René Crevel

Les Pieds dans le plat , (1925)

  [Bas de page]

I. UN DES PUISSANTS DE CE MONDE
UN DES MAÎTRES DE L'OPINION

V. UN JEUNE HOMME BIEN ÉLEVÉ
VI. POÉTESSE, ROMANCIÈRE ET COUPLE TRANSATLANTIQUE
III. UNE ALTESSE AUX IDÉES LIBÉRALES
VII. LE QUATORZIÈME CONVIVE
IV. LES PASSE-TEMPS DE L’HONORABILITÉ
VIII. Etc., Etc.

 

VII. LE QUATORZIÈME CONVIVE

Il a suffi de trois secondes à Espéranza pour venir à bout d’une tranche de melon. Elle va parler, elle cherche le premier mot d’une phrase qui lui permette d’orienter la conversation dans la voie de ses intérêts. Un coup d’oeil circulaire sur la tablée lui permet de constater qu’elle domine, comme d’habitude, la situation. Or il peut arriver et justement il arrive que, du sommet de son optimisme, une duchesse célèbre par sa maîtrise et son humeur enjouée laisse, sous le coup d’une émotion soudaine, choir la fourchette et le couteau qu’elle allait déposer dans son assiette vide. Mais rien que d’en avoir effleuré le rebord, le couvert d’argent massif réussit à entraîner dans sa chute la pièce de vaisselle plate qui s’en va, avec un beau tintamarre, rouler sur les dalles, sans que l’écorce de la cucurbitacée qui a suivi le mouvement de la dégringolade ait fait tampon entre le métal et la pierre qui vêt le sol d’une inexorable sonorité.

Et, pour couvrir tout le bruit, ce cri : " Treize, on est treize à table. " Fidèle aux habitudes d’ordre et de précision que lui a inculquées le prince des journalistes, Espéranza donne les preuves de ce qu’elle avance et compte à haute voix : " Le lord Sussex, un ; l’archiduchesse Augusta, deux ; le psychiatre, trois ; Synovie, quatre ; Wenceslas, cinq ; Marie Torchon, six ; le duc de Monte Putina, sept ; la marquise of Sussex, huit ; le prince des journalistes, neuf ; Krim, dix ; Kate (c’est le nom de la jeune Américaine), onze ; Jim, douze ; elle-même, treize. Dernier espoir, il y a une chaise inoccupée entre Krim et Kate. Mais qui viendra, viendra-t-on même s’asseoir sur cette chaise ? Quel sera, quel est le quatorzième convive ? La maîtresse de maison se trouve trop saturée de gin pour ne point, au dernier mot de la question, s’incendier. C’est un vrai phosphore, son goût des calembours scabreux. Elle s’allume, tel à la moindre étincelle le rhum d’une omelette, à première vue inoffensive. Espéranza s’effraie de voir dans les yeux de sa compagne des dévergondages southamptoniens danser des flammes crapuleuses. En guise d’huile sur le feu, la divine lady se verse des grands coups de vin blanc et vide plusieurs fois son verre avant de le lever à la santé de celui qui n’a pas assisté au trinquage précédent et, d’ailleurs, n’assiste non plus à celui-ci, ce qui est fort regrettable car les treize autres ne demandent qu’à être heureux pourvu que le quatorzième…

Et Espéranza doit, ici, supporter que le mot convive soit tronçonné, trouve dans ses sept lettres de quoi offrir à la fois un sujet et son verbe…

Faut-il laisser passer l’incongruité ? La duchesse irait jusqu’à faire un éclat, si elle ne se disait que le plus grand nombre des invités ne comprendrait rien à la colère de sa dignité offensée, puisque, parmi les treize, il y a d’abord des étrangers trop peu familiers avec les Français pour saisir le jeu de mots, et parmi les Français eux-mêmes, au moins une âme (Espéranza pense à Synovie) à qui sa pureté interdit de soupçonner d’une connaissance aussi perverse de la langue une bouche étrangère, et enfin, dans la personne de Krim, une indifférente décidée à ne prendre la peine de parler pas plus que celle d’écouter.

Donc Espéranza ne bronche, mais, en dépit des souvenirs d’une amitié vieille de trente ans et des services mutuellement rendus, son silence ne pardonne point à Primerose d’avoir non seulement permis que son déjeuner groupât autour d’une table (il faut le reconnaître, pompeusement servie) un nombre fatal d’invités, mais encore laissé à chacun le choix de sa place, de telle sorte que cette fouine de populiste a, pour narguer la duchesse de Monte Putina, réussi à s’insinuer entre son gringalet de fils et son gâteux de mari. Nul ne se trouve à la place qui devrait être la sienne. D’où un désarroi multiplié par le cri d’alarme : " On est treize à table. " Même Augusta, dont il n’y a pourtant pas moyen de contester les vigoureuses qualités, en proie à la détresse, se signe et pense qu’elle préférerait un Juif, un Turc, un tzigane, un bolchevique à cette place vide entre Kate et Krim. À entendre tousser cette dernière, chacun des douze autres invités se dit que s’il doit y avoir une mort dans l’année ce sera la sienne. Mais Krim, qui devine les pensées de ses inexorables co-déjeuneurs, quoiqu’elle sache que la présence, à l’un de ses côtés, d’un convive supplémentaire ne changerait en rien sa destinée (d’ailleurs admise une fois pour toutes) de presque immédiat cadavre, n’en a que plus de joie à constater que son nom est celui d’un acte meurtrier, non d’une victime. Ainsi se sent-elle protégée d’une mort que la superstition numérique de tous aimerait à voir fondre sur elle. Le corps raidi, les poings fermés, les ongles enfoncés dans les paumes, les lèvres serrées comme pour retenir, de ses dernières forces, le souffle de vie dont les autres aimeraient à la voir soudain privée, elle gonfle ses narines pour ne rien perdre de la bonne odeur de semence humaine qui transparaît à travers les senteurs d’un bouquet sur la table, devant elle. Ravagée mais toujours affamée de chair fraîche même aux heures les plus fiévreuses de ses après-midi, elle n’acceptera jamais de pouvoir paraître la victime expiatoire dont l’immolation assurerait le salut de ces douze parmi lesquels, seule, lui semble possible la jeunesse désarmée de Kate. Alors, comme un immense papillon d’herbes vénéneuses, son regard d’absinthe voltige de l’un à l’autre, et dans le double cercle ailé de ses paupières, parmi les touffes dansantes, il y a de telles intentions que vingt-quatre yeux se ferment. Mais ils se rouvriront, et alors ce sera une coalition quasi universelle.

Même le gringalet, qui, pourtant, ne tient guère à donner à sa mère l’impression qu’elle triomphe sur ce point comme sur les autres, ne peut s’empêcher de juger, à haute voix, les personnes qui savent toujours venir là où elles n’ont que faire. Il est, ajoute-t-il, décidé en ce qui le concerne à ne plus confondre le soleil et les becs de gaz. Donc il ne se contente pas de faire le joli entre la romancière populiste et la poétesse lauréate des jeux floraux. Il affirme une victoire sans pitié. Il se venge de celle qui charma jadis le petit animal dont les sens étaient si frais, si spontanés qu’Espéranza a dû ne pas regarder à sa peine pour racornir ses désirs et leurs ombres, les pensées.

Lui et les autres, ils se reconnaissent encore bien des raisons de haïr Krim. N’a-t-elle point, par exemple, vécu sans autre règle que sa liberté et ses amours ? Espéranza, surtout, attend, pour justifier sa sordide putasserie initiale et la triste prudence qui lui fit suite, l’hémoptysie dont le flot finira bien par emporter, avec les ruines d’une voix trop émouvante, la dernière chaleur d’une vie. Espéranza sait qu’il n’est pas une touloupe, pas une guenipe qui ne pense comme elle. Primerose, figée dans son aristocratie monstrueuse, essaie, mais en vain, de noyer au fond d’un verre la nostalgie des fêtes charnelles que, par la faute de son ambition, elle a manquées. Elles sont toutes inassouvies, à commencer par Augusta qui, chaque matin, après s’être frotté les bouts des seins avec l’étoffe du pantalon-souvenir que Stéphanic n’a jamais porté, prie son Dieu paneuropéen de la pardonner et, gagnée à la cause monteputinesque, lui jure, de toutes a contrition, de donner des colonies au pape.

Non moins inassouvie qu’Augusta, Synovie, qui promet une ode à saint Antoine de Padoue si elle arrive à séduire son voisin, le psychiatre (il y a des chances, il est du côté du bon oeil), puisque ce gringalet de Wenceslas est décidément passé avec armes et bagages au service de Marie Torchon laquelle, flagorneuse comme de coutume et bien qu’elle n’en mène pas large, à la vérité, prétend que le danger des treize à table n’existe pas pour elle. En effet, Augusta et le prince des journalistes, vu leur situation, comptent chacun pour deux, font donc quatre à la paire et ainsi portent à quinze le nombre périlleux.

Malgré le talent oratoire et l’habileté de la populiste, la confiance ne renaît pas.

Il semble qu’il faille un siècle pour qu’on en arrive au homard. Alors, comme si un miracle lui avait rendu la parole, le vieux duc de Monte Putina, qui n’a pas encore dit un mot, soudain lance à l’archiduchesse un tonitruant : Ad Augusta per langousta. Ce latin de cuisine ne semble pas déplaire à Augusta. Elle a, au cours des étés de sa lointaine enfance, fait avec le noble romain des châteaux de sable sur des plages adriatiques. Elle ne lui en veut ni de sa bruyante familiarité, ni du piment de barbarisme ajouté à la sauce déjà corsée où nage ce crustacé, dont un gentilhomme du vieux monde ne va tout de même point se fatiguer à établir le pedigree. Mais l’état civil d’un fruit de la mer préparé justement à l’américaine doit inquiéter davantage un Jim peu familier avec les langues anciennes. Le pauvre, qui n’a pas oublié la semonce du prince des journalistes quand, tout à l’heure, fantaisie lui prit de parler d’acte gratuit, ne peut, malgré tout ce qu’il devine avoir à redouter d’une telle question, s’empêcher de demander qu’on lui traduise la phrase si bien sonnante du vieux duc. Il n’obtient pour toute réponse qu’un froncement de sourcils d’Augusta, une moue de Primerose et un regard dédaigneux d’Espéranza. Le prince des journalistes, révolté par tant d’ignorance, feint de n’avoir pas entendu. Alors, malgré l’innocence des roses qu’il a lui-même, devant chaque couvert, disposées en bouquets assortis aux états d’âme présumés des convives, l’héritier des lords Sussex en vient à penser qu’il préside un festin diabolique. Sur son visage, il épingle un sourire impeccable, destiné à couvrir la double honte de n’avoir point empêché les propos périlleux et de ne point savoir les arrêter. Ainsi, l’adolescent à perpétuité, gloire d’Oxford où il a pris ses degrés, et champion de tennis, à la fois esthète et athlète, amateur de viande rouge et de poètes lakistes, digne arrière-neveu de l’honnête homme dont le XVIIe siècle fit ses choux gras, de tournure assez bonne et de teint assez délicat pour mériter, tout comme son bibelot insulaire de patrie, d’être mis sous globe, bien qu’il n’ait jamais, et aujourd’hui pas plus que les autres jours, manqué de se conformer aux usages, soudain, parmi les fleurs où depuis des années il vit en beauté, se trouve torturé par la présence de ceux qu’il a priés. Et lui qui avait quelque chose à demander à sa marraine ! lui qui eût voulu qu’elle s’engageât à récompenser, lors de la réorganisation européenne, lord Rothermere dont les efforts en faveur du pays où Augusta vit le jour sont bien faits pour toucher un coeur archiducal où le sang si chaud des magyars se mêle avec tant de bonheur à celui plus paisible des enfants d’Albion.

Le jeune lord a même, à cet effet, prié son secrétaire de réunir les articles pro-hongrois que lord Rothermere a, depuis 1927, publiés dans le Daily Mail, car tel a été le mouvement d’enthousiasme suscité par la généreuse campagne du roi de la presse anglaise qu’il a pu annoncer à ses lecteurs qu’il avait, à l’occasion de son tout récent anniversaire, reçu 72 000 lettres et cartes postales. Ce qui était déjà quelque chose. Mais surtout il ne faut pas oublier le mémorandum signé par plus d’un million de Hongrois, transmis par une délégation composée de personnalités dirigeantes de la politique hongroise, ayant à leur tête d’anciens ministres.

Partout en Hongrie, concluait le roi de la presse anglaise, on donna mon nom à des rues et à des places. On m’apprit que mes portraits ornaient toutes les maisons paysannes ; mon nom fut tracé en immenses caractères sur le versant des montagnes hongroises. Les universités du pays me décernèrent les titres honorifiques les plus importants. C’est à cet enthousiasme national qu’il faut attribuer le projet de me faire poser ma candidature au trône de Hongrie… Je fus profondément ému par l’honneur que me faisaient mes amis hongrois en me désignant pour l’un des trônes les plus anciens de l’Europe. Mais je crus qu’il ne serait pas de l’intérêt de la Hongrie de choisir un roi en dehors de sa dynastie et de sa race.

Or cette dernière phrase ne témoignait-elle pas d’un scrupule excessif chez un homme aussi modeste que supérieur ? Ne fallait-il point lui mettre, malgré lui, le sceptre en mains ? Sur d’aussi graves questions, le premier avis à connaître était sans conteste celui d’Augusta. Mais comment l’interroger, comment lui réciter la prose apprise par coeur de lord Rothermere, quand on n’est pas en pleine possession de ses moyens ? Sweet, si sweet qu’on ne peut trouver plus sweet dans le genre sweet, ce joli amphitryon n’en voudrait pas moins chasser de ses terres, de la terre entière, les invités qui ont compliqué sa vie jusqu’au mal de tête. Malgré son envie de les sortir à coups de poing, il lui faut prendre une pose harmonieuse, songer à des gestes photogéniques, car viennent d’arriver les preneurs de vues avec leurs appareils. Alors, chacun des treize de signer une trêve avec ses appréhensions. De petits culs de poule bien sages ne demandent qu’à pondre de charmants sourires. Lady Primerose peut être tranquille. D’exquises images de ce festin historique passeront à la postérité. Mais, le petit oiseau sorti, l’on retourne à ses moutons. Or lesdits moutons suivent dans leur évolution une marche inverse de celle des vaches bibliques, c’est-à-dire qu’au lieu de passer du gras au maigre ils sont allés ou ont feint d’aller de l’angoisse à la désinvolture. Ceci d’ailleurs au propre comme au figuré, car on vient d’apporter une selle d’agneau si succulente que chacun se sent disposé à en arracher les morceaux d’entre les dents de son voisin, tout comme à lui enlever les mots de la bouche.

Jim est le plus frénétique de tous. Il mange, boit, parle en même temps et s’étrangle et tout lui ressort par le nez. Le jeune marquis of Sussex songe vraiment à quitter la table. Il a envie lui aussi de prier sa marraine de faire la guerre à l’Amérique, car il hait les Américains, ces enfants sauvages qui abîment tout sur leur chemin. D’abord, il est de moins en moins prêt à digérer cet acte gratuit qui coûte mille francs. La nouvelle de cette folie a déjà dû gagner les collines et leurs petites villes. Donc, les jeunes gens qui, contre juste rétribution, rendent service aux messieurs de goût raffiné, ne vont certes point manquer de mettre à l’ordre du jour la question des salaires voluptueux.

Ils concluront sans nul doute au relèvement des tarifs. Un lord Sussex n’aime point à imaginer le jour, sans doute prochain, où des gamins de village oseront exiger des prix de horse-guards. Mais eux ils trouveront que ça fait une moyenne puisque les plus cotés s’offrent pour rien à Krim qui, bien entendu, ne se fait point prier. Alors quelle consommation de petits bruns trapus sur la colline ensoleillée où il est plus doux de finir de vivre que dans l’air glacé des montagnes. Les vedettes des amours vénales et touristiques, même aux plus belles minutes de leur réussite, n’osaient espérer tenir entre leurs bras, serrer de toute la force des biceps de leurs jambes, comme ils disent, la créatrice des chansons qui donnèrent à leur précoce enfance soif de boissons violentes, de danses à petits pas et de coquetteries âcres-douces, aussi âcres, aussi douces qu’un mélange de sueur et de parfum bon marché à la violette, sous les aisselles, après une nuit de java et de sensualité, au mois d’août. Krim, elle est, à elle seule, la Circé qui charme ces petits mecs et l’Homère qui les chante. À la voir si frêle, déjà presque transparente, ils prennent honte de l’épaisseur des mains dont ils la caressent. Ils lui apportent des fleurs, lui donnent des foulards cousins, par l’inquiétante pâleur, des apéritifs à l’anis. Mais pour n’avoir point à se reprocher une générosité contraire aux traditions de leur commerce charnel, ils se rattrapent sur les promeneurs attardés, à coups de montres volées, de portefeuilles escamotés et de chantages bien combinés. Le marquis of Sussex, qui connaît pourtant sa Riviera sur le bout du doigt (avec et sans jeu de mots), n’est pas, malgré sa prudence, parvenu à éviter deux ou trois histoires fâcheuses. Il accepte difficilement que la livre ait baissé et encore plus difficilement qu’il lui faille à lui, jeune Anglais ravissant, se ruiner pour compenser le débit gratuit de sperme que les petits noirauds ont coopérativement consenti à la chanteuse. Et cette moribonde a une telle faim d’hommes que si une chaise est demeurée vide entre elle et Kate, c’est sans doute qu’elle a mangé celui qui devait s’y asseoir, le quatorzième convive dont les autres vont, toute leur vie, reprocher l’absence à la marquise of Sussex. À la lumière du Chambertin s’illumine cette hypothèse qui lave du soupçon d’étourderie la vénérable exquise lady. Aussi est-ce d’une lèvre, d’une langue plus apaisées que le jeune lord se met à sucer un épi de maïs, bien long, bien cylindrique. Espéranza, qui n’a pas les yeux dans sa poche, interprète cette gourmandise. Elle se dit que Primerose a bien mal élevé son fils. Aussi demande-t-elle au psychiatre ce qu’il pense des perversions et du sort à leur réserver dans la confédération paneuropéenne.

L’homme de science les condamne parce qu’elles risquent de frustrer d’un contingent nécessaire l’armée d’Augusta. Par contre, il n’est pas sans reconnaître quelque élégance aux névroses dont les perversions sont génératrices. D’où cette question : Faut-il déraciner la névrose ? Et lui-même, quoique le faisandé ne soit pas son fait, parce qu’un de ses oncles a jadis connu Rollinat, il déclare préférer les Névroses aux Fleurs du Mal. Marie Torchon lui coupe la parole et demande à Augusta si elle pense que le populisme sera bientôt reconnu d’utilité publique. Espéranza se désintéresse d’une conversation aussi désordonnée. Elle rêve aux névroses, contemple son fils dont les tics nerveux prouvent qu’il serait capable de parvenir aux névroses sans passer par les perversions. Le caractère exceptionnel de la psychologie filiale est réconfortant à l’orgueil maternel. Le gringalet pour se trouver promu général n’aurait à être ni lieutenant, ni capitaine, ni commandant, ni colonel. Dommage qu’il refuse d’entrer dans les ordres. Enfin, inutile de répéter toujours les mêmes regrets. Bon sang ne peut mentir. Et, à imaginer le plus funeste, c’est-à-dire que Marie Torchon arrive à se faire épouser, même ce mariage qu’Espéranza n’hésite point à traiter de sot peut avoir son bon côté et permettre, etc., etc., etc.

Il serait fastidieux de suivre dans tous leurs méandres les propos et fantaisies de treize personnages pendant un repas, au cours duquel fort longuement il fut discuté de l’écrivain Lawrence, de son héroïne lady Chatterley et des grandes dames anglaises en général si dignes, même au sein des pires dévergondages, qu’elles savent choisir, comme par hasard, dans la personne des gardes-chasse irrésistibles de très respectables anciens officiers de l’armée royale. De lady Chatterley, on passera d’ailleurs à des considérations sur la sexualité qui mèneront Augusta à confesser qu’elle estime, quant à elle, se trouver au stade anal : " Et moi j’en suis au cannibalisme ", ajoute Krim.

Le cannibalisme.

L’héritier des lords Sussex l’aurait juré.

Krim la cannibale aurait dévoré le quatorzième convive. Mais s’il était d’accord ? Si, malgré l’été, il grelottait au point de vouloir se réchauffer à sa fièvre ? S’il voulait allumer son sang à ce foyer ? S’il en est revenu vêtu d’un manteau d’invisibilité, oui, invisible, mais spectateur ? Il est là le quatorzième convive, spectateur dont les intentions ne le cèdent en rien à celles du Commandeur, tel qu’il apparaît à la fin concluante du mythe de Don Juan.

