MÉLUSINE

La peinture automatique ou l'expression érotique du désir

1er mars 2015

La peinture automatique ou l'expression érotique du désir, par Alba Romano Pace, publié dans la revue Mélusine n° 35

Nous persistons à croire que l’art, avant tout, doit être amour plutôt que colère ou pitié. André Breton

En 1939, alors que l’Europe était au bord de la guerre, une nouvelle avancée de la vision dans « le surréalisme et la peinture » est atteinte par les jeunes peintres du mouvement : Matta, Gordon Onslow Ford, Jacques Hérold, Oscar Dominguez, Wolfgang Paalen, Jacqueline Lamba, Endre Rozsda. Ces artistes qui rejoignent le mouvement entre 1935 et 1939 (sauf Rozsda qui n’entrera officiellement dans le groupe qu’en 1957) s’appuient sur la définition du surréalisme comme « automatisme psychique pur » et, substituant au mot « pensée » (« le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée »), le mot « instinct, pulsion », se plongent dans une nouvelle méthode d’expression. Un mélange de vie et de mort, de pulsion créative et destructive en même temps, qui ouvre une nouvelle interprétation de l’automatisme surréaliste. Ce dernier est vu par les jeunes peintres comme l’expression graphique de leur inconscient multiforme. Il est symbolisé par des géométries, par des cristallisations ou par des amas de couleurs, qui tracent les sentiments et les énergies et se concrétisent, évoquant Kandinsky, dans des formes abstraites comparables à des masses plus ou moins denses, métaphore des émotions, ou à des êtres biomorphiques, symboles de création. Il s’agit de représenter les désirs, les pulsions de vie et de liberté face à la destruction. Cette même année 1939, Breton annonce dans la revue Minotaure, dans l’article Des tendances les plus récentes de la peinture surréaliste, que :

La peinture surréaliste, dans ses manifestations de la plus fraîche date, chez des hommes assez jeunes pour ne pas avoir, sur le plan artistique, à rendre compte de leurs antécédents personnels, opère un retour marqué à l’automatisme (1).

