MÉLUSINE

Tracts surréalistes, Tome II, 1960


1960

A vous de dire

Quand on en voudrait pour seule preuve l'Exposition internationale qui réunit actuellement à Paris les témoignages plastiques de ses représentants qualifiés, le Mouvement surréaliste ne saurait être assimilé à un parti politique ou à une secte religieuse. C'est dire qu'il ne se sent habilité ni à solliciter ni à recevoir d'adhésions au sens technique du mot en dehors de circonstances exceptionnelles où ces adhésions prennent d'ailleurs le caractère d'une reconnaissance explicite, après coup, en pleine participation à notre activité, d'une communauté de préoccupations intellectuelles et d'engagements moraux.

Cependant, des énergies nouvelles s'offrent pour ainsi dire constamment à nous et se présentent comme disponibles sans que les personnes intéressées aient à se prévaloir - très souvent en raison de leur extrême jeunesse - d'une activité antérieure, ni à s'affirmer comme concernées par tel ou tel problème qui nous est particulier. Cette disponibilité sans spécialisation nous est garante que le Surréalisme continue à éviter les écueils du cloisonnement “ littéraire et artistique ”, et qu'il peut toujours imprégner les êtres sur l'étendue même de la vie. Nous manquerions toutefois à nous-mêmes, si nous laissions ces énergies se consumer au lieu de leur proposer une entente, fondée sur nos aspirations communes et s'appliquant aux domaines où le concours le plus actif des deux parties leur sera à toutes deux profitable. Il va sans dire que cette entente suppose l'éveil, dans leur plus grande longueur, de certaines ondes mentales dont la turbulence ne saurait se satisfaire de son propre gaspillage. Ses objectifs concrets pourraient être précisés à partir des deux points fondamentaux suivants, à l'égard desquels le Surréalisme peut se flatter de n'avoir jamais relâché sa vigilance, par définition ici “ non-esthétique ” :

1° LA LIBERTE, qu'il importe de défendre et de promouvoir sur tous les plans : non seulement contre les forces d'oppression traditionnelles (glorifiant le travail, l'armée et la religion, explosant en flambées de racisme, etc.) ou contre leurs variantes réformistes qui se contentent de victoires politico-sociales souvent plus apparentes que réelles, en tout cas chaque fois sanctionnées par un recul de la conscience individuelle et de la solidarité des opprimés ; - mais aussi contre un soi-disant (sic) “ anarchisme ” d'essence primaire, absolument indigne de la grande lignée libertaire, et qui, accrochant au même clou les torchons et la lingerie fine, ne peut manquer d'aboutir, soit à la célébrité propre aux chiens savants, soit à une démagogie fasciste.

2° L'AMOUR, dont l'Exposition actuelle témoigne sans ambiguïté qu'il reste pour nous dans tous les cas inconciliable avec la plaisanterie grivoise ou la veulerie cynique, aussi bien qu'il refuse de céder à la pression des “ nécessités ” économiques.

Entre ces deux termes, et contre la montée menaçante d'une hypocrisie générale visant à limiter les désirs humains par la multiplication de “ signes extérieurs ” plus ou moins dorés qui n'indiquent que le vide, LA VERITE dans tous les domaines apparaît comme une courroie de transmission nécessaire. Elle est digne de faire jouer la capacité d'exigence illimitée qui, vers vingt ans, est le privilège de chacun et de tous.

Cette vérité, nul n'attend de nous qu'elle s'incarne dans une doctrine, cette doctrine fût-elle celle de la “ démystification ” à outrance. C'est à la seule énergie des esprits et des coeurs qu'elle devra de se reconnaître et de se formuler. Les premières difficultés à vaincre pour parvenir à l'entente envisagée ci-dessus sont d'ordre pratique : elles tiennent à la dispersion (parfois toute physique) de ceux qui seraient d'accord sur son principe. Cette dispersion, dont le Surréalisme a maintes fois eu conscience comme d'un handicap, ne peut mieux être surmontée que par les intéressés eux-mêmes. C'est à la seule fin de leur en donner l'occasion que nous leur soumettons le questionnaire suivant, en les conjurant de ne s'y dérober à aucun prix. Il y va de la mise en commun de toutes les revendications affectives et intellectuelles qui convergent avec les nôtres et des ressources insoupçonnées qu'elles puiseraient dans une telle association, dont seulement le mode est à définir :

  • La confrontation de votre révolte individuelle avec d'autres refus du même ordre vous paraît-elle utile et nécessaire ? Quel genre de moyens préconisez-vous pour y parvenir (congrès, installation d'une permanence, création d'un cycle de rencontres régulières, etc.) ? Ces contacts doivent-ils être le point de départ d'une action précise et concertée ? A quoi devrait s'appliquer cette action ? Quel type d'“ organisation ” requerrait-elle à vos yeux ?
Paris, le 9 février 1960.
Pour le Mouvement Surréaliste : Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, André Breton, Alain Joubert, Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster, Jean-Claude Silbermann

DES BISCUITS POUR LA ROUTE

L'Exposition Internationale du Surréalisme se tient depuis le 15 décembre à la galerie Daniel Cordier.

Elle jouit donc à ce jour d'un dossier de presse. L'abondance prime bien sûr en ce domaine : nous avons toujours fait, nous ferons encore les “ beaux jours ” d'une profession velléitaire, facile à éblouir, et dont l'enthousiasme ne se dément pas plus que la monotonie. La critique professionnelle (dont on a le plaisir d'excepter MM. Armand Lanoux, Pierre Descargues, Alain Jouffroy, Jean-Clarence Lambert et Pierre Mazars) (1) s'accommode d'une sinécure assez exceptionnelle, où l'usage des mots suppose moins de mémoire qu'un sens inné et presque ténébreux du déjà-dit. Le catalogue qui va suivre est en soi éloquent, mais nécessite tout de même un préalable.

Le fait qu'on puisse classer les critiques professionnels, comme on classe les mollusques et les suffixes, ne nous éclaire pas pour autant sur la nature même du métier de critique professionnel. Un tourneur, une femme-serpent, un investigateur du plan Kinsey ont des notions relativement précises de la responsabilité. Mais que dire des critiques qui, placés dans la situation simple, voire élégiaque, de regarder pour rendre compte, se dispensent du terme initial de l'équation ? Ils se situent, bien au départ, sur un plan nonprofessionnel, et nous obligent en toute bonne foi à invoquer ici une procédure d'exception.

Lorsque M. J.-P. Crespelle écrit dans le Journal du Dimanche (27 déc. 1959) : “ Le vernissage de cette exposition qui groupe des oeuvres de Dali, Magritte, Delvaux, etc. ”, on est forcé de conclure (vu l'absence de Delvaux à la galerie Cordier) ou bien que M. Crespelle n'est pas allé à la galerie Cordier, ou bien que M. Crespelle ne sait pas reconnaître un Delvaux. Dans le premier cas, il n'a pas fait son métier, dans le second cas, il ignore tout de son métier. Quelque conclusion qu'on adopte, elle impose ce paradoxe : “ le plus fort tirage des quotidiens français ” (dont le Journal du Dimanche n'est qu'une annexe) utilise les lumières d'un incapable.

Chez M. Crespelle, sans doute, le faux témoignage résulte d'un manque pénible de moyens. Mme Yvonne Hagen, du New York Herald Tribune (édition de Paris) n'a-t-elle pas de son côté vu, de ses yeux vu à l'exposition le Nu de Joan Miró, qui n'y figure pas davantage ?

Mais qu'on fasse confiance à M. Jean-François Chabrun : c'est de toute son épaisseur qu'il résiste à ce genre d'hallucinations. Il écrit dans l'Express, le 23 décembre 1959 :

“ Au cours du pré-vernissage intime chez une riche et, dit-on, talentueuse poétesse égyptienne, quelques invités privilégiés (contrôle des identités à


(1) Nouvelles littéraires (24 déc. 1959) ; Tribune de Lausanne (20 déc. 1959) ; Arts (23 déc. 1959) ; Le Figaro Littéraire (19 déc. 1959).


l'entrée, comme au guichet de la poste restante ou dans un commissariat de police), avaient été conviés à la brève exhibition d'un mâle pudiquement dénudé mais orné d'énormes attributs transparents et qui maniait les tisons ardents avec une volupté farouchement feinte. Puis l'assistance avait écouté, dans un silence religieux, un grand diable vêtu comme un guerrier targui de l'âge atomique (uniforme exposé à la galerie Cordier) lire le testament du divin Marquis de Sade. ”

M. Chabrun n'assistait pas à ce pré-vernissage (suffisamment intime en effet pour que nul n'ait jamais eu l'idée de l'y inviter). On comparera la description qu'il en donne avec celle d'Alain Jouffroy qui était présent (Arts, 23 décembre 1959) : elle éclaire cette faculté mineure qu'a M. Chabrun de dédoubler dans sa pensée les personnages qu'il n'a pas vus (en l'occurrence Jean Benoît). A n'en pas douter M. Chabrun possède le lyrisme des ivrognes. Ajoutons que les deux cents personnes réunies le 2 décembre à l'occasion de l'Exécution du Testament de Sade sont entrées chez Joyce Mansour, où cette manifestation avait lieu, sans même que leur soit demandée l'invitation personnelle qu'elles avaient reçue.

M. Chabrun, au vernissage de la rue de Miromesnil prenait, on le sait, l'entrée pour la sortie, ce qui chez lui devient une méthode de pensée. Quant à l'Express qui passe en général pour ne pas transiger avec la vérité, peut-être limite-t-il son exercice de la rigueur au domaine exclusif de la politique ? Chez Mme Françoise Giroud, il n'y a pas de vérité au-delà de la page 10, et M. Jean-François Chabrun demeure libre de pratiquer dans les superstructures la haute voltige du mensonge (2).

Convenons que de telles dispositions trouveraient mieux à s'employer. M. Chabrun pourrait utilement joindre ses services à ceux de ses confrères, qui sans la moindre hypocrisie, versent dans ce type si particulier d'apostolat, qui est l'appel à la répression :

“ Mais cette exposition, quel joli défi au voisin le Ministère-de-l'Intérieur et des Bonnes-moeurs... Faut-il que l'organisateur (ou le taulier) de l'exposition soit bien en cour pour avoir ouvert cette antichambre de lupanar à deux coups de pied d'un ministère si chatouilleux ? ” (Jean Bardiot, dans Finance, 31 déc. 1959).

