De l'éros des femmes surréalistes et de Claude Cahun en particulier
Des surréalistes, la femme aimée, ambiguë, est, tour à tour, la tiède habitante du cocon et celle de l’espace extérieur où l’âme stridente s’affole de sa propre lucidité ; tantôt créature trop charnelle, vénéneuse, rose publique, tantôt Nadja aux yeux cernés de noir, magicienne, sibylle, médiatrice de l’invisible.
Mais peut-être saura-t-elle, sait-elle déjà assumer simultanément les deux rôles ? (Alors les catégories masculines ne vaudront plus très cher, et les hommes auront peur)
L’ambiguïté de la femme-femelle se communique à l’amour dont elle est l’objet ou la complice.
Nora MITRANI (1956) (1)
Cette citation confirme l’ambiguïté de la situation des femmes surréalistes et en ce qui concerne l’érotisme, on pourrait dire qu’elles avaient le cul entre deux chaises et autres tabourets…
Avant d’aborder le cas spécifique de Claude Cahun, j’aimerais parler un peu de leur rapport à l’érotisme et de l’hiatus entre leur statut d’objets de désir et d’érotisme à l’intérieur du groupe ainsi que dans la production littéraire ou artistique de leurs partenaires et leur recherche d’une identité de sujet désirant avec son propre éros, principalement à travers leur art à elles.
En 1960 parut un roman érotique non-signé, intitulé La Confession anonyme. Il avait eu un succès de scandale, car l’Éros y est présenté comme faisant partie d’une quête mystique dont toute morale serait exclue. Il fut vite épuisé et on identifia l’auteur comme Suzanne Lilar, romancière belge (1901-1992), de la même génération que les aînées des femmes du surréalisme, nées entre 1887 (Valentine Hugo) et 1907 (Lise Deharme, Leonor Fini et Frida Kahlo) ; entre ces deux dates on trouve Claude Cahun, Denise Naville, Simone Breton, Valentine Penrose, Kay Sage, Eileen Agar, Toyen, Marcelle/Lila Ferry, Alice Rahon et Elisa Breton ; elles n’ont cependant pas toutes rejoint le groupe pendant les années vingt…
Vers 1980, le cinéaste belge André Delvaux (1926-2002), surréaliste inavoué qui préférait se réclamer du Réalisme magique, emprunta un exemplaire de La Confession anonyme, qu’il dévora en une nuit blanche et en proposa une adaptation pour l’écran à Lilar dès le lendemain. Une collaboration exemplaire, deux ans de conversations intimes, presque un amour platonique entre la vieille romancière et le cinéaste dans la force de l’âge s’ensuivirent, puis un film, Benvenuta, d’une grande richesse, synesthésique, où le surréalisme et le réalisme magique se rencontrent (2) . Delvaux juxtapose et met en abyme l’histoire des créateurs et la liaison passionnée, violente et compliquée entre les protagonistes Benvenuta (Fanny Ardant), jeune pianiste gantoise et Livio (Vittorio Gassman), magistrat italien grisonnant.
Cette configuration ne va pas sans rappeler les nombreux couples surréalistes qui se formaient et se défaisaient au gré des années et des rencontres, couples d’amants, doublés de couples d’artistes, dont Renée Riese-Hubert étudie la collaboration très variable dans son livre Magnifying Mirrors (3) . Le film fit sortir Lilar de l’ombre et elle s’exprima alors sur l’Éros féminin de façon fort intéressante dans divers entretiens (4). Elle parla de « l’anima » de son collaborateur : « André est double, il a également une sensibilité très féminine » (ibid.), définit sa perception personnelle de l’Éros comme « La ligne mystique ». et affirme encore : « je sais qu’il y a dans l’Éros féminin qui est très différent de l’Éros masculin une tendance à l’abdication (…) une jouissance dans la soumission », puis ajouta qu’elle avait mis longtemps à comprendre :
que cela existait dans l’amour, que cela représentait une des constantes de l’Éros féminin, mais que cette relation n’a de sens que si elle est jouée. Elle n’est belle que dans le théâtre et révélatrice sans le masochisme (… ) c’est bien cette expérience théâtrale du cérémonial de l’amour qui fait que Benvenuta peut recevoir des giffles au visage. Elle sait bien qu’après l’amour elle sort libre de la chambre et qu’elle va reprendre les concerts où elle est applaudie et fêtée. C’est une femme libre et Livio l’a voulue telle (ibid.).
