MÉLUSINE

Front Noir, qui n’est pas ce que l’on veut y voir*

8 avril 2020

Front Noir, qui n’est pas ce que l’on veut y voir*

par Louis Janover et Maxime Morel

Il est des revues ou des groupes de discussion qui sont comme les révélateurs des questions que se posèrent ceux qui, à tel moment de l’histoire, se tournaient vers la poésie et les avant-gardes pour y découvrir la dernière des vérités. Qui d’entre eux aurait pu ne pas s’interroger sur ce que devenait le surréalisme, un mouvement qui dès l’origine revendiquait un « non-conformisme absolu » ? Aussi, réentendre aujourd’hui la parole de ces réfractaires fait resurgir à la mémoire tous les objets de discussions et de discorde, tout ce qui a traversé ce courant de pensée et cette sensibilité. Voici les directions qui auraient pu ou dû être prises, les raisons pour lesquelles elles ne l’ont pas été et qui restent cependant en suspens alors que l’on peut croire cette histoire définitivement classée.

Front Noir, revue née d’une réflexion collective sur le surréalisme et le marxisme, est l’expression de cette remise en cause, à un moment crucial de l’histoire du surréalisme, quand plus rien des conflits que le groupe avait dû affronter ne paraissait se rapporter à tel passage de la lettre ouverte que René Daumal adressait à André Breton : « Prenez garde, André Breton, de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous briguions quelque honneur, ce serait celui d’être inscrits pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes. » N’est-ce pas pourtant le même problème qui toujours taraude ceux que ne sauraient satisfaire le choix de la postérité, car l’honneur, aujourd’hui, c’est d’être inscrit dans les manuels d’histoire littéraire et de défendre ce et ceux qui ont permis cette entrée dans l’histoire. Le surréalisme s’écrit en lettres littéraires dans les livres, et le cataclysme reste loin en arrière, comme marque d’origine.

Cette inversion est le secret des prises de position de l’après-guerre. Le classement définitif est alors établi, et tous les problèmes qui se posent au groupe renvoient en fait aux polémiques et aux décisions de l’avant-guerre, et il suffit de s’y rapporter pour comprendre les raisons d’une intégration annoncée dans les faits et toujours démentie en parole. L’art surréaliste devient après-guerre la réponse à toutes les remises en cause, et le surréalisme va désormais prendre place comme école dans la chronologie, sans susciter aucun étonnement. De la même manière, la révolution reste mesurée à l’aune d’Octobre, avec Trotski comme figure centrale et référence obligée, en dépit de la répression de Kronstadt. Qu’en est-il désormais de l’exigence originelle inscrite dans l’histoire comme acte de naissance et témoignage d’un refus qui ne fait grâce à aucune victoire ? Pierre Naville n’avait-il pas averti : « Notre victoire n’est pas venue et ne viendra jamais. Nous subissons d’avance cette peine. » Ce qui est au cœur de Front Noir faisait réapparaître la face cachée du refus, refus de cette victoire du surréalisme et d’Octobre.

Le compte-rendu que nous offre Jérome Duwa est comme l’illustration de la lecture à laquelle l’histoire du surréalisme est confrontée en dépit ou grâce aux pyramides d’études qui lui sont consacrées. La réédition de textes et documents parus dans Front Noir de 1963 à 1967, à la veille de Mai 68, date au symbolisme marquant, fait entrer comme un rai de lumière dans la montagne de l’hagiographie triomphante : toutes les questions qui avaient été posées puis écartées sont reprises au grand jour et apportent la preuve que l’interrogation critique soulevée par la revue était non seulement justifiée, mais qu’elle reste aujourd’hui encore centrale. Comment et pourquoi de la Révolution surréaliste, ce moment où par sa seule présence le mouvement définit son principe d’avenir et ce qu’il ne pouvait être, est né le surréalisme réellement existant, à contresens de ce à quoi elle aspirait et voulait être ?

