MÉLUSINE

Tracts surréalistes, Tome II, 1951


1951

AIDE-MÉMOIRE RELATIF À L'AFFAIRE CARROUGES

J'ai rencontré André Breton le soir du 5 mai 1932 dans un local dépendant de l'église Saint-François-Xavier.

Je n'avais pas alors vingt ans. J'étais secrétaire de la section Sorbonne de l'Union Fédérale des Étudiants et je militais dans une cellule des Jeunesses Communistes du XIVe arrondissement. Je n'avais du Surréalisme qu'une connaissance livresque, ayant lu le Manifeste, divers autres ouvrages théoriques et de poésie, et quelques numéros de revue. Ce mouvement m'intéressait surtout en fonction de la puissance de subversion dont il disposait sur le front de l'intelligence. Nous étions quelques-uns parmi les jeunes révolutionnaires de la Faculté des Lettres qui, pour des raisons de cet ordre, devenions de plus en plus attentifs à l'activité des Surréalistes. Je dirai plus loin que la littérature et l'art nous étaient des préoccupations étrangères.

Un bon camarade, René Zazzo, comme moi étudiant en philosophie, maintenant professeur à l'École des Hautes Études, me dit un jour qu'ayant assisté à un service funèbre dans l'église Saint-François-Xavier, il y avait remarqué l'annonce d'une conférence qui allait être donnée par un prêtre dans la salle paroissiale sur le thème : La Poésie difficile de Rimbaud au Surréalisme. J'étais assez averti de l'intransigeance des Surréalistes pour prévoir qu'une telle conférence serait considérée par eux comme une intolérable provocation. Je me procurai l'adresse de Breton et je lui envoyai un pneumatique.

La conférence devait avoir lieu le 5 mai à 21 h. Cette journée fut marquée par un événement mémorable : l'assassinat du Président de la République Paul Doumer à la vente des Écrivains Anciens Combattants. Dès le milieu de l'après-midi, l'Intran titrait sur cinq colonnes : “ La Révolution entre en action ”. J'étais attendu aux assises de la section Sorbonne qui se tenaient ce soir-là. Je m'y fis excuser et me rendis, impatient, à Saint-Fançois-Xavier. Quand j'arrivai, le Groupe Surréaliste était déjà dans la petite salle attenante à l'église. Je reconnus pour avoir vu leurs photographies : Aragon, Breton, Eluard, Valentine Hugo, Péret. Ils étaient bien vingt ou vingt-cinq, hommes et femmes. Je n'osai les aborder et m'installai derrière eux. L'assistance, assez clairsemée, était composée en majeure partie de vieilles dames et de jeunes filles. L'heure étant venue, un prêtre demanda qu'on voulut bien réciter d'abord un Notre-Père et un Je vous salue Marie pour le repos de l'âme du grand Français qui venait de tragiquement disparaître. La tactique élémentaire commandait aux perturbateurs de ne pas encore se démasquer. Tout le monde se leva donc et les prières furent marmonnées. La conférence commença sur je ne sais plus quel ton et rien d'anormal ne se produisit jusqu'à ce que Breton fût nommé. Alors celui-ci bondit et hurla qu'il interdisait qu'on prononçât son nom en ce lieu et plus généralement qu'on y fît la moindre allusion au Surréalisme. C'était déjà trop pour ses oreilles d'avoir entendu un prêtre parler de Rimbaud, de Rimbaud qui insultait les prêtres. Stupeur. Le prêtre essaya de protester, invoqua les libertés. Explosion de la fureur surréaliste. Insultes ordurières. Confusion. Tumulte. Bruit de chaises qu'on casse. J'entends Péret proclamer qu'il va se déculotter. C'est ainsi, du moins, que j'ai compris sa proclamation. Soudain, par une fenêtre, on voit arriver le car de police-secours. Avant que les flics soient dans la place, elle est nette des Surréalistes qui se perdent dans la nuit.

J'errai quelque temps dans le quartier et eus le bonheur d'apercevoir le groupe dans un café. Je me présentai. On me remercia d'avoir prévenu et on m'invita à garder le contact. Je pris congé assez rapidement et courus à la réunion de ma section. Quelques semaines plus tard, Aragon qui avait appris que je fréquentais certains milieux annamites me fit savoir qu'il aimerait se mettre en rapport avec moi pour établir la liaison entre ceux-ci et la Ligue Anti-Impérialiste où il militait. Peu après j'étais devenu l'ami des Surréalistes et Surréaliste moi-même.

Ce n'est pas sans nostalgie que j'évoque le temps où la vie s'offrait à ma jeunesse comme un champ de bataille qu'il fallait tenir. L'un ou l'autre de mes camarades d'alors nous restituera certainement quelque jour dans un livre l'atmosphère de tension révolutionnaire dont nous animâmes le Quartier Latin durant ces premières années 30. Nous réussîmes à faire élire au Conseil de Discipline de la Faculté des Lettres, le 11 décembre 1931, une liste Tao, Membre du Comité Central du Parti Communiste Indochinois, expulsé de France à l'occasion de l'Exposition Coloniale au printemps précédent. Certains d'entre nous allaient bientôt se montrer des poètes authentiques, mais la littérature, au sens traditionnel du terme, répugnait à notre idéal de pureté comme un produit résiduel de l'esprit que Verlaine avait vomi dans un de ses moins mauvais jours, produit dont les tendances dites “ modernes ” de la sensibilité et de l'intelligence se méfiaient, produit qui, au demeurant, semblait ne présenter que peu d'utilité pour la Révolution. Nous ne lisions pas le Monde de Barbusse et la fondation, par Vaillant-Couturier au début de 1932, de l'Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires, nous laissa en général indifférents. Notre journal s'appelait l'Etudiant Pauvre. D'aucuns vivaient toute leur existence parmi les ouvriers qui ne soupçonnaient même pas avoir affaire à des étudiants. Sous le costume ouvrier de ceux auxquels je pense battait vraiment un coeur ouvrier. Le plus grave reproche qui a été fait par les tenants du réalisme socialiste et qui sera fait au Surréalisme de façon plus conséquente dans un régime ultérieur, c'est d'avoir détourné de la profession révolutionnaire de jeunes intelligences et de jeunes sensibilités qui auraient sans doute mieux servi comme agitateurs politiques ou comme permanents syndicaux que comme littérateurs bourgeois.

Si je ne suis pas insensible à ce reproche, je n'y souscris pas d'emblée car le Surréalisme aura entretenu longtemps la soif de subversion complémentaire de notre faim poétique. Breton aura opéré longtemps la distinction entre les deux postulations de notre tempérament d'alors. N'écrira-t-il pas en 1936, dans la Préface dont il voudra bien honorer mon premier recueil : Le Corps trop grand pour un Cercueil : “ Le vrai poète est toujours un révolutionnaire authentique. Le "type raisonnant", pour reprendre la terminologie d'Isidore Ducasse, n'a pas à se substituer au "type agitateur". C'est en conciliant en lui ces deux types que l'homme peut prétendre au plus haut degré de conscience. Sur le plan révolutionnaire, l'activité poétique et l'activité politique doivent rester libres, indépendantes l'une de l'autre, sous peine de se limiter. ” Un poète comme je l'étais, comme j'espère l'être encore, était apte à remplir, selon Breton, la fonction poétique intégrale parce qu'il disposait “ de ces deux regards alternatifs : l'un sur le monde actuel tel qu'il est, tel qu'il faut à tout prix le faire "changer de base", l'autre sur la vie de toujours comme source inépuisable et incorruptible d'émotions ”.

Nous fûmes peu nombreux à prendre la route surréaliste. Nous fûmes moins nombreux encore à nous rapprocher sensiblement des horizons spirituels que nous apercevions à son terme. La plupart n'ont pas atteint le point où Acker et moi nous sommes parvenus sur cette route. Combien de fois n'avons-nous pas été tentés, les uns et les autres, de déposer le bagage révolutionnaire. Nous étions à chaque instant sollicités de prendre des voies latérales et surtout de nous acheminer vers la pire aventure où peut s'enliser l'esprit : la littérature. - Comme moi sont venus, de l'Union Fédérale des Etudiants au Surréalisme, sont restés comme moi fidèles à celui-ci jusqu'à maintenant, ou bien se sont lassés plus vite, quand ils ne sont pas morts : Adolphe Acker (Adolphe Acker encore et toujours, aujourd'hui comme hier, mon meilleur ami), Georges Mouton, Raymond Tchang, Etienne Léro, Pierre Yoyotte, Jules Monnerot et Maurice Nadeau.

Sur les dix-neuf années qui ont suivi la soirée de Saint-François-Xavier, j'aurais beaucoup à dire et le dirai si les circonstances m'en laissent le loisir. Qu'on sache seulement que pendant cette longue période, j'ai toujours méprisé l'art et la littérature et que je suis resté persuadé que le Surréalisme dans son ensemble et Breton le premier partageaient ce mépris. Il s'agissait pour moi, poète que j'étais devenu, de militer révolutionnairement sur un plan qui n'était plus strictement politique ou social, sur un plan plus général, celui de l'Esprit.

J'en viens à l'affaire Carrouges, abcès révélateur de maux chroniques dont souffre le Surréalisme : l'opportunisme à l'égard d'une audience frelatée et, complémentairement, l'abandon progressif de la position révolutionnaire.

Le jeudi 18 janvier 1951, dans l'après-midi, à une conférence d'Aimé Patri au Collège de Philosophie, un jeune homme dont j'ai oublié le nom mais que je connais pour m'être entretenu plusieurs fois avec lui à la rédaction de Paru, m'informa qu'une association dite Centre Catholique des Intellectuels Français projetait d'organiser en février une conférence sur le thème : Le Surréalisme est-il mort ? Il ne m'indiqua pas la source du renseignement et ne me fournit pas d'autres détails mais il me laissa comprendre qu'il attendait de moi et de mes amis Surréalistes une réaction violente à ce qu'il tenait pour un défi. Je lui promis de parler de la chose dans l'entourage de Breton et le priai de me faire savoir par téléphone ce qu'il pourrait encore apprendre. Le surlendemain, mardi 20, je rapportai cette conversation à Breton qui ne s'étonna ni ne s'émut. Il regretta seulement avec une amertume souriante que de se demander si le Surréalisme était mort constituait une question que l'on pouvait poser, en effet, que nous-mêmes pouvions nous poser. Je n'insistai pas, me promettant de revenir à la charge.

Le jeudi 8 février, mon informateur me prévint par téléphone que la date de la conférence était fixée : lundi 12 février à 20 h. 45, le lieu aussi : 3 rue des Prêtres-Saint-Séverin, que le thème de cette conférence ne serait pas exactement celui qu'il m'avait annoncé mais : Où en est le Surréalisme ? Enfin que le conférencier serait Michel Carrouges et aurait probablement pour contradicteur Stanislas Fumet. Mon jeune informateur s'enquérait à nouveau de nos intentions. Je lui fis observer que je ne pouvais en préjuger mais qu'étant donné la position favorable adoptée par Carrouges à l'égard du Surréalisme, il y avait lieu tout lieu de supposer que la soirée se déroulerait sans incidents. Il me confia qu'à son avis la seconde partie de l'ouvrage de Carrouges : La Mystique du Surhomme, était incompatible avec les idées qu'il croyait être celles des Surréalistes et qu'il ne comprenait pas la tolérance dont jouissait cet auteur auprès de nous. J'approuvai son opinion sur la seconde partie de La Mystique du Surhomme mais soulignai que depuis la parution de ce livre Carrouges n'avait pas réaffirmé les thèses que nous incriminions et que dans son livre sur Breton il s'était montré beaucoup plus discret quant à la coexistence dans son coeur d'une inclination catholique et d'une inclination surréaliste. Je convins de ce que la situation de Carrouges par rapport au Surréalisme était acrobatique et risquait à chaque instant d'aboutir à une catastrophe, et je donnai rendez-vous à mon interlocuteur pour le soir de la conférence, à l'issue de laquelle notre entretien pourrait se poursuivre s'il le désirait.

Le samedi 10 février, je transmis l'information à Breton. Il parut surpris. Il avait vu dans la semaine Carrouges qui ne lui avait rien dit. Cette entrevue ne l'avait d'ailleurs pas spécialement satisfait : “ Carrouges aggrave son cas de jour en jour ! ” déclara-t-il sans autrement préciser. Je lui fis part de mon intention d'aller écouter Carrouges et éventuellement de le contredire. “ Très bien ! répondit-il, mais il ne faut pas que cela demeure, comme c'est parfois le cas chez toi, une intention. ” Sur ces entrefaites - nous étions au Café de la Place Blanche - arrivèrent des visiteurs inhabituels : Mme Claudine Chonez qu'accompagnait M. de Richau d. Ils venaient solliciter la signature de Breton en faveur de Henry Miller poursuivi en Amérique. Puis le garçon apporta un billet de la part d'un jeune homme attablé à l'écart qui réclamait l'ouverture d'une souscription pour aider Serge Berna, un ami de Michel Mourre, le faux dominicain de Notre-Dame. Berna manquait de tabac dans une prison du Midi où il était enfermé, ayant volé “ une serviette contenant de l'argent ”. La souscription fut ouverte. Carrouges était arrivé entre-temps et s'était précipité, charmé semblait-il de la présence de ce romancier, sur de Richaud avec lequel il avait engagé une interminable conversation. Je veillai à ce qu'on n'oubliât pas de présenter la souscription à Carrouges qui s'inscrivit pour 200 francs. Comme nous quittions le café, je demandai à Carrouges “ l'autorisation d'aller l'écouter lundi ”. Il fit paraître quelque gêne de ce que je fusse au courant et tenta de minimiser l'importance de sa conférence : “ Une chose tout à fait élémentaire, du B-A-BA pour des gens qui n'avaient jamais entendu parler du Surréalisme, rien d'intéressant ”. C'était pour cela qu'il n'avait averti personne dans notre milieu. De réponse à ma question : aucune dont je me souvienne précisément. En tout cas, en le quittant, je lui dis : “ A lundi ! ”

Le lendemain dimanche, je rédigeai dans l'après-midi une petite lettre que je me proposais de laisser chez Marcel Jean mais je trouvai celui-ci à domicile. J'avais estimé indispensable que nous nous concertions. Marcel Jean avait maintes fois protesté contre la faveur dont bénéficiait Carrouges parmi nous. Il avait bruyamment manifesté son humeur au début du présent hiver, un soir que Breton avait distribué, à l'une de nos réunions, un tirage à part des Études Carmélitaines : Le Coeur surréaliste, brochure que son auteur, Carrouges, avait dédicacée avant de partir pour le Hoggar où il avait été envoyé, disait-on, par les Dominicains - n'est-il pas secrétaire de La Vie Intellectuelle ? - pour préparer le retour des cendres du Père de Foucaul d. A peine informé, Marcel Jean fut d'avis qu'il y avait lieu d'organiser le sabotage de la conférence ou tout au moins de s'y rendre en groupe pour parer à toute éventualité. J'avais écrit dans la lettre que j'avais préparée que j'irais “ pour combattre l'orateur et au besoin pour le soutenir ” (contre Stanislas Fumet, ennemi déclaré du Surréalisme). Telle était encore ma position, mais j'étais d'accord avec Marcel Jean pour que la question de l'intervention collective fut clairement posée le soir même à la réunion dominicale du Groupe au Café de la Place Blanche. La question y fut en effet posée par Marcel Jean et moi-même avec autant de clarté que le permettait la dispersion de l'attention. L'habitude a été prise en cet endroit de poursuivre des colloques particuliers. Chacun, surtout le dimanche où l'assistance est nombreuse - jusqu'à cinquante personnes - dans la petite salle qui nous est réservée, n'écoute que ce qu'il veut bien entendre. Nous attendions de Breton qu'il prît position sur nos propositions.

Breton - et c'est là, selon moi, l'origine véritable du drame actuel - évita soigneusement de prendre aucune responsabilité. Nous aurions, de sa part, considéré comme légitimes différentes attitudes. Il pouvait exiger immédiatement le silence et demander que la discussion s'engageât sur nos propositions. Il pouvait convier l'assistance, ou une partie seulement de l'assistance, à une réunion plus réfléchie, le soir après le dîner. Il pouvait - il devait, à mon sens - mettre, en tout cas, son opinion propre dans la balance soit sur-le-champ, soit dans la soirée, de toute façon le jour même. Cette opinion pouvait consister en une opposition catégorique à ce que nous troublions la conférence de Carrouges ; mais alors il devait donner ses raisons. Cette opinion pouvait encore consister à se récuser personnellement et à nous laisser la responsabilité de notre intervention ; mais alors sa situation (il ne peut contester qu'il remplit auprès de ses amis la fonction de “ chef ” ou de “ directeur de conscience ”) l'obligeait moralement à dire comment il apprécierait après coup la ligne de conduite de chacun dans cette conjoncture délicate. Marcel Jean et moi, nous espérions, nous étions en droit d'espérer, à tout le moins, une réaction, des conseils. Au lieu de cela, Breton ne laissa rien transparaître de sa pensée profonde. Nous estimâmes que notre initiative ne lui déplaisait pas outre mesure mais qu'il ne voulait pas s'y associer parce qu'il redoutait de se compromettre aux yeux de Carrouges. Pour ma part, je déplorai intimement cette attitude réticente, que je jugeai inamicale. Que Breton n'adoptât pas une position franche n'était pas pour nous faire reculer mais était de nature à rendre nos amis hostiles à nos projets. Nous nous en aperçûmes quand, ayant réitéré individuellement autour de nous l'invitation à se rendre rue des Prêtres-Saint-Séverin, nous ne suscitâmes que des réponses évasives. Robert Lebel, seul, prit l'engagement d'être ferme au rendez-vous. Au lieu de conclure, Breton plaisanta et, finalement, nous lança avec un sourire ironique : “ Si vous ne déclenchez pas une horrible bagarre... ” La fin de la phrase m'échappa, malheureusement. Je compris, négligeant l'ironie, que nous étions mis au défi de déclencher une bagarre. Ma résolution, dès cet instant, était prise : Breton, en affectant l'indifférence, se montrait trop optimiste dans cette affaire. Il omettait, en calculant ses conséquences éventuelles, les complaisances qui l'avaient permise. Il serait placé en face de ces conséquences qu'il supposait trop facilement pouvoir éluder. Il faudrait alors que le Surréalisme se libérât d'un imbroglio où l'avait précipité l'opportunisme à l'égard de Carrouges en particulier, de la critique en général et plus généralement encore d'une audience de flatteurs et de malins, d'une audience qu'on avait pris l'habitude de considérer, à la suite de Breton, en fonction de ses avis favorables bien plus que de ses avis judicieux, d'une audience qui faisait depuis longtemps - stratégie concertée - le meilleur marché de la position révolutionnaire du Surréalisme. L'affaire Carrouges était dépassée. Il ne s'agissait plus que d'envisager les moyens pratiques pour que la bagarre survint et se répercutât dans le Surréalisme.

Le lendemain matin, lundi 12 à 8 heures, j'envoyai à Marcel Jean un pneumatique pour l'assurer que j'étais disposé à mener l'affaire Carrouges jusqu'au-delà de ses conséquences immédiates, qu'à l'issue de la conférence je demanderais à intervenir, que mon intervention consisterait à lire, à commenter et à mettre à jour le manifeste A la niche les glapisseurs de dieu !, ce qui ne manquerait pas de déterminer des sursauts violents de l'auditoire. Je l'invitai à me faire savoir d'urgence ce qu'il pensait d'une diffusion de la brochure A la niche au moment de mon intervention. Par pneumatique, il me répondit que dans la brochure A la niche, Carrouges étant traité avec indulgence, la diffusion de ce texte pourrait prêter à confusion, qu'au demeurant une intervention à l'issue de la conférence serait entendue au même titre qu'une autre contradiction alors qu'il n'y aurait certainement rien à contredire, qu'il était donc préférable de prononcer une déclaration liminaire par laquelle nous nous désolidariserions non des termes mais du principe de la conférence. Je fus aussitôt acquis à ce point de vue et rédigeai sans plus tarder une déclaration liminaire. Celle-ci devait aussi introduire la lecture d'A la niche, lecture que nous jugions capable d'être située, par cette mise au point, dans une atmosphère renouvelée, dans une atmosphère où l'orage n'épargnerait plus Carrouges.

A 20 h. 45 nous nous présentions 3 rue des Prêtres-Saint-Séverin, et nous constations qu'il s'agissait d'un local paroissial contigu à l'église. Sur la porte une grande pancarte : “ Sonnette de nuit pour les Sacrements ”. Ayant pénétré après avoir payé un droit de 80 francs, nous vîmes Carrouges en conversation avec des prêtres. Arrivèrent peu après nous, d'abord Aimé Patri et, plus tard, Robert Lebel et sa femme, Patrick Waldberg et sa femme et Georges Duthuit. La salle se remplissait : nombreux prêtres, généralement jeunes et portant avec distinction l'habit ecclésiastique, messieurs élégants et décorés, vieilles dames. Le jeune homme qui m'avait informé était là avec quelques amis. Avant la conférence, Carrouges vint serrer la main de tous ceux de notre Groupe sauf celle de Marcel Jean qui la lui avait refusée une fois précédente. Au moment où le président, un jeune homme autoritaire, s'apprêtait à présenter le conférencier, je prononçai, d'une voix nette et forte : “ Je demande la parole pour une déclaration liminaire ! ” Le président, sans paraître autrement surpris - on s'attendait bien à quelque manifestation de notre part - consulta Carrouges qui acquiesça : “ Aucun inconvénient ! ” Je lus alors, sans être interrompu par personne, le texte suivant :

“ Mesdames et Messieurs,

Si je demande la parole pour une déclaration liminaire, c'est afin de prévenir une équivoque qui, autrement, ne manquerait pas de troubler vos esprits.

