MÉLUSINE

Des Vases communicants à Arcane 17, Breton était-il freudo-marxiste ?

9 mai 2019

Des Vases communicants à Arcane 17, Breton était-il freudo-marxiste ?

Attribuer un tel qualificatif de manière aussi abrupte à Breton, personnage essentiellement antidogmatique peut paraître de l’ordre du contresens, du scandale, voire de l’hérésie. Qui plus est, ce concept de « freudo-marxisme » est particulièrement délicat à définir dans la mesure où il recouvre des mises en relation diverse des deux théoriciens majeurs du XIXe siècle, Freud pour la psychanalyse et Marx pour la philosophie fondatrice de la révolution prolétarienne.

La modalité interrogative vient tempérer avec prudence ce rapprochement qui n’a rien d’incongru et où il faut entendre, non pas une essentialité, mais un intérêt appuyé pour des doctrines faisant écho à un engagement poétique existentiel.

La dette des surréalistes, de Breton en particulier au psychanalyste Sigmund Freud ne fait aucun doute, comme l’atteste un nombre impressionnant de références à Freud répertoriées par Henri Béhar (elles sont au nombre de 109) dans son index. Moins nombreuses sont les mentions de Marx, de Engels ou de théoriciens socialistes (44), mais elles sont néanmoins réelles.

Un des thèmes fondamentaux du surréalisme est sans conteste le rêve, il en est même le matériau premier, au cœur de la vie psychique. Loin d’être un simple révélateur trahissant une couche inférieure inconsciente, il est pour ces poètes, la glaise primordiale qui relie le réel et la pensée. Dans le Manifeste du surréalisme de 1924, Breton définit ainsi cet aspect de la production poétique dans une inversion du supérieur et de l’inférieur :

« Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. »

Les travaux de Freud qui publie en 1899, L’Interprétation des rêves montrent que le rêve est la voie royale pour accéder à l’inconscient. Il ne pouvait y avoir que rencontre entre Breton et le grand penseur viennois sur ce point. Cependant, très vite une incompatibilité de perspective se fait jour. Pour le psychanalyste, le travail d’interprétation mené de concert avec le rêveur pourra rendre manifeste le contenu latent du rêve et au bout du compte le guérir. Pour le poète, il ne saurait être question d’une guérison, qui supposerait un retour à une normalité psychique, morale, sociale, toute remise en cause par le surréalisme. Comment alors formaliser les points de rencontre de ces deux perspectives, l’une normative, l’autre disruptive ?

La réponse est-elle dans la dimension collective, dans l’espoir de changer la vie, propre aux surréalistes, qui, comme Apollinaire, étaient « las de ce monde ancien » ?

La perspective téléologique d’un Marx qui prédisait la fin de l’histoire avec la disparition de la lutte des classes, la révolte devant les inégalités sociales, et le phénomène de l’exploitation, les insurrections étaient assurément en phase avec la volonté des surréalistes d’en finir avec toute forme d’oppression, qu’elle vienne de la bourgeoisie, de l’Église ou de l’État.

Le nœud de la question est sans doute de combiner ces deux philosophies de libération individuelle (la psychanalyse) et collective (les luttes marxistes) avec ce point de vue poétique nouveau qui ne sépare pas l’œuvre de la vie et qui promeut l’émancipation existentielle comme un fait poétique. Peut-on dire en ce sens que Breton était freudo-marxiste ?

Deux textes font particulièrement référence à ces données : il s’agit des Vases communicants, publiés en 1931 et Arcane 17 écrit pendant la seconde guerre mondiale, en 1944, au cours d’un voyage en Gaspésie. Tous deux de facture complexe en ce qu’ils combinent différents types d’écriture, essai théorique, récit à la première personne, prose onirique, voire ésotérique, ils manifestent bien le souci de libérer la vie matérielle et réelle par l’entremise du rêve. Entre les deux périodes, celle des années trente, préfascistes, qui incitent à l’engagement collectif et la fin de la guerre en exil, y a -t-il un itinéraire qui éloigne Breton du désir d’émancipation vers un point de vue strictement poétique et individuel ? Comment comprendre la formule finale d’Arcane 17 « La liberté, l’amour, la poésie » alpha et oméga de toute existence ?

Les Vases communicants, écrits en 1931, reprennent de manière métaphorique un principe de la physique qui décrit la relation d’équilibre entre deux fluides disposés dans des réceptacles différents, communiquant entre eux. Le propos principal de cet essai est d’interroger la relation du monde réel au monde psychique et de concilier le rêve, la réalité imaginée et le devoir-vivre. « Faire advenir le possible aux dépens du probable » passe-t-il par une aventure collective dans laquelle Freud et Marx peuvent être réconciliés avec la poésie ?

