Tracts surréalistes, Tome II, 1955
1955
DÉCLARATION
Le gouvernement, plus affolé qu'il ne paraît par la révolte d'Algérie, s'en prend à la Fédération Communiste Libertaire qui soutient les insurgés et dénonce les exactions sans nombre des forces de répression. Un numéro du Libertaire a été saisi, notre camarade Fontenis et d'autres responsables de cette organisation sont poursuivis. Nous protestons unanimement contre ces mesures et nous nous tenons pour entièrement solidaires des inculpés dont le combat n'a pas cessé d'être le nôtre.
[Médium, Communication surréaliste, nouvelle série n° 4, janvier 1955.]
À SON GRÉ
Les soussignés,
attendu que Max Ernst a reçu le Grand Prix de Peinture à la Biennale de Venise,
qu'en l'occurrence on ne peut même lui accorder qu'il sort vainqueur d'une compétition, la mise à sa disposition d'un pavillon séparé (indépendant des pavillons “ nationaux ”), établissant à l'évidence que cette consécration officielle lui était assurée dès le départ et n'a pu être si bien orchestrée sans avoir été obstinément briguée,
qu'ancien Dadaïste et Surréaliste de la première heure - lui l'un des plus conscients responsables des principes sur lesquels se fonde notre activité - il renie ainsi de manière flagrante le non-conformisme et l'esprit révolutionnaire dont il s'était jusqu'alors réclamé,
que, signataire de la plupart des textes collectifs ayant pour objet, en toute circonstance critique, de rappeler le Surréalisme à ses exigences fondamentales et de rétablir sa cohésion, il s'est montré longtemps des plus impitoyables envers les écarts et défections de toutes sortes,
qu'en assumant de tels “ honneurs ” il sacrifie allégrement à ses intérêts matériels ce que nous nous accordions à tenir pour les intérêts supérieurs de l'esprit, faisant bon marché de tous les rapports humains fondés sur ses affinités profondes avec nous,
que, faute d'être sanctionnée, semblable attitude, qu'auront jugée sévèrement tous les milieux indépendants, risque de porter grand préjudice au Surréalisme, plus encore du fait qu'elle est de nature à désorienter la jeunesse,
considèrent que Max Ernst s'est mis lui-même hors du Surréalisme et décrètent que ce qu'il peut entreprendre à l'avenir ne saurait plus en rien les engager.
[Médium, Communication surréaliste, nouvelle série n° 4, janvier 1955.]
UNE DÉMOLITION AU PLATANE
(1)L'opinion spécifiquement surréaliste selon laquelle l'art et la poésie sont moyens autonomes d'interprétation et de transformation du monde, cette opinion de combat grâce à quoi la “ poésie ” de circonstance est désormais passée par l'évier de l'Histoire, mériterait, à l'heure que nous parlons, de n'être plus réduite à son rôle topique et d'être élevée à la dignité de prémices d'une poétique future.
A cet égard, rien ne semble plus urgent que d'élargir d'abord la notion de “ circonstance ” aux fins de réfutation d'une grande partie des critères qui orientent actuellement la démarche poético-artistique. Il faut rejeter dans le
(1) “ Tentation de se faire servir une consommation nouvelle : par exemple une démolition au platane. ” (André Breton et Philippe Soupault : Les Champs magnétiques.)
camp littéraire l'art et la poésie qui ressortissent à tout drame manifeste dont les péripéties se déroulent sous le double joug de la prétendue réalité subjective contrôlée par le “ moi ” et de la prétendue réalité objective telle qu'elle résulte d'une interprétation rationaliste des lois physiques.