Un critique qualifie l’amour de Livio de « tendre sadisme ». Le protagoniste révèle cependant une violence psychologique dans la séquence où il confronte Benvenuta à une fresque représentant l’initiation sadique d’une jeune fille à la Villa des Mystères de Pompéï. Elle s’y retrouve tout entière, comme en 1953 Unica Zürn s’était d’emblée reconnue en la Poupée de Bellmer, qui avait simultanément pensé qu’Unica incarnait sa créature.
La « ligne mystique » évoquée par Lilar, peut s’appliquer à un certain discours des surréalistes à propos de l’amour. Je vais reprendre à ce sujet un passage de mon article sur les nuages dans Mélusine XXV :
Comme l’amour courtois du Moyen Âge et l’amour romantique, l’amour surréaliste garde une aura mystique. Pour Benjamin Péret, la femme « dégage le sacré comme elle appelle l’amour » (5) et Sarane Alexandrian indique que vers 1924 le groupe des jeunes surréalistes « commence à considérer l’amour comme une promesse du merveilleux » (6) , puis que plus tard ils considéraient la dynamique du couple comme le désir d’une ascension commune (ibid. : 247). Aussi Benayoun fait-il remarquer que chez les surréalistes « le langage de l’amour devient celui même de la religion : il n’y est plus question que de culte, d’adoration, d’extase et de communion » (7).
Ainsi Simone Breton écrivit à sa cousine Denise Lévy en novembre 1923 à propos d’André Breton : « Il est l’autel et l’unique dépositaire de ma foi » (8) et elle se réfère à un moment privilégié de sa relation avec Max Morise en tant que « Miracle… comme (opéré) par une Aphrodite chrétienne, spirituelle, qui donne l’amour » (9) . On pense aussi, entre autres exemples, à la litanie poétique et anaphorique que Frida Kahlo adresse à Diego Rivera dans son journal ou à l’adoration inconditionnelle que Kay Sage vouait encore à Yves Tanguy après sa mort (10) .
Chez certaines femmes surréalistes, le sacré s’accompagne de transgression dans le sens de Bataille, contre la religion, la morale et la société, ou encore, chez d’autres, dans le sens de Lilar, contre leur propre idéal de pureté (Lilar conçoit la chasteté comme règle « et faire l’amour (comme) l’exception merveilleuse, la transgression de temps en temps ») (interview cit.). On pourrait voir dans cette optique les quelques aventures de Simone Breton et notamment sa liaison avec Morise, lorsque Breton la négligeait ou l’infantilisait, comme pendant l’affaire Germaine Berton :
je sais tellement que je serais autre s’il me traitait autrement, et qu’ainsi je serai toujours une enfant. Et quand je pense à me tuer, ou à faire quelque action grande je ne puis l’imaginer qu’en dehors de lui, en opposition à lui (Simone Breton, op. cit., p. 166, 24 déc., 1923).