Une douzaine d’années plus tard, le long récit poétique Arcane 17 aborde un point de vue nettement plus intériorisé sur la question amoureuse en un hymne à la femme aimée et à l’amour. Sur le plan collectif, Breton s’interroge moins sur le devenir de la justice humaine qu’il n’est obsédé par la question de la paix et de la lutte anti-nationaliste. Petit à petit les critiques adressées à Freud et aux marxistes sont de plus en plus développées, au point que l’émancipation poétique reste l’unique perspective.

Nous étudierons donc successivement :

I La quête d’émancipation existentielle freudo-marxiste de Breton

II Les failles du freudo-marxisme ; la poésie seule transcendance et engagement existentiel

(La poésie est seule apte à résoudre les contradictions entre l’action et le rêve, l’individu et la société, l’idéalisme et le matérialisme)

III La poésie, la liberté, l’amour : le mysticisme du renouveau

* * *

I La quête d’émancipation existentielle freudo-marxiste de Breton

Le freudo-marxisme ou la libération totale de l’homme :

Qu’entend-on exactement par cette formule ? À quel penseur fait on référence qui aurait pu déterminer la pensée de Breton ? Diverses tentatives ont été élaborées déjà dans les années 20 et 30 en Allemagne et en Italie surtout pour concilier les découvertes psychanalytiques et le marxisme.

« À la psychanalyse qui proposait une théorie de l’âme, une méthode et une technique de soin dans le but de soustraire l’homme à son aliénation, […] le marxisme apportait une analyse des processus d’aliénation socio-historique qui se voulait objective. » (Encyclopédia Universalis, article Freudo-marxisme).

Dans les deux cas, l’analyse théorique devait aboutir à une action pratique et à un remède. La solution aux ratés d’une histoire personnelle était la cure analytique, la solution pour remédier à l’aliénation collective était la révolution prolétarienne. Si le parallèle des deux démarches est limpide, dès le départ les psychanalystes freudiens étaient réfractaires à toute idéologie et les marxistes méfiants, voire hostiles à la libération (ou la canalisation) des pulsions qu’ils voyaient comme un détournement des luttes révolutionnaires.

Ce furent surtout quelques psychanalystes qui pensèrent que l’on ne pouvait libérer les symptômes psychiques sans libérer les individus de l’oppression économique. Chaque freudo-marxisme puise en réalité différemment dans l’œuvre de Freud ou de Marx en y conjuguant à volonté une partie théorique.

Est-ce le procédé de Breton dont on peut douter qu’il ait lu Alfred Adler, Siegfried Bernfeld, Carl Fürmuller, Wilhelm Reich, Otto Fenichel, Paul Federn, Heinrich Meng, Ercih Fromme dès 1931 ? Pour ne citer que lui, Matérialisme dialectique et psychanalyse de Wilhelm Reich ne paraît qu’en 1933 en français (en 1929 en allemand).

Ce n’est en effet qu’après les luttes de mai 68 que l’on reconnut pleinement l’historicité du sujet, que l’on envisagea une relativité culturelle de l’inconscient et que symétriquement, une psychologie sociale des masses pouvait être envisagée.

Comment Breton s’est-il situé en tant qu’intellectuel et poète iconoclaste face à ces théories de l’émancipation ?

Penser l’émancipation matérielle, libérer l’amour :

La partie deux des Vases communicants s’achève sur une vision du progrès à l’échelle historique « dont la durée enraye passablement celle de ma vie » p. 137 VC. Sont associés la fin de l’exploitation capitaliste et la libération des femmes, et par là même la possibilité d’aimer et d’être aimé sans que la vénalité ne vienne oblitérer la sexualité. Breton cite Engels :

« Une génération d’hommes qui jamais de leur vie n’auront été dans le cas d’acheter à prix d’argent, ou à l’aide de toute autre puissance sociale, l’abandon d’une femme ; et une génération de femmes qui n’auront jamais été dans le cas de se livrer à un homme en vertu d’autres considérations que l’amour réel, ni de se refuser à leur amant par crainte des suites économiques de cet abandon. » (p. 137-138)

« Cette tâche […] doit […], livrer (à cet homme futur) en s’accomplissant la compréhension perspective de toutes les autres, c’est sa participation au balayement du monde capitaliste. »

