Benjamin Péret

Le Gigot, sa vie, son œuvre, 1957

 
CONTES dU Gigot, sa vie son Œuvre (suite et fin)

 
CORPS À CORPS NE PAS MANGER DE RAISIN SANS LE LAVER
   
LE PASSAGE À NIVEAU LE DÉGEL
   
AGLAE S'ENNUIE DEVANT UNE FRAISE
DES BOIS
MIDI

...ET LES SEINS MOURAIENT…

Première Partie

A MOI LES NUAGES

L’homme, un parapluie à la main, marchait à pas lents sur le boulevard désert. Il était une heure du matin, deux heures peut-être… Il pleuvait si fort que, de distance en distance, des herbes aquatiques croissaient sur la chaussée. Un bateau, oublié au carrefour Montmartre, l’intrigua. Il s’en approcha et, ne pouvant résister au plaisir que procure une partie de canot, il embarqua. Hélas ! le canot était rempli de homards. Aussi à peine eut-il parcouru quelques mètres à la gaffe, qu’il poussa des cris de douleur. Les homards lui dévoraient les pieds. À cet instant un homme sortit de l’eau comme une carpe.

– Macarelle ! ... C’est Francis Macarelle, s’écria-t-il.

– Mais oui, Monsieur Sucre, répondit doucement l’homme du bateau. Pourquoi ne fondez-vous pas par un temps pareil ?

« Voyez mon malheur. Je voulais faire une partie de barque et la pluie a fait pousser des homards dans ce bateau. C’est donc que la pluie est salée… À notre époque, il n’y a plus moyen de rien faire. Allez ! la bohème est bien finie. »

Son interlocuteur avait disparu avant qu’il eût fini de prononcer ces mots. Il le chercha des yeux un instant, craqua quelques allumettes qu’il promena à la surface de l’eau, mais ne vit que deux ou trois coquilles d’œufs qui disparurent et il se décida à abandonner ses recherches. Son attention d’ailleurs venait d’être attirée par un autre phénomène beaucoup plus rare et plus inattendu : une botte de paille qui, nageant entre deux eaux, brûlait sans se consumer. Et ne croyez pas que « nager » soit une approximation. La botte de paille nageait véritablement, comme un poisson, un chien ou un homme. Bientôt elle toucha le canot qui devint transparent comme une bouteille et rose comme le palais d’une jeune fille, cependant qu’alentour, l’eau devenait tricolore (le bleu entourant le bateau). Macarelle hocha deux ou trois fois la tête et murmura :

– La guerre ! Je l’avais bien dit.

Et, comme pour lui donner raison, un régiment en tenue de campagne, musique en tête, apparut sur les boulevards. Mais, en arrivant à la hauteur de la rue Vivienne, les soldats fondaient comme de la cire, cependant que des milliers d’oiseaux qui volaient au ras des maisons, s’abattant au-devant du régiment, picoraient la place où disparaissaient les soldats.

Que pouvaient-ils manger ? Cela intrigua si fort Macarelle qu’il s’approcha. Il constata que les oiseaux picoraient des débris de vaisselle et en fut grandement étonné. Il jeta son verre de montre, mais les oiseaux le dédaignèrent. Il s’assit alors tristement sur le bord du trottoir et se serait peut-être suicidé sans l’intervention d’un veau qui vint s’étendre à ses pieds, remuant faiblement les pattes. Longtemps il considéra ce veau en silence, suivant des yeux le mouvement des pattes. Tout à coup, il se leva d’un bond en poussant un cri de terreur : le veau avait huit mètres de longueur et des pattes de huit centimètres. Tremblant de tous ses membres, il jeta un regard furtif sur l’animal : il était debout maintenant et large de trois mètres. Il tira une langue de vingt mètres, plate comme une feuille de papier.

À cet instant, une formidable rafale de vent secoua les arbres du boulevard et une dizaine d’animaux semblables à celui-ci en tombèrent.

Du coup, Macarelle s’enfuit à toutes jambes, s’engouffra dans le passage Jouffroy et, là, gravit le premier escalier qui s’offrit à lui.

Combien d’étages monta-t-il ? Nul ne le sait. Toujours est-il qu’il était midi lorsqu’il poussa une grande porte vitrée et se trouva dans une immense salle dallée de marbre blanc dans laquelle il remarqua tout de suite une double rangée de piédestaux rouges. Sur chacun, une pomme percée d’un poignard était posée. À son entrée, les poignards s’agitèrent rythmiquement comme le balancier d’une pendule. Macarelle sentit le sol osciller sous ses pieds et chancela. Il voulut se rattraper à un piédestal, mais celui-ci s’effondra, s’aplatit comme une lanterne vénitienne et Macarelle se trouva assis sur les dalles, le bras droit enfoncé dans une énorme motte de beurre qui tournait rapidement autour de son bras.

Macarelle se releva péniblement et, non sans peine, réussit à sortir son bras de la motte de beurre. Hélas ! ce n’était plus qu’une chaîne de camemberts. De désespoir, Macarelle s’étendit sur le sol, les bras en croix et attendit. Oh ! pas longtemps ! Juste le temps nécessaire à une horloge pour sonner les douze coups de midi ! Les camemberts avaient disparu, mais son bras droit était remplacé par un cerisier dont les racines se perdaient dans son épaule.

De plus en plus désespéré, Macarelle pleura… Et le cerisier fleurit. Macarelle sanglota et les cerises mûrirent. Macarelle songea à se suicider et une invisible main cueillit les cerises pour les lui offrir sur un plateau de cristal. En les voyant, Macarelle fut consolé et voulut les manger, mais les cerises étaient devenues de cristal. Macarelle prit le plat et le posa sur un piédestal après en avoir chassé la pomme d’une chiquenaude. La pomme tomba sur le sol, rebondit et resta suspendue en l’air ; puis, comme Macarelle entreprenait de traverser la salle, tous les piédestaux s’agitèrent, tels des arbres secoués par un vent furieux. Des flocons de duvet s’en échappèrent et en un rien de temps toute la salle fut semblable à un édredon.

Macarelle avançait avec peine, aveuglé par les plumes et étouffé par celles qu’il respirait, mais ce malaise ne tarda pas à disparaître : Macarelle marcha d’un pas assuré et respira sans difficulté. Il en fut le premier surpris, mais son étonnement crût, comme les jours à la fin de l’hiver : il aspirait des plumes et rendait des oiseaux-mouches tout heureux de retrouver une liberté dont ils avaient fait le sacrifice. Macarelle, qui se croyait menacé par un nouveau malheur, s’enfuit à toutes jambes, droit devant lui. Il n’alla pas loin. Quelques enjambées et il était devant une fenêtre. Il l’ouvrit. O stupeur ! Il ne rejetait plus d’oiseaux-mouches mais des canards sauvages qui s’envolaient en poussant des cris aigres.

Les boulevards étaient secs, le soleil brillait et des centaines de tortues circulaient gravement entre les autos. Des taxis passaient sur leur carapace et capotaient. Aussitôt des milliers de chats en sortaient en miaulant et le taxi diminuait de volume jusqu’à complète disparition. Alors, à sa place, une laitue apparaissait et était dévorée par la première tortue venue.

Soudain il y eut une panique : les autos filaient à toute allure, les gens fuyaient, les tortues s’envolaient.

Macarelle chercha des yeux la cause de cet effroi et ne vit rien. Il allait refermer la fenêtre (il ne rejetait plus de canards sauvages) lorsqu’il vit le platane dont les branches le touchaient presque, s’agiter verticalement, comme si quelqu’un tentait de l’arracher.

Il regarda plus attentivement et vit que les arbres avaient des bras, ces bras des mains et ces mains tenaient maintenant le volant d’une auto qui roulait aussi rapidement que le lui permettait la fuite éperdue des hommes et des autos.

Macarelle en compta six cent onze avant de voir la Roche Tarpéienne, cause de la panique.

La lance en avant, elle fonçait droit devant elle, tuant tout ce qui se présentait. Macarelle comprit alors pourquoi les arbres fuyaient en voyant un retardataire abattu par la terrible Roche.

Macarelle traversa la salle en courant et descendit les escaliers en se laissant glisser sur la rampe.

En un instant, il fut sur le boulevard mais la Roche Tarpéienne était déjà loin. Seule, une petite banderole de soie rouge, flottant à quelques mètres au-dessus du sol, indiquait le passage de la Roche.

Macarelle partit au pas de course sans perdre des yeux la banderole. À la hauteur de la rue Le Peletier, la banderole s’arrêta net. Un insondable précipice s’étendait à ses pieds. Il le longea quelques minutes, mais s’apercevant qu’il se prolongeait jusqu’à l’horizon, il chercha un moyen d’y descendre et n’en trouva point. Du moins, la faille n’ayant que dix centimètres de largeur, s’il ne pouvait ni la contourner ni y descendre, il lui restait la possibilité de la franchir. Une simple enjambée et voilà qui est fait : Macarelle est de l’autre côté du précipice.

Hélas ! De ce côté est la région polaire. Macarelle a froid. Il regarde les arbres qui deviennent des icebergs. La banquise est au-dessus des maisons et les ours blancs sur la banquise.

Ils sont cent mille qui chantent « Alleluia » parce que la chair fraîche approche. La chair fraîche voudrait être sur la banquise à cause de la neige qui étouffe le bruit des pas.

Macarelle ! Macarelle, mon ami, n’as-tu pas compris qu’en changeant de climat, la Roche Tarpéienne s’est modifiée ? Roche Tarpéienne à l’équateur, ours blanc au pôle, voilà la vérité !

Reprends ta course, Macarelle. Sus aux ours blancs ! Munistoi d’un solide bougeoir pour affronter ces plantigrades. Justement, en voilà un, oublié par quelque concierge devant sa porte ; une bougie est dedans, à peine entamée. Allume-la et cours. La bougie ne s’éteindra pas. Bien au contraire voici que sa flamme monte comme un jet d’eau vers le ciel et s’y perd.

(Macarelle, ne serais-tu pas un archange ? Tu es grand et svelte, mais tu as les pieds en forme de baignoire ; donc tu n’es pas un archange, mais la moitié d’une figure, l’autre moitié étant représentée par la Roche Tarpéienne, ton épouse.)

