René Crevel

Les Pieds dans le plat , (1925)

  [Bas de page]

I. UN DES PUISSANTS DE CE MONDE
UN DES MAÎTRES DE L'OPINION

V. UN JEUNE HOMME BIEN ÉLEVÉ
VI. POÉTESSE, ROMANCIÈRE ET COUPLE TRANSATLANTIQUE
III. UNE ALTESSE AUX IDÉES LIBÉRALES
VII. LE QUATORZIÈME CONVIVE
IV. LES PASSE-TEMPS DE L’HONORABILITÉ
VIII. Etc., Etc.

V. UN JEUNE HOMME BIEN ÉLEVÉ

Le jeudi, Opale promène Rub dub dub. On fait semblant de se diriger vers le Jardin des Plantes ou les musées, mais on file au music-hall pour admirer Krim dans son tour de chant. Le monsieur du contrôle sort le buste d’une boîte en acajou et, avec force sourires, remet à la mère de la demoiselle des créations réalistes deux billets de fauteuil d’orchestre. Et au premier rang s’il vous plaît, ce qui promet, dès le rideau levé, une bonne odeur de poudre de riz, eau de Cologne paradoxalement russe, chaude fatigue et autres choses grisantes à respirer avec, en guise de farine pour lier leur sauce, la poussière remuée au ras de scène par d’imperceptibles courants d’air.

La lumière de la rampe divinise excentriques, guitaristes, acrobates, diseurs de monologues et prestidigitateurs, mais facéties, escamotages, pizzicati, tours de force et d’adresse, fracs impeccables, pantalons à carreaux bouffes, maillots, tuniques pailletées ouvertes à même des cotillons incroyablement verts, et aussi bien, qu’il s’agisse de vedettes au dédain solitaire ou de familles nombreuses dont les membres grimpent sur les épaules les uns des autres, le père et les fils aînés à la base de la pyramide et, au sommet, la petite dernière peu avare de ses baisers, tout et tous ne valent qu’en préludes, très indignes préludes à l’apparition de Krim.

Krim : taille frêle à ployer une fois hors de sa gaine de velours noir, grosse tête mais si petit visage qu’on s’étonne que ne l’entraîne à la renverse le poids du chignon bas. Dans ses yeux verts, mais d’un vert plus proche du jaune que du bleu (des yeux de Pierrot alcoolique, dit Espéranza) dansent les flammes en herbe de l’absinthe, et si ces flammes ne s’envolent pas, déracinées par les tempêtes qui les secouent, c’est que de minuscules pavés d’or protègent leurs racines nourries de larmes. Krim, elle maquille à peine ses joues de petite fille en papier mâché. Elle n’a nul besoin de kohl pour ses paupières calcinées par la fatigue des amours faubouriennes. Les ongles sont tachés du sang de ce mouchoir que ses mains pétrissent et repétrissent avant de se décider à le nouer autour du cou pour le dernier des couplets.

Des applaudissements obligent Krim à répéter chacune de ses chansons. Tout de même, elle quitte la scène trop vite. Et impossible de la suivre derrière les portants fleuris de roses incroyables. Opale n’oserait jamais aller déranger sa fille dans la loge où les admirateurs doivent s’empresser, s’écraser. Alors c’est, sans transition, la rue avec la gifle glacée et tous les doigts que le froid arrive à glisser à travers les mailles des cache-nez pour serrer une gorge mal défendue. Et pourtant, de par la nuit, volètent encore les mots dont Krim a libéré l’innombrable essaim. D’abord invisibles, ils n’ont pas été longs à reprendre corps pour venir se poser dans les cages de verre que mettent a leur disposition les réverbères. Ils sont des colibris insolites, des fleurs de lampadaire, des oiseaux pas même mouche au duvet dansant de métal en fusion. Des yeux de Krim, des seuls yeux de Krim, s’éclaire la nuit de Paris : "Mon soleil, c’est les becs de gaz." Aussi bien, par la pure théorie de ses leçons que, dans la pratique, par son propre exemple, déjà Espéranza est parvenue à faire d’un petit sauvage d’enfant séduisant un Rub dub dub qui laisse entendre au prince des journalistes qu’il voudrait un parapluie pour ses étrennes.

Incapable de s’arrêter en si bon chemin, Espéranza va, selon les conseils de son sagace protecteur, continuer à métamorphoser un poulain indompté en bon petit cheval et pourquoi pas en cheval de fiacre, car elle souhaite à son fils des muscles d’intellectuel, un thorax de chartiste et des jambes de Scarron, afin qu’il soit sinon cul-de-jatte, du moins assez cagneux des membres inférieurs pour servir de premier mari à quelque réincarnation de Mme de Maintenon. Espéranza aime la lutte : " Il s’agit, déclare-t-elle à son fils, d’arriver à la force du poignet. " Aussi, quelle récompense pour elle d’avoir réussi à changer un animal purement animal en animal humain et de le voir, aujourd’hui, prêt à se muer d’animal humain en animal social. Mais un futur animal social ne trahit point les extases secrètes de ses après-midis.

Grâce aux indiscrétions de l’office, le ci-devant enfant séduisant n’ignore pas que sa mère a été, elle aussi, chanteuse et " pas chanteuse comme la Krim, affirme la cuisinière, mais une pauvre goualeuse qui vous la poussait tout de travers dans un boui boui chez les chnique et chnoque. " Il s’est interdit, malgré sa curiosité, de l’interroger sur son passé, de même que, par prudence, il ne prononce jamais devant elle le nom de Krim, dont il a deviné que celle qui doit conquérir un à un les galons de la distinction ne saurait manquer de la haïr, car elle lui rappelle des temps détestés et d’autant plus détestés qu’à l’actuelle lumière des succès d’une vedette, ses misérables rengaines d’autrefois ne peuvent que lui apparaître plus misérables. Mais, quand il est seul, au lieu de répéter : " Kremlin, Kremlin, Kremlin ", comme il faisait à Louveciennes, pour s’enivrer du nom du plus beau monument du monde, maintenant il dit et redit : " Krim, Krim, Krim, Krim. " Et alors puisqu’un portrait de sa mère est accroché au mur, là, devant ses yeux, il constate dans l’extase de l’incantation monosyllabique que l’impeccable Mme Espéranza de Saint-Gobain n’est pas plus à Krim que le kiosque de Louveciennes, en son temps, ne fut au Kremlin.

Mais la chambre de la mère se trouve tout près de celle du fils, et un matin qu’il répète trop fort le nom abhorré, elle qui n’a pourtant nulle envie d’interrompre la rituelle séance de coiffure, soudain s’échappe des mains de M. Gustave avec une telle brusquerie que les manchettes de celluloïd en tombent au pauvre merlan. Le martèlement des mules force Rub dub dub à se retourner, mais aussitôt il ferme les yeux pour ne pas voir cette diablesse nue dont la tête porte des architectures encore inachevées et déjà en ruines, comme si ce matin le château de cheveux n’avait été édifié que pour donner asile aux plus redoutables fantômes.

Espéranza hurle : – Krim, c’est une chienlit et sa rengaine du beau chiqué. Elle nous la fait à la gigolette, mais après tout, elle est aussi dinde que l’andouille de professeur de piano à la noix dont elle est la fille. Sa robe noire, vraiment, on se demande si c’est du lard ou du cochon. Mais sache donc, petit nigaud, que pour une femme il y a le genre poule, le genre artiste et le genre distingué. Tu dois respecter ta mère qui a connu le succès dans chacun des trois. Et voilà que tu me nargues avec cette chipie ? Je suis trop bonne. J’aurais dû laisser crever dans la rue cette bique d’Opale qui boit du lait parce que sa monstresse de fille reçoit cinq cents francs pour aller glapir, juste vingt minutes, chez la putain du frère de la cousine de l’amant de la belle-soeur de la reine du Portugal. En bien, moi, je lui en fiche mon billet ; je jure sur les cendres de ton pauvre père que j’irai chez la reine de Portugal, elle-même, et sans avoir à faire la guignolesse, et j’irai à la cour d’Angleterre, et je déjeunerai avec le pape. J’ai d’ailleurs déjà trinqué avec des ministres. Je ne suis pas une donzelle, moi, mais une femme sérieuse, et j’entends que mon fils devienne un monsieur, dis, réponds un peu, si tu ne veux pas être giflé, dis, tu m’écoutes, fils de fripier ?...

Rub dub dub sanglote.

