MÉLUSINE

La symbolique des moyens de transport dans l’œuvre romanesque de Georges Bataille

De prime abord, les moyens de transport ne constituent que des éléments accessoires parmi tant d’autres dans l’œuvre romanesque de Georges Bataille. Ils permettent, conformément à l’usage habituel, le déplacement des personnages dans l’espace, leurs promenades, leurs voyages, tout en favorisant leurs rencontres et leurs séparations. Toutefois, une observation attentive permet de détecter la place importante et considérablement symbolique qu’occupent ces véhicules batailliens au sein de leur univers fictionnel. Publics ou privés, collectifs ou individuels, mécaniques ou naturels, terrestres, maritimes ou aériens, ils dépassent le cadre de leurs fonctions originelles utilitaires pour assumer des rôles beaucoup plus abstraits et inconstants au gré des situations fictionnelles qui occasionnent leurs apparitions. Chevaux, vélos, automobiles (voitures, taxis, fiacres, coupés, corbillards, camionnettes), trains, bateaux (barques, yachts) et avions emplissent l’œuvre d’arrivées et de départs, de retrouvailles et de ruptures, d’espoir et de déceptions, de plaisir et de souffrance, d’amour et de mort. Ils permettent d’entreprendre, parallèlement au déplacement dans l’espace, un voyage périlleux, néanmoins libérateur, dans l’univers intérieur des personnages, un pèlerinage au temple des profondeurs ténébreuses de leur être, de leur obscur inconscient. Ce voyage serait l’équivalent d’une quête spirituelle de soi, d’une série d’épreuves préparatoires à l’initiation bataillienne, d’une progression existentielle ayant pour ultime station, pour but final la réalisation du « surhomme » nietzschéen.

Observons ces différents moyens de transport peu communs et essayons de cerner, derrière leurs tâches matérielles conventionnelles, la dimension ésotérique de leur présence, leur valeur métaphorique en tant qu’images du moi, que reflets des divers aspects de la vie intérieure.

Séparations et retrouvailles

Arrivées et départs, souvent occasionnés par le mouvement des véhicules, rythment les vies des existences batailliennes et décident de leurs rencontres ou ruptures, isolation ou compagnie, délaissement ou irruption. La voiture joue un rôle décisif dans la relation du couple Troppmann-Dirty, dans Le Bleu du ciel. A Vienne, cette dernière la prend sans dire un mot (p. 408), abandonnant son amant à sa solitude et à sa douleur. En Espagne, celui-ci s’en sert pour renouer avec sa maîtresse et se réconcilier avec ses désirs. Il la prend pour aller la chercher à l’aéroport, angoissé de manquer une fois de plus son rendez-vous avec le plaisir : « Je me précipitai, malade à l’idée qu’on avait pu saboter la voiture. Personne n’y avait touché. Un quart d’heure après, j’arrivai au champ d’aviation. J’avais une avance d’une heure » (p. 469).

Dans cette même œuvre, le mouvement du train rapproche irrévocablement Xénie de Troppmann, sur le plan physique : « En principe, Xénie était dans le train de Barcelone et, rapidement, se rapprochait de moi : j’imaginais la vitesse du train brillant de lumières dans la nuit se rapprochant de moi dans un bruit terrible. » (p. 450), dit-il. Le train est, en effet, un moyen de transport public dont la trajectoire, les horaires et la vitesse échappent à la volonté de ses usagers qui doivent s’y plier selon leurs desseins. Fixé sur des rails, immuable, il figure dans son mouvement rectiligne la fatalité de la vie avec toutes ses composantes : le rapprochement, la solitude, l’attente, la mort. Le crissement produit par le véhicule, dans la tête d’Henri, présage l’affrontement qui ne tardera pas à avoir lieu entre lui et la voyageuse survenant inévitablement au mauvais moment. Ainsi, le rapprochement physique n’induit pas forcément un rapprochement affectif. Le train signe une évolution psychique, une prise de conscience qui entraîne le personnage vers un nouveau choix : celui d’abandonner Xénie pour l’autre passagère venant en avion (Dirty), plus légère, plus libre.

Ce même train introduit une menace de retard impliquant une attente difficile à supporter pour Troppmann qui redoutait pourtant l’arrivée inévitable de son amie. « Le train avait du retard, (dit-il). J’étais réduit à aller et venir dans la gare » (p. 466). D’ailleurs la gare où s’effectue l’attente ressemble à la "Galerie des Machines" de son cauchemar, ce qui accentue le malaise face à la venue non souhaitée de Xénie et au retard de son train.

