MÉLUSINE

Endre Rozsda et la musique

1er mars 2015

Endre Rozsda et la musique, par François Lescun, publié dans la revue Mélusine numérique n° 1

Je voudrais d’abord apporter une précision : je ne suis pas musicologue, mais simplement amateur passionné de musique depuis mon plus jeune âge. Quelques années de piano, une année d’harmonie, des concerts nombreux et surtout des disques, beaucoup de disques, environ 5000 Cd tous écoutés 6 ou 7 fois, et certains bien davantage. Agrégé de lettres classiques, pendant 32 ans à l’université de Paris-X-Nanterre j’ai surtout enseigné la littérature française et comparée, mais aussi, les onze dernières années, l’histoire de la musique au département d’histoire de l’art et à l’université libre de Saint-Germain-en-Laye. Je ne suis pas non plus un critique d’art ni un spécialiste de l’œuvre de Rozsda comme David et Alba ici présents. Un jour de 1978, j’ai découvert chez un ami deux tableaux de lui qui m’ont tout de suite fasciné. Peu après, j’ai pu rencontrer l’artiste en personne et ce fut le début d’une relation amicale qui m’a permis de mieux connaître cet homme de génie, familier, souvent espiègle, mais tout de même intimidant. Après sa mort, j’ai écrit un poème largement inspiré par son œuvre qui figure dans mon livre Réfractions et que vous pouvez lire aussi dans l’ouvrage Rozsda l’œil en fête des éditions Somogy. Pour établir ou tenter d’établir une relation entre l’œuvre picturale de Rozsda et la musique, il me semble que trois questions se posent : Rozsda était-il « musicien » et quelle place la musique a-t-elle pu tenir dans sa vie et dans sa création ? Ensuite, y a-t-il des tableaux qui par leur titre au moins font référence à la musique ? Enfin, nous regarderons ensemble ces tableaux pour voir comment la musique y est évoquée… si vraiment elle l’est. Rozsda aimait la musique, c’est incontestable. Tous ses amis l’assurent. Une chaîne imposante trônait dans son appartement du Bateau-Lavoir et j’y ai parfois écouté des enregistrements en dînant avec lui. Il avait une vraie culture musicale, mais, je crois, sans avoir pratiqué d’instrument, en amateur éclairé. Ses auteurs de prédilection semblent avoir été Mozart, Beethoven, Debussy et Bartók, surtout Bartók, son génial compatriote. Écoutait-il de la musique pendant qu’il peignait ? Ma collègue et amie Danièle Sallenave confiait à Jacques Chancel que, pour écrire ses romans, elle faisait tourner un disque en boucle, par exemple un quatuor de Haydn sans aucun rapport avec ce qu’elle écrivait, pour créer autour d’elle un climat de beauté et d’harmonie. Eh bien chez Rozsda, rien de tel : il allumait France Culture et s’entourait d’un flot de paroles indifférentes, une rumeur, un rempart de voix protecteur et isolant. La musique, il l’écoutait la nuit chez lui, quand il rentrait de son atelier. J’espère qu’il avait des voisins compréhensifs ! Il est vrai que c’étaient des artistes ; on peut donc les supposer mélomanes. Enfin, supposons-le. Il allait aussi quelquefois au concert ou à l’opéra. Je l’y ai rencontré au moins une fois avec José, on donnait Le Château de Barbe-Bleue. Mais… Vous l’attendez sans doute : il y a eu dans sa vie une rencontre foudroyante avec la musique, l’histoire est bien connue – une rencontre qui n’a pas déterminé sa vocation (dès l’âge de 14 ans, la fureur de peindre s’était déjà emparée de lui), mais qui lui a révélé une exigence nouvelle, radicale, déterminante pour toute la suite de sa vie d’artiste. Il la raconte à David Rosenberg dans la longue et passionnante interview qu’il lui accorde au soir de sa vie :

Juste un an avant mon départ pour Paris, j’ai rencontré par pur hasard un couple d’amis peintres. (…) Ils m’ont alors invité à un concert à l’Académie de musique. Bartók va jouer ce soir, m’ont-ils dit.

