dames empire du chromo ne furent point longtemps, d’ailleurs, les seules à le venger des créatures en chair et en os. Sur une affiche, une chimérique amie, à tous les murs des gares, bientôt, nourrit d’un sourire mauve ses rêveries. Elle recevait des mains du jeune homme à redingote claire et cravate-plastron ventre de colombe, des fruits cueillis dans un lointain vaporeux. Ces fruits, eux-mêmes, étaient d’ailleurs aussi vaporeux que ce lointain, sinon comment eussent-ils pu se frayer un chemin pour franchir la taille, point d’intersection des guipures balainées dociles au mouvement d’un rocking-chair dont c’était miracle que de voir le bois tourné contraindre à ses caprices un corps si paradoxal.

Puis ce fut Krim.

Espéranza, du temps qu’elle fréquentait rimeurs et barbouilleurs, avait connu le père et la mère de Krim, la faim mariée avec la soif, selon elle. Aussi piqua-t-elle une jolie colère le jour qu’elle apprit qu’ils allaient venir s’installer dans une bicoque très proche de la confortable villa dont lui avait fait présent le prince des journalistes.

Le père de Krim, quel gobe-lune ! Un soi-disant poète et qui se croyait poète, plus fort que Déroulède, alors qu’il ne savait pas même compter jusqu’à douze et osait prétendre libres des vers qui n’étaient que bancroches. Il avait des yeux de nouveau-né, mais des pieds de facteur, l’olibrius qui trouvait moyen d’aller pedibus cum jambis en Allemagne faire des grâces à Wagner, comme si à Paris, la première ville du monde, l’Opéra et l’Opéra-Comique c’était de la gnognotte. Ses parents (qu’il avait d’ailleurs mis sur la paille et réussi à faire mourir de chagrin) l’avaient baptisé Jules, mais il exigeait qu’on l’appelât Lohengrin. Son autre folie : les pierres précieuses. Il en avait fondé une école : le gemmisme. Pas plus difficile d’écrire " saphir " que tutupanpan. Tant qu’il n’est question que de littérature, passe encore, mais lorsqu’il s’agit de vie réelle, quotidienne, c’est une autre paire de manches. Trop pauvre pour acheter du vrai à sa femme, à ses filles, Lohengrin les couvre de toc. Encore trop chère cette verroterie, si l’on n’a pas un radis. Pain béni que Mme Lohengrin soit arrivée à décrocher un premier prix de piano. Pour faire bouillir la marmite, elle court le cachet, grimpe quatre à quatre les étages, trotte par monts et par vaux avec des bottines aux talons tournés et semelles percées. à midi, elle fait semblant d’aller visiter les musées. Dans une des salles égyptiennes du Louvre, elle se cache derrière un sarcophage pour dévorer une tranche de veau froid. Quand elle a bu ses larmes, si elle a encore soif elle s’envoie un gobelet d’eau de fontaine Wallace et, quand elle a bien couru, grelotté, pianoté, désespéré, il lui faut regagner la cambrousse où Lohengrin, bon fainéant, est resté tout le jour à rêvasser sans même se donner la peine de faire son lit ou de cirer ses souliers. Mais la tapeuse est si poire que, rentrée, jambes fauchées, elle oublie toute fatigue au premier mot de son propre-à-rien qui connaît le truc et ne manque jamais de lui débiter quelques balivernes comme par exemple : " écoute l’envol des Walkyries, mon Opale. " L’envol des Walkyries, c’est le vent qui fait des siennes dans le carton goudronné, en guise de toit, sur leurs têtes.

Lohengrin et Opale ont eu trois enfants. D’abord un fils, Parsifal, qui n’a jamais su se tenir sur ses guibolles. à la maison, dans son fauteuil, avec une couverture sur les genoux, il est très beau, digne du nom qui dehors, à cause des béquilles, devient Alfred. Mais si le pauvre a du plomb dans l’aile, par bonheur, la fille aînée, Brunehilde en a dans la tête. Elle travaille à l’agence de location et, comme on récolte ce qu’on a semé, Espéranza vient de lui envoyer un cadre en étain repoussé à l’occasion de ses fiançailles avec le fils de son patron. Mais hélas ! la dernière née, Krimehilde, Krim par abréviation, nul ne songe à lui donner le bon Dieu sans confession. Ni belle, ni même jolie d’ailleurs, cette Krim, Espéranza qui s’y connaît en proportions humaines et sait quel nombre de fois la tête doit se trouver contenue dans le corps, volontiers la traiterait d’hydrocéphale. Voir les hommes amoureux comme des chats d’une créature à trop grosse caboche quand, soi-même, on sacrifie tout à la distinction, il y a bien là de quoi rendre une femme folle. Espéranza n’en continuera pas moins à lutter pour la bonne cause, la cause de l’honorabilité. Pour se consoler, elle jugera sans indulgence des temps où le bizarre est roi, puisque Krim a du succès, un succès de plus en plus grand et qui atteint au triomphe, le jour qu’elle paraît en scène avec sa nouvelle invention, une robe de velours noir, décolletée par derrière jusqu’aux reins, mais à manches longues et dont le corsage monte devant pour guillotiner le cou à sa naissance, comme si l’étoffe voulait la punir d’une meurtrière homonymie.