Le train est, en outre, le véhicule qu’utilise Dianus pour rejoindre son amante B., dans L’Impossible (p. 125-126) et qu’emprunte Julie, dans Julie (p. 57), pour se réconcilier avec son ancien amant : « (elle) espérait rejoindre Henri le lendemain, par le train de six heures. » (p. 69).

À côté de la voiture et du train, véhicules terrestres, les moyens de transport maritimes jouent un rôle déterminant dans le devenir des personnages. Dans l’appendice de Divinus Deus, la barque permet au narrateur de sortir de sa solitude en croisant Sainte et de pénétrer par son biais l’univers de la sainteté :

Je marchais lentement : le bruit de rames d’une barque me surprit. Je m’arrêtai et la barque s’arrêta. La jeune femme de la barque venait de lâcher ses rames au fil de l’eau. Elle ne dit rien, elle était seule, un peu renversée dans la barque, les mains [demeurées ?] sur les rames immobiles : elle semblait ne pas m’avoir vu. Je la voyais à peine, la barque, peinte de raies inégales, blanches et vertes, m’avait dépassé mais ne bougeait plus. (…) La barque dérivait avec une incroyable lenteur. (…) Il me sembla que sous la robe ses jambes devaient s’ouvrir à mesure que la tête tournait. A la longue, sa position renversée me parut celle d’un corps qui s’abandonne : sa décence apparente avait une impudeur qui s’accusait.
Lorsqu’elle eut disparu, la barque au pied des arbres dans l’eau sale laissait un souvenir douteux. (…) Rapidement, lâchant une rame, elle me fit signe de ne pas la suivre. Elle avait aussitôt redressé la barque et s’était éloignée dans le bruit cadencé que font des rames sur une eau dormante. (p. 297-298)

Cette rencontre permet au narrateur une sortie des dimensions cosmiques. « L’eau dormante » dont il parle n’est autre que sa propre vie stagnante avant la venue inopinée de la barque et de sa conductrice. « Les mains demeurées sur les rames » de celle-ci, tout en servant à faire avancer l’embarcation, dirigent les existences environnantes, dont celle du narrateur.

Le bateau est, en outre, l’espace de l’amour, de la complicité, de l’enivrement des sens et du bonheur perdus d’Henri et de son amante, dans Julie. Celui-ci « se rappela le même bruit, le même ciel, à l’entrée d’un bateau dans le port de Newhaven. Julie et lui, sur le bateau, riaient d’être arrivés. Une ligne de falaises pâles marquait l’Angleterre. (…) Ils avaient bu sur le bateau : de grands verres de whisky… » (p. 62). « La ligne de falaises » symboliserait la ligne de partage entre l’univers béat, la bulle protectrice représentée par l’espace du bateau, d’un côté, et le monde réel avec sa solitude, ses déceptions et malheurs, de l’autre.

Quant à l’avion, appareil de navigation aérienne, il apparaît uniquement dans Le Bleu du ciel, peut-être justement parce que, dans son envol, il est le seul moyen de transport capable d’embrasser les hauteurs célestes. Il surgit d’abord dans la rêverie prémonitoire de Troppmann annonçant le retour tant souhaité de son amante. Sa survenue est donc synonyme de l’espoir, de l’affranchissement du personnage de son moi terrestre, de la démesure de ses aspirations :

De la même façon que surgirait, le lendemain, à l’heure éclatante du jour, tout d’abord point imperceptible, l’avion qui porterait Dorothea…J’ouvris les yeux, je revis les étoiles sur ma tête, mais je devenais fou et j’avais envie de rire : le lendemain, l’avion, si petit et si loin qu’il n’atténuait en rien l’éclat du ciel, m’apparaîtrait semblable à un insecte bruyant et, comme il serait chargé, dans la cage vitrée, des rêves démesurés de Dirty, il serait dans les airs, à ma tête d’homme minuscule, debout sur le sol – au moment où en elle la douleur déchirerait plus profondément que d’habitude – ce qu’est une impossible, une adorable « mouche des cabinets ». (p. 455)

Bien que Troppmann ne soit pas celui qui prend l’avion, il partage les mêmes « rêves démesurés » que Dirty, la même fougue excessive qui lui permet d’échapper à sa propre inertie, de dépasser les conflits historiques (insurrection, guerre) et personnels et d’accéder à l’harmonie intérieure.

Quête générale du risque, de l’excès, de la liberté

La quête du risque, de l’excès et de la liberté est inhérente à tout déplacement spatial effectué par le biais des véhicules, chez Bataille. Nous l’évoquerons ici de manière générale avant d’en révéler les particularités.