M. Carrouges, qui passe encore pour un ami des Surréalistes, va vous parler favorablement du Surréalisme. Vous pourriez en conclure que les Surréalistes étant les amis de M. Carrouges et M. Carrouges étant votre ami, les Surréalistes sont vos amis. Il n'en est absolument rien. Les Surréalistes, Mesdames et Messieurs, sont vos ennemis. Des ennemis avec qui vous ne pouvez pas parler. Il n'est pas pensable que le Surréalisme engage un dialogue avec des catholiques. Nous ne parlons pas la même langue car la nôtre n'est pas celle de la duplicité. Nous ne sommes pas venus ici pour discuter mais pour affirmer et pour nier. Pour nier Dieu, d'abor d. Pour affirmer ensuite la position du Surréalisme à l'égard de l'Eglise catholique et plus généralement à l'égard de toute religion. Cette position est celle de l'anticléricalisme primaire. C'est celle de Rimbaud écrivant “ Merde à Dieu ! ” sur les édifices cultuels de Charleville. Cette position, le Surréalisme l'a maintes fois proclamée et, pour la dernière fois, le 14 juin 1948, dans une brochure intitulée : A la niche les glapisseurs de dieu ! Cette brochure, M. Carrouges ne l'a pas signée, mais il y est nommé. Son activité confusionnelle y est dénoncée avec beaucoup de modération mais dénoncée. Cette brochure conserve toute son actualité. Elle la conserve en fonction de la conférence de ce soir, initiative qui menace d'aggraver singulièrement la situation déjà difficile où se trouve M. Carrouges par rapport au Surréalisme. Vous me permettrez donc de vous lire cette brochure. Je n'y ajouterai plus rien, et je n'en retrancherai rien. Après quoi, vous pourrez, en connaissance de cause et en toute quiétude, écouter M. Carrouges déconner sur le Surréalisme. ”

Comme je m'apprêtais à commencer la lecture d'A la niche, le président m'interrompit pour consulter l'auditoire : “ Voulait-on écouter ce texte ? ” Quelques voix : “ Oui ! ” Beaucoup de voix : “ Non ! ” Carrouges : “ Je ne vous ai pas invité pour ça ! ” Moi : “ En tout cas, je suis venu pour ça ! ” Suivirent quelques secondes de confusion au cours desquelles plusieurs auditeurs quittèrent la salle. Pour rompre le tumulte je me mis à lire à voix très forte la citation d'Héraclite qui constitue l'épigraphe d'A la niche. Le silence s'établit presqu'aussitôt et je poursuivis et achevai la lecture du manifeste entier sans être autrement troublé que par quelques ricanements frustes. Je ne manquai pas de nommer en conclusion les cinquante-deux signataires d'A la niche. Après quoi Marcel Jean et moi quittâmes la salle pendant que Patrick Waldberg se préparait à faire suivre le débordement de notre “ anticléricalisme primaire ” d'une série de ces “ plaisanteries pas drôles ” qui avec “ les objets bouleversants, les cassages de gueules, la peinture fantastique, le genre mal élevé, les révolutionnaires de café, le snobisme de la folie, l'écriture automatique, la discipline allemande et l'exhibitionnisme ” caractérisaient encore le Surréalisme en 1929 (Cf. le numéro spécial de Variétés). Sur le seuil de la porte, Marcel Jean cria encore : “ Merde à Dieu ! Merde à Carrouges ! ”

Marcel Jean téléphona aussitôt à Breton pour lui rendre compte de ce qui venait de se passer. Nous espérions qu'il nous inviterait à le joindre et que nous pourrions envisager d'urgence avec lui les suites et conclusions que cette affaire impliquait. Il se contenta d'enregistrer les faits et dit à Marcel Jean qu'on en parlerait le surlendemain à la réunion habituelle du mercredi. Marcel Jean ayant raccroché, je confirmai immédiatement ces faits à Breton par pneumatique, n'ajoutant que peu de commentaires : la dernière phrase de ma déclaration devait, précisai-je, être prise comme une hyperbole. Je pense en effet que Carrouges est trop averti du Surréalisme pour vraiment “ déconner ” à son propos. Il est seulement capable de le défigurer sciemment. J'ajoutai que, jusqu'à nouvel ordre, je m'abstenais de tirer aucune conclusion des incidents de la soirée. Je relevai, pourtant, la lâcheté des prêtres qui avaient laissé sans réagir traiter leur archevêque défunt, le cardinal Suhard, de “ bourrique écarlate ” (expression dont Breton revendiquera formellement la paternité le mercredi 14 et qui avait été en effet insérée dans A la niche sur sa demande).

Le mercredi 14 février, Marcel Jean et moi nous étions déjà au café quand Breton arriva. Nous avions pu observer la joie sans mélange de Péret au récit des faits qu'il apprenait de notre bouche, n'ayant pas vu Breton entre-temps, et la gêne de Heisler qui, lui, connaissait le point de vue de Breton.

Celui-ci coupa net le grand rire de Péret, déclarant qu'il faisait toutes réserves sur la façon dont l'opération avait été menée. Je répliquai que nous prenions la responsabilité entière de ce qui s'était passé, qu'il n'avait pas tenu à nous que la soirée prît une autre tournure, que nous avions été abandonnés à nous-mêmes par l'abstention de nos amis, que cette abstention avait été déterminée par l'indifférence que lui, Breton, avait affectée le dimanche soir et que c'était dans cette indifférence qu'il fallait rechercher l'origine de nos divergences de vues. Je lui laissai clairement entendre qu'il n'avait rien à nous reprocher après coup dans la mesure où il n'avait pas daigné nous conseiller avant. Ayant porté la discussion sur le terrain de la tolérance dont avait joui Carrouges, ayant avancé que les raisons de cette tolérance étaient vraisemblablement à chercher plus profondément que dans un côté sympathique du personnage de Carrouges, côté que nul n'avait songé à contester, je m'aperçus que Breton changeait de ton assez brusquement et qu'il jetait du lest. Il reconnut que le titre de l'ouvrage de Carrouges : André Breton ou les Données fondamentales du Surréalisme était un abus de confiance puisque deux de ces données étaient systématiquement omises par l'auteur : l'athéisme et la révolution sociale. Breton entreprit alors de discuter les termes de la déclaration liminaire, soulignant que les insultes à la divinité supposaient l'existence de cette divinité, ce qui était contraire à l'athéisme foncier du surréalisme. Nous lui opposâmes que cet athéisme ne pouvait faire de doute à ceux qui avaient écouté la lecture d'A la niche où il est exposé en toute clarté. Finalement Breton ne trouva plus d'objections qu'à l'emploi de l'expression “ déconner ” et je lui rappelai qu'il s'agissait, qu'il ne pouvait s'agir que d'une figure de rhétorique légitimée par notre volonté de scandale. Après quoi, Breton feignit la bonne humeur et nous nous séparâmes sans que rien subsistât en apparence des différences d'optique dont il était à craindre, une heure plus tôt, qu'elles ne ternissent notre amitié de vingt ans.

Je réfléchis longuement à cet entretien et je fus fort loin de m'en trouver pourtant satisfait. A tel point que le vendredi 16 j'envoyai deux lettres : l'une à Breton, l'autre à Carrouges. Ma lettre à Breton était ainsi conçue : “ Je vais probablement m'abstenir de paraître au café pendant quelques jours. Je t'en préviens afin que cette dérogation à mes habitudes ne soit pas prématurément interprétée d'une façon ou d'une autre. J'éprouve seulement le besoin de méditer les événements récents. Je me propose d'ailleurs de mettre à cette occasion quelques notes par écrit. ” La lettre à Carrouges, dont je n'ai pas gardé copie, le priait de renoncer à toutes interprétations qu'il avait pu échafauder à partir des incidents du lundi 12 et de surseoir à toute conclusion. Je lui annonçais une lettre plus longue lui dévoilant des incidences de cette affaire qui lui échappaient forcément - je compte sur le présent Aide-Mémoire pour les lui dévoiler - et je l'assurais que mon amitié lui restait acquise sur certains plans.

Le dimanche 18 février, je reçus dans la matinée un appel téléphonique de Breton qui m'accusait réception de ma lettre et m'invitait à une réunion chez lui, le jeudi 22, réunion convoquée à la demande de Carrouges qui désirait s'expliquer. Breton ajoutait qu'il espérait que malgré ma décision de ne plus paraître au café, j'y viendrais le soir même car il avait été convenu depuis longtemps qu'on y prendrait des photographies du Groupe. Je lui répondis que je réfléchirais à la question en ce qui concernait les prises de vues mais que je viendrais certainement à la réunion du jeudi car je me faisais un devoir non seulement d'écouter les explications de Carrouges mais de lui en fournir.

L'après-midi, je reçus la visite de Waldberg et nous nous plûmes à rapprocher le comportement opportuniste de Breton à l'égard de Carrouges de son comportement à l'égard de divers autres personnages dont il avait attendu dans un passé plus ou moins récent un élargissement de son audience, fût-ce au détriment de la fermeté de sa position révolutionnaire (Kurt Seligmann, Suzanne Labin, Louis Pauwels, Rufino Tamayo, etc.). Je fus très réservé quant à mes intentions ultérieures dont Waldberg s'inquiétait.

Je n'allai pas Place Blanche mais je reçus dans la soirée la visite de Gérard Legrand et de Marcel Jean qui en venaient. Ils me confirmèrent la réunion du jeudi 22 pour laquelle Breton avait lancé des invitations tout autour de lui. Il fut surtout question entre nous d'une interview que j'avais promise à Legrand pour la Radio, interview portant sur le Sacré, dont le texte était prêt, texte que je lui remis mais dont je lui demandai de différer l'enregistrement, prévu pour le samedi 24, jusqu'à ce que les difficultés en cours soient surmontées. J'avais en effet rédigé ce texte avec le souci de traduire les idées des Surréalistes sur la question. Je ne voulais parler qu'avec l'assentiment implicite mais total dont j'ai toujours été gratifié ces dernières années par mes amis et par Breton le premier. Qu'ils veuillent bien trouver ici en retour de cette confiance l'expression de ma gratitude.

Le lundi matin 19, ayant reconsidéré la situation et l'ayant jugée plus dramatique, j'envoyai deux pneumatiques : l'un à Legrand, l'autre à Marcel Jean. A Legrand, je disais que je ne me sentais plus assez solidement assis dans le Surréalisme pour exprimer une opinion que j'avais présentée comme collective et que je renonçais, en tout état de cause, à me laisser questionner sur le sacré. A Marcel Jean, j'écrivais que la réunion du jeudi 22 ne résoudrait rien dans la mesure où elle serait consacrée à entendre Carrouges et à lui répondre, qu'il me paraissait inévitable que le problème fût posé tôt ou tard dans ses termes généraux devant le Surréalisme tout entier et que j'étais résolu à le poser ainsi, ultérieurement ou sans délai selon l'allure que prendraient les débats du jeudi.

Le mardi 20 à midi, je reçus la visite inopinée d'Acker et de Marcel Jean qui venaient me communiquer d'urgence une circulaire, selon eux scandaleuse, de Breton et Péret, circulaire qui avait touché Acker le matin même. Il y était dit, contrairement aux invitations verbales du dimanche 18, que la réunion du jeudi 22 ne serait ouverte, afin d'aboutir plus facilement à une “ solution satisfaisante ”, qu'à Baskine, Bédouin, Carrouges, Marcel Jean, Pastoureau et Péret, plus - sur la demande de Carrouges - Patri à titre consultatif. Je partageai l'émotion d'Acker et de Marcel Jean sans toutefois me montrer aussi surpris qu'eux. Sans plus attendre, nous rédigeâmes une protestation dans laquelle nous nous élevions contre le choix arbitraire des participants à la réunion prévue et réclamions en place et lieu de cette réunion restreinte une assemblée générale. Nous nous étonnions, d'autre part, de l'expression “ solution satisfaisante ” qui ne comporte pas de sens absolu et dont la relation à tel ou tel n'était pas précisée. Nous crûmes devoir ajouter que nous étions opposés d'emblée à toute solution qui satisfasse Carrouges. J'exprime ici le regret des signataires de ce que les conditions dans lesquelles fut rédigé ce pneumatique aient été assez défectueuses pour que la forme en ait paru blessante à ses destinataires. Nous aurions employé une formulation plus amicale si nous nous étions aperçus que nous pouvions encourir un reproche de cet ordre.

Le même jour, vers 21 heures, je fus appelé au téléphone par Breton qui, ayant reçu notre protestation, adopta tout de suite le ton pathétique. Il n'y aurait pas de réunion le jeudi 22 ni plus tar d. Il n'y aurait d'assemblée ni générale ni restreinte. Il renonçait désormais à fréquenter le Café de la Place Blanche. Il n'avait jamais accepté de sommations et n'en accepterait pas. Il n'admettait pas qu'on veuille le mettre en accusation. Il comprenait parfaitement qu'ayant imposé Carrouges, c'était lui l'accusé. Il ne se prêterait pas à ce rôle. Il fallait qu'on le sache et qu'on en prenne son parti. Ceci dit, il essaya de dissocier les mobiles d'Acker et de Marcel Jean d'une part, des miens de l'autre. Si Acker et Marcel Jean se dressaient contre lui, c'est qu'ils avaient des arrière-pensées qui allaient devenir manifestes mais dont on avait discerné l'existence et dont on soupçonnait la nature depuis longtemps. Il ne précisa d'ailleurs pas davantage. Quant à mon cas, il était différent. On ne pouvait douter de ma bonne foi. Quelle que fut la peine que lui causait mon comportement dans cette affaire, il tenait à m'assurer une nouvelle fois de son amitié et de celle de Péret, qui était derrière lui et qui insistait pour que son témoignage d'affection me fut également transmis. Je le remerciai de ces paroles qui ne furent pas sans m'émouvoir et rien encore aujourd'hui ne me permet de suspecter les sentiments qui les ont suscitées. Je lui exprimai de mon mieux ma sympathie réciproque qui s'étendait également à Péret. J'ajoutai que sans avoir encore définitivement arrêté mon opinion sur l'origine et le développement de l'affaire en cours, j'étais décidé à la formuler et à la fonder ; il recevrait toutes précisions à ce sujet soit verbalement soit par écrit ; il n'avait donc plus qu'à attendre de mes nouvelles.

Les choses en sont pour le moment restées là. Une visite que m'a faite Waldberg le mercredi 21 ne m'a rien appris, si ce n'est que lui-même et Lebel avaient été aussi désagréablement impressionnés qu'Acker et Marcel Jean par la circulaire Breton-Péret du 19. Une entrevue de Marcel Jean et Acker avec Waldberg, Lebel et Hérold le jeudi 22 n'a rien changé à l'optique des uns et des autres, bien que Hérold ait cru, au cours de l'entretien, devoir demander à Breton certains renseignements par téléphone.

De ma conversation téléphonique avec Breton le mardi 20, j'ai retenu que Breton envisageait de mettre fin à toute activité de groupe. Une telle décision avait déjà été envisagée par lui lors de l'exclusion de la fraction Brauner. Depuis lors l'existence du Groupe était devenue de plus en plus problématique et nous avons surpris plusieurs fois Breton s'en prendre à la notion même de Groupe surréaliste - bien qu'il ait encore défendu cette notion en terminant par Voici l'Essentiel, citation de Gurdjieff, l'Almanach surréaliste du Demi-Siècle. Si Breton veut dissoudre le Surréalisme, nous ne pouvons que nous incliner car il ne saurait être question de poursuivre une activité surréaliste quelconque en son absence. S'il veut continuer son chemin sans compagnons de route, nous respecterons tous, j'en suis certain, sa volonté, nous comprendrons ses raisons, nous ne lui ménagerons ni notre admiration ni notre reconnaissance pour le passé, nous nous souviendrons de son affection que nous ferons l'impossible pour mériter encore et nous le jugerons à ses oeuvres dans l'avenir. Mais s'il projetait de continuer, sous une forme quelconque, une activité de groupe sans la participation de quelques-uns d'entre nous, ceux-ci seraient en droit de lui faire remarquer avec déférence qu'ils ne sont ni démissionnaires ni exclus et que, pour exclure quelqu'un, il est nécessaire de convoquer une assemblée générale qui entende sa défense. Enfin, s'il prétendait placer les relations entre personnes précédemment surréalistes sous le signe de l'amitié pure et simple, ne conviendrait-il pas de lui rappeler la distinction à laquelle il a souscrit, lors de l'exclusion de la fraction Tarnaud-Brauner, entre l'amitié affective et l'amitié idéologique. Ces deux formes d'amitié peuvent se superposer mais jamais l'une d'elles ne peut remplir la fonction de l'autre.

Si le Surréalisme continue, il faut que non seulement soit vidé l'abcès Carrouges mais encore que soient traités les maux chroniques dont il est un symptôme et non le seul. Je demande une auto-critique monumentale - à laquelle je ne me soucie d'ailleurs pas d'échapper. Il s'agit de rien moins que de rompre avec tout opportunisme et de renvoyer à ses préoccupations contre-révolutionnaires la majeure partie de notre audience. Il s'agit de revenir sur les plans spirituel, social et politique à une position révolutionnaire sereine et efficace.

Je suis persuadé, en particulier, que l'antistalinisme forcené de ces dernières années nous a entraînés dans nombre d'entreprises parfaitement aberrantes dont ce n'est pas le lieu de dresser ici la liste complète mais dont il convient cependant de donner des exemples significatifs. Nous avons soutenu, contre le Combat lisible de Claude Bourdet le Combat illisible de Smadja-Pauwels (Smadja : un financier, et Pauwels : un catholique fasciste sympathisant franquiste). C'est un de mes remords que d'être tombé comme d'autres dans le piège qui était grossièrement tendu sous nos pas et que d'avoir donné avec d'autres le coup de pied de l'âne à Bourdet. Nous avons accueilli une personne aussi remarquablement stupide que Suzanne Labin avec pour seule référence le livre sur Staline le Terrible que certaines considérations l'ont amenée à signer. J'ai heureusement protesté en son temps contre l'apologie faite parmi nous d'un esprit aussi manifestement réactionnaire que Simone Weil. Je regrette infiniment de ne pas m'être élevé de même contre l'admiration “ technique ” de certains d'entre nous quand est apparue sur les murs de Paris “ la colombe qui fait boum ”, affiche des services de propagande occidentaux qui ne visait qu'à accroître la tension entre les blocs pour le plus grand profit du capitalisme, américain et autre. Je passe évidemment sous silence des attitudes opportunistes d'un genre plus particulier, telles que la sévérité systématique à l'égard de Picasso que ne compense aucunement, à l'égard d'un Tamayo, une complaisance qui ne doit évidemment rien à la peinture de ce bourgeois considérable.

Puis-je oser espérer que Breton et nos amis communs me pardonneront ma franchise et puis-je amicalement et affectueusement les conjurer de revenir sinon à la lettre - il faut tenir évidemment compte de l'évolution de la situation générale - mais à l'esprit de ce que fut notre position révolutionnaire ?

Henri Pastoureau.

Connaissance ayant été donné à Adolphe Acker et à Marcel Jean du présent Aide-Mémoire, ils en ont approuvé l'envoi aux personnes désignées ci-après :

Maurice Baskine, Jean-Louis Bédouin, André Breton, Jean Brun, Jacques Brunius, Michel Carrouges, Adrien Dax, Pierre Demarne, Marcel Duchamp, Jean-Pierre Duprey, Max Ernst et Dorothea Tanning, Jean Ferry, Julien Gracq, Jindrich Heisler, Maurice Henry, Jacques et Vera Hérold, Robert Lebel, Gérard Legrand, Gilbert Lely, André Liberati, Jehan Mayoux, E.L.T. Mesens, Nora Mitrani, Aimé Patri, Octavio Paz, Benjamin Péret, Gaston Puel, Maurice Raphaël, Georges Schehadé, Jean Schuster, Seigle, Yves Tanguy et Kay Sage, Toyen, Clovis Trouille, François Valorbe, Isabelle et Patrick Waldberg.

Paris, le 28 février 1951.


[CONTRE LA RÉPRESSION EN CATALOGNE]

Les soussignés sont des hommes de toutes opinions qu'unit seulement une réprobation commune contre l'emploi de méthodes de répression et de violence vis-à-vis des libertés légitimes des peuples.
Ils affirment que l'opinion démocratique mondiale est révoltée par la répression que le général Franco et son gouvernement ont commencé à faire subir aux travailleurs de Catalogne au lieu de porter remède à la misère qui a fait naître les récents mouvements de grève.
Ils demandent que les gouvernements démocratiques interviennent auprès du gouvernement de Madrid pour l'amener à renoncer à tout sévice contre la population de Catalogne.
Ils assurent cette population de leur entière solidarité.

Voici les premières signatures reçues :

Georges Altman, Aigueperse, Charles d'Aragon, Achille Auban, Colette Audry, André Augard, Badiou, Begarra, Bérange, Simone de Beauvoir, Beaurepaire, Jean-Louis Bédouin, René Bonissel, Théo Bernard, Bidet, Claude Bourdet, Etienne Borne, Bourret, André Breton, Brusel, Albert Camus, Pierre Commin, Pierre Corval, Adrien Dax, René Dany, Y. Dechezelles, Delabre, André Denis , Edouard Depreux, J.-M. Domenach, Jean-Pierre et Jacqueline Duprey, Espinasse, J. Fabiani, M. Gimont, Maurice Guérin, Daniel Guérin, Léo Hamon, Emile Kahn, Jean Lacouture, Adrien Lavergne, Gérard Legrand, Charles Lussy, Rachel Lempereur, Malacrida, Daniel Martinet, Martet, Odette Merlat, M. Merleau-Ponty, Michel Morin, Octavio Paz, attaché culturel de l'ambassade du Mexique, abbé Pierre, André Philip, Benjamin Péret, Marceau Pivert, Tanguy-Prigent, Charles Ronsac, Rosenfeld, Gérard Rosenthal, Roubert, Jean Rous, David Rousset, Jean Schuster, Pierre-Henri Teitgen, Henri Torrès, R. Tréno, Jean Texcier, J.-P. Sartre, Noël Sinot.

[Franc-Tireur, 16 mars 1951.]


L'AFFAIRE PASTOUREAU & CIE (TENANTS ET ABOUTISSANTS)

Nous nous opposons à l'ordre du jour proposé par Pastoureau, estimant qu'il ne répond en rien à la situation présente. Cette situation n'est plus du tout celle qui justifiait la réunion d'une assemblée générale ou restreinte, suivant les opinions, au lendemain des incidents qui ont marqué la conférence Carrouges. Un fait nouveau de toute importance s'est produit : il consiste dans la diffusion de l'Aide-Mémoire de Pastoureau, dont l'examen doit primer tous les autres.

Il importe, pour commencer, de définir l'étendue des pouvoirs que peut se reconnaître la présente assemblée. Nous rappelons qu'aux termes de notre lettre à Pastoureau, elle n'est pas exclusivement composée de “ Surréalistes ” au sens ancien du terme, mais qu'elle inclut aussi des personnes “ ayant manifesté avec le Surréalisme des affinités idéologiques suffisantes pour que - disions-nous - par exemple, leur présence plus ou moins fréquente au café n'ait pas paru déplacée ”. Nous sommes, bien entendu, très conscients de l'indigence de ce critérium, mais nous n'en avons pas trouvé de meilleur et, encore une fois, vu la liste des destinataires de l'Aide-Mémoire, il ne saurait s'élever aucune contestation à ce sujet. Puisque cette assemblée, avec l'assentiment des deux parties, se donne pour tâche de résoudre le conflit qui nous oppose les uns aux autres, il va sans dire que le droit de délibération doit être égal pour tous. Cette assemblée doit, en outre, s'octroyer le pouvoir d'exiger s'il y a lieu des rétractations et d'infliger des blâmes pouvant aller de la désapprobation pure et simple à la rupture collective des relations avec tel ou tel, voire à la mise en garde publique contre tel ou tel. En revanche, cette assemblée n'a, par définition, pas qualité pour dire s'il existe ou non un Groupe surréaliste et, partant, pour prononcer une exclusion ou accepter une démission. L'ordre du jour qu'on nous propose est donc déjà, sur ce premier point, inadéquat.