Pleinement freudo-marxiste, au sens où il dresse un tableau de l’aliénation humaine, avec en sons cœur la frustration amoureuse, Breton en 1931 donne en modèle l’Union soviétique, qui à cette époque laisse encore apparaître en occident les flamboiements d’une redéfinition de la vie — libération sexuelle comprise. Plus progressiste, avancée, et en résonance avec l’actualité contemporaine, se trouve cette critique de la prostitution qui, selon lui, frelate toute relation amoureuse, non par pudibonderie, mais par absolutisme amoureux. Venant de décrire sa quête de la femme lors de ses déambulations dans les rues de Paris, et son refus de recourir aux prostituées, Breton fonde en théorie cette posture, belle manière de conjuguer l’analyse des superstructures et des infrastructures.

Il définit ainsi le rôle de l’intellectuel : « Tant que le pas décisif n’aurait pas été fait dans la voie de cette libération générale, l’intellectuel devrait en tout et pour tout, s’efforcer d’agir sur le prolétariat pour élever son niveau de conscience en tant que classe et développer sa combativité. » (p. 142 VC)

Faire la révolution est donc le devoir éthique et politique du poète, qui de ce point de vue est dans la continuité du prophétisme hugolien et de l’idéalisme romantique. Simplement, la dimension individuelle et érotique y est plus nettement préente.

Dans Arcane 17, Breton décrit de manière beaucoup plus poétique la misère humaine par une évocation de la nuit, aux activités sordides. « un tas de charbon, une trappe ou une voiture qui file ? Les uns vont concerter des projets sans envergure pendant que les autres feront valoir ou dissimuleront des intérêts sordides. […] ce sont ces messieurs de l’enterrement ».

Il évoque les intérêts de classe des contre-révolutionnaires par leur mépris des utopies : « la revendication humaine […] doit se retremper et se refondre parfois dans le désir sans frein du mieux-être collectif, très vite taxé d’utopie par ceux à qui il porte ombrage individuellement. » (A17, 52)

La méditation la plus surréaliste sur les révoltes humaines est assurément la dérive onirique à laquelle nous convie Breton en Gaspésie. Ayant aperçu des bouées rouges surmontées d’un fanion noir sur un littoral, une dérive mnésique figure les fenêtres parisiennes, « les drapeaux de toile rouge de certains ouvrages de voierie », puis les drapeaux rouges ou noirs d’une manifestation parisienne à laquelle il participa en 1913 à l’âge de 17 ans contre l’extension du service militaire à trois ans.

« Dans les plus profondes galeries de mon cœur, je retrouverai toujours le va-et-vient de ces innombrables langues de feu dont quelques-unes s’attachent à lécher une superbe fleur carbonisée. » (p. 17, à 17)

L’onirisme personnel jouxte la revendication libertaire :

« NI DIEU NI MAÎTRE. La poésie et l’art garderont toujours un faible pour tout ce qui transfigure l’homme dans cette sommation désespérée, irréductible que de loin en loin il prend la chance dérisoire de faire à la vie. » (p. 19)

Le primat du rêve : fusion de la vie matérielle et de la vie psychique

Dans son Essai Les Vases communicants, Breton n’a de cesse d’articuler les deux types d’aliénation psychique et sociale, et sa question centrale est d’établir la relation du rêve à la vie matérielle. Retraçant les difficultés historiques depuis la nuit des temps à établir une théorie du rêve, il évalue l’apport décisif de Freud sans pour autant reconnaître tous ses concepts. Il salue en lui la reconnaissance du rêve dans la continuité du psychisme.

« J’adopterai […] le jugement selon lequel l’activité psychique s’exercerait dans le sommeil d’une façon continue » (p. 28) Le rêve doit non seulement être reconnu, mais jugé indispensable à la vie, d’une utilité capitale : « A la très courte échelle du jour de vingt-quatre heures, il aide l’homme à accomplir le saut vital. »

Il salue en Freud la formulation du principe de condensation dans une dimension qui ne contient ni espace, ni temps, ni principe de contradiction. (p. 59) Breton donne le récit de rêves personnels qu’il interprète lui-même pour prouver la relation réciproque de la vie réelle et du rêve. Ainsi, ayant rêvé qu’on lui lui proposait dans un magasin une cravate à la mode représentant Nosferatu, il en retrace l’origine : la rencontre, la veille au soir, d’un vieux professeur réactionnaire, celui auquel s’en prend Lénine dans Matérialisme et empiro-criticisme, combinée à la présence de chauve-souris sous les arcades de l’hôtel qui ont « parachevé le personnage du vampire. » (p. 51)

Le rêve n’est cependant pas qu’une échappatoire aux pesanteurs de la vie matérielle, dont les caractéristiques peuvent être lues dans une étude de pathologie clinique, il est la racine essentielle de l’existence qui permet à la vie de se dérouler. C’est pourquoi, bien loin de nuire à l’action, il la permet et pourquoi il est constitutif de l’art surréaliste.