La voiture, dans Le Bleu du ciel, véhicule immanquablement le risque. Elle constitue le lien principal de Troppmannn à l’insurrection séparatiste catalane. Celui-ci propose, en effet, de conduire son ami révolutionnaire Michel en ces « circonstances risquées » (p. 448) : « Je ne voulais pas m(e) mêler (des troubles), mais je disposais d’une voiture qu’un de mes amis, qui séjournait alors à Calella, m’avait prêtée pour une semaine. Si (Michel) avait besoin d’une voiture, je pouvais le conduire. » (p. 448). La voiture, grâce à sa mobilité, assure la liberté du déplacement dans l’espace, en dépit de la complexité de la situation. En ce temps de guerre, elle met en jeu, aussi bien la vie de son utilisateur que la quiétude de son esprit, notamment quand il s’agit d’un touriste non engagé, désinvolte, préoccupé uniquement par ses plaisirs personnels. Elle représente un double danger : celui de se faire prendre en tant que complice des insurgés, et celui de se trouver devant Lazare, le personnage emblématique de la guerre et de la mort dans ce roman. S’engager à aider les insurgés en les conduisant dans sa voiture revient à appartenir à Lazare, à ses idéologies et à son engagement sur la voie de la lutte ouvrière, de la mort : « Je ne doutais plus que, si Michel utilisait ma voiture, je n’eusse toutes chances de me trouver devant Lazare. » (p. 449), explique Troppmann. Il rajoute exprimant son appréhension : « Dans la voiture, attendant Michel, j’adhérais au volant – comme une bête prise au piège. L’idée que j’appartenais à Lazare, qu’elle me possédait, m’étonnait… » (p. 454).

Par ailleurs, la voiture dans son mouvement figure la quête incessante de la vérité, et tout ce qu’elle implique comme risque, dans La Maison Brûlée. En effet, Anne la conduit dans toutes les étapes de sa recherche du vrai criminel : c’est en roulant dans son « cabriolet décapotable » (p. 121) (ouvert sur la liberté et la délivrance qu’offre la vérité) qu’elle rencontre l’accusé Antoine pour la première fois et qu’elle manque de le renverser. C’est dans cette même voiture qu’elle traverse les « rues étroites » de la ville, métaphore des esprits bornés et dogmatiques qui l’habitent, et qu’elle « aboutit à la maison de Marthe » (p. 121), la vraie criminelle. C’est également dans ce véhicule qu’elle s’engage avec Antoine sur le chemin de la recherche du coupable : « Anne en voiture vient prendre Antoine sur la route où ils se sont parlés. » (p. 132). A la fin du scénario, « Elle prend la voiture et la route allant à la maison de Mauronnes et Antoine l’aperçoit de loin. » (p. 147). C’est cette dernière station qui lui permet de lever enfin le voile sur l’assassin et d’accéder à la vérité longtemps camouflée. Ce déplacement local assuré grâce à la mobilité de la voiture est finalement un voyage à l’intérieur de soi, une progression spirituelle permettant l’accès à l’inconnu, à l’inaccessible, au mystérieux, au ténébreux.

Il s’agit du même type de voyage entrepris par le prêtre, dans L’Abbé C., le jour de la grand-messe. Celui-ci est pris d’un malaise aussi bien physique que spirituel correspondant à sa décision de s’affranchir de l’hégémonie de l’Eglise qui règne sur son âme. C’est la voiture du médecin qui se charge de matérialiser ce passage du monde sacré au monde profane : « Le suisse et moi portâmes mon frère à la porte de l’église, où attendait la voiture du médecin. (…) Je demandai au médecin de conduire Robert à la maison. » (p. 294)

En outre, à l’image du cheval et à la différence des autres moyens de transport, la bicyclette est un véhicule individuel mû, non par une force étrangère, mais par la personne qui le monte. Celle-ci, seule, peut la chevaucher, déterminer son mouvement en avant, décider de sa direction et assurer son équilibre. Elle correspond au besoin, voire à l’exigence d’autonomie[1] et de liberté dont fait preuve le couple adolescent d’Histoire de l’œil. En effet, le vélo accompagne l’une de leurs expériences les plus excessives : celle de la libération de leur amie Marcelle internée par leur faute dans un établissement psychiatrique. « Un soir enfin, bien renseignés, nous partîmes à bicyclette pour aller jusqu’à la maison de santé où notre amie était enfermée. En moins d’une heure nous eûmes parcouru les vingt kilomètres qui nous séparaient d’une sorte de château entouré d’un parc muré, isolé sur une falaise dominant la mer. » (p. 27), raconte le narrateur. Ces vingt kilomètres parcourus la nuit, à bicyclette, correspondent à une portion importante du chemin initiatique que les deux adolescents devraient parcourir tout au long du récit.