Nous avons été très modérés en disant que l'Aide-Mémoire de Pastoureau “ comporte un certain nombre d'inexactitudes de fait, d'inductions et d'inter-prétations pour le moins tendancieuses ”. Comme va le montrer l'analyse de ce document, à côté de possibles erreurs de mémoire et de critiques toujours admissibles du comportement de tel ou tel, se glissent le mensonge caractérisé et l'insinuation de l'ordre le plus perfide. Ce que nous incriminons par-dessus tout, c'est le tissu de ces diverses allégations dont les unes pourraient à la rigueur être considérées comme de bonne foi si des autres ne se dégageaient une mauvaise foi flagrante et la volonté de nuire en recourant à la diffamation. Confirmons ici publiquement que jusqu'à la lecture de cet Aide-Mémoire l'un et l'autre nous avons voué à Pastoureau une confiance sans réserve. Profondément convaincus de la solidité de son jugement, chaque fois qu'il a pu y avoir doute sur une décision à prendre, nous croyons en conscience avoir toujours sollicité son avis.

Nous avons cru non moins aveuglément à son amitié. L'idée ne nous fut pas venue qu'il nous dissimulât sa pensée, moins encore qu'il usât de la restriction mentale pour pouvoir accumuler contre tels d'entre nous des griefs et attendre l'occasion de les déballer.

Tout cela est en si profonde contradiction avec les procédés mis en oeuvre dans l'Aide-Mémoire que, de deux choses l'une, ou bien nous nous sommes trompés du tout au tout - et cela pendant des années - sur la psychologie de Pastoureau, ou bien le Pastoureau, auteur de l'Aide-Mémoire, cède aujourd'hui à des mobiles qui n'ont plus rien de commun avec ceux qui le faisaient agir précédemment. Ces nouveaux mobiles ne sont pas à l'abri de toute conjecture, mais commençons par faire justice des falsifications qu'ils entraînent.

Inexactitudes de fait

Nous commencerons par le relevé des inexactitudes de fait qui sont au nombre de 14 dans les seize pages de l'Aide-Mémoire :

  1. Page 5, 37e ligne : “ Je lui fis part de mon intention d'aller écouter Carrouges et, éventuellement, de le contredire ”. En réalité, Pastoureau a annoncé au café la conférence de Carrouges. Breton l'a engagé à y aller et Pastoureau a déclaré qu'il s'y rendrait en observateur. Si Breton a souhaité qu'il ne s'en tînt pas à des velléités, c'était par allusion pure et simple à la non-exécution du projet qu'avait eu Pastoureau de se rendre à une conférence sur le poète autrichien Trakl peu de temps auparavant.

  2. Page 6, 35e ligne : “ La question y fut en effet posée par Marcel Jean et moi-même ”. Personne, en tout cas, du côté où nous étions ce jour-là, ne pouvait s'en rendre compte. Si Marcel Jean et Pastoureau avaient réellement voulu porter une question à la connaissance de tous, ils auraient dû se lever et exiger le silence. Or, ils ne l'ont pas fait.

  3. Page 6, 41e ligne : “ Chacun... n'écoute que ce qu'il veut bien entendre ”. Il est évident que si trente ou quarante personnes parlent à leur guise autour d'une table, chacune d'elles ne peut entendre que ce qui se dit dans son entourage immédiat. Il ne s'agit donc pas de “ vouloir ”, mais de pouvoir.

  4. Page 6, 44e ligne : “ Breton... évita soigneusement de prendre aucune responsabilité ”. Il n'avait aucune responsabilité à prendre sur un problème non posé, comme il ressort des points 2 et 3.

  5. Page 6, 46e ligne : “ Il pouvait exiger immédiatement le silence ”. Encore une fois, ce n'était pas à Breton qui, d'ailleurs, n'entendait pas, mais bien à Pastoureau - qui avait une proposition précise à formuler - d'exiger le silence. Or, il ne l'a pas fait.

  6. Page 7, 17e ligne : “ Il ne voulait pas s'y associer parce qu'il redoutait de se compromettre aux yeux de Carrouges ”. Affirmation gratuite, réalisation d'hypothèse de caractère calomnieux.

  7. Page 7, 29e ligne : “ Nous étions mis au défi de déclencher une bagarre ”. Aucun défi n'a été lancé à qui que ce soit, et rien n'a été dit qui pût prendre ce caractère. Ce défi était d'ailleurs bien inutile puisque l'intention de déclencher la bagarre préexistait (“ Il ne s'agissait plus que d'envisager les moyens pratiques pour que la bagarre survint et se répercutât dans le Surréalisme ”. Page 7, 44e ligne). Nous soulignons ce dernier membre de phrase qui atteste la volonté de provocation.

  8. Page 11, 5e ligne : “ Il reconnut que le titre de l'ouvrage de Carrouges : André Breton ou les Données fondamentales du Surréalisme, était un abus de confiance ”. Pastoureau soutenait que l'ouvrage eût dû s'intituler : Données fondamentales du Surréalisme (au lieu de : Les Données...), ce dont Breton a convenu.

  9. Page 12, 20e ligne : “ Breton avait lancé des invitations tout autour de lui ”. Seuls ont été invités ce soir-là Bédouin et Legrand dont nous avions retenu les noms la veille parce qu'ils nous paraissaient susceptibles de représenter un assez large courant de l'opinion. Sur l'incitation de Waldberg, diverses personnes manifestèrent l'intention de participer à la réunion. C'est pour éviter la confusion qui ne pouvait manquer d'en résulter que nous avons, le soir même, rédigé trop hâtivement, sur la proposition de Péret, la lettre qui a scandalisé certains. L'idée ne nous a même pas effleurés qu'elle pût être jugée désobligeante par leurs destinataires.

  10. Page 13, 31e ligne : “ Breton... adopta tout de suite un ton pathétique ”. Péret soutient que c'est faux, que Breton était ému au point de s'exprimer difficilement au téléphone.

  11. Page 13, 33e ligne : “ Il renonçait à fréquenter le Café de la Place Blanche ”. Breton s'est borné à dire que, puisque Pastoureau, Marcel Jean et Acker, dont nous venions de recevoir le pneumatique, le prenaient sur ce ton de sommation, il n'y avait plus lieu à assemblée générale ni restreinte et que les réunions de café étaient suspendues.

  12. Page 15, 31e ligne : “ Nous avons soutenu contre le Combat lisible de Claude Bourdet, le Combat illisible de Smadja-Pauwels ”. Le Combat de Smadja-Bourdet n'existait plus du fait du départ de ce dernier. Nous ne soutenions donc rien ni personne contre lui. Breton avait d'ailleurs donné à Bourdet tout apaisement à ce sujet. La plaidoirie de Me Boissarie, dans le procès Bourdet contre Smadja, reconnaît que ceux d'entre nous qui ont accepté d'écrire dans Combat après le départ de Bourdet l'ont fait dans l'intention de “ maintenir au lieu de changer ”, ce qui annule toute l'argumentation de Pastoureau sur ce point. Pastoureau était d'ailleurs d'accord avec nous pour collaborer à Combat. Il en est de même de Waldberg qui s'y maintint plus longtemps que tout autre.

  13. Page 15, 39e ligne : “ J'ai heureusement protesté en son temps contre l'apologie faite parmi nous d'un esprit aussi manifestement réactionnaire que Simone Weil ”. Nous n'avons pas eu connaissance de cette protestation. D'ailleurs, Simone Weil, qui avait combattu contre Franco en Espagne et y avait été blessée, ne pouvait guère, de ce fait, être considérée comme “ manifestement réactionnaire ”.

  14. Page 16, 6e ligne : Tamayo “ bourgeois considérable ”. Tamayo, Indien zapotèque, a débuté dans la vie en vendant des fruits sur le marché d'Oaxaca. Il a connu la misère ou la pauvreté presque toute sa vie. C'est seulement depuis quelques années que sa situation s'est améliorée.

Inductions et interprétations tendancieuses

Nous en arrivons aux insinuations plus ou moins perfides. Nous en retiendrons 18 dans les seize pages de l'Aide-Mémoire :

  1. Page 5, dernière ligne : “ Berna manquait de tabac dans une prison du Midi où il était enfermé, ayant volé une serviette contenant de l'argent ”. “ Faux dominicain ”, c'est le cliché emprunté aux journaux (les plus bourgeois, entre parenthèses). Pastoureau préfèrerait-il les vrais dominicains ? Il s'agit d'une des assertions les plus perfides de ce texte qui en contient d'autres : il s'agit de faire entendre que dans le Surréalisme, on secourt les voleurs en tant que tels.

  2. Page 6, 21e ligne : “ Breton avait distribué, à l'une de nos réunions, un tirage à part des Etudes carmélitaines : "Le Coeur surréaliste" ”. Carrouges, en s'absentant de Paris, avait prié Breton de remettre à leurs destinataires quelques exemplaires dédicacés d'un essai intitulé “ Le Coeur surréaliste ” qui avait, en effet, paru dans les Etudes carmélitaines.

  3. Page 6, 30e ligne : “ Pour combattre l'orateur et au besoin le soutenir ”. Cette formule nous donne à penser que Bouvard et Pécuchet ont réussi à obtenir un rendez-vous avec Monsieur Ubu.

  4. Page 7, 26e ligne : “ Breton plaisanta et nous lança finalement avec un sourire ironique... ” (Voir “ amertume souriante ”, page 5, 4e ligne : Pastoureau s'exerce gauchement à l'analyse des jeux de physionomie).

  5. Page 7, 32e ligne : “ Il omettait, en calculant ses conséquences éventuelles, les complaisances qui l'avaient permise ”. Breton reconnaît que, sur ce point, formulé d'une façon jésuitique, des considérations d'estime intellectuelle et de sympathie humaine l'ont amené à maintenir des relations amicales avec Carrouges qu'il connaissait depuis 1936, époque où son activité, définie comme surréaliste, ne touchait en rien, par définition, au plan religieux. (Par contre, Carrouges ne saurait être considéré aujourd'hui comme Surréaliste et d'ailleurs il ne se donne aucunement pour tel.)

A la complaisance qu'on lui reproche, Breton oppose la haine irréductible qu'il continue à vouer à la religion chrétienne et qu'aucun de ses actes n'a démentie. Nous pensons qu'un minimum de jeu doit pouvoir exister dans les rapports personnels et c'est sans doute ainsi que l'entend lui-même Pastoureau, qui va jusqu'à entretenir des relations suivies avec des curés qu'il a connus en captivité.

  1. Page 7, 38e ligne : “ Audience de flatteurs et de malins ”. Qui sont les flatteurs ? Qui sont les malins ? Des noms !

  2. Page 10, deuxième et troisième paragraphes : Grossière tentative de division entre Péret et Breton.

  3. Page 11, 4e ligne : “ Je m'aperçus que Breton changeait de ton assez brusquement et qu'il jetait du lest ”. Nous avons donc affaire à des ennemis déguisés en amis qui nous observent et nous soupçonnent de manoeuvres tortueuses comme il appert d'ailleurs de tout ce factum.

  4. Page 11, 19e ligne : “ Breton feignit la bonne humeur ”. La bonne humeur de Breton ne peut, bien entendu, qu'être simulée.

  5. Page 11, 39e ligne : “ Je l'assurais que mon amitié lui restait acquise sur certains plans ”. Nous aimerions savoir quels sont ces plans. Sont-ce ceux sur lesquels il est disposé à “ soutenir Carrouges et au besoin à le combattre ” ?

  6. Page 12, premier paragraphe : Très beau, ce “ nous nous plûmes ” ! Il est, en effet, plaisant qu'une accusation d'opportunisme soit portée par Waldberg dont la rigueur de principes n'est un secret pour personne. Nous soulignons à ce propos l'intervention très spéciale de Waldberg dans cette affaire. Nous y reviendrons.

  7. Page 13, 19e ligne : “ Solution satisfaisante ”. Nous avons convenu que la rédaction de la circulaire du 18 février avait été fâcheusement hâtive. Toutefois, l'expression “ solution satisfaisante ” ne saurait être prise que dans le sens de satisfaisante en soi et non de satisfaisante pour tel ou tel.

  8. Page 13, 37e ligne : “ Imposé Carrouges ”. Nul n'a jamais été imposé au café par quiconque. Certains y sont venus amenés par l'un de nous et se sont cru autorisés à y revenir. Le café est un lieu public, nullement assimilable à une cellule de parti ou de monastère.

  9. Page 14, 15e ligne : “ Une visite que m'a faite Waldberg ne m'a rien appris, si ce n'est que lui-même et Lebel avaient été aussi désagréablement impressionnés qu'Acker et Marcel Jean par la circulaire Breton-Péret du 19 ”. Ceux qui, y compris Waldberg et peut-être à l'exception de Lebel, dont nous n'étions pas sûrs qu'il devait venir, ont été contremandés le jeudi 22 sont ceux dont la présence n'avait pas été envisagée, dans le souci d'éviter la confusion. Péret témoigne de ce que Waldberg, qu'il avait vu le mardi 20 février, n'avait pas manifesté la moindre contrariété en apprenant que la réunion était restreinte aux personnes mentionnées dans notre circulaire de la veille. Nous soulignons à nouveau le double jeu de Waldberg qui, au moment où il incitait à plaisir à la mise en cause de Carrouges, déclarait que de toutes manières il entendait maintenir ses relations amicales avec lui.

  10. Page 14, 30e ligne : “ Bien qu'il ait encore défendu cette notion (Groupe surréaliste) en terminant par "Voici l'Essentiel..." ” Il est évident que cette citation n'a rien à voir avec l'existence ou la non-existence actuelle d'un Groupe surréaliste. Elle tend à faire valoir envers et contre tout les avantages de l'action collective que nous défendons ce soir encore contre ceux qui s'emploient à la saboter.

  11. Page 15, 34e ligne : “ Pauwels, un catholique fasciste, sympathisant franquiste ”. Nous sommons Pastoureau d'apporter les preuves de ces allégations, faute de quoi nous serons obligés de l'accuser une fois de plus de diffamation.

  12. Page 15, 44e ligne : “ L'admiration "technique" de certains d'entre nous quand est apparue sur les murs de Paris "la colombe qui fait boum" ”. Sur cette admiration purement technique, en effet, se sont rencontrés, sans rien savoir de l'origine de l'affiche, Duchamp et Péret. Pastoureau, lui, se rencontre avec les "partisans de la paix" pour affirmer que cette affiche tend “ à accroître la tension entre les deux blocs ”.

  13. Page 16 : Picasso-Tamayo. Opposition fausse comme un jeton. Chacun sait que le “ bourgeois considérable ” n'est pas celui qu'on dit. La sévérité n'est-elle pas amplement justifiée envers un personnage qui participe intégralement au monde capitaliste et pare à toute éventualité en donnant des gages publics et outranciers au stalinisme ? Nous serions curieux d'apprendre en quoi notre attitude à l'égard de Tamayo relève de l'opportunisme, c'est-à-dire quel bénéfice elle nous a valu. Ceci doit hanter l'esprit de Pastoureau puisqu'il s'était plu (page 12) à commenter avec Waldberg l'opportunisme de Breton à l'égard de diverses personnes dont déjà Tamayo. Enumérons les autres cas. Kurt Seligmann : A adhéré explicitement au Surréalisme en 1938. Cette adhésion n'a pas été discutée plus que toute autre. Il est exact qu'elle a aidé à la réalisation de l'exposition internationale de 1938. Le bénéfice en a donc été collectif. En 1943, Breton a rompu toutes relations avec Seligmann qui l'accusait de “ fouriérisme ”. Suzanne Labin : Breton est entré en rapports avec elle à l'occasion d'un projet de revue alors qu'elle croyait pouvoir compter sur les concours de Collinet, Patri, Rosenthal, Rousset, Silone, etc... Ces concours ayant fait défaut, Breton s'est retiré et la revue n'a pas paru. N'ayant constaté aucune déloyauté de la part de Suzanne Labin, nous n'avons pas cru devoir lui barrer le chemin du café. Pauwels : Personne n'a élevé la voix lorsqu'il s'est agi de soutenir ses efforts à Combat. Nous avons tous déploré qu'il ait manqué de l'énergie nécessaire pour assurer la continuité de notre collaboration. Parler à ce propos d'une volonté d'élargissement d'audience chez Breton est une simple dérision. Nous ne sommes pas opposés à ce que l'audience surréaliste en général saisisse les occasions de s'élargir qui peuvent se présenter.

Toute l'argumentation de Pastoureau tend à insinuer que le Surréalisme a perdu de vue ces deux principes fondamentaux que sont l'athéisme et la révolution sociale. Pour tenter de justifier les interventions bouffonnes de Waldberg, il nous renvoie au prière d'insérer du numéro spécial de Variétés, de 1929, où les “ plaisanteries pas drôles ” voisinent avec “ l'anticléricalisme primaire ”, comme également représentatifs du Surréalisme à ce stade de son existence. L'anticléricalisme, primaire ou non, nous n'avons pas cessé depuis lors l'un et l'autre de nous en réclamer. Mais Pastoureau ne pourrait pas en dire autant. L'ouvrage le plus important qu'il ait publié jusqu'ici, La Blessure de l'Homme, pourrait aisément passer pour un ouvrage d'édification chrétienne, genre de littérature que, du moins, on ne peut pas reprocher à Carrouges. Or cet ouvrage n'est pas si loin derrière lui puisque écrit en captivité en 1943-1944 il a été publié en 1946. Le mot Dieu y revient plusieurs fois par page et tout le vocabulaire calotin y jouit de l'orthographe de Saint-Sulpice. Nous ne lui en avons pas gardé rigueur en fonction de l'amitié que nous lui portions et qui nous amenait à excuser ce long moment d'aberration de sa part. Nous savons bien que, par la suite, Pastoureau a rédigé presque à lui seul Rupture inaugurale qui marque un retour indiscutable à la position antireligieuse, mais nous nous rappelons aussi que dans le même manifeste il est dit : “ Des procès de Moscou jusqu'au sabotage, en Espagne, de la guerre civile au profit de la bourgeoisie d'abord, du fascisme ensuite, la filiation est logique que prolongent les développements plus récents de la politique communiste. ” Si nous ne lui avons pas demandé compte de La Blessure de l'Homme, il nous force à lui demander aujourd'hui s'il n'est pas en train de renier cette déclaration.

Tout cela, pourtant, ne serait rien. Ces 14 inexactitudes de fait, auxquelles s'ajoutent, en 16 pages, 18 insinuations venimeuses, nous serions encore prêts à les attribuer à une mauvaise humeur momentanée et disposés à passer outre. Il y a, malheureusement, beaucoup plus grave.

Pastoureau place Breton (page 14, 5e ligne à partir du bas) devant un véritable ultimatum : ou bien dissolution du Surréalisme ou bien obstruction de sa part et de celle de ses partisans à toute action surréaliste. Dans les deux cas le Surréalisme doit disparaître. Nous demandons à l'assemblée de dire si cette exigence est compatible non seulement avec une amitié idéologique, mais aussi avec la poursuite de relations, de quelque ordre soient-elles.

Ici, il ne s'agit pas, de la part de Pastoureau, de paroles en l'air. Nous avons affaire à un plan savamment prémédité qu'il met à exécution en se servant de l'affaire Carrouges comme il le dit lui-même (page 7, 6e ligne à partir du bas) : “ L'affaire Carrouges était dépassée. Il ne s'agissait plus que d'envisager les moyens pratiques pour que la bagarre survint et se répercutât dans le Surréalisme ”. Nous soulignons ce dernier membre de phrase. S'il subsistait encore un doute sur les intentions hostiles de Pastoureau, il serait du reste dissipé par le témoignage d'Aimé Patri à qui il a avoué que l'affaire Carrouges n'était qu'un prétexte pour en finir avec Breton.

Enfin, et c'est là l'élément capital, Pastoureau semble ici prendre ses précautions et vouloir s'assurer tous risques contre une possible occupation russe qui dès maintenant engendre chez beaucoup une peur panique. Dans ce but, il n'hésite pas à désigner à la vindicte de la police stalinienne (voir page 3, de la 18e ligne à la fin du paragraphe) ceux qu'il appelle encore dans ses lettres d'aujourd'hui “ mes très chers amis ”. Il doit être clair pour tous que, dans la conjoncture présente, ces lignes dépassent de loin les limites de la polémique tolérable et relèvent de l'incitation au meurtre.

Pastoureau, dans une lettre d'un tout autre ton que celui de l'Aide-Mémoire, lettre qui nous est parvenue vendredi, exprime le souhait qu'à l'issue de la présente réunion nous puissions formuler d'un commun accord “ une déclaration de solidarité avec les héroïques combattants de Catalogne ”. Il a pu voir dans Franc-Tireur de ce même jour que nous avions devancé son appel. Ceci devrait le persuader que nous ne cherchons pas à éluder le cinquième point de son ordre du jour, à condition qu'il ne soit pas parlé de “ retour à une position révolutionnaire ”, mais de renforcement de cette position. Toutefois, l'examen de ce point ne saurait être entrepris avant rétractation solennelle de sa part des insinuations calomnieuses et des allégations qui tendent à nous mettre en plus grand péril pour l'innocenter. Faute de quoi, nous serons obligés de demander la mise en garde publique contre lui. Quant à Waldberg, qu'il sache que nous sommes parfaitement conscients, mais peu surpris, de la part que ce spécialiste de l'intrigue a prise à l'envenimement de cette affaire et que nous proposons à l'assemblée la cessation collective des relations avec lui.

Paris, le 16 mars 1951.

André Breton, Benjamin Péret.

[SI LE SURREALISME ETAIT MAÎTRE DE PARIS...]

Si nous nous en remettons aux souvenirs de notre enfance, nous estimons en effet que la statue confère à la ville sa physionomie propre, qu'elle sollicite la curiosité et, par là, constitue un élément initial de culture. Qui est ce personnage à cheval ? Pourquoi cet autre trempe-t-il une plume d'oie dans un encrier ? Pourquoi sont-ils là ? Qu'ont-ils fait pour mériter que leur image soit perpétuée dans le bronze ou la pierre ? Nous pensons aussi que le secret du mystère inhérent aux premiers tableaux de Chirico, qui surclassent à nos yeux toute la peinture moderne, réside dans l'apparition de statues inconnues de nous sur des places désertes où le soleil projette leur ombre. Nous préférerons donc la statue équestre à la statue en pied ou au buste, et nous pensons qu'elle doit reproduire les traits du personnage, son costume et son attitude, à distance, la plus vraisemblable. Dans le cas exceptionnel où la création l'emporte sur le créateur, nous admettons un simple médaillon de l'auteur, la statue proprement dite étant consacrée au héros ou à l'héroïne qu'il a fait naître.

Nous sommes convaincus que vous apprécierez le caractère très modéré de nos suggestions. Nous nous sommes placés sur un plan rigoureusement objectif, faisant abstraction de désirs plus spécifiques dont nous estimons que l'heure de les réaliser, pour proche qu'elle soit, n'est pas encore venue. Nos propositions sont purement transitoires, mais répondent, croyons-nous, à une sensibilité, non seulement nôtre, qui peut en 1951 prétendre à s'imposer.

Une statue n'est plus rien hors du lieu où elle a été érigée. C'est pourquoi nous croyons opportun de vous proposer pour chacune l'emplacement qui nous semble le plus adéquat, en tenant compte uniquement de la vie profonde de Paris.