La toile devient maintenant le berceau d’un inconscient en éclats, qui, ayant perdu toute certitude, garde les seules et éternelles pulsions qui lui permettent de survivre : celles de la quête de l’amour et de la liberté. « Nous persistons à croire que l’art, avant tout, doit être amour plutôt que colère ou pitié (2) — écrit encore Breton, toujours en 1939, sur l’œuvre de Masson. « Toute expression dans l’art en dehors de la Liberté et de l’Amour est fausse (3) » — écrira Jacqueline Lamba quelques années après. Ce désir d’amour condensé, cette explosion d’énergies primaires, se transforme en acte d’amour, en pulsion sexuelle, en création. Les artistes nécessitent de trouver une nouvelle représentation plastique, c’est alors que Le Grand Verre de Duchamp vient à l’esprit ; c’est la présentation de Duchamp, d’ailleurs, qui ouvre la section « Fragments » du Surréalisme et la peinture où l’on retrouve les artistes susmentionnés. Le Grand Verre y est ainsi défini : « Trophée d’une chasse fabuleuse sur des terres vierges, aux confins de l’érotisme, de la spéculation philosophique, de l’esprit de la compétition sportive, des dernières données des sciences, du lyrisme et de l’humeur (4) ». La Mariée mise à nu par ses célibataires, même de Duchamp représente l’érotisme voilé de transparence, l’explosante-fixe des formes figées mais en mouvement perpétuel et surtout, l’œuvre est l’image de la sublimation du désir. Les frustrations liées à la réalité circonstancielle font des artistes les célibataires du Grand Verre, aspirant à mettre à nu leur mariée, métaphore de la liberté, de la vie, de l’amour. Métaphore aussi du désir inaccessible. Leurs pulsions sublimées explosent sur la toile où les couleurs s’enflamment devenant fluorescentes, les formes coulent mollement ou se cristallisent. Leur peinture se compose à l’image érotique du sperme, symbole de la création, d’univers aquatiques et de grottes évoquant des espaces utérins (5). Leurs œuvres représentent une plongée dans le corps humain en ce qu’il a de plus cru et puissant, son sexe, ses liquides, ses viscères. C’est un microcosme d’où s’engendre la vie, où bouillonne le désir sexuel et autour duquel résonne la menace de la mort. Un univers de frayeur et d’extase, de tension et de relâchement, se livre sur la toile. L’inquiétude ressentie si fortement pendant cette période de guerre se transforme dans l’inconscient des jeunes surréalistes en élan de force et de vie. La mort devient une petite mort qui dépasse toute réalité circonstancielle explosant comme souffrance et plaisir, violence et désir, interdit et abandon. À partir de la liquidité transparente du Grand Verre s’origine l’espace amniotique des tableaux d’Yves Tanguy, qui devient la source d’inspiration de cette génération d’artistes. Ainsi Breton commente dans son article sur Minotaure : « Il est remarquable que sur les derniers apparus l’influence moderne qui s’exerce d’une manière déterminante soit celle de Tanguy (6) ». Tanguy, qui est aussi défini en tant que : « Le premier (en tourbillonnant encore sur soi même) à avoir pénétré visuellement dans le royaume des Mères [...] c’est-à-dire des matrices et des moules […] où encore toute chose peut être instantanément métamorphosée en toute autre (7) ». Suivant l’exemple de Tanguy, le pinceau de Matta, de Lamba et des autres peintres susmentionnés, pénètre dans des endroits inconnus, plonge sur la toile pour y dessiner une dimension de vertigineux précipices, d’abysses mystérieux qui transcendent le corps de l’homme et de la femme pour suggérer graphiquement leurs sensations. L’harmonie silencieuse des œuvres de Tanguy, ses étendues limpides où prolifèrent d’énigmatiques formes de vie, ses paysages intérieurs où Carl Gustave Jung voyait « l’inhumanité cosmique et l’abandon infini (8) », deviennent au contraire dans les tableaux des peintres automatistes un espace physique de l’âme. C’est-à-dire un endroit où l’inconscient s’exprime plastiquement, dévoile son émotivité, ses émotions, son désir sans borne d’amour. C’est aussi le lieu de la pure intuition poétique, comme le dit un des protagonistes de ce changement, le peintre Gordon Onslow Ford évoquant ses discussions avec Matta :

Nous avions délimité les frontières de l’inconnu dans l’art moderne […] notre travail était fondé sur l’automatisme et guidé par l’intuition poétique. […] nos univers étaient situés très près l’un de l’autre, par-delà des rêves, en un lieu dont il n’existe pas de modèle et qui ne pouvait être révélé que par la peinture (9).

Le résultat est la création d’un nouveau cosmos, d’un chaos primordial d’où naît une vision nouvelle, celle de l’œil tourné vers l’intérieur. Le traumatisme de la guerre provoque chez ces artistes l’envie de recréer leur réalité dans un univers autre, qui ne s’est pas encore défini et qui, pour l’instant, n’est qu’un ensemble de pulsions et d’énergies, de fragments, de molécules en explosion et décomposition et recomposition, entre éclats de lumière, déchirures, calcifications et amas fluorescents. Il s’agit de peindre la traversée intérieure de l’inconscient, le résultat est ce que Gordon Onslow Ford appellera peinture d’ Innerscapes en opposition à la peinture de landscapes, les paysages extérieurs qui étaient un des sujets traditionnels des tableaux. Dans la série titrée Morphologies psychologiques de 1938-39, Roberto Matta veut exactement exprimer « une morphologie qui ne s’arrête pas à la silhouette, à la peau des êtres et des choses (10) », mais qui décrit « l’image émotive dans le champ de notre conscience (11) ». Au-delà de la représentation et de la simple abstraction, les formes de Matta vibrent, se dilatent, deviennent fluorescentes, une métamorphose permanente se produit sur ses toiles qui semblent être en proie à des convulsions, des spasmes. Matta veut peindre le mouvement, la sensation, le désir, la libido qu’enflamme le corps. Ces formes abstraites dépassent la géométrie. Elles se réclament des objets mathématiques, des théories de Poincaré et d’Ouspensky sur le plan non-euclidien et sur les projections des formes dans la troisième et la quatrième dimension (qui est la dimension de la rencontre du temps et de l’espace, celle de l’immédiat), pourtant les images finales peintes par Matta comme celles des œuvres de Gordon Onslow Ford, Esteban Francés ou Jacqueline Lamba, sont bien plus complexes. Les formes peintes par les surréalistes automatiques de cette période donnent vie à une véritable révolution du regard, réalisent une érotisation de l’art abstrait où la vision devient tactile, le tact dévient mouvement, le mouvement lumière. Matta explique :