Jusqu’alors, il ignorait même le nom de Bartók. Mais après une première partie consacrée à Bach et à Beethoven, je reprends ici le texte de l’interview :

Bartók a interprété avec sa femme une œuvre personnelle, Sonate pour deux pianos et percussion qui est à mon avis une des œuvres les plus importantes du XXème siècle. C’était la première mondiale. Je m’étais assis à un endroit d’où je pouvais voir les mains de Bartók. J’étais ébloui. Je n’avais jamais pensé à ce que la musique aurait pu être au-delà de Bach, de Mozart, au-delà de Moussorgski. J’étais absolument ivre de cette musique.

C’est donc un véritable coup de foudre artistique pour ce jeune homme de 24 ou 25 ans. On comprend que les mains du pianiste-compositeur aient pu donner des démangeaisons nouvelles au peintre encore débutant. Rozsda sera toute sa vie fasciné par les mains, qu’il ne cesse de dessiner. Et voici la conclusion de ce récit :

J’ai compris à ce moment-là que je n’étais pas le contemporain de moi-même. (…) Je croyais que j’étais un bon peintre, mais en fait ma peinture pouvait exister sans moi. J’ai pensé : Si je meurs, rien ne manque. C’est une petite couleur qui s’en va.

On pense évidemment à l’exclamation de Rimbaud dans le dernier poème de sa Saison en enfer : « Il faut être absolument moderne ! » Non pas le jouet de modes artistiques éphémères, mais l’inventeur d’un langage radicalement nouveau, parce que radicalement original, un langage « de soi-même », un langage irremplaçable.

On a quelquefois contesté ce « chemin de Damas » artistique. Certes, la fameuse Sonate pour deux pianos et percussion n’a pas été créée à Budapest, mais à Bâle où officiait le mécène et chef d’orchestre Paul Sacher, commanditaire de l’œuvre, et cette création a eu lieu le 16 janvier 1938, donc peu avant le départ d’Endre pour Paris, et non pas, comme il le dit, « un an avant ». Petites inexactitudes qui ne semblent pas remettre en question ce souvenir toujours ardent d’une rencontre alors vieille de plus de 50 ans. Il est fort probable que cette création bâloise a été suivie peu après par une création hongroise dans les premiers mois de 1938, car Bartók était alors un compositeur discuté, mais fort célèbre. Donc, juste avant le départ d’Endre pour Paris. Que Rozsda ait été fasciné par les mains de Bartók ne peut étonner de la part d’un peintre, mais cela prouve aussi l’intelligence musicale du jeune homme. En effet, un des apports les plus révolutionnaires de la musique et du jeu de Bartók (car il était aussi un virtuose reconnu), c’est qu’il a rendu le piano à son rôle naturel d’instrument à percussion, par son écriture comme par son mode de jeu. Instrument à percussion, comme le xylophone, le célesta ou le cymbalum, que Bartók affectionne également, et cela alors que toute l’évolution de la facture du piano et de la musique écrite pour lui tendait à en faire, comme la voix, l’orgue ou le violon, un instrument mélodique, grâce à la pédale de legato. Chopin voulait rivaliser au piano avec les sublimes arias de Bellini, et Liszt transcrivait pour son clavier des lieder de Schubert, de Schumann ou de lui-même. Ainsi donc, Rozsda a saisi immédiatement, même s’il ne l’explicite pas, la nouveauté radicale de cette sonate : les deux pianos y sont des instruments à percussion, comme ceux, nombreux et variés, mais complémentaires, que jouent les deux percussionnistes. Voici une brève illustration sonore de cette modernité l’introduction assai lento (très lent) et le départ à la rythmique fulgurante du premier mouvement de cette sonate, par ailleurs très classique dans son formatage en trois mouvements vif lent vif, avec un premier mouvement de forme sonate, bithématique, comme toutes les sonates écrites depuis Carl-Philip Emmanuel Bach. Nous écoutons ce début dans l’enregistrement de Heisser et Pludermacher, pianistes, Cipriani et Perotin, percussionnistes.