STATUES QUI DOIVENT ÊTRE DRESSÉES :

  • Alice (au pays des merveilles), avec un médaillon de Lewis Carroll : Place de l'Europe ;

  • Guillaume Apollinaire : Au centre de la nouvelle place (?) dont un angle est constitué par l'intersection des rues Saint-Martin et des Etuves ;

  • Baudelaire : Place de l'Opéra, face au théâtre ;

  • Bosch : A l'angle des boulevards Richard-Lenoir et Voltaire ;

  • F. Fabre : A la place de l'ancienne statue de La Fontaine ;

  • S. Freud : Au centre du parvis de Notre-Dame ;

  • Goethe : Place du Trocadéro, face au Musée de l'Homme ;

  • Goya : Jardin des Tuileries, à proximité de l'arc de triomphe du Carrousel ;

  • Hegel (statue lumineuse) : Place de la Sorbonne ;

  • Manon Lescaut, avec un médaillon représentant l'abbé Prévost : En haut de la rue Royale ;

  • Méliès : Face à la gare Montparnasse ;

  • Meryon : A l'ancien emplacement de la Morgue ;

  • G. de Nerval : A l'angle des rues Réaumur et de Turbigo ;

  • Paracelse : A la place de l'ancienne statue de Chappe ;

  • Proudhon : Face à l'entrée principale des usines Renault ;

  • Elisée Reclus : Carrefour des Gobelins ;

  • Cardinal de Retz : Au centre des Halles ;

  • Henri Rousseau : A l'angle des avenues du Maine et d'Orléans ;

  • Saint-Just : Sur l'emplacement de l'ancien restaurant Foyot, face au Sénat ;

  • La Sorcière, avec un médaillon représentant Michelet : Place du Palais-Bourbon ;

  • Stendhal : A l'angle des boulevards des Italiens et Haussmann ;

  • Swift : Place de la Bourse, face à l'édifice ;

  • Ubu, avec un médaillon représentant A. Jarry : Place du Tertre ;

  • L. de Vinci : Rond-Point des Champs-Élysées ;

  • Watteau : Jardin des Tuileries, dans l'axe de la porte donnant sur la place de la Concorde.

    STATUES EMPORTÉES PAR L'OCCUPANT QUI DEVRAIENT ÊTRE RÉTABLIES :

  • Docteur Charcot, Chevalier de la Barre (à replacer face à l'entrée principale du Sacré-Coeur), Diderot, Etienne Dolet, Fourier, Victor Hugo, Marat, Jean-Jacques Rousseau, Shakespeare et Villon.

Ne pensez-vous pas que la statue de Lamartine gagnerait à être déposée avec précaution au fond du lac du Bois de Boulogne, de telle sorte qu'elle soit visible lorsqu'on l'assèche ?

André Breton, Benjamin Péret.

[Le Figaro littéraire, 17 mars 1951.]


[CLÔTURE DÉFINITIVE DES AFFAIRES CARROUGES ET PASTOUREAU]

ASSEMBLEE DU 19 MARS 1951

Présents : Maurice Baskine, Jean-Louis Bédouin, André Breton, Jacqueline et Jean-Pierre Duprey, Jindrich Heisler, Gérard Legrand, Jehan Mayoux, Nora Mitrani, Octavio Paz, Benjamin Péret, André Pieyre de Mandiargues, Georges Schehadé, Jean Schuster, Anne Seghers, Toyen, François Valorbe, Michel Zimbacca.

Excusés : Jean Ferry, Aimé Patri.

Absents : Adolphe Acker, Monique Fong, Maurice Henry, Jacques et Vera Hérold, Robert Lebel, Gilbert Lély, Seigle, Michel Tavriger, Clovis Trouille, Isabelle et Patrick Waldberg.

Ont exprimé par lettre leur confiance à Breton et Péret : J.-B. Brunius, Adrien Dax, Pierre Demarne, Jean Ferry, Julien Gracq, André Liberati, Gaston Puel.

Président : Jehan Mayoux.

A l'ouverture de la séance, Mayoux expose la situation telle qu'elle lui apparaît, à la suite des entretiens qu'il a eus successivement avec MM. Jean, Breton et Péret, Pastoureau. Breton donne lecture du texte de réfutation de l'Aide-Mémoire, ainsi que de quelques lettres relatives à l'affaire. L'assistance est invitée à s'exprimer et finalement les résolutions suivantes sont votées.

Étant donné :

  1. Que Pastoureau et Marcel Jean ont refusé l'assemblée restreinte qui devait statuer sur l'affaire Carrouges, exigeant une assemblée générale ;

  2. Que, devant la nouvelle situation créée par la publication de l'Aide-Mémoire, Breton et Péret ont souscrit au principe de l'assemblée générale et demandé à Pastoureau de la convoquer ;

  3. Qu'après avoir convoqué cette assemblée, Pastoureau a demandé qu'elle fût précédée d'une assemblée considérablement plus restreinte que la première, ce que Breton et Péret ne pouvaient lui accorder, du seul fait que cela reproduisait la situation initiale dont il n'avait pas voulu ;

  4. Qu'il décommande en dernière heure l'assemblée générale de ce soir sous le prétexte que Breton et Péret ne lui ont pas communiqué l'ordre du jour qu'ils entendaient opposer au sien - ce à quoi, étant mis en posture d'accusés, ils ne se considéraient en effet comme aucunement tenus ;

Les soussignés, réunis le 19 mars 1951, à 21 heures, au Café de la Place Blanche, estiment que ces manoeuvres sont la conséquence logique de l'attitude de diffamation adoptée dans l'Aide-Mémoire ;

Ils condamnent sans appel tous les procédés mis en oeuvre dans cette affaire par Pastoureau et Waldberg, qui constituent un sabotage systématique de nos relations et déclarent que des rapports d'aucun ordre ne peuvent être maintenus avec eux.

Maurice Baskine, Jean-Louis Bédouin, André Breton, Adrien Dax, Jacqueline et Jean-Pierre Duprey, Jindrich Heisler, Gérard Legrand, Jehan Mayoux, Nora Mitrani, Octavio Paz, Benjamin Péret, André Pieyre de Mandiargues, Jean Schuster, Anne Seghers, Toyen, François Valorbe, Michel Zimbacca.

Contrairement aux assertions de Pastoureau dans son Aide-Mémoire, nous estimons que, si les circonstances récentes n'ont pas permis une plus grande extériorisation de la position révolutionnaire du Surréalisme - ce que nous sommes unanimes à déplorer - en revanche cette position n'a jamais été abandonnée et reste un des postulats fondamentaux du Surréalisme. Tout ce qui tendra honnêtement au renforcement de cette position sera, comme par le passé, chaleureusement accueilli.

Paris, 19 mars 1951.

Jean-Louis Bédouin, André Breton, Adrien Dax, Jacqueline et Jean-Pierre Duprey, Jindrich Heisler, Jehan Mayoux, Nora Mitrani, Octavio Paz, Benjamin Péret, Jean Schuster, Anne Seghers, Toyen, Michel Zimbacca.

POST-SCRIPTUM À L'AFFAIRE CARROUGES

Hérold ayant rapporté, il y a environ un mois, à Breton qu'il avait découvert à la vitrine d'une librairie de Saint-Sulpice, l'annonce d'un film sur Lourdes commenté par Carrouges, Breton, au cours d'une conversation avec ce dernier où il lui représentait ce que son activité récente avait d'incompatible avec sa présence auprès de nous, le mit en demeure de confirmer ou d'infirmer le fait. Carrouges l'infirma aussitôt de la manière la plus catégorique, ajoutant qu'il n'avait jamais eu de près ou de loin aucune activité sur le plan cinématographique et qu'il y avait méprise incontestable.

Le soir du 19 Mars 1951, Breton, entrant au Café de la Place Blanche, où Pastoureau avait convoqué, puis décommandé l'assemblée générale qu'on sait, recevait des mains de Schehadé deux documents qu'à son intention lui avait remis Hérold et qui établissaient avec évidence que les commentaires de deux “ fims ” dits “ d'apologétique populaire ” l'un intitulé Lourdes, Terre des Miracles, l'autre Le Saint Curé d'Ars, étaient bien, en effet, signés de Carrouges.

Il s'agissait donc d'un mensonge caractérisé, entraînant la disqualification complète de Carrouges à nos yeux, disqualification que Breton lui signifia aussitôt par téléphone, en même temps que la rupture définitive de toutes relations avec lui.

A la lumière de cette information, nous avons été unanimes à convenir que l'hostilité à l'égard de Carrouges était pleinement justifiée - comme l'estimait déjà Mayoux - et pour en donner acte à Marcel Jean, ceci sans préjudice des réserves qu'appelle son attitude brouillonne dans cette affaire.

D'un commun accord également, nous nous sommes élevés contre le procédé qui, de la part d'Hérold, a consisté à nous faire parvenir ces documents à la toute dernière minute, alors qu'ils étaient en sa possession depuis plusieurs jours. Il va sans dire que si nous avions connu ces documents plus tôt, le cas de Carrouges eût été réglé sur-le-champ.

Jean-Louis Bédouin, André Breton, Adrien Dax, Jacqueline et Jean-Pierre Duprey, Jindrich Heisler, Gérard Legrand, Jehan Mayoux, Nora Mitrani, Octavio Paz, Benjamin Péret, André Pieyre de Mandiargues, Jean Schuster, Anne Seghers, Toyen, François Valorbe, Michel Zimbacca.

N. B. - Ajoutons, par souci de ne rien omettre, que Carrouges, dans un pneumatique à Breton qui lui parvient au matin du 20 mars, plaide la bonne foi, alléguant que les prétendus “ films d'apologétique populaire ” seraient, en réalité, deux séries de projections fixes, ce qui se passe de commentaires.

A. B., B. P.

POST-SCRIPTUM A L'AFFAIRE PASTOUREAU

Dans une lettre adressée à Adrien Dax, le 19 mars 1951, et que Pastoureau nous communique par l'intermédiaire de Mayoux, il est dit : “ Il a fallu vivre à Paris ces derniers mois pour observer les réactions qu'a suscitées dans notre milieu la guerre de Corée, réactions déterminées seulement par la panique et qui ont consisté maintes fois à saluer avec satisfaction sinon avec enthousiasme les succès provisoires du capitalisme américain ”. Il s'agit du plus abject des faux témoignages que nous demandons de rapprocher de la dénonciation déjà commentée (Aide-Mémoire, page 3, de la 18e ligne à la fin du paragraphe) si l'on veut saisir les mobiles auxquels obéit, de toute évidence, Pastoureau.

André Breton, Benjamin Péret.

CLOTURE DEFINITIVE
DES AFFAIRES CARROUGES ET PASTOUREAU.


OBSERVATIONS RELATIVES À L'OPUSCULE DE BRETON-PÉRET : L'AFFAIRE PASTOUREAU ET CIE ET AU COMPTE RENDU DE L'ASSEMBLÉE DU 19 MARS 1951.

I. L'AFFAIRE PASTOUREAU ET CIE

Préambule

Il est faux de prétendre que ce soit “ avec l'assentiment des deux parties ” que l'assemblée s'est donnée pour tâche de résoudre le conflit. La partie que je représente considérait comme habilitée à résoudre le conflit une assemblée qui acceptât de discuter les cinq points en litige. Breton et Péret n'ayant pas permis la réunion d'une telle assemblée, je n'ai donné mon assentiment aux travaux d'aucune autre. Voir plus loin mes observations sur le compte rendu de l'assemblée du 19 mars.

Inexactitudes de fait

  1. Page 5, 37e ligne (de l'Aide-Mémoire, se reporter à l'article correspondant de l'opuscule de Breton-Péret) : Je n'ai pas déclaré que j'avais l'intention de me rendre à la conférence de Carrouges en observateur mais que j'interviendrais éventuellement comme contradicteur. Ce que disent Breton-Péret à propos de la conférence sur Trakl est exact.

  2. Page 6, 35e ligne : Breton, près duquel M. Jean et moi nous étions assis, s'est parfaitement rendu compte que nous posions la question puisqu'il nous a répondu - à côté et en plaisantant. Si ni M. Jean ni moi ne nous sommes levés pour exiger le silence, c'est parce que l'attitude de Breton nous rendait sceptiques quant au résultat d'un tel geste. Notre réserve s'explique aussi par notre déférence pour Breton.

  3. Page 6, 41e ligne : Il est exact que chacun ne peut pas tout entendre de ce qui est dit autour de la table. Mais j'ai plusieurs fois constaté que cette circonstance était mise à profit par ceux qui voulaient s'abstenir d'écouter ce qu'ils auraient pu entendre.

  4. Page 6, 44e ligne : Breton entendait puisqu'il répondait (il ne conteste pas, que je sache, qu'il ait dit : “ Si vous ne déclenchez pas une horrible bagarre... ”). Le problème était posé à Breton du seul fait qu'il avait connaissance de la conférence de Carrouges et du projet de M. Jean-Pastoureau.

  5. Page 6, 46e ligne : Je n'ai pas écrit : “ Breton devait... ” mais : “ Breton pouvait... ” Voir ci-dessus points 2, 3, 4.

  6. Page 7, 17e ligne : Citation tronquée de mon texte dans celui de Breton-Péret. J'ai écrit : “ Nous estimâmes que... ”, ce qui caractérise suffisamment l'hypothèse. Le fait, pour expliquer le développement d'un état d'esprit - en l'occurrence le mien, qui était aussi celui de M. Jean -, d'invoquer a posteriori une hypothèse demeurée dans la pensée, qui ne s'est pas exprimée, ne peut pas être retenu comme une calomnie.

  7. Page 7, 29e ligne : Le défi réside à mon sens dans la phrase : “ Si vous ne déclenchez pas une horrible bagarre... ” Il ne ressort pas du texte de Breton-Péret qu'ils contestent que cette phrase ait été prononcée par Breton. Mon intention de déclencher la bagarre (la 29e ligne et la 44e ligne de mon texte viennent après cette citation) a été consécutive et non antérieure à la phrase de Breton.

  8. Page 11, 5e ligne : Je reconnais que l'expression “ abus de confiance ” n'a pas été prononcée. C'est le mot “ escroquerie ” qui a été prononcé par moi. Péret l'a commenté et approuvé pendant que Breton s'était retiré un instant. Je crois pouvoir affirmer que la question est revenue sur le tapis dans les mêmes termes dès son retour.

  9. Page 12, 20e ligne : Il s'agit de la réunion du dimanche 18 février à laquelle je n'assistais pas. J'ai rapporté le fait d'après les témoignages, tous concordants, de M. Jean (en présence de Legrand, le soir même), Acker, Waldberg. Mes conversations avec Lebel, Seigle et Hérold, où il a été question de ce fait, ne l'ont pas infirmé.

  10. Page 13, 31e ligne : Je maintiens pathétique. En écrivant l'Aide-Mémoire, j'ai consulté le Larousse pour tous en 2 vol., où l'on peut lire : “ Pathétique adj. (gr. pathêtikos). Littér. Qui émeut : discours pathétique ”. Je suis entièrement d'accord avec Péret : Breton, qui était très ému, m'a ému, par cela même. Qu'il le veuille ou non, Breton est encore capable de m'émouvoir.

  11. Page 13, 33e ligne : Ce que disent Breton-Péret est exact et ne contredit pas ce que j'ai écrit. Je ne vois pas la différence qu'il peut y avoir entre leur façon de s'exprimer : “ les réunions de café étaient suspendues ” et la mienne : “ il renonçait à fréquenter le Café de la Place Blanche ”. Breton n'avait pas d'autre moyen de supprimer les réunions de café que de renoncer à y venir. Il n'a d'ailleurs pas renoncé à y venir et les réunions n'ont pas été suspendues.

  12. Page 15, 31e ligne : Ce que nous avons écrit dans Combat ne peut pas être interprété, si ce n'est par un avocat pour des raisons de procédure, comme étant dans la même ligne que ce qu'y a écrit Bourdet. Pauwels, qui avait été appelé par Smadja pour changer l'orientation du journal, ne nous aurait pas sollicités s'il ne s'était d'abord assuré que nous ne continuerions pas la politique de Bourdet. Breton, qui cite la plaidoirie de Me Boissarie, se garde bien de signaler qu'à l'époque où nous écrivions dans Combat, Bourdet ne se montrait nullement satisfait du principe de notre collaboration à son ancien journal. Il est exact que j'étais à l'époque d'accord avec Breton-Péret pour entreprendre et poursuivre cette collaboration. Mais aujourd'hui je m'en accuse.

  13. Page 15, 39e ligne : Je renvoie Breton à mon pneumatique du 21 avril 1950, à midi, où je protestais contre son article paru le matin même dans Combat, article où était faite l'apologie de Simone Weil. Pour justifier l'expression “ manifestement réactionnaire ” appliquée à cette personne, je citerai, entre autres références possibles : 1° l'article d'Etiemble dans le numéro de mars 1951 des Temps modernes, où elle est traitée de “ juive antisémite ” ; 2° l'ouvrage de Louis Salleron : Les Catholiques et le Capitalisme, paru aux éditions La Palatine, où je cueille cette phrase extraite d'un texte de Simone Weil : “ L'opium du peuple, ce n'est pas la religion, mais la révolution. ” Je n'ai jamais dit que Simone Weil était réactionnaire quand elle combattait en Espagne. Elle l'est, comme chacun sait, devenue depuis.

  14. Page 16, 6e ligne : Il m'a suffi de passer cinq minutes au vernissage de Tamayo - je n'ai pas eu le courage d'y rester plus longtemps - pour me rendre compte que j'assistais à la réception d'un “ bourgeois considérable ”. Je ne conteste pas que Tamayo soit devenu très tardivement tel.

Inductions et interprétations tendancieuses

  1. Page 5, dernière ligne : Mon texte n'est pas exactement cité dans celui de Breton-Péret : des guillemets ont été enlevés. Je ne tiens pas pour péjorative l'expression “ faux dominicain ”. Je préfère les faux dominicains aux vrais. Je suis toujours d'accord quand il s'agit de secourir les emprisonnés, ceux de droit commun comme les autres. J'ai d'ailleurs donné 200 frs. L'expression “ ayant volé une serviette contenant de l'argent ” est celle qui a été employée ce jour-là. Je n'ai jamais voulu faire entendre que dans le Surréalisme on secourt les voleurs en tant que tels. Il s'agissait de secourir Berna en tant que Berna. Pourquoi Breton-Péret redoutent-ils tellement les tenants de la morale courante ? Il n'est d'ailleurs nullement certain que le principe d'une pareille souscription soit contraire aux principes de la morale courante. Je n'ai voulu dans ce passage que rendre compte objectivement de faits qui intéressent accessoirement l'affaire Carrouges (atmosphère du café le samedi 10 février).

  2. Page 6, 21e ligne : La citation de mon texte est tronquée dans celui de Breton-Péret : j'ai bien précisé que la brochure était de Carrouges et qu'il l'avait dédicacée avant de partir pour le Hoggar. L'expression “ tirage à part ” a l'air de gêner Breton-Péret qui la remplacent par “ essai ”. Une brochure qui reproduit, en utilisant la composition typographique originale, un article de revue s'appelle un tirage à part. J'ai dit que Breton avait distribué des exemplaires de ce tirage à part préalablement dédicacés par Carrouges. C'est exactement ce que disent Breton-Péret. Je n'ai tiré de ce fait aucune conclusion. Je n'en tire aucune. Je ne l'ai pas reproché et ne le reproche pas à Breton.

  3. Page 6, 30e ligne : Patri m'a dit que si je m'en étais tenu à cette formule, tout aurait été pour le mieux dans cette affaire. Il était, selon Patri, légitime que j'aille à la conférence de Carrouges pour le combattre ou pour le soutenir selon ce qu'il dirait et selon les circonstances (présence ou absence de Stanislas Fumet). Je reconnais volontiers que la formule est d'un humour usé comme le sabre de Joseph Prudhomme. Avais-je ou non le droit de m'essayer à cette sorte d'humour dans ma correspondance privée alors que l'affaire n'avait pas encore pris le tour dramatique ?

  4. Page 7, 32e ligne : Je ne reproche pas à Breton sa “ sympathie humaine ” à l'égard de Carrouges (voir plus loin : point 14). Je lui reproche par contre - et c'est là tout le problème - l'“ estime intellectuelle ” qu'il a continué à lui témoigner après qu'il ait appris que son activité en était venue à s'exercer sur le plan religieux sans qu'il abandonnât pour cela le plan surréaliste. Je n'ai pas contesté et ne conteste pas la haine irréductible que Breton continue à vouer à la religion chrétienne. J'admets le “ minimum de jeu ” à condition qu'il se maintienne dans les limites de la “ sympathie humaine ” et n'empiète pas sur le terrain de l'idéologie. Le jeu avec Carrouges a empiété sur ce terrain puisque Carrouges s'occupait toujours, en qualité de critique, du Surréalisme. Nous n'avons pas fait le procès de Carrouges parce qu'il est catholique mais parce que, critique catholique, il avait la prétention de parler favorablement du Surréalisme. Je n'ai jamais écrit que j'entretenais des relations suivies avec des curés que j'ai connus en captivité. J'ai dit que j'aurais pu en entretenir (ils n'ont pas répondu à mes lettres !). J'ai effectivement entretenu de tels rapports en captivité. Les curés que je fréquentais alors ne savaient probablement rien de ce qu'est le Surréalisme et je ne leur en ai jamais soufflé mot. Je leur ai seulement fait part de mes sentiments antireligieux, auxquels ils n'ont pas attaché la moindre importance. Notre complicité n'a généralement pas dépassé les vols de pommes de terre et autres.

  5. Page 7, 38e ligne : Flatteurs et malins. Des noms ! Ceux qui figurent dans l'Aide-Mémoire, d'abord : Carrouges, Seligmann, Suzanne Labin, Pauwels, Tamayo, etc. Ensuite au hasard (il faudrait relever la plupart des articles favorables au Surréalisme parus dans la presse internationale ces dernières années - qu'on ne s'y trompe pas : je reproche au Surréalisme de n'avoir pas rendu tout à fait impossible qu'il ait aujourd'hui une large audience artistique et littéraire, car je suis persuadé que c'est de cela qu'il crève), ensuite au hasard : Jean Marcenac et Pierre Emmanuel, complaisamment cités dans Flagrant Délit, Mme Lucie Faure (pas une ligne de l'Almanach n'a été consacrée à situer la position du Surréalisme de 1950 sur le plan politique : dans ces conditions, il eût été préférable, à mon sens, que l'Almanach ne parût pas), etc. Puisque j'en suis au chapitre des compromissions, je regrette que Breton, sur la porte duquel on lit : “ Pas d'interviews ! ”, en ait accordé depuis 1945 de si nombreuses, spécialement au Figaro. Breton dira que c'était pour élargir l'audience du Surréalisme. Je conviens de ce qu'il ne s'agissait pas d'autre chose. Fallait-il élargir l'audience du Surréalisme à ce prix ? Non !

  6. Page 10, 2e et 3e paragraphes : Péret riait sainement en écoutant M. Jean et moi raconter les événements de Saint-Séverin. Heisler ne riait pas. Il n'est désobligeant pour personne (ni pour Péret, ni pour Heisler, ni pour Breton) d'expliquer la différence d'attitude entre Péret et Heisler en remarquant que Heisler savait déjà que Breton prévoyait que ces événements pourraient avoir des conséquences dramatiques. La suite a montré que Breton avait pleinement raison sur ce point, ce qui n'empêche pas qu'avant de réfléchir à leurs conséquences éventuelles, Péret avait raison de rire d'événements risibles.