Macarelle approche des ours blancs à la façon d’un rayon de soleil et, malgré la position horizontale qu’il donne à son bougeoir, la flamme continue à s’élever verticalement vers le ciel qui, lui, est semblable à une corrida, mais, au commandement « En garde ! » elle s’abaisse et frappe un ours qui s’effondre, fait une petite crotte de neige et n’est plus maintenant, qu’un trou dans cette neige, un trou où tu ne logerais pas un œuf de moineau.

Mais, qu’ont donc les ours blancs ! Ils se réunissent en troupe et foncent droit sur le bougeoir de Macarelle.

Pauvres ours ! Macarelle n’attendait que cela. Au commandement « Pointez » tous les ours sont embrochés :

Et maintenant ils sont légers comme des ballons d’enfant.

Et Macarelle s’en va d’un pas alerte vers sa destinée.

Le temps de tourner la page et voici qu’il est de nouveau question de Macarelle.

C’est à propos d’une pomme qu’un enfant de douze ans a volée dans le buffet familial. Cette pomme rose et blonde était destinée à figurer dimanche prochain parmi les desserts dominicaux. Macarelle arrive à point. Il secoue les cendres de sa pipe sur les autres pommes et chacune d’elles « mettant du sien », la disparue est remplacée. Cet exploit accompli, Macarelle déroule sa ceinture de flanelle et montre aux assistants un ventre qu’on peut, sans emphase, comparer au désert du Sahara, encore que nul chameau ne s’y promène. Il lève la tête et voit que les branches des arbres sont surchargées de chemises et de gigots.

– Ce n’est pas la saison, murmure-t-il.

Il saisit néanmoins une branche et cueille un gigot.

– Pas cuit, dit-il et, déçu, il le jette par la fenêtre.

Le gigot tombe sur le pélican de la maison qui, n’y comprenant plus rien, lève les bras au ciel en signe de supplication.

Il invoque ses ancêtres :

INVOCATION DU PÉLICAN

O Méricourt, Théroigne de ! ... Toi dont les cheveux fumants ont couvert l’Europe comme un nuage, toi qui sais si bien utiliser les coquilles d’escargots pour fertiliser les parcs royaux, pourquoi m’as-tu envoyé ce gigot à la place du talisman en forme d’orteil de vierge que j’attendais et que tu m’avais promis cet été déjà lointain, où les prunes, lasses de mûrir, avaient décidé d’un commun accord, de quitter leurs branches, pour aller dans un pays éloigné remplacer les billes de roulement, fatiguées, elles aussi, d’assumer un rôle stupide qu’elles jugeaient, avec raison, indigne d’une sphère, image de la terre et du monde.

Donc pendant cet été là, les prunes remplacèrent les billes et les billes, lancées d’une main sûre, tombèrent chacune dans le canon d’un fusil.

Une pression du doigt sur la gâchette et voici les billes parties pour un voyage autour du monde.

Au cours de ce voyage elles rencontreront Macarelle, les pieds et les bras nus, assis sur les saints évangiles, admirant dans un miroir la longueur et les riches colorations des poils de sa barbe, mais le miroir attend son heure… Elle arrivera en même temps que la marée montante et Macarelle connaissent le plaisir des orteils enfoncés à coups de marteau dans les narines.

Macarelle n’était cependant pas disposé à se laisser faire, comme vous allez le voir :

La nuit arrivait comme un nuage de poussière, à l’instant même où Macarelle, les mains couvertes de nacre, se lamentait, devant un public de violonistes, sur les malheurs de la France.

Il est probable que le seul mot de « France » avait le pouvoir de créer de la nacre car, à peine eut-il prononcé ce mot que tous les objets absurdes et vulgaires qui peuplaient le salon de Macarelle se couvrirent de nacre, comme un arbre mort, de mousse, à l’étonnement de tous les assistants.

L’un d’eux, voyant dans ce fait le présage d’un malheur, s’évanouit.

Tous s’empressèrent à le ranimer mais ils eurent quelque difficulté à y parvenir, à cause de la nacre qui envahissait la pièce et surtout à cause de l’effet négatif de tous les soins qu’on lui prodiguait.

Cependant un des violonistes, ayant eu l’idée de le soigner indirectement, le résultat cherché ne tarda pas à être obtenu.

Après avoir imité les cris de divers animaux, le violoniste recourut à des ustensiles variés. Il joua sur un violon un morceau de La Tosca, brisa de la vaisselle, frappa à coups de marteau sur des casseroles et, enfin, mit en marche une machine à coudre.

Ce bruit, à peu près inconnu du malade, lui fit reprendre ses sens. Il s’écria :

– Par la couille verte ! Je crois bien que j’ai dormi !

– Oh ! cher ami ! À peine avez-vous sommeillé à l’instar des feuilles printanières, lui répondit-on.

Et sans plus s’occuper de l’assistance, le rescapé s’en fut, écrasant un millier de moineaux dans l’escalier.

Il ne devait pas tarder à s’en repentir car, dans la rue, un cheval sauvage surgit d’une bouche d’égout et l’emporta malgré les passants qui essayaient de lui barrer la route.

Après une course folle dans les rues de la capitale, parsemées ce jour-là de squelettes d’animaux antédiluviens, d’appareils électriques et de robes de femmes démodées, le cheval s’arrêta dans une vaste plaine tapissée de fruits mûrs — ce qui était étrange vu l’absence d’arbres fruitiers -, lâcha son prisonnier, ankylosé par cette longue chevauchée et, le regardant dans les yeux, lui dit :

– Homme blanc, aux yeux symétriques, aux épaules d’insecte, à l’esprit poli comme un galet humide, comme la vapeur d’eau, désormais tu seras le dernier cuirassier de Reichshoffen.

Et l’homme répondit :

– Je suis le dernier cuirassier de Reichshoffen.

– Bien, montre tes mains.

Le cuirassier étendit ses mains qu’il tourna et retourna sous les naseaux du cheval. Celui-ci, mécontent, hocha la tête et dit :

– Tes mains ne valent rien. Il te faut des mains de liège pour contrebalancer l’effet de tes pieds de plomb dans l’eau.

« Pour obtenir ce résultat, tu feras trois cents mètres dans la direction du Nord, puis tu traceras sur le sol un cercle de deux mètres de rayon à l’intérieur duquel tu enlèveras tous les fruits après les avoir écrasés ainsi qu’il sied ; alors tu te laveras les mains dans leur jus et tu commenceras à creuser le sol jusqu’à ce que jaillisse la source de larmes et qu’apparaisse la pierre blanche que Cromwell a enfouie là et qui porte l’inscription :

PAPILLON CÉLESTE

« Lorsque tu seras en possession de cette pierre, tu obstrueras avec elle l’orifice de la source et l’atmosphère ressemblera alors à du lait caillé que tu mangeras au lieu de le respirer, jusqu’à ce que ton abdomen éclate…

– Mais alors je mourrai ! ...

– ...Non, car à cet instant, un chêne perdra tous ses glands et un petit gyroscope, tournant au milieu de tes intestins donnera naissance à un roseau, lequel, réflexion faite, deviendra un drapeau grâce à la présence d’un verre rempli d’eau additionnée de sang de canard.

Tu te dresseras alors sur tes jambes et danseras pendant une heure autour du drapeau qui, peu à peu, se couvrira de viscères, puis d’oiseaux de proie et, finalement, de chasseurs. Et — écoute-moi bien — tu sentiras la puissance de tes mains, tu comprendras ce que peuvent faire deux mains divines bien employées et tu broieras un chameau en chantant :

Il est né le divin enfant,
Jouez hautbois, résonnez musettes, etc.

Ensuite… Je ne te dis plus rien car tu sauras ce qui te reste à faire. »

Ayant dit, le cheval s’assit sur son arrière-train, dans une attitude pensive, propre à faire valoir les qualités intellectuelles qu’à l’audition de ce discours le cuirassier de Reichshoffen était tenté de lui attribuer.

Il suivit à la lettre les conseils du cheval mais se trouva, dans le temps indiqué par l’animal, pourvu de deux mains supplémentaires qui lui parurent être plutôt en plomb qu’en liège. Il attribua cette impression au fait inaccoutumé d’avoir quatre mains, ce qui déplaçait certainement le centre de gravité de son corps.

– Bah ! se dit-il, ce n’est qu’une question d’habitude… dans huit jours je n’y ferai plus attention ! ...

Erreur profonde, cuirassier ! Non seulement tes mains ne diminueront pas de poids, mais au contraire ce poids augmentera d’heure en heure, au point que demain il te faudra une poulie pour soulever tes mains et qu’elles ne pourront plus te servir que comme massues, et encore comme massues difficiles à manier.

En effet, le lendemain, il sentit ses mains si lourdes qu’il lui fut impossible de les soulever et résolut, sur-le-champ, de s’en faire amputer.

Hélas ! Les chirurgiens qu’il consulta, non seulement ne purent arriver à pratiquer l’ablation des deux membres, mais leurs instruments se brisèrent et un second nez apparut sur leur menton, les narines dirigées vers le ciel. Et ce nez était si lourd qu’ils furent obligés de marcher la tête penchée en avant, ce qui est une position fort incommode dans presque toutes les circonstances de la vie :

C’est alors que le cuirassier de Reichshoffen sentit combien peut être précieuse l’amitié d’un cheval.

Celui dont les conseils lui valaient ces deux mains supplémentaires vint à lui et lui dit :

– À quoi te sert d’être un homme si tu ne peux pas changer le plomb en liège et le liège en plomb ?

« Puisque par un hasard qui m’est aussi incompréhensible que la présence d’une source éclairante dans une râpe à fromage, tes pieds sont devenus de liège et tes nouvelles mains de plomb, il ne s’agit en somme que de faire passer le plomb de tes mains dans tes pieds et réciproquement. Pour cela il te suffit d’adapter une des extrémités d’un tuyau de caoutchouc à un quelconque doigt d’une de tes nouvelles mains et l’autre à un de tes orteils puis de souffler de toutes tes forces dans une trompette jusqu’à ce que la couleur de tes mains devienne orange et que l’odeur de ce fruit se répande dans l’atmosphère. Alors il ne te restera plus qu’à arracher les poils et les os de ton chien pour que l’opération soit terminée.

