MÉLUSINE

Saint-John Perse et le surréalisme à la lumière d'un ouvrage de Michel Carrouges

N'est-il pas étonnant que Saint-John Perse, poète du réel qui n'a jamais interrompu sa quête du mot exact — sa bibliothèque l'atteste — choisisse d'employer le terme de "surréalité"[1] lors de sa remise du prix Nobel ? De grands spécialistes ont pourtant écarté l'éventualité d'une quelconque influence des surréalistes sur Perse. Dans Saint-John Perse et quelques devanciers, Monique Parent évoque en ces termes l'intérêt du poète pour le surréalisme :

De ses contacts avec le Surréalisme, Saint-John Perse a gardé l'art de rapprocher les mots de façon surprenante et naturelle à la fois [...] ; celui aussi d'user d'images inattendues. [...] il ne s'est pas attardé à l'écriture automatique et ne s'est pas complu dans l'inspiration venue du subconscient. L'œuvre d'art est pour lui comme pour Paul Valéry, ouvrage d'intelligence et de conscience[2].

Roger Caillois, quant à lui, voit une totale antinomie entre la poésie persienne, qui "énumère et classe le contenu de l'univers"[3], et "la plupart des poètes du temps [qui] dédaignent bêtes et choses, êtres et événements", périphrase qui semble désigner les surréalistes.

De récentes recherches ont bouleversé cette perspective et ont permis de nuancer ces affirmations. Henri Béhar, dans son article "Surréaliste à distance", nous incite à "décloisonner notre cerveau", à ne plus raisonner en termes de groupes et à prendre davantage en considération les individus, "avec leurs préférences, leurs exécrations, leur jardin secret aussi"[4]. Et en effet, il nous démontre à quel point Saint-John Perse et André Breton sont proches l'un de l'autre, même s'ils n'ont jamais pu se rencontrer. La bibliothèque personnelle du poète nous apprend que Saint-John Perse possédait un ouvrage essentiel, dont les très nombreuses annotations révèlent un véritable intérêt pour la plupart des perspectives offertes par les surréalistes. Dans la mesure où le poète n'a laissé que peu d'écrits théoriques, il nous paraît intéressant d'utiliser les annotations laissées sur cet ouvrage de Michel Carrouges, André Breton et les données fondamentales du surréalisme[5], pour déterminer les centres d'intérêt qui ont retenu l'attention de Perse et pour les confronter à ses propres conceptions de l'inconscient, de la poésie, de la vie.

Comment l'inconscient est-il perçu par Saint-John Perse ? Dans une lettre à Paul Claudel, datée du 1er août 1949, celui-ci constate :

L'art même n'est à mon sens qu'inceste entre l'instinct et la volonté[6],

affirmation immédiatement explicitée en note par le poète lorsqu'il rédige l'apparat critique de ses Œuvres Complètes dans "La Pléiade" :

Archibald Mac Leish avait déjà entendu Saint-John Perse s'exprimer ainsi sur les rapports du subconscient au conscient : "Il n'est point de poésie vraie, de création vive qui ne relève pleinement du subconscient. Mais le subconscient doit être sévèrement traité, et contrôlé par la raison. Car plus un poète s'avance dans le monde du mystère, plus il suit ces routes inconnues d'un Kansou, d'un Sinkiang, qui tendent toutes, par analogies, par associations d'idées et par échos, de mots en mots, vers un continent très ancien (mais encore inexploré), — et plus il a besoin, dans cet écart, de sa mémoire et de sa volonté"[7].

Ce "continent inexploré" présente de frappantes similitudes avec la description de l'inconscient que fait Carrouges lorsqu'il présente l'écriture automatique :

elle est le surgissement, hors des ténèbres, des promontoires d'un continent inexploré[8].

Reprenons la lettre à Paul Claudel, datée de 1949, et essayons d'éclaircir la citation suivante, placée entre parenthèses[9] :

Le Poète, pendant des siècles en France, n'a été qu'un cavalier sans monture ; il a voulu un jour n'être que la bête sans cavalier. Il serait temps de concilier irrationnel et rationnel[10].

La bête représente de façon caricaturale la part "animale" de l'être humain, c'est-à-dire son instinct, ses désirs, son imagination, alors que le cavalier incarne la raison, la volonté, la partie consciente de chaque individu. La confrontation de cette citation avec d'autres propos de Saint-John Perse[11] nous conduit à déduire la très forte association entre "irrationnel" et "inconscient". L'artiste, spécialement dans le monde occidental, s'abandonne difficilement au flux de l'inconscient et lui oppose "une grille" infranchissable, selon les mots de Michel Carrouges :

chez l'Occidental, une grille épaisse de critique spontanée, souvent inconsciente, vient briser de toutes parts le flot de mots et d'images qui monte des profondeurs du subconscient[12].