Nous attendons des messages qui viennent de très loin devant nous, d'une contrée sans vestiges de ce complexe biologico-social qui détermine la condition humaine. Quant au sort de celle-ci, c'est à la morale et à l'action révolutionnaires de le régler au mieux. Mais par l'illumination poétique, il s'agit de s'échapper de ce théâtre de la sujétion millénaire de l'être et d'en finir avec cette implacable solution de continuité entre le Mythe et l'Histoire. C'est oracle ce que disaient Rimbaud (“ Je est un autre. ”), Lautréamont (“ On m'a dit que j'étais le fils de l'homme et de la femme. Cela m'étonne. Je croyais être davantage. ”), Corbière (“ Je parle sous moi. ”), Chirico (“ Pour qu'une oeuvre d'art soit vraiment immortelle, il faut qu'elle sorte complètement des limites de l'humain. ”) et ce qui présidait aux réalisations de Roussel (“ ... il faut que l'oeuvre d'art ne contienne rien de réel, aucune observation du monde et des esprits, rien que des combinaisons tout à fait imaginaires : ce sont déjà des idées d'un monde extra-humain... ” Dr Janet).
Ces considérations nous amènent à croire que le peintre et le poète sont, au sens propre, hantés, qu'un parasite de lumière a profité de la dissociation conscient-inconscient pour élire domicile en leur inconscient et leur “ souffler ” le message qui se formule en dehors de tout contrôle humain ; tout nous invite à supposer que ce message, pour localisée que soit sa source dans l'inconscient individuel, ne tend à rien moins qu'à réintégrer, par-delà l'hypothétique inconscient collectif dont nous n'avons que faire, un non moins hypothétique inconscient cosmique dont nous avons, au contraire, tout à espérer, car il contient l'imaginaire absolu.
Une porte bat en nous, donnant sur les espaces sans mémoire d'une condition méta-humaine.
Les rapports entre l'art et la poésie, d'une part, la philosophie et la science, d'autre part, sont régis par une économie dynamique. L'art et la poésie mettent à jour l'irrationnel en prospectant l'imaginaire. Mais l'irrationnel se différencie de l'irréel en ce qu'il existe et devient. L'irréel n'existe pas parce qu'il ne devient pas ; ce n'est pas le néant, c'est ce que l'esprit n'a jamais conçu et ne concevra jamais que par peur de lui-même, c'est Dieu, hors dialectique. L'imaginaire et l'irrationnel tendent vers le réel et le rationnel. A peine actualisé par la vision poétique, l'irrationnel, sous l'impulsion de l'intelligence philosophique se rationalise. Cette économie dynamique de la connaissance implique un perpétuel dépassement de la poésie par elle-même. L'irrationnel d'hier est le rationnel d'aujourd'hui.
C'est comme conséquence de cette vue théorique que nous demandons qu'acte soit pris, dans le Surréalisme, de l'usure de certaines formules d'investigation. Qu'il faille s'en tenir, à cet égard, à l'injonction d'André Breton : “ Mais le stade de l'émotion pour l'émotion une fois franchi, n'oublions pas que pour nous, à cette époque, c'est la réalité même qui est en jeu ”, voilà qui comblera le déficit sensible dont on n'aurait pas manqué de grever notre manière de voir (2). En effet, ce que nous contestons dans la persistance de certains procédés, ce n'est certes pas la possiblité de nous émouvoir encore, mais celle de nous faire franchir le stade de cette émotion. Car si le propre du génie est d'inclure dans sa création toutes les conditions objectives de l'émotion, lesquelles demeurent immuables et défient le temps, la réalité, elle, cesse d'être en jeu dès l'instant que l'inévitable processus de rationalisation est arrivé à son terme. On peut soutenir que ce processus se confond, en ce qui concerne la peinture moderne, avec une tentative surréaliste malheureuse ayant pour but d'abolir la dualité interne-externe de l'objet ; l'erreur monumentale était de croire que l'image, qui continue d'être le véhicule poétique par excellence, pouvait, par simple transposition, passer du message verbal au message graphique ; or, il existe une différence fondamentale entre l'acte de nommer un objet et l'acte de le reproduire : l'un ressortit à l'arbitraire poétique parce que le mot qui désigne l'objet est généralement invention, création pure de l'esprit, l'autre à l'arbitraire sensoriel parce que fondé uniquement sur la perception physique.