J’en viens maintenant aux indications données par les titres. Ah ! les titres de Rozsda ! quelle aventure, et quelle question passionnante ! C’est un des traits par lesquels il se rattache le plus nettement au Surréalisme. Le titre chez lui ne fait jamais pléonasme avec l’image, mais presque toujours il vaut pour lui-même, et son rapport avec elle constitue généralement un clin d’œil malicieux ou une énigme à déchiffrer. De tels exemples abondent aussi chez les poètes surréalistes : le titre, loin d’annoncer le sujet du poème, est plutôt là pour ouvrir d’autres pistes, ou même pour brouiller les pistes. Une première raison, c’est que, depuis l’apparition en peinture de l’abstraction, vers 1910, l’œuvre cesse de vouloir représenter le réel – si tant est qu’elle ait jamais eu un but si prosaïque… Jusque-là, le peintre partait d’un concept : une scène religieuse (par exemple la Nativité) ou mythologique (la naissance de Vénus) ou historique (les massacres de Scio) – ou bien d’un objet à représenter, avec plus ou moins de fidélité. Re–présenter, en proposer une nouvelle image. D’où l’art du portrait, du paysage, de la nature morte. Désormais, je cite la réponse que fait Rozsda à David Rosenberg :

La bêtise, c’est de poser la question : Qu’est-ce que ça représente ? Ça représente soi-même. Personne ne demande à une montagne ce qu’elle représente et pourquoi elle est si haute. Une fleur, ça ressemble à soi-même.