Espéranza bat le fer pendant qu’il est chaud et son enfant pendant qu’il pleure. Elle ponctue ses affirmations de taloches bien sonores : " Oui, je répète, fils de fripier, et j’ajouterai fils de sale Polonais, de maquereau, de pas beau, fils de putain, fils de vache, fils de chienne… " Et elle continue sur ce ton, oubliant qu’elle est la mère de ce fils de chienne, vache, putain.

Rub dub dub écrasé sous cent kilos bon poids d’injures, elle va regagner sa chambre lorsque, soudain, une glace lui rappelle qu’elle a le profil grec. De ce fait, le triomphe, le succès même de n’importe quel nez tant soit peu retroussé lui devient injure personnelle. Aussi ne va-t-elle point partir sans avoir constaté que Krim à un pied de marmite au beau milieu du visage :

" Un pied de marmite (et d’une), des yeux dont on n’arrive pas à trouver la couleur (et de deux), une tignasse de diablesse (et de trois), à peine six notes dans la voix (et de quatre). Et dire que les imbéciles se laissent embobiner. Qu’a-t-elle donc cette Krim en réalité ? Tu es pour Krim, petit têtard merdeux, moi je suis pour la réalité. Je t’ai, pas plus tard qu’hier, fait réciter ta leçon d’histoire romaine. Tu te rappelles comment César a hésité entre la volupté et la vertu. Aujourd’hui à toi de choisir : Krim ou réalité. Krim, c’est le mensonge fait femme. La réalité, c’est moi. " Et soudain apaisée, assez forte pour ne pas abuser de son triomphe, Espéranza s’en va comme elle était venue.

A M. Gustave, pour expliquer son absence et les cris qu’il a entendus à travers le mur, elle déclare qu’il s’agissait des choses les plus graves entre elle et la chair de sa chair. Mieux vaut prévoir que guérir. Elle n’entend pas faire figure de poule qui a couvé un canard. Krim en réalité. Krim ou réalité ? Elle, Espéranza, elle est pour l’éducation anglaise. Que les enfants prennent leurs responsabilités. Krim en réalité. Krim ou réalité ? L’une ou l’autre. La réalité c’est elle. Espéranza. Qu’on se le dise. Et que Rub dub dub franchisse le Rubicon.

M. Gustave approuve, répète tout ce qu’il entend. Rubicond, Rubicond ou con de rubis, chantonne-t-il soudain et lui, réaliste et non krimiste, il s’agenouille et mêle sa barbe bien ratissée aux frondaisons d’une forêt pubique qu’il rêve, mais c’est une autre histoire, de civiliser par le fer et par le peigne.

* Krim en réalité, Krim ou réalité ? Rub dub dub a choisi Krim.

Krim, hélas, ne l’a pas choisi.

Elle est en tournée à l’étranger et il faut qu’elle laisse en lui son souvenir s’engrisailler par le lycée, les déclinaisons latines et grecques, le souci des examens.

Espéranza de plus en plus décidée à le voir réussir, apprend les langues mortes, rien que pour lui faire réciter ses leçons. Mais elle-même se prend au jeu et la voici qui susurre tous les matins à M. Gustave un salopiaud de petit poème d’Anacréon. Elle se pâme à croire qu’on lui fait plein de papouilles dans le nombril.

Elle traduit : éros, jadis, dans les roses… Ronsard, du Bellay, la Pléiade et tutti quanti se sont essayés à rendre en français ce morceau célèbre. Espéranza constate son accord avec ces messieurs. En fait de poésie, pour elle, rien ne vaut un bébé qui se réfugie dans les bras de sa mère parce qu’une abeille l’a piqué. Jaloux du demi-dieu, le coiffeur maudit en silence le rondouillard. Une abeille l’a piqué au cul. Mais son cul en verra bien d’autres. Tous les culs amoureux en voient bien d’autres. À commencer par celui d’Espéranza. Et il a grande envie de lui mettre son fer à friser quelque part. Il n’ose. Espéranza ne veut plus faire l’amour qu’en récitant la Prière sur l’Acropole et elle lui a craché au nez, un matin qu’il n’avait pas réussi à lui construire un petit Parthénon sur la tête : Ah, si Renan vivait encore ! Elle arriverait à le séduire, à en faire un perruquier. Et dans le domaine capillaire comme dans les autres, que n’eût-on pu attendre de celui qui, en rupture de superstition gothique, avait su hisser sa claire intelligence française et sa non moins française bedaine jusqu’au sommet de la plus lumineuse des éminences. Qu’il eût aimé Espéranza au front de marbre, Espéranza et ses cheveux dont le parfum est plus doux que le miel de l’Hymette ! Oui, vive Espéranza et ses cheveux, l’Hymette et son miel, l’Olympe et ses dieux, Aristote et sa rhétorique, Platon et sa caverne, Renan et sa prière sur l’Acropole. Et elle ne s’arrête pas en chemin. Que Rub dub dub la suive et qu’il soit poli avec les esprits animaux, l’impératif catégorique, les monades, l’algèbre, la trigonométrie et les sinus et cosinus. Finies les fariboles. Espéranza est d’accord avec Platon : Il faut chasser les poètes de la République. Elle ne demande grâce que pour Virgile, eu égard au sens familial et patriotique de son oeuvre. Quoiqu’elle se sache, pour jusqu’à la fin de ses jours, assurée de moyens de locomotion rapides et confortables, elle aime à rappeler à son fils comment Énée porta son père Anchise sur ses épaules. Des pérégrinations du " pius Aeneas ", elle conclut " le Latium aux Latins ". La nuit, elle rêve que le Potassium est un pays habité par les Potassins et chaque soir la voit plus et mieux prête que la veille à réclamer l’Alsace-Lorraine. à la fin de l’après-midi, avant de rentrer chez elle, jamais elle ne manque de faire un détour pour aller place de la Concorde déposer, aux pieds de la statue de Strasbourg, le bouquet de violettes de Parme, dont, après déjeuner, elle fleurit toujours le revers de sa jaquette d’astrakan. Maurice Barrès et Déroulède ont chargé son protecteur de lui faire savoir combien ils étaient, l’un et l’autre, sensibles à cette intention. Et elle de constater : " Que voulez-vous ? J’ai le sens épique. " Oui, elle a le sens épique, Espéranza, et si bien développé que, fin juillet 1914, quand la guerre s’annonce elle bat des mains. Elle tremble, elle rage d’impatience à la lecture de la fameuse affiche : " La mobilisation n’est pas la guerre. " Le prince des journalistes la rassure. Cette fois-ci ça y est. Isvolsky l’a promis. Enfin, elle a l’héroïque joie d’apprendre la mort du premier soldat français et elle comprend pourquoi ses parents l’ont baptisée Espéranza. En bien, cette fois, puisque espérance il y a, elle ne va point laisser son calme se perdre. Elle accompagnera le gouvernement à Bordeaux. Elle s’arrangera à ce que M. Gustave soit réformé et la suive pour lui planter des petits drapeaux en auréole autour de la tête, tandis que le prince des journalistes réclame des canons, des munitions. Que Rub dub dub n’a-t-il l’âge d’être un Saint-Cyrien en casoar et gants blancs ! Krim se trouve quelque part très loin dans le monde. Elle ne peut songer à traverser les frontières coupées, les océans torpillés. " Et cette guerre, entre autres avantages, aura eu celui de nous débarrasser d’une raclure de beuglant ", se réjouit Espéranza, et pour donner un cours épique aux rêveries de son fils en plein âge ingrat, elle accroche au-dessus de son lit, à côté du crucifix, une reproduction de la Marseillaise de Rude.

Une femme de pierre ne suffit certes point à une puberté. Mais Opale est morte. Alors, avec qui parler de l’absente et comment espérer qu’un souvenir, que rien, ni personne ne nourrit, aura la force de chasser une intruse minérale ? Krim, la Krim qui vivait jadis en lui et dont la survivance est inversement proportionnelle à la croissance de son corps et, à plus forte raison, de celle de ses organes génitaux, il la sent qui se disloque pièce par pièce. D’ailleurs, la Marseillaise de Rude a une bouche de poisson mange-tout. Elle dévore d’abord la voix, puis les gestes ; ensuite le parfum qui franchissait la rampe et finalement les yeux d’absinthe. Et que ne tentent pas même de venir la remplacer l’une ou l’autre de ces créatures soi-disant de rêve, déesses de partout brumeuses, sauf d’une entrecuisse où aimeraient à s’abriter les songes, quand les vraies mécaniques de viande et de poil ont intimidé les jours, quand trop de nuits et trop d’aubes se sont cabrées à la poursuite d’une illusion, qui peut-être, ne demanderait qu’à sortir reconstituée, ressuscitée du gosier de la monstresse à gueule d’hymne national.

