MÉLUSINE

Tracts surréalistes, Tome II, 1946-1950


1946-1950

LA RÉVOLUTION LA NUIT

Dieu est un porc.
André Breton.

“Transformer le monde” a dit Marx ; “ changer la vie ” a dit Rimbaud : Ces deux mots d'ordre pour nous n'en font qu'un.
André Breton.

N'en déplaise du reste à quelques impatients fossoyeurs, je prétends en savoir plus long qu'eux sur ce qui pourrait signifier au surréalisme son heure dernière : ce serait la naissance d'un mouvement plus émancipateur.
André Breton.

Le groupe d'action surréaliste LA RÉVOLUTION LA NUIT convie tous ceux pour qui les mots de poésie et de liberté ont encore un sens à participer à ses travaux.

Contre tous les mysticismes, toutes les Églises, tous les négriers.
Contre la crapuleuse morale chrétienne.
Contre la réaction à visage de Sartre et d'Eluard.
Contre toute falsification, aussi bien que contre toute imitation stérile des témoignages surréalistes du passé.
Pour une pensée vraiment dialectique.
Pour une poésie UTILE.
Pour un Surréalisme en mouvement.

REJOIGNEZ LES RANGS DE L'IMAGE MILITANTE

Ce n'est pas seulement dans la chronique, c'est aussi dans une logique déchirée, dans une physique agressive de l'irrationnel, dans un nouvel état de l'esprit que s'inscriront les cris de l'époque.

[1946.]


[LE SURRÉALISME EN 1946]

N'en déplaise à MM. les profiteurs de guerre, qui sont nombreux, et de toutes sortes, il faut se rendre à l'évidence : nous sommes en 1946 devant la même faillite des valeurs intellectuelles et morales qu'en 1919. Devant la même tragique banqueroute d'un monde pourri. Entre 1919 et maintenant, il n'y a qu'une différence : on ne saurait aujourd'hui oublier que vingt ans de Surréalisme n'ont tendu à rien qu'à ruiner les fondements de cette société pétrie de morts et d'artifices, que ce n'est pas sur, mais contre le Surréalisme que le monde a subi son deuxième effondrement, et que ni le fascisme allemand, ni l'impérialisme français ne se réclamaient de Breton ou de Péret.

Les valeurs surréalistes, les contradictions surréalistes (nous disons bien : les contradictions, entendez-vous, M. Benda ?) sont notre seul espoir. Ce n'est pas notre confiance dans le marxisme qui nous cachera que la révolution n'a pas fait un pas depuis 1919, et que sous ses apparences se masquent souvent les pires conformismes où risquent de s'engluer les meilleures volontés révolutionnaires. Et hors du mouvement révolutionnaire, il serait vain de chercher autre chose que le néant, la mystique, l'art, M. Sartre, la pourriture et le désespoir grégaire. La seule attitude valable à l'heure présente est brutalement, impitoyablement critique.

Aussi ne pouvons-nous que marquer l'écart qui nous sépare de tous ceux qui, se réclamant du Surréalisme, ne tendraient qu'à ramener leur révolte à la seule exploitation d'expériences que l'on s'accorde à placer sur le plan littéraire ou artistique. Nous ne pouvons concevoir l'exercice de cette critique isolé de notre solidarité totale avec les partis de la Révolution ; nous savons qu'il n'est pas d'homme libre dans une société où des hommes sont asservis et que c'est dans la vie quotidienne en proie au déterminisme économique que la liberté a ses racines. Et nous pensons que l'aide la plus efficace que le Surréalisme peut apporter à la cause de la Révolution est de reprendre en 1946 le procès des valeurs fondamentales de notre société, dont notre seul regret est de voir les militants révolutionnaires insuffisamment dégagés.

Yves Bonnefoy, Eliane Catoni, Iaroslav Serpan, Claude Tarnaud.

[La Révolution la Nuit, n° 1, 1946.]


HOMMAGE À ANTONIN ARTAUD

Mesdames,
Messieurs,

Me rendre à l'appel des organisateurs de la séance de ce soir ne va pas de ma part sans résistance. N'était l'impérieuse obligation morale d'être parmi eux pour célébrer un être des plus rares et fêter le retour d'un ami particulièrement cher à des conditions de vie moins abominables, j'eusse aimé qu'on me tînt quitte de ce préambule. Je suis en effet depuis trop peu de jours à Paris et j'ai contre moi une trop longue absence pour pouvoir m'assurer que je me suis déjà remis au diapason de cette ville, que je ne reste en rien étranger aux courants sensibles qui la parcourent, que d'emblée je vais savoir placer ma voix. Mais surtout je ne cache pas que j'envisage avec inquiétude la disposition toute nouvelle que je rencontre à traquer - ou à laisser volontiers traquer - d'un projecteur de foire certaines démarches de l'esprit que mes amis et moi pensions ne s'accommoder que du demi-jour. Sous peine d'y voir se dissoudre notre propre substance - je veux dire de retomber dans la norme plus inacceptable, plus révoltante aujourd'hui que jamais -, sous peine de permettre qu'une suite de défections individuelles en impose pour un échec spirituel collectif qui, survenant après tant d'autres, rendra plus arrogant encore ce que nous aurons méprisé et haï, j'estime que nous devons réagir d'une manière implacable. Le lieu de résolution de ce qui s'est cherché et, j'espère, se cherche encore authentiquement sous le nom de Surréalisme, ne nous y trompons pas, ne saurait être en 1946 la place publique. Les conditions de pensée et d'activité sont à ce point maléficiées à l'échelle universelle, une telle menace d'anéantissement pèse sur le monde qu'on ne peut que prendre en pitié ceux qui persistent à quémander les suffrages à titre personnel ou à se prévaloir de prétendus titres de gloire rétrospectifs. En fonction même des événements de ces dernières années, j'ajoute que me paraît frappée de dérision toute forme d'“ engagement ” qui se tient en deçà de cet objectif triple et indivisible : transformer le monde, changer la vie, refaire de toutes pièces l'entendement humain.