N’oublions pas que la « femme enfant » était un fantasme masculin, où très peu des femmes se reconnaissaient. Somme toute, dans ses lettres, Simone exprime souvent une nostalgie de la monogamie impossible avec Breton :
e;gle, comme « La Chatte rose » de Valentine Hugo, « les Caracoleuses » et autres dessins érotiques de Bona, où femmes et escargots s’entrelacent, ainsi que divers contes, poèmes, dessins et tapisseries de Gisèle Prassinos, dont Annie Richard a analysé la réécriture ludique de la Bible (11) . J’ai beaucoup écrit sur la quantité phénoménale d’auto-expression chez les femmes surréalistes, les autoportraits narratifs de Frida Kahlo, ceux plus transposés de Remedios Varo et Leonor Fini et la mutation permétuelle du moi dans les photos de Claude Cahun, puis les écrits autobiographiques abondent. La révolte personnelle de certaines femmes se manifeste dans leurs œuvres plutôt que dans leur comportement qui fait écho à la révolte collective du groupe. Avec son récit La Comtesse sanglante (1962), Valentine Penrose met en scène un monstre féminin défiant toute concurrence masculine. Meret Oppenheim prone l’androgynie et revendique l’égalité pour les femmes artistes dans un texte (12) et en posant nue pour Man Ray en 1933 derrière la roue d’une presse d’imprimerie, dont la poignée phallique, positionnée au bon endroit suggère un sexe d’homme ; elle fête aussi la fertilité féminine de la nature dans son « Festin de Printemps ». Valentine Penrose et Alice Rahon se sont écrit des poèmes d’amour homosexuels, chose assez rare dans le corpus surréaliste. Parfois les femmes bafouaient leur beauté dans leurs œuvres, comme pour s’opposer à la façon dont celles des hommes érotisaient leurs corps ; d’où Alice Rahon : « Une femme qui était belle/ unjour/ ôta son visage/ sa tête devint lisse/ aveugle et sourde/ à l’abri des pièges des miroirs/ et des regards de l’amour… "(inÀ même la terre, 1936), elle fit aussi son autoportrait en Alice au Pays des Merveilles (1951), avec une tête de clown ; Bona écrivit : « Corps de femelle que j’ai détesté/ Ce corps vessie de porc/ sous trame d’âme d’oiseau/ en vain je l’ai livré/ Aux mille et plus qui l’avaient convoité etc. » (inA Moi-même, 1959) ; Carrington s’est décrite et peinte en vieille sorcière bien avant de vieillir et d’étranges créatures hybrides apparaissent dans ses textes, ainsi que chez Remedios Varo, Unica Zürn, Gisèle Prassinos et Marianne van Hirtum, entre autres…
Les hommes du groupe dénudaient et torturaient souvent leurs femmes dans leurs représentations picturales, les faisant poser dans des positions obscènes. Roland Penrose recouvrit la bouche et les yeux de sa première femme Valentine d’insectes et d’oiseaux dans le portrait Domino ailé (1938) et certains de ses portraits de Lee Miller, sa deuxième épouse, la représentent décapitée ou enchaînée. Le plus sadique sur toile et sur papier était sans aucun doute Hans Bellmer, il a également pris des photos obscènes de Nora Mitrani, puis plus tard d’Unica Zürn en la ficelant jusqu’à en faire un paquet de viande informe et pourtant, selon les témoignages, elles auraient toutes deux accepté ce traitement. Si les femmes enlaidissaient souvent leur image, c’était sans doute aussi pour reproduire le désir de l’autre…
André – pourquoi ne m’a-t-il pas été possible de ne vivre que pour lui ? Je pense parfois que si j’en aime d’autres c’est encore pour lui. C’est un être essentiel. Lui seul anime pour moi la vie (SB, op. cit., p. 218, 13 décembre, 1924).
La transgression sexuelle se manifestait par une variété de comportements. Léonor Fini aimait à s’entourer d’une cour d’hommes souvent homosexuels qu’elle dominait. Le groupe surréaliste pratiquait parfois l’échangisme, ce qui est arrivé en 1937 en Cornouailles, à l’instigation de Roland Penrose, dont la relation avec Lee Miller (encore Madame Eloui-Bey) venait de commencer. Le reste de ce groupe se composait de Paul et Nusch Éluard, Man Ray et Ady Fidelin, Eileen Agar et Joseph Bard, Max Ernst et Leonora Carrington (qui venaient aussi de se rencontrer) et quelques autres. La fête de l’Éros et du nudisme continua le même été, cette fois sous l’égide de Picasso, qui vivait alors avec Dora Maar, sur la côte d’Azur, à Antibes, Juan les Pins et Mougins. Agar raconte dans ses mémoires que le peintre espagnol les invita à changer non seulement de partenaire, mais aussi de nom et d’identité. Elle regrette « qu’aucune trace ne reste de la réaction des femmes à ce jeu », même si elles appréciaient la liberté de ces vacances carnavalesques. Agar souligne la double mesure des surréalistes vis-à-vis de leurs compagnes (13) , donnant comme exemple Breton qui préférait ignorer le talent de peintre de sa femme Jacqueline Lamba, voulant qu’elle jouât le rôle de muse du poète ou encore Man Ray, qui s’avéra incapable d’accepter la liberté sexuelle égalitaire de sa compagne Lee Miller.