Krim.

Pour que Krim disparaisse à jamais et tout entière de sa mémoire, il s’est formellement refusé à la tentation de lui écrire. Lui eût-elle accordé une réponse, le charme en eût été tailladé, assassiné à coups de ciseaux censeurs et de doigts policiers. Le moindre contact eût sali l’enveloppe, la page fleurie d’elle.

Là-bas, très loin, il ne sait où, que la fumée des cabarets protège des pièges de mémoire les mains voltigeantes de Krim, oiseaux diaphanes et palpitants sur le fond de velours noir des créations réalistes ! De même qu’elle avait déjà réussi à métamorphoser l’enfant séduisant en Rub dub dub, ainsi Espéranza est arrivée à faire de Rub dub dub un gringalet. Le gringalet a honte de son anatomie misérable. Ce qu’il imagine ne vaut pas mieux que sa carcasse. Une professionnelle en mie de pain, par exemple, s’accroupira, fera tournicoter, écrabouillera un bout de sein sur la spatule chatouillarde qui termine ce bâton qui devrait être un beau bâton et fier de soi, puisqu’il est le vit, mais oui le vit, le grand vit à la petite vie, ce que le grand oeuvre est à la petite oeuvre. Mais quoi ! Il n’y a pas d’étoile même polaire dans le ciel ses quinze ans. Il a perdu le nord et sa mère a raison de le blâmer, elle qu’on félicite de n’avoir jamais perdu le sien.

Adolescence : une tête se vaporise et, nuage, aux nuages se mêle. Que les possibilités éparses en un seul point se ramassent, trop vite mourra, sous forme d’inutile geyser, la foudre de l’orage testiculaire.

Puisqu’il a lui-même aboli celle qui avait, en son temps, aboli le, la, les à portée de la main, que, qui lui reste de par le monde ? Les minutes travaillent à une mosaïque sans unité de dessein. Un voisinage dans le temps ne saurait suffire à légitimer, encore moins à déifier un méli-mélo qui n’est pas de plomb. Poussières de liège.

Le poids physique d’un individu est-il fonction de la densité de son monde moral. Espéranza constate qu’on peut s’appeler Wenceslas de Saint-Gobain et n’être qu’un gringalet, un grain, un galet, un grain de galet, un galet de grain, un piètre mélange de végétal et de minéral. Elle avait, dans la personne de son fils, décidé de sacrifier le corps à l’esprit. Marché de dupe. Lui faudra-t-il souffrir que la chair de sa chair, le sang de son sang, ne soit que le revers de la médaille dont elle a le profil ? Sans doute, la mauvaise mine de ce dadais et son air lunatique peuvent-ils, doivent-ils servir de mouche au teint, à la joyeuse lucidité qui la caractérisent ? Mais on a beau tenir à faire son petit effet, on n’en est pas moins mère et on en vient vite à redouter le pire pour un avorton aussi jaunasse que la couverture du livre sur l’Onanisme à un ou à plusieurs, qu’il cache dans son armoire à glace, derrière une pile de caleçons.

Espéranza, parfois, ne songe qu’à encourager le vice solitaire de son fils, dans l’espoir de quelque accident nerveux qui rappelle son père au prince des journalistes. Un jour qu’elle était d’humeur philosophante, elle a, en effet, compris le parti à tirer de possibles coïncidences épileptiformes, pour arguer d’une miraculeuse hérédité d’âme, entre deux êtres, que nulle parenté réelle n’a jamais unis, mais que relie un pont moral, en l’occurrence le prince des journalistes qu’il s’agit d’émouvoir et d’amener, par résurrection d’une infirmité très respectée, à vouloir bien adopter celui en qui elle revit.

Mais s’il y a le pour, il y a le contre et Espéranza répugne, par tradition, à encourager les pratiques masturbatoires, les pires ennemies des amoureuses professionnelles et ambulantes. Et, par pratiques masturbatoires, elle entend ici les solitaires, car elle a un faible pour l’homosexualité et les homosexuels, depuis qu’elle doit à sa propre expérience de savoir que le dégoût que certains hommes ont des femmes peut compensatoirement valoir à quelqu’une d’entre elles une situation inespérée.

Les choses n’ont pas la simplicité que croyaient sa mère, ses aïeules, lesquelles spécialisées dans une putasserie primaire, avaient pour la pédérastie la haine qu’un bistrot porte à l’eau et à ses buveurs. Mais elle, Espéranza, elle s’est affinée avec la réussite : " Maintenant que mes carottes sont cuites, un peu d’idéal ", déclara-t-elle volontiers à sa soeur de la rue Blondel.

Il s’agit dorénavant de savoir si l’idéal peut, au moins pour son fils, devenir le vice solitaire qui, jusqu’alors lui avait semblé indigne de toute indulgence.

Questionnée sur ce point, la soeur de la rue Blondel n’avait rien répondu. Elle était, à vrai dire, affolée par l’appartement où on l’avait reçue, bouleversée à la vue d’un intérieur aussi distingué, aussi cossu, dont les richesses l’intimidaient assez pour qu’elle ne pût arriver à en concevoir l’emploi. Toute reconnaissance pour celui qui avait installé sa cadette parmi soies et velours, dans une profusion de bois dorés, laqués, sculptés, d’ivoires dentelés, de bronzes grands et petits, qu’une nombreuse domesticité soignait, comme si le moindre d’entre ces bibelots eût mérité sa nourrice, la fille de la rue Blondel s’était contentée de rêver tout haut : " Et dire que notre mère voulait la couper à ceux qui ne la mettent pas là où il faut ! " En écho, Espéranza se demande : " La couper à qui ne la met nulle part ? " Mais elle répugne à toute inutile violence. Elle ne va pas mutiler son fils, elle va, tout bonnement le faire circoncire, pour lui apprendre. Lui apprendre quoi ? La vie, pardi.

Elle le mène donc chez un chirurgien qui, bien chapitré, lui découvre une appendicite et sait le persuader de se laisser opérer.

Au réveil, effrayé par une douleur non localisée là où il s’y attendait et incapable de penser que la partie avait été sacrifiée au tout, il pousse un cri si déchirant que ta mère, assise à son chevet et en train d’écrire, pour passer le temps, quelques cartes postales, renverse sur sa blouse immaculée d’infirmière d’opéra-comique, le contenu d’un stylo qu’elle avait, à l’aube de ce jour chirurgical, fort à propos, rempli d’encre rouge. Par la suite, elle s’intéressera plus que de raison aux pansements, tiendra à disposer elle-même les compresses autour de la cicatrice. À voir toujours les mains de sa mère tachées de son sang le plus intime, le fils sent un besoin de vengeance naître en lui. Il voudrait que toutes les créatures du sexe expiassent pour l’une d’entre elles. Il imagine de très savantes blessures. Mais, a-t-il un corps à sa disposition, sa couardise n’ose tailler dans les chairs. Il fuit, va au bordel, demande une pensionnaire qui ait ses règles ou, si par malheur, aucune de ces dames ne se trouve indisposée, asperge celle dont il a dû se contenter du contenu d’un flacon de sauce tomate.

Mais, faute de mieux n’a jamais rassasié personne. À force de rester sur son appétit, le gringalet en vient vite à éprouver d’abominables fringales. Au restaurant, il commande un symbolique merlan frit. Quelle joie criminelle on peut prendre à extraire de leurs alvéoles deux petits globes demeurés blancs parmi la pâte dorée sombre qui recouvre tout le poisson, tête et corps. Un coiffeur, c’est un merlan. Donc on se venge d’Espéranza sur son favori. On se venge, ou plutôt on a cru qu’on allait se venger, car ces petites boules opaques et que nul souvenir n’éclaire n’ont, pour apaiser une vorace hantise, pas plus de pouvoir que des boutons de bottines de première communiante.