“ Peut-être serait-il temps de réagir vigoureusement contre les moeurs singulières qui se manifestent avec une insistance d'autant plus fâcheuse qu'elles n'ont que des rapports très lointains avec ce qu'on peut honorer au titre de la création artistique. ” (Guy Dornand, Libération, le 17 déc. 1959).

MM. Bardiot-Dornand ignorent sans doute qu'en attirant aussi sereinement l'attention de la police, dans notre régime clérical, ils éveillent l'intérêt de cette “ jeunesse ” acquise aux méthodes pré-nazies, et dont, semble-t-il, quelques représentants ont déjà commis des déprédations chez Daniel Cordier.


(2) Le 27 novembre 1956, M. Chabrun écrit à Benjamin Péret, à propos de l'Anthologie de l'amour sublime : “ Sa lecture m'a une fois encore convaincu du fait que les lignes constantes, profondes, réelles, qui permettent d'apprécier la qualité d'un homme (comme Breton ou toi par exemple) mène toujours à l'idée qu'il se fait de l'amour. ” Le 28 décembre 1956, dans l'Express, il accuse les Surréalistes de souffrir d'un “ complexe de persécution ” touchant à la maladie mentale : “ Benjamin Péret, par exemple, croit fermement que s'il n'a pu, pour sa part, accéder à l'Amour Sublime, c'est la faute de la seule société et non la sienne. ” (Cf. Le Surréalisme, même, n° 2).


“ L'exposition surréaliste n'a provoqué, du moins jusqu'à présent, aucun acte d'agression ”, déplore d'ailleurs M. Waldemar George (Combat, 1er février 1960), lequel n'a pas beaucoup évolué depuis que Desnos, en 1926, décrivait l'Etrange cas de M. Waldemar (3).

Abandonnons donc à leurs évidentes aspirations ces dévoyés de la chronique. Nous le reconnaissons bien volontiers, la fréquentation des périodiques nous offre surtout le spectacle de l'orthodoxie la plus étale. La critique, ennemie de l'outrance, s'est de tout temps cherché une tradition : elle l'a trouvée dans le libre emploi des idées reçues, qui aboutit, nous allons le voir, à une somptueuse harmonie du banal. A comparer entre eux les extraits de la presse se rapportant aux Expositions surréalistes de 1938, de 1947 et de 1959, on s'étonne de remarquer que les signatures changent.

Afin de les confronter, il sera commode de définir quelques catégories :

1° LA LUMPENKRITIK

Désignons par cette étiquette toute activité besogneuse qui repose sur ce postulat : le Surréalisme ne relève pas uniquement d'un critère esthétique. Exemples :

“ Il semble bien que le Surréalisme... ne nous permet pas d'attendre de révélation dans le domaine des arts plastiques. Tout cela est forcé. ” (G. Selz, Cahiers du Sud, février 1938).

“ Dommage qu'il y ait des tableaux, se dit-on sans cesse, quand on visite l'exposition actuelle. ” (Pierre du Colombier, Candide, 3 février 1938).

“ Le Surréalisme en littérature est une expérience amusante et louable par certains côtés. Mais le Surréalisme artistique est signe d'impuissance, puis-qu'une telle oeuvre (peinture, dessin) n'est intelligible (?) qu'accompagnée et d'un titre et d'un commentaire. ” (Chanteclair, février 1938.)

Vingt ans après, le même ton nous est donné par l'échotier novice qui sans complexes s'improvise du jour au lendemain analyste, voire historien compétent : “ L'on retrouve, le long des salles, des signatures dont la plupart ne disent pas grand-chose aux nouveaux amateurs de galeries mais qui ont passionné une génération jusqu'à la bagarre : André Breton, Tanguy, Masson, Max Ernst, Magritte, Brauner, Salvador Dali, Chirico, Hans Arp, Miró, Léonora Carrington, Picabia, Giacometti, Marcel Duchamp, Yves Tanguy (4), Man Ray, etc. ” (René Dazy, Libération, 19 décembre 1959).

Ne reculant devant aucun effort d'érudition M. Dazy invoque encore “ le foisonnement puéril qui descend de Jérôme Bosch et de William Blake, de Sade et d'Edgar Poe, de Freud et de Lewis Carroll, de Charles Fourier et d'André de Lorde (sic) ”. Lorsqu'il passe de la synthèse à la nomenclature, ou à l'énumération pure et simple des matériaux, ce martien réserve le même


(3) “ Il suffira d'avoir signalé à l'attention publique le grave danger que M. Waldemar George fait courir à la santé pour que les gens évitent de le rencontrer, de le toucher, d'être frôlés par lui, de marcher sur son ombre, ou d'avoir les oreilles souillées par ses paroles. ” (Cf. La Révolution Surréaliste, n° 7).

(4) Un autre probablement.


ahurissement à l'hétéroclite et au simple : “ Un lit peinturluré s'intitule tout simplement The Be d. Voici “ Le tronc d'arbre ”, et c'est vraiment un tronc d'arbre, mais surmonté d'un ressort de sommier, d'un éperon, et de toute une quincaillerie. ”

“ Voilà une exposition qui trahit un esprit vieux de trente ans... L'érotisme vu par le Surréalisme ne dépasse pas le stade de l'accessoire de bazar, du cabinet du psychiatre, du petit enfer de l'homme cultivé ”, écrit M. Jean-Jacques Lévêque (L'Information, 1er janvier 1960). Notons que, lorsqu'il n'essaie pas d'intéresser à l'art les “ petits porteurs de parts ”, lecteurs de L'Information, ce tout jeune homme si instruit publie un prospectus, Sens plastique (il faut voir...) et exploite une galerie plaisamment baptisée Le Soleil dans la tête.

2° TROP CHER, TROP DE JEUNES GENS

C'est avec une belle constance qu'au long des ans le critique, qui par définition ne paie pas de droit d'entrée, utilise le langage du parent contribuable :

“ Les illuminés ont groupé leurs oeuvres dans une salle obscure et réclament dix francs de droit d'entrée... dans un moment de lucidité. ” (Avant-garde, février 1938.)

“ Après avoir versé à la porte de la galerie Maeght un droit d'entrée de 50 francs et payé 250 francs le catalogue, l'on peut nourrir déjà quelque admiration pour ces rêveurs singulièrement éveillés. ” (Max Favalelli, Dimanche, 20 juillet 1947.)

“ C'est confortablement installé, très chère l'entrée où se pressent mille petits jeunes gens très swing, qui ont appris assez récemment que le Surréalisme avait existé. ” (Georges Limbour, Action, 25 juillet 1947.)

“ Contre la somme de 500 francs légers (catalogue-souvenir facultatif : 1 000 francs), ils ont pu fouler le sol sableux de l'Exposition Internationale du Surréalisme... De grêles et volontaires jeunes gens, très collégiens d'Auteuil-Passy-Neuilly en rupture de ban, laissaient passer au compte-gouttes une foule d'étrangers... ” (J.- F. Chabrun, l'Express, 23 décembre 1959).

3° “ LA FOIRE SURREALISTE ”

A prendre ou à laisser au prix de gros :

“ Cela tenait du Musée Grévin, du Musée Dupuytren et de la boîte de nuit. ” (Liberté, 17 janvier 1938.)

“ Ce genre suranné qui mêle les souvenirs des cabarets du Néant et de l'Enfer aux collections du Musée Dupuytren et du Musée Grévin... ” (Claude-Roger Marx, Le Jour, 18 janvier 1938.)

“ La mise en scène de la salle des superstitions fait penser invinciblement (!) au Musée Grévin. ” (Carrefour, 16 juillet 1947.)

“ Une sorte de Musée Grévin animé ”. (M.C.L., Le Monde, 1959.)

“ ... ou plutôt un labyrinthe analogue à ces boutiques foraines où le public des faubourgs va chercher des émotions à bon marché... dans une atmosphère de Musée Dupuytren. ” (André Bellechasse, Carrefour, 30 décembre 1959.)

“ ... C'est le décor funèbre et saturnien du Musée Dupuytren et du Musée Grévin. ” (Waldemar George, Combat, 1er février 1960.)

4° DES BOURGEOIS ET DES SNOBS

“ Faut-il rappeler aux organisateurs que le bourgeois ne se laisse plus aussi facilement épater qu'au temps jadis et que le snobisme devient plus exigeant ? ” (Jean Maréchal, Le Petit Parisien, 3 février 1938.)

“ Il n'y avait là, je vous l'assure, que des bourgeois. Et qui n'étaient pas du tout indignés. Bien au contraire, ils prenaient à visiter cette exposition un plaisir évident, je dirai même bien de l'amusement. (...) Le bourgeois sait bien qu'il n'a rien à craindre du Surréalisme. Le Surréalisme est une institution bourgeoise. ” (Carrefour, 16 juillet 1947).

“ Les snobs cèdent à des tentations plus subversives, la bourgeoisie qui accepte tout ne s'offusque plus de rien. ” (A. Bellechasse, Carrefour, 30 décembre 1959.)

Remarquons à quel point le statut rassurant, parfois béat de l'argument conformiste dissipe mal, et souvent chez les mêmes auteurs, toutes les inquiétudes :

5° PAUVRE FRANCE !

“ La farce n'est pas très drôle ; son mauvais goût n'est pas très français. ” (Jean Maréchal, Le Petit Parisien, 9 février 1938.)

“ Il est vrai, si nous consultons le catalogue, que cette Exposition heureusement Internationale ne compte guère de noms français. ” (Revue de Paris, 1er février 1938.)

“ Cette forme de romantisme-là n'est guère française. Il faut pour la manier un tour d'esprit que les gens de notre race ne peuvent acquérir qu'artificiellement. ” (Raymond Lécuyer, Le Figaro, 22 janvier 1938.)

“ Il y a le bataillon des esthètes qui discutent gravement derrière leurs lunettes (...) Généralement ils s'entretiennent en de rudes idiomes qu'un linguiste reconnaîtrait sans doute comme appartenant à l'Europe orientale. Quand d'aventure, ils parlent français, on ne les comprend guère mieux... Mais où sont Voltaire et Molière ? ” (Tel Quel, 15 juillet 1947).