Mais le Commandeur décidé à broyer entre ses mâchoires de pierre celui qu’une insatisfaction perpétuelle lançait sur la trace de toutes les passantes, le vieux qui veut tuer le jeune pour supprimer la concurrence et qui entend donner comme une vertu vengeresse, sa sénile jalousie, sa colère même rend hommage au séducteur, tel Saturne dévorant ses enfants, parce qu’il s’effraie de prévoir en eux des dieux, tels tous les pères décidés à ne jamais oublier le droit de vie et de mort que leurs prédécesseurs romains se conférèrent sur leur descendance. Pour ne point être supprimé par la chair de sa chair, l’homme ne doit point tarder à prendre ses précautions. Il peut déduire l’appétit ancestral, l’immense volonté meurtrière de ces gencives encore désarmées mais déjà pleines de dents qui, promises à une croissance monstrueuse en quelques années, feront d’un petit tas de viande molle un carnassier en tout cas redoutable, soit qu’il veuille au cours d’un repas religieux s’assimiler ce qu’il respecte dans la personne de son géniteur, soit qu’il tienne à se débarrasser d’un rival qu’il n’aura point eu tort de haïr de toute la force de son inconscient, puisque l’engendreur, si une volonté conservatrice ne l’arme contre l’engendré, n’en concevra pas moins une implacable haine de cet engendré qui, à la plus innocente minute de son âge vagissant, se précipite de toute la violence de sa faim sur des mamelles que l’adulte, dans ses caresses les plus osées, ne touche qu’avec un respect infini.

Le Commandeur est vieux. Le Spectateur n’a pas de beaucoup dépassé la trentaine. Le Commandeur se tient debout, inexorable, au bord de l’abîme qu’il a creusé aussi profond que sa haine pour y précipiter Don Juan. Le spectateur, lui, s’assied entre Krim et Kate.

Parmi toute cette grande famille paneuropéenne, oui, grande famille comme on louait d’en être une l’armée, aux jours cocardiers d’avant 1914, elles sont les seules propres, lavées de toute saleté parentale. Il n’y a jamais eu place pour une épaisseur de placenta dans cette flamme qui meurt, Krim. Kate, elle, est une enfant et le Spectateur pense qu’il suffirait de mêler ses doigts aux siens pour abolir un monde écoeurant dont sa colère n’accepte de se nourrir qu’afin de le vomir.

On a beau avoir forniqué pas mal de fois avec l’un et l’autre sexes de son espèce et même avec quelques chiens, rien que d’effleurer certaine fraîcheur, on peut se retrouver l’adolescent prêt à noyer sa mémoire dans les yeux d’une promeneuse-enfant.

… Mais, sous prétexte de noyer sa mémoire, ne va-t-on pas s’embourber dans les réminiscences d’une peu brillante pré-puberté ? L’auteur de ce livre qui, non seulement a " forniqué avec l’un et l’autre sexes de son espèce et même avec quelques chiens " encore et surtout, durant trente-deux ans, vingt-quatre heures par jour, du 1er janvier à la Saint Sylvestre, a dû supporter d’être lui et le spectateur, enfermés tous deux, sous un seul nom, dans un même sac de peau, sans issue qui permît à l’un d’échapper à l’autre, même au cours des nuits, des rêves.

Un habitant de la Sologne, dans le Journal du 19 septembre 1932, après s’être déclaré décidé à ne jamais renoncer aux plaisirs de la chasse sans permis, conclut : " Même si je devenais mélomane, je demeurerais braconnier. " L’auteur a honte d’avouer : "Même amoureux, je demeure spectateur." Et le spectateur réciproquement : "Même spectateur, je demeure amoureux."

Et maintenant, ami lecteur, si tu lis ce livre à la saison pluvieuse, tu vas penser que l’eau du ciel a englouti le dernier lopin de terre ferme ; si c’est la saison sèche, tu vas croire que, dans le sable, s’est perdu l’ultime ruisseau. Mais, patience, et ne t’énerve point, si l’on te sert de l’informe alors que tu voudrais du lapidaire. Tu aimes la précision. Tout le monde aime la précision. Mais, à force de couper menu, on en vient au hachis, au gâchis. Après les fibres, la poudre. Un cyclone invente à chaque réveil des tourbillons de poussière blanche. Matins de frissons et de plâtre. Tout est gâché. Or gâcher le plâtre, n’est-ce point une des premières, sinon la première chose à faire pour qui veut se construire une maison, la Maison ? Mais gare à la métaphysique. Dans trois minutes, d’ici trois mots, s’il n’y est mis bon ordre, ce sera la maison en soi.

On parle beaucoup de phénoménologie ces temps-ci, mais il n’est cependant point de science morale qui ne se veuille nouménologie(1). Et c’est pourquoi nous ne sommes pas trop en avance quant à la psychologie. Malgré les symboles dont se grise autant que de mouvement un siècle qui aime à se vanter d’être siècle de la vitesse, on en est, dans certains domaines, demeuré aux modes de locomotion des rois fainéants. Que ruminez-vous, ruminants ? Boeuf de boeuf. Vive la littérature paysanne, les romans du terroir, vivent les boeufs et la charrue qu’on a mise avant les boeufs. Mais peut-on remuer la surface d’une dure suffisance ? Jolie musique, cette promenade aratoire sur le marbre des coeurs, les os pétrifiés des crânes. Et si le soc de la charrue ne supporte plus l’impénétrable, s’il se révolte, s’il sort de lui-même ? Il va trouver enfin son sillon à creuser, approfondir le sillon déjà creusé par une cicatrice elle-même consécutive à l’arrachement des couilles d’entre les pattes de derrière des animaux émasculés, car on a donné les taureaux sans confession à toute la curetaille qui maintenant se propose de prendre le bon Dieu par les cornes.

Ah ! sagesse, sagesse des nations, séculaire, que dis-je millénaire, bien indivis des vedettes paneuropéennes, parure des petites fêtes capitonnées et des grandes réceptions capiteuses du capitalisme, ce n’est que pour vous condamner que pouvait venir s’asseoir, parmi les treize autres convives, ce quatorzième, ambassadeur de celui qui tient la plume, écrit le mot plume, le mot… mot, le… le.

Tout s’éparpille, mais au centre de l’éparpillement demeure la colère. Le spectateur entend surtout ne point prendre figure de pierre. Au commandeur d’avoir recours au symbolisme pompeux, sclérosé, minéral de cette prétendue justice majuscule, absolue dont le père impose à l’enfant la notion à coups de poings, gifles et châtiments.

Aujourd’hui, ce n’est plus au père de punir le fils, mais au fils de punir le père et de le punir, parce que lui, le père, il n’a su éviter que le fils lui apparût punissable.

C’est le mérite des époques dites de décadence que d’éclairer d’une lumière exceptionnellement violente le conflit entre ce qui est et ce qu’il faudrait qui fût. Les contraires, la glace et la flamme brûlent d’un même feu. Le monde s’embrase à coups de cristaux et d’incendies. Le monde s’embrase d’antithèses. Il semble alors que la terre fécondée par les orages qui l’ont visée durant des mois, des années, des lustres, des siècles, la terre s’ouvre soudain. Elle va fleurir de tous les chauds et féconds dangers, sous forme d’arbres de soufre, d’arbres de souffrance, d’arbres de liberté, de fontaines de sang. Les poltrons, les tiédouillards avaient tout fait pour qu’on crût sa carapace refroidie, incapable de telles éclosions. Les grandes compagnies d’obscurantisme, tous ceux qui ont quelque chose à voir avec les répugnantes religieuseries vont parler du règne de l’Antechrist. Mais de règne, de Christ et d’Antechrist, il n’est question, escargots pourris. Le monde se désinfecte de vos immondices, curés. La glaise des chemins enliseurs se soulève d’elle-même comme si, de l’intérieur, elle s’était pétrie, travaillée d’un mouvement qui va défaire les ornières, rendre à la circulation ce qui, fait pour elle, ne se donnait pas la peine de bouger.

Le siroco, l’animal aux gigantesques foulées, qui ne se laisse pas voir tous les jours, alors, au lieu de souffler une haleine dont s’effrayait la nuque mal protégée de l’homme, le grand siroco se couche sur des places publiques aussi vastes que son désert originel et, de ses lèvres en rubans d’équateur, il donne l’assurance que ne sera point empêché d’être ce qui doit être. Et il n’a pas menti, puisque, d’explosions en explosions régénératrices, va se poursuivre la terreur rouge. Les hommes alors ne s’emberlificotent plus dans des serpentins métaphysiques. Ils ont déjà rompu les entraves de l’hypocrisie. La faute n’a plus rien à voir avec le péché, rien à voir donc avec le méli-mélo de répercussions abstraites dans l’au-delà. Il s’agit simplement de supprimer certaines conditions de vie, et certains êtres, tels que les ont faits ces conditions de vie, tels aussi qu’ils ont permis à ces conditions de vie de se continuer. * Celui qui a jeté treize personnages sur une colline ne dispose plus d’eux. Il n’est pas maître des réactions à quoi le contraindront ces noyés ramenés des marais de la mémoire, des trous de cauchemars. Il n’est pas assez bien mithridatisé pour retrouver impunément dans le miroir empoisonné de son écriture les gestes, les visages d’un monde qui n’a pas cessé d’être. Ses rêves qui voulaient nier le monde l’ont ressuscité. À tous les coins des rues, à tous les coins du sommeil, au bout de trente-trois ans d’une existence qui n’est pas encore blasée du dégoût, de la haine à presque chaque pas, à presque chaque rencontre, c’est une occasion nouvelle de détester. Une occasion à ne jamais fuir. Celui à qui on n’a pas crevé les yeux, le tympan au jour de sa naissance, ne peut se refuser aux grouillements des dégueulasseries à grosses influences, noms ronflants, alliances princières ou ducales, hypocrisies libérales et démagogies diverses. Ça grouille jusque dans le silence, dans la lumière du soleil levant, lorsque le retour à l’état de veille est salué par une chaleur qu’il y a pourtant le même bonheur à écouter monter qu’il y en avait la veille au soir, à renifler, avant de s’endormir, le drap parfumé du soleil qui l’a séché.

La perpétuelle répétition des mêmes grands crimes, sinistres et imbéciles petits manèges, a taché la mémoire à jamais. Une hirondelle ne fait pas le printemps, mais un tout petit point noir pourrit le plus beau des ciels. Un souvenir empoisonne jusqu’au vertige qui vous prend, lorsque, couché sur le dos, vous scrutez l’éther de l’été le plus flamboyamment vide.

On peut rire.

Le rire n’a jamais rien effacé, rien corrigé.

Des oeuvres prétendues satiriques, osées, ne sont qu’une des faces de la littérature édifiante. Un certain diablotinisme, rien que de s’affirmer expert ès mauvais sentiments, reconnaît pour bons ceux que la coutume opportuno-scribouillarde donnait comme tels. L’orgueil d’une mauvaiseté, d’ailleurs fort contestable, décide ainsi les soi-disant audacieux à être seulement, mais à être de toutes leurs sombres couleurs, les ombres portées sur le mur, toujours le même, où vient se briser tout élan.

Contre la morale courante, sa stupidité grossière et sa non moins grossière malhonnêteté, (l’une portant l’autre) ceux qui osaient pousser l’intelligence jusqu’à l’honnêteté (ou, ce qui revient au même, l’honnêteté jusqu’à l’intelligence) prenaient figure d’immoralistes(2). Il faut leur savoir gré d’avoir fait que le scandale arrive. Mais le scandale « arrivé » ne doit pas demeurer, car demeurant il n’est plus scandale. Et puis, un scandale particulier ne vaut qu’en tant qu’il dénonce dans ce qu’elle a de plus scandaleux, la scandaleuse monotonie, la scandaleuse hypocrisie, la scandaleuse muflerie d’une société qui juge scandale tout ce qui n’est point aussi scandaleusement monotone, hypocrite, mufle qu’elle. Le scandale qui cherche à se limiter à lui-même, qui se fige dans une attitude esthétique, le scandale promu à la dignité de chose en soi, devenu objet de luxe métaphysique, le scandale pour le scandale vaut l’art pour l’art.

Et surtout quelle source de confusions nouvelles, ce scandale, si, dans la pensée consciente ou inconsciente de son auteur, il a tenu simplement lieu de dîme magique. Un scandale bien mijoté, voilà le prix (modique) dont se paie la transaction, la poire coupée en deux. L’individu qui n’est pas trop bien dans son assiette a des coquetteries pour provoquer l’opinion, avant de la satisfaire. L’avoueur a prévu, médité son aveu. Et il a bien choisi son temps, ses mots. Question de mesure. Mesure formelle qui empêche toute mesure réelle. Oui, on commence par insinuer. On n’a certes pas l’ambition de peser ce qui est impondérable, etc., etc.

La pose à une originalité tout extérieure, que signifie-t-elle, sinon la mauvaise foi profonde du poseur, conformiste plus ou moins bien déguisé en " ennemi des lois ", mais de connivence avec ces lois, puisqu’il vient de déclarer impondérable ce qu’il a, lui, intérêt matériel ou moral à ne point peser.

Le brouillard sentimental, quel refuge ! Mais, revers de la médaille, l’esprit dans cette ouate tiède et aveugle où il s’est réfugié, se sclérose, se paralyse, tourne à l’entité comme le vin au vinaigre.

Individualisme, personnalité. Pour diviniser l’égoïsme, de soi-disant philosophes n’ont-ils pas poussé la complaisance jusqu’à glisser un t isolateur entre deux voyelles qui se frottaient pas trop obscènement leurs nez de sales petites fourmis avares. On avait l’égoïsme. On a l’égotisme, maintenant. On est bien avancé. Le bourgeois qui veut un coffre-fort pour abriter ses valeurs matérielles, enferme ce qu’il croit des valeurs morales, intellectuelles dans des armures, dans des tours d’ivoire.

Armures.

Le petit cérébral se condamne à pourrir, chenille victime de sa vanité, du cocon d’indifférence et de fer-blanc qui le défend des autres. S’il sortait de lui-même, il se sentirait par trop déliquescent. Il voudrait alors avaler son parapluie. Mais, de parapluie, il n’en a pas, car le vrai chic anglais et lui ça fait deux. Il est fichu comme quatre sous. Il prétend à l’esprit de finesse mais il est loin d’avoir une taille de guêpe. Et puis tous les petits chardons analytiques dont il aimerait à se nourrir sont tombés en poussière.

Tour d’ivoire.

Alfred de Vigny était un grand veinard qui, de la sienne de tour d’ivoire, pouvait expédier, par lettre sûrement recommandée, son sperme à Mme Dorval. Tant de délires masturbatoires, dédaigneux d’autres corps, ne visent qu’à l’avachissement (3) , l’alanguissement, l’oubli d’un monde apparu intolérable, même à ses profiteurs, mais que les profiteurs ne veulent rien faire pour rendre un peu plus tolérable. Cercle vicieux dont l’individu est à la fois le contour et le centre.

Or voici que craquent les armures,

la tour d’ivoire,

le cercle vicieux

et tous les cadres.

Nul individu de bonne foi ne saurait plus tolérer que son individualisme le protège encore du monde extérieur et des problèmes que le monde extérieur pose à tous les yeux qui ne sont pas de verre, enfonce dans toutes les cervelles qui ne sont pas de plomb.

Ne point dénoncer explicitement un régime fauteur de chômage et de guerre c’est en demeurer implicitement complice. La caducité, la faillite prochaine de ce régime, de ses iniquités millénaires ne rendent pas ses intentions meilleures, au contraire. Il y a beaucoup de travail encore, pour que table rase soit faite de la bourgeoisie, de sa culture, de ses institutions, pour que le prolétariat victorieux enfin construise.

Le capitalisme ne se suicide pas, on le suicide, et pas en soufflant dessus. Ses monuments sont mieux plantés en terre que la muraille de la Jéricho des légendes. La chanson humanitaire que tant de dromomanes s’en vont chantant de par le monde, les petits cantiques du pacifisme bondieusard, voilà qui non seulement n’ébranlera point les pierres officielles, mais au contraire vise à cimenter d’opportunisme, de résignation, les moindres moellons, les plus infimes parcelles de ce qu’il s’agit d’abattre.

Le mensonge libéral, produit spécifiquement français, on sait ce qu’il vaut, ce qu’il nous vaut. On n’a pas oublié ce qu’il nous a valu. On peut prévoir ce qu’il nous vaudra. La France se pose en championne de la liberté individuelle, c’est-à-dire elle entend plus que jamais défendre la liberté de quelques individus, minorité d’exploiteurs dont le bon vouloir et les caprices ne demandent qu’à continuer de s’exercer aux dépens des exploités.

Si les profiteurs n’aiment pas toucher au bas de laine, entamer le magot, (connais-tu le pays où fleurit l’avarice ?) ils sont, par contre, prodigues de belles paroles (connais-tu le pays où fleurit l’éloquence ?). Des mots, toujours des mots, des mots qui ont perdu toute valeur. On est en pleine inflation verbale. Cette fausse monnaie à peine fabriquée, son effigie prometteuse, déjà, s’encrasse. Ses traits s’effacent. Avec ce qui en demeure, on ne saurait reconstituer un visage. En parler bourgeois, rien n’a plus de sens, ne veut plus rien dire, ou plutôt n’a de sens, ne veut dire que par grimaçante, odieuse antiphrase.

Parce que la guerre sévit à l’état endémique aux colonies, dès que le colonisateur se livre en tel point, tel jour, un peu plus férocement qu’ailleurs, que d’habitude, à son activité massacreuse, il est parlé de pacification.

Ainsi, est-il reconnu par l’impérialisme lui-même, que sa paix ne s’oppose point à sa guerre. Guerre et paix impérialistes se confondent. Front unique contre leur bloc. Front unique pour transformer la guerre impérialiste en guerre civile. Grâce à la S.D.N., il n’y a déjà même plus, de par le monde, le moindre lopin de Suisse qui puisse, à coup de symboles sournoisement chrétiens (la croix blanche d’un drapeau, la croix rouge de l’oeuvre du même nom), essayer de feindre cette impartialité évangélique, biblique sous le couvert de laquelle les espions des pays belligérants au cours de la guerre mondiale, se livraient à leurs petits travaux, rassemblant des documents (faux de préférence) pour faire condamner à mort ceux de leurs compatriotes qui n’applaudissaient point à l’hécatombe.

Grâce à la S.D.N., voici Genève devenue officiellement préfecture de police du monde bourgeois et le prince des journalistes a pu intituler : Avis aux défaitistes du capitalisme, l’article où il remerciait, en son nom et en celui de la civilisation, le colonel suisse qui ordonna de tirer sur la foule, lors du meeting pour le compte rendu des travaux et résolutions du Congrès d’Amsterdam contre la guerre. Mais insinuer que le matraquage à la sortie de Bullier c’était de la gnognotte par rapport à la fusillade de Plainpalais, voilà qui ne visait certes point à flatter le préfet de police parisien. D’ailleurs, après les félicitations au chef helvète, venaient, à peine voilés, des reproches à l’épurateur pourtant consacré de la Ville-Lumière, comme s’il ne s’était pas montré à la hauteur de sa tâche, de sa réputation. "Quand une étoile commence à pâlir, concluait le maître de l’opinion, un soleil ne tarde jamais à l’éclipser totalement." Femme de tête, de poitrine et de fesses, la préfète flaira, fine mouche, la menace sous la métaphore. Elle entra dans une belle colère ou plutôt la colère entra dans sa belle personne, la remua tant et si bien que la Junon du quai des Orfèvres, comme l’appelait un poète de ses admirateurs, se métamorphosa du coup en bacchante. Bientôt même, au lieu de l’olympienne créature dont le décolleté, les soirs de générale, retenait la lorgnette de tout ce qui reste d’amateurs de vrais appâts, ce ne fut plus qu’un (mais ce fut tout un) tremblement de terre, de chair dont une des secousses sismiques projeta loin du corsage où elle était amarrée une broche de très grand prix, un bijou de petit sergent de ville tricolore à visage de rubis, képi et tunique de saphir et bâton de diamant. Ce fut miracle qu’il ne s’écorniflât point en tombant, ce pauvre chéri habitué non au mol oreiller du doute, mais au canapé fermement rembourré des certitudes, car les coupoles d’un soutien-gorge (modèle renforcé) savent donner confiance aux mamelles préfectorales. Donc, malgré les insinuations du prince des journalistes, la mieux corsetée des grandes dames de la Troisième République n’allait pas se laisser aller à croire que quelque chose lui pendait au bout des tétons, quelque chose qui n’eût rien eu à voir – au contraire – avec l’ambassade de ses rêves.

Dans le grand nombre des ennemis du préfet de police, jamais il ne s’était encore trouvé personne d’assez mauvaise foi pour oser l’accuser de mollesse dans la répression. Le prince des journalistes poussait-il donc la fourberie jusqu’à feindre d’avoir oublié le chômeur pourtant bel et bien tué par les hommes du préfet sur un chantier de construction, six mois auparavant ? On sait faire des exemples dans le département de la Seine aussi bien que dans le canton de Genève.