Et cependant, comme l’ordonnateur des secrets chignons et des voluptés maternelles a, dans ses obsessions punitives, usurpé la place du père, le gringalet rêvera dès son prochain sommeil qu’on l’a trompé sur l’état civil du poisson. Ce n’était pas un merlan mais un maquerau. Ces boules pas même teintes, ces pilules d’insensibilité qu’il a, sans oser les croquer, avalées, elles étaient deux gouttes durcies de ce sperme dont il se trouve être né, par l’entremise d’Espéranza. Quant à lui, l’avorton que son rêve situe très haut dans la hiérarchie d’une visqueuse humanité aux prunelles de feutre nacré, sans doute, n’a-t-il revisé ainsi le mythe d’Oedipe que pour une adaptation marine. Mais puisque, au lieu de tuer le père, il s’est contenté de lui manger les yeux, il ne va pas se crever les siens. L’ordre des meurtres et des meurtrissures a été interverti. Il lui faut donc se tuer, pauvre Oedipe à Colonne. Mais nul sommeil ne saurait permettre à Colonne d’être le nom d’une ville. Dans le désert, l’homme va mourir de son rêve aveugle. Il s’est déjà vidé de tous ses os. Il en étaie sa potence, l’organe de son désir son désir cette colonne, à quoi piètre baudruche fanée, il doit se pendre. Il ressuscite au matin flottant sur les eaux plombées de la mémoire qui, aux reflets des temps révolus mêlent le visage du présent, le visage de celui qui regarde le présent. Va-t-il supporter, toute une vie, ce louche miroir ? Il se tire un coup de revolver dans la poitrine. Bien entendu, il se rate. On le transporte à l’hôpital. On l’endort et il se réveille au sommet d’une pyramide de chapeaux pointus, d’où il embrasse un tel horizon que viennent spontanément sur sa langue les mots à dire pour être compris de tous, même des cailloux. Les mots font des phrases, les phrases un livre. Le livre s’appellera : Des os, du poil, du sang. Il sera le livre par excellence. L’auteur de cette bible nouvelle, sans doute, entendrait-il les critiques facétieux le traiter de Barrès des chiens. Mais qu’importe ! Il s’agit seulement de savoir ce que pensent, ce qu’en pensent les cormorans errant en rang autour d’un corps mourant. Au lieu de répondre à cette question, un des cormorans se déclare infirmière, de but en blanc. On leur passe encore le blanc, puisque les coiffes, blouses, murs, draps sont lavés, rincés de toute couleur. Mais le but, où est le but ? " Profitez de votre éther " recommande le cormoran-infirmière. L’utilitarisme maintenant. Les chapeaux pointus ne se chauffent pas de ce bois-là. D’indignation, ils rentrent les uns dans les autres et leur pyramide ne tarde point à s’aplatir au ras du sol. Un poids mort d’homme reste là, couché sur son matelas, sans même la possibilité de glisser, puisque la pente des jours n’est savonnée de nul espoir. Le temps devient une masse informe que son contenant, le lieu, n’arrive pas à modeler. Donc, peu ou rien à dire d’une convalescence en Suisse où la journée n’a de vivant que dix secondes, quand l’aube nargue un réveil : " Pétunie, pétunia en rêve d’orchidée, vénéneux à la manque, ô toi dont la minuscule méchanceté s’esbigna au long d’une vie antérieure par trop dénuée de vastes portiques. Pulsation abandonnée dans un bocal de chair, vif-argent érigé en colonne inutile au carrefour des cuisses, sur une pitoyable pelouse de poils

 

« C’est chiendent

Et chienlit,

Chien sans dent,

Chien seul dans

Son fusil… »

 

Le jour qu’il lui est permis de descendre dans le hall où le cinéma, chaque jeudi, rassemble les moins moribonds des pensionnaires, il se découvre la même envie de quitter son lit de sanatorium qu’un poisson celui de sa rivière. Et de s’attendrir soudain au souvenir de l’enfant séduisant, c’est-à-dire indompté, qu’il fut, avant de se voir métamorphosé en Rub dub dub pour finir par n’être plus qu’un gringalet bon à rien qu’à se torturer. Espéranza, sous prétexte d’éducation, n’a cherché dans sa personne qu’un lieu humain où assouvir la haine qu’elle n’a du reste jamais dû cesser de vouer à l’univers, depuis le jour qu’elle a, par contrat, accepté de devenir une dame distinguée. Elle n’est pas restée en deçà, mais a été au-delà des promesses faites à son protecteur. Elle va pouvoir maintenant se reposer sur ses lauriers, c’est-à-dire tailler, rogner dans la chair vive d’une société qu’elle domine de toute la hauteur de sa fortune bien placée et de son nouveau vieux nom légitime et inattaquable. Mais on ne fait pas d’omelette sans casser d’oeuf et l’oeuf cassé de la savoureuse, mousseuse, onctueuse, capiteuse, amoureuse omelette qui s’appelle désormais Duchesse de Monte Putina, c’est son fils. Et il n’est pas trop frais cet oeuf, mais qui songe à le plaindre, qui songe même à s’en plaindre, puisque personne encore ne s’est laissé éclabousser de son venin ? D’ailleurs sans être de la vraie pierre, la méchanceté du gringalet n’a rien de liquide. Elle est fibreuse plutôt, apte à suivre tous les contours, à étouffer, de sa force tortueuse, le vrai bois son soutien, tel le lierre son chêne.

Ce mauvais caractère s’irrite contre la vie qui va recommencer, simplement parce qu’il doit renoncer à la complaisance des pyjamas, pour emprisonner ses membres dans les tuyaux de poêle d’un pantalon, les cylindres d’un veston et de ses manches. Il ressuscite. Mais ressusciter à une chose, c’est mourir à une autre. Quelle raison de finir par trépasser à l’ascenseur, à seule fin de renaître au hall, sous la protection d’un chasseur à tête si peu épaisse qu’il faudra espérer que, dans ses lourdes mains, se trouvent cerveau et cervelet ? De par l’écran, voltigeront des sourires un peu trop photogéniques. La belle affaire. La femme fatale, poisseuse de la gélatine où ses charmes se sont englués, ne quittera pas la toile toute crépitante de ses aventures pour suivre un piètre Orphée en mal d’Eurydice…

Dans l’après-midi, l’infirmier est venu exhorter son malade, lui promettre monts et merveilles de la séance cinématographique : " Ah bien ! Monsieur, je vous retiendrai une place à côté de la dame du nonante-cinq. Une Française comme vous, Monsieur. Et qui a de si belles relations à Poitiers. C’est la fille d’un général. Elle collectionne les soldats de plomb. Mais dites seulement, n’essayez pas de la dérouter, ça serait une boeuferie. Après le cinéma, vous pourrez vous faire servir un medianoche. Je vous promets de vous tenir compagnie pour le medianoche. Ça me rappellera ma jeunesse, mais oui, Monsieur, parce que ma marraine, une noble qui avait des merlettes sur son blason, aimait tant les medianoches… " -" Medianoche toi-même ", pense le gringalet.

La dame du nonante-cinq, avec ses belles relations à Poitiers, son père général et ses soldats de plomb, quel programme ! Tout de même s’il se décide au dernier moment, il faut être beau. Donc, il sonne Moysette Crotas, la manucure.

Elle, dès le premier doigt, se sent en pleine confiance : " Je suis vaudoise, déclare-t-elle, mais j’aime un Allemand. On s’est fiancé. Alors mon papa m’a dit : " Moysette je ne suis qu’un Crotas, mais un Crotas peut mourir de honte. " Alors j’ai dit à mon papa, qu’il ne pouvait pas m’empêcher d’épouser mon Allemand, parce que, si lui était vaudois et si maman était vaudoise, ils s’étaient quand même bien disputés. Alors, mon papa m’a dit que j’avais raison et l’on a pleuré toute la nuit. Ma maman est morte après une césarienne ; c’est pourquoi mon petit frère s’appelle César. Elle, elle m’aurait aidée à épouser mon Allemand. Et j’aurais été bien contente. D’abord il est vierge. Moi aussi. Je pense tout le temps à sa virginité. Quelle belle nuit de noces on aurait eu, chacun avec sa virginité ! – Pas si sûr, Mademoiselle Moysette Crotas.

– Pourquoi, pas si sûr ? – Vous n’auriez pas su comment vous y prendre.

– On aurait acheté la veille du mariage le précis helvétique des droits, devoirs et plaisirs conjugaux. " – Les livres enseignent la théorie, non la pratique.

– Alors vous croyez qu’on s’y serait mal pris ? Il faut que je demande à une de mes clientes.

– La dame du nonante-cinq ? – Non pas elle. Pour l’amour, la dame du nonante-cinq n’est pas tant vigousse.