“ Les Surréalistes n'en apportent pas moins leur caution à une entreprise de désagrégation morale si pernicieuse pour notre jeunesse sans défense (sic) et si dangereuse pour le prestige de la France à l'étranger. ” (Carrefour, 30 décembre 1959.)

“ Mystère puéril que de jeunes vieillards proposent aux hommes de notre temps avides d'absolu et de pureté. Exemples : les résistants de 1940-44, le réveil nationaliste en Afrique et en Asie (?), la vocation des jeunes pour les entreprises héroïques, les ascensions himalayennes, l'exploration des gouffres... ” (J.-P. Crespelle, Journal du Dimanche, 27 décembre 1959.)

6° UN MORT PAS COMME LES AUTRES

L'exposition actuelle est la troisième qui se tient à Paris. Au cours des deux précédentes il semble que nous l'ayions échappé belle. L'état posthume nous a été d'office attribué en même temps que l'agonie, la sénilité, le trépas, l'intérim spectral. Vingt ans de variations sur une seule image donneraient le vertige à une éternité de beaux esprits désincarnés.

“ Surréalisme bien mort. Faire-part suit. ” (Vendémiaire, 26 janvier 1938). “ Surréalisme pas encore mort. ” (Toute l'édition, 22 janvier 1938). “ L'agonie des Surréalistes. ” (Le Voltaire, 29 janvier 1938). “ Faillite du Surréalisme. ” (Temps Présent, n° 13). “ Les adieux du Surréalisme. ” (La Revue hebdomadaire, 26 février 1938). “ Les Surréalistes ne sont pas morts, ils n'en valent guère mieux. ” (Le Phare de Nantes, 22 janvier 1938). “ L'agonie inéluctable de ce monde de fantômes. ” (L'Echo d'Oran, 30 janvier 1938). “ Les fantômes du Surréalisme. ” (B. Dorival, Les Nouvelles littéraires, 7 juillet 1947). “ Ce n'est plus qu'un fantôme. ” (A. Bellechasse, Carrefour, 30 décembre 1959). “ On le croyait mort, il n'est que moribon d. ” (René Dazy, Libération, 19 décembre 1959). “ Le Surréalisme n'est donc pas mort, mais ses monstres ont rentré leurs griffes. ” (R. Cogniat, Le Figaro, 1959).

Manifestant d'une recherche moins essouflée :

“ Vieilles histoires, vieilles chansons. Bref, morne représentation ! Funambulisme déjà vu, déjà su, cousu de malice et teinté d'une perversité assez sordide, marché aux puces pour un des Esseintes archiblasé ! ” (A. Villeboeuf, Gringoire, 28 janvier 1938.)

“ Tout au plus une resucée de vieux trucs, usés pour avoir trop servi ; une vieille histoire, toujours la même, pour la millième fois rabâchée ; un parti-pris d'épate, n'épatant plus personne, un non-conformisme systématique, le pire des conformismes. ” (Marie-Louise Barron, Les Lettres Françaises, 18 juillet 1947.)

“ ... Une pornographie assez vulgaire, selon une mise en scène minutieuse qui tient du Grand-Guignol et de la maison close. Le nouveau Vampire surréaliste, dernier fruit d'une famille féconde en mort-nés, essaie en vain de prendre les apparences de Sade : il ne reste qu'un pantin démuni de tout pouvoir d'évocation ”, expectore délicatement dans la Nouvelle Revue Française (1er février 1960), un M. Jean Revol, qui deviendra adulte, n'en doutons pas, dans l'atmosphère si tonique des fleurs de Tarbes.

L'accusation de puérilité avoisine celle de gâtisme sans que le “ trop de jeunes gens ” contredise le “ pas de jeunes gens ”. Les générations du Surréalisme ont toujours plongé dans la plus profonde confusion ceux qui assignent un âge limite à la révolte.

“ Les vieux enfants terribles. ” (Paris-Midi, 22 janvier 1938). “ Les Surréalistes quadragénaires n'ont pas la jeunesse avec eux. ” (La Semaine de Paris, 28 janvier 1938). “ J'espère que l'audience des Surréalistes comprendra très peu de jeunes gens. ” (A.-M. Petitjean, Nouvelle Revue Française, février 1938). “ On les retrouve dans cette Galerie terriblement vieillis... ” (Vendémiaire, 26 janvier 1938). “ Le Surréalisme a été violemment combattu et aujourd'hui il est relégué par les jeunes générations. ” (Preuves, février 1938). “ De sages jeunes gens... des collégiens... ” (J.- F. Chabrun, L'Express, 23 décembre 1959).

Cette valse hésitation du chroniqueur entre l'enfantillage et la sénilité exprime son lugubre désarroi face à une entreprise qui du même coup se dégage du temps. La critique, lorsqu'elle tâtonne, tombe niaisement sur de faux numéros : ainsi Mme Yvonne Hagen, déjà citée, et qui, à vue de nez, range le jeune Jean Benoît parmi les “ gloires passées ” du Surréalisme (5). Faute d'encadrer ce dernier dans l'une de ces “ périodes ” qui forment l'ossature des manuels scolaires, la presse se voit réduite à annoncer avec de moins en moins de conviction les mêmes à-peu-près et les mêmes formules échangées comme autant de cartes de visite, à se servir elle-même de carburant. Cette obstination dans le ressassement déborde, à coup sûr, les impératifs extra-intellectuels de la critique. La “ crétinisation ” (6) en progression géométrique qu'elle assume sans se lasser, malgré la pauvreté de ses moyens, révèle son intention secrète, pour ne pas dire sa destinée.

A cette date, nous nous sentons comblés.

Le Mouvement surréaliste.

[Bief, Jonction surréaliste n° 10-11, 15 février 1960.]


(5) “ Heureusement les gloires passées sont nombreuses et comprennent le Nu de Miró, la fantastique panoplie cérémonielle de Jean Benoît... ” (New York Herald Tribune, 22 décembre 1959.)

(6) “ Je veux au moins que le lecteur en deuil puisse se dire : il faut lui rendre justice. Il m'a beaucoup crétinisé. ” (Maldoror, Chant VI.)


La bénédiction de l'un vaut l'autopsie de l'autre

Les rencontres au sommet sont en vogue, et il est désormais admis qu'à l'instar des parasites chers à Benjamin Péret, les “ grands ” de ce monde voyagent et ne sauraient donner meilleure justification de leur existence - et de leur grandeur - que cette activité déambulatoire. Dans cette perspective, l'on ne saurait s'étonner que la récente tournée de M. Mathieu autour du monde aboutisse, en fin de périple, à cette double page de Combat-Art où il “ affronte ” cet autre “ grand ” qu'apparaît Lorjou à quelques-uns.

Cependant, certains points appellent, selon nous, une vérification, à laquelle nous encourage la tournure objective que Combat-Art entend conserver à ce débat sur les tendances actuelles de la peinture, si l'on se reporte aux préliminaires de la double page incriminée. N'y a-t-il pas quelque chose de spécieux dans cette présentation simultanée de deux artistes connus pour leur penchant à se produire en tous lieux dans une lumière et un appareil publicitaire qui évoque par plus d'un point les jeux du cirque ? On risque de se sentir frustré de quelque chose à voir ces deux peintres, l'un et l'autre qualifiés de “ frères en persécution ”, alors que les tribunes - et les places publiques, que ce soient celle des Invalides ou la place centrale de Brasilia - ne leur ont jamais manqué, qui manquèrent toujours à ce Klee, ce Mondrian, ce Kandinsky, voire à cet Hartung, que l'un des “ belligérants ” vitupère et que l'autre, l'“ avant-gardiste ”, très froidement, “ autopsie ” ?

Notons en passant qu'au nom de cette fraternité toute neuve, nos deux pôles d'attraction de la peinture moderne évitent soigneusement de s'égratigner trop vivement. Ainsi, Mathieu est-il gentiment qualifié de “ cataractant ” par Lorjou, tandis que Klee, Kandinsky, Hartung, Hundertwasser, Riopelle, Réquichot, et nous en passons, se voient par ses soins ensevelis sous un flot de sarcasmes orduriers. De son côté, Mathieu, qui s'en prend à un certain nombre de “ néo-réalistes ”, oublie comme par hasard dans sa nomenclature les noms de Buffet et Lorjou qui n'ont - tant par rapport à son argumentation qu'au regard de l'esprit moderne tel qu'il se définit depuis l'aube de ce siècle - d'autre supériorité sur Segonzac et Boussingault que leur “ standing ”... Il y a là matière à penser : fraternité des persécutés ou fraternité d'armes du genre de celle qui unit les U.S.A., l'U.R.S.S., le Royaume-Uni et la Ve République française au sein du “ club atomique ” - non pas face à face, mais ensemble, face “ aux autres ” ? Cette rencontre au sommet irait-elle plus loin que nous ne pensons, et sous la passe d'armes visible, sous l'échange comme arrangé des coups, y aurait-il quelque invisible Yalta pictural, quelque partage du monde de l'art en zones d'influences ?

La question pourrait se poser, et nous sommes persuadés que ce n'est pas là le but recherché dans Combat-Art qui voulait, au contraire, par ce duel des extrêmes, indiquer à ses lecteurs l'immense, la poignante diversité de cet art moderne tant décrié. C'est dans ce souci que nous puisons la meilleure - et sans doute la seule - raison valable de notre intervention : dans ce fantastique éploiement de l'art contemporain, dont les commandes secrètes continuent à faire merveille depuis les premiers Chirico (1) comme depuis Mondrian, depuis Miró comme depuis Hartung, depuis Matta comme depuis Wols, l'essentiel sinon tout se passe de telle sorte que ni le nom de Lorjou ni celui de Mathieu ne peuvent être affectés d'une quelconque représentativité.

L'on ne peut s'étendre sur le cas Lorjou : la tendance récemment manifestée par celui-ci à confondre les armes, courtoises ou non, de la riposte polémique avec la mobilisation de l'appareil judiciaire, voire avec la formation de groupes d'assaut, interdit toute prise de position qui ne soit purement laudative à son égar d. Mais le pouvoir - et le devoir - nous reste de procéder à un décapage au moins partiel du second volet du diptyque, personnifié par M. Mathieu.