Si le fait de nommer un objet n'est plus, aujourd'hui, un phénomène poétique, la genèse de l'image repose toujours sur cette ancestrale fonction intellectuelle et l'étincelle poétique jaillit de la rencontre de deux objets nommés. Mais dans l'ordre pictural, l'espoir de sauver l'objet de sa dualité par l'application, au pied de la lettre, des mots d'ordre de Lautréamont et de Reverdy est une illusion car tout effort en ce sens, pour aboutir, doit commencer par une transmutation du matériau de base : la recréation abstractivante de l'objet correspond rigoureusement à l'acte d'abstraction entre tous que constitue, dans le langage, la désignation d'une chose par un mot. Hegel, à propos de la philosophie, écrivait qu'elle ramenait au concret et les bons esprits du temps hurlaient au paradoxe. La poésie - plastique ou verbale - ramène à l'abstrait.
De toute nécessité serait, croyons-nous, une prise de conscience, par certains peintres authentiquement surréalistes, de l'incompatibilité qui existe entre leur désir manifeste d'agir poétiquement sur le monde et leur soumission à la férule de la figuration stricte (3).
En admettant toutefois que quelques procédés surréalistes et figuratifs aient permis, à l'origine, de libérer l'objet de ses caractéristiques cartésiennes-kantiennes et d'engendrer un circuit irrationnel, il y a longtemps, de toute
(2) “ C'est la réalité même qui est en jeu ” et nous nous permettrons d'ajouter : passionnément ou pas du tout. Pour le Surréalisme, tout a dépendu et tout dépend encore du passage décisif de l'opposition connaissance-jouissance du plan de la logique formelle au plan dialectique. La connaissance pour la connaissance vaut la jouissance pour la jouissance. Libertinage dans un cas comme dans l'autre. L'attitude surréaliste est définie par le rapport d'exaltation réciproque et ascendant qu'elle introduit entre connaissance et jouissance. La négation de la jouissance par la connaissance provoque une négation de la connaissance par une jouissance nouvelle et supérieure, etc., jusqu'à ce point sublime qui ne peut être que la fin de ce jeu de diastole-systole et la préhension de la réalité par la passion, troisième terme résultant de l'opposition ultime de la jouissance et de la connaissance parvenues l'une et l'autre et l'une par l'autre à leur paroxysme.
(3) Echappent naturellement à cette incompatibilité les productions schizophréniques et médianimiques, d'abord parce qu'il n'y a pas conscience d'une action poétique sur le monde, ensuite parce qu'elles sont le résultat de déterminations particulières, sans rapport avec celles qui commandent à la création artistique en général.
manière, que la rationalisation est faite, en témoigne suffisamment l'inflation ahurissante qui sévit en ce domaine.
Ce qui est grave, ce sur quoi nous ne nous lasserons pas d'insister, c'est que la répétition à l'infini des procédés en question n'est pas du tout stagnation de l'esprit, mais rétrogradation : on assiste en effet à la réactualisation des caractéristiques cartésiennes-kantiennes dans le décor moderne ; il ne s'agit plus, pour celles-là, de fausser la structure des objets ou leurs rapports extrinsèques, mais de se substituer à leurs rapports intrinsèques. Nous ne voyons nul paradoxe dans le fait qu'une démarche libérante au départ réintroduise par sa pérennité, en grande pompe et dans la conjoncture la plus favorable à leur expansion, des données philosophiques ultra-réactionnaires.
Comme l'alchimie dénie au symbole toute vertu signifiante parce que, dans la formule H2O, par exemple, compte n'est pas tenu de l'étincelle indispensable, après l'addition de deux volumes d'hydrogène et d'un volume d'oxygène, à la formation du corps que l'on sait, la Gestalttheorie, d'accord sur ce point avec la phénoménologie moderne, oppose à la “ réalité élémentaire ” de la psychologie associationniste une “ réalité structurelle ”. Plus précisément, la Gestalttheorie démontre que toute forme, pour déterminée qu'elle soit par ses caractéristiques autonomes, est surdéterminée par son potentiel d'intégration à une structure et que le réel n'est pas une association des éléments qui le composent, mais la logique interne (l'étincelle) qui ordonne ces éléments selon la loi dite “ de la bonne forme ”.