Antonin Artaud est, de nos jours, celui qui s'est porté — seul — le plus témérairement loin dans cette voie et, pourtant, les considérations précédentes m'interdisent de commenter à ciel ouvert son message dramatique entre tous, aussi bien que de relater son expérience sociale, exceptionnellement douloureuse. Il me semble que par là je trahirais la cause même qui nous est commune à lui et à moi, que j'exposerais à tout venant un enjeu sacré. A plus de vingt ans derrière nous j'entends sourdre l'espoir irrépressible qui, à quelques-uns, nous a conditionnés et soulevés au-dessus de nous-mêmes. Je pense à tout ce qui nous a possédés alors, à ce torrent qui nous précipitait en avant de nous, emportant dans un rire de cascade tout ce qu'on nous opposait. Pour chaque nouvelle génération, c'est le secret d'une telle énergie qui est à retrouver. Chaque fois qu'il m'arrive d'évoquer - avec nostalgie - ce qu'a été la revendication surréaliste s'exprimant dans sa pureté et dans son intransigeance originelles, c'est la personnalité d'Antonin Artaud, magnifique et noir, qui s'impose à moi, c'est une certaine intonation de sa voix qui met les paillettes d'or dans le murmure. Et c'est Le Pèse-Nerfs, et c'est L'Ombilic des Limbes, et c'est ce numéro 3 de La Révolution surréaliste, composé tout à son gré par Artaud, qui, dans la collection de cette revue, atteint au plus haut point de phosphorescence, me restitue le frisson de la vraie vie en me montrant l'homme tentant l'assaut des cimes envers et contre la foudre même. Antonin Artaud : je n'ai pas de compte à rendre pour lui de ce qu'il a vécu, ni de ce qu'il a souffert. Surtout qu'on n'attende de moi aucune mise en cause particulière : les procédés cliniques dont notre ami peut avoir à se plaindre, je n'aurai garde de les imputer à un homme connu de certains d'entre nous - que tout nous porte à croire compréhensif et des mieux disposés à son égard - mais bien à une institution dont nous ne cesserons de dénoncer le caractère anachronique et barbare et dont l'existence même - avec tout ce qu'elle couvre de camps de concentration et de chambres de torture - porte à elle seule, contre la prétendue “ civilisation ” d'aujourd'hui, une accusation décisive.

Ne perdons pas de vue que sous d'autres ciels que le ciel vide d'Europe la parole sans cesse inspirée d'Antonin Artaud eût été reçue avec une extrême déférence, qu'elle eût été de nature à engager très loin la collectivité (j'ai en vue, particulièrement, l'accueil et le sort privilégiés qu'ont réservés à des témoins extraordinaires de sa trempe les populations indiennes). Je suis trop peu devenu l'adepte du vieux rationalisme que nous avons honni de concert dans notre jeunesse pour révoquer le témoignage extraordinaire sous prétexte qu'il a contre lui le sens commun. C'est l'apaisement que je voudrais donner à Antonin Artaud lui-même quand je le vois s'affecter de ce que mes souvenirs, pour la décade plus ou moins atroce que nous venons de vivre, ne corroborent pas exactement les siens (1). Je sais qu'Antonin Artaud a vu, au sens où Rimbaud et avant lui Novalis et Arnim avaient parlé de voir ; il importe assez peu, depuis la publication d'Aurélia, que ce qui a été ainsi vu ne s'accorde pas avec ce qui est l'objectivement visible. Le drame est que la société à laquelle nous nous honorons de moins en moins d'appartenir persiste à faire à l'homme un crime inexpiable d'être passé de l'autre côté du miroir. Au nom de tout ce qui me tient plus que jamais à coeur, j'acclame le retour à la liberté d'Antonin Artaud dans un monde où la liberté même est à refaire ; par-delà toutes les dénégations prosaïques, je donne toute ma foi à Antonin Artaud, homme de prodiges ; je salue en Antonin Artaud la négation éperdue, héroïque, de tout ce que nous mourons de vivre.

André Breton.

[Théâtre Sarah-Bernhardt, 7 juin 1946.]