– Vigousse ? Qu’entendez-vous par là, Mademoiselle Moysette Crotas ? – Quel drôle vous faites ! On dit vigousse en vaudois, comme vigoureux en français. Plus on est vierge et plus on est vigousse. La dame du nonante-cinq, elle a eu douze enfants et elle est toute chtiote. L’Anglaise du septante-deux, qu’on appelle Canari parce qu’elle teint ses cheveux en jaune, elle est si maigre qu’elle doit faire peur aux hommes. Ah ! ça ne manque pas ici les vieilles carabines qui se trouveraient dépaysagées dans un lit avec un beau garçon ! Mon fiancé et moi, on est vierge et vigousse. Le Bon Dieu fera que tout se passe bien.

– Et s’il n’y a pas de Bon Dieu, Moysette ? – Ma foi, le pasteur a beau dire, on n’est pas tant sûr. Au fait, je vais demander à une cliente, une chanteuse. Sûr qu’elle a eu des amants gros comme elle, plus gros qu’elle, car elle n’a pas trop de viande sur les os, la pauvre Mme Krim, Krim tout court qu’on l’appelle.

– Krim, Krim vous avez Krim ici ? – Oui, Krim. Et pas fraîche. Pas plus vigousse que vierge ".

* Moysette partie, le gringalet se précipite sur son balcon, se penche à droite, à gauche, pour voir si, dans l’une des cures, ne se trouve point celle que, des années durant, il a voulu chasser de son souvenir. Le grand sanatorium tout gréé de stores, au sommet de la plus haute vague géologique, lui semble, de la caravelle au transatlantique, incarner l’idée générale de navire. Embarquement pour Cythère. Tel est son bonheur que, durant vingt minutes, il oublie de se rire au nez. Mais soudain, sans rage, il a peur. Peur de Krim, son rêve, peur de son rêve de Krim, de sa Krim de rêve, du rêve qui va devenir réalité. Réalité de rêve. Rêve de réalité. Le rêve perd sa réalité, la réalité son rêve.

Krim en réalité ? Krim ou réalité ? Réalité ? Réalité de Krim ? Veut-il Krim en réalité, veut-il la réalité de Krim, lui dont le dépit jure de ne point chercher à compenser à coup de boutures livresques et greffes mnémotechniques ses possibilités physiques et morales, ses chances érectiles abîmées par des années d’attente et définitivement effilochées par des mois de sanatorium. Son désir, une plante aigrelette, contorsionnée dans une soif de papouilles acidulées. Il est trop conscient de la déficience de sa sève pour s’attendre à des éclosions flatteusement vénéneuses. Espéranza et ses tortueuses tortures de tuteur têtu l’ont déformé à jamais. Ses qualités sociales, pourtant, eussent dû lui permettre de figurer un palmier conformiste, à l’ombre des lambris officiels, ou bien, parmi de très modernes décors, il eût pu apparaître cactus érotomane, esthète ou sportif. À imaginer le pire et qu’il eût par goût de la crapule, glissé au ruisseau, il méritait au moins de finir réséda sur le zinc d’un bistrot…

Palmier, cactus, réséda. Il n’en est rien, il n’y a rien, il n’y a personne, il n’y a toujours pas Krim. " Krim, Krim ", on vous appelle. Une voix creuse dans un paysage vide. Sans écho, des pentes dévalent jusque dans la vallée du Rhône. Chemin de retour à la vie, paraît-il, cette vallée. Un train siffle, file vers l’Italie. Au fait, Espéranza est à Rome. Dans le voisinage du Vatican, elle ne manque jamais de se sentir toujours d’humeur à forger des âmes. En vérité, une Monte Putina de mère voudrait toujours avoir son gringalet sous la main et qu’il soit tordu, fondu au feu de sa volonté, la colonne vertébrale plus molle que moelle hors du sureau. Oui, le mettre en assez piteux état pour qu’il accepte d’entrer dans les ordres. Elle n’a pas de plus cher désir. Et alors, elle ne serait pas longue à lui faire coiffer la tiare. Pape, voilà une situation d’avenir. Mère de pape, ce n’est pas mal non plus, surtout si l’on s’arrange pour multiplier par des possessions européennes ou même, à la rigueur, extra-européennes, les dérisoires États pontificaux. Augusta n’aurait qu’à se dépêcher de nous dégoter des petites colonies bien pépères. Donnant, donnant. Une fois le gringalet assis sur le trône de saint Pierre, si Augusta s’occupe de lui, Espéranza jure sur la sainte croix de fournir l’armée paneuropéenne en autels portatifs pour prêtres-soldats. Le modèle est déjà dessiné. Par un polytechnicien, s’il vous plaît. Ce sera léger, joli, portatif et pliant. Le tabernacle servira aussi d’arsenal, avec juste la place pour le saint ciboire, les hosties et un bijou de petite mitrailleuse dont MM. les aumôniers pourront user sans cesser de dire la messe…

Mais Espéranza peut rêver à Rome.

Ici, en Suisse, il y a Krim.

Celui dont l’enfance s’était juré de l’aimer toute une vie, soudain, se demande s’il ne s’est pas menti. Qu’aura-t-il à lui dire, entre ces murs ? Ripolin blanc. La couleur ne peut naître que de la couleur. L’espace oppose un refus catégorique à toute tentation d’infini. Miser sur le temps ? Il faut d’abord aller y voir.

Aller voir Krim pour exaspérer sa Monte Putina de mère. * Une femme décharnée le reçoit.

À la débâcle qui a vidé, de sa chair, le corps, de son charme, le visage, seul le regard a résisté.

Mais comment accepter que la plus émouvante des figures soit devenue, aujourd’hui, cet écrin de peau fanée, où sont posés, toujours égaux à eux-mêmes, les yeux qui ensorcelèrent une lointaine enfance.

Krim fait des projets. Elle va partir pour le Midi, écrire ses mémoires. Qu’il lui reste un filet de voix, rien qu’un filet, et elle trouvera toujours le moyen de vendre sa salade. D’ailleurs, elle n’est pas encore aphone. Elle va chanter, elle va chanter ses succès d’avant-guerre. Elle quitte sa chaise longue, s’appuie au mur pour ne point inutilement dépenser des forces à se soutenir. Elle ne doit rien gaspiller car, sans toute son énergie, elle n’arriverait certes point à remonter de ces notes basses, rauques, qui donnent leur fatalité à ses chansons. Mais sa volonté ne suffit point à consolider les tissus trop fragiles pour résister à la passion des mots, à la violence du ton. Il lui faut s’arrêter dès le second couplet. Elle porte son mouchoir à sa bouche, l’en retire taché de rouge, et le gringalet qui, des années et des années, s’est cru vampire, ne boit pas à ses lèvres le sang dont il avait soif. Il se sauve, court chercher l’infirmière. On fait une piqûre à Krim. Le gringalet rentre chez lui, se couche. Par sa fenêtre ouverte sur la nuit, entre une chanson qui monte d’une autre fenêtre ouverte sur la même nuit : Mon soleil, c’est les becs de gaz. Krim a demandé qu’on mette au gramophone la rengaine dont elle n’a plus la force. Mots sans lèvres, lèvres sans mots. Le gringalet ferme les yeux. Une à une et à jamais, derrière ses paupières, s’éteignent les dernières de ces petites lueurs qui tremblottent au coin des rues les plus désespérées pour l’ultime consolation des créatures fourbues. Pas plus de soleil que de becs de gaz. Il fait un de ces froids sur la planète. Les étoiles ? De la littérature. La lune ? De la méchanceté. Il grelotte. Un désenchanté de son acabit ne devrait tout de même pas en être à une obscurité près. Tout s’est éteint. Et puis après ? Tout doit s’éteindre. La voix de Krim comme le reste. Il n’y a vraiment pas de quoi se mettre dans cet état. Elle fut, non celle qu’il aima, mais celle qui l’empêcha d’en aimer d’autres. Désormais, à quel corps demander, chemin faisant, son plaisir ? Les personnes, les sexes ? Inutile de scruter leur méli-mélo, d’essayer de s’y reconnaître. Libre à d’autres de se payer de ressemblance, de s’arrêter à chaque à peu près, de vouloir partout des oasis. Il ne va pas, lui, s’obstiner à la recherche de la perfection violente dont Krim, avant l’âge de l’amour, avait, à sa médiocrité quotidienne, donné la nostalgie. Krim, tête trop lourde pour le corps et, dans un visage de Pierrot alcoolique des yeux d’absinthe, des yeux où s’agitent toutes les herbes des jardins fous. Ces touffes, nulle clôture ne les protège. La mort aura donc bientôt fait de les déraciner. Et lui qui a perdu jusqu’au droit d’oubli, demain, sur un univers désolé, il ouvrira sa porte. Du seuil, il se laissera glisser dans la vie, perdre corps et biens, corps et âme, faute de Krim, faute d’une ceinture de sauvetage, les bras que seule elle eût pu lui lancer.