Et il disparut comme un météore, c’est-à-dire en répandant une nuée de cornichons qui allèrent d’eux-mêmes s’incruster dans les jambons auxquels ils étaient destinés.

Le cuirassier fit ce qui lui avait été conseillé et s’en trouva bien, je veux dire qu’en se regardant dans un miroir, il s’aperçut qu’il avait le visage d’un Néo-Zélandais.

Il leva une jambe et des pommes de pin tombèrent autour de sa jambe. Désolé de cet événement, il leva l’autre jambe et un lapin vint se poser sur son épaule. De plus en plus navré, il s’enfuit dans la vaste plaine dont il a déjà été question plus haut. Après avoir traversé de nombreux ruisseaux de mayonnaise, de garance, d’huile d’olive et de porto, il arriva sur les rives d’un lac dont il ne douta pas à l’absence de vagues, qu’il fût de mercure.

– Bonne affaire, se dit-il, il y a là de quoi faire des tas de thermomètres !

Et aussitôt il échafauda les plans d’une société destinée à fabriquer ces thermomètres, mais il n’alla pas plus loin, car au moment où il formait ces projets, une énorme pipe jaillissait au milieu du lac, l’orifice du fourneau tourné vers lui.

De la pipe sortirent, l’une après l’autre, toutes les décorations en usage dans la république française, puis des objets hétéroclites qui s’accouplèrent à chacun des ordres. Une vieille chaussure éculée fut décorée de la légion d’honneur, une boîte d’allumettes vides reçut le mérite agricole, et un chaudron le ruban violet de l’instruction publique. La croix de guerre avec cinq palmes d’argent échut à un pain moisi et la médaille militaire à un panneau SENS INTERDIT. Puis tous ces objets descendirent lentement à la surface du mercure et ce fut une grande bousculade : c’était à qui arriverait le premier à proximité d’une outarde de grande taille sur le plumage de laquelle quelque farceur avait écrit un laconique ICI.

Ce fut le panneau SENS INTERDIT qui arriva le premier auprès du volatile. Celui-ci en voyant cet ustensile inconnu poussa trois petits cris plaintifs et dit à haute et intelligible voix :

– Paix aux assassins ! respectez-les, ils sont le plus bel ornement de leur pays.

Le panneau plongea et réapparut de l’autre côté de l’outarde couvert de poudre de riz. Il s’ébroua et répondit :

– De votre regard dépend le salut de ces frondaisons.

Le même cri plaintif dont j’ai parlé fut la réponse de l’oiseau qui tenta de s’envoler. Hélas ! Une seule de ses ailes était capable de remplir les fonctions auxquelles elle était destinée. L’autre, couverte de coquilles de moules, faisait entendre un petit rire argentin qui la paralysait.

C’est à cet instant qu’apparut, à l’autre extrémité du lac, une femme d’une grande beauté qui glissant lentement à la surface du mercure, arriva en peu de lunes à portée de voix de l’outarde et de son panneau.

Tous deux depuis longtemps s’ennuyaient fort.

Le panneau avait compté sur l’oiseau pour le rendre à sa véritable destination qui est, comme on le sait bien, de caresser les jambes des danseuses dans les coulisses des petits théâtres de genre. Et l’oiseau, après s’être rendu compte de l’immobilité à laquelle il était condamné, avait espéré que son compagnon de hasard saurait apporter quelques distractions dans sa vie d’une monotonie que le silence et l’immobilité du mercure n’atténuaient en rien.

Erreur ! Erreur ! Cet être est si bête qu’on l’appelle SENS INTERDIT pour qu’il soit capable de se retrouver en toute occasion ; mais je vous le demande, que venait-il faire en cette galère ?

Or la femme arriva à eux le 7 juin 1925 à l’instant précis où une automobile lancée à toute vitesse sur une route de Bourgogne écrasait un troupeau de moutons qu’un berger placide pourvu d’un œil unique, chantant La Marseillaise à toutes les bornes kilométriques, conduisait à l’abattoir.

– Parfait, se dit-il, voici mon travail terminé.

Et, son second œil, jugeant le moment propice pour venir occuper une place qui lui était destinée de toute évidence et de toute éternité, s’installa commodément dans l’orbite vide.

Le berger cria au miracle et s’en fut à Constantinople féliciter le patriarche œcuménique, mais ils parlaient tous deux un langage différent, l’un le grec et l’autre le patois des paysans bourguignons. Comme le berger était barbu — ce que le patriarche détestait — ils se sont battus jusqu’à la mort du patriarche. Puis le berger, pour dissimuler son crime, s’est rasé et habillé avec les vêtements du prélat qui n’a plus qu’à conserver le plus dignement possible — si tant est que cet adverbe puisse s’accorder avec ses fonctions ecclésiastiques — son état de cadavre qui lui convient si bien.

Lorsque la femme fut arrivée à portée de la voix elle dit à l’outarde :

– Ma fille, je te renie, tu n’es pas digne du sang des Stuart. Va-t’en et les épines, toutes les espèces d’épines, y compris celle qu’on met sur le front des trépassés de deuxième classe, te poursuivront jusqu’au fond des cendriers où tu te caches. Malheur à toi ! Victime du plus humble des grains de blé, ton bateau est plein de rats.

Puis, se tournant du côté du cuirassier, elle ajouta :

– Quant à toi, marchand de cyclamens, nous nous retrouverons sous le porche de quelque vieille maison du XVIIIe siècle, toi tenant à la main une collection de cartes postales obscènes et moi le couteau du sacrifice, lequel aura déjà tué deux saumons, une pelle à feu et Macarelle, immolé sur l’autel de la vivisection, devant plusieurs milliers de fidèles attendant d’un général en retraite, syphilitique depuis l’âge de douze ans, un nouveau traitement de cette maladie qu’il étudie depuis le jour où, secondé seulement par un bouc et un porc-épic, il défit, armé d’un ciseau à froid, une troupe d’Espagnols qui tentaient de conquérir, les armes à la main, la noble ville de Perpignan.

« Pour l’instant, voici. »

Et saisissant le nez du cuirassier entre le pouce et l’index, elle l’arracha, cependant que, de l’autre main, elle prenait quelques gouttes de mercure qu’elle mettait à sa place en disant :

– Le nez est le plus bel ornement du visage.

Aussitôt la tête du cuirassier s’entoura d’étincelles et des nuages s’abattirent autour de lui. Quand ils furent dissipés on vit sur le visage du cuirassier un magnifique thermomètre tout neuf qui lui tenait lieu de nez.

La femme s’approcha et lut :

– Vingt-et-un degrés, trois cinquièmes, parfait !

Elle s’en fut à grands pas, droit vers l’Est.

Quand nous la reverrons, ce sera sous la forme d’un coquillage blanc hérissé de pointes venimeuses et hurlant à tout venant :

– Je vous tuerai, salauds !

Mais d’ici là, les enfants ont le temps de devenir des renards argentés et leurs bonnes des pots de colle à mouches, toutes positions sociales auxquelles ils semblent, d’ailleurs, prédestinés.

Macarelle avait assisté à toute cette scène sans mot dire…

À peine un mouvement des doigts décelait-il son trouble et son impatience. De temps à autre il arrachait un lambeau de ses vêtements, crachait un robinet ouvert d’où l’eau s’écoulait abondamment pour le plus grand plaisir des violettes géantes qui croissaient autour de lui et dont un seul pétale eût pu abriter vingt-cinq familles nombreuses, mais lorsque la femme disparut dans la direction de l’Est, il s’élança sur le cuirassier et lui enfonça une corne d’abondance dans le dos en criant :

– Tu n’es qu’une carafe, cuirassier.

Et il partit à la poursuite de la femme. En trois enjambées il atteignit le Nil bordé de pies comme la Seine de peupliers.

Un crocodile vint à lui et lui dit :

– À quoi te sert d’être pauvre si tu n’as pas de moustaches ?

Macarelle passa sa main machinalement sur sa lèvre supérieure et fut tout étonné de n’y trouver aucun poil.

– C’est à cause de la nuit, répondit-il. Laisse aux abeilles le temps de voler trois fois autour de ma tête et tu verras.

Mais le crocodile n’était pas convaincu. Il avala un palmier et gronda :

– La ceinture fait trois fois le tour des reins du sage, mais les autres ne s’en aperçoivent pas et ne s’entourent que deux fois de leur ceinture. S’il n’y a pas de plumes dans l’air, comment expliques-tu qu’il y ait de l’air dans les plumes ?

Macarelle s’étendit à l’ombre du crocodile maintenant grand comme le palmier qu’il venait de dévorer et murmura en s’endormant :

– Il y a trois formes de pauvreté : celles des hommes, celle des femmes et celle des animaux. Choisis.

Que peut faire un crocodile contre un homme qui dort à son ombre ? Le saurien réfléchit longuement, si longuement que sa peau devint un étui où je puisais sans arrêt des cigarettes que je ne fumais pas.

Ne trouvant rien, il gratta le sol avec colère. O stupeur ! Une pyramide bondit comme un tigre et retomba dans le Nil dont l’épouvante fut telle que le courant, au lieu de conduire l’eau à la mer comme un vrai fleure, la renvoya à sa source.

Nous verrons plus tard les sources du Nil éclater et devenir l’obus qui, pendant la guerre, tomba avec tant d’à-propos sur l’église St-Gervais. Pour l’instant, le Nil est à sec et les pharaons sortent de leurs tombeaux un à un, pour venir contempler avec le recueillement qui sied à un mort de grande race, un phénomène si rare que les Esquimaux accourent de leurs icebergs, oubliant leurs sabots sculptés comme un bahut Renaissance, pour venir l’admirer.

Le crocodile gratta de nouveau le sol : une hélice s’en échappa, voleta quelques instants dans l’espace comme un billet de cent francs tombé d’une main pendant à une fenêtre du vingt-huitième étage d’un gratte-ciel, pour retomber bientôt sur la tête d’un pharaon qui voulut l’imiter. À son tour il voleta et chut sur Macarelle qui ne jugea pas utile de se réveiller pour châtier l’imprudent.