La préfète n’a rien d’une mauviette. Elle est plus forte même que sa colère. Elle a déjà ramassé son petit flic tricolore. Elle le remet en place, sonne sa femme de chambre : " Vite, vite mon chapeau, vous savez bien, mon petit turban, couleur coeur de préfet de police (4) , ma fourrure, mais dépêchez-vous donc, ma fille, il y va de l’avenir de la République. " Un amour de petit bibi se pose sur des ondulations Marcel, un renard argenté s’enroule autour d’un corps capiteux. La déesse des paradis policiers court plutôt qu’elle ne va, vole plutôt qu’elle ne court consulter les dossiers. Elle n’est pas longue à trouver ce qu’elle cherche. Parfait, parfait. Maintenant, libre à elle de peser de tout son poids (qui n’est pas plume) dans la balance de la justice. Pour rétablir l’équilibre, le prince des journalistes n’aura d’autre ressource qu’un contrepoids de cinq cent mille francs. Pas un sou de moins. Et gare à lui s’il tarde à donner un beau petit demi million pour les oeuvres de charité policière. Ainsi la préfète aura fait d’une pierre non deux, mais au moins trois coups : – puni l’injustice ; – travaillé au bien-être de ses chers protégés ; – et mérité, pour avoir trouvé une telle somme, d’être, de chevalière, promue officière de la légion d’honneur.

Ah ! si ce n’était pas la crise, avec quelques jolis agents provocateurs et des petites agentes bien roulées, du diable si l’on ne prendrait pas chaque mois une bonne dizaine de milliardaires américains en flagrant délit d’attentat à la pudeur. Ils pourraient garder leur liberté, mais moyennant finance. Et quelle finance ! Du coup, les chers fliflics à leur mémère ne porteraient plus que des pyjamas en lamé or, balanceraient leurs orchites dans des suspensoirs de dentelle et se laveraient les pieds au patchouli. Quant à leur protectrice, elle se mettrait autour du cou une de ces petites cravates de commandeuse ! Enfin, par ces temps de misère, on n’a pas à se plaindre, si l’on tient un prince des journalistes. Et on le tient bien. Dans son dossier, il y a de quoi faire chanter toute une ville de six millions de ténors.

À la préfecture, on avait fermé les yeux. On les rouvre. Un bon petit chèque, on les referme et d’autant plus hermétiquement que le rançonné, beau joueur, accompagne sa rançon d’un cadeau qui touche au coeur la belle rançonneuse.

Il s’agit d’une ceinture en saphirs, diamants et rubis (imitation, malheureusement). Mais la monture en est très soignée et avec le tour de taille de celle à qui elle est offerte, elle vaut son prix. Les pierres sont arrangées de telle sorte qu’on puisse lire : Liberté, égalité, fraternité. Le prince des journalistes qui a eu cette idée a pris un brevet. Il a pensé que personne ne pouvait faire à son invention une réclame plus et mieux vivante que la préfète. Il n’allait pas manquer le coche par susceptibilité. Il était d’ailleurs fort piquant de penser que, grâce à sa belle ennemie, il rentrerait dans ses fonds, récupérerait la somme qu’elle avait exigée. La moralité de l’histoire serait vraiment digne d’une fable du bon La Fontaine.

Et, de fait, il suffit d’un raout à la préfecture de police où l’hôtesse apparut avec sa ceinture Liberté, égalité, fraternité, pour que la mode en fût lancée. Chacune de ces dames voulut avoir la sienne et aussi bien Espéranza que Primerose, qu’Augusta, que Marie Torchon et que Synovie. Tout un hiver, tout un printemps, pas une touloupe, pas une guenipe qui ne se parât de la fière inscription. Plus tard, la chose devint un peu commune et à l’époque du déjeuner de lady Sussex, les vraies élégantes y avaient déjà renoncé.

Pour se consoler, le prince des journalistes n’a qu’à se rappeler que, par toute la France, les murs des casernes, des églises, des tribunaux, des prisons, supérieurs en persévérance aux girons des femmes mêmes les plus intelligemment conservatrices, n’ont cessé de répéter : Liberté, égalité, fraternité. Cette triple promesse que nulle grosse légume de la troisième république n’a jamais songé à tenir, les professionnels de l’obscurantisme, de la répression, de la guerre la font repeindre au fur et à mesure que les intempéries l’effacent. Esprit bien français, amateur du paradoxe et de l’ironie le prince des journalistes en est ravi. Il s’en frotte les mains. Dame, il n’est pas de ceux qui se les lave. Il n’est pas un Ponce Pilate pour se demander si le sang à verser est celui d’un juste. Non. Il sait prendre ses responsabilités. Et joyeusement. Ce qui, bien entendu, ne l’empêche pas de marcher avec son temps et de savoir qu’on prend plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre. Vive donc la religion qui adoucit de son baume les esprits et les coeurs, verse les saintes huiles sur les plaies des corps, les plaies nécessaires, car c’est de sang que les grands empires arrosent pour les féconder leurs terres barbares, leurs terres incultes, leurs terres à civiliser, à fertiliser.

Or la république française est aussi et surtout un grand empire colonial. Un maître de l’opinion qui pense bien se doit de rappeler au préfet de police qu’un gardien de la paix, c’est-à-dire de l’autorité et, à plus forte raison, le chef de tous les gardiens de la paix, ne saurait pas plus hésiter à tuer qu’un évêque à bénir. Chacun son travail. Sans doute pendant la guerre, les prêtres-soldats ont-ils pu cumuler les besognes. La croix d’une main, le fusil de l’autre, ils n’avaient pas une minute à perdre. Quel surmenage pour les représentants de Dieu sur la terre ! Mais, la foi qui soulève les montagnes, dispense de toute courbature les bras consacrés. Aussi, quand il s’est agi du salut du monde, le prince des journalistes, en épigraphe à son Appel aux ecclésiastiques de France, a cité les saintes écritures : Sans effusion de sang, il ne se fait point de rémission des péchés (Hébreux IX-22).

Il était sûr d’un effet qui ne se fit pas attendre, lui qui, élevé dans le catholicisme, en avait toujours pratiqué le culte et les ministres. Il leur en a une belle reconnaissance. Le meilleur de ses souvenirs amoureux, à coup sûr le plus attendrissant et certes pas le moins piquant, il le doit à un rêve de petit curé qui portait bas de soie et dessous de femme. C’était au temps de Grille d’Égout, du french cancan, de la Dame de chez Maxim’s, des gommeuses et des froufrouteuses. Alors la lingerie des amoureuses, au lieu de se résumer dans des combinaisons garçonnières, se multipliait en chemises à entre-deux de Valenciennes, pantalons à volants et jupons à gros et petits plis, le tout bien repassé, bien empesé. Le jeune abbé avait un sens du cache-corset et du cotillon qui ne courait pas les rues, même en ces temps bénis. À la modestie de son maintien, à l’austérité de sa jupe, le plus fin psychologue n’eût pu soupçonner le feu d’artifice de broderie anglaise, de tulle point d’esprit et d’impondérable organdi dont s’éclairait la nuit secrète de la soutane.

Fils du général de Belle-Lurette et de madame née de Troumoussu, on l’avait baptisé Cucufa, comme tous les aînés de la famille depuis des siècles, en souvenir d’un aïeul, un preux qui s’était particulièrement distingué pendant les croisades. Les Belle-Lurette et les Troumoussu n’en étaient plus à compter les quartiers d’une noblesse qui remontait pour les premiers à Pépin le Bref et pour les seconds à Pépin d’Héristal. Le jeune Cucufa comptait d’assez belles et nombreuses alliances, était assez bien tourné pour s’en remettre totalement à la grâce de Dieu. Aux avantages sociaux et physiques, il en joignait d’intellectuels, de moraux, et non des moindres. Docteur en théologie avant sa majorité, jamais il ne risqua de s’égarer dans le labyrinthe des hérésies, dans le dédale des schismes. Il était de ces claires intelligences françaises qui s’y retrouvent au plus épais des contradictions évangéliques et du maquis de la procédure civile. Il était de la grande lignée des juristes et des pères de l’Église. Il dominait le spirituel et le temporel. Yeux baissés, mains jointes, mais le jupon affriolant, il allait dans la vie, modelant toujours sa conduite sur le grand principe de sa sainte mère l’Église : Il est de pieux mensonges. Les pieux mensonges ne furent pas longs à faire d’un petit prêtre un grand évêque In partibus, cela va de soi. Et comme, en fait de parties, Mgr de Belle-Lurette de Troumoussu préférait à toutes les autres celles des nègres, il se mit à parcourir l’Afrique dans tous les sens. Après avoir papillonné, butiné par tout le continent noir, le noble prélat s’était fixé à Dakar, lui, sa crosse, sa mitre, ses jupes violettes et ses dessous toujours raffinés, mais singulièrement réduits à cause de la chaleur, de la mode. Il n’avait, d’ailleurs, interrompu son odyssée équatoriale que pour demeurer sous le charme d’une Calypso mâle, ancien boxeur, tenancier d’une maison close.

Sa soeur de la rue Blondel ne trouvant plus d’engagement dans la métropole, Espéranza l’avait, sur les conseils du prince des journalistes, expédiée à Dakar, promettant à Mgr de Belle-Lurette la bénédiction du pape, s’il parvenait à la caser.

Puisqu'un chien, d’après le dicton coutumier, peut bien regarder un évêque, pourquoi la soeur d’Espéranza se refuserait-elle le droit de tomber amoureuse de Mgr de Belle-Lurette ? Ce dernier, s’il permet que son épiscopale personne séduise ses ouailles, c’est toujours pour le bon motif, c’est-à-dire le salut desdites ouailles. Le saint homme se refuse aux avances de la pécheresse, mais après un bon petit coup de zigouigoui avec le boxeur-tenancier, il se sent la chair assez sereine pour parler du mariage des âmes en Notre-Seigneur Jésus-Christ.

La duchesse de Monte Putina recevra bientôt dans son palais romain une épître de Mgr de Belle-Lurette qui ne sera point sans rappeler, par le ton, celle que saint Paul écrivit aux Corinthiens. Elle lira que voici la brebis égarée ramenée au bercail et décidée de consacrer à Dieu la virginité que la religion lui a refaite d’un seul coup d’un seul, après tant d’années de putasserie. Espéranza se réjouit d’avoir pour soeur une nouvelle Marie-Madeleine. Le tout est de savoir l’utiliser. Les tâches ne manquent pas. Il n’y a que l’embarras du choix. En tout cas, les élus de Dieu doivent courir au secours du capital menacé. Il s’agit de défendre le spirituel et le temporel. Pas un catholique n’oserait contredire sur ce point la duchesse de Monte Putina qui, pas plus tard qu’hier, a eu justement le plaisir de lire un article de M. Delcourt-Haillot, patron catholique, président de la Confédération française des Professions, qui se prononce pour la semaine de quarante heures (5) afin de sauver le temporel par le spirituel.

Comme le peuple, écrit M. Delcourt-Haillot, a la funeste habitude de rendre l’Église responsable de toutes les erreurs de la bourgeoisie, nous demandons en grâce aux catholiques de rompre avec ces idées désuètes et surtout de ne pas se solidariser avec les profiteurs du régime actuel qui craignent le relèvement intellectuel et moral du prolétariat, s’imaginant, tout à fait à tort, que le perfectionnement spirituel des travailleurs amènerait le communisme.

Il a fallu des dizaines de siècles pour que l’humanité acquière la puissance productive suffisante pour permettre de réduire la durée du travail quotidien et généraliser la culture de l’esprit et du cœur.

Les récents progrès de la technique et de l’organisation industrielle arrivent au moment où le Pape Pie XI demande aux ouvriers et aux patrons de se faire les apôtres des ouvriers et des patrons ; ils apparaissent comme l’instrument de délivrance et de progrès dans une société trop absorbée jusqu’ici par les soucis matériels. La diminution des heures de travail peut seule donner aux ouvriers les loisirs abondants, nécessaires pour développer leur instruction religieuse, entrer dans les oeuvres d’action catholique et se former pour devenir suivant la demande du Souverain Pontife, les apôtres des ateliers…

Quand on est la femme d’un Monte Putina, propriétaire, en Piémont, d’usines pour la fabrication de la soie artificielle qui ne battent que d’une aile, on aime certes mieux entendre parler des apôtres des ateliers que des chômeurs. Et vive le relèvement intellectuel et moral, surtout s’il dispense d’un relèvement des salaires ! Charité bien ordonnée commence par soi-même. Espéranza ne va pas contredire au plan providentiel qui veut (divine simplicité !) que les patrons soient des patrons et les ouvriers des ouvriers. Pas moyen de ne pas être d’accord avec M. Delcourt-Haillot et le Souverain Pontife. Pour le premier, comme il porte un de ces noms doubles qui sont ceux de la noblesse de la Troisième République, de cette aristocratie française de l’argent qui sans valoir celle plus antique des Monte Putina a tout de même son prix, ce M. Delcourt-Haillot, quand on sera de retour à Paris, il faudra le présenter à Augusta.

Ne conclut-il pas, en effet, ce grand bourgeois, ce grand patron, ce grand chrétien, qu’on trouvera le moyen de faire des apôtres des ateliers si les grands pays industriels veulent bien s’entendre. L’admirable concision de style ! M. Delcourt-Haillot est non seulement un homme de tête et de coeur. Il est aussi un écrivain-né. Bonne humaniste, Espéranza(6) compare M. Delcourt-Haillot à Tacite qui n’usait que de dix mots, là où n’importe quel autre en eût besoin de vingt, trente, quarante ou cinquante. Une forme lapidaire donne encore plus de vigueur à la plus vigoureuse pensée. Ici, nul n’oserait contester que par entente des grands pays industriels, il faille entendre les plus grands industriels des grands pays industriels. Et nous y voilà bien. Il s’agit d’opposer à l’Internationale Communiste une internationale des magnats de la grande, de la grosse industrie, de l’industrie lourde. On se commanderait en latin des canons, des obus, des mitrailleuses. Le papier à lettre des Krupp et des Schneider s’ornerait de croix, de formules, telles que : Dominus vobiscum et Pax cum spiritu tuo. Qu’importe la guerre qui fait une bouillie des corps si la paix demeure avec les esprits. M. Nobel, le philanthrope, le fondateur de prix pour la paix, ne fit-il pas fortune en vendant de la dynamite ? Une duchesse de Monte Putina, une Augusta, un prince des journalistes, un Monseigneur de Belle-Lurette et tous ceux qui pensent encore droit et juste par ces temps de défaitistes du capitalisme savent que, plutôt que d’avoir contre soi des grévistes, – que les sommations de la police et les coups de feu ne parviennent point à disperser, – mieux vaut essayer de métamorphoser les ouvriers en apôtres des ateliers. Si la chose n’est pas trop aisée, ceux qui s’y emploieront n’en auront qu’un plus grand mérite. Quelle noble tâche pour un riche que d’enseigner aux pauvres l’amour de leur pauvreté et le respect de la richesse d’autrui ! Voilà un idéal vraiment évangélique. Il n’a cessé durant vingt siècles d’être celui de l’Église, catholique, apostolique et romaine et c’est pourquoi la non moins catholique apostolique et romaine duchesse de Monte Putina va faire une petite visite au Saint-Père.

Elle est toujours bien reçue au Vatican, mais cette fois encore mieux que jamais. Galamment, on la félicite de s’appeler Espéranza du nom de celle des trois vertus théologales qu’il faut encore préférer aux deux autres, la foi et la charité, dans ce siècle où trop de visions quasi apocalyptiques inclinent au pessimisme ceux qui ne mettent pas toute leur confiance dans la miséricorde divine. Cette miséricorde Espéranza n’en a jamais douté. Aussi le Saint-Père préfère-t-il cette riche qui accepte avec une allègre résignation sa richesse, à tous les pauvres qui, de par le monde, s’exaspèrent d’être pauvres, et, puisque la soeur de la pieuse duchesse de Monte Putina veut prendre le voile que ce soit donc, sous le signe de la joie et de l’action des grâces, comme fondatrice et supérieure de l’ordre des petites soeurs des riches.

Rome écrit à Dakar.

Mgr de Belle-Lurette répond au nom de sa convertie qu’elle accepte.

Alors à grands coups de bulles et d’encycliques se prépare ce qui doit être, et sera et demeurera le grand événement de la chrétienté dans les temps modernes. Pour que la cérémonie ait un lustre officiel, le ministre des colonies envoie des troupes qui feront la haie autour de la cathédrale. Mgr de Belle-Lurette se commande une robe à traîne en crepellozinolinazinettachina, des souliers à talons Louis XV de la même étoffe, une combinaison de voile triple et une mitre en lamé or que la première de chez Reboux venue exprès de Paris lui taillera, coudra, sertira de gros cabochons sur la tête, selon les principes de la plus célèbre maison de modes du monde entier. L’héroïne de la fête, celle qui, après un bon demi-siècle de bordel, va consacrer au père tout-puissant la virginité que le Saint-Esprit lui a miraculeusement refaite parce que Mgr de Belle-Lurette ne voulait pas de ses charmes, la fiancée de Dieu portera la robe blanche, la couronne de fleurs d’orangers et le voile des épousées.

L’Église a expédié tout un choix de ses ministres réguliers et séculiers afin de donner une portée internationale à l’événement dont le gouvernement, d’autre part, entend qu’il serve à la propagande coloniale. Aussi le ministère des Affaires étrangères n’a-t-il pas lésiné sur les fonds secrets qui doivent servir à la figuration. Le malheur est qu’il n’y a pas un, pas une indigène qui ne veuille se draper, tel Mgr de Belle-Lurette, dans du crepellozinolinazinettachina violet. La livrée religieuse qu’on leur offre, ils trouvent qu’elle manque de couleur et de verroterie. Il faudra verser des rasades et des rasades de tord-boyaux à tout un peuple avant de décider trois cents de ses mâles à enfiler soutane et trois cents de ses femmes à coiffer la cornette et à vêtir la robe des soeurs de Saint-Vincent-de-Paul. Et encore, au beau milieu de la messe, les trois cents négresses qui ne portent pas de linge, exaspérées par la bure qui leur gratte le cul, relèveront-elles, comme un seul homme, leur cotillon jusqu’au nombril. Il faut dire que personne dans l’assistance ne profitera du spectacle. Il fait si chaud, et, du jeune lord Sussex arrivé la veille au soir pour représenter le prince de Galles, au cardinal japonais agent de l’Intelligence Service, il n’y a pas un des assistants qui ne soit saoul. Ça ronfle, ça rote, ça pète, ça sue, ça prie, et surtout ça pleure d’émotion quand la vieille mariée toute zigzaguante disparaît derrière un paravent pour dépouiller son satin blanc et réapparaîtra en révérende mère Sainte-Épargne, fondatrice de l’ordre des petites soeurs des riches. Et c’est un Te Deum à réveiller un sourd après sa mort ; puis on sort de la cathédrale, on se promène, en grande procession, à travers la ville. Les troupes présentent les armes au Saint-Sacrement, à Mgr de Belle-Lurette, à Sainte-Épargne. Les appareils de prises de vues suivent le cortège. Sainte-Épargne s’arrête et fait un discours bien senti. Elle dit les mots qu’il faut, du ton qu’il faut pour remercier son évêque et son Dieu. Dans tous les cinémas de France on pourra voir, entendre aux actualités parlantes la soeur doublement soeur, puisque soeur en humanité et soeur en Dieu, de la duchesse de Monte Putina, cette vedette de la politique internationale (sic). Oui, c’est la gloire pour Sainte-Épargne. On peut, non seulement l’admirer sur les écrans parmi les trois cents nègres déguisés en prêtres et les trois cents négresses qu’on aura eu grand-peine, entre parenthèses, à décider de baisser leurs jupes, mais encore tous les illustrés donneront d’elle des portraits, des interviews et tant et tant qu’en crèvera de jalousie la plus glorieuse des femmes-curés, la directrice de Saint-Lazare, la fliquesse la mieux honorée de toutes les fliquesses de la Troisième République et, ma foi, plutôt plus que moins décorée de la légion d’honneur que la préfète de police, elle-même.

On ne saurait mettre la première venue à la tête d’un bagne de femmes.

Il sera donc proposé à Sainte-Épargne de remplacer celle que sa gloire a tuée. Tant d’honneur la confond, mais de Belle-Lurette la presse d’accepter et elle se rend aux raisons de son convertisseur. Oui, c’est vrai, une prison n’a rien à voir avec un pigeonnier et une colombe ne pourrait y faire respecter la loi. La meilleure soupe se cuit dans les vieux pots. Les plus sinistres voyous font d’excellents indicateurs. Vieux, le diable devient ermite. Belle-Lurette bénit Sainte-Épargne et lui promet la canonisation en échange des services qu’elle ne manquera certes pas de rendre comme représentante des pouvoirs spirituels et temporels. L’Église n’a jamais hésité à s’en aller pêcher ses saintes au plus épais de la lie putassière, à condition, bien entendu que les putains qui veulent atteindre au plus haut, au plus éthéré de la sainteté y mettent du leur. Mystique conséquent et ventriloque à ses heures, Mgr de Belle-Lurette n’a même pas à ouvrir la bouche pour que loué soit le Seigneur. Plus profonde que le fond du coeur, sa reconnaissance exige un chant qui parte du nombril. Grâces sont rendues par les tripes épiscopales.

