Anarchisme et cinéma, panoramique sur une histoire du 7e art français virée au noir
Thèse soutenue par Isabelle Marinone, sous la direction de Jean A. Gili et Nicole Brenez à l’Université Paris I – Panthéon la Sorbonne en Histoire et Esthétique du cinéma et de l’audiovisuel (Arts du spectacle – UFR 03). Doctorat de l’Université. Soutenance le 14 décembre 2004, Mention Très Honorable avec Félicitations du Jury.
Résumé de la thèse
L’anarchisme et le cinéma se fréquentent en France dès la fin du XIXe siècle et vont se lier durant tout le XXe siècle à travers beaucoup de mouvements artistiques et de créateurs. En 1895, l’anarchie est à son apogée, elle prédomine alors dans nombre de réflexions sur la société, et séduit beaucoup d’intellectuels et d’artistes. Peintres, photographes, écrivains, de Pissarro à Signac en passant par Courbet, de Nadar à Mallarmé en passant par Mirbeau, tous portent la marque de la révolte libertaire. L’anarchisme, loin de la caricature que l’on a pu en faire, défend plusieurs principes.[1] Ce sont, pour les plus importants, l’anti-autoritarisme, l’anti-militarisme,[2] l’anti-cléricalisme,[3] la valorisation du concept de liberté,[4] le renoncement aux pouvoirs de toutes sortes,[5] et notamment à celui de l’Etat,[6] l’abandon de la notion de propriété privée,[7] le développement de l’éducation. Ce « panoramique sur une histoire du 7e art français virée au noir » reprend l’idée philosophique, politique et sociale, de l’anarchisme historique, telle qu’elle a été définie par ses théoriciens Pierre-Joseph Proudhon, Michel Bakounine, Pierre Kropotkine, ou encore Elisée Reclus. Visant à faire ressortir une histoire anarchiste du cinéma à l’intérieur même de l’Histoire officielle du 7e art, cette recherche entremêle donc deux histoires différentes, celle du cinéma français et celle de l’anarchisme, en soulignant leurs points de convergences à travers des personnalités, cinéastes, scénaristes, dialoguistes, monteurs, acteurs, etc, aux tendances libertaires (comme Antonin Artaud, Bernard Baissat, Jean-Pierre Bouyxou, Luis Buñuel, Hélène Chatelain, Emile Cohl, Carl Einstein, Philippe Esnault, Georges Franju, Christophe Karabache, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, Jean-Jacques Lebel, Yves-Marie Mahé, Man Ray, Georges Méliès, Jean Mitry, Albert Paraz, Jacques et Pierre Prévert, Lionel Soukaz, Michel Zimbacca) ou à l’inverse, via des militants anarchistes ou des descendants de militants, engagés dans le 7e art (comme Roger Boussinot, Gustave Cauvin, Elie Faure, Armand Gatti, Armand Guerra, Henri Jeanson, Emile Kress, Maurice Lemaître, Jean Painlevé, Henry Poulaille,[8] Hans Richter, Jean Rollin et Jean Vigo). Cette recherche en « histoire et esthétique du cinéma » ne développe pas en détail l’histoire de l’anarchisme, chaque personnalité ou courant artistique abordés, et n’analyse pas profondément chaque film ou œuvre évoqués, car tel n’est pas son propos. En revanche, elle tente de souligner, et de mettre en relief, à l’image d’un virage couleur sur une pellicule, les créateurs et les mouvements ayant eu de fortes relations avec la pensée libertaire. La totalité de ces éléments rassemblés dans une sorte de paysage chronologique allant de 1895 à 2004, permet la mise en place d’un large panoramique horizontal décrivant une histoire globale. Tout en adoptant une vue ample, cette étude suit chaque figure ou courant marquant de manière plus détaillée, pour dégager des points de repères plus précis tout au long de ce défilement historique. Ce point de vue, à la fois macroscopique et microscopique, a l’avantage de rendre compte d’une histoire étendue dans le temps, démarquant des contours et des grandes lignes générales à partir des courants artistiques et des créateurs du cinéma plus ou moins connus.
Le « cinéma anarchiste » est constitué de toutes ces individualités, créant seules ou en groupe, et propose ainsi à l’Histoire du cinéma la naissance de sa « première Histoire » avec Emile Kress et son Historique du Cinématographe [9] ainsi que de plusieurs courants dont celui du « cinéma militant et social (Humain)[10] » avec le Cinéma du Peuple, (et ses continuateurs dont Henry Poulaille, Jean Vigo, Carl Einstein, Henri Jeanson, Raymond Cazaux, Philippe Esnault, Bernard Baissat, jusqu’à Hélène Chatelain, Pierre Carles, Richard Prost, Jean-Michel Carré ou Frédéric Godbronn) du cinéma pédagogique avec le « Cinéma Educateur » de Gustave Cauvin, (qui s’est transmise à Célestin Freinet, Jean Painlevé, Yves Allégret, Jean Vigo, Jacques et Pierre Prévert, Jules Celma, Jean-Michel Carré et Bernard Baissat) et de celui des « avant-gardes » Incohérente avec Georges Méliès et Emile Cohl,[11] Dadaïste avec Hans Richter, Man Ray et Georges Ribemont Dessaignes, Surréaliste avec Luis Buñuel, Antonin Artaud, Man Ray, Michel Zimbacca et Jean-Louis Bédouin[12], Lettriste avec Maurice Lemaître, Isidore Isou, Eric Lombard et Armando Navarro, Fluxus et Panique avec Alejandro Jodorowsky, Fernando Arrabal, Roland Topor ou encore Jean-Jacques Lebel, et expérimentale avec Jean-Pierre Bouyxou, Pierre Clémenti, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, Lionel Soukaz, Yves-Marie Mahé, ou encore Christophe Karabache.
