MÉLUSINE

Abstraction et présence du monde chez Endre Rozsda

1er mars 2015

Abstraction et présence du monde chez Endre Rozsda, par Claude Luca Georges, publié dans la revue Mélusine numérique n°1

Endre Rozsda occupe une place singulière parmi les peintres du vingtième siècle. Il a aimé les deux voies de la Modernité les plus audacieuses et les plus éloignées, l’abstraction et le surréalisme, mais sans se résigner à leur divorce ; solitaire, il a cherché à les faire vivre ensemble. Cette dualité du désir a orienté son travail vers une conciliation du hors sens et du sens qui annonce la quête actuelle d’une peinture apparaissant, successivement, abstraite, puis évocatrice ou même, figurative. Pour parvenir à la manière dans laquelle ses deux désirs de la peinture ont conflué, il lui a fallu un quart de siècle, lequel a été riche en créations remarquables où diverses influences se font sentir. Sa première grande période, du début des années trente à 1943, l’a conduit, à travers une plus grande liberté de traitement du sujet, aux portes de l’abstraction (originaire de Mohács, il vécut à Budapest jusqu’en 1938, puis résida à Paris). Budapest où il se réfugia en 1943, devint pour lui, entre 1945 et 1948, le lieu d’une grande ouverture au surréalisme, et ce d’autant plus qu’il y eut l’influence déterminante de Marcel Jean, acteur majeur du mouvement surréaliste en France, puis à Budapest où il s’installa pour créer des motifs de tissus dans une entreprise textile. Avec le surréalisme, Endre Rozsda a pénétré dans le monde

Figure surréaliste I, c. 1945
Femme temple, c. 1953

des métamorphoses où, comme le dit Françoise Py : « l’image, née du rapprochement de deux réalités aussi éloignées que possible, acquiert un pouvoir de transmutation alchimique » (1). Dans les dessins, on a vu apparaître tout d’abord des figures intégrant des éléments qui leur sont étrangers. Puis il y a eu des amalgames de figures. Les peintures de cette époque ne sont pas vraiment marquées par la métamorphose. Elles font plutôt penser au bio-romantisme théorisé par Ernő Kállai, ainsi qu’au surréalisme automatique.

Nature morte à la bobine et à l'aiguille, c. 1955
Dragon, c. 1955

Si on peut qualifier la période 1948-56 de période blanche, car elle est sans peintures, la création se trouvant muselée par le pouvoir soviétique, elle a sans doute été pour Endre Rozsda celle de l’avancée majeure, celle où il est parvenu à concevoir la manière dans laquelle nous voyons se rencontrer l’abstraction et une certaine présence du monde. Sinon, comment rendre compte, en effet, du fait que les premières œuvres, créées à Paris en 1958, peu après son retour en 1957, ont présenté d’emblée les caractères majeurs qui marqueront ensuite toute l’œuvre à travers son évolution ? Ces œuvres suscitent deux visions successives. La première, abstraite, est suivie d’un second regard dans lequel apparaît une floraison de détails où la figuration, tantôt précise, tantôt vague et évocatrice, suscite les impressions fugitives d’une certaine présence du monde. Les éléments graphiques restent bien présents, mais ils ne déterminent plus la structure de l’œuvre. Ils se trouvent comme enchâssés dans un ensemble harmonique où se trouve essaimé une multiplicité foisonnante de petits éléments à dominante géométrique. À partir des années 70, la structure abstraite va devenir plus prégnante, surtout grâce à l’accentuation des effets de couleur. Il est probable que cette évolution a été notamment influencée par le bref séjour à New York en 69. Endre Rozsda s’est dit alors très frappé par les all over de Jackson Pollock et de Mark Tobey. Si la première vision des tableaux d’Endre Rozsda semble échapper à l’interprétation, c’est, me semble-t-il, du fait que les formes géométriques, à la fois de petite taille et fort nombreuses, créent un réseau très dense de correspondances entre les aspects formels et les aspects colorés. La cohésion harmonique supplante ainsi la vision des éléments qui la font naître. Elle s’impose avec une présence quasi musicale qui exclut le registre du sens. On ne peut donc rattacher cette vision initiale au surréalisme. Elle se situe hors du champ de ce qu’on a appelé l’abstraction surréaliste. Et pourtant… devant un Rozsda, l’œil, tout d’abord saisi par l’harmonie d’ensemble, dans une vision globale dont la jouissance ignore la curiosité, va tendre ensuite à focaliser, attiré par des aspects qui introduisent une vision interrogative en quête d’identifiable : trames, semis de petites taches, faisceaux de stries, croisillons, séries de petites formes fermées parmi lesquelles souvent des éléments plus ou moins ovoïdes, etc. Ces signes, favorisant l’interprétation, vont en projeter l’esprit sur des éléments moins évocateurs. Dans cette vision focalisée, les détails comme ceux que l’on pourra voir ci-après deviennent souvent de véritables tableaux.

La Tour de Babel, 1958
Metropolis, 1979
Vue d'oiseau, c. 1958
Vue d'oiseau (détail)
Vue d'oiseau (détail)
Futur revenant, 1976
Futur revenant, détail

Dans les débuts de la maturité, les aspects suscitant la seconde vision sont surtout graphiques. Ils proviennent du dessin. Puis, progressivement, se mêlent à eux des aspects plus picturaux issus de leur mutation. On peut aussi rencontrer des aspects nettement figuratifs. C’est ainsi que Endre Rozsda fait d’un tableau un voyage poétique parmi de multiples tableaux. On ne peut mieux le dire que Joyce Mansour :

Un tableau de Rozsda, cela fait penser à l’extravagant gaspillage de la forêt automnale, aux pommiers en fleurs après la mort du soleil, à l’or oculaire, malléable et immobile, tout frais sorti des chants du pays des Magyars, à la mélodie fauve des charrettes qui passent et repassent dans le demi-soleil sans perdre une seule brindille d’étoile, […] (1).

Cette peinture ne participe-t-elle pas du surréalisme à travers sa seconde vision ? Pas tant par la multiplication des tableaux dans le tableau, que par la pluralité des évocations qui naissent de chacun des aperçus, tel aspect pouvant nous transporter successivement dans un jardin de l’enfance, une fête foraineou parmi les couleurs vives d’une plage en été ? L’œuvre d’Endre Rozsda nous apparaît aujourd’hui dans une perspective nouvelle. En alliant, grâce à une dualité de la vision, abstraction et métamorphose, elle ouvre sur le temps présent, un temps qui n’est plus aux affrontements qui ont déchiré la Modernité mais à la recherche des confluences, un temps où nombreux sont ceux qui aiment tout aussi bien Jackson Pollock et Pierre Soulages que Marcel Duchamp ou Louise Bourgeois.


  1. Françoise Py, « Le surréalisme et les métamorphoses : pour une mythologie moderne », Mélusine n° XXVI, « Métamorphoses », Lausanne, L’Age d’Homme, 2006, p. 10.

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