Soudain les pharaons levèrent la tête vers le ciel. Une rafale de vent chargé d’iode et empestant le sang chaud balaya crocodiles et pharaons.

Le cuirassier de Reichshoffen dont les vastes pieds palmés ressemblaient alors à un tapis de table ou à une chasuble, sauta sur le ventre de Macarelle qui gémit :

– Oh ! J’ai un ciboire dans le ventre ! ... J’ai avalé un ciboire !

Le cuirassier éclata de rire et dit :

– Oh ! Un ciboire ! ... N’exagérons rien ! tout au plus un sabot d’Esquimau…

Et le dialogue suivant s’engagea entre les deux hommes qu’on peut comparer aux deux rives d’un détroit, à deux horloges pneumatiques, à deux paires de chaussures destinées à deux femmes différentes — une blonde et une brune, si vous voulez — à deux fenêtres dont l’une a ses volets clos et l’autre ses vitres brisées, à deux nuages courant l’un vers l’Occident et l’autre vers l’Orient, à un hôtel meublé et à un réverbère dont ce dernier éclaire l’enseigne, à un condamné à mort et aux spectateurs du supplice, à une carpe et à la chaleur qui la pousse à bondir hors de l’étang, à un ruminant et au temps qui lui reste à vivre, à une serrure et au trou par lequel regarde un œil indiscret, à une paire de gifles et au bruit qui les accompagne ou bien encore à un alcoolique qui, ivre de n’avoir pas bu, compare les arbres de la route aux Chevaliers de la Table Ronde et au trottoir qu’il foule comme les mouettes les nuages flottant au-dessus de la mer, alors que malgré le temps calme tous les bateaux du port sont en perdition :

DIALOGUE ENTRE MACARELLE ET LE CUIRASSIER DE REICHSHOFFEN

MACARELLE. — À moi les quatre points cardinaux ! À moi vents de partout ! Une fleur de cacatoès est sortie de mes narines en criant : « Luttez pour la liberté ! » On veut m’imposer la charge de surveiller les infusoires, à moi, Macarelle, le seigneur des palmes oscillant faiblement au souffle des esclaves qui profitent de la sieste de leurs maîtres pour s’aimer librement — eux qui n’ont de libre que leur mort, semblable à un énorme courant d’air.

LE CUIRASSIER. — Et c’est moi, chargé d’obus comme les obus de poudre, qui dois aller tous les soirs près de la source bleue cueillir la fleur nuptiale qu’attend la grande ombre verte au front hérissé d’amandes et c’est moi qui unis les rocs à la pluie.

MACARELLE. — Pour un pétale de rose semblable à un œil je décrocherais le ciel.

LE CUIRASSIER. — Mais ne sais-tu pas que toutes les nuits sont pleines de serpents plus sonores que le plus pur cristal et qu’un œil dans la nuit les remplirait d’effroi ?

MACARELLE. — Qu’importe puisque le jour s’ébattent les grands sourires, les sourires de porcelaine et de cassis qui vous avalent comme une graine. Ah ! si l’un d’eux pouvait passer dans mon sillage comme une algue fraîche, les étoiles ne seraient plus que des insectes sans éclat.

LE CUIRASSIER. — Demain la nuit sera froide et calme. Tous les hommes respireront une odeur de ferraille qui les satisfera mais toi, petite larme des bois, callosité des vieilles mains, trompe d’évangile, pluie de cheveux, raie obscure, hygiène du crachat, coloration de la peau humaine, tu seras long et plat. Un grand nuage d’espoir flottera au-dessus de toi comme un ballon captif. Tu entendras la voix des pierres et de la lune :

Voici les femmes reflétant leur amour
Elles sont grandes et neuves comme un arbre sans hannetons
Elles sont fières et fraîches comme une source sans soleil
Les oreilles percées par la lumière
refleuriront ailleurs parmi tous les coraux
Mais la perle que tu jetas
telle une comète ne reviendra qu’à l’heure prochaine
où tous les oiseaux de terre et de feu
projetteront leur ombre sur ton front
sur ton front qui ne sera plus qu’un sinistre verre d’eau

« Mais, fatigué des hommes et de leurs scories, des femmes et de leurs yeux cernés, de tes désirs poussiéreux, de tes espoirs enfouis comme des pommes de terre dans un champ de bataille, de tes douleurs sans relief, tu chercheras autour de toi, dans la nuit de beurre, une ombre fraîche comme l’eau qui coule et brillante comme une luciole. Mais tu ne trouveras rien, tu ne verras rien d’autre que toi-même que tu suivras indéfiniment le long des falaises écroulées, sur le bord des mers sans tempête ou des fleuves sans crues, dans un débris de monde peuplé de punaises et de mouches qui courront et voleront autour de toi comme autour d’un cadavre. »

DeuxiÈme Partie
SONGEZ AUX ZEBRES

À quoi bon lever la tête si le ciel est bas !

Si je parle ainsi c’est que Macarelle marche la tête haute et le regard triomphant sous un ciel de nuages épais et lourds comme un tombereau de sable. Macarelle regarde le ciel parce qu’il y voit un homme chargé d’une pioche qui marche à pas rapides vers une sorte de borne kilométrique dont il ne distingue pas tout d’abord l’inscription mais, lorsque l’homme arrive à proximité de cette borne, Macarelle lit :

VIVE LA RÉVOLUTION
quarante-cinq guillotines

L’homme arrive à la borne. Il s’arrête et lance devant lui un jet de salive azurée.

Un jet de salive ! ... Mais ce sont ses yeux, ses yeux d’azur qu’il crache loin de lui, sans arrêt. Un monticule d’yeux s’élève lentement puis grandit soudain comme un cri de vengeance. Tous les yeux sont des pétards, des pièces d’artifice. Le ciel ressemble maintenant au défilé des Thermopyles. Des yeux, naissent 3 000 Spartiates au regard clignotant comme une enseigne lumineuse, comme un phare à éclipses, que dis-je, comme une éclipse totale du soleil visible à Paris, mais les pétards sont toujours là et les 3 000 Spartiates sautent comme un chat étendu sur un baril de poudre. Trois mille troncs, trois mille têtes, six mille bras et autant de jambes se répandent dans l’atmosphère, et voici que commence le travail de l’homme à la pioche. Il ne creusera aucune tombe, car les trois mille Spartiates sont morts mais, enfonçant sa pioche dans la borne, il jette sur le terrain un coup d’œil circulaire et voit que les morceaux de Spartiates forment des lettres, ces lettres des mots, ces mots des phrases et ces phrases le poème que voici :

Il soufflait un vent de sang
qu’un homme nu dont les yeux étaient des boules de soufre
rejetait dans une mer aussi blanche que sa peau
L’homme redressa son buste
Il était beau comme une vitre fraîche
beau comme la fumée de sa pipe
beau comme les oreilles d’un âne qui brait
beau comme une cheminée
qui tombe sur la tête d’un agent
Il montra l’horizon du Nord
et l’horizon s’ouvrit comme la porte d’un dieu
s’étendit comme les tentacules d’une pieuvre


L’homme s’assit et cria à la cantonade :

– Si je ne voyais pas ma main comme mon cœur, je croirais que je suis un Spartiate. Ah ! pourquoi les possédés ont-ils honte de leur démarche ? Voici 18 000 morceaux d’hommes et moi, enfant de marin. Si j’étais en face d’une tortue, j’élèverais la main comme un drapeau, mais me voici devant ces débris humains. Puis-je, moi, enfant de marin, en faire des cygnes ?

C’est alors qu’intervint Macarelle. La main sur le cœur, il prononça ce serment :

– Moi, Macarelle, débris d’orange et souvenir de volcan, je jure sur la longueur du méridien terrestre de courir droit devant moi comme le vent.

Mais passons et laissons aux futures générations de cerfs-volants le soin de concilier leur désir d’un coquillage figurant le signe ∞ et l’imbécillité de leurs regards. Il s’agit de tout autre chose :

Debout devant une fleur de fer, le jeune sauvage pleure les catacombes. Un jeudi il s’en ira à l’aventure comme une astérie et alors commencera la grande course aux événements sans importance, aux pâles sourires de chêne abattu par l’orage et viendra le temps du saphir qui, les jours ordinaires, renverserait les étoiles filantes si les dites étoiles avaient un visage de terre ferme. Mais les navigateurs que tu as rencontrés, sauvage aux yeux de sillon, à la peau de phoque, t’ont regardé comme on regarde une vague qui, partie du rivage d’une île quelconque de l’Océan Pacifique, a rencontré sur son passage quarante-quatre coupes de champagne qu’elle a entraînées comme une escorte de bananiers venant d’arriver à cette petite mare de soie où une jeune poterie de blé attend une ornière de nuages pour s’élever verticalement vers une carte à jouer : le neuf de trèfle.

Qui d’entre vous connaît la vie du neuf de trèfle ?

D’abord pâte à rasoir, puis grain de sel, puis frôlement, rayon X, savon minéral, coquillage, poison, etc., le neuf de trèfle, au cours d’un voyage au pays des couleurs brutales, fit la connaissance de la toile émeri. Vite une petite caresse et voilà notre neuf de trèfle qui, en ce temps-là, n’était pas plus grand qu’une asperge et en avait la saveur, transformé en oiseau de mauvais augure.

Trente ans il vola, apportant aux uns le clou destiné à leur percer les mains, aux autres les cadavres des pierres aimées afin de hâter, autant que cela était en son pouvoir, le moment, proche maintenant, où toute cette multitude en proie aux douleurs que provoque l’ingestion trop fréquente des hosties, verra s’avancer vers elle une longue route droite et blanche, parsemée de sources de tomates destinées aux premiers rejetons issus de couples de canards et de lilas.

Petit oiseau des rochers aux ailes de laiton, toi dont le bec électrique caresse avec tant de ferveur le nez de Cléopâtre, pourquoi n’es-tu pas venu aujourd’hui chanter ta romance ? Pourquoi le battement de tes ailes obsède-t-il les convives de ce repas offert par Macarelle à l’occasion du mariage du cuirassier de Reichshoffen avec une outarde de grande taille qui a séjourné sur un étang de mercure aussi longtemps que je puis l’imaginer (l’intervalle qui sépare deux miaulements de tigre, étant donné que ce tigre, après avoir été blessé d’une balle à la patte, s’est enfui et, au cours de sa fuite, a rencontré une tigresse avec laquelle il a poursuivi son voyage — ou plutôt continué de fuir — sans incident).

