MÉLUSINE

Endre Rozsda ou le temps retrouvé

1er mars 2015

Endre Rozsda ou le temps retrouvé, par David Rosenberg, publié dans la revue Mélusine numérique n° 1

Endre Rozsda avait une noble idée de l'art. En ce domaine, il ne s'intéressait ou plus exactement il n'aimait que ce qui lui semblait à fois vivant, unique, signifiant et intègre. Et peu importe si l'œuvre avait été réalisée hier ou il y a mille ans. Le temps s'abolissait à partir du moment où un échange vivant s'instaurait entre l'œuvre et celle ou celui qui la regardait. Si une œuvre était réussie, elle vous transformait et transformait votre vision de la vie. À ce sujet, il citait souvent sa première rencontre avec l'œuvre de Bartók où, un soir de 1937, il avait assisté à un concert durant lequel le compositeur avait interprété ses propres œuvres, vraisemblablement accompagné de sa femme. La musique de Bartók ne l'avait pas seulement bouleversé : elle avait élargi d'un seul coup son idée de l'art et lui avait offert la possibilité de comprendre qu'au-delà du fait « de jouer avec les couleurs et d'exercer ses talents », il s'agissait de créer sa propre langue, son propre idiome et de devenir, comme il le disait si justement, « contemporain de soi-même ». Rozsda évoquait aussi souvent sa rencontre avec les grands auteurs russes ou encore sa découverte de l'œuvre de Marcel Proust. Leurs œuvres, elles aussi, l'avaient transformé. Il comparait leurs livres à des sortes de passages qui métamorphosaient celles et ceux qui les empruntaient : on ne voyait pas les choses ou la vie de la même manière avant et après les avoir lus. La peinture, comme la lecture, lui permettait « de marcher sur la dimension du temps ». L'atelier était le lieu où Rozsda se retirait afin que la mémoire l'imprègne peu à peu lui et sa toile. Il se laissait dériver et glisser en arrière jusque son passé, mais plus curieusement encore, écrivait-il, « jusque celui de ses prédécesseurs, comme s'il était contemporain d'événements très anciens ». Selon lui, le présent perpétuel englobait tout. Il y avait un dernier élément toujours présent dans sa pensée mais rarement nommé : le merveilleux. Dans la muraille du quotidien, l'œuvre crée une anfractuosité, une petite ouverture qui, si on se donne la peine de l'agrandir un tant soit peu, laisse percevoir une autre dimension de la vie et de la pensée, plus riche et lumineuse, mais aussi parfois plus terne et grise encore, si l'artiste n'a rien de substantiel à offrir. Il était très précautionneux quant à cette question du merveilleux en art qui selon lui ne devait jamais être confondu avec la simple distraction ou séduction esthétique. C'est vers les hautes cimes de la beauté et du mystère qu'il voulait aller. Selon nous, il a réussi. Les notes qui suivent permettent de saisir les caractéristiques les plus saillantes des différents moments de la vie et des recherches picturales d'Endre Rozsda, depuis ses débuts à Budapest jusqu'à ses dernières toiles, peintes dans le secret de son atelier du Bateau-Lavoir.

Sur le motif (1930-1936)

Rozsda débute sa carrière de peintre à Budapest au début des années 1930. Après son baccalauréat, il s’inscrit à l’École libre fondée par le peintre Vilmos Aba-Novák, qui fait de Rozsda son apprenti, puis très rapidement l’incite à travailler seul. De par sa technique et le choix de ses sujets, il est proche des tenants hongrois de la peinture de plein air de l’école de Nagybánya, héritiers de l’école de Barbizon et du mouvement impressionniste français. Mais, à l’époque déjà, son travail est difficile à cerner ou à résumer sous une seule appellation. On peut remarquer « trois peintres » en une seule et même personne. Il y a le marcheur qui part avec toiles et couleurs en quête d’un coin ensoleillé de campagne ou d’un point de vue qui l’inspirera, il y a le peintre de la ville qui plante son chevalet au milieu du salon, dans un coin de la cuisine ou au bord d’une fenêtre, et enfin il y a le peintre d’atelier qui mûrit lentement des compositions soigneusement étudiées. Plastiquement, cela donne trois corpus d’œuvres aisément identifiables : des toiles esquissées d’une touche rapide et déliée dans les tons vert, gris ou ocre (Marbrier), des tableaux dans des harmonies de tons gris-bleu à la composition plus charpentée et au dessin plus affirmé (Fille à la cigarette) et enfin quelques rares œuvres où une palette de couleurs chatoyantes posées en aplat servent au traitement méticuleux du sujet et dont la composition plus hiératique évoque le « goût classique » des années 1930 (Marianne). Les premières années de travail du peintre sont marquées par la constante alternance entre ces différents styles.