Apport capital, les expériences de Köhler et de Koffka ont mis en évidence que c'est au stade de la perception - et non de la représentation - que le réel se manifeste en tant que structure. Ainsi s'effondre le lien causal (4) entre perception et représentation et la vanité apparaît de toutes les tentatives artistiques qui prétendent élaborer une structure à partir d'éléments que livrerait la perception. Il ne peut s'agir, en cette occurence, que de la constitution d'une structure fausse, à tout le moins marquée au coin du plus beau subjectivisme.
Quant à “ la fixation en trompe-l'oeil des images du rêve ”, elle est d'importance nulle dans la mesure où le perçu onirique est commandé par les lois d'organisation (temporelles, spatiales, de causalité...) spécifiquement nocturnes et qu'elle se borne à ajuster ces lois au goût du jour. Elle ne peut viser qu'à être une interprétation rationalisante (ni meilleure, ni pire qu'une autre) du rêve, et c'est en ce sens qu'on doit la considérer aujourd'hui comme manifestation contre-poétique.
Rappelons enfin que la Gestalttheorie réduit considérablement le rôle de la mémoire dans l'organisation de la perception. De cette mémoire, dont la fonction véritable est de délier la représentation mentale de la perception physique et de soumettre le langage à sa pâle lueur de déjà-vu.
(4) Tout lien causal est, en fait, solution de continuité.
De mémoire d'homme, il n'y eût jamais tant d'artistes, de poètes prêts à ne pas partir vers les rives qui leur feraient perdre (oublier) leur petit bazar familier. Pour eux, chaque jour qui passe est le meurtre d'un enfant et la naissance d'un vieillard.
Pour que cessât enfin la survivance du signe à la chose signifiée, il fallut que le signe se dépouillât de ses attributs temporels jusqu'à n'être rien autre que l'essence de la chose. Dès lors, le signe devint l'éternité immanente de la chose. Ainsi le langage est signe lorsque libéré de ce qui conditionne temporellement le mental. Il est alors structure logique et essence sacrée du mental, son hiéroglyphe univoque.
A Hegel, encore captif d'une psychologie sensorielle, jetant l'interdit sur la connaissance immédiate, le Surréalisme opposa l'automatisme, méthode de connaissance immédiate en ce qu'elle rompt avec le traditionnel jeu de miroirs des sens. Oeil, oreille, nez, peau, langue, tous faux-témoins. Grâce à ceux-ci, l'homme réunit un dossier et conçoit la dérisoire ambition de s'exprimer. Dès 1871, Rimbaud écrit : “ Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. ” Cinquante ans plus tard, le Surréalisme dépassera dialectiquement la phase du dérèglement des sens pour atteindre celle de leur négation raisonnée, avec l'automatisme.
Cependant, il est dans la nature du feu surréaliste de brûler les étapes, y compris, hélas ! celles qui déterminent sa propre prise de conscience. La conséquence la plus grave de cette étonnante lucidité avec laquelle Breton, dans le temps même qu'il se consacrait entièrement à l'expérience automatique, recensait et analysait les écueils, est dans l'impossibilité où il se trouva d'acquérir sur-le-champ une vue d'ensemble qui lui aurait fait paraître l'automatisme pour ce qu'il est avant tout : renversement total de la vapeur, rotation d'aiguille sur cent quatre-vingts degrés, balbutiements d'un nouveau langage qui, pour s'affirmer, devra parcourir un chemin opposé, mais analogue à celui que dût emprunter le langage de la conscience pour aboutir à sa perfection actuelle, et en passer par des avatars du même ordre. On ne doit pas se dissimuler, en effet, que l'automatisme verbal, tout en utilisant le même matériau (vocabulaire) et les mêmes rapports extrinsèques (syntaxe) que le langage de la conscience, constitue l'opposé de celui-ci dans l'exacte mesure où il tend à révéler entre les mots un rapport intrinsèque auquel il s'identifie, rapport que Breton a lyriquement cerné : “ Les mots ne jouent plus, les mots font l'amour ”.
L'aube du nouveau langage ne pouvait être aussi le midi de sa perfection.
En dépit, toutefois, de telle déclaration ultra-pessimiste (“ L'histoire de l'automatisme dans le Surréalisme serait, je ne crains pas de le dire, celle d'une infortune continue. ” Point du Jour, 1933, p. 226), nous croyons pouvoir affirmer que Breton ne s'est jamais départi de l'espoir que le passage, malgré le nombre et la nocivité des écueils, devait être praticable (5).