  1. A sa sortie de l'hôpital de Rodez, Artaud continuait à se représenter d'une manière très exaltée les événements qui, selon lui, s'étaient déroulés au Havre en octobre 1937 et avaient préludé à son internement. Il était persuadé que j'avais alors perdu la vie en voulant me porter à son secours (le fait qu'il me demandait par lettre de lui donner rendez-vous n'y changeait rien). Ne m'ayant pas revu depuis cette époque, il m'écrivait le 31 mai 1946 : “ C'est tout de même bien vous qui êtes venu vous faire tuer (je dis tuer) au Havre en octobre 1937 sous les balles des mitrailleuses de la police, devant l'Hôpital général du Havre où j'étais tenu en camisole de force et les pieds attachés au lit. Vous y avez laissé plus que votre conscience, et vous y avez gardé votre corps, mais c'est tout juste, car après la mort on revient mal. ” Comme, attablé le lendemain avec moi à une terrasse de café, il me sommait presque d'en témoigner publiquement pour couper court aux protestations et objections que rencontrait ce récit invraisemblable, force me fut - avec tous les ménagements possibles - de l'infirmer à mon tour. Je ne l'eus pas plus tôt fait que ses yeux s'emplirent de larmes. Tant que nous restâmes ensemble ce jour-là, il ne démordit pas de l'opinion que je lui célais la vérité, soit que j'y eusse le même intérêt que les autres, ce qu'il ne pouvait sans déchirement se résigner à admettre, soit que bien plus probablement on m'eût, par je ne sais quelles manoeuvres, dépouillé de mes vrais souvenirs pour en mettre de faux à la place. Toutefois, dans une lettre datée du 3 mai (*), il abandonnera, au moins partiellement, sa position : “ Je crois, puisque vous me l'avez dit, qu'en effet en octobre 1937 vous n'étiez pas au Havre mais à la galerie Gradiva à Paris. J'affirme que je n'ai jamais déliré, jamais perdu le sens du réel et que mes souvenirs pour ce qui m'en reste après cinquante comas sont réels. J'ai entendu pendant trois jours au Havre les mitrailleuses de la police devant l'Hôpital général du Havre, j'ai entendu aussi le tocsin sonner à toutes les églises pendant une matinée. Je n'ai plus rien entendu de semblable depuis. On peut discuter longtemps en effet sur l'interprétation de ces faits. On m'avait dit de divers côtés qu'André Breton voulait me délivrer par la force. Vous me dites que vous ne l'avez pas fait : je vous crois. ” (Note de l'auteur, mars 1952.) [La Clé des Champs, Le Sagittaire, Paris, 1953]

(*) Du 3 juin, selon toute vraisemblance. (N.D.E.)


LES BRÛLOTS DE LA PEUR

L'enquête d'Action sur la littérature dite “ noire ” (Faut-il brûler Kafka ?) a mis en effervescence tous les intellectuels, “ ces esprits avertis que la fermeté de leur vocation met à l'abri de toute faiblesse ” (Caillois, sic). On ne les savait quand même pas si dociles à l'aiguillon, si pressés de répondre présent à la Bêtise. Il est vrai qu'il ne s'agissait pas seulement ici de bêtise. La question était en quelque sorte soufflée à qui la posait par la confusion même de l'époque. C'est ce qui justifie cette protestation.

Certains esprits honnêtes ont cru bon d'intervenir récemment au nom de la liberté de l'écrivain. La liberté de l'écrivain n'a rien à voir avec le fait qu'on brûle ou ne brûle pas une oeuvre écrite. C'est là une mesure tactique, politique, policière, étrangère à tous les débats de l'esprit et même à leurs hautes manifestations journalistiques. Le : “ Faut-il brûler ? ” fait alors place à la consigne : “ J'anéantis le témoin. ”

Si naïve et si oiseuse qu'elle soit, la question ainsi posée révèle un état d'esprit d'autant plus alarmant qu'elle n'affecte pas seulement un clan ou un parti, mais la conscience ou l'inconscience de tous. En un point précis : la peur, se retrouvent tous ceux qui ne peuvent plus marcher qu'en troupeau. De toutes les données de l'esprit auxquelles l'homme a pu croire, de tous les faits auxquels il ne comprend rien, il ne reste que la peur : la peur de l'informe, la peur de ce qui n'a pas de langage et invente son langage, la peur de la défensive comme de l'offensive spirituelle. A l'homme menacé dans son être par une interrogation sans mesure, et de ce fait salué malade et relégué comme tel, s'oppose, non pas l'homme sain, mais le malade avili par la peur qui lui fait voir une illusion de norme, alors que toute norme depuis longtemps est soustraite de la vie. Reconnaître la maladie - au sens où l'on reconnaît un état - c'est accomplir une révolution sans laquelle toute révolution de conscience sociale n'est qu'un leurre. Il est certes infiniment plus facile d'isoler les rares, très rares hommes qui ont fait cette révolution en eux, et de les présenter comme des cas particuliers dont, par bonheur, l'isolement réduit la nocivité. A cet égard, l'étiquette de “ littérature noire ”, si commode pour recouvrir dans la confusion des éléments totalement disparates, constitue une invention aussi sommaire que malhonnête. Il faut être atteint de cécité et d'imbécillité pour confondre la noirceur d'une certaine littérature plus ou moins existentielle et la nuit éblouissante de Kafka. Les tendances qui constituent actuellement la littérature dite “ pessimiste ”, sont, sans nulle invention, l'affligeante survie d'un naturalisme du découragement. Cette atmosphère grise - non pas noire - de déception sûrie, que le public se félicite toujours de reconnaître avec facilité, n'a rien de commun avec l'impitoyable effort de ceux qui font croûler nos murs sur la vraie nuit. Il est pour le moins abusif de demander aux hommes que les décombres écrasent des assurances contre les dégâts.

S'il faut déplorer quelque chose, c'est que la grande tentative poursuivie à travers Kleist, Lautréamont, Dostoïewsky, Nietzsche, Rimbaud, Kafka, pour ne citer que quelques noms, n'ait pas abouti au furieux et total nettoyage d'un monde reconnu par eux comme infectieux parce que larvaire au milieu d'une conscience indéfiniment ridiculisée.

Arthur Adamov, René Alleau, Antonin Artaud, André Breton, Michel Fardoulis-Lagrange, Georges Lambrichs, Edouard Loeb, Jean Maquet, Georges Ribemont-Dessaignes, Marthe Robert, Henri Thomas.

[1946.]


LIBERTE EST UN MOT VIETNAMIEN

Y a-t-il une guerre en Indochine ? On s'en douterait à peine ; les journaux de la France “ libre ”, soumis plus que jamais à la consigne, font le silence. Ils publient timidement des résumés militaires victorieux mais embarrassés. Pour réconforter les familles, on assure que les soldats sont “ économisés ” (les banquiers se trahissent par le style des communiqués). Pas un mot de la féroce répression exercée là-bas au nom de la Démocratie. Tout est fait pour cacher aux Français un scandale dont le monde entier s'émeut.

