Benjamin Péret

Le Gigot, sa vie, son œuvre, 1957

 
CONTES dU Gigot, sa vie son Œuvre (suite et fin)

 
CORPS À CORPS NE PAS MANGER DE RAISIN SANS LE LAVER
   
LE PASSAGE À NIVEAU LE DÉGEL
   
AGLAE S'ENNUIE DEVANT UNE FRAISE
DES BOIS
MIDI

LA MALADIE N° 9

La nuit s’enfonça dans l’entonnoir et disparut dans le bocal rouge. (Depuis, elle est prisonnière à la devanture d’un pharmacien.) Elle fut aussitôt remplacée par une haute tour de cristal au sommet de laquelle était accrochée une petite cascade blanche. Elle s’appelait Alice et agitait les bras en tous sens pour exprimer sa satisfaction aux jolies mouches en forme de cœur qui tourbillonnaient autour d’elle. Alice était heureuse comme un morceau de sucre, car elle ne soupçonnait pas encore la tasse de café, la fatale tasse de café dont l’apparition dans la vie du sucre a la même signification que le craquement d’un meuble dans une auberge à la campagne, pour l’homme qui essaie en vain de dormir. Mais Alice ignorait qu’elle était au sommet d’une tour de cristal. Aussi fut-elle stupéfaite de voir son père sous ses pieds, en grande colère contre sa mère et l’étouffant avec la tabatière qu’il lui enfonçait dans la bouche.

La mère d’Alice mourut en gémissant comme un hortensia qui perd ses multiples fleurs stupides. Cependant, tout n’était pas perdu, grâce à la tabatière, cause de sa mort. Celle-ci, comme c’était sa fonction, était remplie de tabac et l’horloge impassible qui avait regardé mourir la mère d’Alice le savait bien, car chaussée de ses secondes, elle pleurait sur le tabac et le fécondait. Et Alice, qui était restée en haut de la tour, put bientôt contempler la transformation qui s’opérait et voir sa mère devenir un immense champ de tabac. Chacun sait que le tabac ne sert de rien sans la pipe. La chaise à porteurs qui sommeillait sous l’horloge ne tarda pas à se réveiller car le tabac en germant fait un bruit que d’aucuns qualifient de musique et que chercheraient vainement à imiter les compositeurs les plus réputés. La chaise à porteurs se rendit compte de cet oubli et le jugea tout d’abord irréparable. Et de se lamenter ! Peut-être se lamenterait-elle encore si le portrait de la marquise pour laquelle elle fut construite — une putain de la cour de Louis XIV — ne s’était détaché du mur et n’était tombé à la place qu’elle occupait jadis. De cette rencontre inopinée, jaillit pour la chaise à porteurs, la révélation qui devait l’amener à compléter l’œuvre entreprise par son amie l’horloge. La chute de la marquise signifiait qu’elle n’était pas morte. Il suffisait donc à la chaise à porteurs d’enfoncer un de ses bras dans le cœur de la marquise pour obtenir une pipe d’excellente qualité et susceptible d’engendrer une longue lignée de pipes savoureuses. Quelques instants après, l’un des bras de la chaise à porteurs surmonté d’un cœur était planté dans le champ de tabac. Mais le cœur de la marquise n’acceptait pas sans protester le rôle qu’on voulait le contraindre à tenir et lorsque le premier plant de tabac venu lui enjoignit de remplir sa fonction de pipe, le cœur voulut se venger et au lieu de laisser échapper la fumée par le fourneau comme il est d’usage pour une pipe, la laissa partir par le tuyau, ce qui produisit dans le sol du champ une telle perturbation que tous les plants de tabac faillirent trépasser du même coup. Il n’en fut heureusement rien. Au contraire, le plant de tabac qui s’était donné pour mission de mater le cœur lui donna quelques vigoureux coups de racine qui lui firent comprendre que toute résistance était inutile.