(5) “ La descente dans la cloche à plongeur de l'automatisme, la conquête de l'irrationnel, les patientes allées et venues dans le labyrinthe des calculs de probabilités sont loin d'avoir été menées à leur terme ” (Interview de Charles-Henri Ford, 1941, in Entretiens, p. 232).
“ ... on risque fort de sortir du Surréalisme, si l'automatisme cesse de cheminer au moins sous roche ” (Le Surréalisme et la peinture, 1941, p. 93).
“ Même si l'automatisme, sûr de ses ressources, n'éprouve plus la nécessité de s'affirmer au premier plan, il va sans dire que dans le Surréalisme, il n'est menacé d'aucune défaveur. Bien mieux, je le tiens pour promis à un essor d'une tout autre portée, dès l'instant où l'on aura trouvé le moyen (mécanique) de le soustraire d'une manière plus durable à l'autocritique qui est la porte ouverte à sa négation ” (Interview de Dominique Arban, 1947, in Entretiens, p. 252-253).
“ Le tout, pour le Surréalisme, a été de se convaincre qu'on avait mis la main sur la “ matière première ” (au sens alchimique) du langage : on savait, à partir de là, où la prendre et il va sans dire qu'il était sans intérêt de la reproduire à satiété : ceci pour ceux qui s'étonnent que parmi nous la pratique de l'écriture automatique ait été délaissée si vite ”.
De cette toute récente explication que livre Breton dans ce même numéro de Médium, p. 2, nous retiendrons comme particulièrement éclairante l'analogie entre la “ matière première ” des alchimistes et celle du langage, analogie déjà exprimée dans un papillon de 1925 : “ Vous qui avez du plomb dans la tête, fondez-le pour en faire de l'or surréaliste ”.
L'automatisme, pour nous, “ intentionne ” une pierre philosophale analogue à celle qui sera obtenue par l'adepte grâce aux opérations adéquates sur sa matière première. En tout état de cause, ce que nous attendons de l'automatisme ressemble étrangement aux pouvoirs conférés par la réalisation du Grand Oeuvre, spécialement sous l'angle de “ la délivrance de l'esprit et du corps ”. René Alleau écrit, dans Les Aspects traditionnels de l'Alchimie (E d. de Minuit, 1953) : “ Non seulement l'ascèse alchimique proclame l'unité de la matière mais elle témoigne de l'union de la matière et de la conscience, comme de la souveraine puissance de “ l'esprit délivré ”. On chercherait en vain un autre but à cette ascèse surréaliste qu'est l'automatisme.
L'automatisme, pictural ou poétique, est le principe essentiel du Surréalisme par le fait qu'il est en prise directe, comme on dit en électricité, avec les rives où nous espérons aborder. C'est une aberration colossale que de le ramener au niveau des procédés qui ont pu sous-tendre le Surréalisme à telle ou telle étape de sa trajectoire historique. On ne classe pas l'automatisme entre le collage et la paranoïa-critique. Ceux-ci sont périssables et subissent le processus de rationalisation décrit plus haut. L'automatisme non, qui n'est pas la traversée du miroir mais déjà l'autre côté. Ceci posé, la contradiction interne du message automatique apparaît : il ne peut avoir de sens que pour celui qui le transmet et uniquement pendant la durée de la transmission ; car autrement il faudrait admettre l'effondrement du miroir, ou bien ressusciter le critère esthétique, ou bien encore prêter d'extraordinaires vertus au sillage d'émotion que ce message est capable d'engendrer.
Eh bien ! c'est précisément à hauteur de cette contradiction et parce qu'il s'agit pour nous, comme nous avons eu le plaisir mêlé d'ennui de le dire précédemment, d'exalter au possible cette part obscure qui dans l'homme commence à ne plus être l'homme (6), qu'il convient, à notre sens, de renouer brutalement avec l'expérience automatique, à charge, pour les Surréalistes, d'étudier individuellement et en commun s'il y a lieu d'adopter des modalités nouvelles et lesquelles. Le principal étant de se garder aussi bien de la séduction de l'extase momentanée que de la lassitude provoquée par la contemplation d'un paysage où tous les chats risquent de paraître gris fort longtemps.