  7. Page 11, 4e ligne : Il n'est nul besoin à mon sens d'être un ennemi déguisé en ami pour observer son interlocuteur et essayer de discerner la marche de sa pensée. Mon texte n'implique pas que j'aie soupçonné à ce moment Breton de manoeuvres tortueuses. D'une façon générale, je n'ai soupçonné Breton de manoeuvres d'aucune sorte, mais je lui ai tenu rigueur de s'abstenir de prendre une position ferme alors que j'estimais qu'il était moralement obligé de le faire.

  8. Page 11, 19e ligne : Breton-Péret, par une figure de rhétorique abusive, tendent à me faire dire ce que je n'ai pas dit. J'ai dit : “ Breton feignit la bonne humeur. ” Je n'ai pas dit : “ La bonne humeur de Breton ne peut qu'être simulée. ” Pourtant, en cet instant, la bonne humeur de Breton et la mienne ne pouvaient qu'être simulées : nous étions parfaitement conscients l'un et l'autre que les explications que nous venions d'échanger ne nous satisfaisaient ni l'un ni l'autre et que cette affaire allait avoir, de toute façon, des suites redoutables.

  9. Page 11, 39e ligne : Ces plans sont, en particulier, ceux sur lesquels est possible la “ sympathie humaine ” pure et simple, expression employée par Breton lui-même. Ils ne sauraient être en aucun cas ceux où se développe l'“ estime intellectuelle ”. A supposer que Carrouges ne s'occupe plus de Surréalisme et que nous nous abstenions d'aborder la philosophie, je ne vois pas pourquoi je ne nouerais pas avec lui des rapports parfaitement cordiaux comme j'en ai entretenus avec des camarades de captivité de toute extraction, comme j'en entretiens encore avec des voisins, avec des camarades de pêche à la ligne ou de cyclisme, voire avec des collègues sur le plan professionnel. Je crains que Breton, qui n'a pas séparé plusieurs plans dans sa vie, ne soit pas capable de comprendre cela. D'autres le comprendront.

  10. Page 12, premier paragraphe : S'il m'intéressait encore qu'on prenne acte dans le Surréalisme de ce que je retire quelque chose de mon texte, j'inclinerais à retirer l'expression “ nous nous plûmes ” que je reconnais volontiers très malheureuse. Je l'ai déjà déclaré à Mayoux, qui a induit de là que je manquais de fermeté dans mon action. Il n'y a manque de fermeté de ma part que sur ce point très précis. Waldberg dira ou ne dira pas s'il s'est plu ou complu... En ce qui me concerne, j'ai en réalité déploré que le comportement opportuniste de Breton, amorcé dès ses rapports avec Seligmann (voir plus loin : point 18), se soit intensifié jusqu'à la crise actuelle. La phrase terminale de ce paragraphe écarte toute hypothèse de collusion entre Waldberg et moi dans cette affaire. Je reconnais avoir agi en liaison avec Acker et M. Jean. J'ai écouté ceux qui se sont présentés spontanément chez moi ou qui m'ont appelé à des rendez-vous. Mais aucun autre qu'Acker ou M. Jean - à l'exception de Maurice Henry, intervenu plus tardivement et que je remercie chaleureusement de ses conseils comme je remercie Acker ou M. Jean - n'a réussi à influencer en quelque manière ma position. Ceci, je l'ai dit à Mayoux et je regrette qu'on n'en ait pas tenu compte en rédigeant le 19 mars la dernière phrase de la première résolution.

  11. Page 13, 19e ligne : Je persiste à prétendre que l'expression “ solution satisfaisante ” n'a de sens que si elle est employée relativement à tel ou tel. Pour qu'une solution satisfaisante intervienne dans un conflit, il faut nécessairement qu'une des parties soit satisfaite au détriment de l'autre. Un compromis est une solution mais dans la mesure où elle ne satisfait personne, elle n'est pas satisfaisante. Il n'y a pas de solution satisfaisante “ en soi ”.

  12. Page 13, 37e ligne : Il est possible que, dans notre conversation téléphonique, Breton ait dit “ amené ” au lieu d'“ imposé ”. Cela ne change rien à sa responsabilité puisque Carrouges a été toléré parmi nous en fonction de l'“ estime intellectuelle ” que lui portait Breton. Que le Café de la Place Blanche soit un lieu public, d'accor d. Que la table de Breton y soit un endroit où n'importe qui est admis et toléré sans gages, cela est beaucoup moins exact.

  13. Page 14, 15e ligne : J'ai rapporté sur ce point le témoignage de Waldberg qui en prend, j'imagine, la responsabilité. Je ne vois pas pourquoi on me reproche d'avoir invoqué un témoignage dont je ne pouvais matériellement pas savoir qu'il était en contradiction avec celui enregistré par Péret. Ce point ne me concerne pas.

  14. Page 14, 30e ligne : La citation de Gurdjieff exalte l'activité de groupe : “ Voici l'essentiel : un groupe est le commencement de tout... ” Breton-Péret ne veulent pas entendre parler de Groupe surréaliste, mais ils préconisent l'“ action collective ”. Qu'est-ce qu'une action collective qui ne serait pas une activité de groupe ? S'il s'agit de comprendre dans cette action tel ou tel, selon les circonstances, je dis qu'il s'agit là d'opportunisme caractérisé. Je ne m'emploierai pas à saboter une telle action. Mais on me permettra de ne pas reconnaître à cette action, que Breton-Péret définissent dans leur préambule en s'avouant “ très conscients de l'indigence de (leur) critérium ”, les caractères de l'action surréaliste que pour moi le passé de Breton suffit à parfaitement définir.

  15. Page 15, 34e ligne : Que Pauwels soit catholique, il le dit lui-même et ce n'est pas contesté, que je sache. Qu'il soit fasciste, je m'appuie pour le prétendre sur certains articles qu'il a écrits et plus précisément sur une série qu'il serait facile de retrouver, où il attaquait il y a peu de mois dans Combat le parlement, les parlementaires et le parlementarisme avec une violence et une grossièreté dont il n'y a d'exemples que dans la presse qui fut indiscutablement fasciste. A l'époque, j'ai signalé cette série à Breton et à Péret en employant effectivement l'épithète incriminée. Je ne l'employais pas à la légère ni de ma propre initiative, mais pour l'avoir entendue appliquer à ces auteurs par un universitaire de mes amis, militant syndicaliste autonome, à la modération réfléchie de qui j'estime pouvoir faire confiance dans un cas semblable. Péret a répondu qu'il avait lu, en effet, ces articles. Breton a répondu qu'il ne les avait pas lus, mais qu'il ne voyait pas d'inconvénient à ce qu'on pousse à ses limites extrêmes l'anti-parlementarisme, qu'au demeurant il n'y avait plus de péril fasciste, mais seulement un péril stalinien. J'ai maintes fois observé que Breton adopte le parti de heurter son interlocuteur quand la conversation prend un tour qui ne lui convient pas. Pour en revenir à Pauwels, il m'a confié, au cours d'un déjeuner où il n'y avait pas d'autres convives, qu'il attendait beaucoup du rôle de l'Espagne - de l'Espagne telle qu'il n'attendait pas qu'elle puisse intérieurement changer - dans la communauté européenne telle qu'il l'envisageait. Je crois avoir rapporté en leur temps ces propos dangereux à Breton sans toutefois lui avoir alors dénoncé Pauwels comme sympathisant franquiste. Ajouterai-je que Pauwels, qui me parlait sans me connaître autrement, ne doit pas faire un bien grand mystère de ses convictions politiques ?

  16. Page 15, 44e ligne : Ce n'est pas “ sans rien savoir de l'origine de l'affiche ” que Duchamp et Péret se sont rencontrés, puisque j'étais présent et que je leur ai précisé que l'organisme “ Paix et Liberté ” était d'émanation ou d'inspiration gouvernementale. A supposer que je sois maintenant tenu pour un faux-témoin, il n'en était pas de même alors. Péret et Duchamp étaient donc informés. Ceci dit, il ne me gêne pas de me rencontrer avec certaine organisation de “ partisans de la paix ” sur un point très précis, à savoir sur celui qui consiste à dire que cette affiche tendait “ à accroître la tension entre les blocs ” (dans le texte de Breton-Péret, cette citation de mon texte est altérée). Peut-on espérer tempérer cette tension par des accusations unilatérales ?

  17. Page 16 : En ce qui concerne Picasso, convient-il d'étendre la sévérité, relativement légitime à l'égard du personnage, à sa peinture, à sa peinture actuelle, à sa peinture d'autres époques, à toute sa peinture ? Même sa peinture actuelle ne me paraît pas absolument indéfendable, bien qu'on puisse lui préférer celle d'autres époques. En ce qui concerne Tamayo, voir plus haut : Inexactitudes..., point 14. Je ne me pose pas en juge de la peinture de Tamayo. Elle ne me plaît pas, c'est tout. Je n'ai d'ailleurs rencontré personne à qui elle plaise, à l'exception de Breton et Péret. Bénéfice que “ nous ” a valu “ notre ” attitude à l'égard de Tamayo : la prise en considération du Surréalisme par l'audience propre de Tamayo. Je persiste à prétendre que des bénéfices de ce genre ont toujours été des inconvénients majeurs pour le Surréalisme. Breton-Péret déclarent - à propos de Pauwels - : “ Nous ne sommes pas opposés à ce que l'audience surréaliste en général saisisse les occasions de s'élargir qui peuvent se présenter. ” C'est parce que je m'y oppose que je quitte, qu'on m'oblige à quitter le Surréalisme. C'est là tout le problème. Ces occasions présentent la plupart du temps les plus graves dangers. C'est cela l'opportunisme. C'est comme cela qu'on s'écarte de la voie révolutionnaire. C'est parce que l'audience surréaliste a saisi tant d'occasions de ce genre qu'elle est aujourd'hui quantitativement si large et qualitativement si dérisoire.

Ce que je viens de dire de Tamayo s'applique mieux encore à Seligmann. Breton reconnaît que l'adhésion de Seligmann en 1938 a aidé à la réalisation de l'exposition internationale de la même année : “ Le bénéfice a donc été collectif ”. Je n'ai pas prétendu que le pseudo-bénéfice de l'opportunisme n'avait pas été collectif. (On veut me faire dire, on a essayé de me faire dire par Mayoux qu'il y avait eu - cas Tamayo - bénéfice pour Breton : Je ne l'ai pas dit. Je ne le dis pas. Je ne le dirai pas parce que cela n'est pas.) J'ai prétendu, je prétends et je prétendrai que l'opportunisme ne saurait produire un véritable bénéfice. Je pose la question : Fallait-il donc une exposition en 1938 au prix de l'adhésion de Seligmann, au prix des démarches qui ont tendu à consacrer la peinture de celui-ci ?

Suzanne Labin : l'affaire Suzanne Labin n'a pas eu lieu... Ceci dit, Breton-Péret ne contestent pas qu'il s'agisse d'une personne “ remarquablement stupide ”.

Pauwels : Voir plus haut.

Conclusions

Breton-Péret n'ont jamais cessé jusqu'à maintenant, j'en conviens, de se réclamer de l'anticléricalisme, primaire ou autre. Je n'ai pas insinué que le Surréalisme perdait de vue son principe fondamental qui est l'athéisme. Je prétends, par contre, que dans la mesure où le Surréalisme a toléré près de lui des esprits de l'espèce Carrouges, une partie de son audience s'est crue autorisée à se prévaloir de philosophies non matérialistes (voir A la niche - les protestations de sympathie émanant du public religieux n'ont d'ailleurs pas été contenues par la publication de cette brochure). Je prétends, d'autre part, que par son opportunisme tel qu'il s'est défini plus haut (Inductions ..., points 7, 14, 18), le Surréalisme lui-même s'est mis en danger de perdre de vue son principe aussi fondamental qu'est la préparation de la révolution sociale.

Je suis d'accord, en général, avec ce que Breton-Péret disent de La Blessure de l'Homme. Je n'ai jamais défendu ce livre après 1946. Je ferai pourtant deux remarques à propos de ce mauvais ouvrage : 1° Il ne peut passer pour un essai d'édification chrétienne qu'en dehors du catholicisme, ce que prouvent suffisamment les attaques dont il a été l'objet dans la presse catholique. (Indépendamment des attaques que m'a values ce livre, je suis resté le seul auteur surréaliste systématiquement attaqué par la presse catholique au cours de ces dernières années.) 2° Le vocabulaire qui y est utilisé n'est pas celui de Saint-Sulpice mais est - aurait voulu être - celui des jansénistes.

Au sujet de Rupture inaugurale : je ne renie rien de ce que j'ai écrit ou signé dans le Surréalisme - compte tenu de la distinction faite par Breton lui-même entre constantes et variables, et de l'évolution de la situation générale.

Page 14, 5e ligne à partir du bas : J'ai envisagé dans la dernière partie de l'Aide-Mémoire diverses intentions possibles de Breton, certaines supposant la dissolution du Surréalisme, certaines autres sa continuation. Pourquoi Breton-Péret isolent-ils arbitrairement deux hypothèses parmi celles supposant la dissolution ? Je n'ai pas adressé d'ultimatum à Breton. Il ne ressort d'aucune partie de l'Aide-Mémoire ni de l'ensemble que j'aie exigé la dissolution du Surréalisme. Je n'ai pas dit ni laissé entendre que j'opposerais l'obstruction de mes partisans (!) à la continuation de l'action surréaliste. (On va m'obliger à me croire un personnage d'importance !)

Témoignage de Patri : Je n'ai pas dit à Patri ce qu'on me reproche. J'ai dit à Patri que l'affaire Carrouges ne présentait d'intérêt que dans la mesure où elle contraindrait peut-être Breton à s'apercevoir des dangers que faisait courir au Surréalisme un comportement trop complaisant à l'égard de certaines personnes, voire de certaines idées (comportement opportuniste) et dans la mesure où elle lui permettrait de se ressaisir.

Assurance tous risques : La liberté d'opinion (dans la révolution) n'étant pas un principe reconnu par Breton, quoi qu'il en dise, je me suis gardé de soutenir auprès de lui, mais j'ai soutenu ailleurs et je soutiens plus librement depuis que je ne fréquente plus son entourage, qu'il y a entre le stalinisme et l'antistalinisme un no man's land qui est un terrain possible d'évolution et que nul ne quitte ce terrain sans s'introduire, avec toutes les conséquences que cela comporte, dans la chasse gardée de l'un ou l'autre bloc. Il est pour le moins un peu gros de prétendre que de soutenir une pareille thèse équivaut à signer une police d'assurance tous risques en prévision de l'occupation soviétique. Des esprits comme Bourdet ou Cassou soutiennent, si je ne me trompe, cette thèse-là ou du moins une thèse toute proche. Breton-Péret prétendent-ils que Bourdet a signé une police d'assurances tous risques ? Peut-on accuser Cassou, qui a quitté pour celle-là une position beaucoup plus confortable, de s'être assuré lui aussi ? Je remercie mes amis Acker, M. Jean et Lely d'avoir écrit à Breton pour lui dire que rien ne rendait suspect à leurs yeux ma bonne foi et mon désintéressement, malgré tout ce qui avait été dit sur mon compte. J'espère que beaucoup d'autres amis, même s'ils ne sont - comme Lely - d'accord avec moi sur rien, me rendront justice sur ce point-là.

L'interprétation donnée par Breton-Péret du passage compris entre la 3e et la 18e ligne de la page 3 est inqualifiable. Dans ce passage, j'oppose à la critique du Surréalisme faite par les “ tenants du réalisme socialiste ” (staliniens) celle, vraisemblablement du même ordre mais plus conséquente, qui sera faite dans un “ régime ultérieur ” (communiste). Puis-je demander à Péret si, dans la mesure où il a conscience de militer pour l'avènement d'un tel régime, il peut être insensible à des critiques de cet ordre et s'il peut y souscrire plus ou moins que moi ? L'interprétation donnée de ce passage par Breton-Péret est non seulement inqualifiable, mais son rapport à mon texte est demeuré incompréhensible aux amis nommés plus haut qui m'ont assuré de leur sympathie eu égard à la gravité de telles accusations.

II. COMPTE RENDU DE L'ASSEMBLEE DU 19 MARS 1951

M. Jean et Pastoureau, absents, ne sont pas portés dans la liste des absents. Des messages que j'ai reçus, l'un au moins, celui de Gracq (“ Je considère que je ne suis pas qualifié pour m'immiscer dans le débat qui s'ouvre. J'écris dans le même sens à André Breton ”), est peu compatible avec la confiance exprimée dont se prévalent Breton-Péret. Des absents ayant exprimé “ par lettre leur confiance à Breton et Péret ”, seul Dax a été admis à voter par procuration ; pourtant, Demarne m'a fait savoir qu'il transmettrait ses pouvoirs à Breton ou à Bédouin. Ces différentes anomalies montrent que la réunion n'a pas été exempte de désordre et que le compte rendu de la séance n'a pas été rédigé avec un soin très scrupuleux.

Première résolution : Ce ne sont pas Pastoureau et M. Jean qui ont refusé l'assemblée restreinte qui devait statuer sur l'affaire Carrouges, mais Acker, M. Jean et Pastoureau. Breton et Péret ont non seulement demandé à Pastoureau de convoquer l'assemblée générale, mais encore d'en établir l'ordre du jour. Je n'ai pas demandé que cette assemblée générale soit précédée d'une assemblée considérablement plus restreinte. J'ai seulement suggéré une entrevue entre les deux parties pour régler les modalités matérielles de la réunion. J'ai trouvé normal que cette suggestion ne soit pas retenue par la partie adverse. Je n'ai pas trouvé normal que Breton-Péret, ayant exigé que je leur communique mon ordre du jour, se soient refusés à me communiquer celui qu'ils avaient l'intention de lui opposer. C'est cette dernière considération qui m'a amené à décommander en dernière heure l'assemblée que j'avais convoquée. A supposer que ce qui vient d'être exposé constitue des “ manoeuvres ”, je conteste que mon comportement - plus ou moins défini dans la résolution - puisse être assimilé à celui de Waldberg - absolument pas défini dans la résolution. Je déclare que je n'ai pas agi de connivence avec lui, mais en liaison avec Acker et M. Jean, seuls.

Deuxième résolution : Baskine, Legrand, de Mandiargues, Schehadé et Valorbe n'ont pas voté pour le renforcement de la position révolutionnaire du Surréalisme. Il n'est signalé nulle part qu'ils aient prématurément quitté la salle. S'ils étaient encore présents lors du vote et s'ils ont pu y prendre part, ce fait corrobore mes “ assertions ” relatives à l'abandon de la position révolutionnaire. Pour tendre honnêtement au renforcement de cette position, il faudrait d'abord rompre avec ceux qui ne sont pas d'accord avec son principe.

Post-scriptum à l'affaire Carrouges : Les films de Carrouges sur Lourdes et le Curé d'Ars ne sauraient constituer un fait nouveau alors que les faits anciens (livres et conférence sur le Surréalisme) sont plus graves. Mais il y a lieu de retenir qu'on a préféré la parole de Carrouges à celle de Hérold et qu'on a attendu que celui-ci produise des preuves matérielles pour lui faire confiance.

Post-scriptum à l'affaire Pastoureau : J'invoque le témoignage de M. Jean qui a noté les variations de la pression atmosphérique à la table des apprentis-stratèges :

“ Après les vacances de 1950, déclare-t-il, je suis revenu aux réunions du Café de la Place Blanche à l'époque où, en Corée, l'armée américaine résistait dans le “ réduit de Fusan ” aux attaques des Nord-Coréens. J'ai été stupéfié par l'atmosphère de catastrophe qui régnait à la table de Breton. Celui-ci, que je n'avais pas revu depuis près de deux mois, me demanda immédiatement mon opinion sur la situation militaire. Je l'assurai qu'à mon avis, il était évident que toute l'affaire était, pour les Nord-Coréens, absolument manquée, que non seulement les Américains se tireraient d'affaire mais encore qu'on verrait dans peu de temps les attaquants battus à plate couture. Cette déclaration tranchait si manifestement avec l'esprit de panique régnant qu'elle fut considérée comme absolument irrecevable. J'eus le sentiment que Breton pensait que je me livrais à une plaisanterie de mauvais goût. Quelques jours après, au moment où “ l'offensive MacArthur ” anéantit les espoirs de l'armée nordiste, la bonne humeur revint Place Blanche ; on était rassuré. Breton manifesta encore quelque inquiétude lorsque les Américains arrivèrent à proximité du 38e parallèle. J'ai gardé le très net souvenir de la scène suivante : j'étais assis au café en face de Breton ; celui-ci déplia un journal du soir et dit, l'air préoccupé : “ Ils vont franchir le 38e parallèle ? ” Je lui répondis textuellement, en donnant à ma réponse, afin de ménager sa susceptibilité, une forme atténuée et impersonnelle : “ C'était bien suffisant de s'inquiéter alors que les Américains reculaient ; si maintenant on doit le faire alors qu'ils avancent... ” “ C'est juste ! ”, me répondit Breton, qui referma le journal. Cette stratégie de Café du Commerce est à coup sûr puérile, et je n'ai guère fait que de la subir. Breton interprètera tout ceci comme une preuve manifeste de mon hostilité sournoise, déjà à cette époque... Il ne comprendra pas que, jusqu'à ma rupture avec lui, je me suis toujours comporté à son égard, non comme un serviteur, mais comme un ami. ”

Je rappelle que j'ai écrit dans ma lettre à Dax : “ Il a fallu vivre à Paris ces derniers mois pour observer les réactions qu'a suscitées dans notre milieu la guerre de Corée, réactions déterminées seulement par la panique et qui ont consisté maintes fois à saluer avec satisfaction sinon avec enthousiasme les succès provisoires du capitalisme américain. ”

Henri Pastoureau.

Cet opuscule, écrit le 23 mars 1951, a été envoyé par l'auteur à des personnes de son choix.


Lettre à André Breton

24 mars 1951.

Cher André,

Lorsque j'ai reçu l'“ Aide-Mémoire relatif à l'affaire Carrouges ”, mon premier mouvement a été d'écrire à Pastoureau pour m'étonner de ce que sa réaction, et celle de quelques autres, aient été aussi tardives. Je lui ai rappelé qu'au printemps dernier je m'étais inquiété successivement auprès d'Acker, de Marcel Jean et de lui-même de la présence fréquente, aux réunions du café de la Place Blanche, de Michel Carrouges dont je savais seulement qu'il était un catholique pratiquant et militant, cité dans notre manifeste A la niche (cité en termes relativement mesurés certes, mais visé par cette phrase sans ménagements : “ Toutes ces démarches procèdent, à des titres divers, d'une tentative d'escroquerie généralisée dont l'instigatrice est aujourd'hui comme toujours la racaille des Eglises ”). Carrouges s'était-il rallié au Surréalisme et partant avait-il renié toutes ses croyances religieuses ? Je n'avais pu obtenir aucun éclaircissement. Mes interlocuteurs semblaient partager mon inquiétude, mais désireux de ménager ta susceptibilité ils s'accommodaient tant bien que mal de la situation. Benjamin Péret, d'ailleurs, ne donnait-il pas l'exemple de la main tendue ?