Mais ce tigre n’est qu’un pâle comparse dans l’histoire du monde où Macarelle fait figure de rocher, d’évangile, de paratonnerre, de source, d’oasis, de fruit confit, de cervelle, de simoun, de tronc d’arbre non équarri, de fasciste ou de rhododendron.

Le cuirassier de Reichshoffen remue péniblement ses membres engourdis par le froid. Jusqu’à sa langue qui éprouve à se mouvoir des difficultés semblables à celles que rencontre un phoque qui n’a jamais connu les régions arctiques autrement que par les récits et les gravures des atlas géographiques.

Cependant il prend la parole :

– Minute inoubliable de la gelée, assis sur le serpent de ma mère, debout devant le mur où la serre pend à la patte du condor qui a livré un combat (Agadir) aux dix-huit orteils de la chèvre marine ! Ainsi se lève le froid, ainsi se couche la lune. Demain sera une petite serviette grandir où son visage de règle, intermittent et sonore, devra se cacher, devra se durcir, s’analyser et se déduire. J’aurai alors la conscience saveur de la plus pâle structure, de la plus longue séquence, car la grande dormir assise devant un debout, je veux dire dissoute grâce à la lune émergeant des cheveux d’une neptunienne bouteille, s’assouplira jusqu’à danser une longue rangée d’arbres morts où les yeux des sauteuses ne demanderont qu’à faire des seins, des souris et des petites aiguilles si utiles dans la confection du poil à barbe. Je parle parce que je veux qu’on me taise, qu’on m’assassine la parole à coups de betteraves amères, mais nous, dont les dents répandent une âcre odeur de champignons en putréfaction, je vous ordonne de descendre de la cervelle d’agate où vous, dimensions plus amères que la plus petite tache de sel bleu, plus ou moins inutile que la grasse bicyclette perdue, si le tambour, rugueuse salade, demande à la servante la couleur de la marée :

« Métallique oseille » répond le tire-points que la main de prière a jeté sur une membrane sévère pour lui ôter son goût de soupe à moitié dorée. Malice de la pensée qui a descendu une longue planche aveugle de la serrure où elle pleurait si fort qu’une demanderesse crut au jugement dernier.

« — Il n’y a pas de jugement. Il n’y a pas de dernier, répondit la serrure, excepté la sinueuse allumette pâle qui cavalcade d’une outre à l’autre en volant les confettis des zouaves. »

« Or, nous, rapides, voulons les vertigineuses plantes vertes aplaties sur le devant de la corolle mystique. »

Et Macarelle de répondre à son toast :

– Détruisez les cornes assouplies par l’hiver ainsi que les caravelles où sont nés les quatre points cardinaux, car c’est leur faute si les caravanes sont lentes à mourir et c’est aussi leur faute si l’air chaud remplit de soupapes les ministères dont la moindre propriété est de rendre toute perspective semblable à un champ de blé après la moisson.

« Une immense guirlande de radis couvre sa tête, régiment de baleines. Tu la dois à la splendeur de ta chevelure comparable à un pied-de-biche, à un poêle incandescent et à une grotte parfumée où 60 babouins ont élu domicile en souvenir de la rue des Martyrs où leur ancêtre, le grand serpent de mer, inventa l’aiguille et l’épingle dont les propriétés curatives ne sont plus un secret pour personne, pas même pour le lama qui n’en continuera pas moins à se nourrir de charbon de ventre et d’objets de piété (aussi cet animal dont la corne est longue comme un train de marchandises voyageant en petite vitesse dans un pays où les locomotives sont chauffées avec ces belles ardoises cirées que le pape, en période de disette, utilise pour en faire des hosties destinées au menu peuple des porteurs de lanternes et d’extincteurs d’incendie, a-t-il la couleur de tes yeux, larges comme le Simplon). »

Macarelle se rassied dans l’infini. Est-ce encore un homme ou bien est-ce un chat, un palétuvier, une girafe, un menhir ou une brosse ? Peu importe. De la main droite il fait au lustre un signe amical et cet appareil sourit de toutes ses lampes. Il lève les yeux vers le plafond et le voici tout nu dans la mer des Sargasses. Deux cents requins l’escortent en chantant l’ouverture de la Walkyrie.

Le cuirassier de Reichshoffen, lui, tient tout entier dans un gland que sa maturité incline à se séparer de l’arbre. Malgré son désir il restera suspendu à sa branche aussi longtemps que Macarelle sera dans la mer. Lorsque ce dernier atteindra une côte quelconque où l’attendent les lettres de l’alphabet et des bouches de femmes, fardées comme un sexe, le gland tombera sur le sol et ce sera une grande révolution dans l’art de découper les gigots suivant la méthode employée sur le douzième parallèle.

Le gland éclatera le jour de Pâques pour empêcher le Christ de salir le drapeau rouge qui, ce jour-là, flottera sur la forêt vierge où s’ébattent les derniers survivants des combats célèbres entre les pétrels et les pétronilles d’une part, les péronnelles et les pucelles d’autre part. Les pétrels voulaient tuer les pétronilles afin de se substituer à elles et de gagner ainsi la course de la forêt vierge à la mer où les attendaient les défenseurs du vent : le défenseur de l’alizé, costumé en troglodyte et dont la bouche est une bouteille de vinaigre ; le défenseur des brises matinales et crépusculaires : une femme de ménage armée d’une paire de tenailles ; le défenseur des ouragans : lutteur aphone dont les biceps sont semblables à la fièvre des marais, à la marche simultanée des conquérants et de la peste vers la capitale d’un pays envahi, au couperet de la guillotine pendant la Terreur alors que les charrettes des condamnés allant au supplice remplaçaient les stupides enterrements de nos jours où des centaines de morts se réunissent pour accompagner le cercueil qui ramène une ridicule pourriture à la terre d’où elle n’aurait jamais dû sortir.

Les pétronelles en veulent aux pucelles qui, un soir d’été, conquirent le cœur des débardeurs, leurs amants. Parmi eux, un certain Macarelle…

Route d’algèbre où les éléphants sacrés par le vent du Nord tricotent des bas de soie, je te salue pour ta longueur qui n’a d’égale que celle des cheveux de Macarelle. Et tu les connais

bien, les cheveux de Macarelle, petite fille aux yeux de pêche qui descend la colline semblable à une paire de manchettes ou à un collier, tu les connais bien, car déjà tu les as découpés en minces tablettes de chocolat, que tu as distribuées à tous les canards que ton passage fait sourdre de terre comme des puits artésiens. Mais Macarelle ignore ses cheveux. Ils sont l’avenir ; il les attend comme une lettre d’amour et parfois, lorsque la pluie tombe sur la plaine à la façon d’un enfant qui s’est imprudemment penché par la fenêtre du sixième étage, il les mange. Ça vous étonne ? IL LES MANGE ! Et pourquoi ne pourrait-il manger ses cheveux ? D’ailleurs aussitôt mangés ils reparaissent sur son crâne en même temps que le cheval qu’il conduit de la main gauche, secoué d’un rire épileptique, se sent soudain plein d’amour et de pitié pour les laitues. Il les regarde d’un œil lamentable — l’œil de Damoclès regardant à sa droite un chien enragé qui s’apprête à dévorer un flacon de pickles, sans savoir que ces condiments ont été pour l’occasion fabriqués avec des résidus de bêtes féroces, en sorte que, dès qu’il les aura absorbés, le chien sera en proie à des douleurs nerveuses et, pour les calmer, ne verra pas d’autre solution que de dévorer le pied d’un curé trop occupé à distribuer à la cantonade le sacrement de l’eucharistie pour remarquer la présence du chien et se rendre compte de la disparition de son pied mais qui, rentré à la sacristie, lorsque le bedeau aura quelque peu flatté son sexe endormi et que ses regards se porteront sur ses membres postérieurs, dira :

– Par le fiel de Jésus, un certain idiot inconnu m’a coupé le pied.

Et tous les efforts du bedeau seront vains.

Ce malheureux fonctionnaire hurlera :

– As-tu vu la voiture ? Elle a écrasé le mouton du pape !

Pauvre bedeau ! Que je te plains ! Et cependant, il aurait pu t’arriver plus désolante aventure ; tu aurais pu, à l’heure où les fruits mûrs sentent s’agiter leur pédoncule obstiné dans ses revendications absurdes, à l’heure où le macaroni descend

l’escalier comme un baromètre, à l’heure où les moustaches des paysans s’écartent de la peau qui les supporte, il aurait pu t’arriver, dis-je, de rencontrer Macarelle. Tu ne l’aurais pas reconnu, car à ces moments-là, Macarelle devient le sens de rotation des aiguilles d’une montre — de la tienne par exemple — encore que parfois les montres s’obstinent à reculer lorsque le moment est venu de marquer la deuxième heure de l’après-midi, comme si quelque catastrophe les attendait périodiquement à cette heure que je ne puis m’empêcher de comparer au mariage d’une jeune fille aveugle avec une porte à fermeture automatique.

Ah ! garde-toi de rencontrer Macarelle, car il lui suffirait de remuer l’un après l’autre les cinq doigts de sa main gauche et la racine de réséda qui lui fait un sixième doigt, le plus inutile et le plus sacré de sa personne, celui dont il parle avec la déférence que chacun se croit tenu d’observer à l’égard d’un être supérieur, d’une plume de vautour obèse destinée à parer un monument élevé à la gloire du papier huilé ou bien encore d’une rotule de cristal qui remplace dans la machinerie ridicule du savon la fourrure somptueuse que tu as continué à caresser d’une main délicate à l’époque de la lune rousse. Il lui suffirait de faire cela pour que tu sois semblable à ces tessons de bouteilles qui décorent si agréablement le ventre des femmes enceintes vers le sixième mois de leur grossesse. (C’est à ce signe qu’on reconnaît que l’enfant aura une langue susceptible de servir de tremplin à des jeunes sportsmen habillés de glace.) Donc lorsque tu sentiras tes ongles s’enfoncer dans les yeux de la bière, n’hésite pas : prends une pierre, avale-la et si, quelques heures ou quelques années plus tard, suivant ton tempérament qui, en tout cas n’est comparable qu’à la chute des feuilles, tu vomis 21 grenouilles, considère que tu es l’égal des mammouths.