Fille à la cigarette, c. 1934

La nuit surréaliste (1936-1943)

Dès le début de son séjour à Paris, Rozsda accentue l’aspect gestuel et calligraphique de son travail de peintre. Une touche sinueuse et sans repentir sert à poser la couleur et le dessin. Il badigeonne la toile et, à l’immobilité du sujet – le plus souvent des natures mortes –, répond le dynamisme des gestes et de la trace du pinceau. Il commence alors à se passionner pour l’œuvre des peintres surréalistes, tels Max Ernst, André Masson et Miró. Le jeune peintre s’intéresse également aux images latentes de Salvador Dalí ou encore aux notions de rêve et d’automatisme. En pleine occupation allemande, il va admirer leurs œuvres chez Jeanne Bucher et les rares galeries qui continuent de montrer leurs tableaux clandestinement.

Souvenir de la marine, 1942

Le point de départ des toiles de cette période demeure le plus souvent l’observation d’un sujet arrangé par le peintre ou bien simplement cadré. Certains éléments de la composition sont traités selon différentes échelles de grandeur. Les figures schématisées ou stylisées et l’utilisation de la couleur dépendent dorénavant plus de la composition que du sujet. Il abandonne peu à peu tout naturalisme. De 1941 à 1943, Rozsda travaille à des compositions abstraites où s’ordonnent d’imposantes masses géométriques le plus souvent traitées en aplats cernés et contrastés. À une échelle plus réduite, des signes, des éléments graphiques sont parfois essaimés sur la toile. Les lignes sont souples et sinueuses. Les noirs, les bleus, les violets sont éclairés par des teintes vives, parfois fluorescentes, mauves, orangées, rouges ou vertes.

La Tour, 1947-1948

L’aube de l’Europe (1945-1947)

À la fin de la guerre, Rozsda anime à Budapest un atelier de peinture pour des ouvriers et participe à la fondation de l’École Européenne, un mouvement qui, durant les trois années de sa brève existence, marquera de son empreinte la vie artistique et intellectuelle hongroise en train de renaître. Artistes, poètes et philosophes se retrouvent parfois dans l’atelier de Rozsda, transformé pour l’occasion en salle réunion, afin de discuter du surréalisme, mais aussi de la nécessité de créer des ponts entre les arts, les peuples et les cultures. Les œuvres de Rozsda réalisées dans ce contexte présentent une grande homogénéité formelle. Les signes caractéristiques de cette période sont clairement identifiables dès 1945 : fourmillements d’infimes détails, trames et structures, réseaux capillaires. Rozsda a recourt à un système élaboré de plans multiples dans des rapports de transparence et d’opacité, tantôt se chevauchant, tantôt s’imbriquant. Le peintre prend comme point de départ des images de la nature d’origine animale ou végétale : des formes tronquées ou sectionnées, reconstruites ou assemblées, agrandies ou rétrécies, constituent un lexique d’éléments graphiques et picturaux. C’est comme si notre regard plongeait à l’intérieur d’une cellule ou bien dans des fonds marins grouillant d’une vie mystérieuse. Si l’on compare avec les toiles réalisées juste avant son départ de Paris en 1943, la palette s’est considérablement éclaircie. Mais l’espace lumineux de la toile s’assombrit parfois, saturé de motifs ciselés. Ces recherches sont brutalement interrompues avec l’arrivée au pouvoir des communistes staliniens et, du jour au lendemain, Rozsda comme tant d’autres artistes est obligé de dissimuler son travail.