Et Alice du haut de la tour vit bientôt une épaisse fumée s’élever du champ de tabac. Cette fumée était semblable à une volière dont tous les habitants auraient émigré vers les mers du sud pour y mourir comme meurent les écorces d’amandes amères. Lorsque la fumée arriva au niveau d’Alice, elle commença à parler et l’histoire qu’elle lui raconta lui planta dans la tête toutes les fleurs des champs. Elle disait :

« Je ne suis plus le souffle de ta mère, mais la fumée du champ de tabac. J’ai des yeux qui voient les pipes sans distinguer le fourneau du tuyau, mais je te vois : tu es blanche comme la roue qui s’échappe d’une auto lancée à toute vitesse sur une route droite et qui provoque la catastrophe, tu n’as pas plus de seins que les yeux d’un mort et cependant ton amant qui vient à ta rencontre dira qu’ils sont semblables au soleil qui se lève au-dessus des montagnes, l’hiver. Tu n’entends pas encore ce qu’il te dit et cependant il sait que tu l’attends comme la pierre attend l’eau. Il viendra vers toi lorsque les lampes qui brûlent dans les chapeaux hauts-de-forme pour simuler des lumières funéraires, auront lancé leur flamme loin du chapeau qui les étouffe, comme on jette une pierre pour faire des ricochets dans une mare. Il sortira du tiroir où tu caches tes plus secrètes pensées. Sa main se posera sur ta tête comme un oiseau familier. Tu ne sauras pas que c’est lui et cependant tu seras semblable à une boutique dans laquelle entre le premier acheteur de la journée. Qu’il demande une bouteille d’eau de javel, des bas cyclistes ou un canon paragrêle, c’est un homme au visage aimable et qui marche sur la pointe des pieds de peur de réveiller le chat qui dort dans une écrémeuse. Rien à faire ! Le chat se réveille et lui saute au visage. Il lui mord le nez et l’acheteur matinal n’est plus qu’une boîte en carton oubliée par le garçon de magasin.

Pauvre Alice, lamentable Alice ! Que n’es-tu restée cascade blanche au fond des bois au lieu de figurer les « Anne, ne vois-tu rien venir » au sommet d’une tour de cristal. Des lièvres seraient venus à l’automne laver à ton eau claire la plaie que leur aurait faite quelque chasseur et tu aurais eu le plaisir de te tarir à leur approche afin qu’épuisés par la perte de leur sang, ils roulent dans ton lit et que, reprenant ton cours, tu puisses les entraîner loin de leur retraite. Tu as préféré n’être que le seau qui, tombé au fond d’un puits, garde l’espoir illusoire qu’un jour ou l’autre on viendra le tirer de sa triste position. Rien à faire, ton puits est au sommet de la tour. »

Ainsi parla la fumée de tabac qui montait du champ. Bientôt Alice disparut dans la fumée ainsi que la tour de cristal. Le champ de tabac s’évanouit rapidement en fumée et la fumée elle-même se dissipa. À la place de la tour, un général sénile cherchait son armée. Apercevant les pipes, il s’écria : « Quel sort malheureux que le mien ! Mes braves soldats sont devenus des pipes éteintes sous les coups de l’ennemi ! » Et il s’engouffra dans le fourneau d’une pipe.

Une sorte de mousse légère flottait dans l’air et lentement se déposa sur les pipes qui peu à peu grandirent jusqu’à devenir grosses comme des canons. Un homme dont le regard — qui paraissait tourner comme un manège de chevaux de bois — indiquait de sombres préoccupations, se dressa devant les canons et, levant le bras droit vers le ciel, dit : « Que ce bras s’envole et se dépose dans des millénaires au sommet de quelque montagne inaccessible située entre l’air et les oiseaux qui le traversent, si ces canons n’écrasent pas ma pourriture desséchée. » Et son bras s’envola pour atteindre l’horizon qu’il transperça comme une flèche qui passe de l’autre côté d’un œil.

L’homme sourit amèrement. D’un canon plus grand que les autres, jaillit une forme humaine — si l’on peut appeler forme humaine cette étoile rouge qui s’éleva d’un seul jet au-dessus du canon. Elle regarda fixement l’inconnu et lui dit : « Allons Nicolas, tes vins ont dilaté trop d’estomacs, moi, Job, j’en ai assez. »

Nicolas qui était toujours immobile au milieu de la plaine face aux canons, sentit des millions de bouteilles bourgeonner sur et entre ses phalanges. Et une longue conversation s’engagea entre Job et lui.

NICOLAS. — Job, tu arrives trop tard. Tes pipes sont des canons qui ne briseront pas mes bouteilles.

JOB. — Ton bras ne se posera pas sur la montagne inaccessible de tes rêves, il court maintenant sur une voie de chemin de fer à la rencontre d’un improbable express. Je dis improbable, car cette ligne se jette dans la mer comme un filet de pêche et les express n’ont pas encore l’habitude de rouler ainsi.