Dans L’Abbé C., de même, la bicyclette aide Robert à se libérer des normes religieuses qui ont toujours structuré sa vie et à modifier radicalement le cours de son existence, comme quand le cycliste décide de faire pivoter le guidon afin de changer de direction. Son frère rapporte : « Quatre ou cinq fois, il quitta la chambre dans la nuit : il faisait l’amour avec Rosie, à laquelle il demandait finalement de rejoindre Raymonde en m’attendant. Il sortait alors en bicyclette et ne rentrait que bien plus tard. » (p. 328-329) « Sa bicyclette (qui) manquait » (p. 327) le jour de sa disparition marque parallèlement à sa progression locale, son évolution spirituelle de la soumission à l’action, de la stagnation à l’effervescence suivie de l’affranchissement.

A côté des véhicules terrestres, le bateau et le yacht favorisent l’évasion du monde des normes et le flottement, le glissement vers un univers qui n’obéit à aucune règle, celui de la transgression et de l’excès. Dans Histoire de l’œil, après la mort de Marcelle provoquée par leur perversion, « Il n’était pas difficile (aux deux adolescents) de voler une barque, de gagner un point retiré de la côte espagnole et d’y brûler la barque entièrement à l’aide de deux bidons d’essence. » (p. 48). En fuyant leur ville X., ils entament leur navigation périlleuse vers le monde de la souveraineté. A la fin du récit, « l’Anglais acheta un yacht à Gibraltar et nous prîmes le large vers de nouvelles aventures avec un équipage de nègres », raconte le narrateur (p. 69). Le yacht est une porte ouverte sur d’autres aventures outrancières.

Erotisme

L’érotisme est l’une des symboliques les plus récurrentes des moyens de transport chez Bataille. Chevaux, vélos, voitures et trains, tout en favorisant le déplacement spatial, constituent les sièges d’un intense transport libidinal. Naturel, animal, le cheval n’est pas un moyen de transport comme les autres. Il est, « la monture, le véhicule, le vaisseau, et son destin est donc inséparable de celui de l’homme. Entre eux deux intervient une dialectique particulière, source de paix ou de conflit, qui est celle du psychisme et du mental. »[2] Chez Bataille, le coursier et le cavalier sont intimement unis. Le premier correspond parfaitement à la personnalité et à l’attente du deuxième et le deuxième est totalement sensible aux pulsions, à l’impétuosité et à l’ardeur du premier.

Dans Ma Mère, Hélène, prend exemple sur sa « bête des bois » (p. 227), sur son cheval, tout au long de sa vie de femme et de mère. « Dans les bois, j’allais à cheval, (dit-elle à son fils), je défaisais la selle et j’ôtais mes vêtements. Pierre, écoute-moi, je lançais le cheval dans les bois… » (p. 220). Le cheval, tout en l’emmenant aux bois, l’aide à pénétrer son for intérieur, à prendre conscience de son corps, de ses désirs outranciers, de la rage d’excès qui l’habite, l’anime et détermine son mode de vie, ses attitudes. « Mais seule, je me tordais sur le cheval, j’étais monstrueuse et… » (p. 221), rajoute-t-elle. Ainsi dévêtue sur son animal, elle se transforme en centaure au visage de femme et dont le corps se confond avec celui du cheval instinctif, déchaîné, la monture des dieux dans la mythologie. Elle est aussi Pégase, ailée, éthérée, transportée sur le dos de sa passion, de sa volupté, de sa démesure, de son délire, vers les sphères de l’apesanteur, celles de la liberté, de l’impossible. Extasiée, transie, délectée sur la selle de son partenaire bestial, elle trouve dans ces instants paroxystiques plus d’intensité orgastique qu’avec son conjoint : « Je le fuyais, (dit-elle en parlant de celui-ci). J’allais dans les bois. Je partais à cheval et jamais, comme je me méfiais, il ne me rattrapa. » (p. 221). En effet, cet homme, malgré son lien au milieu de l’excès et de la débauche, reste extérieur à la spontanéité, au naturel, à la passion et à la fureur originaires, aussi bien spirituels que sexuels, du cheval et de sa cavalière Hélène, sa parfaite réplique humaine.