Alors, me direz-vous, pourquoi donner des titres ? Pourquoi ne pas intituler ses tableaux, comme le fait Kandinsky, improvisation 1, 2, 3, 4 et ainsi de suite, oules déclarer, comme le font tant d’artistes contemporains, sans titre ? Parce que, justement, c’est vite devenu une mode, et si Rozsda, depuis la découverte de Bartók, se veut résolument moderne, c’est par rapport à soi-même ; et rien ne le hérisse davantage que les modes en peinture (dans moderne, il y a mode). Le spectacle de la peinture actuelle lui donne souvent raison. Ainsi, dans toute son œuvre, je ne relève que trois tableaux intitulés Sans titre et deux, Composition. Or ce sont des tableaux regorgeant de détails précis qui auraient pu appeler un titre ! Car Rozsda ne rompt pas totalement, en 1938, avec le figuratif de ses débuts qui se retrouve souvent dans les détails. Il le dit à David : « Dans ma peinture existe et subsiste cette volonté de faire des détails ». Selon le proverbe, « le diable se cache dans les détails » – le diable, ou plutôt la figuration, qui, plus ou moins allusive, continue à nourrir secrètement sa peinture. Les toiles de Rozsda me font penser à une forêt touffue. Au premier regard et à distance respectueuse, c’est un mur compact de formes et de couleurs, comme la forêt vue d’une lisière : des axes verticaux, les troncs d’arbres, pris dans un enchevêtrement de courbes et de volutes, le feuillage. Mais chez Rozsda, il n’y a presque jamais de verticales ni de formes vraiment géométriques comme chez Mondrian. Rozsda est un baroque, il tourne résolument le dos à la rationalité classique. Et puis, si l’on s’avance peu à peu, une profondeur se dégage, le tableau se creuse, vient au-devant de vous, et comme quand on s’enfonce dans une forêt, un fourmillement de détails apparaît, des oiseaux dans les branches, des lichens sur les troncs, des fleurs, des champignons, que sais-je encore ? C’est d’ailleurs ce qu’Endre nous dit lui-même : « Je trouvais les promenades dans les tableaux bien plus agréables que les promenades dans la nature ». Donc Rozsda se livre presque toujours au petit jeu de titres plus ou moins énigmatiques ou déconcertants. Certains apparaissent comme de véritables espiègleries. Ainsi, ce petit tableau carré, le plus petit qu’il ait réalisé, sur un mouchoir de poche, il l’appelle : Les habits de dimanche d’une mouche. Je vous défie d’y retrouver quoi que ce soit qui ressemble à une mouche ou à des habits. Dans les chefs-d’œuvre des années 1942-1948, ce jeu des titres équivoques atteint sa plénitude : pourquoi cette toile saturée de bleus, de roses et de verts où l’on peut entrevoir des coraux moussus, des pieuvres et des méduses, s’intitule-t-il drôlement Face-à-main de ma grand-mère ? Pourquoi cette autre, qui montre clairement un flamboyant canard décapité, porte-t-elle le nom de Promenade d'Erzsébet ? Et celle qui s’intitule plus classiquement La Tour pourrait bien dissimuler un sujet beaucoup plus érotique. La Tour de Babel, en revanche, ne représente nullement une tour, fût-elle aussi fantastique et gigantesque que celle de Breughel. Le titre pourrait davantage évoquer la confusion des langues, ou pourquoi pas ? la bibliothèque labyrinthique imaginée par Borges. Sans doute y a-t-il tout de même entre ces titres et les tableaux des corrélations plus secrètes relevant d’associations de souvenirs intimes que le peintre a préféré garder pour lui : sa peinture fuit l’anecdote et surtout l’autobiographie. Parfois il nous a ouvert une fenêtre sur ces réseaux secrets. Ainsi le tableau intitulé Sainte Sophie présente vaguement une architecture concave comme l’intérieur de la célèbre basilique édifiée par Sinan à Constantinople, mais l’artiste a confié à José Mangani qu’il avait d’abord en tête la couronne royale de Hongrie offerte par Charlemagne à Saint Étienne, sertie de pierres précieuses à l’état brut ; et derrière tout cela, peut-être le visage de sa mère, si l’on en croit une autre confidence, faite à David Rosenberg. D’ailleurs, il écrit : « On me dit souvent que je bâtis mes tableaux (…). Non, c’est le tableau qui me bâtit ». Certains titres nous orientent vers une lecture symbolique du tableau, surtout après son entrée dans la Maçonnerie : Initiation, Plus de lumière, Symbole hermétique, Éternel Mystère de l’existence, et même Dieu et La Mort. D’autres, nombreux, relèvent de l’intertextualité et révèlent la culture riche et diversifiée de l’artiste : hommage à des maîtres du passé, les Vénitiens surtout qu’il adorait : ainsi, en 1944, Amour sacré, Amour profane – mais on est bien en peine d’y retrouver les deux figures allégoriques du Titien ; quant à Tintoret, son idole, si aucun titre ne le désigne, le magnifique tableau En Manège vers la lumière (1975) se souvient évidemment de la rosace de saints tournoyant en pétales concentriques dans son Paradis. On relève aussi un Hommage à Rubens de 1956, dont il nous a dit qu’il se doublait secrètement d’un hommage à Françoise Gilot, sa première élève parisienne et sa meilleure amie. Ou encore les deux versions, d’ailleurs très différentes, d’Explosion dans la cathédrale qui saluent cet étrange visionnaire français du Baroque napolitain, Monsù Desiderio, Monsieur Didier. D’autres titres nous renvoient au cinéma que ce passionné de photographie adorait : Les Lumières de la ville, Voleur de bicyclette, Metropolis, on peut faire de plus mauvais choix… D’autres invoquent l’architecture : les « Tours » déjà nommées, et aussi Plafond baroque, Les Arcades ou Cathédrale. Ou encore des objets d’art : Icône, Tapis volant ou Tissu oriental pour couvrir le crépuscule – titre qui est déjà tout un poème, comme cet autre, si délicieux : Arbre généalogique d’une nymphe. La musique, on s’y attend, est aussi présente, au moins dans les titres : j’ai relevé neuf ou peut-être dix occurrences. Soit, par ordre chronologique, Danse macabre (1947) qui reprend un sujet obsédant au XVème siècle et jusqu’à Holbein le jeune, après la Grande Peste qui a ravagé l’Europe, mais aussi, je pense, le grinçant poème symphonique homonyme de Saint-Saëns. Puis, en 1969, La Flûte enchantée, Mozart bien sûr, et deux titres suggérant des œuvres musicales plus imprécises : Concerto pour mon anniversaire, et un autre, Animé et rythmé, qui semble emprunté à une indication de tempo qu’on trouve fréquemment en tête d’une partition. Nouveau groupe en 1976, avec Ciel pour Mozart, Hommage à Stravinski et Chant de lumière pour Béla Bartók. Enfin, coiffant toute cette période, le monumental Château de Barbe-Bleue auquel Endre a travaillé quatorze ans, de 1965 à 1979. Également de 1979, Masque et bergamasque. Bien que ce titre soit curieusement au singulier, il renvoie de toute évidence au second vers du poème liminaire des Fêtes galantes de Verlaine, Clair de lune :

Votre âme est un paysage choisi Que vont charmant masques et bergamasques.