Les bonnes âmes vraiment chrétiennes ne demandent qu’à organiser, systématiser la déchéance de certains êtres. Puis, elles leur signifient qu’ils ne valent plus rien et, finalement, les remettent entre les mains des prêtres qui les rachèteront au prix avantageux de quelques mots bredouillés en latin. Deviennent ainsi agents, défenseurs et collaborateurs d’un certain ordre social ceux qui en furent d’abord les victimes. Et que l’expérience de la vieille victime aide le bourreau à en faire de nouvelles, c’est la grâce que Mgr de Belle-Lurette souhaite à la Révérende mère Sainte-Épargne, supérieure de l’ordre des petites soeurs des riches et directrice de Saint-Lazare.

Laissons voguer Sainte-Épargne vers la terre de France et Mgr de Belle-Lurette reposer dans les bras de son boxeur. Leurs épisodiques personnes ont fait de leur mieux. à nous de conclure. Et pour n’être pas trop nouvelle notre conclusion n’en demeure pas moins toujours et encore d’actualité. Capitalisme et religion sa complice se nourrissent, vivent des maux qui sont nés d’eux. Aussi, afin que ne cessent pas trop vite les ricochets d’une si touchante réciprocité, leurs lois ont-elles pour but, non de parer à ces maux, mais de les provoquer. Codes et dogmes ont commencé par ratifier, sanctifier la spoliation du plus grand nombre au profit d’une minorité favorisée. Comme l’ombre tient à l’objet, les crimes particuliers de leurs innombrables petites flammes noires prolongeront, mais ne feront que prolonger le crime initial, général, l’iniquité massive, le monstrueux corps du délit qui encombre encore cinq sixièmes du globe.

Cette immense mosaïque de pourriture, de niaiseries, de rages est cimentée de boue sanglante. Ici c’est une république bourgeoise. On nous la fait à la démocratie, au libéralisme, à la séparation des pouvoirs, mais ces messieurs de l’exécutif, du législatif et du judiciaire sont d’accord, de connivence sur un point et un point bien acquis, un point qui leur profite toujours. Gouverner c’est réprimer. Et il n’est pas un pays qui ne prétende à gouverner le monde. Chaque Français moyen en 1914 s’est pris pour l’impératrice Ugénie. C’était sa guerre. La dernière guerre, la dernière avant la prochaine. Le nationaliste est toujours un monsieur bien pensant, et le monsieur bien pensant un nationaliste. " Homicide point ne seras… " lui a jadis appris son cathéchisme quand il avait six ans. Il ne tolère pas qu’on se moque, qu’on doute de la religion, mais il veut – et comment ! – qu’on défende, qu’on tue pour défendre son coffre-fort. " Il faut de tout pour faire un monde ", dit-il sentencieusement, et, pourvu que ce ne soit pas sur sa petite personne, il se plaît à penser que le surineur se fait la main, la nuit, au coin des rues, en temps de paix. Un jour ou l’autre on aura besoin de nettoyeurs de tranchées. Soyons donc prévoyants.

Les curés ont divinisé la peur et la haine de l’amour. Dame ! il faut sauvegarder la famille pour l’accroissement et la transmission des richesses.

Le fils doit continuer l’oeuvre du père, c’est-à-dire accumuler sur ce qui a déjà été accumulé. Donc, quand sonne l’heure de procréer, il s’agit de trouver un vagin bien renté et vierge, cela va de soi, car tous ceux qui ont le sens de la propriété savent que posséder c’est être le premier occupant. Et voilà pourquoi un pucelage vaut son pesant d’or, de platine, vaut un solitaire, une alliance à l’annulaire et le sacrement de mariage. Mais l’intérêt ne réussit point à faire un monogame du mâle normalement constitué. Qu’à cela ne tienne. Patience, patience. Minute, minute. Dans l’ombre moisie des cathédrales, les bordels se mettent à pousser. Des vrais champignons, ma parole. Sont-ils vénéneux ? Pas pour tout le monde, en tout cas. Il y en a qui en vivent, et confortablement, sans préjugé, ni manie, mais avec assez de reconnaissance pour savoir que rien ne les fait pousser comme une pluie d’eau bénite. Toute une littérature consacrée aux maisons closes nous apprend que leurs tenanciers sont de bons chrétiens qui font baptiser, communier leurs enfants et n’oublient pas de recevoir l’extrême-onction avant de rendre leurs belles âmes au Dieu des proxénètes. Les pays de la piété (voyez plutôt l’Espagne) ont toujours été et n’ont pas cessé d’être ceux de la prostitution. Une grande vague de bondieuserie déferle-t-elle sur le vieux monde pourri, sa ville Lumière construit des bordels en même temps que des églises ?

Le prostituant qui a lu Tolstoï et Dostoïevski fait le sentimental. Il a des idées de résurrection en se reboutonnant la braguette. Cette prostituée, quand elle sera devenue avec l’âge incomestible, il faudra qu’elle prie pour lui. Alors, lui, le monsieur bien nourri, il méprisera un peu moins celle que l’iniquité sociale contraignit à servir de dépotoir aux éjaculations de sa nauséabonde sous-bedaine. Et notre homme de chantonner en nouant sa cravate, car il rêve de femmes-flics, de femmes-curés. C’est charmant. La patrie reconnaissante ne vient-elle pas de décorer une de ses filles qui mit son cul au service du deuxième bureau ? Et elle avait la tête épique, si elle avait le cul décisif, cette belle personne. Elle tirait les vers du nez de l’officier allemand qui lui avait acheté un institut de beauté, des perles. Pour la peine, on vient de lui donner la Légion d’Honneur. Eh oui ! les espionnes sont la gloire d’une d’une civilisation qui s’attendrit sur les préfets de police et leurs femelles. Toutes les ordures nationales sont étalées. Ce n’est plus qu’un immense champ d’épandage dont la puanteur évoque ces banlieues où se déversent les égouts des capitales. Et qu’importe l’asphyxie, la typhoïde ? On a décidé de se suffire à soi-même et le vaniteux se réjouit de penser que, sous forme de chou-fleur, il retrouve son propre étron dans son assiette. Coprophagie par routine, par avarice, par narcissisme sordide, il n’en faut pas davantage à certains, à beaucoup pour se croire des surhommes.

Les chômeurs crèvent de faim, de froid, tandis qu’on brûle et qu’on noie les richesses accumulées à leurs dépens. Cela est vrai, incontestable, aussi bien au propre qu’au figuré. Non moins vrai moralement qu’intellectuellement ou physiquement parlant. La minorité des exploiteurs continue d’affamer la masse pour mieux l’empoisonner. Les grands gargotiers laissent mijoter en vase clos le bouillon de culture. La troisième république se vante d’avoir organisé l’instruction obligatoire. L’instruction obligatoirement primaire. Et les laïcs avec leur libéralisme, leur humanitarisme, ces bourgeois qui épinglent des sourires évangéliques sur leurs mâchoires de requin n’ont pas fini de suinter le christianisme. Ils ne se contentent pas de leurs profits concrets. Il leur faut aussi une satisfaction de l’âme. Alors, sur tout ce dont ils ont frustré la masse, ils prélèvent une aumône dérisoire qui ne risque pas plus de les ruiner que de donner une chance de s’en sortir à ceux à qui ils la jettent. Et ils accompagnent leurs insultantes charités d’un flux de paroles doucereuses. Mais la faim ne se trompe point avec quelques rogatons, la colère n’accepte pas de se laisser noyer sous des niaiseries. Le prolétariat prend chaque jour une plus claire conscience de classe. Sur un sixième du globe on a mis en état de ne plus nuire ces bourgeois, ces curés qui voulaient faire de tout pauvre un crétin ou un cafard. Ce bourgeois, ce curé, ils ne pouvaient imaginer " leur " terre, " leur " ciel sans les demeurés, sans les mouchards dont ils avaient, eux, un tel besoin.

" Heureux les pauvres d’esprit "… " il y a plus de joie pour un pécheur qui se repent "… Or se repentir, se convertir, rentrer dans le droit chemin, c’est d’abord et toujours trahir les compagnons de misère, de déchéance, c’est les vendre avec soi à ceux dont le règne a fait cette misère, cette déchéance, c’est se livrer, les livrer aux flics qui se valent tous, les réels et l’imaginaire, flics en chair et en os spécialisés dans le passage à tabac ou grand flic en peau de brouillard, Dieu, dont le nom n’est jamais invoqué (toujours le même goût des miracles) que pour faire tourner en eau de boudin la colère du peuple aux poings de pierre, aux yeux de flamme. Il ne s’agit plus d’inventer un autre monde pour excuser celui-ci. Il faut refaire par la révolution ce vieux monde capitaliste qui demande aux réformes de l’aider à durer. Que soient cousues les bouches qui osent encore parler d’une revanche dans l’au-delà, qui osent promettre la mort en guise de revanche sur la vie. Camarade, le temps seul limite la misère de ta vie, mais la misère toutes les misères limitent le temps de ta vie. Des hommes noirs sont payés par les riches pour parler d’éternité, de ce qui ne finit pas, et toi et les tiens, dans la paix comme dans la guerre, vous êtes prématurément achevés par l’impitoyable désordre capitaliste.

Voici les treize fusillés de Genève (octobre 1932).

Début 1933 : Un gazomètre explose dans la ville ouvrière de Neukirchen. Les gros magnats de la Sarre ne se ruinent pas en précautions. Il y a une internationale de l’avarice et de la négligence en pays capitalistes. ça saute chez Renault : 9 morts. La chaudière était vieille, entartrée, et les murs qui l’isolaient construits en petites briques d’agglomérés légers. Dans les mers du Sud, les marins malais et les Hollandais, dont la milliardaire crapaudine Wilhelmine réduit la solde de 17 %, se mutinent. L' Aldebaran, bateau français qui fait (joli métier) la police du Pacifique, se joint à la flotte néerlandaise. La chasse est donnée à ces indigènes d’assez mauvais esprit pour ne pas remercier la colonisatrice quand on leur supprime un cinquième de leurs moyens de ne pas crever de faim. Un avion laisse tomber une bombe de cinquante kilos : vingt-deux morts. Si les mutins ne s’étaient pas rendus, on leur en envoyait une autre de deux cents kilos (7) .

Et pendant ce temps-là, un patron catholique pousse la patronaillerie et la catholicardise jusqu’à proposer, le bon apôtre, de diminuer d’une heure la journée de travail de ses ouvriers pour leur laisser le temps d’aller écouter les curés. Mais le colonel suisse, les gros usiniers de la Sarre, M. Renault, la reine Wilhelmine, bien que de confessions diverses, sont tous de bons chrétiens. Ils sont d’accord sur la nécessité de l’instruction et des pratiques religieuses, car il faut enseigner la résignation à ceux qu’ils sont décidés à réduire en chair à saucisses pour la conservation de leurs richesses, de leurs prérogatives. Ce globe, dont les cinq sixièmes leur appartiennent encore à eux, à leurs semblables, ils voudraient le couvrir tout entier de Dieu, cette housse, ce grand linge sale dont ils se servaient pour envelopper leurs richesses. à l’Est, on a déchiré Dieu. Dieu est en loques. Ils veulent le raccommoder, sinon il n’en restera bientôt plus que de la charpie, pas même de quoi faire un bandeau pour une de ses paires d’yeux qui commencent à y voir de mieux en mieux, de plus en plus clairement, impitoyablement.

Les touloupes et les guenipes, le prince des journalistes sont d’accord avec de Belle-Lurette. " Il est de pieux mensonges. " Ils ne veulent pas qu’on leur abîme leurs pieux mensonges, et le prince des journalistes a son domicile parisien square Thiers, rien que par vénération pour ce grand et généreux esprit qui, dans le sein de la commission sur l’instruction primaire de 1849, proclamait : "Je veux rendre toute-puissante l’influence du clergé parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir." En 1933, les successeurs de M. Thiers n’ont pas encore renoncé à propager la bonne philosophie de 1849.

Vis-à-vis du square qui porte le nom de ce rat enragé, au n° 154 de l’avenue Victor-Hugo, une affiche collée sur la maison du Sacré-Coeur fait l’article pour l’obscurantisme bondieusard, sa morale d’asservissement, sa mystique de torture.

"L’élite laborieuse confie ses enfants aux écoles paroissiales", est-il insinué.

Toujours, main de fer dans gant de velours, la même flatterie, la même caresse pour mieux étrangler.

D’ailleurs, que l’enseignement soit paroissial ou communal, religieux ou laïque, privé ou public, primaire, secondaire, supérieur, ceux que la bourgeoisie y délèguent, à de très rares exceptions près, ne se donnent la peine de sortir des limites de leurs spécialités que pour contraindre la jeunesse au masochisme intellectuel. Les superstitions gréco-latines d’une part, chrétiennes de l’autre, collaborent à la nuit étouffante. Jeu de mots, jeu d’idées, on passe de l’humanisme à l’humanitarisme, jeu très catholique, jeu d’une classe qui excelle à tricher et entend gagner, en se tournant les pouces, aux dépens de ceux que, non seulement elle condamne au travail, à la souffrance, mais qu’elle veut persuader de l’excellence morale du travail, de la souffrance.

Les chantres de ces maux, de la résignation à ces maux, ce sont bien les seuls poètes qu’une république ploutocrate ne chasse pas de son sein officiel. Lamartine, par exemple, demeure inscrit aux programmes. Des bolées de sa nauséabonde niaiserie, des tonnelées de son pieux purin, voilà ce que, de nos jours, on offre à l’enfance, à l’adolescence pour empoisonner leur soif de savoir.

Et parce qu’il ne vaut pas mieux qu’elle, l’homme n’est pas moins à l’honneur que l’oeuvre. à pas même cent mètres du square Thiers, ouvert, étalé, épanoui sur la même voie, il a son square lui aussi, Lamartine, le saboteur de 1848, le grand dadais à cervelle de coton hydrophile. Il s’y prélasse dans le bronze de la statue que lui a méritée l’ignoble phrase sur le drapeau rouge. De même, un bas-relief perpétue, en son lieu, l’aimable minois de l’exécuteur des hautes oeuvres réactionnaires de 1871, de l’amateur de bonne philosophie qui, lorsque les Versaillais rentrèrent dans Paris, annonça qu’il allait faire une saignée violente et la fit en vérité si violente que les journées de mai vidèrent Belleville. Et le quartier riche s’est réjoui, n’a pas cessé de se réjouir après plus de soixante ans. Le gentilhomme et le bourgeois voisinent dans la gloire pour avoir su si bien conjuguer leurs deux férocités : férocité par tradition, férocité par arrivisme. Le XXe siècle n’a pas dénoncé le traité d’alliance qui fut signé au XIXe contre le prolétariat. Sous la chevelure laquée à la gomina argentina, sous les vestons aux épaules rembourrées des profiteurs, ça ne s’émeut pas, pas plus que sous la redingote cléricale, sous le toupet qui couronnait le mieux pensant des fronts et ne perdit pas un cheveu de son impitoyable assurance, tandis que la répression taillait à même la chair vive de la colline révolutionnaire.

Une avenue élégante née à l’étoile, avec pour berceau le tombeau du Soldat Inconnu sous l’Arc de Triomphe, s’achève, par un hommage à l’assassin de 60 000 communards. Et certes, il n’y a pas à y aller par quatre chemins pour rappeler, spécifier que si l’existence d’une minorité riche sous-entend la misère de la masse, cette minorité, lorsqu’il s’agira de conserver ses privilèges, n’hésitera point à massacrer cette masse.

Et pendant ce temps-là, encore et toujours, les murs des églises, des tribunaux, des casernes, des prisons continuent de répéter : Liberté, égalité, fraternité. Trois mots, deux douzaines de lettres, ce n’est pas beaucoup, c’est de moins en moins pour camoufler et consolider les remparts que le désordre capitaliste s’obstine à vouloir imposer au mouvement de l’histoire, à son plus irrésistible élan, la révolution prolétarienne. Trois mots, deux douzaines de lettres une promesse à prendre par antiphrase, sur des pierres officielles, un mensonge non moins officiel : l’exploiteur ne se contente pas d’exploiter, il nargue son exploité. Ici la muflerie éclate à pleines façades, là-bas l’ironie s’agrippe de toutes ses griffes aux flancs de la misère, aux flancs des masures, aux flancs de la misère des masures, aux flancs des masures de la misère.

La provocation court les rues, les rues de Paris.

Paris.

Paris, capitale capitaliste, Paris, capitale du capitalisme, parce que les hôtels meublés, les bordels clignent d’un oeil en forme d’enseigne ou de gros numéro ; parce que les panneaux-réclame gueulent à grands coups d’électricité les mérites de leurs ersatz ; parce que les rampes des music-halls accrochent des bouquets de frissons aux minuscules atolls dont le strass grelotte sur les vagues des seins, la houle des sexes, à la fin des revues à grand spectacle, quand le déluge des herses a inondé les plages de peau, métamorphosé leur sable en océan de tiédeur rose hélas asservi à l’apothéose de quelque vieille putain du 2e Bureau ; parce que, du crépuscule à l’aube, des réflecteurs sont braqués sur le quadrupède minéral qui n’a pas même eu à se donner la peine d’avoir une tête pour dévorer les cadavres dont la profusion lui vaut de s’appeler encore et toujours Arc de Triomphe ; parce que les vieux refroidis, pour réchauffer leur férocité, viennent pieusement caresser l’étron de ce minotaure, la sale petite flamme du souvenir qu’il chie parmi les fleurs, Paris, jusque dans leurs rencontres, tes monuments avouent. Sur une place, Notre-Dame et la Préfecture de police, figuration femelle d’un putassier tableau vivant, catins amoureuses du gothique, de la prêtraille, flicaille et autres conservatrices racailles, échangent saluts et sourires de dames au salon et l’expression bordel de Dieu n’est pas une simple métaphore à l’usage des colères poétiques mais désigne fort justement cet endroit de l’univers tel que nous l’a légué le religieusâtre fils soumis XIXe siècle qui, partout, ne sut voir que cathédrales de forêts, forêts de cathédrales, temples où de vivants piliers, etc.

Paris, le vieux monde capitaliste t’appelle sa Ville-Lumière alors, qu’importe si le soleil ne descend jamais au fond de ces puisards où les taudis tombent en ruines. Les quartiers riches ont lancé leurs feux d’artifice. Gare aux éclaboussures quand, après une petite visite au dieu des propriétaires, la gerbe d’étoiles de vitriol retombe à terre. Des pans de mur hurlent écorchés vifs, des eczémas de salpêtre s’incendient, les moisissures sanglotent à petit feu, tandis que, plus et mieux que jamais doré sur tranches, s’épanouit le cancer somptueux qui ronge, mine, corrode le grand corps efflanqué, déchiquette ses muscles en dentelles de lèpre. Le vrai sang de la cité n’a pas la place de circuler, les grandes artères sont comprimées à en claquer.

Tout l’air respirable est drainé par l’excroissance monstrueuse, meurtrière dont chaque cellule se croit la reine des Papaoutas.

Et voilà bien de quoi réjouir le prince des journalistes qui aime les reines et la Papaoute, qui est heureux comme un roi s’il se fait empapaouter comme une reine.

Mais puisque reine des Papaoutas il y a, troquons les Papaoutas contre les moutons, revenons à nos moutons, aux moutons de la reine, remontons jusqu’à Marie-Antoinette qui jouait à la bergère, sans peut-être avoir jamais pris conscience du défi qu’était à la noire misère des temps chacun de ses petits agneaux bichonnés, parfumés, fleuris de rubans roses. Une reine qui joue à la bergère met sûrement un espoir aussi entier qu’inconscient dans le pouvoir magique du simulacre, comme s’il devait lui suffire de singer la vie et les travaux du peuple pour imposer silence à la colère de ce peuple, son peuple que les scandales de sa cour étaient en train d’amener à penser que le seul moyen, sinon de supprimer, du moins d’atténuer la misère, le malheur, c’était de supprimer, d’atténuer de la tête celle qui était la première profiteuse du royaume.

Au snobisme de la bergerie chez la reine d’avant 1789 correspond, aujourd’hui, le snobisme de la purée chez la bourgeoisie d’avant le communisme.

C’est la crise. La minorité riche pose à la pauvreté. Non qu’elle ait honte de cette richesse qui sous-entend la pauvreté réelle de la masse, mais d’abord pour faire des économies, ensuite pour essayer de tromper ceux dont elle s’est fait des ennemis et enfin parce que des vieilles habitudes d’hypocrisie religieuse décident l’homme à simuler ce qu’il entend, pour de vrai, imposer aux autres.

Que certains se prennent à leur propre jeu, au jeu des simulations et des simulacres, c’est une autre histoire, c’est l’histoire de la philosophie, de la culture bourgeoises qui, de moyen, métamorphosent le travail en but et entendent contraindre aux plus répugnantes pratiques du masochisme intellectuel l’homme qui pense.