Le rêve et la construction de l’objet poétique reprennent le même principe d’assemblage arbitraire, de rencontre liée au hasard, comme ce cadavre exquis constitué d’une enveloppe vide dessinée fermée par un cachet rouge et vide, ourlé de cils et bordé d’une anse, dans lequel le poète voit un mauvais calembour « cils/anse — silence ».

Il reprend la formule de Lautréamont, « Beau… comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » pour lui donner une interprétation onirique.

« Si l’on veut bien se reporter à la clef des symboles sexuels les plus simples, on ne mettra pas longtemps à convenir […] que le parapluie ne peut ici représenter que l’homme, la machine à coudre que la femme ».

L’acte poétique est un acte sexuel émancipateur par ses rapprochements incongrus.

Le désir de plénitude existentielle est vectorisé par le désir de l’amour et qu’il soit pensé individuellement ou collectivement, c’est bien le triomphe du rêve que théorise le poète et qu’il pratique simultanément. Par conséquent, rêve, réalité matérielle et psychique, art se confondent chez Breton et on aboutit à l’idée que la poésie est la seule transcendance.

En cela, il importe d’émettre quelques réserves quant au freudo-marxisme de Breton.

II Les failles du freudo-marxisme, l’engagement poétique existentiel

Ou comment la poésie est la seule transcendance.

Ambivalence vis-à-vis de Freud :

dans le traité de 1931, Breton dès le départ fustige les excès du matérialisme et de l’idéalisme qu’il renvoie dos à dos. Il revendique une conciliation possible entre deux points de vue qu’il juge dogmatiques, excessifs et sans nuances. Les matérialistes se contentent d’ancrer la vie psychique dans les conditions d’existence ou dans les pulsions biologiques, et les idéalistes parlent d’âme en dédain du corps, et oublient les infrastructures. La synthèse que le poète souhaite opérer n’est pas exactement celle d’un freudo-marxisme reichien, d’abord car elle est engagement poétique existentiel, ensuite car un certain nombre de concepts et de dérives des deux corps de doctrines sont contestés par le poète. L’ambivalence est parfaite dans la manière que Breton a de considérer Freud. Il est cité parmi les grands hommes que l’humanité compte :

« Ces aventuriers de l’esprit, […] ceux qui ont pris l’homme à bras le corps, l’ont sommé de se connaître en profondeur ou l’ont mis en demeure de justifier de ses prétendus idéaux – ils se nomment Paracelse, Rousseau, Sade, Lautréamont, Freud, ils se nomment Marat, Saint Just… » (p. 43, A 17)

Dès 1922, la méfiance est de règle lorsqu’il rencontre Freud à Vienne. Il relate ainsi son interview dans Les Pas perdus :

« Pour se figurer une des agences les plus prospères du rastaquouérisme moderne, le cabinet du professeur Freud avec des appareils à transformer les lapins en chapeaux et le déterminisme bleu pour tout buvard, je ne suis pas fâché d’apprendre que le plus grand psychologue habite dans une maison de médiocre apparence dans un quartier perdu de Vienne. » (OC Pléiade, t. 1, p. 255)

La première réserve ébauchée dans l’essai de 1931 faite au freudisme concerne son absence de sens dialectique — autant dire qu’il n’est pas assez marxisant — Breton reproche un nouveau dualisme non plus celui de l’âme et du corps, mais celui des pulsions et de leurs expressions. Il dénonce les théoriciens qui n’ont fait du rêve qu’une dégradation de l’activité de veille et des mystiques qui ont complètement séparé la vie réelle de la vie psychique, ce que fait selon lui le « moniste Freud ». Le caractère surnaturel du rêve n’est pas assez établi par Freud selon Breton, qui déplore que Freud n’ait rien dit du rêve prophétique.