Ainsi le graphisme de l’idée de la boule de neige projetée sur une flamme sera un dédoublement sans déformation, tandis que la libido émotionnelle éveillée par une rivière ou par un arbre s’exprimera par une croissance osmotique dans le milieu géodésique psychologique, vraie gélatine de lait taché du sang en précipité périodique. Une morphologie de cet ordre arrivera à être perçue lorsque l’œil et la conscience réaliseront les graphiques immédiats et impulsifs, que l’émotion convulsive de l’homme tracera dans un nouvel art (12)

À la différence des formes aériennes de Tanguy, celles de Matta, explosant sur la toile, représentent les énergies, les pulsions sexuelles, l’instinct qui pousse l’homme vers la vie contre la mort, vers la métamorphose contre l’immobilité. C’est l’instinct d’amour contre la haine, une violente colère par les événements extérieurs qui devient jouissance en peinture et bâtit un lieu d’absolue liberté. « Il n’y a jamais eu que deux émotions-moteurs pour l’homme : l’Amour, la Liberté (13) », écrit Jacqueline Lamba, dont les tableaux de 1942 s’inscrivent aussi dans l’automatisme. Si la plupart de la production de cette époque de Jacqueline Lamba a été malheureusement perdue - car détruite par l’artiste elle-même après avoir entendu Matta lui dire : « c’est tout à fait comme ma peinture (14) » - dans les rares œuvres ayant survécu, on peut retrouver cet univers bouillonnant qui éclate ou se cristallise sur la toile. Dans un pastel sur papier sans titre de 1943, par exemple, des formes fluorescentes semblent enflammer la surface et être les vecteurs d’un désir croissant jusqu’à une explosion orgasmique. À l’inverse, dans les toiles Le Printemps malgré tout de (1942), ou dans Non il ne fait qu’en chercher, me réplique-je (1942, œuvre aujourd’hui perdue, reproduite dans la revue VVV de février 1943, c’est plutôt un univers caverneux et sombre, d’une étrange profondeur, que Lamba reproduit. Dans ces espaces utérins, les filaments blancs qui coulent comme des stalactites dans la toile Non il ne fait qu’en chercher, me réplique-je, alors qu’ils forment des chrysalides, symboles de vie, dans le tableau Le Printemps malgré tout, ne peuvent pas ne pas évoquer l’image du sperme. Le liquide, luisant dans l’ombre, crée des structures complexes, qui s’érigent verticalement à l’intérieur des cavités de la grotte/utérus. L’image du cristal est souvent utilisée par André Breton comme métaphore de l’amour, et surtout de son amour avec Jacqueline Lamba (dans les œuvres qui lui sont dédiées : L’Amour fou, L’Air de l’eau, Fata Morgana). Comme le fait remarquer José Pierre dans André Breton et la peinture, il n’est pas anodin de lire dans l’éloge du cristal par André Breton « la célébration des vertus du sperme (15) ». Le cristal et le verre se mélangent souvent dans les écrits d’André Breton, la transparence et la consistance de deux matériaux sont pour le poète l’image exacte de l’érotisme : « J’ai eu le temps de poser mes lèvres / sur tes cuisses de verre (16) », écrit-t-il dans L’Air de l’eau et dans Fata Morgana : « Parce que tu tiens / dans mon être la place du diamant serti dans une vitre / Qui me détaillerait avec minutie le gréement des astres (17) ». Breton a aussi imaginé de voir sa femme Jacqueline Lamba « tout entière fondue dans le brillant (18) ». Paysages abstraits et mystérieux, les toiles de Jacqueline Lamba, à partir de 1942, dévoilent une forte connotation sexuelle où l’image du cristal est fortement présente. En tant qu’expression de l’érotisme, on retrouve aussi le cristal dans la carte du Tarot de Marseille créé par Jacques Hérold et représentant Sade en veste de Génie de la Révolution, une des figures des quatre couleurs du Tarot surréaliste. Hérold