Car il y a la guerre en Indochine, une guerre impérialiste entreprise, au nom d'un peuple qui lui-même vient d'être libéré de cinq ans d'oppression, contre un autre peuple unanime à vouloir sa liberté.

Cette agression revêt une signification grave :

d'une part, elle prouve que rien n'est changé : comme en 1919 le capitalisme, après avoir exploité tant le patriotisme que les plus nobles mots d'ordre de liberté, entend reprendre un pouvoir entier, réinstaller la puissance de sa bourgeoisie financière, de son armée et de son clergé, il continue sa politique impérialiste traditionnelle ;

d'autre part, elle prouve que les élus de la classe ouvrière, au mépris de la tradition anticolonialiste qui fut un des plus fermes vecteurs du mouvement ouvrier, en flagrante violation du droit mainte fois proclamé des peuples à disposer d'eux-mêmes, acceptent - les uns par corruption, les autres par soumission aveugle à une stratégie imposée de haut et dont les exigences, dès maintenant illimitées, tendent à dérober ou à invertir les véritables mobiles de lutte - d'assumer la responsabilité de l'oppression ou de s'en faire, en dépit d'une certaine ambivalence de comportement, les complices.

Aux hommes qui gardent quelque lucidité et quelque sens de l'honnêteté nous disons : il est faux que l'on puisse défendre la liberté ici en imposant la servitude ailleurs.

Il est faux que l'on puisse mener au nom du peuple français un combat si odieux sans que des conséquences dramatiques en découlent rapidement.

La tuerie agencée adroitement par un moine amiral ne tend qu'à défendre l'oppression féroce des capitalistes, des bureaucrates et des prêtres. Et ici, n'est-ce pas, trêve de plaisanterie : il ne saurait être question d'empêcher le Vietnam de tomber entre les mains d'un impérialisme concurrent car où voit-on que l'impérialisme français ait conservé quelque indépendance ; où voit-on qu'il ait fait autre chose depuis un quart de siècle que céder et se vendre ? Quelle protection se flatte-t-il d'assurer à tels ou tels de ses esclaves ?

Les Surréalistes, pour qui la revendication principale a été et demeure la libération de l'homme, ne peuvent garder le silence devant un crime aussi stupide que révoltant. Le Surréalisme n'a de sens que contre un régime dont tous les membres solidaires n'ont trouvé comme don de joyeux avènement que cette ignominie sanglante, régime qui, à peine né, s'écroule dans la boue des compromissions, des concussions et qui n'est qu'un prélude calculé pour l'édification d'un prochain totalitarisme.

Le Surréalisme déclare, à l'occasion de ce nouveau forfait, qu'il n'a renoncé à aucune de ses revendications et, moins qu'à toute autre, à la volonté d'une transformation radicale de la société. Mais il sait combien sont illusoires les appels à la conscience, à l'intelligence et même aux intérêts des hommes, combien sur ces plans le mensonge et l'erreur sont faciles, les divisions inévitables : c'est pourquoi le domaine qu'il s'est choisi est à la fois plus large et plus profond, à la mesure d'une véritable fraternité humaine.

Il est donc désigné pour élever sa protestation véhémente contre l'agression impérialiste et adresser son salut fraternel à ceux qui incarnent, en ce moment même, le devenir de la liberté.

Adolphe Acker, Yves Bonnefoy, Joë Bousquet, Francis Bouvet, André Breton, Jean Brun, J.-B. Brunius, Eliane Catoni, Jean Ferry, Guy Gillequin, Jacques Halpern , Arthur Harfaux, Maurice Henry, Marcel Jean, Pierre Mabille, Jehan Mayoux, Francis Meunier, Maurice Nadeau, Henri Parisot, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, N. et H. Seigle, Iaroslav Serpan, Yves Tanguy.

[Avril 1947.]


RUPTURE INAUGURALE

DÉCLARATION ADOPTÉE LE 21 JUIN 1947 PAR LE GROUPE EN FRANCE POUR DEFINIR SON ATTITUDE PREJUDICIELLE A L'ÉGARD DE TOUTE POLITIQUE PARTISANE