Mais ce poème déjà si chargé de musique a suscité l’émulation des musiciens : Fauré le met en musique très tôt, puis intitule sa Suite d’orchestre Op. 112, à la fin de sa vie, Masques et Bergamasques, tandis que Debussy, après avoir lui aussi écrit une sublime mélodie sur ce poème, ajoute plus tard une suite pour piano intitulée Suite bergamasque. Une absence remarquable, celle de Beethoven – à moins que Château fort pour Élise (1981-82) ne contienne, sous son masque architectural, une allusion à cette Lettre à Élise que tout pianiste débutant a dû ânonner. Neuf ou dix titres, sur à peine plus d’une centaine de tableaux répertoriés, ce n’est pas négligeable. Et pour nous faire sentir la profonde compréhension que Rozsda avait de la musique et de ses ressemblances avec la peinture, je citerai encore ce qu’il dit à David Rosenberg :

Si tout est parfait, ça devient imparfait. Il faut qu’il y ait des moments de vide. Ce sont les moments de vide qui donnent la peinture, comme le silence dans la musique.

Il est temps maintenant d’interroger ces quelques œuvres et de voir si leurs titres musicaux nous ont éclairés, ou au contraire malicieusement égarés.

Danse macabre, 1946-1947

1 – Voici d’abord l’impressionnante Danse macabre de 1946-47, qui reflète les horreurs de la guerre encore brûlante comme la Grande Peste dans les tableaux et gravures des XVème et XVIème siècles qui traitaient ce sujet. Ce chef-d’œuvre tragique, où dominent le rouge et le noir, le sang et la fumée, un des plus sombres de Rozsda, est aussi un des plus clairs exemples de ces détails figuratifs qui se dégagent peu à peu de la forêt confuse et enchevêtrée des formes et des couleurs. Deux têtes de mort dans le quart inférieur gauche, une de face, une autre, plus au centre, de profil. Une main squelettique, juste au milieu. Enfin, à droite, un squelette dégingandé qui paraît danser une gigue effrénée. Peut-être des serpents dans le registre inférieur, et en tout cas, une tête d’oiseau à la Chagall, dominant les deux têtes de mort, comme pour laisser une chance à l’espoir. Tableau tragique, symbolique aussi, comme les œuvres de même titre d’Otto Dix ou de Claudel et Honegger ; mais je ne peux m’empêcher d’y voir aussi quelque chose de burlesque, ne serait-ce que par l’inhabituelle précision figurative, ici presque caricaturale. Et c’est ce qui me fait penser que la célèbre, trop célèbre, Danse macabre de Saint-Saëns (1874) avec ce trémoussement frénétique et dérisoire du xylophone dès les premières mesures, comme des ossements qui s’entrechoquent, a dû également l’inspirer.

2 – La Flûte enchantée, une des œuvres de l’année 1969, est un tableau évidemment plus serein. Peut-on y reconnaître, toujours dans les détails, quelques allusions au magnifique opéra testamentaire de Mozart (1791) qui est à la fois une grand-messe maçonnique dans une Égypte entièrement symbolique, et une réjouissante comédie populaire aux allures de conte de fées, – mais Richard Strauss disait qu’une telle musique ne pouvait avoir été apportée sur terre que par des anges ? Le tableau appartient à ce qu’on pourrait appeler la « période bleue » de Rozsda, comme Les Yeux ou Saphirogramme. Et le bleu est pour lui la couleur de la musique de Mozart, celle d’un beau matin de printemps. La composition, très complexe, est marquée par un ensemble d’axes verticaux ou légèrement incurvés, peut-être les piliers du temple, ou la sagesse très « Siècle des Lumières » du Grand Prêtre Sarastro. On devine quelques symboles maçonniques aussi, comme ce candélabre hissé au sommet de la composition. Faut-il aller plus loin ? Voir, dans ces deux grandes formes dressées face à face les silhouettes très décomposées de Sarastro et de la Reine de la Nuit, symboles, qui s’inverseront au fil de l’œuvre, du Bien et du Mal ? Je n’en suis pas sûr.

3 – Datant de la même période, Concerto pour mon anniversaire se réfère à une forme très répandue de la musique classique, opposant un instrument soliste au reste de l’orchestre.