Le champ sémantique choisi par Carrouges pour décrire les mécanismes de l'esprit humain : le "versant d'ombre de la conscience"[13], les "paupières intérieures"[14], le "soleil de minuit"[15]... recoupe exactement celui de Saint-John Perse :

"Contribution aussi de l'autre rive ! Et révérence au / Soleil noir d'en bas ! [...] œil magni/fique de nos veilles ! pupille ouverte sur l'abîme"[16], "l'abîme de ses yeux"[17], "Sous ces paupières mi-closes de l'homme, que / Dante appelle «les lèvres de l'œil»"[18].

De même, dans Vents, la parole est source vive :

Ô fraîcheur, ô fraîcheur retrouvée parmi les sources / du langage !...[19],

image que l'on retrouve chez Carrouges, lorsqu'il décrit l'écriture automatique :

Un filet d'eau qui coule a un sens, du seul fait qu'il coule. Il en va de même de cette source vive qui jaillit des nappes de mots-images en suspension dans le subconscient[20].

Les images résonnent des mêmes échos. Il existe une "matière verbale en migration vers la conscience"[21] qui reste encore une véritable énigme de la pensée humaine et seuls pointent "les sommets émergés de la mer de l'inconscient"[22]. Le mot "découverte"[23] est un mot-clé chez les deux auteurs.

Puisque tous les phénomènes de l'esprit trouvent leurs racines dans l'inconscient, qu'en est-il de la création poétique ? "Le fait que le subconscient soit le seul fournisseur d'images poétiques"[24] semble s'affirmer. Ainsi le "déchaînement total de l'inconscient"[25] est à l'"origine de la poésie"[26].

Bien plus qu'un "continent inexploré"[27], l'inconscient est une véritable réserve de "mots en liberté"[28] dont seulement quelques "promontoires"[29] sont visibles :

dans l'ombre immense du subconscient, il y a des pentes mentales sur lesquelles ruissellent les mots, torrents merveilleux rayonnant de tous les feux de leurs images. Par là se révèle un vaste système orographique et hydrographique qui se tient sur le versant d'ombre de la conscience et alimente sans cesse son versant de lumière[30].

Mais l'inconscient concerne des domaines encore plus vastes et grâce à lui, on s'aperçoit que l'être humain lui-même est un univers sans limites dont on ignore les forces immenses :

il y a en l'homme au plus profond de lui-même, une région mystérieuse qui dépasse déjà la condition humaine et qui communique avec le point suprême[31],

d'où le haut et le bas, le communicable et l'incommunicable ne sont plus clairement discernables, selon la célèbre formule d'André Breton.

Si la poésie, chez Perse, ne se confond pas avec la libre expression de l'inconscient, elle détient néanmoins un pouvoir mystérieux capable d'explorer les "voies secrètes de l'ineffable et de l'inconcevable"[32]. Le poète, qui se trouve "au plus près du principe de l'être"[33], est le seul à pouvoir opérer la "réintégration de l'unité perdue"[34]. En effet, dans la poésie, "grandeur vraie, puissance secrète chez les hommes"[35],

Son, matière et lumière s'unissent pour fêter une même énergie, qui se veut harmonie[36].

Cette "harmonie" correspond-elle au point suprême recherché par les mystiques ? Toujours est-il que Saint-John Perse semble partager l'idée d'un "inconscient collectif" qui rassemblerait tous les hommes et les unirait à l'univers :

Tous les inconscients, tous les songes, tous les poèmes communiquent dans un même univers qui est seulement la face inexplorée de l'univers où vont et viennent les hommes en chair et en os.[37]

Si l'écriture automatique a vraiment inspiré de la curiosité à Saint-John Perse, pourquoi n'a-t-il pas laissé libre cours à sa fantaisie et tenté l'aventure ? En effet, selon Carrouges,

il n'y a pas d'un côté une écriture purement réfléchie (sauf peut-être en mathématiques, et encore...) et d'un autre côté une écriture purement inconsciente, ce qui serait d'ailleurs un non-sens. Il y a bien deux types d'écriture antagonistes, mais dans tous les deux la conscience et la subconscience ont leur rôle et demeurent indissociables[38].

Ce n'est pas le doute qui freine Saint-John Perse mais au contraire l'intime persuasion que les pouvoirs de l'esprit humain sont d'une telle force qu'ils doivent absolument être canalisés. Il reproche d'ailleurs à Valéry de ne pas s'abandonner aux puissances nocturnes :

Il a voulu en effet être lucide jusque dans la création ; or cela est impossible. Il n'a pas voulu faire leur part à l'irrationnel et à l'inconscient[39].