Pour ce qui est de la théâtralité, on trouve un sens rituel de la parade chez les femmes surréalistes. Selon Agar, leur élégance témoignait davantage de leur à la philosophie du groupe que d’une stratégie de séduction :
Notre juxtaposition d’une robe de Schiaparelli et d’une conversation ou d’un comportement scandaleux ne faisait que rendre publics les principes mêmes du surréalisme (ibid.)
Quant au sado-masochisme, il est difficile de différencier entre la réalité et les fantasmes, entre l’art et la vie. Le culte du « Divin Marquis » représentait une attitude avant tout intellectuelle, qui inspira des textes et des illustrations à certaines femmes, comme Nora Mitrani, Toyen, Annie le Brun et à un moindre degré Mimi Parent. Lorsqu’il retrouva Lee Miller après la guerre, Roland Penrose lui offrit une paire de menottes en or de chez Cartier, car ni lui ni ses partenaires ne cachaient le fait qu’il attachait invariablement toutes celles avec qui il faisait l’amour. Les hommes étaient en général les initiateurs de ce genre de comportement, dont les femmes demeuraient fréquemment l’objet passif et/ou soumis. Ce schéma se mettait en place dès la rencontre, car pour les surréalistes, comme le note Sarane Alexandrian : « La femme est faite pour être rencontrée et l’homme pour la rencontrer » (op. cit., p. 218). Aussi Breton s’est-il opposé à la présence des femmes pendant les réunions de recherches sur la sexualité qui ont duré de janvier 1928 à août 1932. Sept femmes y ont néanmoins participé mais uniquement aux trois séances de novembre 1930 et il s’agissait des compagnes de certains des hommes, dont aucune artiste ni écrivain, hormis Nusch Éluard qui faisait des collages (14) . Il est intéressant de noter que Breton, en dépit de son refus de considérer le point de vue de la femme, vivait alors une relation érotique passionnée avec Suzanne Muzard, qui renversa les rôles en le soumettant à ses allées et venues entre lui et Emmanuel Berl, qu’elle s’empressa d’épouser, dés que le divorce d’avec Simone, qu’elle avait exigé du poète, fut prononcé.
Sans doute les hommes du surréalisme ne voulaient-ils pas, pour la plupart, mélanger les torchons avec les serviettes, c’est-à-dire leur fascination pour l’idée d’un Éros complètement libéré (bien que Breton ait prescrit l’homosexualité masculine), pour toutes les perversions sexuelles, pour la femme se donnant en spectacle, les femmes folles, criminelles et autres sorcières — à distance — avec leurs compagnes qu’ils aimaient, pour la plupart, de façon plutôt possessive, donc conventionnelle. Xavière Gauthier a été la première à relever des représentations de perversions non seulement chez les hommes surréalistes, mais aussi chez certaines femmes, bien qu’elle se soit limitée à Joyce Mansour, certes une des plus importantes, à Leonor Fini et Dorothéa Tanning avec son étrange obsession pour les chiens tibétains. Aujourd’hui nous en connaissons beaucoup d’autres, dont la plupart suivent deux tendances : l’humour dans l’érotisme et une sorte de confession autobiographique plus proche de Lilar, genres qui peuvent être littéraires ou iconographiques. L’humour prend parfois la forme de l’humour noir tel que le préconisait Breton, comme les contes noirs et lubriques de Joyce Mansour, certaines photos bizarres ou grotesques de Dora Maar, les poèmes absurdes et argotiques de Kay Sage, les objets de Meret Oppenheim, d’Eileen Agar et de Mimi Parent (« Maîtresse »), les textes caustiques de Nora Mitrani ou parodiques de Nelly Kaplan et certains des contes mi-humains, mi-animaux de Leonora Carrington, comme « La Débutante » ; d’autres ont produit un humour plus rose et plus espiègle.