4 - L'allusion à la musique est plus lisible dans cet autre tableau de 1969, Animé et rythmé. Il s'agit là encore d'une œuvre de la « période bleue », d'une complexité au moins égale à celle de la précédente mais comme elle harmonieusement ordonnée. Il y a une ressemblance avec La Flûte enchantée, avec ces deux hautes silhouettes dressées face à face, mais le rapport que le titre instaure avec la musique est assez clair : la multiplication des lignes verticales qui souvent s'ouvrent en losanges ou explosent en éventails donnent à l'œuvre une animation et un rythme dignes d'un scherzo musical.

5 – Sept ans plus tard, Rozsda revient à son cher Mozart, mais ce nouveau tableau, intitulé Ciel pour Mozart, relève du symbole plutôt que de l’allusion. On y retrouve, un peu assombri, le bleu mozartien, mais aussi du blanc, de l’ocre, du rouge, en fines lamelles qui pourraient évoquer les touches d’un piano, et surtout beaucoup de blanc, le « silence » propre à la peinture selon Rozsda. Et cet ensemble foisonnant s’anime d’un vaste mouvement giratoire dans le sens des aiguilles d’une montre autour d’un octogone central où s’affirme le blanc. En bas du tableau apparaît nettement le triangle maçonnique.

Ciel pour Mozart, 1976

6 – De la même année, Hommage à Stravinsky est, à mon avis, un des plus somptueux chefs-d’œuvre de Rozsda. Ici c’est le rouge qui domine, avec une fulgurante intensité, à peine contrasté par un peu de jaune et de bleu. Peut-être les plumes dispersées de l’Oiseau de feu, la célèbre partition qui révèle ce russe devenu parisien et qui triomphe aux Ballets russes de Diaghilev en 1911. Mais je crois surtout que, comme le bleu pour Mozart, le rouge, c’est pour Rozsda la couleur de la musique de Stravinski et qu’il représente symboliquement ici la frénésie du scandaleux Sacre du Printemps de 1913, avec ses rythmes trépidants et barbares et les couleurs rutilantes de sa richissime orchestration.

7 – Bartók ne pouvait pas manquer à l’appel. Eh bien, le voici une première fois dans cette toile, de 1976 toujours, intitulée Chant de lumière pour Béla Bartók. Ce « pour » y exprime l’intention d’hommage fervent à l’initiateur de génie, sans allusion précise à une de ses œuvres. La composition où domine encore le rouge, mais cette fois aéré de blanc comme dans Ciel pour Mozart, paraît superposer des rectangles de guingois et des losanges qui sont autant de petits tableaux en

Hommage à Stravinsky, 1976
Chant de lumière pour Béla Bartók, 1976

miniature, mais fort peu figuratifs. Célébration, peut-être, de la géniale synthèse opérée par Bartók entre éléments venus de sa formation initiale, Wagner, Debussy et surtout son grand compatriote Liszt, puis éléments empruntés, mais très librement, au folklore de Hongrie, Transylvanie et Roumanie qu’il avait collectés et étudiés pendant ses jeunes années, et enfin des nouveautés révolutionnaires dans la rythmique, avec ses mesures impaires et changeantes, dans l’harmonie – les fameux accords de seconde et de septième – et dans les timbres de l’orchestre, avec le rôle important des percussions, gongs, célesta, cymbalum et, je vous le rappelle, le piano lui-même.