Cette femme continue à entretenir une relation privilégiée avec l’espèce équine dans toutes les étapes de sa vie. Elle emmène son fils en voiture à cheval (p. 212) à ses premiers rendez-vous avec la débauche. Ce moyen de transport reste, à ses yeux, le plus efficace pour toute initiation. Dans Charlotte d’Ingerville, la mère de Pierre décédée ressurgit, à travers les souvenirs de sa nièce, ainsi que son véhicule animal. Charlotte décrit ces instants révolus d’harmonie à son cousin : « Un jour tante Madeleine s’habillait pour monter à cheval. Il n’y avait pas de chevaux à Ingerville, mais ta mère y venait en voiture, elle avait deux chevaux rapides et toujours un jeune cocher. Ta mère m’avait fait faire un costume pour l’accompagner. Nous nous habillâmes ensemble. Elle était d’autant plus indécente que le cocher, sous le prétexte de l’aider, assistait à une partie de la scène (…). Nous partîmes à cheval dans la direction des bois d’Estoiles. » (p. 288). De la sorte, une fois de plus, le cheval accompagne les aventures outrancières et les initiations érotiques (ici, celle de Charlotte). « L’odeur des chevaux, des selles de cuir et des bois me grisait. » (p. 288), explique cette dernière en revivant, à travers les images de sa mémoire, ces instants uniques de jouissance, ce voyage sensuel vers l’au-delà.

Le vélo, dans Histoire de l’œil, favorise, également, le bouillonnement incontrôlé des sens. Les deux adolescents chevauchent leurs vélos afin de tenter de libérer leur amie Marcelle internée dans une maison de santé. Le choix du véhicule laisse transparaître, parallèlement à leur détermination de s’affranchir en prenant leur destin en main, leur volonté de perpétuer leur dialogue visuel intensément érotique, cette communication privilégiée qu’ils entretiennent inlassablement, même dans les moments d’action, comme quand ils se préparaient à fuir la maison de santé après leur comportement dévergondé. Le vélo n’a en fait pas la carapace métallique que possèdent les autres véhicules et qui aurait empêché la délectation du regard face au désordre et à la souillure "séduisants" du spectacle que les conducteurs exhibent mutuellement : « Bientôt nous avions retrouvé nos bicyclettes et nous pouvions nous offrir l’un à l’autre le spectacle irritant et théoriquement sale d’un corps nu et chaussé sur une machine ; nous pédalions rapidement sans rire est sans parler, satisfaits étrangement de nos présences réciproques, l’une pareille à l’autre dans l’isolement commun de l’impudeur, de la lassitude et de l’absurdité. » (p. 33), rapporte le narrateur. Ces instants à bicyclette correspondent à la suspension de la vie banale et à l’accès momentané à l’univers de l’impossible : « Le temps depuis lequel nous avions abandonné le monde vraiment réel, celui qui est composé uniquement de personnes habillées, était déjà si loin qu’il paraissait presque hors de portée. Notre hallucination particulière se développait cette fois sans plus de limite que le cauchemar complet de la société humaine par exemple, avec terre, atmosphère et ciel » (p. 33), rajoute le narrateur en pédalant à côté de son amie pour rebrousser chemin vers chez eux, vers le monde réel.

Cette nudité affichée sur ce véhicule ouvert, comme celle déjà observée sur le dos du cheval, ne peut que provoquer une scène de haute tension libidinale :

Ainsi une selle de cuir se collait à poil sous le cul de Simone qui se branlait fatalement en agitant ses jambes sur les pédales tournantes. De plus le pneu de derrière disparaissait indéfiniment à mes yeux, non seulement dans la fourche, mais virtuellement dans la fente du derrière nu de la cycliste : le mouvement de rotation rapide de la roue poussiéreuse était d’ailleurs directement assimilable à la fois à la soif de ma gorge et à mon érection, qui devait nécessairement aboutir à s’engouffrer dans les profondeurs du cul collé à la selle. (…) Je me rendis compte qu’elle se branlait avec une brusquerie de plus en plus forte sur la selle qu’elle tenaillait étroitement entre les fesses. (p. 33-34).

Cette jubilation charnelle est suivie de la chute de la conductrice et de sa perte de conscience, de son entrée, l’espace de quelques instants, dans l’univers élitiste de la mort. Néanmoins, il reste du chemin à parcourir avant l’accès définitif à l’Impossible.

Chez Bataille, la voiture conduit aussi vers le plaisir, la débauche, l’érotisme. Dans Le Bleu du ciel, elle transporte Troppmann d’un endroit de dépravation à un autre, de chez Francis (p. 415), où il rencontre Xénie et entame avec elle une relation douteuse, à chez Fred Payne, (« Tout le monde s’entassa dans deux voitures. » (p. 416). Dans Charlotte d’Ingerville, c’est au bordel que l’héroïne mourante veut se faire conduire en taxi (p. 293). Dans Sainte, le narrateur emmène la prostituée, en taxi, « dans un bar sombre où (ils) aval(ent) du whisky sans parler. » (p. 305). Le taxi, bien que n’appartenant pas aux voyageurs, obéit quand même à leurs désirs et leur permet d’accéder aux endroits souhaités de l’espace et de leur être.