L’avenue élégante, la richarde qui se pavane de l’Arc de Triomphe au square Thiers, pour, chemin faisant, glorifier Lamartine et les mérites des écoles paroissiales, cette vraie reine des Papaoutas, puisque l’autre reine jouait à la bergère, pourquoi, elle, ne jouerait-elle pas à la marchande ? Elle veut jouer à la marchande, na, et elle y joue. Pas pour vendre des bouts de mégots, des rogatons, de la bibine, bien sûr. Des boutiques se pavoisent de crustacés. Derrière des glaces, les orchidées poussent toutes seules, sur la mousse, plus drues que pissenlits dans les champs. Des fruits aristocratiques dorment dans du coton. Les chéris, pourvus qu’ils ne se fassent pas de mal en rêvant. Il y a une mode qui change, chaque mois, pour les boîtes de chocolat de la marquise de Sévigné. Et voici encore des pâtisseries et des pâtisseries où Augusta, Espéranza et Synovie, quand elles sont parisiennes, jamais ne manquent de venir se goinfrer entre deux dévotions à Saint-Honoré-d’Eylau, la paroisse la plus riche de Paris qu’encense respectueusement le fumet des plus fines mangeailles. à la sortie du sanctuaire, ces belles âmes croient vraiment avoir retrouvé le paradis sur la terre, car il semble que l’humanité n’ait plus qu’à se nourrir de caviar, de langoustes, de volailles truffées, de bombes glacées, de poires à vingt francs la pièce. Voici pour Augusta la mélomane les derniers disques, tout Wagner joué sur l’accordéon. Espéranza a toujours une claire conscience de ses mérites, dont elle se félicite en l’occurrence de faire marcher le commerce, Espéranza, dis-je, se décerne un brevet de philanthropie, parce qu’elle a choisi le plus somptueux des pyjamas dont un magasin de grand luxe lui avait offert une troublante variété. Des éditions rares de Synovie, des grands papiers de Marie Torchon mettent un trémolo sentimental et un arpège décisif dans cette symphonie d’un goût somptueux, tandis qu’un troupeau de malles hautes comme des maisons attend, chez le maroquinier d’en face, la prochaine tournée paneuropéenne de l’une ou l’autre de ces dames.

De bas en haut de chaque immeuble serpente, plutôt qu’il ne monte, un escalier lascivement monumental, des centaines et des centaines de fois plus long, plus corpulent, donc plus vorace que le boa qui exige un boeuf entier pour son petit déjeuner. à lui tout seul, un escalier de quartier riche, ça en bouffe donc des mètres et des mètres cubes, de quoi loger honnêtement au moins dix de ces familles d’ouvriers (père, mère et deux enfants) contraints par l’état actuel d’iniquité, pour se refaire de leurs heures de travail à la chaîne, à dormir quatre dans une chambre où il n’y a pas même à respirer pour une paire de poumons.

Un prince des journalistes, une des dames touloupo-guen-pesques, jamais ne risque de réveiller le gigantesque reptile sacré que nul ne frôle si ce n’est la concierge condamnée à se casser les reins pour l’astiquer, le faire beau. Quel pied libre de ses pas serait assez pied pour se donner la peine de fouler le molleton bleu qui habille ces écailles, ces marches de marbre ? MM. les locataires (banquiers, grands industriels, grosses légumes de l’armée, de la marine, de la presse et des diverses administrations publiques ou privées de la troisième république, leurs rombières d’épouses et MM. les dadais et Mlles les pimbêches qui ne demandent qu’à leur servir d’héritiers, aussi promptement que possible), MM. Mmes et Mlles les locataires ont plus d’une corde d’ascenseur à leur arc. Mamours, va ! Quant aux domestiques, aux livreurs, avec leurs paquets inélégants, ils n’ont qu’à grimper par l’escalier de service, roide et sombre à souhait, celui-là. Une avenue grande dame ne va tout de même pas s’attendrir sur le sort de ceux qui triment, de ceux à qui elle a enseigné la sainteté du fait de trimer pour qu’elle puisse, elle, sourire aux anges, de toutes ses fenêtres. Et comme ils sont gais et charmants, ces rideaux qui rappellent les dessous des danseuses cancan, les tabliers des soubrettes d’opéra-comique et les jupons de Mgr de Belle-Lurette. Mais quoi ! certaines persiennes se ferment comme des lèvres se pincent. Pour un petit hôtel épanoui au milieu d’un jardin où chaque grain de sable semble avoir été passé au tripoli, que de calicots tendus sur des longueurs entières de façades qui essaient, mais en vain, de racoler. Aux portes cochères que d’écriteaux annoncent "Appartements à louer". Ces pavillons, ces étages vides, ce que la vanité consomme de terrain dans chaque demeure, la place que prend à se carrer l’église Saint-Honoré-d’Eylau, on voit de quels espaces le prolétariat peut être dépouillé rien que sur le parcours d’une seule voie.

La capitale capitaliste ne se contente pas de voler un abri au sans-logis. À tous les pauvres elle chipe air, lumière, chaleur.

Le chômeur avec son allocation dérisoire n’a pas de quoi acheter du charbon, mais de grands buildings à moitié ou aux trois quarts vacants sont chauffés nuit et jour, de bas en haut, de long en large. Et l’on apporte encore du marbre pour de nouveaux blocs. Et afin que ne cesse de se propager la bonne philosophie chère à M. Thiers, on construit de nouvelles églises. Dieu a beau ne point payer de loyer, les riches savent que c’est de l’argent bien placé que celui qu’ils donnent pour son logement. Aussi, dans un article des plus sensationnels, le prince des journalistes a-t-il proposé à la république française de faire sur son char ce que la reine de Hollande a fait sur ses bateaux. Oui, faire des économies en diminuant les salaires et consacrer, telle la grenouille des marais du Nord, une part des bénéfices aux temples nouveaux qu’il s’agit d’édifier dans la métropole, aux missions à envoyer dans les mers du Sud.

Être maître de l’opinion, c’est aussi et d’abord être maître chez soi. Les collaborateurs du prince des journalistes n’ont qu’à serrer leur ceinture d’un cran. Du bureau directorial aux latrines, des écriteaux paraphrasent le très célèbre proverbe pour leur rappeler que les petites privationsfont les grandes réussites. Sur le produit des petites privations, une belle petite somme sera prélevée, offrande au cardinal-archevêque de Paris.

Le saint homme, il se désole devant le micro. Oui, il mendie par radio, sous prétexte que 2 000 000 de Parisiens n’ont pas d’églises à eux. Et l’on va construire, on construit soixante somptueuses porcheries à Dieu, soixante étables à curés.

Encore un miracle.

Les pierres se transforment en pain, écrira le prince des journalistes qui félicite d’autant meilleur coeur le prélat que les ouvriers occupés sur les chantiers ecclésiastiques au moins ne bâtissent pas ces maisons à loyer bon marché dont il a peur qu’elles ne finissent par s’élever, faisant ainsi une insoutenable concurrence à ces vieilles bicoques héritées de son père l’épileptique et de sa mère la bossue. Ce ne sont pas des palais, mais ça rapporte, ça rapporte gros. C’est le principal. Un monsieur qui a pour lui tout seul un appartement de douze pièces dans un très beau quartier ne va pas se mettre martel en tête parce que les cambuses dont il est propriétaire près de la place d’Italie et celle qu’il habite près du Bois de Boulogne ne semblent pas destinées à la même espèce de créatures.

Une longue rue pauvre.

Deux cent soixante-cinq turnes répètent la même façade galeuse, la même cour, le même escalier si noir, aux marches si usées qu’on risque de s’y casser vingt fois le cou d’un palier à l’autre. Digne décor du drame de la misère, de son épilogue la maladie, la mort. Voilà bien, ma foi, l’occasion d’une petite plaisanterie. Une plaque d’émail la répète : rue du Château-des-Rentiers. Nous sommes rue du Château-des-Rentiers. De château de rentier, l’on n’en trouvera point l’ombre avant la semaine des quatre jeudis et c’est même ce qui semble si charmant à l’homme d’esprit qu’est le prince des journalistes. L’ironie, qualité bien française. On ne pouvait tout de même pas appeler rue du Taudis-des-Chômeurs cette sentine de la désolation. Il faut savoir sourire. Par exemple, il est assez badin que sur un grand pan de mur de gigantesques lettres encrassées par la fumée des usines voisines annoncent qu’en face est une oeuvre antituberculeuse. Voilà de quoi divertir un peu ceux qui crachent leurs poumons au fond des galetas de la rue du Château-des-Rentiers. En fait d’oeuvre-antituberculeuse, on peut toujours aller y voir. La pluie traverse le toit, ruisselle à l’intérieur. Ni eau, ni gaz, ni électricité. Des punaises en compensation. Les cabinets sont dans la cour, les mêmes pour tout le monde. Cabinets à la turque. Ça ne donne pas envie d’aller à Constantinople. L’été, la fosse répand une puanteur que l’hiver atténue un peu. Mais alors, il faut crever de froid.

Broncho-pneunomie ou fièvre typhoïde selon la saison.

Ce qui se louait trois cents francs avant la guerre en vaut maintenant quatorze cents.

Le simple particulier n’est d’ailleurs pas le plus rapace des propriétaires. L’assistance publique possède de vastes terrains rue du Château-des-Rentiers. Au lieu de bâtir, elle s’est contentée de diviser le tout en lopins que traverse un chemin sans voirie. Chacun de ses locataires s’est construit sa petite maison. Or, pour les quelques mètres carrés dont elle demandait, en 1914, quatre-vingt-quinze francs par an, l’administration nationale de bienfaisance et d’entraide capitalistes exige aujourd’hui six cents francs.

Et, toujours cette charmante ironie ! Dans les parages immédiats de ce hameau qui jouit des mêmes privilèges que les plus sinistres lotissements, voici l’asile de nuit Nicolas Flamel où l’on daigne recueillir pour quelques heures ceux que le régime a jetés à la rue. Dès l’aube on les en chasse, on les envoie au diable. Libre à eux d’aller où ils veulent se faire tremper les os, rôtir la carcasse.

S’il y a des écriteaux à toutes les portes de l’avenue riche, dans la rue pauvre pas un trou de rat qui soit vacant.

Dans l’avenue riche, l’appartement de 7 000 francs, le petit hôtel particulier de 10 000 francs d’avant-guerre sont offerts respectivement à 20 000 et 40 000 francs. Donc, le logement n’a augmenté que de trois à quatre fois pour le bourgeois, tandis que le prolétaire doit payer un loyer cinq, six et sept fois plus cher à ce bourgeois qui le condamne à vivre dans des taudis. Et ce propriétaire qui ne se ruinera certes point en réparations entend qu’on respecte l’amas de vieilles ferrailles, de plâtras, de torchis et de planches pourries, sa propriété. Défense aux enfants de jouer dans la cour. Mais à l’intérieur le mobilier pourtant réduit à sa plus simple expression encombre la ou les deux minuscules pièces. Dehors, les maigres étalages ont vite fait de manger le trottoir, de ne pas même en laisser assez pour une marelle. De lourds camions ébranlent la chaussée.

Défense aux enfants de jouer dans la cour.

Défense aux enfants de jouer.

Rue du Château-des-Rentiers, en janvier dernier, une petite fille de quatorze ans se suicidait. Drame de la misère, expliquèrent les journaux. De la fenêtre par où elle se jeta, la vue n’était certes pas de celles qui suffisent à vous faire passer l’envie de se fracasser le crâne contre les pavés. Un boyau de misère faisait hernie, s’étranglait entre des murs. Impasse de l’Avenir, s’appelait ce cul-de-sac. Dame, il n’a rien à voir avec les Champs-Élysées l’avenir que l’exploiteur assigne aux enfants de ses exploités.

Capitale capitaliste, les rues du Taudis-des-Chômeurs succèdent aux rues du Taudis-des-Chômeurs, ombres concrètes, pantelantes, écartelées d’une abstraction impitoyable, la bonne philosophie. Mais les hommes n’en peuvent plus, les hommes n’en veulent plus. Les hommes serrent les poings. Les hommes savent que la sentine de la désolation ne s’ouvrira point au jour par une simple petite brèche. Il faut l’éventrer, et pour l’éventrer il faut d’abord démanteler, raser les forteresses civiles et religieuses du régime, oui toutes les forteresses, les religieuses qui sont de connivence avec les civiles et les civiles qui le leur rendent bien puisqu’il n’est rien d’officiel dont l’hypocrisie laïque, dans cette France de 1933, ne sue, ne pue le christianisme.

Après avoir taillé, rogné, sapé, il faudra creuser et creuser encore si l’on veut extirper jusqu’à la dernière menace du chiendent chrétien, purger sous-sol, sol, atmosphère, stratosphère du lierre qui se dit céleste afin de mieux exercer sa crapulerie bien terrestre, afin de ramper, ratiociner, se tortiller au ras des jours et soudain se redresser, siffler ses menaces, empoisonner l’avenir de toutes ses branches d’arbre de Dieu, donc d’arbre de l’ignorance, d’arbre du mal, puisque, de l’avis même des faiseurs de Dieu, l’homme n’a été chassé du paradis terrestre que pour avoir touché à l’arbre de la connaissance du bien et du mal donc arbre du savoir, donc arbre du bien.

La parole est donnée au blasphémateur, la parole est donnée à Sade qui, le 2 juillet 1789, se saisit d’un tuyau en guise de porte-voix et cria par sa fenêtre qu’on égorgeait les prisonniers à la Bastille et qu’il fallait venir le délivrer ; la parole est donnée à Sade dont les appels furent une des causes qui poussèrent le peuple, douze jours plus tard, à prendre la Bastille. Vingt-sept années de prison, sous divers régimes, n’imposèrent pas silence à sa voix. Que l’entendent encore aujourd’hui les vrais hommes, les vrais révolutionnaires qui travaillent, luttent, vivent, meurent contre l’inique vieux monde pour un nouveau.

"Ô vous, dit-il à ceux de son temps, à ceux de la révolution de son temps, ô vous qui avez la faux à la main, portez le dernier coup à l’arbre de la superstition ; ne vous contentez pas d’élaguer les branches : déracinez tout à fait une plante dont les effets sont si contagieux ; soyez parfaitement convaincus que votre système de liberté et d’égalité contrarie trop ouvertement les ministres des autels du Christ pour qu’il en soit jamais un seul, ou qui l’adopte de bonne foi, ou qui ne cherche pas à l’ébranler, s’il parvient à reprendre quelque empire sur les consciences. Quel sera le prêtre qui, comparant l’état où l’on vient de le réduire avec celui dont il jouissait autrefois, ne fera pas tout ce qui dépendra de lui pour recouvrer et la confiance et l’autorité qu’on lui a fait perdre ? Et que d’êtres faibles et pusillanimes redeviendront bientôt les esclaves de cet ambitieux tonsuré ! Pourquoi n’imagine-t-on pas que les inconvénients qui ont existé peuvent encore renaître ? Dans l’enfance de l’église chrétienne, les prêtres n’étaient-ils pas ce qu’ils sont aujourd’hui ? Vous voyez où ils étaient parvenus ! Qui pourtant les avait conduits là ? N’était-ce pas les moyens que leur fournissait la religion ? Or si vous ne la défendez pas absolument, cette religion, ceux qui la prêchent ayant toujours les mêmes moyens, arriveront bientôt au même but. Anéantissez donc à jamais tout ce qui peut détruire un jour votre ouvrage. Songez que le fruit de nos travaux n’étant réservé qu’à nos neveux, il est de votre devoir, de votre probité, de ne leur laisser aucun de ces germes dangereux qui pourraient les replonger dans le chaos dont nous avons tant de peine à sortir. Déjà nos préjugés se dissipent, déjà le peuple abjure les absurdités catholiques ; il a déjà supprimé les temples, il a culbuté les idoles ; les prétendus fidèles désertent le banquet apostolique, laissent les dieux de farine aux souris. Ne vous arrêtez point ; l’Europe entière, une main déjà sur le bandeau qui fascine ses yeux, attend de vous l’effort qui doit l’arracher de son front. Hâtez-vous : ne laissez pas à ROME LA SAINTE, s’agitant en tout sens pour réprimer votre énergie, le temps de se conserver peut-être encore quelques prosélytes. Frappez sans ménagement sa tête altière et frémissante, et qu’avant deux mois l’arbre de la liberté, ombrageant les débris de la chaire de saint Pierre, couvre du poids de ses rameaux victorieux toutes ces méprisables idoles du christianisme… "

Ainsi parlait Sade en 1795.

Vers 1909, quand les révolutionnaires russes vaincus en 1905 erraient à la recherche de Dieu ou travaillaient à l’édification de la divinité, Lénine écrivait(8)  : « La recherche de Dieu ne se distingue pas plus de la création de Dieu ou de la production de Dieu et d’autres choses pareilles, qu’un diable jaune ne se distingue à un diable bleu.

Prendre parti contre la recherche de Dieu, non pour se prononcer contre tous diables et dieux, mais pour préférer le diable bleu au jaune – c’est cent fois pis que de n’en pas parler du tout. Ceci vaut également pour toutes les sortes de Dieux : pour les plus propres, les plus immatériels, et non moins pour les cherchés que pour les " créés "… C’est justement avec cette idée d’un Dieu propre, immatériel, encore à créer que l’on abêtit le peuple et les travailleurs… Toute idée de tout Dieu, le seul fait d’être en coquetterie avec une idée de cette sorte constitue une inexprimable infamie, l’infection la plus dangereuse et la plus abjecte. Les péchés, les infamies, les violences, les infections physiques sont plus facilement reconnus par les masses et par conséquent ne sont pas de loin aussi dangereuses que cette idée de Dieu, délicate, immatérielle, parfaitement parée de costumes idéologiques. Un curé catholique qui fait violence à des filles (je viens justement de lire par hasard dans un journal allemand une histoire de cette sorte) est moins dangereux qu’un prêtre sans chasuble… un de ces curés immatériels qui prêchent la création d’un nouveau Dieu. Car il est facile de démasquer le premier, de le condamner et de s’en débarrasser ; mais le second ne se laisse pas aussi facilement mettre dehors et il est mille fois plus difficile à démasquer. Nul bourgeois " fragile et versatile. » ne sera prêt à le condamner… La création de Dieu, n’est-ce pas la pire manière de cracher sur soi-même ? Celui qui s’occupe de la construction d’un Dieu ou qui tolère seulement une telle construction crache sur lui-même de la pire façon… Toute création de Dieu n’est que la complaisante contemplation de soi-même de la bourgeoisie stupide, du philistin fragile, du petit-bourgeois rêveur, crachant sur lui-même, " désespéré et las ".

Non certes, par complaisance pour le paradoxe que peut risquer d’y voir un esprit non dialectique, il faut encore citer Sade. Par une intuition vraiment géniale, dépassant les vues du matérialisme mécanique dont s’étaient contentés les plus audacieux, les plus libres de ses aînés immédiats, dont se contentaient encore ses contemporains, il en arrive aux vues du matérialisme dialectique.

"À mesure que l’on s’est éclairé, écrit Sade, on a senti que, le mouvement étant inhérent à la matière, et que tout ce qui existait devant être en mouvement par essence, le moteur était inutile ; on a senti que ce dieu chimérique, prudemment inventé par les premiers législateurs, n’était entre leurs mains qu’un moyen de plus pour nous enchaîner et que, se réservant le droit de faire parler seul ce fantôme, ils savaient bien ne lui faire dire que ce qui viendrait à l’appui des lois ridicules par lesquelles ils prétendaient nous asservir. Lycurge, Numa, Jésus-Christ, Mahomet, tous ces grands fripons, tous ces despotes de nos idées surent associer les divinités qu’ils fabriquaient à leur ambition démesurée… Tenons donc aujourd’hui dans le même mépris et le dieu vain que des imposteurs ont prêché et toutes les subtilités religieuses qui découlent de sa ridicule adoption ; ce n’est plus avec ce hochet qu’on peut amuser des hommes libres. Que l’extinction totale des cultes entre donc dans les principes que nous propageons dans l’Europe entière. Ne nous contentons pas de briser les sceptres ; pulvérisons à jamais les idoles ; il n’y a jamais eu qu’un pas de la superstition au royalisme."

…Depuis cent quarante ans, l’histoire s’est chargée, et comment ! d’illustrer cette vérité.

En 1795, la réaction ne pouvait s’imaginer sous un autre aspect que le royalisme.

En 1933, la réaction est multiforme, mais ses formes multiples s’accompagnent uniformément de superstition.

Par républiques conservatrices et royautés plus ou moins parlementaires, curés, pasteurs et Cie caressent d’un vol sinistre une terre que leur alliance officielle ou tacite avec ces Messieurs du gouvernement et de l’armée promet à de nouveaux carnages.

Les missionnaires mâles ou femelles (toujours quel que soit leur sexe ou leur nuance confessionnelle, agents des impérialismes européens) c’est comme les rats. Sur les grands paquebots qui font la navette entre métropoles et colonies, on ne manque jamais d’en trouver de ces pieux rongeurs qui s’en vont grignoter les beaux continents massifs, mordre, dans l’espoir de leur mettre leur rage dans le sang, les grands coureurs d’Afrique, les sages de l’Asie et les plongeurs des îles océaniennes. Les trains bleus charrient des cargaisons de nonces. Les jupes cardinalesques balaient les planchers gouvernementaux. Visites de digestion. L’Église a beau avoir un bel appétit, elle est repue. Les grands fricoteurs capitalistes ont toujours un petit morceau pour elles. Ne les aide-t-elle pas d’ailleurs à faire bouillir la marmite. " Passe-moi l’assiette au beurre, je te passerai l’huilier à saintes huiles. " C’est l’union sacrée, l’union sacrée contre le prolétariat. Le sabre et le goupillon, le trône et l’autel. Les complicités séculaires se font plus étroites. Mussolini décide le roi d’Italie et le pape à passer sur leurs histoires de murs mitoyens.