VI. POÉTESSE, ROMANCIÈRE ET COUPLE TRANSATLANTIQUE

Bien qu’il ne lui en eût pas écrit un mot, Espéranza n’ignora pas longtemps la visite de son fils à Krim. Aussi, avant que son fils ne l’eût rejointe dans le Midi où elle savait que la chanteuse exécrée allait venir s’installer pour y mourir, parce qu’un clou chasse l’autre, elle se mit en tête de marier le gringalet à Synovie, la poétesse catholique.

Au cours du démoralisant été 1932, Espéranza n’a pas été fâchée de lire des poèmes qui la reposent enfin de toutes les excentricités dont, vingt années durant, elle a dû subir la mode. On peut être à la bonne franquette et avoir de très sages opinions littéraires. La duchesse de Monte Putina sait rire, mais d’un rire qui n’exclut point le sérieux de la pensée. Et qu’une jeunesse plus ou moins faisandée n’essaie pas de l’attendrir. Elle est de l’avis de Mauriac : À toutes les époques, il y eut parmi les débutants des réfractaires et des ennemis des lois ; seulement ces jeunes furieux, non certes flattés, encensés comme ceux d’après-guerre, mais conseillés, dirigés, dominés par le prestige du talent et de la gloire, guérissaient vite de la maladie que subissent tous les chiots.

Espéranza qui, lors de son mariage, est passée du néo-Louis XVI au cubisme qu’elle se flatte, du reste, d’avoir dompté, adapté aux nobles fins d’un salon ducal, mérite, de ce fait, sinon d’être félicitée comme pionnière, du moins de ne jamais s’entendre traiter de rétrograde. Elle a le sens du moderne, comme, sans jamais perdre celui du classique, elle a eu, tour à tour, celui de la gouaille populacière méridionale et irrésistible, puis du médiéval, enfin du distingué. Elle n’en a que plus de droits à condamner les chiots et leur maladie. Elle fait bloc avec ceux qui, dans l’écriture, la peinture, la musique n’acceptent plus ces innovations désagrégatrices d’un monde où les danseuses, chanteuses de Southampton, en veine de respectabilité et de noblesse ont eu un tel mal à trouver leur place au soleil et à la garder.

Primerose, bien qu’elle soit devenue Lady, quasi sans coup férir, n’en partage pas moins l’avis d’Espéranza. Aussi, lorsque la duchesse de Monte Putina lui eut parlé de l’article de Mauriac et cité, de mémoire, la phrase en question, plus que jamais décidée à ne point laisser en friche son don des à peu près scatologiques, elle s’écria : " Les chiots aux chiottes. " Espéranza n’a d’ailleurs point manqué de resservir ce bon mot qu’elle attribue, selon l’effet sur les auditeurs, soit à elle-même, soit à Léon Daudet.

Synovie, dont les Épanchements constituent la synthèse, qu’on croyait impossible, du classique et du romantisme, Synovie ne pouvait donc qu’être protégée par l’une et l’autre de ces dames. De nature exquise, avec la modestie des grands talents et des belles intelligences, la poétesse remercie le ciel et constate : " J’ai oeuvré un bon moment. " Synovie est à la mode. À la mode régionaliste, une mode qui lui donne à la fois son climat moral et son style vestimentaire. Lauréate de l’Académie des Jeux Floraux, couronnée du rameau d’olivier qui, ma foi, ne va pas trop mal avec sa robe taillée dans la toile à carreaux dont on fait les nappes des hostelleries, Synovie saute de Toulouse à Maillane où les félibres sont on ne peut plus fiers de la recevoir. Elle y va de son petit sonnet à Mistral, fait une entrée sensationnelle dans la ville d’Arles, puis, parce qu’elle sait marcher avec son temps, pousse jusqu’à Juan-les-Pins.

Aux Épanchements, Mauriac a consacré un article aussi décisif que Barrès jadis à son premier livre : Les mains jointes. D’ailleurs, s’il admire la poétesse, il vénère une compatriote dans la personne de Synovie, bordelaise de naissance, et non de style cèpe à l’ail, mais d’un genre très strict, c’est-à-dire cultivée, experte à la délectation morose et incapable de sortir sans gants ou sans bas, même en plein été sur la côte d’Azur, ce qui n’a pas été sans lui valoir surcroît d’affection de la part d’Espéranza, d’Augusta, de Primerose. Une commune et indivise peur de la congestion interdit à ces trois grandes dames de se mettre nues au soleil, parmi une foule, dont le laisser-aller et l’impudeur, – qu’elles condamnent à grands cris, – ne sont cependant point sans hanter leurs rêves de réminiscences byzantines, à grands déploiements de peaux bronzées.

Dix minutes de conversation avec Synovie ont suffi à Espéranza pour déclarer : " Cette poétesse voilà ce qu’il faut à mon gringalet. S’il ne veut pas entrer dans les ordres, qu’il épouse au moins une femme bien pensante et capable de lui apprendre à faire des vers qui riment. Un recueil d’alexandrins d’inspiration catholique signés

Wenceslas de Saint-Gobain, ça n’est déjà pas si mal. Et même si le duc, mon époux se refuse à l’adopter, il aura un nom et une oeuvre qui lui permettront d’entrer à l’Académie. J’en fais mon affaire… " Et, toujours attentive aux leçons de Mauriac, Espéranza se rappelle que dans son magistral article intitulé la génération sans maître, cet auteur écrit : À aucune époque on n’eut, comme aujourd’hui, le culte de l’homme arrivé, de la valeur sûre. Dix ans d’avance, on flagorne le futur académicien et on escompte son suffrage pour 1950.JC/ Elle ne se le fera pas dire deux fois. Elle va de boutique en boutique, choisit une cravate pour le romancier, des fruits confits pour sa femme, et des trottinettes pour les bébés.

Synovie n’a rien d’une mauviette. On peut même dire qu’elle porte beau. Le visage est noble, d’une régularité qui pourrait à la longue, risquer de devenir ennuyeuse, si un strabisme opportun n’ajoutait sa petite touche romantique.

La famille de Synovie était assez pénétrée des principes évangéliques pour se rappeler que la main droite doit ignorer ce que donne la main gauche. Aussi les siens virent-ils une délicate intention de la Providence dans l’irrégularité de son regard. Les couventines, ses compagnes, ne partagèrent malheureusement point cette opinion et ne cessèrent de persécuter la petite loucheuse, assez maligne pour tirer parti de sa disgrâce, surveiller ses camarades et rapporter aux soeurs ce qu’elle avait pu voir de côté, sans que nulle des enfants à vision normale se fût doutée qu’elle vît.

Plus tard, la future poétesse, quand elle eut atteint l’âge de se marier, eut beau baisser les paupières, lever le petit doigt, se tenir sur son quant-à-soi, c’est-à-dire ne jamais se laisser aller jusqu’à toucher le dossier des chaises et jouer du piano sans regarder la musique, il n’y eut pas un chien coiffé pour vouloir d’elle. Sa mère, une maîtresse femme, s’impatientait de la voir rester en carafe. Alors un jour qu’on présentait un jeune homme, la vieille dame eut une idée. On était venu de Bordeaux à la campagne chez des amis pour rencontrer le prétendant. La jeune personne, à la descente du train, reçut donc l’ordre de se plaindre d’avoir une escarbille dans l’oeil. Le truc réussit à merveille. Le fiancé, un ingénieur, mais un bébé dès qu’il ne s’agissait plus de chiffres ou d’inventions, n’y voit que du feu. La maîtresse femme lui fait l’honneur de lui accorder la main de sa fille. Il peut être fier, heureux comme un roi. Louis XIV a bien aimé une bamban. Donc la noce a lieu. Le ménage marche bien. Hélas ! il ne manque jamais de méchantes langues pour s’en prendre au bonheur des autres. Quelqu’un va révéler, un jour, à l’ingénieur que sa femme louche. Il a sa dignité cet homme. Il n’aime pas se dire qu’on l’a floué. Alors, rentré chez lui, il mène un beau sabbat. Il casse toute la vaisselle, fait ses besoins dans le piano conjugal, annonce qu’il va partir pour le Kamtchamka et après un tonitruant " au revoir, Madame Escarbille dans l’oeil " s’enferme dans sa chambre où il prépare ses valises, tandis que la pauvre Escarbille dans l’oeil décide de mettre fin à ses jours, descend au jardin cueillir une fleur de magnolia dont elle espère le parfum mortel.