Macarelle s’en va comme la nuit. Il est blond et frais, il est grand et vicieux. Qu’importe ! Le cheval qui le conduit vers une ville de cataplasmes est mort depuis longtemps et c’est son squelette que tu contemples, cuirassier. Tu l’envies, ce squelette, comme le chat envie les ailes de l’oiseau qu’il regarde avec une persistance, qui fait croire à un observateur superficiel, que le mammifère veut dévorer l’oiseau. Non, brave bourgeois, ce chat ne te ressemble pas, il n’est pas comme toi, marchand de squelettes ou de pavés. C’est un animal noble comme un enfant. Il regarde des chemises grandir en même temps que lui et s’étonne de les voir prendre conscience de leur rôle en rejetant des filets de fumée. On lui a bien dit que la fumée servait à la confection des seins mais c’est à peine s’il ose y croire. On lui a dit aussi que la fumée, lorsqu’elle s’échappait en flocons gros comme un coup de canon, enterrait les morts les jours ordinaires et présidait les jours de fête aux batailles entre les hommes et les animaux de basse-taille qui, ces jours-là, emplissent les garde-meubles des pauvres gens que la mauvaise fortune a contraints à faire sauter les ponts de bois et à manger leurs souvenirs des îles. Un certain jour où la mer aura la couleur d’un chien assoiffé, ils retrouveront la chaleur de leurs cheveux avec le courage de s’asseoir sur le sommet d’une montagne d’où ils découvriront une soupente pleine de cachalots. Malgré l’exiguïté du lieu, ces animaux seront pleins de vie et de force et gare au premier qui s’approchera d’eux ! La terre s’ouvrira comme une valise et sa disparition ne sera plus qu’une question de pensée, si tant est que je sois capable de penser à cet être sans songer à sa mort simultanée, si tant est qu’il puisse être question de mort en pareille occasion. La mort, comme dit l’autre : un rossignol qu’on met en cage ! Ce qui ne l’empêche pas de chanter :

Creusez les assiettes pour y enterrer le vin blanc
ce vin qui n’est blanc qu’au lever du soleil
parce que le soleil lui met la main dans les cheveux
et suscite maints chromos
recouverts de mouches
l’été
quand la fanfare imite les vaches
refusant de se laisser traire
et courant à perdre haleine et lait
le long de la voie du chemin de fer
cependant que des drapeaux de fumée
se lèvent et s’abaissent en cadence
comme ses sabots
et la bouse qu’elle abandonne
à son propriétaire

et maire de la localité
Le maire est un paquet de suie
que dissout la course
et la fanfare saoule de vin blanc
comme les pavés gras d’une ville déserte

Quant à moi, qui ne suis un ami de Macarelle que pour la circonstance, je proclame bien haut la supériorité des chaises longues sur les cheveux courts, ceci n’étant bien entendu qu’un exemple entre cent mille autres, tous semblables à un melon sur lequel on a gravé un œil dès sa naissance. Attention, Macarelle ! Attention ! L’œil du melon te regarde. Il réprouve ton attitude sournoise à l’égard des onomatopées. Pourquoi parles-tu aux onomatopées comme aux cannibales ? Tu penses que les cannibales ne sont pas des oiseaux de passage, mais alors…

Et puis, Macarelle, te voilà nu comme une pieuvre. J’admire la nudité des bouteilles, des arbres, de l’eau, des cartes à jouer, des épingles, des perles, des chaises et de bien d’autres choses dont la plus insignifiante ressemble beaucoup plus à une goutte de pluie transformée par l’orage en cheveu de squaw dont une extrémité adhère à une sole et l’autre à une montre en nickel qui sonne quatre heures du matin au lieu d’indiquer par une salve de coups de canon que la révolution vient de commencer, qu’à la cravate d’un nègre obsédé par des idées de grandeur. (Ne se croit-il pas le grand éléphant blanc !) Mais sommes-nous au siècle des barres d’acier sculptées en forme de méduses ou au siècle des aventures monstrueuses comme celle d’une panthère qui, au cours d’une expédition aussi nocturne que diurne a arraché toute l’herbe de la jungle et se sent devenir le réceptacle de toutes les fraîcheurs et de toutes les suspicions.

Macarelle, lève la tête, que vois-tu dans le ciel ?

MACARELLE. — Oh ! je vois…

Ne voit-on pas, les jours de pluie, les oreilles des ânes devenir de petits anémomètres ou pluviomètres ailés suivant le sexe de l’animal ? Ces appareils jugeant leur présence inutile sur la tête d’un mammifère, glissent avec rapidité à ras de terre et se perdent dans quelque tunnel où les ours, chassés par les jets de bière que lancent en ces occasions les moindres cailloux, les flairent longuement comme un animal de leur race. Les pluviomètres et les anémomètres tressaillent de tous leurs rubans de velours qui deviennent des feuilles de laiton sensibles au passage frôleur des limaces. La respiration des ours devient de plus en plus saccadée. Ils grognent. Que veulent-ils donc, ces ours ? Écoutez le plus gros d’entre eux, il va nous le dire :

PROTESTATION DES OURS

Lorsque nous étions des petites pilules de cirage, nous roulions sur le flanc des collines à la recherche d’une épaule humaine où nos qualités auraient été appréciées à leur juste saveur. Hélas ! Les épaules des hommes étaient en ce temps-là semblables à des déserts. Une peau de feuillage verdoyant les recouvrait et elles avaient la forme d’une épopée. O épaules humaines, vous fûtes notre désespoir et notre ruine. Un jour une caravane de numismates vous découvrit cachées dans les émanations du radium. Un tour de clef dans la serrure et nous étions le remous qui accompagne le lent passage d’une barque d’amour ; mais le tour de clef inverse nous rendit notre visage de céleri. C’est alors que nos tourments commencèrent. Impossible de regarder en face la courbe que décrit un félin poursuivi par de féroces chasseurs, car ladite courbe se croit obligée de figurer le dénominateur infinitésimal d’une fraction dont le numérateur est représenté par une soupape de sûreté. Impossible non plus d’aller de a jusqu’à z sans rencontrer un drapeau tricolore et français comme un général en retraite. Impossible également de se présenter devant le flux sans s’exposer aux coups des dunes qui, à notre approche, deviennent des compagnies lancées au pas de charge, baïonnette au canon.

Impossible encore de soupirer lentement, car à peine le soupir était-il commencé que les aiguillons de tous les cultivateurs du monde s’enfonçaient dans notre chair et y créaient de minuscules attelages de charrues qui avançaient tout doucement dans diverses directions et laissaient de pénétrants sillons où, d’ailleurs, aucune semence n’était jetée.

C’est alors que nous résolûmes de renverser les falaises dont la solennité causait notre malheur. Cette résolution fut prise à l’unanimité une nuit où Macarelle, les yeux roulés autour de sa ceinture, demandait aux racines la route des sables volants. Sûr de lui-même, il avançait, détruisant sur son passage les ombres des schistes tristes à cause de la mousse qui, cette nuit-là, s’envolait, fuyait vers le Sud, à la poursuite des hirondelles. La mousse les rejoindra, à la hauteur de l’île aux chapeaux percés, quelque part, dans une mer que les poissons ont désertée à cause de la couleur des vagues, les jours de tempête. (Les vagues ne ressemblent-elles pas à des sapeurs-pompiers noyant les décombres d’un théâtre dont n’est resté debout qu’un seul décor représentant une maison en construction surmontée d’une spirale ?)

...C’est là que se livrera la grande bataille des hirondelles contre la mousse. Le combat durera exactement le temps que durent les pneus d’une automobile qui roule à toute allure sur une route boueuse allant d’une ville sonore habitée par des familles qui se nourrissent de drapeaux pris à l’ennemi et de barbes de patriarches, à un champ d’azur planté d’enseignes lumineuses dans ce genre :

AU PARADIS DES CHATS
LES CHAMEAUX MANGENT DES AVIATEURS

Mais si l’on regardait ces lettres magiques elles se transformeraient en rivière, puis en bossu, en oiseau de proie, en jambon et enfin en mutilé de guerre aux multiples décorations. C’est pourquoi, délivrés aujourd’hui de la servitude que nous imposaient les forêts de tamariniers, nous attendons le bon plaisir d’un quarteron de poulies pour courir sus aux lumières qu’une tradition jaune parsemée de graisse nous réservait à l’époque où les résidus de la houille n’étaient encore que des infusoires zélés.

N’oublie pas les pierres bleues qui grandissent dans la sciure de l’ombre grâce aux éléphants de feuilles dont le plus grand saute sur une place publique, devant quatre spectateurs habillés de peaux sous-marines.

N’oublie pas non plus le quarante-sixième degré de latitude sud qui te guette au tournant de cette rue pleine de papiers sales où les verres brisés jouent du rebec, sinon tu risquerais de t’attirer l’inimitié des scolopendres vêtus de savon qui, sans cela, n’auraient qu’un seul désir : couvrir ledit parallèle de leur ombre. Mais à l’instant où les pierres deviennent philosophales, les fétus de paille se jettent dans les puits de mercure et demandent aux étoiles filantes le chemin de Nijni-Novgorod. Nijni-Novgorod, flattée, se présente alors à eux sous forme d’une racine bien lavée et polie comme une catapulte. Les fétus de paille lèvent vers le ciel leurs yeux semblables à des griffes de carnassiers et supplient la première feuille morte de les débarrasser de ces importuns.

Voici que Nijni-Novgorod jette un grand cri, répété par les herbes de la steppe et tous les flocons de neige qui les recouvrent. Il grandit, s’enfle. C’est l’air et ce sont les nuages, ce cri : le monde. La terre tremble de frayeur et les animaux les plus féroces se terrent dans leurs abris, mais ils n’ont pas l’espoir d’échapper au sort qui les guette comme un brigand au coin d’un bois.

Leur sort est devant eux. Il a un sabre dans chaque main et ses yeux sont des pétards de dynamite.