dessine le visage de Sade - que Breton définissait comme un des « trois grands émancipateurs du désir (19) » avec Freud et Fourier - comme un diamant dont les facettes se confondent avec le corps nu de la femme. Sur son fronton, lieu de l’imagination, une étendue de petits cristaux symbolise les phantasmes incandescents du Marquis de Sade. Appartenant aussi à la génération des jeunes peintres surréalistes qui se tournent vers l’automatisme en 1939, le peintre roumain Jacques Hérold est l’artiste qui emploie le plus l’image érotique de la cristallisation dans ses peintures. Dans son Maltraité de peinture, il déclare d’ailleurs : « L’univers mou, immobile et plat, a cessé de vivre. Le monde prend sa nouvelle et vraie consistance. J’oppose aux ‘structures molles’ l’objet construit en aiguille, verre cassé, lames tranchantes, cristal (20) ». Dans l’huile sur toile Les Têtes de 1939, Hérold esquisse le profil d’une femme, évoquant les femmes de Dali, qui est en train de couler, sur une étendue de rochers en cristal. On reconnaît à peine le buste et la silhouette de la femme, déjà fondue dans un paysage abstrait composé de morceaux de chair et de filaments diaphanes. Un profond tunnel, comme une gorge noire, s’ouvre à l’angle gauche de la toile. Tout l’ensemble dessine une deuxième tête en désintégration, ses parties coulent dans la bouche de la femme qui les accueille sur sa langue couleur rouge vif. Les liquides se cristallisent, signes du temps, sur le fond de la toile. Dans cette image demeure un érotisme voilé de mort, de vie et de destruction. La volupté de formes lascives et liquides s’entrelace avec l’immobilité de la cristallisation, la froideur de la transparence rencontre l’incandescence des couleurs fluorescentes. En présentant l’œuvre de Jacques Hérold, Breton n’hésite pas à souligner : « il s’agit de la vue imagée la plus commune qu’on puisse se faire de l’inconscient et de la libido (21) ». Après avoir vécu à Paris de 1938 à 1942 et avoir fait la connaissance du surréalisme et de certains de ses membres (surtout de Marcel Jean avec qui il se lie d’amitié à Budapest) le peintre hongrois Endre Rozsda s’aligne aussi sur les mêmes recherches avancées par la génération d’artistes surréalistes dont il fait partie lui-même. Dans Le Surréalisme et la peinture, son nom est associé à ceux des peintres que Breton cite dans son article de 1939 : Dominguez, Francés, Paalen, Matta, Onslow Ford. Ainsi la peinture de Rozsda devient un des fragments de cette constellation de surréalistes automatiques dans un ciel où, écrit-il, « l’étoile de Tanguy se lève toujours davantage (22) ». Son choix, depuis la découverte des tableaux de Max Ernst et d’Yves Tanguy à Paris, des techniques du frottage et de la décalcomanie, est celui de l’automatisme, comme le montrent ses œuvres de la seconde moitié des années quarante. À l’instar des autres artistes, Rozsda exprime à travers sa peinture ses pulsions et ses sentiments, son élan de vie, ou, mieux, de survie, après les atrocités de la guerre. L’artiste lui-même, d’ailleurs, explique comment l’expérience de la guerre a totalement changé sa conception de l’art et de la peinture :

J’ai vu des choses dégoûtantes et basses. Des gens qui sont descendus jusqu’à la plus ignoble saleté. Crime, meurtre, sang. Bien sûr, même dans ce monde affreux il y avait de la lumière – de l’amour – et de l’humour – des rires – et on a oublié quelques fois même la fin. La guerre et la période qui s’ensuivait ont complètement secoué ma foi matérialiste. J’ai recommencé à apprendre à penser. Le système de valeurs des choses a changé et tout est apparu dans une nouvelle lumière. Naturellement mon attitude vis-à-vis de la peinture a complètement changé aussi (23).