À l’aube, le mari qui descend avec son bagage pour ne plus jamais revenir la trouve étendue sur la pelouse. Parce que la fleur de magnolia n’est plus sur la branche où il avait coutume de l’admirer, il se traite d’assassin, et remonte à ses appartements et, résolu à s’infliger une peine quasi talionesque, détache une ampoule électrique, non pour la renifler mais bel et bien pour l’avaler.

On peut loucher et avoir une bonne carcasse. La jeune femme simplement endormie triomphe des émanations prétendues meurtrières de la fleur de magnolia, tandis que le verre pilé dans les boyaux de l’ingénieur ne pardonne point. Veuve, Escarbille dans l’oeil sous un pseudonyme élégiaque tâte des consolations poétiques. Dès ses premiers essais, un poète catholique et un abbé académicien, amoureux tous deux du Béarn, la pressent de venir s’installer dans le département des Basses-Pyrénées. Elle se rend à leurs prières, se fixe à Pau, où sa vie se fût écoulée tout entière dans la plus grande paix, si, aux courses, un jour qu’elle était grimpée sur une chaise, pour mieux voir, sa robe n’eût été soulevée par un vent inattendu et si indiscret que la malheureuse, d’une voix à fendre l’âme interrogea : " Aurait-on vu mon hirondelle ? " Curieuse réminiscence de Paul Claudel, de l’oiseau noir dans le soleil levant. Mais ni l’heure, ni le lieu, ne justifiaient cette évocation. C’était l’ouest, le crépuscule. Le scandale était venu sous forme d’une chose à plumes qui, du noir, allait passer au blanc.

Dans les plus beaux jardins du Béarn, Synovie devait en effet rencontrer, le lendemain, un cygne. Vierge et vivace, selon la définition mallarméenne, ce qui n’était certes point pour déplaire à notre grande lyrique, corseté comme un officier de cavalerie contemporain du général Boulanger, chaussé de vieilles bottines à élastique, du meilleur style symbolard, ce cygne, très littéraire, aimait à quitter ses eaux pour des petites promenades dans l’allée Maurice-Barrès. Un jour, Synovie l’aperçoit juché sur le marchepied d’une auto à conduite intérieure. " Conduite intérieure, vie intérieure, c’est tout un ", pense la poétesse et, ravie du symbole, elle sourit à l’oiseau, l’appelle. Il ne fera pas répéter deux fois l’invitation. Il ne demande qu’à prendre pour Léda cette inspirée, glisse sa tête parmi ses jupes et, son long cou dressé sous le cotillon, se met à lui becqueter l’hirondelle. Synovie se sauve en hurlant, poursuivie par l’indiscret non moins vivace, certes, que vierge. Par bonheur, l’abbé académicien se trouve à passer. Il la reçoit dans ses bras, la défend, chasse le malotru à coups de parapluie. Synovie regagne alors sa demeure au bras de son sauveur qui, après quelques considérations préliminaires sur Racine à Uzès, la conjure de se rappeler que la poésie pure doit finir en prière. Il l’exhorte donc à désincarner une inspiration que le lyrisme des Épanchements risquerait d’entraîner dans des voies périlleuses pour une âme chrétienne.

Synovie proteste de ses bonnes intentions. Elle est catholique, apostolique et romaine. L’abbé en convient, mais, justement, parce qu’elle n’a rien d’une farceuse, il attend beaucoup de l’influence pacificatrice, purificatrice, résignatrice, rédemptrice, que cette rimeuse à chaste matrice peut avoir sur une époque où l’inquiétude prend la forme féroce voire diabolique de l’humour. Il pourrait citer mille romans, essais… Synovie veut des titres. L’abbé dit simplement " Bubu " et notre bonne chrétienne qui trouve qu’il a parlé assez pour mourir de soif et demander à boire par onomatopée, l’invite à monter chez elle prendre un verre. Le saint homme rit du quiproquo et précise(1)  :

" Bubu roi, de Charles Jarry, ou Ubu de Montparnasse, d’Alfred-Louis Philippe, me semblent, ma chère fille, les types mêmes d’ouvrages à ne point regarder. D’après ce que j’en sais, par ouï-dire, bien entendu, car je ne me risque pas à de pareilles lectures, le premier se moque sans décence, des institutions les plus dignes de respect, tandis que le second a été écrit à la gloire d’une pécheresse qui, au lieu de se convertir, telle notre sainte Marie-Madeleine, offre à Dieu juste une prière de rien du tout, entre deux promenades, dont mieux vaut ne point préciser le but… " Ces propos et les méditations qui les suivirent décidèrent Synovie à compenser un magistral poème sur Marie l’Égyptienne. Or de même que la sainte, pour des fins chrétiennes, accepta de subir l’étreinte d’un bachelier, ainsi quand elle eut appris qu’Espéranza comptait sur son prestige de poétesse lauréate des jeux floraux pour imposer un amour rédempteur, elle se déclara prête à forniquer avec le gringalet. Mais la pauvre duchesse de Monte Putina n’était pas au bout de ses peines, car son fils, de plus en plus décidé à la narguer, dédaigna la poétesse qu’elle lui avait choisie, pour se précipiter dans les bras d’une prosatrice, Marie Torchon, romancière populiste, comme son nom l’indique.

Marie Torchon fait la paneuropéenne. On n’a pas oublié qu’elle a offert un thé d’honneur à Augusta. " Méfions-nous de cette jacobine ", insinue la Monte Putina, qui, duchesse, ne s’est point contentée d’adopter les vues d’une archiduchesse sur le jacobinisme, mais, – afin que le produit des titres par les principes monteputinesques soit égal au produit des titres par les principes habsbourgeois, – les a archi-adoptés.

Augusta est trop bonne et ne veut rien écouter de ce qu’on lui donne à entendre.

En attendant, plutôt que de voir son fils tourner autour de Marie Torchon qui se porte comme un charme, Espéranza eût préféré qu’il demeurât amoureux de Krim. Au moins, cette moribonde ne l’eût pas gênée longtemps. Mais cette Krim, quelle bourrique ! Espéranza a beau la flatter, la cajoler, elle est décidée à ne rien faire pour rallumer dans le gringalet la flamme qui fut celle de l’enfant séduisant, puis de Rub dub dub. Krim n’a d’yeux (et ses yeux sont immenses) que pour les très jeunes, très beaux, très vigoureux garçons. Espéranza entend ne pas en être pour ses frais de feintes gentillesses. Elle a jadis fort bien su, par charité, humilier Opale. Elle va s’arranger à ce que Krim meure en chantant pour elle. Et ce ne sera guère difficile. Krim n’a que des dettes ; les huissiers la poursuivent. Alors, quoique sa voix, ses forces la trahissent, elle doit accepter les chances qu’on lui donne de gagner trois sous. Espéranza se frotte les mains, sourit, n’a cessé de se frotter les mains, de sourire dans l’auto où elle s’est assise entre son paisible duc et sa victime, Krim, son fils sur le strapontin, donc assez petit pour sembler à genoux devant elle. Elle a fait des efforts surhumains pour ne point abandonner cette expression béate quand elle a eu aperçu, à la porte de lady Primerose, la petite auto de Marie Torchon et, simultanément, Synovie qui, très économe, a pris l’autobus et marché depuis la station sous un soleil tel qu’on a peur de voir l’un des torrents de sueur qui lui coulent de chaque côté du nez emporter celui de ses yeux qui va toujours à la dérive. Marie Torchon, au contraire, apparaît (l’image est d’elle-même) propre comme un haricot sec, toute pimpante dans un pyjama dont la coupe et la matière, d’inspiration populiste, décident Espéranza à bougonner : " Salope en salopette. " L’héritier des lords Sussex, le front barré d’une mèche blonde, cravaté de rose mourant, vêtu de jersey de soie émeraude et chaussé de sandales en cuir mauve, prépare des cocktails. Synovie qui meurt de soif se précipite sur le capiteux breuvage. Elle pousse un cri, laisse tout tomber. Elle explique : " Une araignée. " Marie Torchon la menace : " Araignée du matin, chagrin ", puis, parce qu’elle ne néglige jamais les occasions de faire sa cour aux puissants de ce monde, cette damnée se tourne vers le prince des journalistes dont la feuille paraît au milieu de l’après-midi et, avec une révérence, lui susurre : " Oui, mais journal du soir, espoir. " C’est un compliment bien placé, et Espéranza enrage de voir le maître de l’opinion répondre par l’éloge du dernier livre de la romancière : Totoche des Batignolles." Enfin, de l’art français, du bon, du meilleur. Nos chers petits soldats n’auront pas en vain répandu leur sang. Les métèques peuvent toujours essayer de venir avec leurs modes insanes. Grâce à Marie Torchon, nous voici désormais tranquilles. Son héroïne, cette chère Totoche, un vrai bouquet tricolore. Comme elle eût fait une bonne mère, de celles qui baptisent leurs filles Joffrette, Fochette. Joffrette, va me chercher ma chaufferette. Fochette, où as-tu mis ma fourchette ? Que c’eût été charmant ! Hélas, le fiancé de Totoche a trouvé une mort héroïque dans l’usine où il travaillait à la fabrication des gaz asphyxiants, car la paix comme la guerre compte aussi ses glorieux morts pour la patrie. L’enterrement du fiancé de Totoche, quelle fresque !