Paradoxalement, dans son effort pour contourner les problèmes mis en lumière par Front Noir, Jérome Duwa fait réapparaître l’importance de cette interrogation. Il tourne autour de tous les points névralgiques, écarte les obstacles par allusion, mais pour désigner ce dont il nie l’importance le voilà obligé de se rapporter à ce qui a donné naissance à Front Noir, la négation par le groupe surréaliste des principes éthiques qui ont fondé son existence et défini les contours de la révolution surréaliste. Voyons à quel détournement réducteur se serait livré Front Noir : « L’avant-garde fonctionne dans une logique de dépassement (le nouveau et le scandale) : certes, les surréalistes ont contesté cette réduction dès 1924, puisque Benjamin Constant est déjà surréaliste en politique ou Chateaubriand dans l’exotisme, etc. Qu’importe. » Qu’importe en effet ce que fut Benjamin Constant en politique, qu’importe que la logique du dépassement consiste justement à inscrire les auteurs du passé dans une généalogie destinée à classer dans l’histoire celui qui établit la liste. L’on pourrait parler d’humour noir quand pour montrer que le surréalisme est resté fidèle au rapport poésie-révolution l’auteur nous renseigne : « C’est pourquoi Breton se tourne vers Fourier depuis son exil américain. C’est pourquoi Péret parle d’abandonner le terme de surréalisme depuis son exil mexicain. » On peut en effet s’interroger sur la place de cet « exil américain » dans l’histoire du surréalisme, mais il ne renverrait pas forcément à Fourier et à l’abandon du terme de surréalisme évoqué par Péret depuis son exil mexicain. Mais qu’est-ce au juste qui était arrivé à la fin ?

Ainsi, toutes les questions auxquelles Front Noir s’est efforcé de répondre et de mettre en perspective n’étaient autres que celles déjà posées par la Révolution surréaliste. Jérôme Duwa est donc contraint de revenir à ce qui a fait le surréalisme et qui explique ce qu’il a été et ce qu’il n’est pas devenu, et il le fait de manière à légitimer de manière détournée les positions prises par le groupe en opposition avec ses principes d’origine. Le surréalisme ainsi présenté n’a pas d’autre histoire que celle qu’il nous est donné de voir à l’arrivée, quand Jean Schuster définit sa position politique. Toute cette évolution n’est que l’illustration du déterminisme historique des avant-gardes : la finalité inscrite dans le départ exclut par avance toute discussion sur la possibilité d’une évolution autre. C’est pourquoi figure en exergue d’une plaquette de Front Noir qui fut reprise dans les Études de marxologie la phrase de Sainte-Beuve : « Il y a une infinité de manières différentes dont une chose qui est en train de se faire peut tourner. Quand elle est faite, on n’en voit plus qu’une. »

Mais justement, tout sera fait pour qu’il en soit ainsi de la chose surréaliste. Quelles sont les autres possibilités qui s’ouvraient au surréalisme et qui ont été refoulées pour laisser à l’ « une » des faces tout l’espace à venir ? On cherchera en vain ce que signifient les exclusions qui façonnent le surréalisme et dont le Second Manifeste est l’illustration, qui étrille, avec d’autres, Panaït Istrati, Naville et Artaud, bien entendu. Cette divergence est mise en lumière par l’exclusion d’Artaud, et par la présence du Grand Jeu qui imprime à la sensibilité poétique cette dimension incommensurable, absolu poétique dont Roger Gilbert-Lecomte donne la profondeur, et dont la Révolution surréaliste rendit un temps vivante la promesse.

Tout ce qui gêne le surréalisme d’après-guerre est ramené à un détail dans son histoire, ce qui en fait un bloc sans histoire. Rien n’est dit non plus par Jérome Duwa sur le socialisme de conseils, sur ce qu’il a signifié, dans son rapport à la pensée marxienne, comme critique de classe du marxisme de parti et sur le rôle que Front Noir a joué dans la démystification des rapports marxisme-surréalisme. Rien non plus sur la fonction de classe du parti bolchevique et sur la place que Trotski a occupé dans la formation du mythe d’Octobre, à la racine de la contre-révolution qui s’est développée sous l’égide des partis communistes, mais pas seulement, la IVe Internationale prenant sa part dans la confusion destinée à rendre inintelligible la pensée d’émancipation sociale que portait Rosa Luxemburg, Paul Mattick, Pannekoek…, comme un courant poétique resté fidèle à la Révolution surréaliste.