Nous savons ne pas être seuls à penser qu'avec ce dernier, l'on assiste depuis plusieurs années à l'un des plus minables désaveux qui aient été infligés à l'art de notre temps, avec la mise en échec préparée de longue main d'une “ abstraction lyrique ” soigneusement désamorcée et arbitrairement coupée de


(1) La transfiguration du réel demeurant le seul mot d'ordre admissible à nos yeux, au-delà de tout parti pris moderniste nous ne voyons aucune raison valable de rejeter a priori une expression “ figurative ” de ses mystères : le langage de la révélation ne supporte aucune restriction.


ses sources, lesquelles, pour avoir été surabondamment trahies dans ce même temps, n'en résident pas moins dans certaines Improvisations du Kandinsky de 1910, comme dans l'automatisme surréaliste, graphique ou mécanique, tel qu'à divers titres un Miró, un Max Ernst, un Matta, un Paalen, un Gorky - et même un Hantaï - lui ont donné ses lettres de noblesse ; d'une noblesse qui n'a évidemment rien à voir avec les appétits nobiliaires de Mathieu (ni de Montmorency ni de Vendôme, mais tout simplement de Boulogne-sur-Mer).

Qu'au reste Mathieu ridiculise par son attitude et l'idée monarchique et toutes celles qui, de près ou de loin, s'y rattachent, nous n'y verrions que de quoi nous réjouir si, précisément, certains indices récents ne nous donnaient à penser que, dans sa certitude de toujours trouver une estrade où ameuter le chaland, notre bateleur croit le temps venu de changer ses batteries.

Comment expliquer autrement - expliquez-vous, M. Mathieu ! - qu'au cours de son voyage circulaire et quasi officiel en Amérique latine, “ à la demande du directeur de l'Ecole des Beaux-Arts, Mathieu accepta de faire une toile importante en hommage au héros national : le général San Martin, mort comme l'on sait à Boulogne où Mathieu est né ” ?

Car il faut bien le rappeler, il y a très peu de temps encore, en compagnie de son acolyte Hantaï, notre apôtre de la “ calligraphie occidentale ” organisait dans une galerie parisienne une série de manifestations à relent fasciste et raciste (discret éloge de Drieu la Rochelle, de Maurras, etc.) dont l'une se présentait comme un “ Hommage à l'Espagne colonisatrice ”, dates et citations “ intégristes ” à l'appui, le tout sur fond d'Inquisition.

Et pour que nul n'en ignore, si San Martin est considéré comme “ héros national ” de la République argentine, c'est précisément parce qu'il fut l'instrument principal de la libération de ce pays, du Chili et du Pérou de la tutelle de ce même occupant espagnol colonisateur. Certains s'accordent à voir dans ces années de l'émancipation de l'Amérique latine le premier jalon dans le processus de “ décolonisation ” dont nous vivons actuellement les ultimes instants.

Comment Mathieu concilie-t-il cet hommage au libérateur San Martin et sa présence à Brasilia aux côtés du président radical de vieille souche Kubitschek avec son intégrisme de naguère ? Se moque-t-on ou bien Mathieu, que nous préférions à tout prendre plus arrogant, s'accommoderait-il si bien de sa nouvelle condition de commis-voyageur qu'il ne serait plus à un changement de veste près : samouraï à Tokyo, “ libertador ” à Buenos Aires, demain stakhanoviste de l'abstraction à Moscou, pourquoi pas ?

Entre le néo-réalisme de Lorjou et cette mascarade éhontée, uniquement dictée par la circonstance, il ne se situe rien d'autre que l'équivoque.

Mais en fait de libertés, Mathieu ne connaît que celles qu'il prend avec l'Histoire, fût-ce seulement par omission. Dans son “ autopsie ” de l'art figuratif, notre médecin légiste d'occasion déclare par exemple que “ le caractère dominant de l'entre-deux guerres est un éloignement à l'égard des recherches révolutionnaires de la peinture pure ” tandis qu'au contraire, c'est pendant ces années-là que se produisent des phénomènes aussi essentiels sur ce plan que l'apparition, dans un sillage de couleurs jamais vues, des premières toiles où Hans Hartung, entre 1932 et 1938, explorait une réalité conjecturale tout en éclairs de chaleur, reflets solaires dans la vitre du souvenir et vertigineux emballements du sismographe de l'écriture automatique. De ces fêtes graphiques qui reprirent de plus belle dès la guerre terminée, Mathieu était le premier à proclamer l'importance, du temps de son arrivée à Paris. Tout cela, aujourd'hui, il semble l'avoir oublié.

Du départ brinqueballant et timide de notre tranche-montagne, il se trouve que l'un des signataires de la présente déclaration fut le témoin oculaire. Mathieu fut, entre 1946 et 1951, l'auteur de quelques toiles inquiètes, et c'est à cette inquiétude, à cette fébrilité qui ne se donnait pas encore en spectacle qu'il dût de tenir lui-même un rôle dans les tentatives préliminaires au “ tachisme ”, “ informel ” ou “ art autre ”. Ainsi, prolongement d'expériences préexistantes et non commencement d'une révolution, et en tout état de cause, rôle de comparse, un peu bruyant et assez à côté des vrais problèmes. Mathieu autopsiant l'art actuel dans lequel il n'a pu s'insérer (d'où peut-être son délire réactionnaire), c'est une farce sinistre : où allons-nous si ce sont les cadavres qui autopsient les vifs ?

En somme, Combat-Art, voulant faire oeuvre objective, présentait Lorjou et Mathieu face à face. En ce qui concerne les Surréalistes et leurs amis - à divers titres mis en cause -, nos plaideurs se voient renvoyés dos à dos. Pour nous, les écarts verbaux et la gesticulation auxquels se livrent ces étranges antagonistes ne représentent que le dérisoire camouflage d'une secrète ressemblance.

Il ne s'agit pas, ici, d'une réponse à MM. Mathieu-Lorjou, mais d'une prise de position tendant à replacer les actuelles escarmouches entre peintres abstraits et peintres figuratifs dans leur véritable éclairage, et à leur véritable échelle.

Pierre Alechinsky ; Enrico Baj, directeur de la revue II Gesto , Milan ; Jean-Louis Bédouin ; André Breton ; Corneille ; Edouard Jaguer, directeur de la revue Phases , Paris ; Jacques Lacomblez, directeur de la revue Edda , Bruxelles ; Jean-Clarence Lambert, rédacteur en chef des Cahiers du Musée de Poche ; Gérard Legrand, directeur de la revue Bief , Paris ; Julio Llinas, rédacteur en chef de la revue Boa , Buenos Aires ; E.L.T. Mesens ; José Pierre ; Jean Schuster.

[Combat-Art n° 66, 4 avril 1960.]


[MISE AU POINT]

M...

Paris, le 14 avril 1960.

Même si cette mise au point vous paraît “ remplie d'une notable quantité d'importance nulle ”, nous croyons devoir porter à votre connaissance ce qui suit. Les valeurs que nous sommes quelques-uns à défendre au sein de la pensée et de l'art d'aujourd'hui continueront à nous rendre intolérable toute espèce d'usurpation de titres et de fonction.

C'est en ce sens que nous avons immédiatement réagi contre la publication par l'hebdomadaire Arts (numéro du 30 mars), d'un prétendu bloc-notes signé de Jean-Jacques Lebel. Des deux protestations que s'est attiré ainsi ce journal, l'une - celle des Surréalistes - a paru mutilée et présentée on ne peut plus tendancieusement. L'autre, qui émanait du Mouvement Phases, a été passée sous silence, en dépit des assurances données par lettre à Edouard Jaguer. La question n'est pas, ici, de supputer les complicités en faveur de l'auteur du “ bloc-notes ” qui à l'intérieur du journal Arts sont à l'origine de cette incorrection mais bien, à toutes fins utiles, de rétablir la vérité à son endroit, afin d'obvier à ce que son agitation peut avoir de nocif.

PIECES JUSTIFICATIVES

Paris, le 30 mars 1960.

Cher André Parinaud,

Nous sommes persuadés que votre bonne foi a été surprise. L'auteur de votre dernier “ Sept Jours à l'heure de Paris ” ne peut plus se réclamer du Surréalisme, et le sait fort bien.

Le genre fouine mâtinée de commis-voyageur, la confusion mentale élevée à la hauteur d'une raison de vivre, l'arrivisme cosmopolite pris pour la suppression des frontières, l'inculture dissimulée derrière le rideau de brouillard des références abusives, la citation par surprise de propos privés qu'il entrelarde de flatteries à l'égard des personnalités les plus diverses, ont déjà lassé l'indulgence que nous avons cru pouvoir manifester à l'égard de Jean-Jacques Lebel. Les colères qu'il présente comme nous étant communes sont à ce point caricaturées qu'il serait impossible à vos lecteurs d'y reconnaître le “ jeune Surréalisme ”, à supposer que cette expression ait un sens particulier. Du reste, Bief, organe officiel de notre mouvement, publie dans son n° 12 (à paraître le 15 avril) la déclaration ci-jointe, dont nous ne voyons qu'avantage à vous donner la primeur, certains que vous tiendrez à rétablir la vérité au sujet d'un personnage dont la frénésie ambulatoire et l'incontinence verbale ne servent qu'à commercialiser une peinture et une poésie de moins en moins défendables.

Amicalement à vous.

Robert Benayoun, André Breton, Gérard Legrand, E.L.T. Mesens, Jean Schuster.

MISE EN GARDE

Un personnage turbulent, Jean-Jacques Lebel, qu'après lui avoir fait crédit nous avions dû récemment éloigner en raison de cette agilité particulière qui lui permet de sauter d'une soirée mondaine à une réunion de militants révolutionnaires, en passant par les salles de rédaction de Paris-Presse et de France-Observateur, se pose volontiers comme Surréaliste auprès des innombrables directeurs de galeries, journalistes, peintres, littérateurs, éditeurs, sociologues et philosophes qu'il rencontre chaque jour au hasard des rues et de sa ruineuse correspondance. Il apparaît de plus en plus que cette activité frénétique, marquée au coin de la plus totale confusion des valeurs, n'en est pas moins soigneusement commandée par un arrivisme impressionnant, ce qui est dans l'ordre.

Nous informons que les activités de Jean-Jacques Lebel, placier en toutes catégories de tableaux et ragots, ne relèvent nullement du Surréalisme, et ne sauraient, par conséquent, l'engager en quoi que ce soit.

LE MOUVEMENT SURREALISTE.