NICOLAS. — J’ai vu un matin, pendant une giboulée, alors que le soleil calculait mentalement le nombre de gouttes d’eau nécessaire pour remplir le creux de la main d’un borgne, j’ai vu un matin Alice au sommet de la tour de cristal. Et la terre n’était pas plus grosse qu’une lentille et pendait à l’un de ses cheveux comme un homme qui va se noyer. Il y avait de grandes batailles entre les seins des femmes où des petits oiseaux picoraient des fleurs de miroirs anciens.

JOB. — Et depuis tu cherches Alice sous les feuilles mortes aussi bien que chez les opticiens, mais en pure perte.

NICOLAS. — C’est vrai ; j’ai essayé des millions de binocles et de lunettes mais jamais elle n’apparaissait dans leur champ. Et les monocles ! Une fois cependant j’ai bien cru l’avoir retrouvée. C’était chez un opticien près de la porte Saint-Martin. J’avais essayé quelques binocles de formes variées avec lesquels j’apercevais dans le lointain une ville en flammes surmontée du fantôme blanc qui présidait à sa destruction. Des lunettes à monture d’or m’avaient permis de contempler le saisissant spectacle d’un cimetière dont les croix se vengeaient du honteux symbole dont elles étaient affublées en saccageant les tombes pour jeter au ruisseau les sinistres ossements qu’elles renfermaient. Et les ossements en revenant à l’air trouvaient de nouvelles forces pour devenir des rats qui bientôt remplissaient les égouts de la ville. Leur progéniture en peu de temps envahissait la cité dont les habitants étaient alors en proie aux pires maux. Ils mouraient à leur tour et donnaient naissance à de nouvelles légions de rats.

Avec les lunettes à monture d’écaille, j’eus le plaisir d’étudier les mœurs des puces dans la fourrure des chats et la germination noire des graines de scaphandre au sein des fours à chaux. Mais avec un monocle de cristal je vis au loin, dressée sur l’horizon comme une trombe, la tour. Elle était plus brillante que jamais et s’agitait comme si elle était bâtie sur un ressort, mais Alice ne l’habitait plus. Je résolus pourtant de visiter la tour. Elle était vide comme une bouteille fêlée. Seule au sommet une écharpe de soie rouge était accrochée et flottait au vent qu’émettait la tour. C’était l’écharpe d’Alice sur laquelle on lisait :

NICOLAS

Les chapeaux ne perdent jamais la tête.

Depuis, je consulte la sonorité des troncs d’arbres creux, les porte-manteaux qui tendent à céder sous le poids des pardessus, les rochers qui, minés par les pluies d’hiver, tombent dans la vallée en écrasant le jour de Pâques une lépreuse procession d’être sales et boueux précédés d’une croix formée de deux vipères entrelacées. Les troncs d’arbres m’épellent lentement l’alphabet, les porte-manteaux ricanent et s’effondrent et les rochers me menacent. M’indiqueras-tu le chemin de la cascade blanche ?

JOB. — Regarde si la route est longue et si la poussière vole sous les pas sonores des rescapés d’un naufrage, si, sur les bas-côtés de la route paissent des vaches blanches dont les cornes ont la forme d’un pas sur le sable. Et surtout suis bien la direction de ces pas. Lorsque la route sera traversée par une armée d’araignées qui s’enfuira après avoir tendu une immense toile en travers : couche-toi et attends. Alice, la petite cascade blanche, viendra.

 

UNE ÉTOILE EN VAUT UNE AUTRE

« Il faut commencer par être un arbre avant de devenir une vache », dit l’adage antique. C’était assurément l’avis de M. Barreau qui, avant d’être monsieur avait exercé toutes les professions depuis celle de fabricant d’eau douce dans les déserts jusqu’à celles de clergyman, de flic et enfin de monsieur. M. Barreau était parfaitement heureux ainsi qu’il sied à un monsieur. Un jour qu’après avoir copieusement déjeuné dans un restaurant à la mode, il fumait un excellent havane en songeant que « la vie avait du bon », il s’intéressa, malgré lui, à la conversation de deux passants qui venaient de s’arrêter pour regarder deux avions qui écrivaient dans le ciel en lettres de fumée opaline :

UN PAUVRE NE VAUT PAS UN NOYAU DE PÊCHE.

Le plus petit disait au plus grand :

– Si j’avais autant de billets de cent francs que j’ai reçu de coups de pied au derrière entre cinq et treize ans… je recevrais encore des coups de pied.

– Voilà un homme qui a de l’expérience et qui connaît bien la vie, pensa M. Barreau. Je vais l’engager comme secrétaire.