« Freud se trompe encore très certainement en concluant à la non-existence du rêve prophétique — je veux parler du rêve engageant l’avenir immédiat — tenir exclusivement le rêve pour révélateur du passé étant nié la valeur du mouvement. » (p. 23 VC)

Pour le surréaliste, c’est le rêve qui détermine l’existence dite réelle. Science de l’interprétation, la psychanalyse s’est contentée de mettre en rapport l’activité onirique avec toutes les strates du passé et de la mémoire en oubliant l’autre moitié de la temporalité : le futur. Pour le poète, le rêve — et pas seulement la volonté —, et les désirs déterminent la vie matérielle du sujet. Toute la suite du récit illustre comment les rêves d’un essentiel féminin permettent l’attente, la rencontre et la réceptivité face au hasard objectif. Breton réécrit Nadja dans ce texte, où il démontre par l’expérience la faille fondamentale du freudisme. L’existence est un rêve éveillé dans lequel la poésie/le désir amoureux transcende toutes choses.

C’est pourquoi l’éloge de Freud est presque perfide, consciemment ou pas, qui consiste à saluer la méthode d’interprétation du symbolisme. Or, cette doctrine lui était préalable. Les échanges épistolaires entre Breton et Freud publiés à la fin du recueil indiquent une grande susceptibilité de Freud, accusé de n’avoir pas cité ses sources.

« Freud lui-même […] semble, en matière d’interprétation symbolique du rêve, n’avoir fait que reprendre à son compte les idées de Vorkelt. »

Outre ces questions de divergences sur la compréhension du rêve, c’est surtout la place qui lui est accordée qui diverge d’un penseur à l’autre. Pour Freud, le rêve doit servir à l’interprétation de symptômes destinée à guérir un malade, tandis que pour le surréaliste il est la matière et la racine de l’être, vecteur de la vie. Au lieu de refouler ou de sublimer les pulsions, il s’agit pour le poète de lutter contre les oppressions, sexuelles ou politiques.

C’est pourquoi, féministe avant l’heure, pour Breton, la psychanalyse ne semble être pensée qu’au masculin et semble si peu adaptée à explorer le mystère féminin. (A 17, 74)

« Il aura fallu rejeter tous les modes de raisonnements dont les hommes sont si pauvrement fiers, si misérablement dupes, faire table rase des principes sur lesquels s’est édifiée tout égoïstement la psychologie de l’homme qui n’est aucunement valable pour la femme, afin d’instruire la psychologie de la femme en procès contre la première, à charge ultérieure de les concilier. »

Un militantisme antidogmatique :

Lorsqu’il évoque ses premiers combats, ce n’est pas la lutte des classes qu’il dénonce en premier. Breton milite contre la religion, prône la lutte contre les oppresseurs, ceux de la bien-pensance religieuse, son idéologie et ses maîtres.

Dans Arcane 17,

« C’est l’amour de l’homme et de la femme que le mensonge, l’hypocrisie et la misère psychologique retiennent encore de donner sa mesure, lui qui historiquement pour naître a dû déjouer la vigilance de vieilles religions furibondes et qui commence à balbutier si tard, dans le chant des troubadours. » (p. 59, A 17)

Dans les Vases communicants, il se demande même si les moyens poétiques peuvent être légitimement asservis à quelque cause que ce soit, même la plus légitime, la cause antireligieuse (p 101). La gratuité inhérente à l’art en général et au surréalisme en particulier ne peut l’asservir à quelque cause que ce soit. De ce fait, le meilleur exemple d’art prolétarien sont les constructions du facteur Cheval, dont nous voyons une photographie.

Ce sont les institutions en général, les académies et les cénacles de tous ordres qu’il importe de proscrire et l’appartenance à toute école, esthétique, philosophique ou politique étant en contradiction avec l’engagement poétique. Une belle formule polémique énonce ce refus des institutions dans Arcane 17où il oppose le dogmatisme mâle de la fin du XIXe à l’esprit poétique de Rimbaud : « D’une part, le grand coup d’aile, rien moins que “changer la vie”, de l’autre la bave du rat mangeur de livres. » (P. 67, à propos de Rémy de Gourmont pourfendeur de Rimbaud.)

Pour simplifier, l’antimarxisme éclairé de Breton se fonde sur la critique du dogmatisme, la menace qu’il pressent d’une sclérose institutionnelle.

À la fin d’Arcane 17, il oppose le concept de libération, concept transitoire de la révolte éphémère contre un ordre injuste à la véritable liberté qui est une révolte active, durable, perpétuelle.