Le poète ne parle-il pas de lui-même ? Tout en reconnaissant qu'une face de l'homme lui reste cachée, il astreint sans relâche son esprit à un travail conscient, tel un cheval sauvage qu'il faut retenir. Car le péril est énorme : le poète risque de se perdre en vain dans cette région où règne beaucoup moins l'automatisme que "le chaos"[40]. En effet, la raison doit résister aux

nombreux courants de force qui véhiculent des flots d'images et de mots et qui se disputent l'audience de la conscience[41].

Raison ou folie, tel est l'enjeu d'une expérience aussi dangereuse pour l'esprit humain : André Breton et Philippe Soupault ont frôlé la déraison et la mort lorsqu'ils expérimentaient l'écriture automatique à grande vitesse. D'autres drames ont forcé le groupe surréaliste à ne pas aller plus loin vers les continents inexplorés de la conscience au risque d'une totale autodestruction. Mais son intime harmonie avec le mouvement de l'être ne met-elle pas toujours le poète en danger ? Michel Carrouges formule ainsi ce doute :

Il se peut aussi que, d'une façon générale, la poésie soit un pouvoir de désorientation, sans qu'on puisse toujours affirmer que ce pouvoir est l'introducteur d'une plus haute orientation ou de la chute dans la plus vaine des confusions[42].

Quant à Perse, il est conscient que le poète doit rester en éveil, lui qui "a flairé, à hauteur d'homme, l'abîme du réel et du surnaturel"[43].

c.prinderre@wanadoo.fr


[1] "[...] le poète s'investit d'une surréalité qui ne peut être celle de la science." (O.C.; p. 444, Discours de Stockholm du 10 décembre 1960.)
[2] Parent, Monique, Saint-John Perse et quelques devanciers, Paris, Klincksieck, 1960, p. 242.
[3] Caillois, Roger, Poétique de Saint-John Perse, Paris, Gallimard, 1972, p. 199.
[4] Béhar, Henri, "Surréaliste à distance" in Europe 799-800, 1997, pp. 59-64.
[5] Paris, Gallimard, 1950, 356 p.
[6] O.C.; p. 1017, Lettres d'exil.
[7] O.C.; p. 1300.
[8] André Breton et les données, p. 134. Tous les passages soulignés l'ont été par Saint-John Perse, sur son exemplaire personnel.
[9] On sait l'importance des parenthèses pour Saint-John Perse, qui les utilise pour souligner des idées essentielles.
[10] O.C.; p. 1017, Lettres d'exil.
[11] Cf. plus loin, les passages de l'entretien de Saint-John Perse avec Gabrielle Clerc
[12] Cette citation est signalée par un trait vertical en marge, André Breton et les données, p. 127.
[13] Ibidem, p. 130.
[14] Ibidem, p. 130.
[15] Ibidem, p. 130.
[16] O.C.; p. 228, Vents.
[17] O.C.; p. 248, Vents.
[18] O.C.; p. 454, Discours de Florence du 20 avril 1965, à l'occasion du 7ième centenaire de Dante.
[19] O.C.; p. 248, Vents.
[20] Ce passage est signalé par un trait vertical porté en marge gauche, André Breton et les données, p. 129.
[21] André Breton et les données, p. 131.
[22] André Breton et les données, p. 123.
[23] Ibidem, p. 134.
[24] Ibidem, p. 129.
[25] Ibidem, p. 122.
[26] Ibidem, p. 153.
[27] Ibidem, p. 134.
[28] Ibidem, p. 145.
[29] Ibidem, p. 134.
[30] Ibidem, p. 130.
[31] Ibidem, p. 34.
[32] O.C.; p. 451, Discours de Florence.
[33] O.C.; p. 455, Discours de Florence.
[34] O.C.; p. 453, Discours de Florence.
[35] O.C.; p. 459, Discours de Florence.
[[36] O.C.; p. 451, Discours de Florence.
[37] André Breton et les données, p. 310.
[38] Ibidem, p. 182.
[39] Clerc, Gabrielle, "Entretien avec Saint-John Perse" in Saint-John Perse ou de la poésie comme acte sacré, A la Baconnière, Neuchâtel, 1990, p. 205.
[40] André Breton et les données, p. 167.
[41] Ibidem, p. 167, ce passage est signalé par un trait vertical porté en marge droite.
[42] Ibidem, p. 298.
[43] O.C.; p. 457, Discours de Florence.