Le Surréalisme a généralement défini sa position politique par rapport à celle du Parti Communiste. Celui-ci n'a cessé de réserver ses injures les plus venimeuses à ceux qui, se définissant par rapport à lui plutôt que par rapport à aucune formation de la bourgeoisie, n'ont pas craint de passer pour téméraires en reconnaissant, affirmant et soulignant du même coup son importance historique. C'est le sort commun et constant des divers éléments révolutionnaires d'opposition au Parti Communiste que d'être rejetés par celui-ci dans la catégorie la plus vilipendée des malfaiteurs publics. Nous nous y résignerions volontiers s'il ne nous importait de n'être pas classés par des esprits honnêtes mais non avertis, sans plus ample examen de toutes sortes de calomnies, dans les rangs de la contre-révolution. Aussi bien, lorsque la question nous est posée par des ressortissants staliniens de la compatibilité de leur dépendance politique et d'une activité surréaliste, ne pouvons-nous mieux faire que de motiver notre réponse résolument négative en rappelant à ces personnages à la courte mémoire que nous n'avons jamais cessé, quant à nous, de protester de notre attachement indéfectible à la tradition révolutionnaire du mouvement ouvrier, tradition dont le Parti Communiste s'écarte chaque jour davantage. Nous ne nous faisons pas d'illusions sur l'accueil qui peut être réservé par des bureaucrates appointés à pareille protestation aujourd'hui réaffirmée. Nous la renouvelons néanmoins avec vigueur en signifiant aux politiciens de profession, auxquels elle ne saurait s'adresser, que nous la tenons pour définitivement irréductible aux exigences de la tactique, ce qui, nous l'espérons, finira de nous déconsidérer aux yeux de ces épigones. Si nous nous réclamons en effet d'une tradition, ce n'est pas de celle qui tergiverse avec le devenir humain et prétend ruser avec l'ennemi - lui dérober ses propres armes, n'est-ce pas en devenir dialectiquement tributaire ? - de celle qui marchande à l'homme le juste usage de cette colère au fond de laquelle nous n'hésitons pas à puiser les valeurs à la fois morales et d'action les plus nécessaires à notre délivrance. Nous répétons ici que le Parti Communiste, en adoptant - pour les besoins mal conçus d'une lutte qu'il n'est plus désormais qualifié pour mener à bon terme - les méthodes et les armes de la bourgeoisie, commet une erreur fatale et non rachetable, erreur qui non seulement compromet chaque jour davantage les conquêtes partielles de la classe ouvrière et diffère indéfiniment l'heure de sa victoire décisive, mais fait éclater encore la complicité flagrante de ce Parti Communiste avec ceux qu'il appelait, hier, ses ennemis de classe. Des procès de Moscou jusqu'au sabotage, en Espagne, de la guerre civile au profit de la bourgeoisie d'abord, du fascisme ensuite, la filiation est logique que prolongent les développements plus récents de la politique communiste. Cette politique est tout particulièrement inacceptable et odieuse en ce qui touche le sort de l'Allemagne, objet de l'acharnement fanatique et borné non seulement de la diplomatie française mais, au même titre, du Parti Communiste Français. Il est évident que le maintien de la condition faite actuellement au peuple allemand ne peut aboutir qu'à la croissance au coeur de l'Europe d'un véritable cancer où les entreprises les plus sinistres pourront, à leur aise, puiser des forces morbides. Le peuple allemand n'a pas produit Hitler, car aucun peuple ne se donne un tyran lui-même. Nous entendons, à cette place, rendre au peuple allemand, celui de Hegel, de Marx et de Stirner, d'Arnim et de Novalis, de Nietzsche et de Freud, celui de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg, le plus solennel hommage. Il est inconcevable que l'on puisse, sans danger pour tous les autres peuples et sans honte pour eux, tenir en quarantaine ce peuple allemand et le retrancher de la communauté mondiale. A l'heure où, d'accord avec le ministre des Affaires étrangères de l'U.R.S.S., le Parti Communiste Français adopte, sur la question allemande, une position différente de celle de l'Etat soviétique, à l'heure où l'absence d'une puissante Internationale ouvrière se fait le plus cruellement sentir, à l'heure où la morale et l'action sont, dans les entreprises nationalistes du Parti Communiste Français dissociées à la mesure des actions ouvrières des différents pays, il nous paraît bon de rappeler qu'en 1864 le Comité Provisoire pour l'Association Internationale des Travailleurs exigeait de Marx qu'il consacrât un paragraphe du Préambule aux Statuts de cette Association pour déclarer “ que toutes les sociétés et tous les individus y adhérant reconnaîtront comme devant être la base de leur conduite envers tous les hommes... la Vérité, la Justice et la Morale. ” Avant d'en finir avec ce recours à la tradition, nous proclamerons donc que nous sommes séparés du Parti Communiste par toute la distance qui sépare la morale à l'édification de laquelle nous oeuvrons révolutionnairement d'un art politique réactionnaire et périmé.

L'expérience politique du Surréalisme qui le fit évoluer autour du Parti Communiste pendant quelques dix ans est très nettement concluante. Il apparaît aujourd'hui contradictoire aux mobiles qui ont autrefois poussé le Surréalisme à entreprendre une action politique - et qui sont autant des revendications immédiates dans l'ordre de l'Esprit et plus spécialement dans le domaine éthique que la poursuite de cette fin lointaine qu'est la libération totale de l'homme - de suivre le Parti Communiste dans la voie de collaboration de classes où il s'est engagé. Que ce Parti laisse entendre, à qui veut l'écouter, que sa participation à la conduite de l'Etat bourgeois n'est que la conséquence ultime d'une politique de ruse et de stratagème ne peut qu'aggraver la malice de sa trahison. Il ne saurait être pour nous question, il ne saurait être question pour aucun révolutionnaire, d'envisager un seul instant l'efficacité d'une politique fondée sur les abus les plus criants des moeurs bourgeoises, d'une politique qui fait bon marché des réformes éthiques les plus urgentes et perd de vue, pour ne plus considérer qu'une fin provisoire qui devient du même coup suspecte, la libération finale de l'homme. Nous entendons bien les sarcasmes de ceux qui, parce que nous nous indignons de ce que soient promus au rang d'impératifs catégoriques des préceptes tactiques, nous accusent de tenter de rétablir la solidité compromise de la morale traditionnellement présentée sous un jour éternel pour la rendre moins discutable. A ceux-là, nous répondrons que la fin qu'ils poursuivent, la libération économique des travailleurs, ne saurait être la fin ultime à laquelle nous aspirons. Nous n'hésitons pas à proclamer à nouveau, ce que nous avons fait maintes fois, que cette libération par la Révolution Prolétarienne est souhaitable en tout état de cause - toutes réserves étant faites cependant sur la dégénérescence de la Dictature du Prolétariat en dictature d'un parti. Nous dénonçons comme criminels ceux qui tentent de s'insurger contre les inéluctables châtiments de cette révolution. Mais la Révolution Prolétarienne n'est, à nos yeux, qu'un moyen, c'est-à-dire une fin prochaine organiquement déterminée par une fin ultérieure. Si toutes sortes de moyens plus prochains encore semblent pouvoir favoriser son avènement, nous ne les estimons pas tous justifiés pour autant. Le terme final de l'évolution historique, celui qui marquera la fin des malheurs de l'Esprit enfin victorieux de son passé, justifie, seul, les actes des hommes. Il ne saurait justifier que des moyens qui ne compromettent pas l'évolution de la loi morale et c'est précisément parce que nous ne croyons pas à la fixité de celle-ci - aussi absurde que la fixité de l'Histoire - que nous n'acceptons pas de nous laisser contraindre, sous prétexte de préparer la Révolution Prolétarienne, à des pratiques régressives dont la collaboration politique avec l'ennemi de classe n'est que l'aspect général. Autrement dit, nous accepterons toujours de transgresser la loi morale actuelle, mais seulement dans le sens du progrès.