Et le cimetière, quelle page d’anthologie ! Totoche, après avoir affirmé que la révolte est le propre des faibles, Totoche, dans une admirable prosopopée, dénonce à l’Europe, du haut du Père-Lachaise, les dangers du communisme, du pacifisme. Certains critiques ont dit, et notre chère Marie Torchon a laissé dire, que sa Totoche était paneuropéenne. En tout cas, si Totoche s’adresse à toute l’Europe, il ne s’ensuit certes pas qu’elle veuille annuler les dettes de l’Allemagne.

" Non, la vaillante Totoche n’est point pour la revision du traité de Versailles. Au contraire, elle rappelle chacun à son devoir et, face à la tombe encore béante, elle adjure son jeune frère de s’engager puisque nous n’aurons pas, elle le sent, trop de forces à opposer aux périls extérieurs et intérieurs, si l’on veut sauver le capitalisme. " Pendant la péroraison du prince des journalistes est arrivé un jeune couple américain d’aspect très " fait en série ", sans rien d’insolite dans leur double fraîcheur qu’un volumineux pansement de bandes de crêpe Velpeau, du poignet au coude droit de la femme. Depuis des semaines, le mari promettait un acte gratuit. La nuit dernière, il a pensé que le temps en était venu. Il a offert mille francs au barman du casino pour rester avec eux toute la nuit. Le barman accepte et, marché conclu, ils partent tous les trois en auto, s’arrêtent à l’orée d’une forêt où les Américains demandent à leur compagnon de se dévêtir. Ce dernier, une fois nu, est attaché à un arbre. L’Américain sort une scie de sa voiture et annonce au ligoté qu’il va le couper en morceaux. Et, pour lui prouver que c’est sérieux, il s’attaque à un arbre, détaille quelques branches, puis s’approche en grinçant des dents. Le barman, un petit Italien d’ordinaire assez faraud, malgré son aptitude au commerce charnel, trouve que le jeu va un peu loin et, pour ne point voir la suite du travail dont il va être l’objet, la matière, il aime mieux s’évanouir. Revenu à lui, le bonhomme sera stupéfait de constater que nul membre ne manque à l’appel. Il est seul, mais entier, un billet de 1 000 francs entre les doigts du pied gauche.

Quant au couple américain, rentré à la maison, il téléphone la grande nouvelle aux amis et connaissances.

" Mille francs, bien cher pour un acte gratuit ", ne put, d’ailleurs, s’empêcher d’objecter le dernier des lords Sussex d’une voix où, malgré la douceur naturelle et la bonne éducation, grondait toute la colère d’un réveil en sursaut.

À cette objection, le jeune Américain perd de sa superbe. Il se gratte la tête et, très vite, sa détresse s’avère contagieuse à sa femme. C’est bientôt un désespoir total et indivis. Pour se consoler, ils n’ont plus qu’à s’envoyer de petits coups ravigoteurs si bien que, voulant, à l’aube, préparer les toasts du breakfast, elle, d’un couteau décidé, entame son bras que le soleil a cuit et hurle : " Jimmy, Jimmy, le pain qui saigne. " D’où ce paquet de linges qui constitue le plus opaque d’un vêtement, dont le reste n’est que voiles et transparences.

Jim se sent coupable de tous les malheurs et surtout s’accuse du retard au déjeuner si important de lady Primerose. À la fois parce que le souvenir de sa nuit l’obsède et pour se poser aux yeux de l’assistance, puisque la conversation tourne autour des problèmes moraux, il interroge : " L’acte gratuit est-il une perversion ? " " Sachez, lui répond le prince des journalistes, sachez, jeune homme, que gratuit, pas plus qu’impossible, n’est français. " Jim ouvre des yeux grands à croire qu’il va pleurer.

" En France, lui explique-t-on, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais rien de gratuit. Je dis et répète que l’Allemagne se trompe lourdement qui croit que ses dettes finiront par se volatiliser. Je suis étonné, peiné même, d’entendre un ex-allié, un jeune frère américain, parler d’acte gratuit. Expliquez-vous. " Terrifié par cette mise en demeure, Jim n’ose désobéir. Il raconte son exploit de la nuit précédente, en le mettant sur le compte d’un autre couple, bien entendu.

" Mais ce couple venait, lui aussi, d’Amérique ? ", interroge le prince des journalistes.

–Oui.

–Alors, vous pourrez dire à vos compatriotes que je ne les félicite guère. À se conduire ainsi, ils m’apparaissent bien peu dignes de leur grande patrie, celle des Washington, des Franklin, des Lindbergh… " "... et bien peu dignes aussi de Paneuropa ", lance, à tout hasard, Marie Torchon, avec un sourire à l’adresse d’Augusta.

Mais la duchesse de Monte Putina tient à couper l’herbe sous le pied de l’intrigante. Elle martèle une phrase qui condamne et l’hystérie de la nouvelle Amérique et l’arrivisme de certaines prosatrices. Elle devient un vrai Juvénal, notre Espéranza. Bien entendu, elle n’use de la satire qu’à des fins moralisatrices, et, de même que les porcs happés par certaines machines en ressortent à l’état de jambon et viande de conserve, ainsi la divine lady constate que les liqueurs séminales lappées par sa collègue en putasserie passée et aristocratie présente prennent leur essor sous forme d’austères conclusions. Elle-même, la marquise of Sussex, elle sent d’intransigeantes maximes prêtes à s’envoler de tous ses orifices. Le prince des journalistes ne demande qu’à les cueillir à l’orée de tous ses sphincters.

Oui, alors qu’aux lèvres bien dessinées de ses contemporaines, il en a si longtemps préféré tant et tant de rudes, parfumées à l’ail et au gros vin, pourquoi aujourd’hui n’a-t-il faim que de la bouche (et pas seulement de la bouche) de la noble Anglaise, cette bouche qu’il rêve onctueuse sous l’épaisse couche de rouge et parfumée de gin, de cointreau et de jus d’orange mélangés ? Ce désir dont il ne comprend pas la naissance soudaine et la si rapide montée, il aimerait que le lui expliquât ce psychiatre à la mode, titulaire de la chaire de médecine mentale à la Faculté de Paris, donc lui aussi invité de marque, et pour l’instant incliné devant Augusta, elle-même toute heureuse qu’il lui soit présenté car il est l’auteur d’un ouvrage qui fait autorité : Libido et paneuropa.

Un des trop jolis valets annonce enfin que "Madame la marquise est servie".

La troupe des invités se met en marche pour gagner la table dressée dans le jardin à l’ombre d’un grand pan de mur.

Un ciel sans nuages sert de plafond à cette salle à manger en plein air. La majesté de l’heure est digne d’Espéranza, d’Augusta et de Primerose, – les chères touloupes et guenipes, – de leurs devancières Mme de Maintenon, Mme Roland et George Sand.


1. En vérité, j’ai entendu de mes propres oreilles l’abbé Bremond, inventeur de la poésie pure, faire cette confusion entre Ubu et Bubu.

 

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