Cette recherche tente de comprendre l’une des particularités du « cinéma anarchiste » qui se trouve dans la constance et l’intemporalité des structures cinématographiques, ainsi que dans la « résurgence de la mémoire ». Car les anarchistes n’oublient pas l’histoire, le passé, tant le leur que celui des autres. Cette mémoire toujours active dans leur 7e art, se diffuse pédagogiquement, et tend vers un renouvellement des formes esthétiques qui s’inspire toujours de styles préexistants.
Ainsi l’Incohérence revit chez Cohl et Méliès, passe dans le Surréalisme, s’écoule dans quelques séquences de Vigo, jusqu’à se poursuivre à l’intérieur de Fluxus et Panique. Le Dadaïsme se situe dans Fluxus mais surtout dans le Lettrisme, puis dans l’expérimental. Il y a une forme de permanence, qui bien que passant à travers différentes formes, différents styles et diverses personnalités, subsiste dans le temps. Tous ces créateurs, qu’ils s’exercent dans les formes les plus classiques ou les plus modernes, gardent le même désir de destruction d’un monde pour l’édification d’un autre, plus libre et égalitaire. Face à l’esprit vivant du spectateur, l’esprit créé par l’artiste, mu par le défilement de la pellicule, propose une alternative qui rompt avec le temps et l’espace réel et social. Il offre, comme l’anarchie, une ouverture vers d’autres possibles.
Autour de la problématique du « lien » - lien entre tous les créateurs du 7e art à tendance anarchiste à travers le temps, lien entre les idéaux anarchistes et la pratique cinématographique, lien entre la structure de pensée des libertaires et des productions réalisées, lien entre les idées politiques et l’esthétique - cette étude dégage les apports de ce 7e art politique qui ouvre une voie spécifique basée sur la « pédagogie ». Ce sont ces divers possibles cinématographiques, dans la variété des disciplines du cinéma, qui inclut le film et s’étend au-delà de lui, que nous avons essayé de découvrir, à travers ce panoramique historique, ce que pouvait être le « cinéma anarchiste » français, « cinéma de la mémoire » en constante projection, qui construit dans le présent les images d’un possible avenir.
[1] Nous ne détaillerons pas plus avant ceux-ci, cette recherche ayant pour objet une vision historique du cinéma français liée à l’anarchisme, et n’étant pas une étude sur l’histoire de l’anarchisme et de ses valeurs.
[2] FAURE Sébastien, L’Encyclopédie anarchiste, Tome I, Paris, La Librairie Internationale, 1932, p. 97 : « (…) Comme le mot l’indique, l’antimilitarisme a pour objet de disqualifier le militarisme, d’en dénoncer les redoutables et douloureuses conséquences, de combattre l’esprit belliciste et de caserne, de flétrir et de déshonorer la guerre, d’abolir le régime des armées. »
[3] FAURE Sébastien, L’Encyclopédie anarchiste, Ibidem, p. 92 : « (…) Se dit du mouvement d’opinion qui s’oppose à la suprématie du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel. Dans un sens plus restreint, l’anticléricalisme est un courant, plutôt politique que laïque, destiné à combattre l’influence politique du clergé et l’immixtion officielle des Eglises dans les rouages de l’Etat. »
[4] BAKOUNINE Michel, Oeuvres complètes, volume III, Paris, Champ libre, 1982, p. 173 : « (…) Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. (…) Ma liberté personnelle ainsi confirmée par la liberté de tout le monde s’étend à l’infini. »
[5] PROUDHON Pierre-Joseph, De la Justice dans la Révolution et dans l’Eglise, Paris, Garnier Frères, 1858, p. 310 : « (…) Etre gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni le titre, ni la science, ni la vertu… Etre gouverné, c’est être, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C’est, sous prétexte d’utilité publique, et au nom de l’intérêt général, être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, pressuré, volé, puis, à la moindre résistance, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, désarmé, emprisonné, fusillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale ! »
[6] BAKOUNINE Michel, Oeuvres complètes, volume II, Paris, Champ libre, 1982, p. 84 : « (…) L’État est l’organisation juridique temporelle de tous les faits et de tous les rapports sociaux qui découlent naturellement de ce fait primitif et inique, les conquêtes qui ont toujours pour but principal l’exploitation organisée du travail collectif des masses asservies au profit des minorités conquérantes. »
[7] PROUDHON Pierre-Joseph, Solution du problème social, Paris, Lacroix, 1868, p. 131 : « (…) La propriété c’est le vol ! »
[8] MARINONE Isabelle, « Le cinéma « Humain » ?… Retour sur une conception du cinéma défendue par Henry Poulaille », in Bassac, 1895 n°43, juin 2004, p. 5 à 14.
[9] KRESS Emile, Historique du Cinématographe, Paris, Comptoir de « Cinéma-Revue », février 1912.
[10] MARINONE Isabelle, « Le cinéma « Humain » ?… Retour sur une conception du cinéma défendue par Henry Poulaille », Op. cit, p. 5 à 14.
[11] MARINONE Isabelle, « L’âme anarchiste du cinéma surréaliste », in Mélusine n° XXIV (Etudes réunies par Henri Béhar), Paris, L’Age d’Homme, février 2004 p. 193 à 204.
[12] Idem.