MÉLUSINE

Mélusine Endre Rozsda, présentation

15 mars 2019

Présentation du numéro de Mélusine numérique consacré à Endre Rozsda

En février 1957, André Breton préface l’exposition d’Endre Rozsda (1913- 1999), à la galerie Furstenberg. C’est la première exposition personnelle de cet artiste échappé de Hongrie trois mois plus tôt. Après Judit Reigl et Hantaï, en 1954, c’est le troisième peintre hongrois arrivé à Paris au péril de sa vie que défend Breton. Le texte que Breton consacre à Rozsda se ressent de cet engagement. Le modeste catalogue affiche en première page : « Nous comptons sur tous les amis de l’art et de la Révolution hongroise ». En octobre 1956, la répression soviétique à Budapest avait déjà mobilisé les surréalistes de Paris qui publièrent le tract Hongrie, soleil levant. Dans sa préface à l’œuvre de Rozsda, Breton salue « le prodigieux sursaut de Budapest ». L’œuvre de Rozsda se présente, explique-t-il, comme le « haut exemple de ce qu’il fallait cacher si l’on voulait subsister, mais aussi de ce qu’il fallait arracher de nécessité intérieure à la pire des contraintes ». La vie de Rozsda est tout entière liée à l’histoire douloureuse de ce pays. En 1931, à l’âge de 18 ans, il prend le pseudonyme de Rozsda, nom commun signifiant rouille. Sa première exposition personnelle à la galerie Tamàs de Budapest se déroule en même temps que celle de Csontváry, peintre singulier loué par Breton. Rozsda arrive à Paris en 1938 et rencontre Hajdu, Giacometti, Ernst, Picasso. Mais, recherché par la police, il regagne Budapest en 1943, avec de faux papiers que lui procure son amie Françoise Gilot. Après l’invasion de la Hongrie par l’Allemagne, il vit dans la clandestinité. Il est condamné aux travaux forcés pour non-enrôlement dans les forces armées et finit par s’échapper. Ses parents ont connu un sort tragique : son père, en faillite, se suicide en 1935, sa mère est assassinée en déportation. En 1956, il participe à l’exposition clandestine des Sept à Esztergom, à la veille de la Révolution. Menacé à cause de son engagement, lorsque les chars russes pénètrent dans Budapest, il quitte définitivement la Hongrie pour Paris. Sa peinture est à dominante abstraite, avec des souvenirs : yeux, visages, portiques, constellations. Le rattachement de sa peinture au surréalisme est contemporain du rapprochement, favorisé par Charles Estienne, entre les artistes abstraits lyriques et les surréalistes. André Breton voit dans ses toiles aux tons mêlés, brassés, brouillés, aux images fragmentées, éclatées, comme un humus. Il évoque le « magma des feuilles virées au noir et des ailes détruites ». C’est une peinture « située », qui prend acte de la décomposition ambiante pour la relever. On ne peut s’empêcher d’associer l’humus à la rouille, couleur du temps. Rozsda a laissé trois courts textes, d’une grande densité poétique et philosophique, Souvenirs, Pensées et Méditations qui nous révèlent sa préoccupation fondamentale : peindre le temps. Matta, Onslow-Ford ou encore Jacqueline Lamba, contemporains de Rozsda et fortement marqués par l’art d’Yves Tanguy, cherchent également à exprimer l’espace-temps. La quête de cette quatrième dimension, celle du temps, qui passionnait déjà Marcel Duchamp, est centrale pour cette seconde génération d’artistes surréalistes. Les préoccupations ésotériques et symboliques ne sont pas étrangères aux recherches de Rozsda, qui deviendra franc-maçon. Ses toiles saturées, sans le moindre espace vide, où même le blanc est couleur et forme, se donnent à voir comme un « tissu dense » qui s’anime pour le regardeur, tel un ciel constellé, une ville illuminée, une féerie. Ainsi Amour sacré, Amour profane, choisi par Breton pour illustrer son texte repris dans le Surréalisme et la peinture. C’est, nous dit l’artiste, « la surface mentale d’où je peux partir à la recherche du temps ». L’agrégat de lumières et de couleurs, l’imbrication des signes, la superposition des motifs que recouvrent çà et là les empreintes de dentelles chères à Victor Hugo, créent une matière changeante, un espace mosaïque, kaléidoscopique, qui invite à une contemplation longue pour trouver, selon le vœu du peintre, « le sentier qui y mène et permet de s’y promener ». Temps du regard, temps de l’exécution (parfois plusieurs années), temps multidimensionnel de la pensée militent en faveur d’un « présent perpétuel ». Il explique : « Je me rêve vivant dans un monde où je puisse marcher sur la dimension du temps, en avant, en arrière, vers le haut, vers le bas ; où je puisse marcher, adulte, dans un temps où je fus en réalité enfant… » Ces recherches, il les a également menées par le biais de la photographie. Production confidentielle malgré son ampleur : 22 000 clichés, conservés au Musée hongrois de la photographie. Superpositions, transparences, reflets créent un monde où le spectral et le contingent échangent leurs prérogatives. De multiples autoportraits où l’artiste, tel Janus, se montre sous plusieurs faces à la fois créent un feuilletage de l’espace. Des reflets mettent le monde à l’envers : « Je fais glisser des bateaux-destin en amont, en aval. Le dedans, le dehors, le haut et le bas se relaient » explique-t-il. André Breton ne connaissait vraisemblablement pas les photographies de Rozsda, mais il appréciait ses dessins dont il possédait un Nu féminin allongé, à la mine de plomb. Si les peintures sont palimpsestes, cryptiques à force de recouvrements, les dessins tout au contraire explorent le vide et dialoguent avec lui. Les dessins automatiques, à l’encre de Chine, à la plume ou au stylo Rotring, ou encore aux crayons de couleur, jouent avec des nombres et des lettres pour en faire des figures. Ce sont souvent des images doubles. Elles intègrent parfois les paroles intérieures qui les ont fait naître, comme celles-ci : « Hier, j’ai pensé qu’il serait bon de mourir. Seulement, aujourd’hui, je me suis aperçu que je n’existe plus depuis longtemps. Voilà, je suis délivré ». En 1961, Rozsda participe à l’Exposition internationale du surréalisme, à la galerie Schwarz, à Milan. En 1964, il reçoit le prix Copley, décerné par un jury composé entre autres membres de Hans Arp, d’Alfred Barr, de Marcel Duchamp, Max Ernst, Man Ray, Matta et Roland Penrose. Est-ce enfin le temps de la reconnaissance ? José Mangani, qui a coordonné cet ouvrage avec moi et qui fut un très proche ami de l’artiste, rappelle quelques faits marquants ayant jalonné son parcours et permis sa reconnaissance. Celle-ci n’a rien d’un long fleuve tranquille, malgré les soutiens amicaux sans faille, car Rozsda, qui pratique une peinture méditative et lente, est peu soucieux de succès immédiats et faciles. Les auteurs de ce numéro traitent pour beaucoup d’entre eux du rapport, si particulier et tellement fondamental, de Rozsda au temps. Comme beaucoup d’artistes surréalistes de sa génération, ses recherches plastiques portent sur l’expression d’un nouvel espace-temps qui prenne en compte les apports les plus prospectifs de la science, lesquels n’entrent pas en contradiction avec les intuitions des sciences révélées, de l’ésotérisme et de l’alchimie. David Rosenberg, qui a bien connu l’artiste dont il est l’un des plus fins commentateurs, développe cette question cruciale dans un texte au titre explicite : « Rozsda ou le temps retrouvé ». Adam Biro, éditeur d’art et écrivain, est tout comme Rozsda réfugié politique ayant fui la dictature communiste en Hongrie. Son témoignage sur la Hongrie d’avant et d’après l’Insurrection de Budapest est particulièrement précieux pour notre compréhension du rapport au temps et à l’Histoire de cet artiste singulier. Patrice Conti poursuit cette investigation par une mise en parallèle de l’œuvre de Rozsda avec l’œuvre de Marcel Proust. Il explore les analogies entre l’écriture de La Recherche du temps perdu et la peinture de celui qui souhaitait « peindre comme Proust écrivait ». Ce nouvel espace-temps va entraîner une nouvelle approche de l’univers sonore. François Lescun explore la relation forte de Rozsda à la musique, relation qui transparaît dans un certain nombre de toiles. L’auteur, qui est aussi poète, se livre à un travail analogique dans lequel, pour notre plus grand plaisir, les mots, les images et les sons « scintillent comme un trésor retrouvé ». Alba Romano Pace, auteure d’une thèse de doctorat sur Rozsda, met l’accent sur le contexte historique et montre l’impact de ce contexte douloureux sur son œuvre. « Cette Europe à l’âme perturbée », selon Ernő Kállai, qu’elle cite, engendre un art qui, nous dit-elle avec force, « plonge dans l’Histoire ». La quête du temps, chez Rozsda, est-elle liée à son exploration des rêves ? C’est la question que pose fort à propos Borbála Kálmán en se penchant sur les différentes techniques utilisées par l’artiste. Claude Luca Georges est peintre et c’est en peintre qu’il analyse le travail de métamorphose dans l’œuvre de Rozsda, particulièrement ouverte aux confluences, anticipant en cela notre époque post-moderne. L’ouvrage se referme sur un texte fondamental de Rozsda : « Méditations ». Il s’agit d’une attention portée sur un certain objet de pensée, le temps, doublée d’une introspection, car la peinture, vue comme une machine à remonter le temps, ouvre sur le dehors tout autant que sur le dedans. Le peintre explique : « Je fais glisser des bateaux-destin en amont, en aval. Le dedans, le dehors, le haut et le bas se relaient ».