Vu et approuvé : Jean Benoît, G.-J. Bodson, Arsène Bonafous-Murat, Georges Goldfayn, Marianne et Radovan Ivsic, Alain Joubert, Jean-Pierre Lassalle , Jean-Bernard Lombard, Joyce Mansour, Jehan Mayoux, Mimi Parent, Bernard Pecheur, José Pierre, Jean-Claude Silbermann , Jean Thiercelin, Toyen, Roger Van Hecke.

Paris, le 30 mars 1960.

Monsieur le Rédacteur en chef,

Je viens de prendre connaissance, dans le n° 768 de votre journal, du “ bloc-notes ” feuilleté (sous le prétexte - de toute évidence spécieux - de répondre à une exhibition similaire de M. Georges Mathieu) par Jean-Jacques Lebel, et de constater que celui-ci a cru nécessaire d'associer le nom de “ Phases ” aux stupéfiantes élucubrations qui encadrent sa photographie.

En tant que directeur de la publication mise en cause et organisateur des expositions citées en référence, je tiens à préciser que les propos tenus par M. Lebel n'engagent que lui-même et ne sauraient, à aucun titre, passer pour refléter les véritables préoccupations de l'ensemble des peintres et écrivains collaborant aux activités du Mouvement “ Phases ” (et non “ Groupe ”) issu de la revue du même nom. En tout état de cause, ces activités ne peuvent s'accommoder du recours, même épisodique, à certains moyens tels que ceux préconisés, justement, par J.-J. Lebel pour “ détrôner la page écrite, la peinture de chevalet ”, notamment lorsqu'ils se traduisent par l'organisation d'une “ tournée ” de poésie et de jazz simultanés, aux Etats-Unis ou ailleurs.

La “ pensée ” de M. Mathieu, les idées dont il se fait le champion peuvent sans le moindre dommage supporter l'emploi de n'importe quels tréteaux ; il en va autrement pour les valeurs et principes dont Jean-Jacques Lebel continue de se réclamer. L'étalage complaisant de ces principes ne pouvant plus masquer un désaccord fondamental sur les méthodes, il s'ensuit que toute citation du nom de “ Phases ”, tout rappel de sa participation à l'action commune que pourrait faire M. Lebel à l'avenir devront être considérés comme abusifs et ne correspondant plus à aucune réalité.

En vous demandant de bien vouloir porter cette mise au point à la connaissance des lecteurs de votre journal, je vous prie d'agréer, Monsieur le Rédacteur en chef, l'assurance de mes sentiments distingués.

Edouard Jaguer.
Vu et approuvé : Jacques Lacomblez, directeur de la revue Edda (Bruxelles) ; Roland Giguère, directeur des éditions Erta (Montréal) ; Alexandre Henisz, correspondant des revues Plastyka (Cracovie) et Struktury (Lublin) ; Guido Biasi, correspondant de Documento Sud (Naples) ; Jean-Charles Langlois, correspondant de la revue Boa (Buenos Aires)

Pour le Mouvement Surréaliste : Gérard Legrand, 40, rue Claude-Terrasse, Paris (16e). Pour le Mouvement “ Phases ” : Edouard Jaguer, 24, rue Rémy-de-Gourmont, Paris (19e).


EXPRESSES RÉSERVES

Aux éditions Schwarz, de Milan, vont paraître incessamment, sous unmême emboîtage, la traduction italienne des Entretiens d'André Breton et celled'une Histoire du Surréalisme depuis 1940, par Jean-Louis Bédouin. A lalecture sur manuscrit de ce dernier ouvrage (déjà à la composition) plusieursdes responsables de notre Mouvement avaient jugé que d'importantesmodifications s'imposaient. Regrettons qu'Arturo Schwarz, sans préjudice destitres qu'il garde à notre estime, n'ait pas fait tenir d'épreuves à l'auteur, lemettant ainsi dans l'impossibilité d'opérer les suppressions et les changementsauxquels il avait consenti.

Il est grand dommage que, du fait d'une telle précipitation, cette histoire,la première conçue de l'intérieur de notre Mouvement, ne réalise pas, à beaucoup près, l'accord de tous ceux qui y tiennent un rôle essentiel.Attendons impatiemment qu'un édition française, revue sous ce rapport,consacre la version définitive de l'ouvrage, qui n'offre plus de prise à ladiscussion.

La Rédaction.

[Bief, Jonction surréaliste n° 12, 15 avril 1960.]


TIR DE BARRAGE

L'absence parmi nous de toute doctrine qui serait réductible à un catéchisme, aussi bien que la constance de nos attaques contre l'hypocrisie etla veulerie qui tiennent lieu de morale à la société où nous nous débattons,donnent périodiquement à des individus douteux licence de s'immiscer dansnos rangs ou de se prévaloir d'une extension toute superficielle de nos idées. Ilfaut reconnaître qu'un certain flottement se fait jour à cet endroit dans lapensée la mieux structurée et la plus exigeante, au fur et à mesure qu'uneimpatience due au mouvement même de l'histoire vient renforcer la contestationidéologique ; tout levier a pu sembler bon, pour soulever la pierretombale que le christianisme avait scellée sur la vie passionnelle et, par suite,sur l'ensemble des conduites sociales réciproquement admissibles qui feraients'épanouir l'existence au lieu de la recroqueviller.

En sa meilleure période, Kropotkine faisait observer que condamner leprincipe éthique, à raison des abus qui en ont été commis par l'Eglise etl'Etat, équivaudrait à dire qu'on ne se lavera jamais parce que le Coranprescrit de se laver chaque jour. Faut-il rappeler que c'est le jugement moralqui nous permet, à l'heure présente, de condamner les tortionnaires de CarrylChessmann, comme il nous permettait naguère de condamner les massacreursde Budapest (1) ?

Certains, comme nous le sommes, qu'une morale largement empirique mais sans défaillance est l'unique moyen qui nous mette en mesure desurmonter les difficultés, voire les contradictions qui naissent inévitablement dela différence entre la vie propre des idées et celle des individus (dont cettemorale, de par son empirisme même, révèle en fin de compte l'authenticité), ily aurait péril à laisser supposer, par notre silence, qu'un quelconque lienpuisse encore être allégué entre nous et ceux qui, récemment, ont fait allusionà un caractère “ dogmatique ” du Surréalisme et de la moralité révolutionnaireen général, caractère qui n'existe que dans la cervelle des pêcheurs en eautrouble et des porcs.

En fait, de tous les mouvements intellectuels qui se sont succédé au coursde plus d'un demi-siècle, le Surréalisme est le premier qui, par-delà les critèreshabituels tels que le “ talent ”, se soit assigné pour but permanent - toujoursaussi proche, toujours aussi peu accessible, mais qu'importe ? - la constitutiond'une éthique qui puisse à la fois garantir la profilération des différentes formes(philosophique, poétique, politique, picturale, etc.) dans lesquelles la revendicationimmédiate ou médiate de l'homme tend à s'exprimer, et interdire leurdégénérescence. La recherche originelle du “ fonctionnement réel de lapensée ”, loin de contredire ce principe, l'illustre, de par le caractère objectifde ce fonctionnement, caractère qui déjà s'oppose aux excès capricieux desdivers “ impressionnismes ” mentaux.

Il serait donc assez burlesque de rappeler ce principe essentiel de l'actionmenée par le Surréalisme depuis son origine, si nous n'étions à même devérifier dans les circonstances présentes le rôle qu'il a déjà joué maintes foisen permettant de dépister et de débusquer, au sein même du Mouvement,sous leur camouflage d'une heure, tel adroit faussaire, tel utilisateur virtuosedes découvertes d'autrui, tel esthète opportuniste et, d'une manière plusgénérale, tous ceux que guettait la tentation du succès.

Pour tous ceux-là, c'est aux Surréalistes que finalement toujours ilconvient de s'en prendre, tantôt en dressant à intervalles réguliers un


(1) La nature de ce texte réclamant la signature de tous les Surréalistes, y compris lesressortissants étrangers, il n'est pas fait état ici des affaires françaises.


invariable constat de décès, tantôt en les dénonçant comme des maniaques del'exclusion (et éventuellement de la réhabilitation), selon un sophisme des plusspécieux qui, atteignant aujourd'hui sa perfection, vise à établir qu'il n'y a pasde jugement sans magistrature, pas de magistrature sans police, et qu'enconséquence le Surréalisme est devenu, quant à son aire d'action spécifique,l'homologue exact des pires systèmes politiques. Notons au passage que ceuxqui se font le plus souvent les promoteurs diligents et bénévoles de ce genred'appréciation sont des peintres - parfois des poètes - qui, n'ayant pas suprendre leur part des exigences fondamentales du Mouvement - auquel ilsavaient appartenu ou qu'ils avaient côtoyé - se sont livrés pieds et poings liésaux pressions des marchands ou des éditeurs, le rempart où s'appuyer pourtenir leur faisant défaut. Il est vrai que ce type de processus est rigoureusementirréversible. Quiconque prétend penser ne saurait soutenir que “ tout cequi est moral relève de la pire manière d'envisager la vie : la manièrepolicière ” (2), sans risquer de recevoir bien vite à travers son oeuvre même, leplus cinglant démenti : presque infailliblement, à la défaillance moralecorrespond ou succède l'apparition des premiers symptômes d'une chuteintellectuelle se traduisant par une déperdition accélérée de qualité.

Dégonflons d'une dernière épingle la baudruche qui a nom Jean-Jacques Lebel : il appert des récents événements que son dynamisme brouillon et hilare n'a servi que de prétexte aux entreprises autrement calculées d'Alain Jouffroy.Celui-ci, exclu du Groupe surréaliste en 1948, s'est bien gardé d'utiliser lerapprochement qui s'était établi par la suite entre lui et nous pour une simpleet grossière usurpation de titres. Lorsqu'il lui est apparu que la manifestationAnti-Procès risquait de tourner à la confusion de ses auteurs, il a démontré,dans diverses lettres, à travers les protestations de sympathie les plusconfusionnelles, sa solidarité avec Jean-Jacques Lebel. En même temps, ilavouait le désir de séparer Breton de ses amis, désir aussi vain que révélateurd'une aptitude singulière à rajeunir de vieux mensonges.