Et, se levant, il s’adressa au passant :

– Monsieur, lui dit-il, je ne doute pas que vous soyez un homme de grande culture et de haute intelligence. Je suis M. Barreau, le roi des horticulteurs. J’ai, bien malgré moi d’ailleurs, entendu vos propos qui m’ont édifié sur vos qualités. J’ai besoin d’un secrétaire, voulez-vous entrer à mon service ?

L’inconnu — pour ne pas rester inconnu — répondit :

– On m’appelle Fünf, en réalité je suis Espagnol et me nomme Garza. Jadis j’ai fait de la peinture qui, maintenant, se vend bien. J’aurais pu faire fortune ainsi, mais on ne saurait toute sa vie faire la même chose. En ce moment je suis coiffeur de baobabs. J’ai exercé aussi la profession d’amiral. Un jour que je pêchais des éponges dans la mer de Marmara, j’ai pêché l’amiral Koltchak et j’ai pris sa place.

– Je me doutais bien que vous deviez avoir une brillante situation. Tout en vous le dénote : votre physionomie, votre façon de porter la tête et surtout — que n’y ai-je pas songé plus tôt ! la forme de vos chaussures et votre pipe.

– N’est-elle pas belle cette pipe ?

– Admirable, digne d’un pape !

Le passant songeait : « Le pape. Pourquoi le pape ? Cet homme est sûrement idiot ! » Néanmoins il répliqua avec un petit sourire mi-figue mi-raisin :

– On me l’a dit bien souvent.

De son côté, M. Barreau pensait : « Ce garçon est moins curieux que je ne le supposais. Il ne voit pas que je le flatte. Il n’y a que moi pour employer cette expression, on n’a jamais dû lui parler de pape à propos de sa pipe. »

Après un instant de confiance réciproque nos deux hommes se critiquaient donc mutuellement, se méfiaient presque l’un de l’autre. Par suite il n’aurait rien dû sortir de positif de cette conversation, mais… Mais l’autre passant qui, jusqu’ici, n’avait pas prononcé une parole, s’écria avec un gros rire de bourgeois satisfait qui sentait le nouveau riche d’une lieue : « Allons, mes enfants, embrassez-vous. »

Paroles décisives ! Garza eut encore son sourire mi-figue mi-raisin. M. Barreau fit claquer ses mains sur ses fesses et rit grassement en murmurant :

– Voilà qui est sensé. Je vous demande donc de nouveau, Monsieur Garza : voulez-vous devenir mon secrétaire ?

Garza parut réfléchir un instant en sifflotant un air à la mode, puis, s’interrompant, il dit en hésitant à chaque mot : « Eh bien… mon dieu oui… c’est possible… je n’y vois pas d’inconvénient… ça me changera… d’avec… les baobabs. »

Finalement, frappant des mains, il ajouta d’un air tout à fait décidé cette fois :

– « Bon. C’est entendu ! » Et il tendit sa large main de palmipède à M. Barreau qui y déposa la sienne comme s’il s’agissait d’un œuf.

Garza eut encore son sourire mi-figue mi-raisin. M. Barreau sortit son revolver et tua net Garza cependant que son ami s’enfuyait épouvanté en criant :

– Voilà les sauvages ! Sauve qui peut ! Voilà les sauvages !

M. Barreau remit son revolver dans sa poche en murmurant : « Je m’étais trompé. »

1924.

 

UN PLAISIR BIEN PASSAGER

Il m’advint un jour de posséder un chien, un magnifique terre-neuve, propre, fort et souple : un moteur neuf.

Satisfait ou mécontent, jamais il n’aboyait. En échange, il faisait montre en toutes choses d’un admirable esprit de décision. Si une dame coiffée d’un chapeau vert passait près de lui, il était pris d’une rage folle. D’un bond, il sautait sur la femme, le chapeau était arraché et la femme scalpée. Un authentique Sioux n’eut pas mieux fait. Cela n’allait pas, bien entendu, sans quelques inconvénients, — pour moi seulement — car mon chien disparaissait à toute vitesse, pour ne revenir que le lendemain matin, portant une botte de poireaux dans la gueule.

Qu’un chien disparaisse en emportant un chapeau de femme vert et une chevelure passe encore ; mais qu’il revienne avec une botte de poireaux, devenait mystérieux. Je cherchai longtemps l’explication de cet étrange phénomène sans parvenir à la découvrir. Le hasard, — un hasard unique — devait me mettre sur la piste.