La Révolution Prolétarienne sonnera le glas du Capitalisme, régime d'exploitation économique de l'homme par l'homme qui correspond à l'oppression politique de la bourgeoisie. C'est tout ce qu'on peut dire de cette révolution et c'est fort peu. L'état actuel de la science du développement historique ne permet pas de prévoir encore quand et au profit de quelle nouvelle doctrine le Christianisme cédera la place. Le Marxisme, en tant que méthode de l'intelligence de ce développement, semble vouloir assurer le renouvellement perpétuel de la connaissance par l'action et de l'action par la connaissance, c'est-à-dire écarter la formation de toute nouvelle doctrine mythique. La question se pose de savoir dans quelle mesure il tiendra lieu d'une telle doctrine. Il est, à notre sens, à craindre que si la succession du Christianisme n'est pas assumée quand il disparaîtra comme religion, la révolution économico-politique du prolétariat ne puisse pas entraîner ipso facto l'écroulement de la civilisation chrétienne, laquelle a précédé le Capitalisme et ne demande qu'à lui survivre. L'histoire des institutions et surtout celle des moeurs montrent assez quelle résistance énorme le Christianisme, armature et tuf de la civilisation occidentale - qui s'étend aujourd'hui sur la presque totalité du globe - peut opposer aux sollicitations de l'économie. Le Capitalisme a dû s'installer dans cette civilisation en adaptant ses propres lois aux conditions qu'elle lui imposait. Toutes les tentatives capitalistes et notamment la dernière en date, l'expérience fasciste, ont échoué, qui voulaient rompre par la violence le contrat tacite en vertu duquel la bourgeoisie se trouve enfermée dans un cadre idéologique plus ancien qu'elle. Ce vieux cadre chrétien a su se déformer maintes fois au cours de l'histoire pour survivre à la disparition successive de différentes classes oppresseuses d'hommes. Il ne s'est encore jamais rompu. Aussi bien, la vitalité prodigieuse de cette civilisation, dont les lois les plus anciennes, les plus importantes et les plus vigoureuses ont l'âge d'Aristote ou de Moïse, ne peut, en tous cas, que nous inciter à ne pas nous reposer pour en attendre la réduction uniquement sur la Révolution Prolétarienne. En dépassant l'étape de cette Révolution, nous n'aurons pas fait un pas sur le chemin éthique et, pour parler plus généralement, nous n'aurons pas tenté les aventures exaltantes de la connaissance, de la transformation du monde et du changement de la vie, si nous n'avons pas réduit les survivances issues du fond des âges. La réduction de l'ordre thomiste ne sera pas, quoi qu'en pensent les marxistes, automatique. L'histoire montre encore que, si la transformation des institutions politiques suit avec un retard appréciable les changements qui surviennent dans le domaine économique, les moeurs, par exemple, résistent, quant à elles, aux influences sous-jacentes et ne se transforment qu'avec une lenteur extrême et selon un processus dont la formule de développement ne comporte pas que des termes économiques ni, peut-être même, surtout des termes économiques. La doctrine morale du Christianisme, sanctionnée dans tous les pays civilisés par un commun et constant droit profane, s'exprime dans le Décalogue qui demeure l'essentiel de la révélation mosaïque. Les marxistes devraient en déduire qu'il ne s'est produit aucun changement important dans le domaine de l'économie depuis que Moïse fut appelé au sommet du Sinaï. La logique d'Aristote - pour quitter le terrain des moeurs - n'est plus celle d'Héraclite, mais elle est encore celle de Kant. Les marxistes en déduiront-ils qu'entre Héraclite et Aristote il y eut des modifications de l'économie plus importantes qu'entre Aristote et Kant ? Revenons aux moeurs, objet de nos préoccupations le plus constant : il serait absurde de compter sur la révolution politique seule pour les changer. Nous y comptons d'autant moins pour notre part que nous tenons davantage les successeurs de Marx pour directement responsables des moeurs périmées de notre époque et de l'empire persistant de la doctrine chrétienne sur la moralité. Ces théoriciens n'ont jamais dénoncé la morale actuelle que lorsqu'ils voyaient à le faire un avantage politique immédiat. Sade et Freud, par contre, ont ouvert la brèche. Quelle que soit la doctrine qui doive succéder au Christianisme, nous voyons en Sade et en Freud les précurseurs assignés de son éthique.