C’est pourquoi, il ne saurait se ranger sous la définition que Marx fait de l’intellectuel « après avoir interprété le monde, il s’agit de le transformer ». p. 149 VC

« Ainsi parvenons-nous à concevoir une attitude synthétique dans laquelle se trouvent conciliés le besoin de transformer radicalement le monde et celui de l’interpréter le plus complètement possible. Cette attitude, nous sommes quelques-uns à nous y tenir depuis plusieurs années et nous persistons à croire qu’elle est pleinement légitime. »

L’Amour/La poésie, la formule d’Éluard est sans doute cette synthèse active qui transforme la vie et affirme la transcendance de la poésie, mais une poésie vécue et en quelque sorte immanente/transcendante.

Une vision poétique de l’érotisme comme absolu

Dans les Vases communicants, interrompant une partie théorique touffue, Breton évoque sa solitude, la nécessité de la rencontre, refusant de discréditer l’amour au nom du social :

« L’amour à le considérer du point de vue matérialiste n’est aucunement une maladie inavouable. Comme l’ont fait observer Marx et Engels (La Saint Famille), ce n’est pas parce qu’il décourage la situation critique […] ce n’est pas parce que l’amour pour l’abstraction n’a pas de passeport dialectique qu’il peut être banni comme puéril ou dangereux. » (p.80)

Quelle plus belle réconciliation du matérialisme dialectique et de la réhabilitation de l’érotisme que cette référence à un Marx freudien ? De fait, Breton glisse alors au récit de sa déambulation dans Paris, livré au hasard objectif, à l’attente d’une passante, petite sœur de Nadja.

Après avoir avoué que les prostituées ne le tentaient guère, il cite Engels théoricien de l’amour !

« Toujours du même point de vue matérialiste “c’est sa propre essence que chacun cherche chez autrui.” “Je me retrouvais hagard devant cette balance sans fléau, mais toujours étincelante : aimer, être aimé.” (p. 83)

“Sous mes yeux, les gens, les livres, les arbres flottaient un couteau dans le cœur.”

Le désir amoureux transforme la réalité en rêve. (p. 89). Les pensées sont des écureuils sauvages, et la femme croisée dans la rue évoque “la Dalila de la petite aquarelle de Gustave Moreau que je suis si souvent allé voir au Luxembourg.” “Aux lumières, ses yeux me firent aussitôt penser à la chute, sur de l’eau non troublée d’une goutte d’eau imperceptiblement teintée de ciel, mais de ciel d’orage.” (p. 90)

Une vision eschatologique se substitue à ces simples associations à la fin du récit de 1944. Un Breton hugolien exprime sa vision prophétique de l’avenir en une sorte de bouche d’ombre. (p. 125, A 17)

Devant le Rocher Percé, une vision ésotérique s’empare du poète :

“Et la proclamation, claironnée aux quatre vents, est en effet d’importance puisque des bouches rayonnantes gansées de soie arc-en-ciel ne se propage à tous échos que la nouvelle de toujours : la grande malédiction est levée, c’est dans l’amour humain que réside toute la puissance de régénération du monde.” (A 17, 59)

En une quinzaine d’années, après les épreuves de l’exil et de la guerre, ce que l’on pouvait encore qualifier de freudo-marxisme chez Breton devient un ésotérisme mystique, et la volonté de se libérer de toutes les idéologies.

III La poésie, la liberté, l’amour : un mysticisme du renouveau

La femme annonciatrice d’un monde nouveau :

Au cours de ses errances urbaines, Breton observe une femme qui passe devant l’hôpital Lariboisière, près de la gare de l’Est. Dans un lapsus significatif, Breton lit Maternité au lieu du nom de l’hôpital.

“Cette confusion, très semblable à celles qui peuvent se produire en rêve, témoigne, selon moi de la reconnaissance de la merveilleuse mère qui était en celui, sinon de ne pas mourir, du moins de me survivre.” (VC, 92)

De la femme naît un monde nouveau, elle est, comme chez Aragon dans le Roman inachevé, l’avenir de l’homme.

Dans Arcane 17, cette idée qui jusqu’alors était limitée à l’autobiographie onirique prend une extension cosmique. Imaginant l’avenir après la fin de la guerre, où il souhaite des propositions radicales hors des cadres, devant la carence du langage de l’esprit, faire parler haut le langage du cœur et des sens :

“Que domine l’idée du salut terrestre par la femme, de la vocation transcendante de la femme, vocation qui s’est trouvée systématiquement obscurcie, contrariée ou dévoyée jusqu’à nous, mais qui n’en doit pas moins s’affirmer triomphalement un jour.” (p. 53 A 17)

Étant passé par un mysticisme swedenborgien, proche d’un Nerval qui convoqua l’essence du féminin à travers, Isis, la Vierge Marie, les filles du feu, l’actrice étoile, Breton à son tour reprend la longue suite des femmes idéalisées par la courtoisie. De Méduse à Mélusine, la femme-enfant, le mysticisme ésotérique fait du principe féminin l’alpha et l’oméga.