Dans Madame Edwarda, la voiture est l’équivalent d’une maison close. Elle stationne sous les ordres de la prostituée, (« Elle arrêta la voiture en frappant la vitre et descendit ». (p. 28), après une promenade nocturne dans les rues sombres, et se fait le siège de sa nudité provocante, de son exhibitionnisme exorbitant, de sa libido débordante :

Calme et lente, Edwarda dénoua les liens de son domino qui glissa, elle n’avait plus de loup ; elle retira son boléro et dit pour elle-même à voix basse : -Nue comme une bête. (…)
Elle approcha jusqu’à le toucher le chauffeur et lui dit :
-Tu vois… je suis à poils…viens.
Le chauffeur immobile regarda la bête : s’écartant elle avait levé haut la jambe, voulant qu’il vit la fente. Sans mot dire et sans hâte, cet homme descendit du siège. Il était solide et grossier. Edwarda l’enlaça, lui prit la bouche et fouilla la culotte d’une main. Elle fit tomber le pantalon le long des jambes et lui dit :
-Viens dans la voiture.
Il vint s’asseoir auprès de moi. Le suivant, elle monta sur lui, voluptueuse, elle glissa de sa main le chauffeur en elle. (…) J’allumai la lampe intérieure de la voiture. (p. 28-29)

Ainsi, contrairement à toute attente, Edwarda usurpe le rôle du chauffeur et s’approprie sa charge de décider du mouvement de la voiture, symbolisant son ascendant sur les destinations, aussi bien matérielle que spirituelle, de ses deux partenaires (le chauffeur et le narrateur).

Dans Ma Mère, également, la voiture est un endroit de plaisir. Son espace réduit favorise le rapprochement et l’entremêlement des corps. « Dans le coupé, nous étions les uns sur les autres. Le bras de ma mère autour de la taille de Réa, Réa lui mordillait l’épaule. Réa qui m’avait pris la main l’appuyait le plus haut qu’elle pouvait sur la nudité de sa jambe. » (p. 213), rapporte Pierre en décrivant les circonstances de son premier rendez-vous avec Réa, l’amante de sa mère. Ce véhicule sera indissociable du dévergondage libidinal, du désordre sensuel. Son apparition rythmera le souffle haletant des corps et esprits déchaînés qu’il transporte : « Préparons-nous, (dis Hélène à son fils). Buvons ! La voiture est partie chercher Réa. Maintenant, je bois avec toi, mais quand j’entendrai la voiture, j’irai mettre ma plus belle robe. » (p. 220). Elle rajoute, impatiente, quand elle entend le bourdonnement du moteur, imitant le bouillonnement de ses sens : « -Descendons (…), la voiture est là. Dans le coupé, commença le grand désordre (selon Pierre). Les fous rires éclataient. Réa se déchaînait. Quand elle sortit, elle n’avait plus de jupe. » (p. 228). Le dialogue de la chair prend toujours le dessus sur les échanges verbaux, dans cette automobile bataillienne : « Nous n’échangeâmes, dans la voiture ouverte, que peu de mots. Je n’ai pas oublié le trot du cheval, le claquement du fouet, l’immense animation des boulevards meublant un merveilleux silence. » (p. 244-245), dit le narrateur. Cette phrase se fait l’écho d’une deuxième de Madame Edwarda : « Nous restâmes longtemps en silence, Mme Edwarda, le chauffeur et moi, immobiles à nos places, comme si la voiture roulait. » (p. 28), et d’une troisième de Ma Mère : « Le bruit du fiacre, enfin celui du train, nous permirent heureusement de nous taire. » (p. 183). Le silence adopté par les voyageurs permet généralement l’installation d’une communication visuelle puis corporelle.

Pierre, après son premier rendez-vous avec Hansi, la deuxième amante de sa mère, incapable de discipliner ses pulsions inassouvies (par opposition à la symbolique du conducteur caractérisé essentiellement par la maîtrise de soi), il « arrêt(e), pour rentrer chez lui, une autre voiture. Je souffrais, (dit-il), le ventre tordu, je devenais risible et néanmoins, j’étais à bout d’excitation. » (p. 245). En se faisant conduire chez lui, il montre l’inaccomplissement de sa libération des contraintes, contrairement à sa mère ou à sa cousine totalement libres sur leurs chevaux et maîtresses absolues de leurs destins. Cette dernière, dans Charlotte d’Ingerville, mourante dans un taxi, veut se faire conduire au bordel (p. 239)