Le château du souvenir (1956 : l’exil et après)

En Hongrie, dès 1948, la liberté d’expression est brusquement muselée et seul « l’art officiel » a droit de cité. Rozsda cesse quasiment de peindre et se tourne alors vers le dessin, travaillant clandestinement jusqu’en 1956, date de son exil et de son retour définitif à Paris. Père et mère au fiacre (1954) est l’une des rares toiles datant de cette période. Le temps du souvenir et celui du récit ordonnent une composition où se côtoient paysages, objets et personnages de l’enfance du peintre. À cette œuvre empreinte de nostalgie répondent les entrelacs délicats et les couleurs vives de ses dessins réalisés en pleine insurrection hongroise en 1956, avec une technique qu’il ne cessera de raffiner jusqu’à l’épure comme en témoignent ses ultimes dessins.

Père et mère au fiacre, 1954

Lorsque Rozsda se remet à peindre à la fin des années 1950, la mémoire et les souvenirs jouent un rôle prépondérant dans son travail. Chaque toile est le fruit d’anamnèses, mais aussi d’un travail opiniâtre : une myriade de détails infimes, imbriqués les uns dans les autres, créent un monde dense et complexe, où apparaissent parfois un signe, une figure reconnaissable ou des fragments d’architecture. Selon lui, c’est « le matériau qui crée la surface mentale » d’où il peut partir à la recherche du temps. Un souvenir ou encore une forme – un œil, une fenêtre, une feuille d’arbre, une lettre ou un chiffre – se transforment en un motif géométrique coloré ou inversement. Abstraction et figuration fusionnent, créant ainsi un tissu dense « de formes qui se nouent et se dénouent sous le regard ».

L’œil écoute, ou Rozsda et la musique

La relation qui unit la peinture de Rozsda à la musique remonte au début de l’année 1938, lorsque l’artiste assiste à un concert de Bartók où le compositeur, accompagné de sa femme, interprète l’une de ses propres œuvres : Sonate pour deux pianos et percussions. La découverte de la musique de Bartók cristallise toutes les questions qui le préoccupent alors : « Que peindre ? Pourquoi peindre ? Quel sens donner à l’art ? »

Masque et Bergamasque, c. 1979

Ainsi, ce sont les musiciens classiques et contemporains tout autant, si ce n’est plus, que les artistes d’avant-garde qui l’ont amené à entrevoir ce que pouvait être selon lui la modernité en peinture. Le Château de Barbe-Bleue de Bartók, Mozart et son ciel sonore, les Masques et Bergamasques de Fauré et Debussy : autant d’œuvres témoignent que peinture et musique étaient intimement liées pour Rozsda. Les œuvres faisant explicitement référence à la musique constituaient moins, selon l’artiste, un hommage qu’une transcription picturale de l’expérience auditive et émotionnelle de leur musique.

Initiation, 1976

Initiation (1969-1999)

À la fin des années 1960, Endre Rozsda est initié à la franc-maçonnerie. Sans modifier sa technique de travail, il introduit alors dans ses toiles de nombreux symboles empruntés à cette tradition. Mais c’est véritablement la question du temps qui va devenir centrale dans son travail. Cela induit un changement profond dans sa manière d’envisager l’acte de regarder et l’acte de peindre, mutation qu’annonçaient les œuvres de la décennie précédente. Rozsda cherche alors à élaborer un nouveau modèle perspectif, « en substituant à la profondeur de l’espace celle du temps ». À ce sujet, il écrit : « Quand je me mets à peindre, je fais tout mon possible pour éliminer de la toile tout ce qui est blanc, tout ce qui me dérangeait. Je m’efforce de créer une surface trouble sur laquelle je puisse me mettre à chercher, en tâtonnant, un certain ordre qui, de degré en degré, modifie l’ordre antérieur et crée un autre désordre. C’est le matériau qui crée la surface mentale d’où je peux partir à la recherche du temps ». C’est comme si la peinture sédimentait tout à la fois le regard, la mémoire ou les prémonitions fugaces qui traversent l’esprit du peintre. Chez Rozsda, l’assemblage délicat des formes et des couleurs, le jeu avec la lumière, peuvent évoquer les ciselures et ornements de la joaillerie au Moyen-Âge, l’art du vitrail, celui de l’architecture sacrée, des tapis orientaux ou de la mosaïque byzantine. Toutefois ses œuvres sont exemptes de symétrie ou de répétition. Chaque toile constitue une couche géologique aux strates innombrables où sont conservés – figés et vivants à la fois – images, souvenirs et pensées, tel un « tissu dense fait de lumière et de souvenirs » s’animant sous le regard.