Nous sommes loin d’un freudo-marxisme, libérateur des oppressions politiques et sexuelles ! Non seulement, l’écriture a complètement changé, la perspective a perdu de son abstraction philosophique. En ayant fait le choix du mysticisme amoureux, il devient simultanément poétique. Parce que la poésie s’est fait chair dans le monde, l’érotisme s’est spiritualisé en devenant total.

La femme ne donne pas simplement la vie, elle est phénix et promesse de résurrection. La rencontre d’Elisa Binhoff à New York est évoquée au tout début du récit poétique, “ce cahier de grande école buissonnière”. Elle venait de perdre sa fille Ximena, tragiquement noyée au large du Massachussets. Cette épreuve, cette descente aux enfers est suivie du renouveau que permit la rencontre :

“Quand je t’ai vue, il y en avait encore tout le brouillard, d’une espèce indicible dans tes yeux.”

C’est par l’amour et par lui seul que se réalise au plus haut degré la fusion de l’existence et de l’essence […] alors que ces deux notions demeurent hors de lui toujours inquiètes et hostiles. »

Résoudre les contradictions, concilier le matérialisme et l’idéalisme, l’amour et le bien-être collectif était déjà le vœu exprimé dans l’essai de 1931. Les épreuves de l’exil et de la guerre, des séparations ont approfondi et renforcé le désir d’unité, qui ne pouvait que rejeter comme factices ou incomplètes les idéologies. La poésie dans sa toute grande liberté accompagne le poème d’amour à Élisa.

La poésie :

Le caractère absolu et intemporel de la poésie, essentielle à l’existence humaine n’exclut pas le rejet de la « vieillerie ».

« La pensée poétique est l’ennemie de la patine et elle est perpétuellement en garde contre tout ce qui peut brûler de l’appréhender : c’est en cela qu’elle se distingue par essence, de la pensée ordinaire. Pour rester ce qu’elle doit être, conductrice d’électricité mentale, il faut avant tout qu’elle se charge en milieu isolé. » (A 17, 10)

Breton reprend une métaphore de la physique chère aux surréalistes en écho à celle des Vases communicants : l’électricité ne peut cheminer qu’isolée sous peine de déperdition. Mais cette électricité désigne un mystère, celui de l’énergie vitale, du désir amoureux, de la pensée poétique, tous analogiques. Un paradoxe est énoncé selon lequel l’universalité de la pensée poétique jouxte la nécessité de se placer hors du commun, dans l’isolement et un espace éthéré.

Cette contradiction fait de la poésie un anarchisme, elle qui est symbolisée par le drapeau noir un peu plus loin (à la page 19) « Au-dessus de l’art, de la poésie qu’on le veuille ou non, bat aussi un drapeau tour à tour rouge et noir. »

Mieux encore, elle est associée à la Science avec qui elle partage l’exception d’être universelle. « Il ne pourra être question de nouvel humanisme que du jour où l’histoire, récrite après avoir été concertée entre tous les peuples et limitée à une seule version, consentira à prendre pour sujet l’homme. L’art et la science […] connaissent à peu près cet état de grâce. […]» (A 17, 49-50)

C’est pourquoi, peut-être, les philosophies que sont le marxisme et la psychanalyse (à laquelle Breton refuserait le statut de science) sont discréditées au profit d’une symbolisation plus hermétique, celle de l’ésotérisme.

Le titre du recueil Arcane 17 fait référence à la dix-septième lame du jeu de tarot et représente une femme versant de l’eau d’une amphore de chacune de ses mains. Elle est surmontée par huit étoiles dont une est plus lumineuse et centrale, d’un oiseau et d’un paysage bucolique. C’est aussi la 17e lettre de l’alphabet hébreu qui évoque en tant que signe la langue dans la bouche. Au centre de toutes ces correspondances, Breton place la femme dans son récit, comme elle se trouve au centre de la carte de tarot.

Faut-il y voir une véritable conversion au mysticisme ou bien le simple approfondissement d’une idée déjà présente en 1924 dans La lettre aux voyantes ou dans Nadja ?