Les toiles de cette époque, à partir de 1946, sont une véritable explosion de formes et de couleurs. Dans celle de Rozsda Amour sacré, amour profane (1945) - œuvre choisie plus tard par André Breton pour illustrer Le Surréalisme et la peinture - les deux forces opposées de la mort et de l’amour se rencontrent et se cognent dans un éclatement de couleurs et de masses qui évoquent la symbolique des formes psychiques de Kandinsky, et surtout les Morphologies psychologiques de Matta. Dans la toile, Le Roi du vrai (1942, ill.) l’artiste peint deux grands amas noirs sur un fond composé de larges stries bleues, bruns et d’un rouge incandescent. À l’intérieur de ces masses sombres, plusieurs touches amples de couleurs vives se tressent entre elles. On se retrouve face à un paysage primordial où l’eau, le feu, la terre et l’air essaient de s’unir pour donner une nouvelle origine à un monde désormais détruit. Les grandes tâches noires au premier plan peuvent symboliser la mort et la cendre ; l’étendue rouge évoque la lave volcanique, flamboyante sur la terre qui vient de brûler, comme l’indiquent les signes blancs des coups rapides de pinceau, semblables aux vapeurs qui se lèvent du terrain. Une sexualité en osmose avec la nature et le cosmos se dévoile dans ses toiles. L’artiste sublime le trauma du vécu à travers la force de la couleur et de la lumière. Comme il l’écrit lui-même, il fait de la peinture : « une assurance contre la mort, contre la disparition (24) ». Dans la toile Face à main de ma grand-mère, 1947, des agrégats colorés, où prévaut le bleu marine, se mélangent en se cachant et confondant dans des masses qui semblent bouger sur la toile pour donner naissance à un être nouveau. Rozsda nous présente une vision moléculaire où les viscères, les organes, les fluides du corps, se mélangent entre eux. C’est un printemps aquatique, une plongée dans la profondeur de l’âme, un microcosme biologique regorgeant de vie. Rozsda était un visionnaire, il faisait des taches sur la toile dont il s’écartait pour imaginer des nouvelles formes, reprenant la théorie de la tache de Leonard de Vinci. Ces taches se forment devant les yeux de l’artiste qui les interprète selon son désir. Ainsi il fait de ses compositions magmatiques l’expression de ses pulsions psychiques. Les teintes de ses tableaux sont parfois fluorescentes, parfois sombres avec une forte présence du noir, comme dans la toile Danse macabre (1946-47), ou encore dans Plein vol (1946), qui présentent des tonalités très sombres où des filaments noirs s’écoulent et se tressent entre eux formant un labyrinthe, une maille inextricable, d’où surgissent des squelettes et des têtes de morts. Une toile d’araignée s’insinue dans la composition. Les amples taches noires étouffent la vision, contrastant avec les couleurs claires et éclatantes. Elles représentent la douleur, la mort. C’est la terre violée qui après son abnégation voit enfin s’épanouir la vie nouvelle, « afin que la nature et l’esprit se rénovent par le plus luxueux des sacrifices, celui que pour naître exige le printemps (25) » écrit Breton sur Rozsda. La peinture de l’artiste hongrois est un autre exemple d’art qui plonge dans l’histoire. S’il est possible de voir dans les toiles de cette époque, comme La Tour (1947-48) où une image phallique surgit au milieu de la toile prise par un tourbillon de particules, ou Promenade d’Erzsébet (1946), l’expression de la joie et de l’enthousiasme retrouvés à la Libération, c’est plutôt dans la psychanalyse de Freud qu’il faudra chercher la signification du choix d’utiliser ces couleurs claires et éclatantes :

Il s’agit toujours de faire l’expérience en peinture d’une liberté nouvelle. Le regard est aussi attiré par une certaine lumière qui sourd de ces étoiles. Chromatisme iridescent, transparence des noirs autant d’éclats qui traduisent ce surcroît de jouissance accompagnant le principe de plaisir inhérent au traumatisme (26).