Le “ contenu ”, si l'on peut dire, de l'Anti-Procès n'est était pas moinsexplicite. Le tract inaugural condamne les “ règles du jeu intellectuel ” commeidoles (sic) et le jugement moral comme “ pratique anachronique et stérilisante ”.L'utilisation, en épigraphe de ce tract, d'une déclaration de Noirsd'Afrique du Sud (3) constitue un abus de confiance destiné à le faire passerpour une proclamation antiraciste. Au moyen d'une lecture hâtive etsommaire, sa signature a été extorquée à Max-Pol Fouchet, entre autres. Lesartistes invités à exposer à la Galerie des Quatre-Saisons, où avait lieu lamanifestation, n'ont nullement été mis au courant des intentions réelles deLebel et Jouffroy. Dans ces conditions, la perpétuelle fuite devant le regard quicaractérise Jouffroy et qu'illustrent ses missives à Breton, à Jaguer et àLacomblez, est symptomatique : il a quelques raisons personnelles de vouloirconfondre l'idée de justice avec les formes les plus haïssables de l'arbitraire.Les procédés d'intimidation et d'amalgame qui ont été à l'origine del'Anti-Procès et que souligne le rapprochement d'une photo de guillotine et


(2) Alain Jouffroy et J.-J. Lebel : L'Anti-Procès, d'après Marcelle Capron (“ Combat ” du11 mai 1960).

(3) Découpée à la hâte dans “ France-Soir ” et nullement commentée.


d'une phrase de Marcel Duchamp relèvent d'un contreterrorisme élémentaire :à force de proclamer sans cause son innocence, notre tandem finit par élever lafaute à l'existence, par en donner la mesure, et par nous contraindre à lasanctionner.

Quand il est devenu assez clair pour ces Messieurs que nous ne marchionspas, la mèche a été vendue : la petite festivité de la Galerie des Quatre-Saisons,nous dit-on, “ s'élève très justement contre certaines déplorablestraditions d'exclusions et de réhabilitations successives, aussi puériles qu'injustifiées ”(Luce Hoctin, dans “ Arts ”, 11 mai 1960).

Il semblerait qu'ainsi tout débat soit tranché. Si Jouffroy persévère dansla critique d'art, on se demande au nom de quel principe il osera demaincondamner, comme il tente de le faire, la “ publicité utilisée à des finsd'auto-gratification permanente ”, et, ce qui nous importe davantage à nousautres moralistes, les entreprises monarcho-cléricales qui servent de toile defond aux acrobaties de Mathieu et du Hantaï nouvelle manière. Il est douteuxd'ailleurs que Jouffroy s'y emploie, puisqu'il en est déjà à citer, sans que dedégoût l'encre lui saute à la figure, le Testament de l'innommable compère deDali et d'Aragon, Cocteau soi-même. Sera-t-il en mesure de continuer sonmétier ? Sa production la plus récente se limite objectivement à unevertigineuse ventriloquie. Dans cette page de “ Combat - Arts ” (2 mai 1960),où un “ chapeau ” anonyme indiquait “ la place de premier plan ” que tientJouffroy parmi la confrérie, s'il intitule par une antiphrase involontaire sonpapier l'Art n'est pas un self-service, il nous laisse cependant l'embarras duchoix entre la sottise pure :

“ Paris est indifférent. Les artistes qui savent résister à cette indifférencesont ceux que leur mère n'a pas trop choyés ” ;
la revendication niaise :
“ Cette impasse où ma génération se trouve coincée par ses devanciers ” ;
et l'ignorance venant au secours de la perfidie :
“ Whitman, Maïakowski, Artaud, Césaire (malgré leurs Essénine respectifs ”).

Il s'agit par cette dernière phrase d'insinuer qu'Artaud et Césaire ont étépersécutés par quelque autre poète (?). Malheureusement, on sait partoutqu'Essénine ne fut pour rien dans le suicide de Maïakowski ! Avant de parlerde Révolution, comme il le fait à tout bout de cabaret, Alain Jouffroy devraits'instruire.

A la lucidité intellectuelle comme au sens moral, Jouffroy supplée par unebrume épaisse où la musique déposée le long de la poésie fait bon ménageavec l'exploitation éhontée du décès de Jean-Pierre Duprey. La démagogie del'irresponsabilité apparaît ainsi comme l'adversaire le plus inconciliable et leplus dangereux de la liberté lyrique, sous les traits de laquelle elle sedissimule.

A cet égard, quelles que soient les découvertes envisagées ou préconisées,notre attitude reste la même : il n'est aucune d'entre elles qui permette derenoncer à l'indispensable confrontation du sensible et du mental, et touteentreprise de renouvellement formel qui brigue une prééminence absolue, tellequ'elle prétende pallier toute nécessité de contact entre les exigences propres àla poésie ou à la peinture et celles qui concernent l'ensemble des activités humaines, toute entreprise réformiste de cet acabit est vouée à la faillite. Lefait nouveau, c'est que de toutes les faillites plus ou moins frauduleusesauxquelles nous avons pu assister ces dernières années, quelques-uns nedemanderaient pas mieux que d'être les syndics.

Dans le désordre extrême et sans grandeur qui caractérise la plupart desrecherches de l'art et de la pensée d'aujourd'hui, les manifestations annoncéescomme devant succéder à l'Anti-Procès n'ont assurément pas d'autre fin que depermettre à Alain Jouffroy, grâce à un réseau de complicités et d'appuisparfois considérables, d'envahir à lui tout seul le plus large champ possible.Nous comptons avoir mis devant leurs responsabilités ceux qu'il entend séduirecomme ceux dont il a déjà capté la confiance. Toutefois, un apport positif peutet doit se dégager de l'incident, qui, plus précisément que jamais, nous a misen présence d'une disqualification idéologique concomitante à l'oubli dequelques valeurs morales dépourvues de l'ambiguïté si chère aux vainqueursdes Biennales.

En effet, la position, plus ou moins exprimée, de quiconque passe ainsienvers nous à une attitude hostile, se résume par la dichotomie casuistiqueentre la lettre et l'esprit. Le “ groupe actuel ”, comme dit Jouffroy, quevisiblement blesse le bât, ne représente plus que la lettre du Surréalisme :l'esprit est ailleurs, et il n'est guère difficile de deviner où. Le fait qu'à chaquefois que cette pétition de principe reparaît, elle ne parvient à durer que letemps d'un feu de paille, explique peut-être qu'elle consomme une tellequantité d'individus, et qu'il s'en trouve toujours pour entrer dans cettecurieuse carrière.

Il se peut cependant aussi que le phénomène ait été favorisé, cesdernières années, par la nécessité où nous fûmes, dans une circonstanceprécise, d'opposer à la notion purement statique de Groupe celle deMouvement. Il s'agissait, en réalité, d'unir sous un seul vocable une cause etl'association de ceux qui s'étaient donné à tâche de la servir.

La contradiction formelle ainsi introduite ne saurait durer indéfinimentsans être surmontée. Entre la notion de Groupe (statique) et celle deMouvement (dynamique), une réciprocité nécessaire, condition et preuve toutensemble de la vitalité du Surréalisme, commence à s'affirmer. Les deuxtermes apparaissent analogues dans leurs rapports à ce que sont les moyens etla fin dans la morale kantienne, le fini et l'infini dans une approche demétaphysique athée, l'organe et la fonction en biologie moderne, la praxis etla weltanschauung dans le marxisme.

Cette conception, d'ores et déjà, légitime qu'au présent texte vienne, entoute connaissance de cause, s'adjoindre une déclaration émanant des responsablesdu Mouvement “ Phases ” ; son développement ultérieur sera de nature àcouper court à toute tentative de détournement ou d'annexion épisodique duSurréalisme. Les exigences de vérité, d'équité et d'efficacité qui président ànotre action, loin d'admettre un quelconque relâchement du jugement moral,exigent (sic) au contraire son application la plus stricte dans toutes les circonstancesoù il est nécessaire, et nul ne saurait, sans démériter radicalement à nos yeux, encontester le principe. L'arrivisme exacerbé peut jouer quelques temps surl'équivoque, en dernière analyse toute subjective, qui résulte de l'inévitablediffusion externe de nos idées : notre vigilance n'en sera pas détournée pourautant. Comme la porte de Marcel Duchamp, le Surréalisme doit être ouvert etfermé.

Robert Benayoun, Jean Benoît, G.J. Bodson, ArsèneBonafous-Murat, Vincent Bounoure, André Breton,Adrien Dax, Gilbert Duvernois, Yves Elléouët, NicoleEspagnol, Georges Goldfayn, Marianne et RadovanIvsic, Alain Joubert, Jean-Pierre Lassalle , Gérard Legrand,Jean-Bernard Lombard, Joyce Mansour, JehanMayoux, E.L.T. Mesens, Jean Palou, Mimi Parent,Bernard Pécheur, José Pierre, Jean-Claude Silbermann ,Jean Schuster, Jean Thiercelin, Toyen, Roger VanHecke, Marianne Van Hirtum.

Dans la perspective cavalière que nous imposent les récents remousprovoqués par différentes initiatives du type “ Anti-Procès ” (4), le rôle d'unmouvement comme “ Phases ” demeure plus que jamais celui d'un convertisseurd'énergie, dont la tâche essentielle consiste à capter les échos de forces éparseset à les diffuser de telle façon que leur nécessaire anarchie native se fondedans un courant d'idées.

Or, ce courant d'idées, il importe plus que jamais de témoigner que lesprincipes fondamentaux desquels il procède depuis la création de “ Phases ” en1953 sont dans leur essence inséparables de ceux qui régissent l'action duMouvement Surréaliste dès son origine - parce que nous devons, pluscatégoriquement que jamais, nous insurger contre le climat de capitulationintellectuelle qui tend de toutes parts à s'instaurer, à faire tache d'huile.

Il est non seulement souhaitable, mais rigoureusement nécessaire que, sansporter atteinte à une autonomie réciproque indispensable à la complémentarité des deux Mouvements, soit déterminée une plate-forme susceptible de permettre à leur unité d'action - maintes fois réalisée au cours de cesderniers mois - de devenir permanente, et par là même, au-delà desprésentes activités de riposte, d'assurer un nouveau bond des idées et desdécouvertes dont le Surréalisme et “ Phases ” assument, seuls en tant quemouvements organisés, la défense.