Le sens moral est sans conteste la réalité humaine que le Parti Communiste foule aux pieds le plus journellement. Nous avons pu croire pendant quelques années que ce piétinement, qui, dans certaines circonstances, lors des procès de Moscou, par exemple, prit l'allure d'un trépignement lubrique, était le fait spécifique du comportement stalinien. La confiance que nous avons faite pendant ce temps à la politique trotskyste s'explique surtout par cette considération. Nous continuons à porter à cette politique un intérêt particulier. Définitivement convaincus de ce que la révolution intérieure ne signifie pas davantage pour les individus que ne signifie pour les peuples la libération nationale - cette libération nationale que nous nous obstinons à réclamer pour les peuples coloniaux, mais que nous n'hésitons pas à dénoncer comme ayant favorisé les pires équivoques quand il s'agit du passé récent de la France, - convaincus, disons-nous en 1947, de ce que l'action internationale d'un parti résolument internationaliste est l'exigence la plus impérieuse de l'histoire contemporaine, nous n'avons pas, sur le plan politique, d'autre ambition que celle de faire confiance à un tel parti, à une telle Internationale. Mais les exigences morales qui sont les nôtres, pour relativement respectées qu'elles soient jusqu'ici par les mouvements prolétariens d'opposition au stalinisme, ne sont pas, de ce côté-là non plus, à l'abri de tout mécompte. Le Surréalisme et ces différents mouvements, qui s'étendent jusqu'à l'anarchie incluse - il est probable que du côté de l'anarchie les scrupules moraux du Surréalisme trouveraient plus d'apaisement qu'ailleurs, - se rencontrent encore sur un plan à la fois de protestation quant au présent et de revendication intransigeante et lucide quant à l'avenir. Mais de la part que le trotskysme et l'anarchie prendront dans les événements de demain - de la façon dont cette part sera prise - dépend, au premier chef, la solidité de notre alliance avec eux. L'attitude personnelle de Léon Trotsky - étonnamment inspirée et le plus souvent irréductible à ses propres vues sur le problème moral - son apport prodigieux à l'incessante sédition humaine ont beaucoup fait pour diminuer les distances, pour renforcer le pacte. Il serait néanmoins aventureux pour le Surréalisme d'adopter à l'égard de ces mouvements une autre position que celle d'un sursis de décision. Ce sursis s'étend à la règle même de l'action politique encadrée par les partis. Qu'il soit bien entendu que nous ne nous lierons jamais d'union durable à l'action politique d'un parti que dans la mesure où cette action ne se laissera pas enfermer dans le dilemme que l'on retrouve à trop de coins de rues de notre temps, celui de l'inefficacité ou de la compromission. Le Surréalisme dont c'est le destin spécifique d'avoir à revendiquer d'innombrables réformes dans le domaine de l'esprit et en particulier des réformes éthiques refusera sa participation à toute action politique qui devrait être immorale pour avoir l'air d'être efficace. Il la refusera de même - pour ne pas avoir à renoncer à la libération de l'homme comme fin dernière - à l'action politique qui se tolérerait inefficace pour ne pas avoir à transgresser des principes surannés.

Après vingt-cinq années d'irradiation ininterrompue, le Surréalisme ne se flatte pas d'avoir franchi plus qu'une étape liminaire, apporté davantage que le besoin d'une nouvelle sensibilité collective. Sa confiance en la perfectibilité du sort de l'homme est, aujourd'hui comme hier, le correctif dont il adoucit le spectacle désolant du monde. Pour fonction qu'elle soit de facteurs économiques, il tient cette perfectibilité pour liée plus intimement encore à la résolution de conflits qui barrent la route à toute liberté, tels ceux du rêve et de l'action, du merveilleux et du contingent, de l'imaginaire et du réel, de l'exprimable et de l'indicible, de la candeur et de l'ironie, du fortuit et du déterminé, de la réflexion et de l'impulsion, de la raison et de la passion, cas particuliers d'une antinomie plus large opposant, pour la plus grande détresse de l'homme, le désir à la nécessité. C'est pour n'avoir pas désespéré de la résolution de ces conflits que le Surréalisme a lassé très vite ceux qui n'attendaient de lui que des prétextes pour éluder les problèmes qu'il n'a pas résolus, sans doute, mais dont il a circonscrit les données et qu'il pose chaque jour avec plus de rigueur.

Le Surréalisme, dont tant d'esprits de droite et de gauche affectent de parler au passé, n'est sans doute pas aussi assuré de sa démarche que ses détracteurs le sont de la leur. Nous disons bien de droite et de gauche et on nous concédera que si les multiples et récentes attaques lancées contre le Surréalisme avaient fait partie d'un plan concerté, les choses ne se seraient pas passées autrement. Le Surréalisme eût-il consenti à se renier au point de graviter aveuglément dans l'ordre du Parti Communiste, eût-il, pour cela, abjuré tout ce qui fait sa raison d'être, il eut du même coup trouvé grâce auprès de M. Sartre, il se fût comporté à ses yeux en mouvement viable. Comme quoi il est aussi gênant d'être seul à trahir que d'être seul à ne point le faire. Qu'il nous suffise de relever à la charge de M. Sartre cette brillante constatation fort joliment enveloppée : l'opposition du Surréalisme au Parti Communiste s'accusera, nous dit M. Sartre “ lorsque la Russie Soviétique et, par conséquent, le Parti Communiste Français seront passés à la phase d'organisation constructrice ”. Nous connaissons, formulée de fraîche date, “ l'opposition constructive ” de M. Thorez. Nous voici gratifiés d'une terminologie encore plus seyante. Nous croyons comprendre toutefois que cette “ phase d'organisation constructrice ” se situe vers 1934-1935 et correspond aux débuts de la collaboration du Parti Communiste avec cette même classe bourgeoise à la consolidation de laquelle M. Sartre nous fait grief de travailler. Auparavant M. Sartre avait pris soin de nous confier que, selon lui, “ la littérature est, par essence, la subjectivité d'une société en révolution permanente ”. On aimerait savoir ce qu'il en est de la révolution permanente dans la société soviétique. Mais ce n'est pas encore avec toutes ses contradictions que M. Sartre fondera une dialectique et si demain l'existentialisme parisien devait se lier d'alliance avec le Parti Communiste - par delà la mauvaise humeur de la “ Pravda ” - ce serait pour mieux nous prouver que deux idéologies déviées ne font pas une idée juste.