Un langage commun s’étale sur la toile. Un élan et un espoir qui plongent leurs racines dans le surréalisme d’André Breton et se focalisent sur la pratique de l’automatisme. Les artistes posent leur propre Moi au centre de l’œuvre, et, refusant la réalité, se tournent vers un univers intérieur. Le désir de liberté se sublime dans ce nouveau cosmos qui est le royaume de la lutte entre Éros et Thanatos. En résulte une peinture d’univers caverneux ou liquides. C’est une vision nouvelle pour l’œil qui est convié, par surprise et non sans frayeur, à des fastueuses cérémonies souterraines, où l’érotisme se tresse avec l’abstraction engendrant un nouvel aspect du merveilleux.

UNIVERSITÉ PARIS I PANTHÉON-SORBONNE UNIVERSITÀ DEGLI STUDI DI PALERMO


  1. André Breton, « Des tendances les plus récentes de la peinture surréaliste », Minotaure, 12-13, mai 1939, in Le Surréalisme et la peinture (1965), OC IV, p. 524.
  2. Idem, « Prestige d’André Masson », 1939, OC IV, p. 533.
  3. Jacqueline Lamba, Manifeste de peinture, préface au catalogue de l’exposition à la Norlyst Gallery, New York, du 10 au 30 avril 1944.
  4. André Breton, « Marcel Duchamp Phare de la Mariée » (1934), Le Surréalisme et la peinture, OC IV, p. 457.
  5. Voir José Pierre, André Breton et la peinture, Lausanne, L’Age d’Homme, 1987, p. 223.
  6. André Breton, « Des tendances les plus récentes de la peinture surréaliste », Minotaure, n° 12-13, mai 1939, OC IV, p. 146.
  7. André Breton, « Ce que Tanguy voile et révèle », 1942, OC IV, p. 564.
  8. Carl Gustav Jung, Un mythe moderne, Gallimard, 1996, p. 226.
  9. Gordon Onslow Ford, « Notes sur Matta et la peinture (1937-1941) » in Matta, catalogue d’exposition, Paris, Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, 3 octobre-16 décembre 1985, p. 31.
  10. Roberto Matta, « Morphologies psychologiques », Ibid. p. 72.
  11. Id., ibid.
  12. Id., Ibid., p. 70.
  13. Jacqueline Lamba, op. cit.
  14. Jacqueline Lamba, dans un entretien avec Teri When Damish, Paris, 1987.
  15. José Pierre, Ibid. p. 223.
  16. Ibid., p. 402.
  17. Ibid., p. 1187.
  18. L’Air de l’eau (1934), OC II, p. 408.
  19. Cf. Le Jeu de Marseille, Autour d'André Breton et des surréalistes à Marseille en 1940-1941, publié par Danièle Giraudy, Marseille, Éd. Alors Hors du Temps, Musées de Marseille, 2003. p. 106.
  20. Jacques Hérold, Maltraité de peinture, Fata Morgana, 1985, p. 32.
  21. André Breton, « Jacques Hérold », Le Surréalisme et la peinture, OC IV 598
  22. Idem, « Des tendances les plus récentes de la peinture surréaliste», Minotaure, n° 12-13, mai 1939, OC IV, p. 526.
  23. Endre Rozsda, Écrits inédits, Archives Atelier Rozsda.
  24. Id., Ibid.
  25. André Breton, Le Surréalisme et la peinture, OC IV, 249.
  26. Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir », (1920), Essais de psychanalyse, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 1981, p. 43.

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