Judith Reigl (née en 1923), artiste Hogroise qui passa trois ans dans le mouvement, écrivit en 55, l’année où elle l’a quitté, encore imprégnée d’images de l’automatisme :
La représentation de la femme sera une une représentation dynamique-magique de ce qu’il y a d’unique et d’universel en elle, la matière sera transformée en le verbe même de la femme, révélant ainsi sa substance spécifique en tant que force attractive, champ magnétique, plénitude, envoûtement, nostalgie, inspiration, parfum, au-delà de la nature objective. (15)
Lorsque Carrington célèbre la femme en 1970, par la toile « The Godmother », représentant une déesse de fertilité, peinte dans les couleurs de l’alchimie avec des attributs humains, animaux et végétaux et contenant dans sa vaste forme arrondie toute une série de femmes, l’artiste s’était lancée, depuis une trentaine d’années, dans un surréalisme bien à elle, qui pour elle n’en était plus un. Depuis des années, elle dit à tous ceux qui l’interviewent et qui ne la croient pas, à propos de ses années au sein du groupe : « Je n’étais pas surréaliste, j’étais avec Max ». Concluons cette partie avec une remarque pertinente de Marie-Claire Barnet : « Nomades du langage, des images et des désirs, les femmes surréalistes sont peut-être ailleurs » (16) .
Revenons à Claude Cahun. Je vais essayer d’être brève. Le vebe « oser » étant l’anagramme d’eros, on peut dire que toute sa vie, Claude Cahun (1894-1954) a osé se fabriquer un éros autre et indéfinissable. Claude Cahun était-elle une femme ? Il me semble que c’est la question qu’elle aurait voulue que nous nous posions et la réponse restera toujours oui et non. Née Lucy Schwob le 25 oct. 1894 à Nantes sous le signe du Scorpion et morte à Jersey le 8 décembre 1954, elle a ensuite été oubliée jusqu’à ce que François Leperlier la redécouvre dans le courant des années 80. Belle découverte, car personne dans le groupe n’avait été aussi extravagant ni poussé aussi loin les idéaux du surréalisme qu’elle.
La structure familiale déséquilibrée de Claude Cahun/Lucy Schwob constitua un grave handicap psychique dès le départ. Côté paternel, un double surmoi intellectuel : son père Maurice Schwob, directeur du journal La Phare de la Loire et son oncle Marcel Schwob, écrivain symboliste réputé. Les Schwob étaient des Juifs libéraux et lettrés mais bourgeois et Lucy reçut « une éducation qui se voudra particulièrement soignée (nurse anglaise, piano, lectures précoces, études à Oxford, à la Sorbonne, relations mondaines) » (17) . Du côté de la mère : scène primitive traumatisante, la petite Lucy ayant assisté à 4 ans aux premières crises de folie de sa mère, Mary Antoinette Coubebaisse (18), puis peu après ce fut la carence totale, lorsqu’on interna cette dernière à vie, ce qui provoqua une pulsion autodestructrice chez Lucy, celle de l’anorexie, dont je parle en détail dans un article de Mélusine XVIII, 1998. La seule figure un peu maternelle de l’enfance de Claude Cahun fut sa grand-mère paternelle, Mathilde, née Cahun, d’où le pseudonyme retenu, avec le prénom épicène, Claude. La mère « madwoman in the attic » (19) constituait ce qu’André Green appelle un cas de « mère morte » (20), c’est-à-dire une femme qui à la suite d’un fort traumatisme personnel (un deuil par exemple) se désinvestit complètement de son enfant et Lucy/Claude présentait tous les symptômes d’un tel enfant/objet : angoisse, insomnies, déclenchement d’une haine secondaire contre la mère, donc contre soi car il y a identification, l’excitation auto-érotique, une homosexualité intense, une activité frénétique ce qui va de pair avec l’anorexie et :
L’Unité compromise du Moi désormais troué se réalise soit sur le plan du fantasme donnant ouvertement lieu à la création artistique, soit sur le plan de la connaissance à l’origine d’une intellectualisation fort riche (Green, op. cit., p. 233)
Au vide laissé par la mère, venait s’ajouter l’inimitié entre les Schwob et les Courbebaisse, famille conservatrice, antisémite et d’un catholicisme fanatique, en pleine affaire Dreyfus. Il en résulta que Lucy/Claude utilisa son intelligence lucide pour rejeter les attributs de petite fille modèle et de jeune fille de bonne famille qu’on voulait lui inculquer et pour développer une identité protéiforme indéfinissable.