En France, à Paris, où le style bourgeois continue à s’inspirer à la fois des vespasiennes (modèle classique) et des trouvailles dont se sont montrées prodigues les entreprises funèbres dans l’art d’empanacher les corbillards, de carapaçonner, d’écussonner les chevaux qui les traînent et de draper les façades des maisons mortuaires et des églises, en France, à Paris, on attend impatiemment que quelque vieille marionnette gouvernementale se trouve réduite à l’état de manger les pissotières par la racine, pour déployer toutes les forces militaires et religieuses du régime. Toujours l’union sacrée. Ça rappelle le bon temps, quand les nonnes suivaient aux armées les généraux de la troisième république pour leur chatouiller la prostate et s’envoyer de bons petits coups de goutte militaire, en guise d’apéritif. Alors Clemenceau décorait la soeur Julie. Aussi ont-ils pleuré et prié tout leur saoul ces Messieurs du clergé, à la mort du père La Victoire. Sans doute avait-il refusé les secours de la religion. Mais la religion lui pardonnait, parce que le cher vieux Tigre après avoir satisfait la férocité de sa boulimie sénile par le dépeçage de l’Europe, avait, d’accord avec les charognards de l’état-major, poignardé dans le dos la révolution allemande et la révolution hongroise. Et certes, comment les corbeaux et les corbelles pourraient-ils continuer à croasser, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, si la bourgeoisie victorieuse ne venait en aide à la bourgeoisie vaincue, lorsque le peuple assez criminel pour ne point accepter avec résignation chrétienne la défaite et ses maux, entend se débarrasser de ceux qui font ces maux et les divinisent.

La bonne philosophie veut que Bismarck collabore avec Thiers contre les Communards et que Clemenceau et Foch rendent aux généraux du Kaiser en fuite canons et mitrailleuses pour réduire les Spartakistes. Une fois la saignée faite et bien vidées les veines du prolétariat, les professionnels de la tuerie que toute classe privilégiée produit automatiquement pour la défense de ses privilèges n’entendent point cesser de tenir le haut du pavé. Boulangisme, chauvinisme, antisémitisme, colonialisme, etc., sous des incarnations multiples, de 1871 à 1914, l’impérialisme français ne visa qu’à répandre entretenir la psychose de revanche. Il fallait une figuration monstre pour l’hécatombe à grand spectacle qui se préparait. Il importait que ne fût en rien troublée l’ordonnance de l’holocauste au désordre capitaliste. Aussi, toujours avec la même rage mystique, les vieillards continuaient-ils à parler du rachat de l’homme par ses souffrances. Et ils n’en parlèrent que plus et que mieux, quand, vers leur ciel éclairé des seules étoiles de la mort, avec la fracassante musique de l’artillerie et l’encens des gaz asphyxiants, monta l’informe et dérisoire supplication de ces choeurs qui pieusement chantaient de l’un et l’autre côté du front "Mon Dieu, mon Dieu, sauvez la France" et "Gott mit uns" pour finir par mêler leurs voix dans un même De profundis. Et maintenant à quand la belle ? demande chacune des rives du Rhin à son aimable vis-à-vis.

Beau joueur, le gouvernement français n’a-t-il pas, en effet, très galamment rendu au bourgeois de Berlin le service que le bourgeois de Paris avait reçu de l’état-major prussien. C’était de bonne guerre et de bonne philosophie. C’est pour l’avenir de la bonne guerre et de la bonne philosophie que deux nations ennemies de la veille et du lendemain se devaient de couvrir de leur complicité une répression qui compte, cette fois-ci, au nombre de ses victimes Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, assassinés dans le dos en plein Berlin et jetés à la Sprée tout comme l’autre fois, 47 ans auparavant, Flourens, désarmé, eut le crâne fendu de haut en bas par un gendarme, et Eugène Varlin, mouchardé par un curé, fut si maltraité qu’on le fusilla évanoui. Puis parce que les vieux renards de la politique extérieure, tout comme ceux de l’intérieure, n’ignorent point qu’il est parfois opportun d’essayer de tromper son monde à coup de ruses réformistes, ce fut le burlesque intermède paneuropéen.

Or voilà que ne prennent plus les simagrées de toutes les vieilles coquettes plus ou moins officielles qui s’acharnent encore à vouloir maquiller la nauséabonde caducité d’un monde. C’est un fait sur lequel on s’accorde, le capitalisme a du plomb dans l’aile, mais, pour son chant du cygne, il vaut corser sa ragougnasse d’hymnes nationaux et de cantiques, le chéri. Oui, avant de mourir, il entend ne pas se priver de meurtres, cet amour de petit moribond qui ne cessa de se conformer dans ses gestes et pensées à l’idéal dont le père Ubu, Ubu Roi, formulait ainsi le principe : " Tuer tout le monde et prendre toute la phynance. " La religion, cette mère Ubu, parce qu’elle sait bien qu’une fois veuve, elle tombera de ce fait, en poussière, se réduira à rien, à néant, la Religion entend bien être de la dernière fête, de toutes les fêtes policières et militaires. Von Papen a mis sa personne et sa patrie sous la protection de Dieu, avant de les livrer l’une et l’autre à Hitler, lequel déclare à son tour baser son gouvernement, le gouvernement que l’on sait, sur les principes du christianisme. L’évêque de Munich(9) le félicite de combattre l’athéisme et le bolchevisme. Un ministre des cultes déclare qu’il faut inculquer à la jeunesse les principes fondamentaux de l’existence nationale : le respect de l’armée, le patriotisme, la foi en Dieu. Et pour inculquer ces principes, Hitler, après avoir réclamé « le sang et la chair des juifs » (10) , passe de la parole aux actes et persécute, boycotte. Les militants communistes, les sympathisants, tous ceux qui n’applaudissent point à la très sinistre et très fasciste bouffonnerie sont provoqués, emprisonnés, assassinés.

En Europe centrale, en Europe orientale, ça ne va pas mieux qu’en Allemagne. Tache d’encre négative la terreur blanche a fait tache d’huile, depuis que, de connivence avec la royauté roumaine et les contre-révolutionnaires tchécoslovaques, Clemenceau, par le plus cynique manquement d’un homme à sa parole que l’histoire ait jamais enregistré, a ruiné (pour un temps qui ne va certes point durer toujours) les espoirs que Bela Kun avait donnés au coeur opprimé de l’Europe.

Le bourgeois français peut être content. Il peut frotter ses courtes, sales pattes. Ça pue le curé, la nonne, le flic dans ces plaines, sur ces sommets qu’imprégna de son ambre rauque et secret la vague des Huns, le flot purificateur jailli d’on ne sait encore quel pays de colère pour venir déferler à la surface de la résignation chrétienne. Des bourreaux très catholiques condamnent les fils d’Attila, le fléau des Dieux, le mangeur d’évêque à entretenir les congrégations étrangères qui, mises hors d’état de nuire dans leurs pays d’origine, sont venus se réfugier dans le giron de la réaction. Pour vêtir les porteurs de jupons ecclésiastiques, pour remplir la panse des ogresses consacrées au Seigneur, hommes, femmes, enfants crèvent un peu plus vite, un peu plus sûrement de faim et de froid. Les couvents ont des murs très épais, des beaux toits Mansard. Par troupeaux des masures à corps de torchis et pelage de chaume pourri pataugent dans la boue.

Les races ne se sont pas fondues, pas même un peu mêlées avec les siècles dans ces pays où le despote, qu’il fût turc et sultan, russe et tsar ou autrichien et empereur a compris que, là comme ailleurs, il fallait diviser pour régner. Mais dans cette mosaïque à contours de Carpates et de Balkans, les éléments prolétariens qui peuvent encore sembler les plus imperméables les uns aux autres sont marqués d’une même misère. Comme toujours c’est de la communauté de sort que naît la communauté d’intérêt à transformer ce sort, et de cette communauté d’intérêt à transformer le sort naît, l’union des prolétaires.

Voilà qui est aussi simple qu’incontestable.

Du tzigane famélique qui chante, des couteaux plein les yeux, au juif du ghetto dont le deuil éternel se courbe sous la menace des pogroms, toutes les races que la championne du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a tassées à l’intérieur des frontières extravagantes où, pour les plus chanceux, pour ceux qui ne sont pas réduits à vivre des produits de la mendicité et du vol, les conditions de travail et d’existence demeurent au siècle du machinisme d’abominables paradoxes de féodalité, toutes ces races opprimées, réprimées, comprimées elles accumulent, ramassent, agglomèrent leur haine pour cet élan qui ne manque jamais de porter les soi-disant arriérés bien loin en avant de ces bourgeois des pays du juste milieu qui savent sacrifier au progrès juste assez pour n’y point vraiment consentir et organisent, à leur propre profit et pour leur plus grande gloire, le retard économique, donc la misère sous toutes ses formes physiques, intellectuelles et morales dans les territoires tombés à leur merci ou simplement soumis à leur influence de gros rusés voraces.

Ils n’en mènent plus large les cabotins(11) couronnés de rage dorée, frais gantés de sang, ces sinistres grands premiers rôles d’une opérette tragique, ces majestés burlesques et cruelles dont les royaumes n’ont été rafistolés par les profiteurs de Sarajevo que pour servir de décors à des rêves de valse guerrière, et redevenir le théâtre de prochains exploits diplomatiques et militaires.

Aujourd’hui, le paysan du Danube, mais oui, le paysan du Danube, sale roquet des bords de la Seine ; ce colosse blond dont tu te moques, arrière-penseur en chapeau melon ; ce simple, ce pauvre que tu méprises, toi, le conservateur des pouilleries traditionnelles et des savantes petites crasses cérébrales ; ce rustre, ce frustre pour qui tu n’es qu’impitoyable dédain, tortillé, décidé à te croire raffiné parce que la syphilis héréditaire a pris l’aspect papillonnant d’un lorgnon pour se poser sur ton nez ; ce paysan du Danube et son frère l’ouvrier du Danube, ils en sont assez de voir un grand boulevard d’eau couler son chemin vide, son chemin mort parmi la détresse des campagnes et des villes.

Voici venir l’heure où les mers de chaude colère vont remonter le courant glacé des fleuves, déborder, féconder à grandes brasses un sol sclérosé, pétrifié, arracher les frontières, emporter les églises, nettoyer les collines de suffisance bourgeoise, décapiter les pics d’insensibilité aristocratique, noyer les obstacles que la minorité des exploiteurs opposait à la masse des exploités, rendre à son devenir l’humanité en la libérant des institutions périmées, des peurs religieuses, de la mystique patriotarde et de tout ce qui fait et divinise les maux du plus grand nombre au profit des requins à deux pattes, de leurs rombières et de toute la clique.

La troisième république libérale et française a encore une presse quasi officielle pour féliciter le dadais à face de roi de Roumanie et ces Messieurs de la Sigurantza, ses collaborateurs en meurtres. Mais l’okhrana de la Russie tsariste a-t-elle pu empêcher Octobre ? Ces foules de 1905 pendues aux jupes criminelles de la religion, ces hommes désarmés que le provocateur et pope Gapone menait sous les fenêtres du palais d’Hiver pour les y faire fusiller, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit et du petit père Nicolas, ces moujiks que le président Raymond Poincaré et ses dignes compatriotes considéraient en 1914 comme le très copieux mais très simple contenu d’un immense réservoir de chair à canon, ces millions d’hommes à qui l’on apprenait à prier mais défendait de savoir lire, écrire, compter, ces prolétaires naguère arriérés, asservis ne constituent-ils pas aujourd’hui le premier prolétariat libéré, libérateur ? La grande connivence intercapitaliste peut organiser avec la collaboration des flicailles autochtones l’assassinat de tel vieux polichinelle officiel par un paralytique général, combiner l’incendie d’un palais de parlement, réussir quelque attentat encore plus sensationnel à des fins répressives, le tout sous la protection du souverain maître des indicateurs tortionnaires et bourreaux, tous les valets d’une société qui entend damner dans une autre vie, les damnés de la terre, tous les acteurs de la grande parade répressive, du dernier cogne en grosse viande carrée à Dieu le pur esprit, tous font figure de policiers.

Et le policier c’est l’ennemi absolu(12) .

À ennemi absolu, haine absolue, et, puisque l’ennemi fait la loi, la pluie de sang, pluie de cendre, pluie de poussière, pluie de superstition, pluie de détresse, pluie de mort, toujours la pluie et jamais le soleil, puisqu’il règne sur toutes les vieilles hypocrisies d’institutions, et de préceptes, ce caméléon dont l’uniforme le plus rutilant accepte volontiers de tourner à la grisaille pour tromper son monde, le poisser, le passer à tabac, écrabouiller à grands coups de godasses terrestres et divines ce qui s’obstine à demeurer capable d’élan, d’érection, d’amour, puisqu’il broie le noir du temps, cherche à serrer toute imagination dans son étau, à contraindre toute intelligence à la misère empoisonnée des idées chrétiennes, puisque, même et surtout s’il se déguise en esprit large, sceptique, etc., il demeure aux ordres d’un mysticisme que la crise n’empêche point, tout au contraire, d’engraisser ses apôtres, puisqu’il réduit la liberté à l’état d’abstraction irréalisable, relègue l’égalité au fin fond de l’utopie et demande à la fraternité de perpétuer le mythe de Rémus et de Romulus dans un monde qui singe si exactement l’empire romain que l’homme devient loup pour l’homme dès qu’il accepte de goûter au lait de la louve nourrice des fratricides à têtes d’empereurs, de rois et de grands personnages civils et militaires, puisque le policier entend marquer encore et toujours de son empreinte les cinq sixièmes du globe, que la haine, elle, soit de pied ferme sur le sol, qu’elle reste générale mais profite de la moindre occasion pour se révéler, s’affirmer particulière, car le particulier est aussi le général, et une haine générale qui ne serait point aussi particulière aurait vite fait de tourner à la littérature, au cérébralisme anarchisant, inefficace pour bientôt se vaporiser, n’être plus qu’une buée ajoutée à toutes les ténèbres, un masque sur cette grande tête molle que la résignation perd, fond dans les brouillards d’une philosophie idéaliste.

Et les grandes généralités de la philosophie idéaliste savent, elles, parfaitement s’incarner et se réincarner à chaque coin de rue sous les traits particuliers et concrets de quelque valet ou agent provocateur du capitalisme.

La haine absolue, à la fois générale et particulière, se révèle à qui l’éprouve par des poussées d’abord étouffantes qui emplissent le gosier, sans y laisser place pour le passage du moindre mot. Mais, bientôt, cette haine va devenir l’oxygène combien meilleur aux poumons malades que l’air des sommets.

Déjà, l’on se sent revivre.

On oublie qu’on a en cage, dans le thorax, un poumon qui bat de l’aile et un autre tout déplumé, on oublie les bacilles qui se promènent dans les ruines des bronches avec une désinvolture de prince des journalistes assez mufle pour s’en aller toucher lui-même ses loyers, rue du Taudis-des-Chômeurs, on oublie la maladie et les sinistres tentations autopunitives qui sont nées d’elle ou dont elle naît (mais qu’importe les questions de probable priorité dans

l’interdépendance des maux), on oublie la tuberculose qui vous y a conduit, quand on arrive dans ce grand sanatorium(13) où la bourgeoisie s’endimanche, c’est-à-dire revêt ses plus pieux, plus ses prétentieux atours, parce que l’oisiveté lui vaut de se sentir un peu plus qu’ailleurs en partance vers la mort.

Il y a un aumônier. Une vraie belette en soutane. Mais une belette à cervelle de lapin. Ce chafouin assez niais pour prendre au sérieux son serment de célibat n’a dû, dans ses imaginations les plus hardiment voluptueuses, permettre à sa chair ecclésiastique d’autre caresse que celle d’un papier de verre. Et sûrement c’était le papier de verre qui saignait et pas le curé. Parce que l’Église, comme les muses, aime les chants alternés, un autre représentant de Dieu sur la terre promène dans le hall ses énervements de grande salope au bras d’un petit marin bien giron. Ça porte une jupe d’un drap et d’une coupe à faire mourir de jalousie les dames un peu trop expertes en costumes tailleur. Ça doit crier de toute son âme, de tout son membre, pour le repos de l’âme des membres du clergé dont le concile réuni afin de mettre un terme à la simonie interdit le mariage aux prêtres qui, désormais, partagèrent leurs couches avec leurs bonnes, leurs enfants de chœur ou même avec la veuve quatre-doigts-et-le-pouce et consacrèrent à leurs propres toilettes celles des sommes que leurs prédécesseurs volaient pour l’entretien de leurs épouses, durant les premiers siècles du christianisme.

Et voilà pourquoi, à peine poussée la porte d’un soignoir bien pensant, on tombe sur une grande ombellifère bichonnée, parfumée, poudrée que ses dons, sa vocation pour le travesti destinaient, s’il n’était pas entré au séminaire, à devenir le plus bel ornement d’une de ces boîtes de nuit pour touristes d’avant-crise, la reine d’un de ces lieux de débauche truquée, truqueuse et truquante où il eût enfoui sa carcasse sous des voiles de crêpe et des volants de veuve de 1900, à moins qu’il n’eût mieux aimé profiter de la longueur de son nez pour figurer Cléopâtre.

Puisque la soutane a été préférée aux autres falbalas, spontanément Mgr de Belle-Lurette répond en écho archiépiscopal à la présence de ce provocateur qui la fait à la provocante. Impossible de ne pas mettre les pieds dans le plat religieux et voilà Mgr de Belle-Lurette qui s’est insinué, installé, casé, carré parmi les touloupes et guenipes, tandis que son jeune modèle, une clochette à la main, fait le tour de la grande baraque, où, face au Mont-Blanc, une bourgeoisie très fière d’avoir au service de ses voies respiratoires la plus haute montagne d’Europe, s’endimanche de maladie. C’est la messe. La messe dans la salle à manger dite à tour de rôle par la belette à tête de lapin ou par la grande salope. Aux repas, ça boit comme ça pète, sec. Et ça fait marcher les domestiques, des malades, bien entendu, des malades pauvres qui servent des malades riches. Les pauvres doivent travailler pour pouvoir être à l’altitude et comme les riches savent que si les pauvres perdaient leurs places, ils n’auraient plus qu’à s’en aller crever en plaine, la plupart de ces messieurs dames, les pensionnaires, se font servir et bien, sans jamais donner le moindre pourboire. Ils sont à copier et avec la musique, la musique de leurs mandibules. Ces niais et ces niaises dont au moins une aura un jour sa statue avec cette inscription : À l’albumine, la patrie reconnaissante, car elle est édifiante cette grosse farineuse pour qui le polytechnicien, son soupirant, met au gramophone des disques de sonnerie militaire…

Il y a aussi l’intellectuel qui ne se fait pas prier pour vous apprendre qu’il est nanti d’un doctorat en médecine, d’une licence en théologie et d’une belle-mère. La belle-mère a une cuisinière. La cuisinière de la belle-mère a six frères dont un maquereau et un autre des plus respectables, au contraire, propriétaire d’une maison, d’une famille, d’une auto. Si l’intellectuel avait été frère de la cuisinière de sa belle-mère il aurait choisi non la destinée du maquereau, mais celle du propriétaire. Et oui, il eût fort volontiers accepté de naître ouvrier à condition de mourir bourgeois. Il aurait fait des économies. Les pauvres n’ont qu’à faire comme il aurait fait s’il n’avait pas été riche. Les pauvres n’ont qu’à faire des économies pour devenir riches, etc., etc., etc.

La satisfaction est de toutes les fêtes que se donnent les uns aux autres les habitants de ce sanatorium, qu’il s’agisse de conférences (14) ou de dîners de têtes, le mardi-gras. Même un trou dans un poumon est pour chacun d’entre eux un prétexte à s’admirer davantage, à s’aimer un peu mieux.

N’appelle-t-on point du reste communément crachats les insignes des ordres auxquels appartiennent les suppôts du désordre capitaliste ? À défaut de crachats de la Légion d’Honneur, ceux de la tuberculose.

Dans son sanatorium plus encore qu’ailleurs, la bourgeoisie cracheuse, crachée, crache sur soi-même, se contemple et crée Dieu.

Grande prêtresse et profiteuse du culte du travail, la classe privilégiée, non seulement voit un crime dans le loisir (oisiveté mère de tous les vices), mais veut par surcroît que toute activité intellectuelle (dont elle a bien dû, malgré elle, laisser le temps à certains) se borne à son apologie, se limite à la défense et à l’illustration de ses privilèges.

D’où le pragmatisme sordide de sa culture.

Les conservateurs et la religion qui les aide à conserver n’ont jamais vu d’un bon oeil les progrès des sciences naturelles, leurs applications. Quant aux sciences spécialisées dans l’étude de l’homme, leurs recherches, même les plus anodines ont toujours passé pour des outrages à la morale, des attentats à la pudeur. Seuls étaient autorisés les exercices de virtuosité, les variations sur des thèmes connus.