(6) Et dans la nature commence à n'être plus la nature : “ ... rien n'interdit de penser que l'on ne puisse arriver, au cours d'une recherche très libre, à une combinaison d'action et de matière qui réalise une forme sans aucune référence avec un aspect naturel. La possibilité d'une anticipation sur le déroulement de la création naturelle peut se laisser entrevoir et cette vue risque bien d'être confirmée par l'apparition de quelque moyen d'action insoupçonné ”. Ces lignes sont extraites d'un remarquable article paru en 1950 dans l'Almanach surréaliste du demi-siècle sous le titre : Perspective automatique et sous la signature de notre ami Adrien Dax. Nous sommes quelques-uns à savoir, ici, que Dax poursuit solitairement, depuis plus de quinze ans, sans relâche et dans la plus grande indifférence qui soit à toute “ réussite artistique ”, la bouleversante et décevante aventure de l'automatisme graphique, engagé sur une voie où, comme il l'écrit lui-même, “ il faut bien s'attendre à n'avancer que sur des ruines ”.
Rien ne pourrait mieux, en tout cas, concourir à l'occultation profonde du Surréalisme, rendue à nouveau nécessaire et urgente, tant par le scandale de la récente Biennale de Venise que par le spectacle des galeries parisiennes en 1954, trois d'entre elles se consacrant exclusivement aux expositions “ surréalistes ”, étiquette qui couvre indistinctement ce qui ressortit au Surréalisme, ce qui a cessé de s'en réclamer et ce qui n'en fut jamais que plat démarquage.
Nous demandons la mise en circulation de textes et de tableaux automatiques dans une indifférence superbe à l'égard de la critique comme autant d'énigmes atterrantes tant pour nous que pour le public, de provocations à la voyance, d'incursions du futur méta-humain dans le présent humain.
La clé d'or est encore sous le paillasson de la “ raison ardente ”.
La poésie, avons-nous laissé entendre, annonce la fin de l'espèce humaine et présage une condition méta-humaine. On comprendra que ce n'est pas sans grande hésitation que nous usons de ce genre de néologisme, tant il a pu être marque distinctive, ces dernières années, des esprits les plus brumeux, théoriciens anémiés par le virus du “ dépassement ”, toujours à effet purement verbal d'ailleurs. Bref, qu'il nous ait fallu en passer une fois par où ces gens n'ont de cesse que de se bousculer avec allégresse, nous oblige à cette justification qui suffira : faute d'un terme déjà forgé, désignant ce qui succèdera à l'humain, nous avons recouru, plutôt qu'à la périphrase, à l'adjonction du préfixe méta qui, en grec, signifie après.
Cette condition, qui pourrait être une trente-troisième période selon l'esprit fouriériste, nul moins que nous n'est disposé à en augurer froidement et théoriquement. Ici encore, on le sait, la littérature accomplit ses ravages. Une sorte d'imagination à rebours (7) ouvre un atelier d'où s'échappent quotidiennement de pénibles monstres, de pitoyables robots, des machines à faire n'importe quoi, le tout dans un vrombissement d'hélicoptères et de fusées qui indique assez clairement le besoin de clinquant sonore pour masquer la sensationnelle indigence du genre. Que la “ science-fiction ” continue de conduire vers un merveilleux de service, comme on dit d'un escalier, son public ébahi par tant d'audace ; le succès croissant dont elle bénéficie n'en témoigne pas moins que quelque chose est dans l'air.
La main passe, et c'est encore trop beau de croire que tout va se dérégler et se régler sur quelques présages. Pourtant le Surréalisme vit sur cette croyance passionnée, dont ce serait assez dire qu'elle est née de l'espoir et du désespoir éperdus et qu'elle est aussi le terme de ces deux grandes lignes du vieux coeur humain. Au-delà, c'est à la connaissance intuitive de repérer les phares qui assureront le transit.