À 26 ans, dans son étrange autobiographie Aveux non avenus, Cahun inscrit une note préliminaire concernant son éros :
À sept ans je cherchais déjà sans le savoir, avec la hardiesse stratégique et l’impuissance motrice qui me caractérisent, l’aventure sentimentale (21).
Elle notait tout dans ce texte, étant elle-même la matière de son livre, comme Montaigne, mais en plus narcissique. Elle y parle de son anorexie, de son auto-érotisme, de son angoisse, de ses insomnies, de ses fantasmes, de sa fascination masochiste pour son propre corps, de la haine de sa mère et de la féminité en général etc. Sa vie sentimentale et sexuelle prit la forme d’une antinomie surréaliste. À quinze ans, elle rencontre Suzanne Malherbe, dont la mère veuve devait se remarier un peu plus tard avec Maurice Schwob, le père de Cahun, et qui incarnait l’âme sœur, la jumelle (bien que de deux ans son aînée) et bientôt l’amante :
au printemps de 1909, c’est la rencontre foudroyante (… ) une passion jalouse, exclusive (… ) Bientôt plus rien n’existe pour moi que ma passion avec Suzanne. (22)
C’était un autre elle-même :
Lucy et Suzanne, soeurs par alliance, siamoises diront-elles, qui se fréquentaient déjà avant le mariage ne se quitteront plus. (23)
Malherbe était une artiste plastique de grand talent et sous un pseudonyme masculin franglais, Marcel Moore, faisait de la peinture, du dessin, de la gravure sur bois, puis surtout de l’illustration et du décor peint (ibid.). La collaboration entre les deux femmes s’avéra phénoménale. De ses illustrations de divers textes de Claude Cahun, on retiendra avant tout l’exécution des photomontages conçus par Cahun pour Aveux non avenus. Ces images, patchworks principalement composés de multiples versions de la tête et de fragments du corps de Cahun, ainsi que de bribes d’autres photos qu’elle avait prises, expriment et peut-être dans une certaine mesure exorcisent les hallucinations du corps morcelé témoignant, d’après Lacan, d’un stade du miroir mal vécu. Selon la théorie du psychanalyste, l’image spéculaire de la figure maternelle (ici Suzanne Malherbe) accompagnant le sujet devant le miroir, peut l’amener à la jubilation de la reconnaissance. La relation lesbienne exclusive avec Suzanne Malherbe apporta donc un fond de stabilité affective à la vie de Claude Cahun. Nous verrons cependant qu’elle avait un éros plus complexe qui s’exprimait dans ses autoportraits polymorphes toujours recommencés ainsi que dans ses écrits, en particulier dans ses « héroïnes » (24), autoportraits transposés de personnages féminins populaires de la Bible, de la Mythologie grecque, de Perrault ou des Frères Grimm entre autres.
Vers 1932, lorsqu’elle s’installe à Paris avec Suzanne Malherbe, Claude Cahun eut un deuxième coup de foudre, collectif cette fois-ci (bien qu’elle fût un temps amoureuse d’André Breton), pour le groupe surréaliste, leur idéologie, leur révolte, leur poésie. Le personnage en mutation perpétuelle que Cahun se fabrica était hautement surréaliste, toujours érotisé et proche des idées de Suzanne Lilar par sa théâtralisation constante. Il s’agira toujours du je (u) qui sera toujours un(e) autre. Leperlier a très bien décrit la multiplicité de cette femme unique :
À travers le travestissement, le jeu des masques ou la mise à nu, Claude Cahun ne cessera de distribuer les rôles, de multiplier les images de soi jusqu’à toucher les limites de cette « indéfinition » sexuelle dont elle rêvait de faire un troisième genre. En fait, elle aspire à une traversée de tous les genres : homosexualité, bisexualité, androgynie… pour affirmer le sien, irréductible à aucun autre (…) Cette atypie radicale la met hors de portée de toute « récupération » idéologico-passionnelle, y compris féministe. Elle ne sera jamais que de « son propre côté », c’est-à-dire toujours de « l’autre côté », où elle n’est pas attendue mais où elle peut s’atteindre elle-même jusque dans la violence qu’elle s’inflige. À elle-même son propre bourreau, à elle-même son propre démiurge… (25)
Voilà donc l’autre versant de l’antinomie. Dans un article à paraître, j’ai établi de nombreuses correspondances entre les textes des « Héroïnes » et les autoportraits photographiques, par le biais de l’anamorphose et de l’ekphrasis. Dans ses œuvres comme dans sa vie (elle a même fait du théâtre), Claude Cahun se met constamment en scène et parvient à métamorphoser son corps au gré de sa fantaisie, non pas par la chirurgie comme Orlan, mais au moyen de travestissements finement élaborés et d’une variété d’accessoires. Les héroïnes arborent avec panache leur sado/masochisme tout en transgressant allégrement leur rôle dans l’hypotexte correspondant. Comme Benvenuta, Cahun pare à son propre masochisme, si apparent dans Aveux non avenus, en le dramatisant dans ses textes et surtout dans ses autoportraits photographiés. Lorsqu’elle rencontrait André Breton, habillée normalement en femme ou quand elle lui écrivait, Claude Cahun perdait tous ses moyens et on la reconnaît à peine sur les photos de groupe où elle passait presque inaperçue, alors que le personnage androgyne « cent têtes » des autoportraits nous regarde avec la froide insolence du dandy.