8 – Mais le tableau qui nous renvoie le plus explicitement à l’œuvre de Bartók, c’est bien sûr Le Château de Barbe-Bleue, qui a si longtemps obsédé Rozsda. Cet unique opéra de Bartók, achevé en 1911, mais refusé comme « injouable » par la Commission des Beaux-arts de Budapest, ne fut créé qu’en 1914 et son relatif succès fut bref, car la guerre éclata et le gouvernement d’alors était choqué par le texte comme par la musique. Le beau livret de Béla Balázs s’inspire évidemment du conte populaire répandu dans toute l’Europe, mais il en donne une version personnelle onirique, freudienne et poétique. Le sombre colosse Barbe-Bleue introduit dans les vastes caves de son château sa nouvelle femme, Judith. Créature de lumière et d’amour, elle croit pouvoir sauver l’âme ténébreuse de son époux dont elle soupçonne à peine la noirceur. Mais Barbe-Bleue lui ouvre sept portes symboliques, celle de sa chambre de torture (son sadisme), celle de son armurerie bientôt ruisselante de sang (entendons sa volonté de puissance), celle de son trésor (l’appétit de richesse), celle de son jardin secret, d’abord fleuri de tendresse, mais qui lui aussi s’ensanglante ; puis, sur un somptueux choral des cuivres, la porte du dehors, ouvrant sur ses terres étendues à perte de vue (son orgueil) ; une sixième porte, la plus pathétique, d’où jaillit un déluge de larmes (son désespoir). Il ne reste qu’une porte à ouvrir, et c’est Judith elle-même qui doit l’ouvrir : elle dissimule ses quatre épouses précédentes. Judith s’entête à les croire encore vivantes, mais elle doit se résigner à sa défaite et se laisse enfermer avec elles. « Désormais, plus rien que l’ombre… l’ombre… l’ombre » murmure Barbe-Bleue d’une voix mourante. J’aurais tellement aimé vous faire entendre au moins quelques extraits de cette œuvre prodigieuse ! Hélas, il faudrait trop de temps pour donner même une petite idée de ce fabuleux kaléidoscope constamment changeant et contrasté, mais où dominent les couleurs les plus sombres de la palette orchestrale de Bartók. Et c’est bien cela que nous retrouvons dans la composition monumentale de Rozsda, la plus vaste qu’il ait peinte et la plus longtemps portée et retravaillée.

Château de Barbe-Bleue, 1965-1979

On devine, dans la partie supérieure, des voûtes en ogive, peut-être aussi des portes, à peine deux ou trois, mais surtout on est frappé par l’extrême diversité des couleurs employées qui répond parfaitement à l’imagination orchestrale de Bartók. Un hibou, dans le quart inférieur gauche, nous fixe de ses yeux désespérés, il a le regard de Barbe-Bleue. Peut-être peut-on voir, une fois encore, deux hautes silhouettes affrontées autour du blanc qui s’affirme au centre du tableau, Barbe-Bleue à gauche avec sa lourde stature, et à droite, Judith, toute légère et douce, toute en courbes. Peut-être…

9 – Enfin, voici Masque et bergamasque, de 1979. J’ai déjà mentionné l’intertexte probable de ce tableau. Dans cette extraordinaire prolifération de détails, on peut distinguer, bien sûr, des masques, nombreux et divers, peut-être aussi des danseurs de bergamasque, cette danse typique de la région de Bergame. On y voit aussi de nombreux effets de rimes, comme celle, si amusante, du second vers de Clair de lune, dans les formes et les couleurs qui se répondent parfois symétriquement, mais cela relève d’une démarche interprétative, donc forcément subjective, mais légitimée d’avance par Rozsda lui-même. Voilà. J’ai tenté, bien subjectivement, je vous l’accorde, d’éclairer cette relation mystérieuse de la peinture et de la musique dans l’œuvre de Rozsda, qui rejoint celle, non moins étrange, des titres avec les tableaux. Je ne suis pas sûr d’y être parvenu. Que Rozsda me pardonne ! Il me semble qu’il l’a déjà fait par avance quand il dit à David, et je vois ici pétiller ses petits yeux malicieux :

Souvent, je pense qu’au lieu de parler une langue compréhensible, je parle le javanais. Comme si j’avais jeté la clé dans un lac, et que personne ne pouvait déchiffrer ce qui est écrit.

Je n’ai sans doute pas repêché cette clé, mais j’espère avoir montré que la peinture comme la musique, chacune avec son langage propre, se rejoignent dans une même recherche, qui est la poésie, au sens étymologique du terme, création. Création d’un monde – ou plutôt d’une multitude de mondes, capables de rivaliser avec le monde réel, et peut-être de nous consoler un peu de ses désordres et de sa tristesse. Et nous, poètes, avec l’instrument qui est le nôtre, le langage – un bien commun à tous, mais galvaudé, ignoré, un trésor sousestimé, – nous essayons aussi de peindre des tableaux avec nos images, de composer des musiques avec nos rythmes et nos sonorités, de faire scintiller nos mots comme un trésor retrouvé.