Il importe donc de rappeler qu'en dépit d'assez profondes différenciationsdans l'organisation pratique des deux Mouvements, les méthodes de détectionet de reconnaissance des valeurs morales qui conviennent pour l'un conviennentpour l'autre. Conscients de l'identité de vues qui est à cet égard la leuravec les auteurs de la déclaration surréaliste “ Tir de barrage ”, les soussignés,au nom du Mouvement “ Phases ” s'y associent pleinement.

Guido Biasi, Steen Colding, Corneille, Oyvind Fahlström,Wilhelm Freddie, Roland Giguère, Uffe Harder, Edouard Jaguer, Jacques Lacomblez, Juan Langlois,Julio Llinas, Hans Meyer-Petersen, Paul Revel, Jean-PierreVielfaure, Jacques Zimmermann.

(4) A côté du manifeste Anti-Procès, et sans lien apparent avec lui, un autre témoignage decette rage d'avilissement nous est offert par le tract nauséabond de l'architecte Mathias Goeritz :“ Pour l'art-prière contre l'art-merde ”.


Ce 28 mai 1960, date commémorative de l'héroïque résistance de laCommune de Paris, éruption du jugement moral par excellence.

Le Mouvement Surréaliste. Le Mouvement “ Phases ”.

P.-S. - L'Union sacrée de la peinture, du très fascisant Yves Klein au“ révolutionnaire ” J.-J. Lebel, tel semble être l'objectif de Jouffroy (Cf. son article “ L'Apocalypse des Carryls ”, “ Combat ”, 30 mai 1960). Il ne nous sera guère possible de suivre, sur “ les chemins de l'écriture ”, un personnage qui tient le haut du trottoir dans la presse et qui écrit des romans à clés ; parions donc qu'un tel objectif, s'il ne lui a pas été assigné, éveillera mieux que de la sympathie du côté du Ministère de la Culture.

La valise à conscience du père Ubu est en de bonnes mains.


Qui après Paul Fort ?

Les journaux nous apprennent que les participants à une “ Foire de poètes ”, tenue à Forges-les-Eaux le 26 juin 1960, ont pris sur eux de décerner à M. Jean Cocteau le titre de Prince des poètes, laissé vacant à la mort de Paul Fort (1). Dans une lettre publiée par le journal Combat, M. Cocteau a déclaré accepter le titre et remercier les participants de la foire, rebaptisée par lui à cette occasion “ Congrès des poètes ”.

Prince des poètes : il s'agit là d'un titre désuet et charmant, dont on peut certes penser que le libellé assez pompeux dépasse, de loin, tant les prérogatives que la signification réelle. Cependant cette désignation insolite nous semble appeler deux remarques :

    • Nous ne pouvons oublier que ce titre a été porté, après Victor Hugo, parfois avec génie, toujours avec honneur, par Verlaine, Mallarmé, Léon Dierx, Paul Fort. A lui s'est toujours associée, à défaut d'infaillibilité, au moins l'idée d'un suffrage parfaitement qualifié, non contaminé jusqu'ici dans sa forme par les basses moeurs littéraires de l'époque. Nul, jusqu'ici, n'avait prétendu décrocher ce titre à la foire.
    • Il s'agit, aux yeux du public, d'un titre décerné à un poète par les autres poètes, ce qui, de toute évidence, implique que le plus grand nombre d'entre eux soit consultés. En l'occurrence, on est par trop loin de compte.

Nous estimons donc qu'il y a ici, au plein sens du mot, maldonne : le titre dont se pare aujourd'hui hâtivement M. Cocteau ne saurait lui être échu de manière valable.

Dans ces conditions, il nous paraît nécessaire que soit procédé à une élection en bonne et due forme, offrant toutes garanties d'objectivité et toutes possibilités de contrôle. Sans prétendre en dresser une liste limitative, nous y


(1) Certains signataires de la présente déclaration n'estiment pas licite la consultationimprovisée par Les Nouvelles littéraires, qui a abouti à l'élection de Jules Supervielle, sanspréjudice de sa qualification à ce titre de Prince des poètes.


convions les personnalités et les groupements dont on sait qu'ils font leur la cause de la poésie. Nous les invitons à se prononcer en retournant avant le 15 septembre le bulletin ci-contre au Secrétariat Qui après Paul Fort ?

Au cas où aucun poète ne réunirait sur son nom la majorité absolue des suffrages exprimés, il y aura lieu de procéder à un second tour de scrutin, ceci afin d'éviter que la personnalité élue le soit à la faveur d'une trop grande dispersion des suffrages et, par conséquent, grâce à un nombre de voix trop faible pour être tenu comme représentatif de la volonté des poètes.

Les résultats du premier tour seront communiqués, sitôt leur dépouillement terminé, à chacun des participants. En cas de nécessité, ces résultats seront accompagnés d'un nouveau bulletin destiné au second tour. Le poète qui obtiendra alors le plus grand nombre de voix sera proclamé prince des poètes.

André Breton, Julien Gracq, Pierre-Jean Jouve, Robert Mallet, André Pieyre de Mandiargues, Jean Paulhan ,Francis Ponge, Philippe Soupault, Henri Thomas , Giuseppe Ungaretti.

[30 juin 1960.]


DÉCLARATION SUR LE DROIT À L'INSOUMISSION DANS LA GUERRE D'ALGÉRIE

(1) Au début du mois de juillet dernier, sur l'initiative de quelques-uns dessignataires, la déclaration suivante a été soumise à la réflexion d'écrivains, d'artistes, d'universitaires et a reçu jusqu'à ce jour l'accord de 121 d'entre eux :

Un Mouvement très important se développe en France, et il est nécessaire que l'opinion française et internationale en soit mieux informée, au moment où le nouveau tournant de la guerre d'Algérie doit nous conduire à voir, non à oublier, la profondeur de la crise qui s'est ouverte il y a six ans.

De plus en plus nombreux, des Français sont poursuivis, emprisonnés,condamnés, pour s'être refusés à participer à cette guerre ou pour être venus en aide aux combattants algériens. Dénaturées par leurs adversaires, mais aussi édulcorées par ceux-là mêmes qui auraient le devoir de les défendre, leurs raisons restent généralement incomprises. Il est pourtant insuffisant de dire que cette résistance aux pouvoirs publics est respectable. Protestation d'hommes atteints dans leur honneur et dans la juste idée qu'ils se font de la vérité, elle a une signification qui dépasse les circonstances dans lesquelles elle s'estaffirmée et qu'il importe de ressaisir, quelle que soit l'issue des événements.


(1) Fréquemment appelée Déclaration des 121. (N.D.E.)


Pour les Algériens, la lutte, poursuivie, soit par des moyens militaires, soit par des moyens diplomatiques, ne comporte aucune équivoque. C'est une guerre d'indépendance nationale. Mais, pour les Français, quelle en est la nature ? Ce n'est pas une guerre étrangère. Jamais le territoire de la Francen'a été menacé. Il y a plus : elle est menée contre des hommes que l'Etat affecte de considérer comme Français, mais qui, eux, luttent précisément pour cesser de l'être. Il ne suffirait même pas de dire qu'il s'agit d'une guerre de conquête, guerre impérialiste, accompagnée par surcroît de racisme. Il y a de cela dans toute guerre, et l'équivoque persiste.

En fait, par une décision qui constituait un abus fondamental, l'Etat a d'abord mobilisé des classes entières de citoyens à seule fin d'accomplir ce qu'il désignait lui-même comme une besogne de police contre une population opprimée, laquelle ne s'est révoltée que par un souci de dignité élémentaire, puisqu'elle exige d'être enfin reconnue comme communauté indépendante.

Ni guerre de conquête, ni guerre de “ défense nationale ”, ni guerre civile, la guerre d'Algérie est peu à peu devenue une action propre à l'armée et à une caste qui refusent de céder devant un soulèvement dont même le pouvoir civil, se rendant compte de l'effondrement général des empires coloniaux, semble prêt à reconnaître le sens.

C'est, aujourd'hui, principalement la volonté de l'armée qui entretient ce combat criminel et absurde, et cette armée, par le rôle politique que plusieurs de ses hauts représentants lui font jouer, agissant parfois ouvertement et violemment en dehors de toute légalité, trahissant les fins que l'ensemble du pays lui confie, compromet et risque de pervertir la nation même, en forçantles citoyens sous ses ordres à se faire les complices d'une action factieuse ou avilissante. Faut-il rappeler que, quinze ans après la destruction de l'ordre hitlérien, le militarisme français, par suite des exigences d'une telle guerre, est parvenu à restaurer la torture et à en faire à nouveau comme une institutionen Europe ?

C'est dans ces conditions que beaucoup de Français en sont venus à remettre en cause le sens de valeurs et d'obligations traditionnelles. Qu'est-ce que le civisme, lorsque, dans certaines circonstances, il devient soumission honteuse ? N'y a-t-il pas des cas où le refus de servir est un devoir sacré, où la“ trahison ” signifie le respect courageux du vrai ? Et lorsque, par la volonté de ceux qui l'utilisent comme instrument de domination raciste ou idéologique,l'armée s'affirme en état de révolte ouverte ou latente contre les institutions démocratiques, la révolte contre l'armée ne prend-elle pas un sens nouveau ?

Le cas de conscience s'est trouvé posé dès le début de la guerre. Celle-ci se prolongeant, il est normal que ce cas de conscience se soit résolu concrètement par des actes toujours plus nombreux d'insoumission, de désertion, aussi bien que de protection et d'aide aux combattants algériens. Mouvements libres qui se sont développés en marge de tous les partis officiels, sans leur aide et, à la fin, malgré leur désaveu. Encore une fois, en dehors des cadres et des mots d'ordre préétablis, une résistance est née, par une prise de conscience spontanée, cherchant et inventant des formes d'action et des moyens de lutte en rapport avec une situation nouvelle dont les groupements politiques et les journaux d'opinion se sont entendus, soit par inertie ou timidité doctrinale, soit par préjugés nationalistes ou moraux, à ne pas reconnaître le sens et les exigences véritables.

Les soussignés, considérant que chacun doit se prononcer sur des actes qu'il est désormais impossible de présenter comme des faits divers de l'aventure individuelle ; considérant qu'eux-mêmes, à leur place et selon leurs moyens, ont le devoir d'intervenir, non pas pour donner des conseils aux hommes qui ont à se décider personnellement face à des problèmes aussi graves, mais pour demander à ceux qui les jugent de ne pas se laisser prendre à l'équivoque des mots et des valeurs, déclarent :

  • Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien.

  • Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d'apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français.

  • La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres.

Arthur Adamov, Hubert Damisch, Henri Lefebvre, Robert Antelme, Bernard Dort, Gérard Legrand, Georges Auclair, Jean Douassot, Michel Leiris, Jean Baby, Simone Dreyfus, Paul Lévy, Hélène Balfet, Marguerite Duras, Jérôme Lindon, Marc Barbut, Yves Elléouët, Eric Losfeld, Robert Barrat, Dominique Eluard, Robert Louzon, Simone de Beauvoir, Charles Estienne, Olivier de Magny, Jean-Louis Bédouin, Louis-René des Forêts, Florence Malraux, Marc Begbeider, André Mandouze, Robert Benayoun, Dr. Théodore Fraenkel, Maud Mannoni, Maurice Blanchot, Jean Martin, Roger Blin, André Frénaud, Renée Marcel-Martinet, Geneviève Bonnefoi, Jacques Gernet, Arsène Bonafous-Murat, Louis Gernet, Jean-Daniel Martinet, Anne Guérin, Andrée Marty-Capgras, Raymond Borde, Daniel Guérin, Dionys Mascolo, Jean-Louis Bory, Jacques Howlett, François Maspero, Jacques-Laurent Bost, Edouard Jaguer, André Masson, Pierre Boulez, Pierre Jaouen, Pierre de Massot, Vincent Bounoure, Gérard Jarlot, Jean-Jacques Mayoux, André Breton, Robert Jaulin, Jehan Mayoux, Guy Cabanel, Alain Joubert, Théodore Monod, Georges Condominas, Henri Kréa, Marie Moscovici, Alain Cuny, Robert Lagarde, Georges Mounin, Jean Czarnecki, Monique Lange, Maurice Nadeau, Dr. Jean Dalsace, Claude Lanzmann, Georges Navel, Adrien Dax, Robert Lapoujade, Hélène Parmelin, Marcel Péju, Jacques-Francis, Simone Signoret, José Pierre, Rolland, Jean-Claude Silbermann, André Pieyre de Mandiargues, Alfred Rosmer, Claude Simon, Gilbert Rouget, René de Solier, Edouard Pignon, Claude Roy, D. de la Souchère, Bernard Pingaud, Marc Saint-Saens, Jean Thiercelin, Maurice Pons, Nathalie Sarraute, Dr. René Tzanck, J.-B. Pontalis, Jean-Paul Sartre, Vercors, Jean Pouillon, Renée Saurel, J.-P. Vernant, Denise René, Claude Sautet, Pierre Vidal-Naquet, Alain Resnais, Jean Schuster, J.-P. Vielfaure, Jean-François Revel, Robert Scipion, Claude Viseux, Alain Robbe-Grillet, Louis Seguin, Ylipe,Christiane Rochefort, Geneviève Serreau, René Zazzo

Cette déclaration n'a pas été conçue comme une pétition publique. Pourdiverses raisons, au jour où elle est publiée, elle n'a été soumise qu'à unepartie de ceux dont l'accord était recherché.

La liste des signatures reste ouverte, en vue d'une prochaine édition, auxartistes et intellectuels de toute discipline.

[1er septembre 1960.]


SUITE PRINCIÈRE

Sans revenir sur les termes de notre déclaration du 30 juin, nous sommes obligés de constater que le poète qui, à l'élection par nous organisée, avait recueilli le plus grand nombre de voix, Saint-John Perse, a déclaré ne pas accepter le titre de *Prince des Poètes*, et que Jean Follain a déclaré pareillement qu'il refuserait le titre s'il était élu. Nous ajoutons, pour répondre aux interprétations malignes de certaine presse, que dans notre pensée le fait de signer la déclaration impliquait une renonciation au titre mis aux voix, et qu'ainsi nul des signataires, André Breton en particulier, ne pouvait être élu. Nous nous refusons à tenir pour valables les bulletins à sens unique renvoyés à Mme Paul Fort, comme aussi le droit personnel d'investiture que se juge fondé à exercer tel ou tel. Par ailleurs, un fait nouveau, l'attribution du Prix Nobel à Saint-John Perse, nous semble de nature à fausser complètement la seconde élection qui devait avoir lieu avant le 1er décembre.

Pour ces raisons, tout en regrettant que Saint-John Perse ait cru devoir se soustraire à un titre que nous persistons à juger honorable et charmant malgré son écho légèrement suranné, nous avons décidé de renoncer à la seconde élection que nous avions en projet. Restent acquis les résultats du premier tour, soit, après nouveau pointage : 97 voix à Saint-John Perse, 87 à Cocteau, 63 à André Breton, 60 à Jean Follain, 53 à Philippe Chabaneix, 16 à Marie Noël et 12 à Aragon. Nous laissons à chacun le soin de conclure si Saint-John Perse doit être considéré malgré tout comme Prince des Poètes, ou si ce titre - dont tout plébiscite contredit essentiellement le caractère électif- ne peut plus aujourd'hui donner lieu à attribution. Si même l'on dénie à la poésie le caractère absolu qui est le sien, il reste que nous avons là le type même du titre sacré - l'un de ces titres qu'il faut accorder à qui les repousse, refuser à qui les postule.

Paris, le 15 novembre 1960.
André Breton, Julien Gracq, Pierre-Jean Jouve, AndréPieyre de Mandiargues, Jean Paulhan , Francis Ponge,Philippe Soupault, Giuseppe Ungaretti.

WE DON'T EAR IT THAT WAY

Une exposition internationale du Surréalisme se tient actuellement à New York, galeries d'Arcy. Un événement aussi fâcheux qu'imprévisible en a marqué le vernissage. Nous apprenons en effet, de source indirecte, que Salvador Dali en personne y a été reçu avec les égards dus à un invité de marque. Ceci a été rendu possible par l'intrusion, parmi les toiles de l'exposition, d'une “ Madone ” (*) de sa façon sulpicienne, de dimensions considérables et d'exécution récente, qui ne pouvait y figurer à aucun titre.

Seul des quatre organisateurs : Marcel Duchamp, André Breton, Edouard Jaguer et José Pierre, le premier se trouvait sur place, fondé à prendre toute décision de dernière heure. Les trois autres ignorent à ce jour sous quelles pressions ou en raison de quelles considération stratégiques il a pu se déterminer à faire à Dali, dans une entreprise qui nous est commune, cette part exorbitante.

Depuis longtemps nous honorons bien trop les ressources de son esprit pour lui faire l'outrage de penser qu'il ait pu, fût-ce un instant, être dupe de cette dialectique fallacieuse, selon laquelle c'est aujourd'hui le conformisme qui recèle le levain de la subversion.

La conjoncture politique en France, dans ces premiers jours de décembre 1960, nous oblige à ne pas différer d'un instant la présente protestation. Moins que jamais à nos yeux l'aventure esthétique et ses “ à-côtés ” scandaleux à bon compte ne sauraient se suffire à eux-mêmes. Alors qu'ici les intellectuels qualifiés luttent en pleine conscience pour défendre ce qui reste de liberté d'opinion et d'expression, nous nous devons de rappeler que Dali a été exclu du Surréalisme il y a plus de vingt ans et que nous n'avons cessé de voir en lui l'ancien apologiste d'Hitler, au demeurant le peintre fasciste, clérical et raciste, ami du Franco qui ouvrit l'Espagne comme champ de manoeuvres à la plus abominable barbarie qui fut jamais.

Robert Benayoun, Jean Benoît, Guido Biasi, VincentBounoure, André Breton, Corneille, Adrien Dax, GianniDova, Yves Elléouët, Roland Giguère, RadovanIvsic, Edouard Jaguer, Alain Joubert, Jacques Lacomblez,Juan Langlois, Gérard Legrand, Julio Llinas,E.L.T. Mesens, Mimi Parent, José Pierre, Carl-FredrikReuterswärd, Jean Schuster, Claude Tarnaud, JeanThiercelin, Toyen.

[Décembre 1960.]


(*) Intitulée par lui : l'Oreille anti-matière.


WE DON'T EAR IT THAT WAY

An international exhibition of surrealism is now being held in New York at the D'Arcy Galleries. Its opening has been marked by a very unexpected and annoying event : Salvador Dali's appearance on the premises, his formal introduction with respects due to a high-ranking guest, and, most of all, the deliberate intrusion, amongst the other exhibits, of a portentous Madonna (*), painted in his most clerical manner, and which its large dimensions, added to its recent execution, should have excluded from such a gathering.

Of the exhibition's four promoters (Marcel Duchamp, André Breton, Edouard Jaguer and José Pierre) only the first was presenton the spot, and able to take any last-minute decision as befitted the incident. The last three still ignore, at this very minute, under which pressures, on which strategical motives he could concede Dali, in such a collective demonstration, this exorbitant part.

We respect him too much, we have too long respected the resources of his mind to believe he could yield, were it a second, to such deceptive dialectics following which conformism should provide nowadays the only yeast of subversion.

France 's present political climate in these very first day of December 1960, make it at once imperious for us to issue this protest. Never less than now have the aesthetical adventure and its cheap, notorious asides appeared self-sufficient. At the particular moment when qualified intellectuals are consciously fighting for the defense of whatever freedom for thought and expression as is yet left to them, we remind everyone concerned that Salvador Dali, more than twenty years ago, was expelled from surrealism. More than ever do we see in this man, Hitler's former apologist, the fascist painter, the religious bigot, and the avowed racist, friend of Franco, who opened Spain as a drill-ground for the most abominable surge of barbary the world has yet endured.


(*) Entitled by him : The anti-matter ear.


Robert Benayoun, Jean Benoit, Guido Biasi, Vincent Bounoure, André Breton, Corneille, Adrien Dax,Gianni Dova, Yves Elleouet, Roland Giguère, Radovan Ivsic, Edouard Jaguer, Alain Joubert,Jacques Lacomblez, Juan Langlois, Gérard Legrand, Julio Llinas, E.L.T. Mesens, Mimi Parent,José Pierre, Carl-Fredrik Reuterswärd, Jean Schuster, Claude Tarnaud, Jean Thiercelin, Toyen.

Il a été tiré vingt-cinq exemplaires sur papier couché vert d'eau, adornés de quelques poils de la Vraye Moustache.

voir Manuscrit signé d'André Breton etdaté du 6 décembre 1960