Une photo de c.1930 expose une Claude Cahun nue, une corde enroulée autour du corps, rampant sur le sable vers un rocher, sans doute à Jersey ; scène sadique ? Où est le bourreau ? Derrière la caméra sans doute, car la légende nous informe qu’il s’agit encore une fois d’un autoportrait et une fois de plus, la théâtralité transforme le sadisme en jeu. Thérèse Lichtenstein mentionne un témoignage retrouvé dans le journal intime d’un officier nazi à Jersey (26) , qui en perquisitionnant la maison de Cahun et Malherbe, après leur arrestation pour avoir distribué de la propagande anti-SS, aurait découvert « du matériel pornographique » et « des photos des deux femmes s’adonnant à des perversions sexuelles, dont l’exhibitionnisme et la flagellation ». Lizzie Thynne a repris ce témoignage dans son film (27) , sans commentaire. Comment prendre au sérieux le jugement moralisateur (il exprime sa désapprobation et son dégoût) d’un membre de la Gestapo, complice de la plus grande entreprise de sadisme jamais infligée à l’humanité, à propos d’un comportement sexuel entre deux adultes consentantes, dans l’intimité la plus stricte ?
Le travestissement de femme en homme que pratiquait Claude Cahun demeure une rareté, voire une exception chez les surréalistes, sauf peut-être dans le contexte des nombreux bals masqués qu’ils fréquentaient, mais ce n’était pas dans le même esprit, car il ne s’agissait pas de la recherche d’un 3e genre, comme pour Cahun. Selon Marjorie Garber, spécialiste du travestissement sous toutes ses coutures :
Le 'troisième' est ce qui remet en question la pensée binaire et induit une crise (… ) le troisième terme n’est pas un terme et il s’agit encore moins d’un sexe (… ) le troisième est un mode d’articulation, une façon de décrire un espace de possibilité(s) (28).
Garber conclut que « l’élément dérangeant qui intervient alors, n’est pas une simple crise des catégories du masculin et du féminin, mais une crise de la notion même de catégorie » (ibid.,p. 17).
Et la notion même de catégorie c’est précisément ce contre quoi Claude Cahun s’insurge. Il y a longtemps, vers 1979-1980, j’ai interviewé Christiane Rochefort et lorsque je l’ai interrogée sur ses penchants politiques et idéologiques, elle m’avait répondu : « Si ce n’était pas déjà une étiquette, je serais anarchiste » et c’est un peu comme cela que j’imagine Claude Cahun…
Paris, mars 2006.
Nora Mitrani, « Des Chats et des magnolias », in Rose au cœur violet, Paris, Terrain vague. Losfeld, 1988, p. 89-93.
Voir mon article, « Between Surrealism and Magic Realism : the Early Feature Films of André Delvaux (1926-2002) » , à paraître dans Yale French Studies, été 2006.
Renée Riese-Hubert, Magnifying Mirrors/Women, Surrealism and Partnership, Lincoln & London, Univ. of Nebraska Press, 1994.