Par ailleurs, l’espace réduit du compartiment d’un train peut favoriser les élans de haute tension aussi bien affective que libidinale entre les passagers. Dirty, dans Le Bleu du ciel, profite de l’étroitesse du lieu mouvant, à l’image de ses pulsions, pour se rapprocher du narrateur et lui « serr (er) très fort un bras. » (p. 483) en lui parlant d’une voix sensuelle. Dans Ma Mère, le train pourrait symboliser l’inceste en marche. Transportant Pierre et sa mère vers Vannes où la dépouille de son père sera enterrée, il annonce la relation perverse du couple qui se tissera tout au long du roman. L’obstacle que constituait le père enfin éliminé, le fils pourra replonger au sein de sa génitrice pour combler ses désirs D’ailleurs le train, endroit clôt, exigu, chaud, creux et progressif métaphoriserait les entrailles de la mère prêtes à réintégrer le fœtus éjecté. Bien que le rapprochement sexuel mère-fils ne s’y opère pas, leur proximité physique et leur mutisme dans ce véhicule laissent présager le devenir de leur relation.

Mort

Après la mort orgastique (la « petite mort »), la Mort réelle est la station finale des véhicules bataillens. Dans Histoire de l’œil, six semaines après la première tentative de libération de Marcelle, les deux adolescents rebroussent chemin « à bicyclette jusqu’à la maison de santé » (p. 40) où est internée leur amie, et réussissent, cette fois, à la libérer et à la conduire, une fois de plus, à vélo, jusqu’à sa mort, son suicide. Ainsi, derrière leur guidon, ils ne décident pas uniquement de leurs propres sort et direction mais, également, de ceux de Marcelle dépourvue de la ténacité émancipatrice qui les anime.

L’automobile est, pareillement, associée au trépas dans les fictions de Bataille. Dans Le Bleu du ciel, Troppmann expose cette liaison en décrivant une scène à laquelle il avait assisté : « Je me rappelai avoir vu passer, vers deux heures de l’après-midi, sous un beau soleil, à Paris – j’étais sur le pont Carrousel – une camionnette de boucherie : les cous sans tête des moutons écorchés dépassaient des toiles et des blouses rayées bleu et blanc des bouchers éclataient de propreté : la camionnette allait lentement, en plein soleil. » (p. 455). La procession de ce véhicule sanguinaire solaire métaphorise la machination redoutable de la guerre annoncée dans tout le roman. Cette association entre la voiture et la mort ressurgit lorsque Dirty refait son apparition dans la vie du narrateur : « Je l’installai dans la voiture, dit celui-ci. Assise dans la voiture, elle me regarda. (…) Dorothea était maintenant un déchet, la vie semblait l’abandonner. » (p. 470). Le déplacement en voiture serait un acheminement vers le trépas, une entreprise émancipatrice des contraintes terrestres étouffantes et mutilantes.

Dans Madame Edwarda, « dans le fond du taxi », le narrateur, la prostituée et le chauffeur s’abandonnent à une « longue attente de la mort… » (p. 31), à la suite de l’accouplement haletant des ces deux derniers. Le véhicule, bien que stationné, conduit ses voyageurs vers les autres rives de l’existence : mort orgastique et mort réelle se confondent. Dans Le Mort, « Le comte aperçut les deux corbillards à la suite allant au cimetière au pas… Les voitures s’en allaient seules à travers la plaine. » (p. 51). Il s’agit ici de la dernière traversée entreprise par Edouard et Marie, du monde des vivants. Les corbillards sont les véhicules de l’ultime affranchissement.

Le train est, de même, intimement associé aux idées sinistres de séparation et de mort. Sa trajectoire préétablie imite la progression fatale vers le malheur. C’est dans son compartiment que Dirty, dans Le Bleu du ciel, conjecture le carnage de la guerre à venir en disant à Henri : « Il y aura bientôt la guerre, n’est-ce pas ? » (p. 483). D’ailleurs, « debout, immobile, sous une faible lueur : elle (…) fit peur » (p. 485) à son amant. Encore présente physiquement, elle était « absente, perdue dans un horrible rêve. » (p. 485). Son absence ne tardera pas à prendre une forme matérielle, d’abord par son départ spatial dans un train, puis par son départ sépulcral pressenti par Troppmann. Le dernier voyage entrepris par le couple, au sein du train prend, de ce fait une dimension funéraire. Les références à la mort se multiplient :