Parmi ceux-ci, on ne s'étonnera guère de nous voir accorder à l'oeuvre de Marcel Duchamp une place de tout premier choix. Sans préjudice des récentes interprétations auxquelles elle a pu donner cours, il nous paraît capital, non pas de la comprendre, mais de l'admettre comme une anticipation du point
(7) Qui prend des libertés avec tout, sauf avec le réalisme le plus médiocre. Un spécialiste de la “ science-fiction ” ne confiait-il pas à l'un d'entre nous qu'il avait refusé un manuscrit parce qu'un héros de ce roman faisait décoller une fusée en quelques secondes, par simple pression sur un bouton. “ C'est invraisemblable ! ” concluait le censeur avec conviction. N'est-ce pas ?
sublime. Qu'une telle affirmation soit en fait un acte de foi nous indiffère assez ; des actes de foi, chacun pour son compte en commet à longueur de journée, ne serait-ce qu'en traversant une rue. A partir de celui-là, nous sommes suffisamment libres pour entrevoir le dernier visage de l'homme. Et ce qu'une dialectique plutôt sèche nous invitait à imaginer comme terme ultime d'une opposition entre connaissance et jouissance se trouve confirmé ici par ce que nous croyons être la fusion intégrale du mental et du sexuel. Après... Au jeu de la “ Mariée ”, c'est peut-être l'amour qui se réinvente...
Quand bien même nous serions tenus de ne pas hanter trop longtemps ces parages où l'intuition le cède vite au délire, il nous appartiendrait néanmoins d'avancer que sur le seul plan plastique, Marcel Duchamp paraît avoir défini un nouvel espace où se formulent des lois dynamiques inédites codifiant indistinctement et en dernière analyse réduisant à un seul principe l'organique et le non-organique.
Contrairement aux tableaux de De Chirico qui provoquent un dépaysement de caractère psychologique, l'oeuvre picturale de Duchamp nous convie à un dépaysement logique. Elle donne une cohérence spécifique à “ la réalité possible (obtenue) en distendant un peu les lois physiques et chimiques ”.
“ Le pendu femelle, explique Duchamp, est la forme en perspective ordinaire d'une pendu femelle dont on pourrait peut-être essayer de trouver la vraie forme. Cela venant de ce que n'importe quelle forme est la perspective d'une autre forme selon certain point de fuite et certaine distance. ” Cette formule, on s'empressera de le noter, ne recèle qu'une évidence. Elle s'applique à toutes les expressions plastiques soumises à la perspective conventionnelle et acquiert parfois une objectivité lyrique (L'Embarquement pour Cythère, par exemple). Mais si Duchamp s'appuie ici sur les lois de la perspective définies dans le cadre de la géométrie euclidienne, c'est pour mieux les transgresser en déterminant son point de fuite par des coordonnées non-spatiales. Nul doute que le point de fuite générateur du pendu femelle soit à retrouver sur une ligne purement mentale - plus exactement sur une ligne d'essence mentale - quelle que puisse être l'existence géométrique ultérieure de cette ligne. Aussi, est-on en droit de supposer que le point de fuite, dans le “ grand verre ”, est situé sur la ligne de sexe des moules mâlics, le pendu femelle étant la projection synthétique des désirs individuels, la distance s'obtenant par le tracé (imaginaire) de la résultante des neuf droites (imaginaires) proportionnelles à l'intensité de chaque désir. Le “ grand verre ” pourrait passer pour une exploitation irrationnelle de la géométrie qui cesse d'imposer ses propriétés à l'objet pour se plier à tous les imprévus du désir.
Si l'automatisme manifeste un renversement de vapeur en ce qu'il est langage de l'inconscient psychique, “ La Mariée mise à nu par ses célibataires, même ” exprime un renversement de vapeur analogue et constituerait le premier mot de ce que nous nous permettrons elliptiquement de nommer l'inconscient physique (8).
(8) Qu'est-ce que le stoppage-étalon, sinon l'aspect inconscient de l'unité de longueur ? (“ Si un fil droit d'un mètre de longueur tombe d'un mètre de hauteur sur un plan horizontal en se déformant à son gré et donne une figure nouvelle de l'unité de longueur. ”) On n'ignore pas que Duchamp envisageait d'utiliser les stoppages-étalons comme lettres d'un nouvel alphabet.