Plus curieux que nos amis, je me décidai, un soir, à te poser la question. Je te demandai pourquoi Carrouges fréquentait aussi assidûment nos réunions. Tu répliquas tout de suite par ces mots : “ C'est encore une interpellation ? ” Non, je désirais seulement être renseigné. Tu me déclaras qu'il n'y avait aucune raison d'empêcher Carrouges de venir au café, et que sa présence en ce lieu n'impliquait nullement son appartenance au Groupe Surréaliste. Je m'étonnai de sa collaboration à l'Almanach Surréaliste dont les épreuves venaient justement de te parvenir ; tu répondis que cet almanach ne constituait pas une publication exclusivement surréaliste. Je te demandai où en étaient les convictions religieuses de Carrouges. “ Nous ne parlons jamais de cela ”, me dis-tu. Enfin, je te rappelai que le manifeste A la niche avait eu pour objet de rompre les ponts avec quelques écrivains catholiques parmi lesquels Carrouges. Tu parus un peu surpris ; tu ne te souvenais plus des termes de ce texte. “ Il faudra que je le relise ”, ajoutas-tu.

J'imaginai naïvement que le fait d'avoir attiré ton attention sur une situation anormale pourrait suffire à la changer, et qu'une nouvelle lecture d'A la niche où tu avais, comme nous tous, proclamé ton “ aversion irréductible à l'égard de tout être agenouillé ” te ferait juger inadmissible la présence au café, le soir, d'un personnage qui s'agenouillait à la messe le matin.

Je revins une fois, après les vacances, au café de la Place Blanche, avec l'espoir qu'entre-temps Carrouges aurait été liquidé. Mais je le vis arriver souriant, et s'asseoir parmi nous ; on lui fit bon accueil et je ne décelai, sur aucun visage, la moindre trace d'hostilité.

A dater de ce jour, je ne mis plus les pieds aux réunions où la vue de Carrouges m'était insupportable. Le léger ton de défi avec lequel tu avais répondu à mes questions, au printemps, me donnait à penser qu'il était impossible, si je voulais garder ton amitié, de susciter une discussion sur ce sujet. Quant à te donner à choisir entre Carrouges et moi, comme j'ai eu un instant l'envie de le faire, il était certain - les récents événements l'ont confirmé - que ton choix eût été fait instantanément à mon détriment et au détriment de l'anticléricalisme que j'espérais encore faire prévaloir un jour ou l'autre.

Il y a deux mois environ, je rencontrai Heisler qui eut la gentillesse de déplorer ma disparition. Je répliquai que j'étais très occupé et demandai si Carrouges venait toujours au café. Oui, il n'y avait rien de changé. “ Sais-tu, dis-je, que le Club Français du Livre vient d'éditer L'Imitation de Jésus-Christ précédée d'une étude de Michel Carrouges intitulée Sur le Parvis ? ” Il l'ignorait, il parut sceptique et sourit.

Toujours naïvement, j'espérais que Heisler te rapporterait cette remarquable information, que tu chasserais Carrouges le soir même et que tu m'en ferais part aussitôt par pneumatique. Il n'en fut rien. Je croyais qu'une amitié de vingt-trois années me permettrait de prévoir tes sursauts les plus élémentaires. L'affaire qui nous occupe aujourd'hui allait me convaincre que tu avais beaucoup changé.

Ma seconde réaction à la lecture de l'Aide-Mémoire consista à faire quelques réserves de détail. Je reprochai à Pastoureau d'avoir écrit à Carrouges, après avoir saboté sa conférence, que son amitié lui restait acquise sur certains plans ; car il me semblait que c'était justement par une semblable distinction des plans que tu avais pu, depuis un an, concilier ta haine de la religion chrétienne et la fréquentation quasi-quotidienne d'un agent de publicité de la Sainte Vierge, de Jésus-Christ, du Père de Foucauld, du curé d'Ars, etc... Je reprochai à Pastoureau son erreur au sujet de Combat, en lui faisant remarquer qu'à ma connaissance Bourdet n'avait pas offert aux Surréalistes une tribune dans ce journal, alors que Pauwels l'avait fait ; et que c'est grâce à la collaboration des Surréalistes qu'après le départ de Bourdet et grâce à Pauwels Combat resta quelque temps lisible. Enfin, je m'étonnai de trouver le nom d'Aimé Patri parmi les destinataires de l'Aide-Mémoire. “ Est-il Surréaliste ? demandai-je à Pastoureau. Et s'il ne l'est pas à quel titre est-il mêlé à cette affaire ? ”

Ma troisième réaction à la lecture de l'Aide-Mémoire fut de complimenter Pastoureau d'avoir pris l'initiative de protester avec éclat contre le double jeu de Carrouges et d'avoir vu dans cette affaire un signe grave d'affaiblissement de la position révolutionnaire du Surréalisme. Ton attitude (indulgence sans précédent à l'égard d'un catholique militant ; peu d'empressement à t'expliquer là-dessus devant tes amis) me paraissait totalement incompréhensible. Quant à Benjamin Péret, spécialiste de la lutte antireligieuse, sa prise de position solidaire de la tienne démentait formellement sa vie et son oeuvre.

Ma quatrième réaction fut d'offrir mon concours pour que le Surréalisme pût continuer à vivre.

Je n'ai pas eu l'occasion de participer à la résolution du conflit. L'affaire a évolué sans moi.

J'ai lu avec intérêt le texte de réfutation de l'Aide-Mémoire que tu as bien voulu m'envoyer. Il n'est pas trop tard pour que je te dise ce que j'en pense, avec le plus grand souci d'objectivité.

Page 5, 37e ligne. - Pastoureau écrit qu'il te fit part de son intention d'aller écouter Carrouges et, éventuellement, de le contredire.

Tu affirmes que c'est toi qui l'as engagé à y aller et que Pastoureau a déclaré qu'il s'y rendrait en observateur.

La différence de point de vue n'est pas très importante. Ce qui me paraît remarquable c'est que tu n'aies pas décidé d'aller toi-même assister à la conférence ou qu'en tout cas tu n'aies pas engagé Pastoureau à saboter cette conférence.

Page 5, dernière ligne. - Pastoureau raconte sans commentaires une anecdote concernant Serge Berna : les Surréalistes ont souscrit au profit de Berna, en prison pour vol.

Tu prétends que Pastoureau laisse perfidement entendre que dans le Surréalisme on secourt les voleurs en tant que tels.

Il n'a pas été question de cela. Quant à l'expression “ faux dominicain ”, je ne vois pas ce qu'elle a de bourgeois ni d'injurieux. C'est un fait bien connu que Mourre s'était déguisé en dominicain pour monter en chaire à Notre-Dame.

Page 6, 21e ligne. - Pastoureau écrit que tu as distribué un tirage à part des Etudes Carmélitaines, Le Coeur surréaliste, dont l'auteur était Carrouges.

Tu précises que tu as remis à leurs destinataires quelques exemplaires dédicacés d'un essai de Carrouges, paru dans les Etudes Carmélitaines, Le Coeur surréaliste.

Quelle différence ? S'agit-il d'opposer “ essai ” à “ tirage à part ”, ou “ remettre ” à “ distribuer ” ?

L'important, à mon avis, était plutôt que tu te fusses entremis pour “ remettre ” des exemplaires d'une brochure éditée par les Etudes Carmélitaines, et c'est bien ainsi que je comprends le sens de la protestation élevée ce soir-là par Marcel Jean.

Page 6, 30e ligne. - Pastoureau avait écrit qu'il se rendrait à la conférence de Carrouges “ pour combattre l'orateur et au besoin pour le soutenir ”.

Les intentions de Pastoureau n'étaient assurément pas très nettes. Mais il faut reconnaître qu'elles ne l'étaient ni plus ni moins que les tiennes et celles de Péret : vous vous êtes en effet abstenus de vous rendre à cette conférence ; ainsi vous n'avez ni combattu ni soutenu Carrouges.

Page 6, 35e ligne et suivantes. - Pastoureau affirme que Marcel Jean et lui-même ont posé, Place Blanche, aussi clairement que possible, la question de l'intervention collective à la conférence Carrouges, mais que tu as évité de prendre aucune responsabilité.

Tu répliques que tu n'as rien entendu, de l'endroit où tu étais placé.

Mais, chose curieuse, tu ne démens pas le début de phrase que Pastoureau t'attribue : “ Si vous ne déclenchez pas une horrible bagarre... ” Tu aurais donc tout de même entendu quelque chose ? Il serait extrêmement important de déterminer, en fin de compte, si oui ou non tu étais au courant de l'intention de Pastoureau et Marcel Jean d'intervenir au cours d'une conférence de Carrouges, et dans l'affirmative de savoir pourquoi tu n'as pas décidé de les accompagner. Tout le reste (si l'on entendait bien, mal, à moitié ou pas du tout, si l'on a, ou non, demandé le silence, qui devait demander le silence, etc...) n'est que secondaire.

Page 6, 46e ligne. - Pastoureau affirme que tu pouvais exiger immédiatement le silence.

Tu répliques que c'était à Pastoureau de le faire.

Je ne sais pas ce qu'il pense de cet argument, mais je suppose qu'il ne pouvait se permettre d'exiger le silence dans une réunion de café où se trouvaient des gens qu'il n'avait pas personnellement invités et dont il ne savait, par conséquent, s'il s'agissait de Surréalistes, de spectateurs, d'échotiers ou d'observateurs. C'est pour cette raison, en tout cas, que pour ma part je n'aurais pas exigé le silence si j'avais été dans la situation de Pastoureau.

Page 7, 17e ligne. - Pastoureau écrit que Marcel Jean et lui-même estimèrent que tu ne voulais pas t'associer à leur initiative parce que tu redoutais de te compromettre aux yeux de Carrouges.

Tu juges cette supposition calomnieuse.

Bon. Mais dans ce cas, pourquoi ne t'es-tu pas associé à leur initiative ?

Page 7, 26e ligne. - Pastoureau parle d'un sourire ironique.

Tu contestes.

Je n'ai rien à dire, je n'étais pas là.

Page 7, 38e ligne. - Pastoureau parle d'une “ audience de flatteurs et de malins ”.

Tu demandes des noms.

J'ignore absolument à qui Pastoureau fait allusion. Mais il est facile de citer comme flatteur et malin à la fois M. Carrouges par exemple, qui a réussi à te faire illusion grâce à un savant double jeu, à se faire imposer parmi tes amis, et finalement à provoquer ce terrible remous qui met en péril le Surréalisme.

Comment faut-il juger, par ailleurs, tous ceux qui, dans ton entourage, n'ont jamais élevé le moindre mot au sujet de Carrouges (tu dois les connaître mieux que personne), et tous ceux qui, mis au courant des intentions de Pastoureau et de Marcel Jean, ne se sont pas rendus à la conférence parce que tu ne t'y rendais pas ?

Page 10, 2e et 3e paragraphes. - Pastoureau parle de la joie sans mélange de Benjamin Péret et de son grand rire au récit du scandale de Saint-Séverin. Il constate que, de ton côté, tu as fait des réserves au sujet de cette manifestation.

Tu répliques qu'il s'agit là d'une tentative de division.

Mais tu ne justifies pas ton affirmation. Est-il donc inexact que Péret ait ri ? Ou est-il inexact que tu aies fait des réserves ?

Page 11, 4e ligne. - Pastoureau racontant une discussion avec toi, note que tu as changé de ton assez brusquement et que tu as jeté du lest.

Tu ripostes que Pastoureau est un ennemi déguisé en ami.

Je ne comprends pas pourquoi. Est-il exact ou inexact que tu aies changé de ton ?

Page 11, 5e ligne. - Pastoureau écrit que tu as reconnu que le titre de l'ouvrage de Carrouges était un abus de confiance.

Tu t'inscris en faux en déclarant que tu as convenu que le titre de l'ouvrage aurait dû être différent.

Mais le sens est le même : c'est en effet un abus de confiance que d'intituler un ouvrage Les Données fondamentales du Surréalisme si deux de ces données fondamentales sont passées sous silence.

Page 11, 19e ligne. - Pastoureau écrit que tu feignis la bonne humeur.

Tu sembles affirmer en retour que ta bonne humeur ne peut être simulée.

Je n'assistais pas à la scène, mais je m'étonne qu'après la conversation qui venait d'avoir lieu, il y eût de quoi être réellement de bonne humeur.

Page 11, 39e ligne. - Pastoureau écrit à Carrouges que son amitié lui reste acquise sur certains plans.

J'ai dit plus haut ce que je pense de cette phrase. Mais je suis surpris que tu trouves, toi, le moyen d'ironiser là-dessus.

Page 12, 1er paragraphe. - A propos de faits rapportés par Pastoureau, tu fais une allusion, qui paraît ironique, à la rigueur de principes de Waldberg.

Je ne suis pas au courant.

Page 12, 20e ligne. - Pastoureau écrit que tu as lancé des invitations tout autour de toi pour une réunion convoquée à la demande de Carrouges qui désirait s'expliquer.

Tu répliques que seuls Bédouin et Legrand étaient invités parce qu'ils représentaient un assez large courant de l'opinion.

Qui en avait décidé ? “ Bédouin et Legrand dont nous avions retenu les noms... ” lit-on dans L'Affaire Pastoureau & Cie. Ce “ nous ” laisse entendre qu'il s'agit de Toi et de Péret. A quel titre invitiez-vous Bédouin et Legrand qui “ vous paraissaient susceptibles... etc... ” ? Au titre d'amis de Carrouges ? Cela me paraît absolument incompréhensible. Me paraît également incompréhensible la liste des invités dressée par la suite pour cette réunion restreinte du 22. A quel titre, encore une fois, toi et Péret aviez-vous décidé de cette liste ? Pourquoi vous incliniez-vous devant une demande de Carrouges en invitant Patri à titre consultatif ? Pourquoi, en somme, Carrouges bénéficierait-il de tant d'égards ? Il n'y a pas d'exemple, depuis que le Surréalisme existe, qu'un Surréaliste accusé de quoi que ce fût ait joui d'une telle considération. M. Carrouges qui - tu me l'as dit - n'était pas Surréaliste, fait une conférence dans l'arrière-boutique d'une église, prend soin de ne pas te prévenir, proteste contre la lecture au cours de cette séance d'un manifeste qui le condamne ; il demande ensuite la convocation d'une réunion au cours de laquelle il veut s'expliquer : on la lui accorde. Il demande que son ami Patri soit convoqué “ à titre consultatif ” ; il obtient cela aussi. N'est-ce pas colossal ?

Page 13, 19e ligne. - Pastoureau, relevant à propos de cette réunion restreinte l'expression “ solution satisfaisante ”, déclare que Marcel Jean, Acker et lui-même étaient opposés à toute solution qui satisfît Carrouges.

Tu réponds que l'expression “ solution satisfaisante ” ne saurait être prise dans le sens de satisfaisante pour tel ou tel.

Ces querelles de mots me paraissent absurdes. Seul le Surréalisme est en cause. La seule solution satisfaisante pour le Surréalisme tel qu'il s'est toujours défini est l'écrasement de la vermine chrétienne. Et il n'est pas nécessaire pour cela d'entendre, au cours d'une réunion spéciale, l'un de ses représentants flanqué d'un avocat ou d'un arbitre.

Page 13, 31e ligne. - Pastoureau parle de ton ton pathétique. Péret soutient que tu étais ému.

Cette distinction a-t-elle vraiment beaucoup d'importance dans une affaire de cette envergure ?

Page 13, 37e ligne. - Pastoureau déclare que tu as imposé Carrouges.

Tu réponds que “ nul n'a jamais été imposé au café par quiconque ”.

Or Pastoureau ne parlait pas, dans cette déclaration, du café. Et, en effet, Carrouges n'a pas été imposé seulement au café, mais aussi dans l'Almanach Surréaliste, où il a publié un article, et où son ouvrage, La Mystique du Surhomme, a l'honneur d'être cité parmi les plus importants événements du demi-siècle. “ Certains, précises-tu, y sont venus (au café) amenés par l'un de nous et se sont cru autorisés à y revenir ”. Tu as amené Carrouges et il s'est cru autorisé à revenir puisque tu l'as toujours accueilli cordialement et que tu ne l'as jamais prié d'espacer ses visites. Tu l'as imposé, dans la mesure où certains de tes amis ayant pris ombrage de sa présence (à commencer par moi, qui ai dû finalement me retirer), tu n'as rien fait pour changer la situation.

“ Le café est un lieu public ”, écris-tu. Mais le Groupe surréaliste, ajouterai-je, doit rester un cercle des plus fermés. Depuis vingt-cinq ans, tu as parfaitement su le montrer, sans scrupules diplomatiques, à tous les individus qui ont cru pouvoir s'asseoir parmi nous sans avoir de valables raisons de mériter l'estime de tous.

Page 14, 15e ligne. - Je n'ai pas reçu, ni lu la circulaire Breton-Péret du 19 dont il est question dans “ l'induction et interprétation tendancieuse ” n° 14. Il est encore question de Waldberg, à propos de faits que je ne connais pas.

Page 14, 30e ligne. - Pastoureau a constaté que tu envisageais de mettre fin à toute activité de groupe. Il croit pourtant - comme je l'ai cru moi-même - que tu défendais encore la notion de Groupe surréaliste en citant Gurdjieff dans l'Almanach Surréaliste.

Tu ne nies pas avoir l'intention de renoncer au Groupe surréaliste, mais tu prétends défendre “ l'action collective ”.

Comme tu constates par ailleurs qu'il n'y a plus de Groupe surréaliste proprement dit, mais un ensemble de personnes ayant “ manifesté avec le Surréalisme des affinités idéologiques suffisantes pour que, par exemple, leur présence plus ou moins fréquente au café n'ait pas paru déplacée ”, je suppose que c'est avec ces personnes que tu entends mener cette “ action collective ” (par exemple avec M. Carrouges qui remplit assez exactement les conditions que tu as définies) contre “ ceux qui s'emploient à la saboter ” (c'est-à-dire par exemple contre Pastoureau, n'est-ce pas ?).

J'ajoute en passant que cette action collective, tu la mènes volontiers en en excluant, selon ton bon plaisir, quelques-uns de tes plus anciens et fidèles amis.

Page 15, 31e ligne. - Sur la question de Combat, je suis d'accord avec toi. Mais ce n'est guère important.

Page 15, 34e ligne. - Pastoureau écrit de Pauwels que c'est “ un catholique fasciste, sympathisant franquiste ”.

Péret et toi, indignés, sommez Pastoureau d'apporter les preuves.

Pourquoi le prenez-vous sur ce ton pour défendre un journaliste qui n'a rien de commun avec le Surréalisme ? Vous considérez comme diffamatoire les expressions “ catholique fasciste, sympathisant franquiste ”. Tout ce que je puis affirmer pour ma part, c'est que Pauwels est catholique. Tant pis si tu estimes que je le diffame. Tu as bien supporté que Carrouges fût catholique, pourquoi ne supporterais-tu pas que Pauwels le fût aussi ? Quant au fascisme et au franquisme, je ne suis pas au courant.

Page 15, 39e ligne. - Polémique au sujet de Simone Weil. Je ne connaissais pas cette personne, et je n'ai pas d'opinion.

Page 15, 44e ligne. - Il était évident, d'emblée, que l'affiche de la “ Colombe qui fait boum ” était diffusée par un organisme anti-communiste de droite. Elle n'était pas particulièrement originale. Il n'y a vraiment pas là de quoi se disputer.

Page 16, 6e ligne. - Je n'avais jamais entendu parler de Tamayo. Je n'ai pas d'opinion.

Je ne suis pas davantage au courant de tes relations avec Seligmann. Je ne connais Suzanne Labin que de vue.


J'ai passé en revue, le plus scrupuleusement possible, la majorité des griefs que tu as accumulés contre l'Aide-Mémoire. Ils sont véritablement sans importance remarquable. Broutilles, jeux de mots, réponses à côté, inductions et interprétations. Rien qui puisse valablement réduire la gravité de l'affaire Carrouges.

Les autres griefs sont plus sérieux.

Page 7, 44e ligne. - Tu parais avoir été impressionné par cette phrase de l'Aide-Mémoire : “ Il ne s'agissait plus que d'envisager les moyens pratiques pour que la bagarre survînt et se répercutât dans le Surréalisme ”. Tu ne crains pas d'y voir une “ volonté de provocation ”. Voilà un bien grand mot.

Il paraît naturel que Pastoureau, après avoir supporté pendant près d'un an la présence de Carrouges au café ; avoir appris sur son compte plusieurs choses singulières et en dernier lieu qu'il avait l'intention de faire discrètement une conférence sur le Surréalisme dans un cercle catholique ; t'avoir transmis la nouvelle sans susciter en toi le sursaut de révolte qu'il était en droit d'attendre ; avoir parlé au café le lendemain de son intention d'aller manifester à la conférence avec Marcel Jean sans que l'assemblée tout entière exprimât la volonté de les accompagner et sans que tu te prononçasses nettement pour ou contre cette manifestation, il paraît naturel que Pastoureau, dis-je, après tout cela ait eu la certitude que le Surréalisme manquait décidément de nerf, et qu'il ait eu le désir d'amener le Groupe à discuter très sérieusement la question.

Pastoureau avait par ailleurs - il ne songe pas à le cacher puisqu'il le dit dans son Aide-Mémoire - d'autres raisons de ne pas être satisfait de l'activité, ou de la non-activité surréaliste de ces derniers temps. Le scandale Carrouges - particulièrement grave et révélateur - lui a donné l'occasion de formuler des critiques d'ordre plus général. Il n'y a rien là que de très normal, et les mots de provocation et de préméditation sont tout à fait excessifs et déplacés.

Page 7, 32e ligne. - A propos d'une phrase de Pastoureau : “ Il omettait en calculant ses conséquences éventuelles les complaisances qui l'avaient permise ”, tu daignes en quelques lignes t'expliquer sur ta faiblesse à l'égard de Carrouges. Tu le connaissais, dis-tu, depuis 1936, époque où il était Surréaliste.

Je n'ai, quant à moi, jamais eu connaissance, alors, de l'appartenance de Carrouges au Groupe surréaliste.

Tu as, dis-tu, maintenu des relations amicales avec lui. Mais, dans le temps, tu l'envoyais “ à la niche ” avec les autres glapisseurs de dieu, et proclamais ton aversion irréductible à l'égard de tout être agenouillé.

Si Carrouges n'avait été chargé par son Eglise, comme c'est probable, de veiller au salut de ton âme, il t'aurait sans doute demandé alors de choisir entre ton amitié et ton aversion.

Tu ajoutes que “ Carrouges ne saurait être considéré aujourd'hui comme Surréaliste ”. C'est bien possible mais sur quel critère te fondes-tu pour en décider ? S'il était Surréaliste en 1936, à quel moment a-t-il cessé de l'être et en quelle occasion ? Tu écrivais quatre jours plus tôt que “ les circonstances n'ont pas justifié depuis longtemps d'adhésion explicite au Surréalisme ”, et que les convocations à une assemblée générale devaient être étendues à tous ceux “ qui ont manifesté avec le Surréalisme des affinités idéologiques suffisantes pour que, par exemple, leur présence plus ou moins fréquente au café n'ait pas paru déplacée ”.