De Coblenz, nous avons pris un train pour Francfort, où je devais quitter Dorothea. Tandis que nous remontions la vallée du Rhin, une pluie fine tombait. Les rives du Rhin étaient grises, mais nues et sauvages. Le train longeait, de temps à autre, un cimetière[3] dont les tombes avaient disparu sous des jonchées de fleurs blanches. Avec la venue de la nuit, nous vîmes des bougies allumées sur les croix des tombes. Nous devions nous quitter quelques heures plus tard. A huit heures, Dorothea aurait à Francfort un train vers le sud ; peu de minutes après, je prendrais le train de Paris. (…)
Je pensais soudain, perdu d’angoisse à l’idée qu’elle me quitterait dans quelques heures : elle est si avide qu’elle ne peut pas vivre. Elle ne vivra pas. J’avais sous les pieds le bruit des roues sur les rails, de ces roues qui écrasent, dans les chairs écrasées qui éclatent.
Les dernières minutes, sur le quai, furent intolérables. Je n’eus pas le courage de m’en aller. Je devais la revoir dans quelques jours, mais j’étais obsédé, je pensais qu’auparavant, elle mourrait. Elle disparut avec le train.
J’étais seul sur le quai. (p. 483-485)

La vue sur laquelle donne le train dans son mouvement incontrôlable est fortement significative : le cimetière avec ses tombes, ses fleurs, ses croix et ses bougies est la station ultime, irrévocable et proche des existences parallèles de Dirty et de l’Europe. Abandonné à sa solitude, après le départ du train de son amante, Troppmann finira par prendre son propre « train (qui) ne tarda pas à partir. » (p. 487), marquant ainsi le changement de direction, le début d’une nouvelle vie, d’un nouveau parcours. Sa propre mort attendra encore.

Finalement, c’est sous un train qu’Henri du Bleu du ciel pense se jeter (p. 405) pour mettre un terme à sa vie après le départ de Dirty et à cause du voyage imprévu en train qu’entreprend Julie vers Genève qu’Henri de Julie tente de se suicider. La mort irréalisée est une station momentanément non desservie. Il reste encore du chemin à parcourir avant d’y accéder.

*

Les moyens de transport constituent ainsi un générateur important d’images chez Bataille. Terrestres, maritimes ou aériens, ils décrivent dans leur mouvement, déterminé ou indéterminé, une quête incessante de soi, de l’au-delà, de la vérité, du plaisir, un déplacement spatial doublé d’une progression spirituelle et existentielle, une expédition à l’intérieur des sphères cachées de l’être. Contrairement aux acceptions sociologiques ou psychologiques que l’on peut s’en faire, l’espace du transport bataillien n’est pas « déqualifié »[4]. Les personnages y conservent leur statut propre, voire l’y développent : Edwarda demeure une prostituée sur le siège d’un taxi, Xénie, une bourgeoise désœuvrée dans son wagon-lit, Dirty, un être sensuel et macabre dans le compartiment d’un train, Hélène, une existence indomptée sur son cheval, dans une voiture ou dans un train, Simone et son ami, deux adolescents délinquants, outranciers, à bicyclette, sur une barque volée ou dans le yacht du riche Anglais. L’espace réduit du véhicule, tout en économisant l’espace réel[5], ne fait que condenser les caractères et activités. Il ne s’agit pas de se déplacer linéairement d’un point à un autre dans une navette neutre, mais de parcourir un trajet inconstant et décisif indissociable de celui de la vie.

Ainsi, à priori anodin, le déplacement à cheval, à bicyclette, en voiture, en train, en bateau ou en avion est intimement lié à diverses formes de transport : affectif, spirituel, charnel, existentiel, le transport étant, selon le Littré, un « mouvement violent de passion qui nous met hors de nous-mêmes ». Parallèlement au mouvement du véhicule, l’être est en permanente mobilité, aussi bien extérieure qu’intérieure.


[1]. Jean Chevalier, Alain Cheerbrant, Le Dictionnaire des Symboles : mythes, rêves coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Robert Laffont/Jupiter, Paris, 1982, p. 122.

[2]. Ibid., p. 223.

[3]. C’est nous qui soulignons les termes relatifs à la mort, à chaque fois.

[4]. « Le déplacement se caractérise par l’indifférenciation et la perte du statut : parce que l’espace des transports est par essence « déqualifié », il empêche ceux qui le traversent de conserver leur statut propre. Dans le métro, on n’est plus qu’un anonyme parmi d’autres : un usager du réseau. Cette appellation n’est pas un hasard : il ne s’agit d’être rien d’autre qu’un utilisateur du réseau. », Thierry Moreau, « Le quartier sous la ville », Recherches sur la ville contemporaine : ville et voyage, trajectoires urbaines, groupe de travail interdisciplinaire, Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud, Didier Erudition, Paris, 1986, p. 13.

[5]. « Simulateur de paysages, l’automobile peut aller jusqu’à faire l’économie de l’espace réel. » Henrik Reek, « En hommage à la ville du futur antérieur. Ville et vitesse dans l’œuvre de Paul Virillio », ibid., p. 74.