Krim a très vite connu la gloire grâce à ses créations réalistes dont la plus célèbre demeure : Mon soleil, c’est les becs de gaz.

En principe, elle doit toujours rentrer par le dernier train ; mais, en fait, au moins trois fois par semaine, elle prétend l’avoir manqué.

Un jour que Lohengrin se promenait, un passant qui s’était baissé pour ramasser une planche, lui en assena trois

coups sur la tête. Le wagnerolâtre, s’il avait, logique avec lui-même, porté un casque de fer blanc, style Niebelungen, n’eût rien senti. Son occiput mal protégé par un pauvre vieux feutre, il tomba raide mort pour la très grande joie du monsieur à la planche, un plus fou que lui qui ne le connaissait ni d’ève ni d’Adam.

Inconsolable, Opale donna ses colliers, bagues et bracelets à ses filles et continua son métier de tapeuse. Espéranza qui avait appris du prince des journalistes quel rôle la charité doit jouer dans la vie d’une dame comme il faut, décida que, chaque matin, après la voluptueuse séance du coiffeur et la cérémonie du Frontignan, Opale viendrait lui jouer et, même, puisqu’elle avait les restes d’une belle voix, lui chanter quelque chose.

Pour ce petit concert qui avait lieu au milieu du jour, Espéranza faisait fermer persiennes et rideaux. Elle se calait dans sa bergère et, d’un signe, donnait à Opale ordre de commencer. La somptuosité du damas qui servait de fond au visage de la musicienne exagérait encore la misère de la peau exsangue et mal tendue et si usée que les sanglots des romances, au lieu de monter en bulles de vocalises, rompaient, de leur douloureuse et rude ascension, l’hypoténuse du triangle d’ombre inscrit entre la proue des mâchoires et une ride, jadis collier de Vénus. L’auditrice d’applaudir et d’exiger : " Encore une fois la chanson triste, chère Opale. " Opale ne songe point à se faire prier. Elle est à bout de souffle. Qu’importe. Pour se donner du courage, qu’elle pense aux siens. Les siens. Mais Lohengrin est dans un cercueil, Parsifal n’en a plus pour longtemps et Brunehilde, armée de mépris, trône dans la caisse de son agence de location, et Krim qui, malgré son oreille, a refusé aux siens d’aimer Wagner, ne respire que pour ses amants et ses créations réalistes. Opale ferme les yeux. Elle voudrait qu’on lui coulât du ciment sous les paupières, dans la gorge, les narines. Mais Espéranza qui paye et en veut pour son argent, s’impatiente : " Allons, allons. " Il faut s’exécuter. Opale chevrote. Aura-t-elle même la force d’aller jusqu’au bout d’une chanson qui s’achève en espérance ? Elle se refuse aux derniers accords, à la dernière phrase, une, deux, trois, quatre, cinq, dix, quinze, vingt, trente, quarante secondes, presque une minute. Elle va décider de s’y refuser à jamais, éternellement, quand, d’une petite toux impérieuse, Espéranza la rappelle à l’ordre. Enfin, elle enchaîne. Espéranza estime qu’elle n’a plus rien à faire dans ce salon et file à l’anglaise. Dans cinq minutes, un valet viendra présenter sur un plateau à Opale un verre d’eau et une pièce de cinq francs.

À la mort de Parsifal, Espéranza magnanime recueillera Opale qui, trop fière pour jouer la cinquième roue du carrosse, paiera de mille besognes épuisantes, le pain, la viande, les légumes, l’eau, le gaz, l’électricité et le bain une fois par semaine qui lui sont si généreusement dispensés.

 

1. Ville de Bata.

2. En tchèque : glace.

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