Qui est Surréaliste ? Qui l'est encore ? Qui l'est déjà ? Qui l'a été ? Qui le sera ? La présence au café, la collaboration aux revues, la convocation à une assemblée générale, ne sont assurément plus des indications suffisantes.

Tu ajoutes encore qu'un “ minimum de jeu doit pouvoir exister dans les rapports personnels ”, et je suis parfaitement d'accord avec toi. Sans doute Pastoureau est-il aussi de cet avis s'il a gardé, comme tu le dis, des relations avec des curés anciens prisonniers.

Nul n'aurait probablement songé à te reprocher d'avoir des conversations personnelles avec Carrouges. Mais encore une fois, tu as imposé Carrouges à tes amis, tu as toléré qu'il collaborât à l'Almanach Surréaliste, tu as supporté qu'il vînt presque quotidiennement au café. Je serais étonné d'apprendre que Pastoureau ait amené Place Blanche les curés de ses relations.

Page 13, 33e ligne. - Pastoureau écrit, relatant tes propos au téléphone : “ Il n'y aurait pas de réunion le jeudi 22 ni plus tar d. Il n'y aurait d'assemblée ni générale ni restreinte. Il renonçait désormais à fréquenter le café de la Place Blanche. Il n'avait jamais accepté de sommation et n'en accepterait pas. Il n'admettait pas qu'on veuille le mettre en accusation. Il comprenait parfaitement qu'ayant imposé Carrouges, c'était lui l'accusé. Il ne se prêterait pas à ce rôle. Il fallait qu'on le sache et qu'on en prenne son parti. ”

Il va sans dire que la lecture de ces déclarations m'a passablement révolté.

Tu protestes, dans la rubrique des “ inexactitudes de fait ”, mais c'est en somme pour dire à peu près la même chose. Tu n'acceptais pas le “ ton de sommation ”, tu décidais “ qu'il n'y avait plus lieu à assemblée générale ni restreinte, et que les réunions de café étaient suspendues ”.

En vertu de quels pouvoirs en décidais-tu ainsi ? Carrouges avait demandé la réunion d'une assemblée et tu la lui avais accordée. Péret et toi décidiez alors de la liste des participants à cette assemblée restreinte. Pastoureau, Acker et Marcel Jean protestaient et réclamaient une assemblée générale. Tu décrétais alors qu'il n'y aurait plus d'assemblée du tout.

Toutes les prétendues références aux rouages démocratiques n'étaient que pure dérision.

Quant au café dont tu déclarais par ailleurs qu'il est “ un lieu public, nullement assimilable à une cellule de parti ou de monastère ”, tu décrétais simplement que les réunions y étaient suspendues.

Tu opposes cette formulation à celle que Pastoureau avait employée : “ Il (Breton) renonçait désormais à fréquenter le café de la Place Blanche ”. C'est-à-dire que les Surréalistes n'avaient plus à se rendre au café, et qu'ils étaient privés d'apéritif.

Ne trouves-tu pas que ces histoires prennent une drôle d'allure si l'on prend la peine de les examiner d'un peu près ? Un peu dictatoriale...

Tu n'acceptes pas le “ ton de sommation ”, n'est-ce pas ?

Mais on peut lire dans le texte que tu as rédigé avec Benjamin Péret, à propos de Pauwels : “ Nous sommons (c'est moi qui souligne) Pastoureau d'apporter la preuve de ces allégations ”.

Ainsi dans le Groupe surréaliste, ou en tout cas dans le Groupe-des-consommateurs-à-tendances-surréalistes-du-Café-de-la-Place-Blanche, il y a ceux qui somment et qui refusent d'être sommés, et ceux qui somment et sont sommés. Permets-moi d'ajouter qu'il y a aussi ceux qui se marrent.

En appendice à L'Affaire Pastoureau & Cie je trouve un argument enfin. Il consiste à reprocher en retour à Pastoureau qui t'accuse d'avoir imposé dans le milieu surréaliste un catholique militant, d'avoir écrit à plusieurs reprises le mot Dieu dans son ouvrage La Blessure de l'Homme, édité en 1946.

J'opposerai simplement à ce reproche à retardement formulé à la page 7 de L'Affaire Pastoureau & Cie cette phrase écrite à la page 1 de la même brochure : “ Confirmons ici publiquement que jusqu'à la lecture de cet Aide-Mémoire l'un et l'autre avons voué à Pastoureau une confiance sans réserve ”.

J'ajoute que si tu vouais une confiance sans réserve à Pastoureau dont les convictions surréalistes n'ont jamais fait de doute pour personne, tu maintenais des “ relations amicales ” étayées par des considérations “ d'estime intellectuelle et de sympathie humaine ” avec Carrouges qui, lui, s'occupait non seulement de Dieu mais de la Sainte Vierge, de Jésus-Christ, du Curé d'Ars, du Père de Foucauld, etc...

Tu prétends que Pastoureau te place “ devant un véritable ultimatum : ou bien dissolution du Surréalisme ou bien obstruction de sa part et de celle de ses partisans à toute action surréaliste ” ; et tu ajoutes : “ Dans les deux cas le Surréalisme doit disparaître ”.

Il s'agit là d'un faux témoignage. En réalité, Pastoureau s'incline devant ton éventuel désir de mettre fin à toute activité de Groupe (Il est exact “ qu'une telle décision avait été envisagée ” par toi lors de l'exclusion de la fraction Brauner). Mais il déclare que si tu projetais de continuer une activité de Groupe sans la participation de quelques-uns d'entre nous (je suppose qu'il pense à lui-même, et les événements ont prouvé que l'hypothèse était fondée), ceux-ci te feraient remarquer qu'ils ne seraient ni démissionnaires ni exclus. Bref Pastoureau a écrit cela clairement dans l'Aide-Mémoire et tu m'obliges à le répéter en termes sûrement moins clairs pour réfuter ton interprétation qui apparaîtrait tendancieuse, de toute évidence, au plus imbécile des lecteurs.

Si Pastoureau avait eu la moindre envie de voir disparaître le Surréalisme, il n'aurait pas pris la peine de rédiger cet Aide-Mémoire, ni de réclamer “ une autocritique monumentale ”. Il serait parti, simplement, et son départ, à lui qui représentait ces dernières années l'une des garanties les plus rassurantes de la vitalité du Surréalisme, aurait contribué à ruiner celui-ci. Il a tenté au contraire un effort méritoire pour redresser de graves déviations.

Je suis, pour ma part, entièrement d'accord avec lui sur les termes du 1er paragraphe de la page 15 de son Aide-Mémoire, de “ Si le Surréalisme continue... ” jusqu'à “ ... position révolutionnaire sereine et efficace. ”

Je ne puis expliquer ce que tu appelles “ obstruction à toute action surréaliste ” sinon “ l'autocritique monumentale ” que Pastoureau réclame. J'aimerais bien que tu te prononces là-dessus. Car tu sais que nous avons rompu jadis avec l'A.E.A.R. précisément parce que nous ne parvenions pas à y faire admettre le droit à l'autocritique. Plus généralement tu sais que le refus de l'autocritique est ce que nous reprochons depuis au moins seize ans au stalinisme.

Nous en arrivons, comme par hasard, à l'avant-dernier paragraphe de ton texte de réfutation. Ton histoire d'incitation au meurtre est une véritable rigolade, qui ne relève que du haussement d'épaules. Je ne puis imaginer une seconde que Pastoureau considère le régime stalinien comme l'inévitable “ régime ultérieur ” auquel il fait allusion. Faut-il croire que dans ton esprit et dans celui de Benjamin Péret aucune autre éventualité ne risque de se présenter ? Toutes tes déclarations optimistes de ces dernières années n'étaient donc que des arguments de propagande ?

Puisque j'en suis à faire allusion au stalinisme, je m'étonne que tu puisses souhaiter obtenir de Pastoureau “ rétractation solennelle faute de quoi... ” Ce genre-là me rappelle à la fois les procès de Moscou, les confessionnaux de Carrouges et la comparution de M. Caupenne à l'Ecole de Saint-Cyr.

La “ mise en garde publique ” contre Pastoureau, laisse-moi rire. Ou alors explique-moi ce que cela signifie.

Ta brochure se termine par la proposition de cessation collective des relations avec Waldberg. Tu as seulement négligé de justifier, avec autant de minutie que pour Pastoureau, cette proposition concernant Waldberg.

Je n'ai rien à dire dans cette affaire, sinon que j'attends des explications valables.


Tu as pris la peine d'étudier soigneusement l'Aide-Mémoire au point de réunir 14 “ inexactitudes de fait ” et 18 “ insinuations plus ou moins perfides ”. Je viens de te donner mon avis sur ces 32 griefs. Cela fait, je suis en droit de penser que tu reconnais exact tout ce que tu ne réfutes pas. C'est-à-dire :

Le 5 mai 1932 tu interdis à un conférencier qu'il prononçât ton nom dans la salle paroissiale de Saint-François-Xavier et plus généralement qu'il y fît la moindre allusion au Surréalisme.

Le 20 janvier 1951, tu ne t'étonnas ni ne t'émus à la nouvelle que le Centre Catholique des Intellectuels Français projetait d'organiser une conférence sur le thème “ Le Surréalisme est-il mort ? ”

Le 10 février 1951, tu parus surpris lorsque Pastoureau t'apprit que le conférencier devait être Carrouges. “ Carrouges aggrave son cas de jour en jour ”, déclaras-tu.

Carrouges fit paraître quelque gêne de ce que Pastoureau fût au courant de son projet de conférence et tenta de minimiser l'importance de celle-ci.

Carrouges avait écrit Le Coeur surréaliste, publié par les Etudes Carmélitaines. Il était secrétaire de rédaction de La Vie Intellectuelle. Il avait été envoyé, disait-on, par les Dominicains au Hoggar pour préparer le retour des cendres du Père de Foucaul d.

Le dimanche 11 février, Marcel Jean et Pastoureau ayant parlé au café de leur intention d'aller troubler la conférence de Carrouges, tu leur lanças : “ Si vous ne déclenchez pas une horrible bagarre... ”

La conférence du 12 février eut lieu dans un local paroissial contigu à l'église Saint-Séverin. Carrouges était, avant de prendre la parole, en conversation avec des prêtres.

Pastoureau prononça une déclaration liminaire, au nom du Surréalisme, et déclara : “ Les Surréalistes, Mesdames et Messieurs, sont vos ennemis ”. Lorsque Pastoureau se disposa à lire le manifeste A la niche, Carrouges dit : “ Je ne vous ai pas invité pour ça ! ”

Marcel Jean t'ayant appelé au téléphone à l'issue de la manifestation, tu te contentes d'enregistrer les faits, disant qu'on en parlerait le surlendemain.

Le 14 février, tu déclaras à Pastoureau et Marcel Jean que tu faisais toutes réserves sur la façon dont l'opération avait été menée. Pastoureau te laissa clairement entendre que tu n'avais rien à leur reprocher dans la mesure où tu n'avais pas daigné les conseiller avant. Tu discutas les termes de la déclaration liminaire, et finalement ne trouvas plus d'objections qu'à l'emploi de l'expression “ déconner ”.

Le 18 février, tu insistas auprès de Pastoureau pour qu'il vînt le soir même au café où l'on devait prendre des photos de groupe. Tu l'invitas à une réunion convoquée chez toi pour le 22 par Carrouges qui désirait s'expliquer.

Le 20 février, Pastoureau retint d'une conversation téléphonique avec toi que tu envisageais de mettre fin à toute activité de groupe.

Cette suite de faits, que tu n'as pas contestée, représente assez exactement l'essentiel de l'Affaire Carrouges, que tu avais cru réduire à néant avec tes 32 objections.

J'ajoute que dans l'Aide-Mémoire Pastoureau réclamait une autocritique monumentale : “ Il s'agit de rien moins, écrivait-il, que de rompre avec tout opportunisme et de renvoyer à ses préoccupations contre-révolutionnaires la majeure partie de notre audience ”. Sur cette proposition extrêmement importante, tu évites, dans ta réponse, de te prononcer, préférant ergoter sur des points de détail.


J'en arrive au compte rendu de l'assemblée du 19 mars 1951. Ici nous sommes en pleine loufoquerie.

Précisons tout de suite le déroulement des faits non contestables qui ont amené la réunion de cette assemblée :

1 - Carrouges, satellite du Mouvement surréaliste, fait une conférence, devant des curés et des calotins, dans l'arrière-boutique d'une église. Pastoureau et Marcel Jean, écoeurés, sabotent cette conférence, au nom du Surréalisme. 2 - Carrouges, désireux de “ s'expliquer ”, te demande de convoquer une réunion. 3 - Tu prends sur toi de désigner les participants à cette réunion restreinte. 4 - Pastoureau, Marcel Jean et Acker exigent, en place et lieu de cette réunion restreinte, une assemblée générale. 5 - Tu refuses l'assemblée générale. 6 - Pastoureau publie son Aide-Mémoire. 7 - Le 12 mars, tu acceptes l'assemblée générale et charges Pastoureau de la convoquer ; tu demandes communication de l'ordre du jour 48 heures avant la réunion. 8 - Le 13 mars, Pastoureau te communique l'ordre du jour de l'assemblée générale prévue pour le 19 mars, en te priant de lui faire connaître tes observations dans les 24 heures. 9 - Le 14 mars, Pastoureau fait ronéotyper les convocations, et le 15 mars, n'ayant reçu aucune observation de ta part, il les envoie à leurs destinataires. Il t'écrit par le même courrier pour te suggérer une entrevue préalable destinée à mettre au point l'organisation matérielle de la réunion. 10 - Tu réponds que tu n'acceptes pas l'ordre du jour et que tu te réserves d'en proposer un autre le soir même de la réunion. 11 - Pastoureau, privé de tout moyen de se faire entendre dans une réunion qu'il avait lui-même réclamée et dont tu l'avais chargé d'élaborer l'ordre du jour, décommande l'assemblée générale. 12 - Aussitôt tu convoques, pour le soir du 19 mars, un certain nombre de personnes devant qui tu mets Pastoureau en accusation.

Le compte rendu de cette réunion donne tout de suite le ton de la farce. Qui a été convoqué ? Mystère. On nous signale les présents, les excusés, les absents et les confiants. Jean Ferry, qui s'est excusé et qui a exprimé par lettre sa confiance, n'est évidemment pas présent. Mais il n'est pas davantage absent. Peut-être d'ailleurs n'avait-il pas été invité ? Aimé Patri est à peu près dans le même cas : ni présent ni absent, mais excusé. Demarne a exprimé sa confiance par lettre, mais il n'est ni présent, ni absent, ni excusé. Marcel Jean et Pastoureau ne sont ni absents ni présents. Ils ont pourtant bien dû être convoqués puisqu'ils devaient être mis en cause, comme devait l'être Waldberg qui, lui, est noté parmi les absents. Aimé Patri, s'étant excusé, avait sans doute été convoqué. Dans ce cas, pourquoi pas Carrouges (Cf. citation sur affinités idéologiques et présence plus ou moins fréquente au café...) ? Quant à moi je suis catalogué parmi les absents. Mais ce dont je suis sûr, c'est de n'avoir pas été convoqué. Puis-je me permettre, sans risquer de m'entendre accuser “ d'interprétation tendancieuse ”, de remarquer qu'aucune des personnes ayant, à ma connaissance, élevé la voix à propos de Carrouges, à savoir Pastoureau, Marcel Jean, Acker, Waldberg et moi-même, n'étaient présentes ? Puis-je me permettre de supposer que, puisque je n'ai pas reçu de convocation, les autres personnes en question n'en ont pas reçu, elles non plus ?

Bref, ayant choisi tes auditeurs, tu as défini les pouvoirs de l'assemblée. Celle-ci n'était pas “ exclusivement composée de "Surréalistes" (admirons au passage les guillemets) au sens ancien du terme ”. “ Existe-t-il un Groupe surréaliste ? ” devait demander Pastoureau à l'assemblée générale. Tu laisses entendre, avec discrétion, qu'il y a, en tout cas, des “ Surréalistes ” parmi tes auditeurs. A chacun de deviner qui !

L'assemblée inclut aussi, as-tu précisé, des personnes “ ayant manifesté avec le Surréalisme des affinités idéologiques... etc... ”. J'ai déjà signalé, plus haut, que Carrouges répondait à cette définition. C'est-à-dire qu'à propos de toute autre affaire qui aurait pu surgir, Carrouges aurait été à sa place dans cette assemblée ayant pouvoir d'exiger des rétractations, d'infliger des blâmes pouvant aller de la désapprobation pure et simple à la rupture collective des relations avec tel ou tel, voire à la mise en garde publique contre tel ou tel - ce qui eût été, à mon avis, proprement scandaleux.

A quel titre d'ailleurs décides-tu des pouvoirs de cette assemblée ? Au titre de chef ? Le compte rendu ne signale même pas que la question a été mise en discussion.

“ Puisque cette assemblée, avec l'assentiment des deux parties, écris-tu, se donne pour tâche de résoudre le conflit qui nous oppose les uns aux autres, il va sans dire que le droit de délibération doit être égal pour tous ”.

Plaisanterie. Il n'y a pas assentiment des deux parties, puisqu'il n'y a aucun rapport entre l'assemblée générale qu'avait convoquée, puis décommandée Pastoureau, et l'assemblée tout court que tu as convoquée ensuite. Quant au droit de délibération égal pour tous, c'est également absurde dans la mesure où l'accusé principal Pastoureau n'était ni présent ni absent, ce qui signifie vraisemblablement qu'il n'avait pas été invité.

Voyons les résolutions votées par l'assemblée.

Je ne comprends absolument pas pourquoi Pastoureau est associé à Waldberg dans la condamnation prononcée à l'unanimité, moins la voix de Schehadé dont on aimerait connaître la position, plus la voix de Dax qui était absent et dont on aimerait savoir comment il a eu connaissance de la résolution... (Par T.S.F., peut-être ?) J'ignore en effet précisément ce que l'on reproche à Waldberg. Je ne comprends pas davantage pourquoi le nom de Marcel Jean ne se trouve pas associé à celui de Pastoureau, étant donné que Marcel Jean, selon l'Aide-Mémoire, a agi en accord avec Pastoureau depuis le 11 février. Tentative de division ?

Je constate l'extrême pauvreté de la seconde résolution qui se borne à affirmer que la position révolutionnaire du Surréalisme n'a jamais été abandonnée.

J'aimerais connaître le point de vue de Baskine, Legrand, Pieyre, Schehadé et Valorbe, qui n'ont pas voté cette résolution ; j'aimerais aussi savoir comment Dax, absent, a eu connaissance de celle-ci.

Je proteste formellement contre le fait que “ l'assemblée ” ait tenté de minimiser l'affaire Carrouges en y faisant allusion sous forme de post-scriptum. L'affaire Carrouges est, à mes yeux, la seule raison du présent conflit. Je proteste formellement contre ton constant souci, depuis le début de l'affaire, d'éluder puis de déplacer le problème.

Je considère comme absolument inadmissible, pour un Surréaliste, la forme de la résolution concernant la rupture des relations avec Carrouges.

Tu savais qui était ton ami Carrouges, un catholique fervent. Tu savais qu'il était secrétaire de rédaction de La Vie Intellectuelle, tu savais qu'il collaborait aux Etudes Carmélitaines ; tu savais qu'on le disait chargé de préparer le retour des cendres du Père de Foucaul d. Tu ne pouvais ignorer qu'il était l'auteur d'une préface à L'Imitation de Jésus-Christ. Tu savais qu'il avait fait une conférence au Centre Catholique des Intellectuels Français ; qu'il avait protesté contre l'intervention, ce soir-là, d'un Surréaliste. On t'avait averti de la collaboration de Carrouges à un film sur Lourdes. Quelques-uns de tes plus anciens compagnons, Pastoureau et Marcel Jean après moi, t'avaient mis en garde contre cet individu.

Non seulement tu avais continué à supporter la présence de Carrouges dans ton cercle d'admirateurs, mais tu n'avais pas hésité à mettre Pastoureau en accusation et à obtenir la rupture des relations avec lui, c'est-à-dire l'exclusion (assez de jeux de mots !).

Le plus remarquable de l'affaire c'est que les signataires de la résolution qui s'ensuivit trouvèrent le moyen de préciser que la disqualification complète de Carrouges était “ entraînée par un mensonge caractérisé ”. Ce que ces messieurs-dames ont donc trouvé choquant, c'est le mensonge de Carrouges, qui avait nié les faits, et non pas les faits eux-mêmes.

Par ailleurs, il est hautement comique de reprocher à Hérold d'avoir tardé à faire connaître les documents décisifs, alors qu'à dater du manifeste A la niche (juin 1948) tu n'aurais jamais dû tolérer qu'une grenouille de bénitier s'approchât de toi ni de tes amis.

Je remarque que la résolution intitulée “ Post-scriptum à l'Affaire Carrouges ” n'est pas signée de Baskine ni de Schehadé (lequel a pourtant accepté de transmettre les documents accusateurs), mais qu'elle est par contre signée de Dax dont je me demande sérieusement comment il a pu avoir connaissance de ces événements de dernière minute.

Je n'ai pas grand chose à dire du “ Post-Scriptum à l'Affaire Pastoureau ”.

Pastoureau semblait accuser quelques-uns de mettre des espoirs dans le capitalisme américain. Tu répliques en laissant entendre que Pastoureau tente de se rapprocher du stalinisme. Assez de chatouilles ! “ L'ennemi n° 1, c'est le stalinisme ”, déclarais-tu au printemps dernier lorsque je m'étonnais que tu fusses disposé à faire front commun avec divers personnages plus ou moins suspects. Je suis persuadé qu'il y a, dans ce dialogue avec Pastoureau, un malentendu. Aucune importance. Passons.


Le compte rendu de l'assemblée du 19 mars 1951 se termine par la phrase optimiste : “ Clôture définitive des affaires Carrouges et Pastoureau ”.

Quelle hâte tout à coup à changer de conversation ! Tu ne te rends même pas compte que nous en sommes à l'Affaire Breton !

Tu as liquidé Pastoureau qui t'accusait de complaisance envers Carrouges. Puis tu as liquidé Carrouges, de crainte que d'autres ne s'avisent de protester encore ; tu te contentes, avec tes amis, de donner acte à Marcel Jean que l'hostilité à l'égard de Carrouges était pleinement justifiée sans oser préciser de qui venait cette hostilité.

Mais il n'en demeure pas moins que tu as témoigné envers Carrouges, pendant un an, de complaisances indéfendables qui t'ont amené à te séparer d'un de tes plus anciens amis, et que, du même coup, le Surréalisme se trouve en grand péril. Tu as pris toutes tes responsabilités.

Il y a maintenant une odeur de sacristie du côté de la Place Blanche. Il faudrait désinfecter, par “ Purodor ” ou par la lecture de l'ouvrage de Benjamin Péret, Je ne mange pas de ce pain-là. Mais je crains que le livre et son auteur ne soient épuisés.