L'expression “ inconscient physique ” a été utilisée par Hans Bellmer, il y a quelques années, dans une acception, semble-t-il, voisine de celle que nous lui prêtons ici.
Par l'automatisme et par Marcel Duchamp, une plaine mentale a été émancipée. En peinture, aujourd'hui, rien ne saurait compter que les vertiges du traîneau qui va la découvrir.
Un homme, selon nous, est passager du traîneau et le sillage vraiment vertigineux qu'il laisse se perd déjà très loin vers l'intérieur, vers le coeur de la plaine. Que cet homme soit Matta et que le souci impérieux de salubrité morale, condition première et intangible d'une activité comme la nôtre, commande de le tenir à distance, ne nous empêche nullement de reconnaître qu'en sa peinture s'inscrivent les lignes de force de l'aventure moderne telle qu'en art elle a des chances d'être courue.
C'est en substituant délibérément le champ psycho-physique au rassurant espace visuel (géométrique euclidien) que Matta commence, dès 1943, à nous livrer un aperçu de la réalité structurelle ; celle-ci se dévoile peu à peu jusqu'à se donner pour le terme de toute différenciation entre la matière, la forme et le mouvement (Le Vertige d'Eros, La Révolte des Contraires). Avec Le Vitreur (9), Matta paraît mettre à contribution les lois dynamiques dont nous parlions à propos de Duchamp et préfigurer le mouvement perpétuel érotique (10). La Soie de Conscience, que le dernier “ Salon de Mai ” nous a permis d'admirer, sensibilise à l'extrême la préoccupation logique et nous semble la première manifestation picturale d'une faculté unique qui aurait fait justice de l'opposition entre le monde affectif et le monde intellectuel.
Le Surréalisme se confond, depuis trente ans, avec l'exaltation méthodique de la liberté. L'état on ne peut plus précaire de cette liberté dans le monde actuel, le Surréalisme l'a d'emblée attribué à l'importance démesurée qu'on accorde à l'indice de rationalité régissant les rapports humains. Il a semblé, dès l'origine, aux Surréalistes, que si la balance était rééquilibrée, c'est-à-dire si l'irruption, dans la vie quotidienne, des phénomènes dits paranormaux (qui vont du simple rêve aux signaux prophétiques, des “ visions ” à la voyance) cessait d'être contrôlée et finalement dévaluée systématiquement par la force rationaliste qui organise aussi mal l'esprit humain que les relations sociales, la clé même de l'interprétation et de la transformation du monde tomberait en leur pouvoir.
Il en va ainsi d'une constatation logique qui implique que l'art est le terrain le plus propice pour déchaîner la puissance irrationnelle, ailleurs trop contrainte encore, et d'une exigence morale contenue dans la négation de “ l'infâme précepte ”, la fin justifie les moyens : pour que l'art soit effectivement le paysage de la liberté, il doit commencer par s'écarter du circuit commercial, circuit qui, au vingtième siècle, s'est élargi au point d'innerver presque toutes les activités humaines, y compris précisément les activités artistiques.
A Venise, cet été, les marchands de tableaux ont marqué un point. Ils ont réussi à acheter non pas une toile, mais, parmi d'autres, un peintre, le
(9) Tableau détruit. Nous ne connaissons que la reproduction du fragment publié dans Le Surréalisme et la peinture.
(10) L'art est appelé à provoquer pratiquement l'effondrement des “ situations-limites ” (la mort, le hasard, l'impuissance...) qui, selon Jaspers, définissent la condition humaine.
peintre vivant dont les signataires de ces lignes tenaient sans doute leurs meilleures raisons d'ouvrir les yeux, cet acte le plus bref et le plus sérieux du monde. Nous n'avons pas le temps d'être lyriques. Que les bonnes gens de Venise sachent, cependant, que l'homme qu'ils applaudissent aujourd'hui fit battre en nous, naguère, autre chose que les mains. Qu'ils sachent aussi que leurs lauriers, en éteignant la révolte de cet homme, attisent d'autant plus la nôtre.
Nous sommes d'une jeunesse qui fera de vieux os avec de telles passions, ou qui n'en fera pas.