Un matin, j’étais allé au marché de la Villette acheter un mouton qui m’était nécessaire pour des expériences de vivisection. Je voulais un mouton très particulier, un mouton à laine épaisse et noire, avec la tête et les deux pattes droites blanches. Après avoir examiné plus de deux mille moutons, je trouvai celui dont j’avais besoin, un animal superbe, grand comme un cheval et dont le bêlement était si puissant que tous les tueurs de la Villette, — qui pourtant en avaient vu d’autres, — s’arrêtaient dans leur travail et murmuraient étonnés : « On dirait le maréchal Joffre ou Clemenceau ! »

J’allais l’acheter lorsque mon chien se mit à aboyer avec rage (j’ai dit qu’il n’aboyait jamais) en tournant autour de moi ; puis, tout à coup, il fila comme une flèche vers un angle de la salle.

Je l’appelai, mais en vain. Arrivé à l’angle de la pièce, mon chien disparut. Je vis à cet endroit un trou circulaire bleu, du plus bel azur, comme lorsqu’on regarde un ciel très pur à travers une toiture défoncée. C’était assez surprenant pour attirer l’attention d’un spectateur moins curieux que moi. Je m’avançai vers le trou et, au moment où j’allais y plonger le bras, une huître énorme prête à être dégustée me fut présentée sur un plateau d’argent sur les bords duquel on lisait : « La mobilisation n’est pas la guerre. » Naturellement je ne fus pas assez sot pour refuser un aussi agréable hors-d'œuvre d’autant plus qu’un verre d’excellent Pouilly lui succéda. Après ce fut un turbot gonflé de je-ne-sais-quoi, des dindes aux marrons puis de tentants légumes, que je suis incapable de nommer et que je dus refuser, puis une pêche et enfin, une glace aux fruits ; le tout arrosé de vins admirables, dignes de figurer à la table d’un milliardaire. Enfin le trou se referma, ne laissant passer qu’une fine main de femme aux doigts chargés de bagues enrichies de saphirs et de brillants.

Je saisis la main et la baisai respectueusement puis, comme je l’attirais à moi, je me trouvai dans une ruelle étroite, tortueuse et sombre bordée de murs bas par-dessus lesquels pendaient des branches d’oliviers. Du caniveau qui occupait le milieu de la rue, montait une épouvantable odeur d’œufs pourris et, devant moi, marchait lentement le mouton que j’avais choisi à la Villette. Je pensais à la belle main chargée de bagues et me désolais de sa disparition lorsque, à la lumière d’un bec de gaz clignotant, j’aperçus une fontaine dont l’eau coulait dans une petite vasque. De cette vasque émergeait une main qui s’agitait faiblement au-dessus de l’eau. Je reconnus la main aux doigts couverts de bagues. Je me précipitai et tirai la main, non sans l’avoir au préalable baisée avec dévotion. Hélas ! la main n’était pas suivie d’un bras et d’un corps charmant comme je le supposais. Elle était fixée à une botte de carottes que dévorait un énorme brochet. Je gardai la main qui était chaude et rose et non pas froide et livide comme une main inanimée et la mis dans ma poche, remettant toute explication à plus tard.

Cependant, puisque la main était chaude, elle vivait nécessairement. Je ne tardai pas à en faire l’expérience, une expérience assez agréable d’ailleurs. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que je sentais la main s’agiter dans ma poche (sans doute était-elle un peu engourdie). Les mouvements s’amplifièrent puis brusquement la main perça ma poche et fila comme une flèche m’entraînant à sa suite sans que j’aie eu le temps de réfléchir à ce qui m’arrivait. Dois-je dire que, cependant, je ne fis pas montre d’une surprise excessive ?

Quelques secondes plus tard je me trouvai assis sur un banc du boulevard Sébastopol avec, auprès de moi, la plus jolie jeune fille qui se puisse rêver, vêtue seulement de ses bas et d’une chemise transparente. Cela donna lieu à des cris et des soupirs qui finirent par émouvoir les rares passants. Alors les couples se formèrent et les cris multipliés témoignèrent de ce que chacun éprouvait à ce moment.

Soudain il se fit un grand bruit de chevaux et d’armes et, au-dessus des maisons, dans un soleil éblouissant on vit défiler de célèbres régiments napoléoniens, musique en tête.

Après leur passage, tout mouvement avait cessé. Seuls, près de la rue Turbigo, trois moutons paissaient une herbe rare entre les pavés luisants.

 

 

© Mélusine 2011
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