« Il est vraisemblable que les surréalistes signant et diffusant le tract Hongrie soleil levant en 1956 ou allant à Cuba en 1967 s’estimaient dans le sens de la révolution, même si leur espoir en la liberté n’était pas dénuée d’un certain pessimisme. » Les surréalistes ? Mais qui, en vérité ? Il est vraisemblable aussi que les compagnons de route et signataires de tracts en faveur de l’URSS s’estimaient dans le sens de la révolution et du communisme, ce qui justifie précisément l’analyse par Front Noir des régimes nés de la dictature du Parti unique et d’une certaine intelligentsia, pointe pensante d’un stalinisme révisé, à laquelle il n’est fait aucune allusion, et pour cause : elle permet de définir pourquoi ceux qui allaient dans le sens du tract sur la Hongrie cherchaient encore la voie de la révolution alors que ceux qui allaient vers Cuba, Etat bien installé sur les bases totalitaires, allaient dans le sens de la contre-révolution. Ce que met en lumière une analyse fondée sur des critères de classes telle qu’on en retrouve les éléments que Front Noir, alors que le problème du stalinisme n’est pas même effleuré par Jérôme Duwa, puisqu’il suffit à ses yeux d’estimer pour aller dans le bon sens.

On n’en saura pas davantage sur le régime de Castro et l’attrait exercé sur l’intelligentsia déstalinisée par ce totalitarisme exotique qui justement ramena l’avant-garde radicale dans la sphère de la nouvelle petite-bourgeoisie intellectuelle. Hormis une phrase glanée çà ou là, tout référence est absente à l’idée qu’expose Front Noir sur la dictature exercée par Castro — alors qu’un texte de J. Hartley ne laisse plus rien d’essentiel à découvrir. De même, rien n’est dit de précis sur l’article de Sédition qui a été la seule grande mise en garde appelant le surréalisme à revoir sa copie par rapport au point de vue qui faisait répondre le mouvement à l’appel de l’intelligentsia désormais libérée du corset orthopédique de la morale bourgeoise. Rien d’important pour qui ne veut pas voir ! Ce qui n’aurait été qu’une « sédition provinciale » selon José Pierre sera le dernier avertissement avant le tomber de rideau. Et la « Lettre ouverte au groupe surréaliste » montre quels acteurs s’avançaient désormais vers le devant de la scène.

À titre de révolte contre les détournements auxquels le surréalisme a été soumis après la mort d’André Breton, pourquoi ne pas citer l’intervention d’une surréaliste, Nicole Espagnol, membre du mouvement depuis de nombreuses années. Dans une brochure ronéotée, « Défauts, faux et usage de faux », de décembre 1990, elle nous offre un florilège des prises de position de Jean Schuster, qui, depuis le Manifeste dit des 121, incarnait la ligne politique du mouvement. Charge accablante, et qui reste un témoignage moralement incontournable, bien qu’il y manque la pointe d’analyse critique qui montrerait comment et pourquoi a pu avoir lieu ce basculement[1].

Tout ce dont il est question et pas question dans l’article de Jérôme Duwa nous apporte la preuve par omission que la lecture de Front Noir nous renseigne sur ce qui est occulté dans le passé du surréalisme, et l’histoire tout court, et ce qu’il convient de remettre au jour pour comprendre notre société ; de même qu’il faut répondre aux questions que s’est posées Front Noir pour surmonter l’aporie du surréalisme et le renversement qui s’est opéré dans son histoire. Et quand l’importance des textes et auteurs réunis dans Front Noir ne peut être mis en cause, on ne trouve aucun élément permettant de montrer ce que signifie cette critique des milieux intellectuels dont le surréalisme faisait désormais partie.