Il serait bon, aussi, que retournant ton arme contre toi-même, tu fasses rétractation solennelle des termes de la résolution consacrant la rupture des relations avec Pastoureau et reconnaisses par la même occasion ta monstrueuse faiblesse à l'égard de M. Carrouges. Mais je crains bien que tu ne préfères écraser le Surréalisme sous le poids de ton orgueil.

En attendant, je me solidarise entièrement avec Pastoureau en ce qui concerne l'essentiel de son Aide-Mémoire, à savoir l'Affaire Carrouges ; j'approuve son action, je rends hommage à son honnêteté et à la lutte courageuse qu'il a menée pour sauver le Surréalisme.

Sincèrement.

Maurice Henry.
P.-S. - Copie de cette lettre sera adressée à Acker, Baskine, Bédouin, Duprey, Ferry, Monique Fong, Gracq, Heisler, Jacques et Vera Hérold, Marcel Jean, Lebel, Legrand, Lely, Pieyre de Mandiargues, Nora Mitrani, Pastoureau, Paz, Péret, Puel, Schehadé, Schuster, Seigle, Tavriger, Toyen, Trouille, Valorbe, Isabelle et Patrick Waldberg, Zimbacca, ainsi qu'à Brun, Brunius, Dax, Demarne, Duchamp, Ernst et Dorothea Tanning, Liberati, Mayoux, Mesens, Raphaël, Tanguy et Kay Sage.

Haute Fréquence

Aux fins habituelles, une partie de la presse a tenté d’exploiter les récents incidents survenus au sein du surréalisme, ce qui nous entraîne à un minimum de rappels et de précisions.

Ni école ni chapelle, beaucoup plus qu’une attitude, le surréalisme est, dans le sens le plus agressif et le plus total du terme, une aventure. Aventure de l’homme et du réel lancés l’un par l’autre dans le même mouvement. N’en déplaise aux spirites de la critique attablés, toutes lumières éteintes, pour évoquer son ombre, le surréalisme continue à se définir par rapport à la vie dont il n’a cessé d’exalter les forces en s’attaquant à leur aliénation séculaire.

Il n’a pas à ressembler à la lettre de ce qu’il fut jadis. Moins encore à la caricature qu’en proposent ses adversaires. Trafiquant d’une version de son passé historique rituellement expurgée par leurs soins, c’est en vain qu’ils essaieraient de faire prendre pour les limites du surréalisme celles, fort étroites, de leur entendement.

Beaucoup se rassurent aujourd’hui en croyant constater l’usure de certaines formes de « scandale » mises en vigueur par le surréalisme, sans s’apercevoir qu’elles ne pouvaient être que des formes temporaires de résistance et de lutte contre le scandale que constitue le spectacle du monde tel qu’il résulte de ses institutions. Ce scandale est aujourd’hui à son comble et justifie de notre part une protestation non moins active quoique nécessairement différente de la première. A qui fera-t-on croire que la dégénérescence des formations politiques traditionnelles suffit à rendre platonique notre passion de la liberté. Les récents événements d’Espagne prouvent une fois de plus que l’absence de mots d’ordre partisans n’empêche pas le génie révolutionnaire de secouer toute servitude, à commencer par la sujétion provisoire de la revendication humaine à une idéologie régressive, régnant en despote sur les multitudes.

Face à ce fléau nous soutenons plus que jamais que les différentes manifestations de la révolte ne doivent pas être isolées les unes des autres ni soumises à une arbitraire hiérarchie, mais qu’elles constituent les facettes d’un seul et même prisme. Parce qu’il permet aujourd’hui à ces feux diversement colorés mais également intenses de reconnaître en lui leur foyer commun, le surréalisme, à meilleur escient encore que par le passé, se voue à la résolution des principaux conflits qui séparent l’homme de la liberté, c’est-à-dire du développement harmonieux de l’humanité enfin parvenue à un sens moins précaire de sa destinée, guérie de toute idée de transcendance, libérée de toute exploitation.

Pour nous, il va sans dire que la religion judéo-chrétienne reste, au sens propre, l’ennemie « acharnée » de l’homme, qu’elle réussisse ou non à s’incorporer aux idéologies totalitaires. Avec ses complices « travail-famille-patrie », elle n’en devra pas moins fermer sa fabrique d’estropiés et de cadavres. Pour en finir avec elle, nous en appelons systématiquement aux forces qu’elle tente d’étouffer dans le psychisme humain. C’est à ces forces que s’allie, dans son éternelle disponibilité, la jeunesse avide de tout ce qui combat un utilitarisme de jour en jour plus aveugle. Ce sont elles qui se conjuguent et s’exaltent dans l’amour, annonçant un âge d'or où l'or n'aurait pas d'âge, où la fleur de l'âge, pour vivre, se passerait d’or. Ce sont elles encore qui font de la poésie le principe et la source de toute connaissance, en opposition permanente à la sottise (métaphysique, politique, etc.) et à ses manifestations journalistiques, radiophoniques, cinématographiques, etc.

La volonté du surréalisme de rendre à l’homme les pouvoirs dont il a été spolié n’a pas manqué de le conduire à interroger tous les aspects de la connaissance intuitive en particulier ceux qu’embrassent les doctrines ésotériques, dont l’intérêt est de dévoiler dans l’espace et le temps certains circuits ininterrompus. Il n’en répugne que davantage à tout ce qui peut apparenter certains systèmes « occultes » à un ensemble de recettes d’agenouillement et réaffirme à ce propos son irréductible hostilité à tout fidéisme.

Dépassant de loin la simple hypothèse de recherche, le surréalisme – dont l’existence organique est devenue assez souple pour qu’à l’esprit de la présente déclaration puisse être associé l’ensemble de nos camarades étrangers – offre à la prospection nouvelle un terrain suffisamment vaste et magnétique pour que désir et liberté s’y recréent l’un l’autre à perte de vue.

Paris, le 24 mai 1951.
Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, André Breton, R. Brudieux, Jean Brun, J.-B. Brunius, Adrien Dax, G. Doumayrou, Jacqueline et Jean-Pierre Duprey, Jen Ferry, Georges Goldfayn, Jindrich Heisler, Adonis Kyrou, Alain Lebreton, Gérard Legrand, André Liberati, André Pieyre de Mandiargues, Jehan Mayoux, Nora Mitrani, Octavio Paz, Henri Parisot, Benjamin Péret, Maurice Raphaël, Man Ray, Claude Rochin, B. Roger, Anne Seghers, Jean Schuster, Toyen, Clovis Trouille, François Valorbe, Michel Zimbacca.

DÉCLARATION PRÉALABLE

Surréalistes, nous n'avons cessé de vouer à la trinité : état-travail-religion, une exécration qui nous a souvent amenés à nous rencontrer avec les camarades de la Fédération Anarchiste. Ce rapprochement nous conduit aujourd'hui à nous exprimer dans le “ Libertaire ”. Nous nous en félicitons d'autant plus que cette collaboration nous permettra, pensons-nous, de dégager quelques-unes des grandes lignes de force communes à tous les esprits révolutionnaires.

Nous estimons qu'une large révision des doctrines s'impose d'urgence. Celle-ci n'est possible que si les révolutionnaires examinent ensemble tous les problèmes du socialisme dans le but, non d'y trouver une confirmation de leurs idées propres mais d'en faire surgir une théorie susceptible de donner une impulsion nouvelle et puissante à la Révolution sociale. La libération de l'homme ne saurait, sous peine de se nier aussitôt, être réduite au seul plan économique et politique, mais elle doit être étendue au plan éthique (assainissement définitif des rapports des hommes entre eux). Elle est liée à la prise de conscience par les masses de leurs possibilités révolutionnaires et ne peut à aucun prix mener à une société où tous les hommes, à l'exemple de la Russie, seraient égaux en esclavage.

Irréconciliables avec le système d'oppression capitaliste, qu'il s'exprime sous la forme sournoise de la “ démocratie ” bourgeoise et odieusement colonialiste ou qu'il prenne l'aspect d'un régime totalitaire nazi ou stalinien, nous ne pouvons manquer d'affirmer une fois de plus notre hostilité fondamentale envers les deux blocs. Comme toute guerre impérialiste, celle qu'ils préparent pour résoudre leurs conflits et annihiler les volontés révolutionnaires n'est pas la nôtre. Seule peut en résulter une aggravation de la misère, de l'ignorance et de la répression. Nous n'attendons que de l'action autonome des travailleurs l'opposition qui pourra l'empêcher et conduire à la subversion, au sens de refonte absolue, du monde actuel.

Cette subversion, le Surréalisme a été et reste le seul à l'entreprendre sur le terrain sensible qui lui est propre. Son développement, sa pénétration dans les esprits ont mis en évidence la faillite de toutes les formes d'expression traditionnelles et montré qu'elles étaient inadéquates à la manifestation d'une révolte consciente de l'artiste contre les conditions matérielles et morales imposées à l'homme. La lutte pour le remplacement des structures sociales et l'activité déployée par le Surréalisme pour transformer les structures mentales, loin de s'exclure, sont complémentaires. Leur jonction doit hâter la venue d'un âge libéré de toute hiérarchie et de toute contrainte.

Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, André Breton, Roland Brudieux, Adrien Dax, Guy Doumayrou , Jacqueline et Jean-Pierre Duprey, Jean Ferry, Georges Goldfayn, Alain Lebreton, Gérard Legrand, Jehan Mayoux, Benjamin Péret, Bernard Roger, Anne Seghers, Jean Schuster, Clovis Trouille, et leurs camarades étrangers actuellement à Paris.

[Le Libertaire, 12 octobre 1951.]


CE QUE PENSENT, CE QUE VEULENT LES SURRÉALISTES...

Généralités

“ Il faut, non seulement que cesse l'exploitation de l'homme par l'homme, mais que cesse l'exploitation de l'homme par le prétendu “ Dieu ”, d'absurde et provocante mémoire. Il faut que soit révisé de fond en comble le problème des rapports de l'homme et de la femme. Il faut que l'homme passe, avec armes et bagages, du côté de l'homme. Assez de fleurs sur les tombes, assez d'instruction civique entre deux classes de gymnastique, assez de tolérance, assez de couleuvres ! ”

André Breton, Prolégomènes à un troisième manifeste du Surréalisme ou non, 1942.

“ Il ne pourra être question de nouvel humanisme que du jour où l'histoire, récrite après avoir été concertée entre tous les peuples et limitée à une seule version consentira à prendre pour sujet tout l'homme, du plus loin que les documents le permettent et à rendre compte en toute objectivité de ses faits et gestes passés sans égards spéciaux à la contrée que tel ou tel habite et à la langue qu'il parle. ”

André Breton, Arcane 17, 1945.

“ L'art véritable, c'est-à-dire celui qui ne se contente pas de variations sur des modèles tout faits, mais s'efforce de donner une expression aux besoins intérieurs de l'homme et de l'humanité d'aujourd'hui, ne peut pas ne pas être révolutionnaire, c'est-à-dire ne pas aspirer à une reconstruction complète et radicale de la société, ne serait-ce que pour affranchir la création intellectuelle des chaînes qui l'entravent et permettre à toute l'humanité de s'élever à des hauteurs que seuls des génies isolés ont atteintes dans le passé. En même temps, nous reconnaissons que seule la révolution sociale peut frayer la voie à une nouvelle culture. Si, cependant, nous rejetons toute solidarité avec la caste actuellement dirigeante en U.R.S.S., c'est précisément parce qu'à nos yeux elle ne représente pas le communisme, mais l'ennemi le plus perfide et le plus dangereux... Les marxistes peuvent marcher ici la main dans la main avec les anarchistes... ”

André Breton et Léon Trotsky, Pour un Art révolutionnaire indépendant, Mexico 1938.

“ Notre retranchement agressif de la société déliquescente, notre hostilité vis-à-vis de ses idéaux dégradants trouvent leur corollaire... dans notre désir d'un grand vent athée, purificateur et révolutionnaire. ”

Jean Schuster, Réponse à une enquête auprès de la jeunesse intellectuelle, 1950.

Surréalisme ou réalité, sens du préfixe

“ Tout ce que j'aime, tout ce que je pense et ressens, m'incline à une philosophie particulière de l'immanence d'après laquelle la surréalité serait contenue dans la réalité même et ne lui serait ni supérieure, ni extérieure. Et réciproquement, car le contenant serait aussi le contenu. ”

André Breton, Le Surréalisme et la Peinture, 1928.

“ Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas, cessent d'être perçus contradictoirement. ”

André Breton, Second manifeste du Surréalisme, 1930.

“ Les Surréalistes, en ce qui les concerne, n'ont pas cessé de se réclamer de la libre pensée intégrale. En concentrant délibérément leurs recherches autour de certaines structures destinées, d'une manière toute abstraite, à évoquer l'ambiance rituelle, ils entendent n'assumer en rien l'absurdité et le ridicule de chercher à promouvoir de leurs mains un nouveau mythe. ”

André Breton, Comète surréaliste, 1947.

“ Je ne prêche pas ici l'inintelligibilité. Je dis que le besoin de comprendre est limité en nous comme le reste, ne serait-ce que par l'effort auquel il nous astreint.

Dans cette forêt vierge de l'esprit, qui déborde de tous côtés la région où l'homme a réussi à dresser ses poteaux indicateurs, continuent à rôder les animaux et les monstres, à peine moins inquiétants que dans leur rôle apocalyptique. ”

André Breton, Flagrant Délit, 1949.

Analogie poétique et mystique

“ Je n'ai jamais éprouvé le plaisir intellectuel que sur le plan analogique. Pour moi la seule évidence au monde est commandée par le rapport spontané, extra-lucide, insolent qui s'établit, dans certaines conditions, entre telle chose et telle autre, que le sens commun retiendrait de confronter...

... L'analogie poétique diffère foncièrement de l'analogie mystique en ce qu'elle ne présuppose nullement, à travers la trame du monde visible, un univers invisible qui tend à se manifester.

... Elle tend à faire entrevoir et valoir la vraie vie “ absente ” et, pas plus qu'elle ne puise dans la rêverie métaphysique sa substance, elle ne songe un instant à faire tourner ses conquêtes à la gloire d'un quelconque "au-delà". ”

André Breton, Signe ascendant, 1948.

Rêve et révolution

“ ... Depuis que la démarche raisonnable et rationnelle de la conscience a pris le pas sur la démarche passionnée de l'inconscient, c'est-à-dire depuis que le dernier des mythes s'est figé dans une mystification délibérée, le secret semble s'être perdu qui permettait de connaître et d'agir - d'agir sans aliéner l'acquis de la connaissance. Il est l'heure de promouvoir un mythe nouveau propre à entraîner l'homme vers l'étape ultérieure de sa destination finale.

Cette entreprise est spécifiquement celle du Surréalisme. Elle est son grand rendez-vous avec l'Histoire.

Le rêve et la révolution sont faits pour pactiser, non pour s'exclure. Rêver la révolution n'est pas y renoncer, mais la faire doublement et sans réserves mentales. ”

Rupture inaugurale, 1947.

Religion

En 1931, les Surréalistes déclarent, à l'occasion des premières luttes en Espagne : “ Tout ce qui n'est pas la violence quand il s'agit de religion, de l'épouvantail Dieu, des parasites de la prière, des professeurs de la résignation, est assimilable à la pactisation avec cette innombrable vermine du christianisme, qui doit être exterminée. ” (Au Feu !)

“ La religion chrétienne, la plus évoluée et la plus hypocrite de toutes les religions, représente le grand obstacle spirituel et matériel à la libération de l'homme occidental, car elle est l'auxiliaire indispensable de toutes les oppressions. Sa destruction est une question de vie ou de mort. ”

Benjamin Péret, 1948.

“ Il faut ruiner définitivement l'abominable notion chrétienne du péché, de la chute originelle et de l'amour rédempteur... Une morale basée sur l'exaltation du plaisir balayera tôt ou tard l'ignoble morale de la souffrance et de la résignation, entretenue par les impérialismes sociaux et les églises. ”

Jean-Louis Bédouin, Notes sur André Breton, 1950.

Stalinisme

En 1936, les Surréalistes déclarent : “ ... cela (le procès de Moscou) nous éclaire définitivement sur la personnalité de Staline : l'individu qui est allé jusque-là est le grand négateur et le principal ennemi de la révolution prolétarienne. Nous devons le combattre de toutes nos forces, nous devons voir en lui le principal faussaire d'aujourd'hui - il n'entreprend pas seulement de fausser la signification des hommes, mais de fausser l'histoire - et comme le plus inexcusable des assassins. ” (Déclaration au meeting “ La Vérité sur le Procès de Moscou ”.)

“ Ne nous y trompons pas : les balles de l'escalier de Moscou, en janvier 1937, sont dirigées aussi contre nos camarades du P.O.U.M. ... Après eux, c'est à nos camarades de la C.N.T. et de la F.A.I. qu'on tentera de s'en prendre, avec l'espoir d'en finir avec tout ce qu'il y a de vivant, avec tout ce qui comporte une promesse de devenir dans la lutte anti-fasciste espagnole.

Camarades, vous direz avec nous que les hommes qu'on produit méconnaissables sur les tréteaux branlants des tribunaux de Moscou ont gagné par le passé le droit de continuer à vivre et que vous faites toute confiance à l'avant-garde révolutionnaire catalane et espagnole pour ne pas se déchirer elle-même et sauver, malgré Staline comme malgré Mussolini et Hitler, l'honneur et l'espoir de ce temps. ”

André Breton, Déclaration à propos des seconds procès de Moscou, 1937.

“ Le stalinisme, engagé dans une entreprise de corruption générale des idées et des consciences, n'a pas besoin d'idées ni de consciences, mais d'adoration religieuse et de soumission aveugle au "führer" du Kremlin. ”

Benjamin Péret, A l'égout !, 1948.

Patrie, état

En 1925, les Surréalistes déclarent : “ Plus encore que le patriotisme qui est une hystérie comme une autre, mais plus creuse et plus mortelle qu'une autre, ce qui nous répugne c'est l'idée de Patrie qui est vraiment le concept le plus bestial, le moins philosophique dans lequel on essaie de faire entrer notre esprit. ” (La révolution d'abord et toujours !)

En 1935, les Surréalistes déclarent : “ Tout sacrifice de notre part à l'idée de patrie et aux fameux devoirs qui en résultent, entrerait immédiatement en conflit avec les raisons initiales les plus certaines que nous nous connaissons d'être devenus révolutionnaires... C'est à l'inanité absolue de pareils concepts que nous nous en sommes pris et, sur ce point, rien ne nous forcera jamais à faire amende honorable. ” (Du temps que les surréalistes avaient raison.)

Exploitation, colonialisme, guerre

En 1931, les Surréalistes déclarent : “ Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en exigeant l'évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et des fonctionnaires responsables des massacres d'Annam, du Liban, du Maroc et de l'Afrique centrale. ” (Ne visitez pas l'Exposition Coloniale.)

En septembre 1938, les Surréalistes déclarent : “ La guerre qui s'annonce sous la forme hypocrite de mesures de sécurité répétées et multipliées, la guerre qui menace de surgir de l'inextricable conflit d'intérêts impérialistes dont l'Europe est affligée ne sera pas la guerre de la démocratie, pas la guerre de la justice, pas la guerre de la liberté. Les Etats qui, pour les besoins de l'heure et pour ceux de l'histoire, prétendent se servir de ces notions comme de pièces d'identité, ont acquis leur richesse et consolidé leur pouvoir par des méthodes de tyrannie, d'arbitraire et de sang... Nous déclarons que la seule question intéressant l'avenir social de l'homme, bien faite pour mobiliser sa lucidité et son énergie créatrice, est celle de la liquidation d'un régime capitaliste qui n'arrive à se survivre, à surmonter ses propres paradoxes et ses propres faillites que grâce aux scandaleuses complicités de la IIe et IIIe Internationales. ” (Ni de votre guerre ni de votre paix !)

“ C'est à la paix qu'aspirent les masses, non pas à la paix sous l'égide de la bannière étoilée ou de l'étendard moscovite, mais à la paix qui leur permettra de rechercher la solution de leurs propres problèmes. Les “ partisans de la paix ” ne sont que la cinquième colonne russe en France, et c'est la paix russe qu'ils veulent imposer. Contre eux aussi bien que contre les partisans de la paix atomique il faut dresser les travailleurs et en général tous les hommes qui refusent de choisir. Le refus de la guerre pour Staline ou Truman, c'est le commencement de la paix. ”

Benjamin Péret, Les trafiquants de la vérité et les faussaires de la paix, 1951.

Révolte-révolution

En 1925, les Surréalistes déclarent : “ Prêtres, médecins, professeurs, littérateurs, poètes, philosophes, journalistes, juges, avocats, policiers, académiciens, de toutes sortes, vous tous, signataires de ce papier imbécile : “ Les intellectuels aux côtés de la Patrie ”, nous vous dénoncerons et vous confondrons en toute occasion... Nous sommes la révolte de l'esprit ; nous considérons la Révolution sanglante comme la vengeance inéluctable de l'esprit humilié par vos oeuvres. Nous ne sommes pas des utopistes : cette Révolution nous ne la concevons que sous sa forme sociale. ” (La révolution d'abord et toujours !)

“ Le poète n'a pas à entretenir chez autrui une illusoire espérance humaine ou céleste, ni à désarmer les esprits en leur insufflant une confiance sans limite en un père ou un chef contre qui toute critique devient sacrilège. Tout au contraire, c'est à lui de prononcer les paroles toujours sacrilèges et les blasphèmes permanents. ”

Benjamin Péret, Le déshonneur des poètes, 1945.

“ Du sein de l'effroyable misère physique et morale de ce temps, on attend sans en désespérer encore que des énergies rebelles à toute domestication reprennent à pied d'oeuvre la tâche de l'émancipation humaine. ”

André Breton, La lampe dans l'horloge, 1948.

“ L'idée chrétienne de la vanité absolue des efforts de l'homme... n'a pas d'ennemi plus irréductible que la poésie, qui est message d'espoir et de révolte. Même désespérée, cette poésie n'accepte pas, en effet, le désespoir ; elle dépasse la souffrance en la transformant en source de révolte. Elle proclame par là même sa confiance dans le vrai pouvoir de l'homme. ”

Jean-Louis Bédouin, Notes sur André Breton, 1950.

En 1951, les Surréalistes déclarent : “ Nous soutenons plus que jamais que les différentes manifestations de la révolte ne doivent pas être isolées les unes des autres ni soumises à une arbitraire hiérarchie, mais qu'elles constituent les facettes d'un seul et même prisme. Parce qu'il permet aujourd'hui à ces feux diversement colorés mais également intenses de reconnaître en lui un foyer commun, le Surréalisme, à meilleur escient encore que par le passé, se voue à la résolution des principaux conflits qui séparent l'homme de la liberté, c'est-à-dire du développement harmonieux de l'humanité dans son ensemble et ses innombrables manifestations, - de l'humanité enfin parvenue à un sens moins précaire de sa destinée, guérie de toute idée de transcendance, libérée de toute exploitation. ” (Haute fréquence.)

[Le Libertaire, 16 novembre 1951.]