– Je suis la Terreur, dit-il, et non la branche. Je suis la terreur aux mains sanglantes. Je mange des hommes et leurs têtes se retrouvent dans mes excréments. Je suis rouge comme le feu et mes sabres s’enfoncent dans des cœurs déshonorés.

Alors tous les animaux frémissent, leur poil tombe et leur regard disparaît. Il est rentré dans leur estomac tout illuminé de leur peur.

Et ce cri formidable retentit :

– À bas la France ! Tous les Français sont pourris et leurs cadavres empuantissent le monde.

Et la bouche qui lance ce cri se dresse au-dessus de l’horizon. Elle est grande comme une cathédrale et toutes les églises s’envolent comme des feuilles mortes au souffle du moindre vent.

Maintenant on distingue la tête entière ; elle crie :

– Assez ! Assez ! Tuez tous les curés ! Ils interdisent aux femmes de faire l’amour.

Mais, nom de Dieu, c’est Macarelle ! Oui ! Macarelle ! Mais un Macarelle qui a grandi dans la neige. Il s’est nourri de neige, de glace et de curés.

Il est semblable à une colline, à une colline qui marche, une colline qui parle et demande qu’on détruise tout.

Il marche comme une épidémie. Il court. On dirait un brin d’herbe emporté par une inondation. Bientôt il aura atteint l’étoile polaire où gîte son ennemi le cuirassier de Reichshoffen. D’un coup d’œil il le mue en cucurbitacée. D’un coup de pied il en fait un circuit fermé ou la course vagabonde des animaux à l’aurore. Mais le cuirassier se ressaisit bien vite. Le temps de dire : « Trente-six chandelles ! » et le voici à califourchon sur un cheval sauvage qu’il veut dompter. L’animal, malgré sa répugnance à sentir un humain sur son dos, saute et vole au secours des Patagons.

Les Patagons, aujourd’hui, ont la forme d’une amphore, mais d’une amphore de sucre qui se maintient dans son état parce qu’elle est proche du cap Horn. Si le cap Horn figurait un sein, les Patagons caresseraient tous les soirs les astéries de charbon qui pullulent sur leur ventre, mais, hélas ! ce cap ressemble depuis toujours à un artichaut. Il s’ensuit que les lépidoptères s’envolent sous un angle de quinze degrés alors que dans toutes les autres parties du monde ils ne quittent le sol que sous un angle de soixante degrés. D’ailleurs sous les pieds des Patagons, les sexes de femmes naissent comme des champignons et secrètent ce plomb fondu dont les chats sont si avides. O pauvres Patagons ! vous ne prévoyiez pas l’arrivée de Macarelle qui, les bras tendus, comme un arc, bondit au milieu de vous et chante :

Salut la compagnie
Debout les herbes folles
1,30 F pour les pendus
Les pendus ne danseront plus
dans la vallée de Chevreuse
Les pendus ont des oreilles
dévouées aux secousses sismiques
qui peuplent les boudoirs des saintes
Mais les pendus glissent comme des scorpions
et entonnent la marche des opérés
Nous sommes les opérés dont le ventre est de carton
les poumons des edelweiss
et les pieds des pains de Gênes
Nous sommes les opérés
Notre cœur bat comme une pendule
pour qui le temps est un végétal
Notre cerveau est un banc de harengs
et nos yeux filent comme des automobiles
Nous sommes les opérés

Soudain Macarelle frappe du pied et la terre s’envole. Il étend les bras et ses bras sont des aigles. Il lève la jambe et sa jambe est un tremplin d’où s’élèvent trois mille Patagons à la recherche de la pierre philosophale qu’ils trouveront dans la poche d’un Arabe dont le vœu le plus cher est de se substituer à la plus petite, à la plus lointaine des étoiles qui lui tombe chaque jour sur la tête comme une perle.

Si je tombe sur la plaque de bananes, écoutez-moi comme la lune ou déchirez-moi les oreilles comme la femme du baobab arrache les orteils de son neveu pour les jeter dans la grotte si verte qu’elle figure une horloge, où les pieds nus ressemblent à des soupirs de vierges dormant de leur sommeil de feuille verte que ne trouble nul cri, nul soubresaut d’orange amère.

Demain sera le jour des marmites jetées du haut d’une banque sale où les fromages hésitent à devenir saucisses, où les plantes sonores n’ont que l’alternative du suicide ou de la marche dans une sablonnière, à quelque distance de la tour de cristal où se pendent les veuves inconsolées. Une grande, une large voûte de sucre s’élève devant Macarelle, qui, les pieds dédoublés par l’aurore boréale, se lèvera devant un petit serin blanc de l’espèce des araucarias. Le serin, debout sur le cheval de son père, lui chantera la chanson des faiseuses d’anges :

O faiseuse ! O anges ! O Macarelle !

Macarelle, ne lève pas ta main droite, elle est trop blanche ni ta main gauche, elle est trop longue, comme une lettre de chevet, mais regarde simplement droit devant toi et tu verras, à l’horizon, tes yeux danser sur le soleil, qui malgré son pouvoir bien connu de transformer les plantes en hirondelles, ne pourra que jeter sur tes yeux le feu de ses racines. Les racines du soleil ! Macarelle, tu ne songes pas assez à cela. Mais les racines du soleil ne sont pas pour toi. Elles sont destinées à un grain de café qui a la forme et la couleur du cacatoès mâle qui a traversé le détroit de Behring sur le dos d’un ours blanc si plat que le cacatoès le comparait mentalement à un radeau.

Cependant, l’ours blanc, après un séjour prolongé sur une cloche, avait résolu de courir de la troublante cigogne à la somptueuse minute d’agave où les pompiers et les soigneurs de crânes se rencontrent dans une compréhension qui tient de la pilule de cuir et de la roulette de canne à pêche. Saluez-le, jeune homme, car Macarelle ne peut passer à six mille kilomètres de lui sans le caresser d’une herbe fragile comme une outre de simoun. Saluez-le, car si vous ne lui marquiez pas tout le respect qu’il est en droit d’exiger de vous, il serait capable de vous poursuivre de sa haine et vous retrouverait en quelque sac de farine que vous vous cachiez et vous attacherait les yeux avec les lanières de son sexe, ce qui aurait pour effet immédiat de vous plonger dans une crème de forêt où vos jours seraient à jamais perdus comme un sou dans la mer.

Roule d’une étreinte à la fonte des neiges, Macarelle : Roule de la pluie qui astique les monstres de poil poli à la carène des navires indignes de la mer qu’ils souillent de leurs milliers de cris absurdes comme l’éveil des ouragans dans une chambre d’amour : Roule du chien d’eau fraîche à la mine de serpents nocifs que le digne concierge injecte à sa sœur la pancarte lumineuse où tu lis :

CATARACTE DES NAVIRES

Mais Macarelle, la main sur le cœur, s’érige en libre-échange et commande aux poulies du malheur de grincer une valse de haricots.

Oh ! Pauvres haricots ! C’est donc vrai que le serviteur du Napolitain vous enfanta à l’issue d’une nuit d’orgie, lorsqu’il se réveilla le sexe noirci, enveloppé dans une couverture de voyage où se lisait l’indication de ses successifs déplacements : madère, sciure, sauvetage, urine, ...y…, terre de feu, pente à quarante-cinq degrés, vent des arbres, eau morte, face gelée, souvenir des ovipares, etc.

Macarelle, tu le connais, ce Napolitain, il t’a jeté, un jour de fête, une paire de lunettes du haut de son cerveau plat. Tu les as ramassées, ces lunettes et, après une courte hésitation due à la femme qui, soudainement, tourna autour de toi comme un papillon autour d’une lampe éteinte avec l’espoir d’une prochaine lumière, tu les as offertes à un noble pavé, à un pavé élégant et raffiné, dont les moustaches étaient semblables à la fuite du paysage en chemin de fer ou à la succession monotone — monotone comme la mer — des numéros dans une rue qui en compte cinq mille huit cent quarante. Ce pavé s’est dressé de toute sa taille savante et t’a regardé comme la plaine regarde la montagne, l’hiver, lorsque la neige tombe sur son sommet. Alors, tu t’es souvenu, Macarelle et tu n’as pas cru à un ridicule fantôme, tu as crié :

– Le voici, le cuirassier de Reichshoffen, l’unique, le maniaque, qui se signe devant la porte de chaque tannerie et demande le cuir qu’on a fait avec sa peau sans se douter que son épiderme transparent est impropre à cet usage et a été jeté dans une quelconque poubelle où un chiffonnier au regard sanctifié par les orages et la vitesse des éclairs dans les défilés et les cols rocheux, l’a ramassée et l’a débitée en minuscules verres pour montres de dames. Et le malheureux militaire vêtu d’une tunique de cadavre demande à tous les officiers ministériels qu’on lui indique le chemin de la tanière où je me cache, car il croit que seul je peux lui rendre une jeunesse et un regard de citron qu’il souhaite depuis le jour où il a été mordu par la bouche chaude de la planète sobre qui passe à la portée de son œil comme un pied que ne dirige plus aucune tentation, aucune odeur de mercure ou de mousse calme.

Il y avait quatre chemins qui, au lieu de former franchement un carrefour, semblaient au premier abord parallèles, mais se rejoignaient en un point quelconque de la planète. Sur le premier, un cheval blanc galopait ; sur le second, un enfant comptait les grains de blé qu’une voiture avait semés sur son passage ; sur le troisième, il y avait un vase brisé : sur sa partie inférieure, la seule intacte, on distinguait quatre hommes se battant en duel. Sur le quatrième chemin, trois hirondelles blessées se traînaient et gémissaient : « Triste ! triste ! est notre sort, car nous sommes destinées aux cavernes de spath, dans lesquelles les géants de liège flottent comme les bouées de sauvetage dans la tempête et chantent les louanges des amours médiévales. Armures ! armures ! Il ne vous manquait qu’un centimètre carré de peau de nègre pour être les égales de la mer des Sargasses ou du poignard qu’une main vengeresse a planté dans le dos du traître aux yeux de champignon qui se dandine sur un promontoire devant lequel une armée de poulpes caressent les poils follets des capitaines au cabotage. »

J’ai dit que les chemins se rencontraient en un point de la planète et si je précise je dirai que ces quatre chemins se rencontrent sur un tas de sable surmonté d’un drapeau français sur lequel un soldat colonial irrévérencieux a dessiné les attributs de son sexe.