Pour en rester au statu quo, tous les bourgeois, du fanatique au sceptique, proclament qu’il n’y a, qu’il n’y aura jamais rien de nouveau sous le soleil. Avec ce beau prétexte on entend décourager toute hypothèse. En fait, l’imagination est déracinée, condamnée à se nourrir d’ouragans chimériques, à s’abreuver de pluies d’angoisse, à extravaguer dans l’abstrait. Pareil régime ne tarde guère à la dessécher, à la tuer, elle qui vit du concret, du suc du concret, des objets les plus objectifs, de l’humus le plus humain pour métamorphoser, en retour, êtres et choses de ses plus flamboyantes trouvailles.

Le catéchisme, toujours seriné en France où il n’a pas cessé d’y avoir des analphabètes (15 % disait une statistique récente) le catéchisme définit Dieu comme " infiniment parfait ". La sagesse des nations ajoute que la perfection n’est pas de ce monde et que le mieux est l’ennemi du bien (15) . Et ce sont là, certes, arguments dignes de ces avares acharnés à conserver par tous les moyens ce qu’ils possèdent. Ils créent Dieu, en vue d’un honteux transfert, pour lui offrir leur désespoir et leur lassitude " Mon Dieu que votre volonté soit faite ", et ainsi se juger quittes envers ceux dont la misère est fonction de leur richesse.

Il faut avoir quelque chose à garder, donc à perdre (quand ce ne serait qu’une trop bonne opinion de soi) pour se prévaloir de la perfection muette d’un là-haut envers et contre ceux que harcèlent les imperfections hurlantes de ce que le dédain des bien-pensants, bien nourris, appelle ici-bas. La perfection absolue, abstraite, invisible ne tend qu’à ruiner toute chance, à décourager toute volonté de rendre moins imparfait, aussi bien dans ses lois les plus générales que dans les plus particuliers de ses détails, un monde dont le spectacle n’autorise certes point encore à imaginer qu’il puisse jamais cesser d’apparaître perfectible.

La Vérité éternelle, dogmatique froide et majuscule, elle aussi, n’est qu’un prétexte pour faire la sourde oreille aux exigences des vérités terrestres. La Réalité(16) devient le paravent derrière quoi se cacher et mépriser, ignorer, nier la mouvante épaisseur des réalités, leurs projections sur tous les plans – intellectuel, moral, scientifique, poétique, philosophique, etc. -eux-mêmes tour à tour émetteurs et réflecteurs, en feu d’astre à surprise ou en terre de planète habituelle.

Encouragé par sa classe à continuer la tradition analytico-métaphysique, le moindre petit-bourgeois intellectuel, pour peu qu’il ait des bras d’allumette, se découvre mille vertus pyrogènes. Il se suffit à lui-même, ce jeune maniaque qui se prend pour un soleil parce qu’il clignote d’un oeil incolore d’albinos sur l’anémie de ses désirs. Un peu plus tard, il va baptiser arc-en-ciel sa décomposition d’où rien ne germe et il aura vite fait de se noyer dans le prisme dérisoire de sa vanité.

La nécessité n’est aveugle que tant qu’elle n’est pas connue (17) . La nécessité d’éclairer sa propre nécessité par les autres nécessités et les autres par la sienne propre, la nécessité d’accorder entre elles, le plus et le mieux possible, toutes les nécessités, voilà bien la cause première et finale de toute connaissance.

Le progrès n’est concevable que comme l’accord amélioré et s’améliorant sans cesse des nécessités, dont l’actuel désordre capitaliste ne peut plus qu’exagérer, exaspérer les antagonismes.

La nécessité sexuelle étant la plus impérieuse, elle fut toujours et demeure la plus impérieusement refoulée en pays capitaliste. Et non moins qu’ailleurs dans une France qui continue à faire des mines égrillardes mais n’a jamais cessé de s’en tenir aux vues imbéciles, féroces de sa psychologie traditionnelle, un sale petit tas de poussières analytiques, un vrai résidu de lignes brisées, cette misère de psychologie, raclure de géométrie pas même descriptive, racornie, réduite aux trois dimensions de la putasserie phocéenne, de l’adjudantisme romain, du masochisme chrétien.

Joli triangle, et rectangle s’il vous plaît. Oui, à angle droit. Il faut donc marcher droit, suivre jusqu’au bout l’hypoténuse impitoyable, le côté religieux de cette morale pointue pour qui jouir est un péché. Un péché comme toute autre science, car jouir est une science ; l’exercice des cinq sens veut une initiation particulière et qui ne se fait que par la bonne volonté et le besoin (18) .

L’exercice des cinq sens, l’initiation particulière, on sait comment les entend la patrie de la gaudriole, du bordel et du crucifix au dessus de la table de nuit conjugale. La religion a fait du mariage un sacrement. La bourgeoisie, grande ou petite, tient beaucoup à cette cérémonie. L’homme a été instruit de la théorie voluptueuse par une famélique simple soldate ou une grosse sous-off de caserne galante. Il attend sa nuit de noces pour se venger de ses déceptions diverses sur la femme, avec une brutalité d’autant plus inexorable que la veille au soir il a enterré sa vie de garçon et il craint de n’avoir point assez de vigueur pour venir à bout du pucelage. Et pendant ce temps-là, il rêve à la star américaine qui a remplacé dans le magasin des compensations la princesse de légende et la reine de théâtre. C’est plus démocratique. Ça reste aussi niais, aussi désespérément niais, aussi niaisement désespéré que jamais.

Elle n’a pas cessé d’accabler les jours sous l’avalanche de ses séquelles, de menacer les nuits de ses virus filtrants, la vieille idolâtrie qui osa prononcer la séparation du corps et de la tête, de la chair et de l’esprit, honorer la chasteté, consacrer la virginité, le célibat, opposer aux forces essentielles de l’homme les murailles de l’obscurantisme, égarer le désir dans le marais des aspirations religieuses et perdre, parmi le sable noir de la résignation, l’amour, le besoin qui fait la vie et fait que la vie accepte d’avoir été faite.

De la prison où il passa vingt-sept années parce qu’il avait commis le double crime d’aimer sa belle-soeur et d’être aimé d’elle, Sade, dans l’illumination des rêves que le besoin faisait sanglants, tragiques, à grands coups charnels démolissait les murs qui l’exilaient du monde des corps et, dans les corps retrouvés, frappait les idées dont ces murs étaient les symboles trop réels.

Il était donc juste que pour la fin concluante de la Philosophie dans le boudoir, après les plus bouleversantes trouvailles érotiques et le réquisitoire définitif contre toute religion, la bigote Madame de Mistival (venue chercher sa fille Eugénie pour l’initiation de laquelle avait été donnée cette fête des sens et de l’intelligence) fut saillie, côté pile et côté face, par un rustaud aussi bien membré que vérolé, puis, cousue de la main même de la charmante Eugénie et une fois ses orifices contaminés et piqués de fil rouge, renvoyée à ses chères dévotions.

Si, dans la colère débordante des corps, l’inspiration a sa source, il ne s’ensuit certes pas, comme le croient ou feignent de le croire les petits dilettantes de l’épithélium externe ou de l’épithélium interne, qu’il suffise d’une petite débauche sans risque pour donner une valeur quelconque à des faits, gestes, paroles ou écrits.

Il s’ensuit même souvent le contraire, et ils expriment tout l’odieux d’un temps, d’un régime, ces bourgeois d’accord avec les policiers pour transgresser les règlements de ces polices qui ne valent que pour le chantage ou l’exploitation de la majorité par la minorité. C’est un hommage de plus à l’Église que cet onanisme mineur pratiqué entre gens du monde, hauts fonctionnaires et puissants ecclésiastiques au moment le plus recueilli des messes des funérailles nationales.

Secrétaire de la rédaction des Nouvelles Littéraires et comme tel assistant à l’enterrement de Maurice Barrès, je pus constater de visu que la masturbation était de la fête, mais une masturbation furtive, honteuse, à travers l’étoffe, de connivence avec les plus sombres tortillages gothiques, du vrai genre petite saleté, quoi ! et tout le contraire d’une belle profanation à bride abattue, rabattue même, allais-je écrire, car quand je dis bride, on se comprend, n’est-ce pas ? Je rencontrai par la suite quelques grosses légumes de la presse parisienne.

Quand j’appris, cette année, la mort dans un bordel d’hommes, à la suite d’une prise un peu trop forte d’héroïne de ce défenseur de la patrie, de la famille et de la religion qui avait été si chaleureusement félicité par la prétendante au trône de France, pour avoir aidé à faire interdire l’admirable Âge d’Or, je me dis que mon prince des journalistes avait assez mijoté dans ma cervelle. Ainsi se coucha-t-il de lui-même sur le papier blanc, parmi touloupes et guenipes.

Mais, parenthèse de parenthèse, on n’en est plus à une parenthèse près. Puisqu’il a été rendu compte du prince des journalistes, les convives des Sussex et les Sussex eux-mêmes seraient peut-être un peu dépités si le quatorzième convive ne donnait pas leur pedigree.

Patience

On y va,

On y est,

On s’explique,

On explique !

Le prince des journalistes : Déjà expliqué dans les pages précédentes.

L’héritier des Sussex : Il en pleut de semblables par toute l’Angleterre dont le climat n’est certes point renommé pour sa sécheresse. Sans doute ces exquis adolescents ne sont-ils pas tous les lords. Ils ne demandent qu’à le devenir. Rien ne pourra prévaloir contre la bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes et leur foi dans les destinées de l’Angleterre, leur respect de l’Intelligence Service et leur mépris des races colorées.

Entre la poire et le fromage, le jeune marquis va demander à Augusta ce qu’elle compte faire des nègres dans l’armée paneuropéenne. Elle répondra qu’elle a décidé de les incorporer avec les Turcs, les Juifs et les Tziganes dans des régiments destinés à demeurer en première ligne jusqu’à la mort du dernier soldat. Cette déclaration de la marraine réjouira le filleul qui, au cours de ses voyages en Afrique, a pourtant goûté des autochtones (surtout lors de la prise de voile de la soeur Sainte-Épargne, grâce aux tuyaux qu’a pu lui donner Mgr de Belle-Lurette. Avant de fermer la parenthèse, ajoutons qu’il n’a jamais, au cours de ces ébats, punissables de hard-labour, des lois de sa chère patrie, transgressées et vénérées d’une âme toujours identiquement sereine).

De nègre en nègre, Krim a fini par se rappeler à Marseille un petit bar où elle passa toute une soirée avec deux Antillais dont chacun, décidé à lui plaire, n’en vantait pas moins son compagnon, l’un disant que l’autre était vigoureux et le vigoureux répondant que son panégyriste était vigilant. Krim sort de son mutisme pour rappeler cette subtile galanterie.

L’Américain à l’acte gratuit qui a, quant à lui, dépensé des fortunes en cravates insensées et chemises de soie déconcertantes, va demander : " Avez-vous jamais vu un nègre économe ? " – Et un nègre organisateur ? surenchérit Augusta.

Krim cite Toussaint Louverture.

La divine lady rêve à haute voix une assez répugnante gamme de calembours sur le nom du Napoléon de Saint-Domingue.

La petite Kate vient au secours de Krim qu’une quinte de toux empêche de répondre. Kate demande à quoi servit aux hommes blancs ce soi-disant sens de l’administration, de l’épargne dont ils sont si fiers. Espéranza, fort habile, s’arrange alors pour faire dévier la conversation. Elle ne veut point que la chanteuse, une fois qu’elle aura repris du souffle, continue sur ce sujet qui la choque d’autant plus que, depuis Southampton, jamais elle n’a osé s’offrir un de ces grands gars de couleur dont sa main n’a oublié ni le volume, ni la densité des organes sexuels, non plus que sa langue qu’ils sentaient la vanille de partout.

La divine lady : L’Angleterre aux yeux d’un enfant né en 1900 avait la silhouette de Jeanne Avril sur l’affiche bien connue de Toulouse-Lautrec. Sa côte Sud était l’ourlet du cotillon dont, après avoir laissé tomber en paquet d’Irlande son linge intime, elle balayait les presqu’îles du continent avec une désinvolture de théâtreuse si habile à jouer de la pâleur, des longues jupes et du chapeau en forme d’Écosse, qu’on s’étonnait de ne pas voir des touffes de poils sur les crosses de contrebasse, à l’orchestre, au premier plan.

C’est pourquoi la marquise of Sussex se devait d’avoir passé sa jeunesse dans les beuglants. Quelques souvenirs de lady Hamilton, la mésaventure arrivée à une beauté rafistolée après une injection de paraffine qui devait donner plus de régularité à son visage, les confidences d’une vieille Anglaise dont le protecteur paralytique n’aimait que la chasse au tigre, et voilà notre Primerose.

Espéranza, duchesse de Monte Putina : Une dame Espéranza de Saint-Alphaud, surnommée par la concierge l’Entertenue, habitait le rez-de-chaussée de la maison sise à Paris, rue de la Pompe, n° 15, dont la famille de l’auteur-spectateur et lui-même occupèrent le quatrième étage, de 1904 à 1910. Tous les jours, le coiffeur allait chez l’Entertenue et y demeurait des heures, ce qui donnait à jaser et permit, grâce à des souvenirs de cartes postales et films obscènes, de concevoir les passe-temps matinaux de l’Espéranza imaginaire au cours de la pseudo-liaison réhabilitatrice.

L’Espéranza réelle se tenait fort bien, de l’aveu même de tous les locataires pourtant décidés à lui chercher noise. Plutôt que d’engraisser des gigolos ou de laisser une fortune sur le tapis vert de Monte-Carlo, en vieille poule qui ne perd pas le nord, elle préféra consacrer ses économies à redorer un blason. Donc elle épouse

le Duc de Monte Putina : Duquel il n’y a pas plus à dire qu’il ne dit lui-même.

Le fils d’Espéranza : L’auteur-spectateur, entre l’âge de quatre et dix ans, chaque fois qu’il reçut une gifle de la preste main maternelle, se disait que s’il était le fils de la putain du rez-de-chaussée au lieu d’être celui de l’irréprochable dame du quatrième, tout s’arrangerait. D’où le mythe de l’enfant séduisant.

En vérité, la réelle Espéranza avait une fille dont nul ne connaissait le père, mais qui n’en apprenait pas moins, à l’indignation de tous, l’anglais et le piano. L’absence de don pour les langues étrangères vivantes et la musique valait au petit du quatrième et à la petite du rez-de-chaussée une égalité dans la punition. Parallèlement, tandis que l’auteur-spectateur perdait son temps aux exercices religieux de la boîte à curés où ses parents avaient voulu qu’il fût élevé, instruit, la fille de l’Entertenue allait chaque dimanche quêter à Saint-Honoré d’Eylau.

Ainsi la déesse du rez-de-chaussée ne faisait que singer les autres locataires, ne désirait que, sinon dépasser, du moins égaler en respectabilité les simples mortels des étages.

Du coup, après avoir envié sa mère à la petite de l’Entertenue, après s’être plu à imaginer en guise de compensation à sa sinistre enfance que cette petite devenait lui-même, le petit de bourgeoise se trouvait condamné au pessimisme à perpétuité. À vrai dire, ce pessimisme l’a rendu plutôt indifférent à son propre sort. Il a tenu cependant à se venger de la désillusion initiale. Ce fils d’Espéranza qu’il avait d’abord rêvé d’être, il en a fait ce qu’il aime à croire son contraire, il en a fait son contraire et pour mieux s’en réjouir le quatorzième convive a (autrement dit, j’ai, moi), parsemé sa route de quelques fleurs qui furent sur la mienne.

D’où cette circoncision que l’auteur-spectateur a lui-même subie à l’âge de trois ans. Elle lui a laissé des souvenirs inavoués d’une telle force et en telle quantité que, malgré nombre de revanches voluptueuses, ses cauchemars jusqu’au printemps 1932 confondaient le sang et le sperme. Mais il a (j’ai) revu, en avril dernier, la plage de Saint-Jean-de-Luz où, durant l’été de 1909, ma mère, vêtue d’un costume tailleur de serge impeccablement blanche, écrivait des lettres, tout en surveillant mes jeux au bord des vagues. Une lame d’une violence inattendue soudain faillit l’emporter. La mère renversa son stylo. Le capuchon dudit stylo tomba, se perdit dans le sable, tandis que l’encre rouge qui l’emplissait tachait la robe blanche.

Le symbolisme de cet incident était trop clair pour qu’il n’en fût point fait cadeau au gringalet. Après l’avoir mis en possession de ce viatique, je n’avais plus qu’à le laisser voler de ses propres ailes.

Augusta : Il n’y a qu’à prendre trois repas en wagon-restaurant entre Innsbruck et Budapest, et l’on peut être sûr de rencontrer au moins une demi-douzaine de ces dames qui, pour ne rien laisser ignorer de leur haute naissance, arrangent leurs cheveux, vrais ou faux, en volumineuses coiffures, aux aspects de coussins, sur quoi devraient se poser non des chapeaux altièrement démodés, mais des couronnes. Elles entendent ne point perdre un détail du paysage et quand elles daignent reposer enfin leurs faces-à-main, c’est avec des mines qui jugent, des gestes qui en disent long sur ce qu’elles ont pu, d’un oeil souverain, constater, quant aux méthodes et instrument de travail, répartition des richesses et moeurs des peuples à qui (tout en dégustant à petites cuillerées le café au lait où flotte une île de crème fouettée) elles regrettent de ne pouvoir dédier qu’un coup d’oeil en passant.

Krim : Moi, l’auteur-spectateur, quand j’eus, vers mes sept ans, constaté que l’Entertenue du rez-de-chaussée n’était pas moins odieusement mère que la dame du quatrième, je remplaçai cette première et indigne idole par une jeune femme dont, avant même de l’avoir vue, j’étais sûr que je ne pouvais qu’être amoureux. On lui reprochait de porter des robes aussi collantes que des maillots, et, comme on était en plein succès des Chansons de Bilitis et de Lysistrata, on disait d’elle, d’un air des plus entendus, qu’elle ne devait pas se faire prier pour dénouer sa ceinture. Grâce à ces allusions aux belles acrobates des music-halls ou aux petites théâtreuses, d’opérette néo-grecques, grâce aux mots " Maillot " et " Ceinture ", cette inconnue qualifiée de fin de siècle s’étendit dans mes rêves, aussi belle, aussi grande, aussi gaie, aussi folle d’amour et d’attendrissantes rengaines que toute la ville de Paris, la ville dont un petit garçon confiné à Passy, alors presque la campagne, tentait d’imaginer les danses et les rires sous une pluie de confettis, au temps de Mi-Carême.

Tous les dimanches, en été, on prenait le chemin de fer, la Ceinture, de la Muette à la Porte Maillot.

De la Porte Maillot, on allait à Rueil en tramway à vapeur. Mais c’était une autre histoire. Des déplacements dominicaux, il importait de retenir la toute-puissance, l’universalité des ceintures et des maillots. Au cirque, il ne s’agissait que d’espérer voir craquer, derrière ou devant, – on n’était pas trop exigeant, – le maillot des acrobates.

Porte Maillot, porte dans le maillot de qui porte maillot, une toute petite ouverture dans un tricot très collant, et on arrive à se faufiler, à trouver des petits coins chauds.

Un père imprimeur de musique spécialisé dans la chansonnette n’a qu’à dire que l’inconnue est un vrai titi parisien, et la voilà, de ce fait, sacrée reine du café-concert, dont le roi avait été Fragson, – que venait justement d’assassiner son père, – pour que le moindre beuglant apparaisse digne en pathétique de la tragédie grecque et de ses meurtres.

Parce que, d’autre part, titi, pour la petite soeur cadette désignait un sein, une poitrine en éclats de rire jaillit du corsage de l’idole et, afin de la parfaire, vint d’elle-même, – en guise de peigne, – se planter dans sa chevelure la Porte Saint-Denis, telle qu’elle avait pu s’embellir dans la mémoire d’un petit garçon exilé à Passy, mais né rue de l’Échiquier, entre ladite porte et l’imprimerie paternelle, elle-même ancien théâtre et à deux pas du Concert Mayol où, voici peu d’années, l’on pouvait entendre Mon soleil, c’est les becs de gaz. La créatrice réelle de Mon soleil, c’est les becs de gaz n’étant digne ni de l’air ni des paroles, il était juste que fût fait hommage à Krim de la chanson.

Toutes les données de l’inconnue métaphorique née d’un bouquet de commentaires, enfin prirent un vrai corps diurne et concret quand, annoncée par son parfum, comme les autres mortels par le bruit de leurs souliers, apparut la fille cadette de la dame qui donnait des leçons de piano à l’auteur-spectateur. Cette jeune créature était mille fois plus capiteuse, plus troublante que sa mère, elle-même type accompli de ce qu’on appelait alors une belle femme.

Fort musicienne, ou du moins se disant telle, la mère de l’auteur-spectateur faisait honte à son mari des ritournelles qui sortaient, bonnes à être chantées, de ses machines. Elle eût préféré mourir plutôt que de jouer autre chose que du classique. Elle crachait sur les valses, les czardas alors à la mode. Elle plaignait, avec sans doute l’espoir de lui retourner le couteau dans la plaie, la donneuse de leçons de piano qui, si elle avait une fille premier prix du Conservatoire, devait reconnaître que la seconde jouait du violon en tzigane.