Selon Jérôme Duwa, pour Louis Janover, « le rôle de l’intellectuel au service du socialisme de conseils » serait celui d’un « éducateur du mouvement ouvrier (aujourd’hui introuvable ou largement délocalisé) apportant des “ éléments de culture ” (p.53) contre le décervelage institué par la société, entendons l’Ecole. […] Le risque à courir, que n’aborde pas Front Noir, reste dans ce cas celui de la violence dans son rapport complexe à la justice et à la terreur ». Mais c’est justement ce rapport porté par le stalinisme et ses succédanés qui est au cœur de la réflexion de Front Noir et que n’aborde pas un instant Jérôme Duwa quand il parle, sur le mode quasi anecdotique, de certaines prises de position du surréalisme d’après-guerre, et du Manifeste dit des 121 alors que les auteurs du texte paru dans Sédition ciblent justement dans les luttes le pouvoir d’une bureaucratie dont on retrouve aujourd’hui encore les éléments dans les régimes en place dans les pays décolonisés. Ramener « le rôle de l’intellectuel au service du socialisme des conseils » défendu par Front Noir à celui d’ « éducateur » de la classe ouvrière relève d’une inversion totale du sens de cette critique, sauf à considérer ce qu’il en est, par exemple, de cette éducation dans la pensée proudhonienne. L’analyse de classe portée par les conseils montre que c’est le Parti centralisé qui prétend détenir la conscience de classe du prolétariat et d’en définir à son gré la finalité révolutionnaire. Les « éléments de culture » tirés par Front Noir de l’œuvre marxienne sont précisément destinés à faire apparaître le rôle « totalitaire » de cette conception.

Lisez Front Noir et lisez l’article de Jérôme Duwa en le rapportant aux positions politiques et artistiques du surréalisme, et vous pouvez comprendre d’où il nous faut partir aujourd’hui pour revenir à la Révolution surréaliste, et ce qui manque dans l’histoire du surréalisme et des avant-gardes d’après-guerre. Front Noir est de ce point de vue un révélateur et les réactions que provoque ce rappel à la mémoire en sont la preuve.


Pour mettre en perspective sa lecture de Front Noir, Jérôme Duwa se place d’entrée à distance philosophique, hors de portée de la critique : « […] me revient une réflexion d’ordre épistémologique sur la connaissance du passé humain ». Nous dirons pour notre part, et plus modestement, qu’avec ce texte nous revient à la mémoire une réflexion d’ordre politique sur la connaissance sociale et poétique du passé surréaliste qui nous éclaire sur ce qui doit être retenu de Front Noir et qui se rapporte à une idée de l’émancipation toujours aussi vivante — cette éthique du comportement révolutionnaire qu’on se plaît à confondre avec le jugement moral pour détourner le sens de la critique radicale qu’elle contient.

Louis Janover et Maxime Morel Avril 2020

*Ce texte constitue une réflexion à propos de « “ Épochè ” et “ sympathie ”. En lisant Front Noir », article-compte-rendu de Jérome Duwa sur « Front Noir. 1963.1967. Surréalisme et Socialisme de conseils », paru dans La Revue des revues, n° 63, printemps 2020, p. 105-109.

— On peut lire sur le Site du Monde Libertaire la Présentation par Louis Janover au Salon de la revue du livre (12 octobre 2019) : Front Noir. 1963-1967. Surréalisme et Socialisme de conseils. Paris, Non Lieu, 2019, 22 €, site : editionsnonlieu. fr.

[1]Voir Louis Janover, « Le surréalisme entre le Rouge et le Noir », Le Monde libertaire, 4-10 janvier 1996. Nous renvoyons ici aux commentaires de José Pierre, qui n’a d’autre critère, pour la pertinence de son analyse, que ce qu’il veut entendre du silence ou des paroles d’André Breton : Tracts et Déclarations collectives, t. 2. 1940-1969, Paris, Le Terrain Vague, 1982, p. 231, p. 426 sq., p. 281.