Dès qu’ils arrivent en cet endroit, les chemins se regardent étonnés. Une lueur d’inquiétude se remarque dans leurs yeux, mais soudain les quatre chemins se dressent sur leurs orteils. Ils sont en ce moment semblables à des oiseaux de proie planant sur la plaine à la recherche de quelque animal susceptible de leur offrir une résistance assez faible, eu égard à la vitesse avec laquelle il est capable de prendre la fuite. Ils se regardent, dis-je, et les voilà qui se précipitent sur le monticule de sable. Ils piochent furieusement et chacun de leurs coups fait mourir un enfant en une quelconque partie du monde.

Quatre ans se sont écoulés et les chemins piochent toujours. Ils ont maintenant la forme d’un libre-penseur surmonté du triangle maçonnique. Soudain leur pioche se brise comme une pendule qui a sonné l’heure de sept révolutions successives, lesquelles ont toutes mené leur auteur à un esclavage injuste.

Les quatre chemins se regardent avec angoisse. Sous eux luit la carapace d’une tortue qui remue faiblement comme la poitrine d’un homme endormi. Ils hésitent : soulever la carapace ou s’enfuir. Le premier chemin se décide. Il soulève la carapace, mais au moment où il va contempler ce qu’elle recouvre, le cheval blanc arrive au galop et, le saisissant entre les dents, l’emporte. Sa destinée sera désormais celle des ustensiles de ménage. Le deuxième chemin le remplace mais à peine a-t-il fait le geste de soulever la carapace qu’il sent quelque chose se déchirer en lui. Ça y est ! Il est maintenant un pauvre chemineau qui dort dans les meules de foin, l’été.

Le troisième lui succède. Il n’a pas plus de chance et s’il a vu le mystère il n’en parlera jamais car depuis, il roule — fragment de barrique — des rives africaines aux sables mouvants du déjà vu. Quant au quatrième — O ! pauvre chemin ! — il a préféré s’enfuir, mais il n’avait pas vu la carapace se soulever et Macarelle, se dressant de toute sa haute taille, courir après lui. Le temps de caresser les fesses de sa maîtresse qui pourtant ressemblent plus à un plant de rhubarbe qu’à un magnolia, et le chemin est déjà terrassé et Macarelle, un vrai vampire, lui promène ses cheveux sur le visage. On ne le reverra jamais, car il s’émiette, il se disperse comme les cendres d’un homme célèbre qu’on a exhumées dix ans après sa mort. Ces cendres ! Il est temps d’en parler. Elles ont vu les cinq parties du monde semblables à des hommes, des magistrats intègres, se lever sur une perche de cristal et saluer les nuages au passage. Grâce à elles — les cinq parties du monde — les quatre orteils bleus du rocher voyageur n’ont rien perdu de leur éclat. Grâce à elles — les cendres — les enfants dont l’œil prolonge les perspectives les plus fuyantes, pourront avaler leurs nourrices car celles-ci n’auront plus la couleur, la lenteur et les gestes d’un escargot, mais longues et larges comme les marais salants, elles couvriront de leur ombre les ciels les plus provençaux, les Méditerranées les plus volatiles, les plus oubliées.

Et chaque continent disait aux cendres :

– Meurs, lapin avide ! Il ne faut pas que, cendre, tu engendres l’incendie. Va-t’en. Le phénix était une patte de lapin et toi tu en es la queue. Tu vois que tu n’as rien à faire ici.

Cependant, un pauvre serpentin de cristal s’éveilla un matin couvert de cendres comme les alentours d’un volcan.

– Quel foyer du pape a-t-on vidé sur moi ! s’écria-t-il.

Mais nul ne lui répondit hormis le rire sournois des rochers blancs qui l’avaient enfanté. Et détendant ses anneaux, le serpentin se fit serpent, mais un serpent dont la principale occupation est de dérouler ses anneaux est-il digne de prendre le nom de ce reptile dont la noble figure resplendit sur l’univers sautillant à la manière d’une lampe, dont la mèche mal réglée, me fait songer à ces cultivateurs qui, sous la pluie, arrachent les pommes de terre dans leurs champs que veille à l’horizon une femme lourde, énorme et une autre dont un sein diminue comme une bougie allumée cependant que la première bat de l’aile tel un oiseau blessé par le plomb d’un chasseur inexpérimenté.

C’est alors que, chassés par la pluie, le vent, les oiseaux, les fleurs adultères, les poissons frits, les escargots, les mollusques, la ferraille, les marbres brisés, les manteaux de loutre, les mosaïques, les matelots en bordée, la fonte des neiges, les inondations, l’éloquence, le vin chaud, les lignes brisées et l’inappréciable chaleur d’un sein palpitant, les cendres, s’éloignant de leur pivot avec une régularité qui n’a d’équivalence que dans le travail souterrain des taupes, rencontrèrent Macarelle qui s’approcha d’elles en leur parlant de liberté.

Vêtu d’une escarpolette, l’homme aux yeux de givre s’avançait dans la vallée. Il comptait les minuscules brins d’herbe qui le séparaient du soleil, penché sur l’horizon comme une plante sur une canne à pêche.

Il marcha si longtemps que la lune lui caressa les pieds. Il soupira si longtemps que ses pieds devinrent bleus comme une pioche maniée par un homme de haute taille qui démolit une église célèbre.

Pourquoi insister ?

L’homme s’assit et appela les animaux du voisinage de sa voix frêle que d’aucuns seraient tentés de comparer à une locomotive ou à une urne électorale. Heureusement il n’en était rien et la voix de cet homme pouvait plus aisément se comparer à une serviette-éponge ou à un autobus roulant sur la neige.

Tous les animaux accoururent à son appel et après avoir enfoncé leurs pattes dans la terre, ils demandèrent :

– Oh, petite ardoise, où as-tu logé le plénipotentiaire des schistes ?

L’homme regarda les poires tomber comme les gouttes de pluie après l’averse et ricana :

– Dans la poche du curé.

Et tous les animaux se dressèrent droits devant lui et crièrent furieux :

– Oh, misérable papier peint ! Tu as osé confier à ce fumier des siècles l’or du néant. Sois maudit, ô tasse amère, sois plat, roulette de sable ! Sois nul, vent de crin !

Et l’homme de protester :

– Tas de limailles diverses de mon cerveau, taisez-vous, je suis Macarelle, celui dont la poitrine dépolie fait l’admiration des nuages au coucher du soleil.

Mais la querelle continua.

LES ANIMAUX. — Une belle oreille de jarretière ! Et tout Macarelle que tu es, nous pourrons toujours faire avec tes os une ligne de chemin de fer à voie étroite qui ne pourra servir qu’au transport des macarons moisis.

MACARELLE. — Mais vous ! Un seul de mes regards en dents de scie suffirait pour arracher les arbres des forêts qui vous abritent. Vous ne seriez plus alors que les impérissables soupirs des herbes sèches abandonnées à tous les tourments de la passion par les pestiférés, chassés de leurs écorces lorsque les pipes d’écume et de sucre s’envolent des bouches qui les tyrannisent. Bouches, sales bouches à pipes ! Votre heure de sable viendra et tout le mercure de vos plis se réunira en un seul mouvement de va-et-vient dont l’intensité allant en s’amplifiant vous réduira en écailles de poissons brillantes et vénéneuses, incapables d’un sourire plat et large comparable à l’apparition des premiers bourgeons.

LES ANIMAUX. — Jamais ! Jamais ! Plutôt un éléphant sacrifié qu’une couronne de self-induction, plutôt la colère des granits roses que la marche simultanée de quatre collines vers un lac de sang et d’or, plutôt la perte d’une oreille argentée que la disparition des fourmis réunies en concile autour de l’arc de triomphe, qu’elles se proposent de dédoubler, afin que la moitié qu’elles sont décidées à emporter, encombre quelque place publique dans un quartier désert.

MACARELLE. — Seule la chute des pierres rivées à leur salut, permet à l’homme de neige de caresser la lente et lourde porte de feuilles qui s’ouvre une fois par siècle pour permettre aux affreux ramages de parcourir le chemin de lait où les piétons, las de remplir un rôle pour lequel ils sentent qu’ils ne sont pas destinés, s’arrêtent au milieu de leur course pour éternuer.

« Atchoum ! les pierres sont pâles ! » Et, de fait, les pierres croient tout à coup à la nécessité des reconstituants. « Atchoum ! les urnes sont pleines de champagne. » Et le moment sera venu de choisir : les poteaux ou les sabots ?

LES ANIMAUX. — Il ne faut pas qu’un homme, si blanc soit-il, puisse se nourrir de ses moustaches, de même qu’un nègre n’aura jamais le pouvoir de soulever la mer.

C'est alors que Macarelle se précipite sur les animaux. Ses mains sont des mitrailleuses qui ne les tuent pas mais les modifient suivant ses goûts. L'éléphant devient roue et le mouton rayon, mais Macarelle n’est pas satisfait. Il arrache la première plante venue et frappe. Oh, miracle ! Voici que Macarelle n’est plus seul. Le plus infime roitelet lui ressemble comme un sosie, la plus aveugle des taupes se reconnaît en lui. Dans sa surprise, Macarelle s’arrête. Il se sent tout à coup léger : une vraie plume, une de celles dont les vieillards disent : « C’était un rude gaillard ! Bonne fourchette, franc buveur et grand trousseur de cotillons. » Et toutes ses images, ses sosies sont avec lui. Cent plumes, mille plumes oscillent lentement dans l’air, portées par une brise de mousse et de porcelaine. Cent plumes, mille plumes qui s’en vont porter au loin dans les îles de salpêtre et de guano les paroles obscures du chêne de brouillard sous lequel les amants allaient s’embrasser pour la dernière fois avant de mourir d’une mort qu’ils n’avaient pas choisie, comme si, morts, ils pouvaient préférer un cercueil de carton à un cercueil de liège, encore que ce dernier jeté dans la mer puisse leur donner l’illusion en les gardant à la surface du globe que tout n’est pas fini.

1926

 

© Mélusine 2011
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