Toujours est-il que ce sont les lisières de la connaissance qui fascinent le poète, éperdu du grand mystère du monde. La découverte d’Eliphas Levi à New York par l’intermédiaire de l’ouvrage d’Auguste Viatte, Victor Hugo et les illuminés de son temps publié en 1942 à Montréal a-t-telle été déterminante ? L’antidogmatisme, la volonté de préserver la liberté de la rêverie l’ont sans doute été tout autant.

La liberté suprême de l’analogie

Le principe d’analogie, essentiel à l’illuminisme semble une réponse plus appropriée à l’écrivain que les dogmes freudo-marxisants (qu’ils soient séparés ou conjoints) pour représenter et vivre l’existence dans le monde.

Partant d’une expérience biographique, une excursion en Gaspésie peu après la rencontre avec Élisa, le récit se transforme en une réflexion sur l’humanité, l’histoire et la nature. Poème d’incantation amoureuse, il est hymne à la liberté.

De l’une des fenêtres de la maison face au Rocher Percé, Breton en fait le cadre de l’écran sur lequel il projette sa propre exégèse du 17e arcane du tarot, l’étoile.

Scruter la vérité à travers un pertuis, telle est la grande entreprise du texte, aux antipodes des démarches des psychanalystes ou des théoriciens sociaux cherchant à rendre une lumière crue et méthodique sur le réel.

« L’ésotérisme, toutes réserves faites sur son principe même, offre au moins l’immense intérêt de maintenir à l’état dynamique le système de comparaison, de champ illimité, dont dispose l’homme, qui lui livre les rapports susceptibles de relier les objets en apparence les plus éloignés et lui découvre partiellement le mécanisme du symbolisme universel. »

Belle formule pour un désir de connaissance anti-totalitaire. L’interprétation positive est dénoncée pour son caractère accaparant et intolérant. L’esprit de Résistance au-delà du mouvement historique de lutte antinazie est porté aux nues comme un principe de vie quotidienne. L’homme doit se faire guetteur, à l’affût d’un signe aussi imperceptible qu’inattendu.

« C’est là, à cette minute poignante où le poids des souffrances endurées semble devoir tout engloutir que l’excès même de l’épreuve entraîne un changement de signe qui tend à faire passer l’indisponible humain du côté du disponible. » (p. 115 A 17)

Sans préjudice des mesures d’assainissement moral qui s’imposent en cette sombre veille de deux fois l’an mil, et qui sont essentiellement d’ordre social, pour l’homme pris isolément il ne saurait y avoir d’espoir plus valable et plus étendu que dans le coup d’ailes. »

Conclusion

Pour conclure brièvement, Ia question posée : « Breton était-il freudo-marxiste ? » était bien légitime. Il a cheminé aux côtés d’une démarche d’émancipation totale du genre humain, tout en restant, dès le départ indépendant, en plaçant l’engagement poétique au-dessus de tout.

Il est certain qu’on peut être sensible à l’évolution de sa pensée consécutive aux épreuves historiques et dire sommairement qu’il a été de moins en moins favorable au marxisme, tout en accordant à la vie psychique sa primauté. Il n’en demeure pas moins que fidèle à lui-même, il a conservé l’essentiel. Le « Devoir-être » suppose accomplir la vie, cette aventure au sens médiéval, par l’amour — l’avenir sera féminin.

Il a conservé pourrions-nous dire, non quelque doctrine aliénante, mais l’esprit de ce qui sera appelé après lui « freudo-marxisme ». L’esprit de recherche conceptuelle des débuts multiples de la psychanalyse tout autant que l’esprit libertaire des premiers théoriciens du social. La métaphore, plus que le concept est pour le poète le moyen de dire cet esprit bouillonnant.

Retenons ainsi la figure d’un Lucifer, ange de révolte, porteur de lumière, voleur de feu rimbaldien qui tout naturellement clôt Arcane 17 pour l’illuminer.

« L’ange Liberté, née d’une plume blanche échappée à Lucifer durant sa chute, pénètre dans les Ténèbres, l’étoile qu’elle porte à son front grandit devient “météore d’abord, puis comète et fournaise ‘. […] c’est la révolte même, c’est la révolte seule qui est créatrice de lumière. Et cette lumière ne peut se connaître que trois voies : la poésie, la liberté, et l’amour qui doivent inspirer le même zèle et converger, à en faire la coupe même de la jeunesse éternelle, sur le point moins découvert et le plus illuminable du cœur humain. »