Jouer du violon en tzigane, c’était faire qu’un auditeur-enfant devînt matière à répercussions vivantes, tissu d’extases avec pour trame des cordes semblables à celles où le crin de l’archet allait, venait sans la moindre précaution de collophane.

Un petit mouchoir blanc avait été glissé entre l’instrument et la tête que prétendait trop grosse la bourgeoise qui, au temps de son jeunefillage, était allée au cours de peinture deux fois par semaine, s’instruire des véritables et inexorables canons de la beauté. Mais qu’importaient à son fils ses arrêts sans appel ? Le linge qui protégeait du bois la chair fragile se déployait la nuit dans les rêves pour draper la flexible et tiède colonne dont les lignes devaient, par le mystère, continuer celle du crâne parfaitement dolychocéphale, sous le chapeau de cheveux.

Du sang des crimes chantés par Krim se teignit ce mouchoir déployé.

Deux mains, deux fleurs de fièvre nouent, autour d’un cou, toute la pourpre du monde. Une rampe maquille un visage. Un écho rapporte des lambeaux de voix. Dans le brouillard de novembre ressuscite le visage d’une femme, morte un jour de mensonge printanier par trop in supportable.

Kate : Sera-t-elle l’été ? Sera-t-elle le matin du plus beau, du plus long jour ? À l’aube, son bras a saigné comme un soleil levant. Elle est la fraîcheur désarmée.

Jim : Comparse type.

Fait la navette entre l’Amérique et l’Europe.

En Amérique, semble un objet d’exportation pour l’Europe. Un peu frotté d’Europe, se croit devenu assez compliqué pour éblouir son pays natal.

Marie Torchon, Synovie : Des femmes de lettres qui valent bien leurs mâles. Souvenirs des Nouvelles Littéraires. Remords de n’avoir pas casé cette jolie phrase de la poétesse Anna de Noailles qui, donnant ses raisons de ne pas monter en avion, concluait : " Ma fatalité, c’est le tapis. "

Le Psychiatre : Les manuels d’histoire, du temps que je faisais mes études secondaires, étaient abondamment illustrés. À chaque grand homme se trouvait offerte la solution du problème posé par son visage. Subtile manière de remettre les plus vieux clichés dans des cadres neufs. La moindre ride était interprétée au gré des plus réactionnaires partis pris. Ainsi, à l’abri des prétextes expérimentaux, derrière la soi-disant expérience et les prétendues expertises, les spécialistes de la science, de la médecine mentale et de la justice décident impunément de la liberté ou de la réclusion, de la vie ou de la mort. Et ils ne vont pas chercher midi à quatorze heures. Pour la condamnation à la peine capitale d’une Serbe, Junka Kurès, contre qui nulle preuve décisive n’avait été donnée, l’argument suprême ne fut-il pas l’épaisseur, la lourdeur des mains, des vraies mains d’étrangleuse, avait constaté le procureur général dans son réquisitoire.

Il n’est pas de tribunal capitaliste qui ne trouve à s’associer un psychiatre digne de lui, pour affirmer la responsabilité sinon entière du moins atténuée du pauvre bougre à écrasante hérédité. À propos du moindre délit, toujours il s’agit d’encourager la réaction. Échange de bons procédés, la réaction récompensera. Ainsi ai-je connu un psychiatre qui se vit gratifié d’un avancement dans la Légion d’Honneur pour avoir eu le mérite de constater que la kleptomanie n’était pas sans rapport avec le vol.

La rage punisseuse des tribunaux correctionnels sut se réclamer de cette constatation. Aussi, puisqu’il s’agit, avant tout, de protéger la propriété privée, comment ne pas mettre un psychiatre dans la belle assistance paneuropéenne ? Le mien ne pouvait se trouver mieux assis qu’entre Augusta et Synovie. Il boit du lait. Il est heureux comme un poisson dans l’eau. Comme un poisson qui boit du lait dans l’eau. Phénomène de moins en moins rare de par cet heureux monde capitaliste où les possédants jettent à la rivière les produits dont ils ne tiennent point à voir baisser les prix.

Notre psychiatre recueille, dans son sanatorium des environs de Paris les présidents de la République tombés des trains. Un chef d’État qui grimpe aux arbres d’un parc médical, en compagnie d’un ministre des Finances accoutumé à signer des chèques sans provision, ça vaut son pesant d’or. Le psychiatre est donc gras à lard. Il porte bedaine, ce qui ne l’empêche guère de faire une cour à tout casser à Synovie dont, en observateur professionnel, il s’est bien gardé de remarquer le strabisme. La poétesse, ravie de se sentir, ipso facto, vengée de Marie Torchon, aura soin, quand on se lèvera de table, de ne se laisser voir que de profil, du côté du bon oeil. Et le galant médecin, pour séduire la grande lyrique, racontera quelques souvenirs piquants de sa carrière.

NOTES DU CHAPITRE :

1. Phénoménologie de l’angoisse, annonce Heidegger, le plus fameux des phénoménologistes actuels. Au lieu d’étudier le comment de l’angoisse, il se contente de constater le pourquoi qui l’exprime, le pourquoi surgi du mystère de l’Être qui nous oppresse.
Mais le philosophe de Fribourg ne se trouve pas trop mal dans le cul-de-sac métaphysique, puisque, lui-même, à sa propre question répond : " Chacune des questions métaphysiques ne peut être posée que si celui qui la pose est, comme tel, inclus dans la question, c’est-à-dire se trouve lui-même mis en question. "
Resterait encore à savoir si, pour un tel poseur de questions, pour un poseur de telles questions, toute question métaphysique n’est pas un moyen d’éviter d’autres questions, celles-là concrètes. Détournement dans l’abstrait. Fuite.

2. Ici mettons les points sur les i de ce mot qui en compte deux et sert de titre à un livre dont la lecture émut si fort le spectateur alors lycéen-puceau mais promis à un avenir bisexuel. En même temps que cette bisexualité (premier point), mentionnons l’usage intermittent d’alcaloïdes divers par le même (second point). Cet éclectisme dans les rapports sexuels et les drogues a toujours semblé à l’éclectique lui-même de fort mauvais aloi. Une libido non fixée risque d’être une vraie volière à frivolités. Mais les grands oiseaux carnassiers sont entrés dans la maison des petits oiseaux, des petites chansons. A force de fréquenter les vautours, il vous pousse des griffes déchiqueteuses, un bec dépeceur. On apprend à se défendre, à attaquer, si l’on n’a point le masochisme de vouloir se faire manger le foie, tel Prométhée, qui se laisse punir, qui se fait punir pour avoir inventé ce qu’il est, l’homme.

3. Aux assises de Versailles (décembre 1932, affaire Wahl-Davin), il fut dit que le criminel ne l’était devenu que pour avoir poussé jusqu’à l’abrutissement l’amour de soi et ses pratiques.

4. C’est la couleur chic ; une couleur très tendre, puisque, comme l’a écrit Synovie (pour chanter sur l’air bien connu : Coeur de tzigane est un volcan brûlant) :
Coeur de préfet
est un paradis,
joli.
Cœur de police
est un délice,
très lisse.
Le « cœur de préfet de police » est donc un rose doré, lumineux qui traduit en teinte mode la fameuse phrase : « Toute vie humaine est pour moi couleur de jour », prononcée par le roi-soleil de la Tour Pointue, en plein conseil municipal pour clore le bec à ceux qui lui demandaient de très indiscrètes explications sur un internement arbitraire.

5. La Croix, 21 janvier 1933.

6. Elle est d’accord avec M. Alain, l’homme aux « propos », pour qui celui qui ne pratique pas le grec et le latin est un faible d’esprit, un imbécile. Elle a répondu avec l’enthousiasme qu’on peut deviner à M. Benda conviant (N.R.F. févr. 1932) ses lecteurs à honorer l’Église, quels qu’aient été ses mobiles, quand, au concile de Trente, elle repousse l’emploi des langues nationales pour la messe, maintient le latin.

7. Ce coup de maitre n’était, du reste, pas un coup d’essai de l’impérialisme puisque, en 1930, au Chili, la flotte s’étant révoltée à la suite d’une diminution de salaires et les ouvriers de Valparaiso, Santiago-de-Chili, Coquimbo et Antofagasta, ayant, pour les soutenir, proclamé la grève générale la bourgeoisie chilienne fit appel à la flotte américaine dont les avions lancèrent des bombes et réduisirent ainsi les révoltés.

8. Cette lettre fut citée, pour la première fois, par Jean Guéhenno dans une étude intitulée M. Gide (Europe, 15 février 1933).
À l’époque où elle parut, Gide, après s’être déclaré, dans son Journal (N.R.F., sept. 1932), prêt à donner sa vie pour les Soviets, avait écrit (Lettre à Ghéon, N.R.F., oct. 1932) qu’il réprouvait toutes les guerres, les civiles et les impérialistes. Il expliquait ses scrupules. Mais on pouvait le taxer au moins de quelque byzantinisme, à le voir tourner ainsi, autour de l’idée d’honnêteté, alors que, non la vague mais l’impitoyable mascaret de la réaction se précipitait à une telle allure que, sans la plus légère ombre de pragmatisme – en régime capitaliste, pour un écrivain issu de la bourgeoisie, il n’est pire pragmatisme que de s’en dire exempt, puisque prétendre, selon la pédante et sournoise formule, qu’on n’écrit point ad probandum, signifie qu’il n’y a rien à prouver, rien à prouver contre le régime dont on se fait ainsi complice – le courage intellectuel consistait à chercher le plus court chemin et la clairvoyance à le trouver. A propos du fascisme en Allemagne, tandis que tant d’autres s’empressaient de prendre la tangente nationaliste, Gide, lui, prenait la ligne droite et constatait :
«’L'Allemagne est en train de nous donner un effroyable exemple de l’oppression à laquelle est fatalement entrainé un pays qui cherche son salut dans l’entêtement nationaliste. Il se saisit aussitôt de tout prétexte ou le provoque et tout moyen de domination lui devient bon. Une telle politique mène nécessairement à la guerre. Ceux qui prétendent vouloir l’éviter devraient enfin admettre que seule la lutte des classes, je veux dire celle de chaque pays contre son impérialisme, peut faire avorter le nouveau conflit qui se prépare et qui, cette fois, serait mortel. »
Or, pour un pays, lutter contre son impérialisme, c’est lutter contre sa religion, contre la confusion qu’engendrent, même dans un temps qui se croit la‹c, les survivances des religions. Toutes les séquelles du masochisme chrétien et du masochisme juif – dont il est issu – sont, en Europe, les alliées de l’impérialisme. En Asie, on sait que l’Angleterre n’a pas eu à se plaindre de la passivité bouddhiste, de la non-violence.
Il faut, en outre, ne pas oublier que le réformisme, auquel le capitalisme a recours dans ses moments désespérés, se manifesta, pour la première fois, sous une forme religieuse. La Réforme ne s’est pas appelée ainsi par hasard, puisque Marx a pu constater que ladite Réforme, si elle avait chassé les curés de certains pays, avait changé en curés ceux qui la firent.
Il ne s’agit pas de remplacer un curé par un autre.
Il faut supprimer tous les curés.
Pour un intellectuel révolutionnaire issu de la bourgeoisie, il n’est pas d’activité révolutionnaire sans activité antireligieuse. Il doit dénoncer sa religion d’origine, tout comme il dénonce sa classe d’origine, la première n’étant qu’un visage, mais le visage le plus redoutable de la seconde, cette hydre.

9. Dans la France libérale dont la victoire a, quinze années durant, imposé à l’Allemagne des conditions de vie qui étaient, pour tant et tant parmi les vaincus, de véritables conditions de mort, – si l’hitlérisme est l’enfant maudit du traité. de Versailles, ce qui n’est pas douteux, il convient d’ajouter que le fils est tout le portrait de son père, – dans notre belle France libérale, dis-je, où la plus féroce racaille capitaliste verse des larmes de crocodile sur les victimes des nazis, les ensoutanés ne tiennent pas un autre langage que leurs confrères en bondieuserie d’Allemagne, les pires microbes de la peste brune.
Les faits parlent d’eux-mêmes et il est assez éloquent qu’au pays du sou est un sou, l’Académie d’éducation et d’entraide sociale présidée par Mgr Baudrillart organise dans le monde entier (la voilà bien l’internationale des curetons digne associée de l’internationale des marchands de canon) un concours littéraire destiné à montrer les conséquences néfastes de la doctrine bolcheviste pour la famille, la religion, la société (sic).
Le premier prix est de 50 000 francs, le second de 20 000, le troisième de 10 000.

10. Pour mettre à nu les arrière-pensées si bassement patriotardes que la France, l’Angleterre, les États-Unis masquent derrière leurs campagnes contre l’antisémitisme d’ailleurs abominable du non moins abominable Hitler, il n’y a qu’à constater le racisme de ces trois nations, les deux premières sévissant dans leurs colonies, la dernière à domicile.
En Afrique, en Asie, l’on sait comment l’homme blanc traite l’homme de couleur. La gueule du canon, voilà le haut-parleur de l’Europe impérialiste.
La guillotine plus discrète ne chôme pas. De nouvelles victimes ne cessent de venir s’ajouter à la liste des Annamites morts pour la libération de leur pays. A Sa‹gon, 180 communistes, 50 trotskistes sont inculpés de n’avoir pas fait le jeu de leur aimable colonisatrice. Aux Indes, à Bombay, des hommes moisissent, meurent en prison, coupables aux yeux d’Albion d’être des natives et d’avoir voulu fonder des syndicats ouvriers.
Dans l’État d’Alabama, les riches fermiers américains ne se conduisent pas mieux envers les noirs que les hitlériens envers les juifs. Un des noirs de Scottsborough est condamné à la chaise électrique, alors que la soi-disant victime de ces jeunes prolétaires a déclaré n’avoir pas subi le viol dont ils avaient à répondre. Et cette blanche est menacée parce qu’elle n’a pas accepté d’entrer, par un faux témoignage, dans le jeu de la justice, elle-même serve d’une classe d’exploiteurs qui veut faire un exemple afin de réduire par la peur la volonté de révolte que murissent les milliers d’esclaves de couleur.

11. La Hongrie n’a qu’un régent, mais il remplace dignement l’héritier du gâtisme habsbourgeois.

12. Cette définition est de Baudelaire. Il l’a donnée à propos de Javert dans un article sur les Misérables.

13. Dans ce sanatorium, où les juifs sont mal vus par les chrétiens et où l’assistance est telle que je n’aurais pas eu le courage d’y rester cinq minutes sans la présence d’Éluard, mon passé, mon probable futur de tuberculeux ayant déjà laissé six côtes dans la bagarre me valurent de prendre une belle rage à la lecture des lignes que Panaït Istrati a eu la nauséabonde sottise d’écrire en tête de son dernier livre. Cet ouvrage, annonce-t-il, cet ouvrage que j’ai arraché ligne par ligne aux griffes d’une tuberculose parvenue à son dernier degré, je le dédie en hommage au pauvre corps humain qui lutte héroïquement avec cette impitoyable maladie, à tous les tuberculeux de la terre, qu’ils soient de braves gens ou des canailles.

14. Voici, sans commentaire, la liste des conférences : l’Italie fasciste, l’École Polytechnique, l’Art gothique, la Constitution de l’Église, l’Aviation et la Guerre, la Renaissance italienne, l’Alpinisme, la Femme et le Progrès, André Gide, le Canada fran‡ais, l’Abbé Wetterlé, les Églises orientales, l’Aviation au Mont Blanc, l’Alpe inspiratrice, l’Automobile et la Guerre, la Sarre, Laennec
Les conférences étaient faites par des prêtres, des avocats, des officiers. Quand il s’agit de Gide, ce fut le docteur théologien qui prit la parole. Les problèmes politiques et sexuels ne devaient pas être posés. Pour mieux feindre l’ingénuité, le perspicace médecin des corps et des âmes se demanda, demanda à son auditoire, comment il se faisait qu’il pût, lui, homme si précis, s’émouvoir de la phrase : « Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur. » Cet ancien élève des jésuites, donc n’ignorant sûrement point la théorie du jeu de touche-pipi, passant de l’interrogatif à l’affirmatif, déclarait quelques instants plus tard que « l’alcoolisme étant le fait des prolétaires, dans une société sans femme et sans alcool les hommes n’auraient envie ni de faire l’amour ni de boire. »
Tant de niaiserie, d’hypocrisie lui valut de s’entendre poser à lui-même ainsi qu’à l’assistance dont il était digne les questions tabou. Quelqu’un, un des juifs mal vus lut la déclaration citée plus haut. Inutile de dire qu’elle indigna les curés branloteurs, les officiers rageoteurs, l’intellectuel parloteur et les amorphes écouteurs qui avaient aimé à croire Gide encerclé dans son immoralisme, dans son individualisme et incapable d’en sortir pour prendre parti – prendre parti contre eux – sans réticences.
Dorénavant, il ne sera donc plus conférencié que sur des sujets de tout repos : le fascisme, la guerre, l’église.

15. On connait l’antienne sur le bon vieux temps et les lamentations des riches à la pensée de ce que l’avenir leur réserve. La minorité des exploiteurs gémit, larmoie, dès qu’on lui rappelle que le machinisme, qui a changé les conditions du travail, veut que la condition des travailleurs, elle aussi, change.
Pauvres chers patrons qui aimaient tant se vanter de ne point payer leurs ouvriers à ne rien faire. Ils ont payé le moins possible et fait faire le plus possible. Ils ont donc bien mérité de la société. Et c’est quand même la crise. Ils n’y comprennent rien.
Surproduction : la rapacité de quelques exploiteurs n’a point permis à la masse des exploités de consommer ce qu’on les forçait à produire. Le capitalisme charge les agents de ses polices nationales, internationales et religieuses d’étouffer, de réprimer les mouvements d’une colère née de la misère, de la guerre dont il est fauteur. Mais plus l’opprimé est opprimé et plus il tend à se libérer. Le plus opprimé est toujours le premier à se libérer.
Le monde intérieur est soumis aux mêmes lois dynamiques que le monde extérieur dont il est le reflet et sur lequel il se reflète. Ainsi la pensée se cabre, prend son élan, à l’instant qu’elle se trouve le plus implacablement censurée. Dada se déchaine au beau milieu de la guerre et transforme en tremplin chacune des défenses classiquement opposées de temps immémorial à l’imagination. Les phrases tombent, sautent, dansent en cascades alors même qu’il est interdit partout de dire un mot plus haut que l’autre.
Après les bombes individuelles, après le terrorisme initial, en réponse aux meurtrières iniquités, après la phase nihiliste, les révolutionnaires s’organisent, étudient pour connaitre le fonctionnement réel de l’univers et pourquoi les lois n’y sont plus d’accord avec la nécessité et comment la révolution retrouvera, renouera le fil de l’évolution rompu par la faute d’une minorité qui voudrait immuable la société dont elle profite ou n’accepterait de consentir, à la dernière rigueur, que des réformes dérisoires. Parallèlement, dans une France victorieuse où la muflerie satisfaite s’opposait à tout essor intellectuel, les intellectuels décidés à cet essor, les intellectuels à tendance révolutionnaire, après Dada, s’attaquent à l’étude du réel fonctionnement de la pensée (surréalisme). Toutes les questions sont posées, car il s’agit de savoir par quels buissons d’actions et de réactions est suscitée la course de l’esprit et quels buissons d’actions et de réactions sont, à leur tour, suscités par cette course.
Alors jaillissent des lianes de mercure, des liserons de vif-argent qui palpitent de l’un à l’autre pôles. La courbe va du plus secret au plus extérieur, de l’inconscient au conscient et vice versa. A travers choses, sensations, sentiments et idées, que de crépitants aller et retours. L’écriture est non plus un simple moyen d’expression, mais la ligne sismographique d’une pensée toujours en marche, et, comme une ombre tient à un corps, elle prolonge l’homme jusqu’à la connaissance d’une nécessité poétique, interdépendante de toutes les autres nécessités, et qui, à leur exemple, ne s’illumine que pour faire la preuve éclatante de toutes les autres nécessités, jusque dans le fin fond le plus secret des vases communicants.

16. Cette Réalité, elle joue le rôle sordide et très catholique d’antithèse dans la sordide et catholique synthèse dont le flic des flics, Dieu l’immobile, est la thèse. Le culte de cette Réalité, le Réalisme à la saint Thomas, n’est que la consécration, la déification par le profiteur de ce qui est à son profit, de ce qu’il veut voir demeurer à son profit, aux dépens du devenir de l’humanité, tel que le déterminent les réalités et les besoins qu’elles impliquent. D’où le succès du thomisme auprès des intellectuels bourgeois, d’où les conversions des petits maitres à danser les menuets littéraires, assez rusés, assez nerveux pour avoir soudain, plus ou moins consciemment, pressenti au fin fond des jardins esthétiques où ils s’en étaient allés batifoler qu’un grand vent rouge allait les éparpiller eux et leurs œuvrettes.

17. Hegel.

18. Cette constatation de Baudelaire (Salon de 1846), de quel jour pathétique elle éclaire un homme, l’œuvre d’un homme qui sépara, malgré lui, dans sa vie, l’amour qu’on fait de celui qu’on sent, et demeura impuissant auprès de la femme qui lui inspirait ses vers les plus fervents !

 

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