Ici je me réfère aux propos de Suzanne Lilar interviewée par Jacqueline Aubenas, inVisions 11 (revue belge sur le cinéma), septembre 1983, p. 6. Référence : Visions.
Benjamin Péret, « Noyau de la comète », introduction à son Anthologie de l’amour sublime, Albin Michel, 1956, p. 76.
Sarane Alexandrian, Les Libérateurs de l’amour, Éditions du Seuil, 1977, p. 214.
Robert Benayoun, Érotique du surréalisme, Pauvert, 1965, p. 177 (Chapitre VII, « Une Religion de l’amour »).
Lettre du 16 juin 1923, in Simone Breton, Lettres à Denise et autres textes, édition établie par Georgiana Colvile, Éditions Joëlle Losfeld, 2005, p. 135.
Ibid., p. 166, lettre du 14 novembre, 1923, où Simone attribue le rôle de « l’Aphrodite » à sa cousine, Denise Lévy.
Voir Judith Suther, A House of her own/Sage Solitary Surrealist, Londres & Lincoln, University of Nebraska Press, 1997, p. 163 & 177.
Eileen Agar, A Look at my Life, Londres, Methuen, 1988, p. 120.
Voir José Pierre, « Observations préliminaires », Recherches sur la sexualité, Archives du surréalisme 4, Gallimard, 1990, p. 193.
Voir Annie Richard, La Bible surréaliste de Gisèle Prassinos, éditions Mols, 2004.
Voir Nancy Spector, “Meret Opppenheim Performing Identities”, Meret Oppenheim Beyond the Teacup, New York, Independent Curators Inc., 1996, p. 35-42.
D’abord publié in Médium, n° 4, 1955, puis cité inLa Femme et le surréalisme, cat. de l’exposition, établi par Erika Billeter et José Pierre, Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, 1987.
Marie-Claire Barnet, La Femme cent sexes ou les genres communicants, Berne, Peter Lang, p. 291.
François Leperlier, Claude Cahun/L’écart et la métamorphose, Jean-Michel Place, 1992, p. 21.
Voir la Lettre à Henri Barbier du 21 janvier 1951, citéé par François Leperlier, in « Claude Cahun la gravité des apparences" » Rêve d’une ville/Nantes et le surréalisme, catalogue de l’exposition, Musée des Beaux-Arts de Nantes, 1994-1995.
Référence à l’ouvrage critique de Sandra Gilbert & Susan Gubar sur le roman féminin en Angleterre au XIXe siècle, The Madwoman in the attic (la folle au grenier, personnage gothique du roman de Charlotte Brontë, Jane Eyre), New Haven & London, Yale University Press, 1984.
Voir André Green, « La Mère morte », Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Éditions de Minuit, 1983, p. 222-253.
"Aveux non avenus", in Claude Cahun, Écrits, Edition présentée et établie par François Leperlier, Jean-Michel Place, 2002, p. 179.
CC, Lettre à Henri Barbier du 21 janvier 1951, citée par FL in Nantes cat., p. 263.
François leperlier, Claude Cahun l’écart et la métamorphose, Jean-Michel Place, 1992, p. 23.
Dans Le Mercure de France, n° 639, février 1925, ont paru « Ève la trop crédule », « Dalila, femme entre les femmes », « La sadique Judith », « Hélène la rebelle », « Sapho l’incomprise », « Marguerite, sœur incestueuse » et « Salomé la sceptique » et dans le Journal Littéraire, n° 45, 28 février 1925 : « Sophie la symboliste » et « La Belle ». Dans les Écrits de Claude Cahun, Jean-Michel Place, 2002, F. Leperlier a ajouté les six textes inédits des « Héroïnes ».
François Leperlier, « L’œil en scène », introduction à Claude Cahun, Nathan Photo Poche n° 85, 1999, n.p.
Therese Lichtenstein, « A Mutable Mirror : Claude Cahun », Art Forum, avril 1992, p. 64-67.
« Playing a Part/The Story of Claude Cahun », documentaire réalisé et produit par Lizzie Thynne, Sussex University, Grande Bretagne, 2004.
Marjorie Garber, Vested Interests/Cross-Dressing and Cultural Anxiety, New York, Routledge, 1992, p. 11 (ma traduction).