Alors que ses adversaires de droite et de gauche obéissent, comme fascinés, à d'assez tristes considérations tactiques ou s'enferrent dans des calculs sans lendemain, le Surréalisme va de l'avant, à la fois protégé et exposé par la passion qui l'anime et qui reste sa première et principale constante. Cette passion dont le caractère ne saurait prêter à équivoque - passion subversive en effet, et non sacrificielle, faite pour le déchaînement de l'homme et non pour son hypocrite et infâme “ rachat ” - ne s'est pas démentie un instant à travers les épreuves et garantit, mieux qu'un long propos, la part qu'assume le Surréalisme dans la révolution permanente des hommes et des choses dont il n'est pas séparable.

C'est dans la mesure où il demande à la Révolution d'englober l'ensemble de l'homme, de ne pas en concevoir la libération sous tel rapport particulier mais bien sous tous ses aspects à la fois, que le Surréalisme se déclare seul qualifié pour jeter dans la balance les forces dont il s'est fait le prospecteur, puis le conducteur merveilleusement magnétique, - de la femme-enfant à l'humour noir, du hasard objectif à la volonté de mythe. Ces forces ont pour lieu électif l'amour inconditionné, bouleversant et fou qui seul permet à l'homme de vivre à compas ouvert, d'évoluer selon des dimensions psychologiques nouvelles.

Une fois prospectées, une fois mises en état de se joindre et de s'exalter l'une l'autre, ces forces ont quelque chance de concilier enfin la finalité humaine et la causalité universelle. Elles s'inscrivent en marge, elles participent des progrès des disciplines les plus avancées de notre temps auxquelles nous devons une géométrie non-euclidienne, une physique non-maxwellienne, une biologie non-pasteurienne, une mécanique non-newtonienne, - disciplines à leur tour solidaires d'une logique non-aristotélicienne et de cette morale non-mosaïque en élaboration à laquelle nous en appelons impérieusement pour déjouer l'invivable.

Ce n'est pas d'hier, croyons-nous, que retentissent au plus profond de l'homme, la clameur de Rimbaud à l'égard de la vie, le mot d'ordre de Marx à l'égard du monde. Mais depuis que la démarche raisonnable et rationnelle de la conscience a pris le pas sur la démarche passionnée de l'inconscient, c'est-à-dire depuis que le dernier des mythes s'est figé dans une mystification délibérée, le secret semble s'être perdu qui permettait de connaître et d'agir, - d'agir sans aliéner l'acquis de la connaissance. Il est l'heure de promouvoir un mythe nouveau propre à entraîner l'homme vers l'étape ultérieure de sa destination finale.

Cette entreprise est spécifiquement celle du Surréalisme. Elle est son grand rendez-vous avec l'Histoire.

Le rêve et la révolution sont faits pour pactiser, non pour s'exclure. Rêver la Révolution, ce n'est pas y renoncer, mais la faire doublement et sans réserves mentales.

Déjouer l'invivable, ce n'est pas fuir la vie, mais s'y précipiter totalement et sans retour.

LE SURRÉALISME EST CE QUI SERA

Adolphe Acker, Sarane Alexandrian, Maurice Baskine, Hans Bellmer, Joë Bousquet, Francis Bouvet, Victor Brauner, André Breton, Serge Bricianer, Roger Brielle, Jean Brun, Gaston Criel, Antonio Dacosta, Pierre Cuvillier, Frédéric Delanglade, Pierre Demarne, Matta Echaurren, Marcelle et Jean Ferry, Guy Gillequin, Henry Goetz, Arthur Harfaux, Heisler, Georges Henein, Maurice Henry, Jacques Hérold, Marcel Jean, Nadine Kraïnik, Jerzy Kujawski, Robert Lebel, Pierre Mabille, Jehan Mayoux, Francis Meunier, Robert Michelet, Nora Mitrani, Henri Parisot, Henri Pastoureau, Guy Péchenard, Candido Costa Pinto, Gaston Puel, René Renne, Jean-Paul Riopelle, Stanislas Rodanski, N. et H. Seigle, Claude Tarnaud, Toyen, Isabelle et Patrick Waldberg, Ramsès Younane.

Paris, le 21 juin 1947.


[INTRODUCTION À “ NÉON ”]

Ici, rencontre des êtres tendant à un même profil d'équilibre. Amitié exaltante au sein d'un groupe électif se situant au-delà des idées, au-delà du grégaire. Certitude que l'amalgame de certains individus, point focal agissant, peut recréer le monde. Tout acte n'est valable qu'en fonction du SENSIBLE qu'il implique et qu'il projette. Faire de chaque geste un spasme d'amour. NOUS VOULONS ETRE DES PRISMES A REFLEXION TOTALE POUR TOUTES LES LUMIERES, SURTOUT CELLES QUI NOUS SONT ENCORE INCONNUES.

[Néon n° 1, janvier 1948.]


RECTIFICATION

“ ... J'ai la gifle à la main si l'on me marche sur les pieds... Qu'on ne me mêle pas à mes histoires. ”
Lord Patchogue.

Le 11 février, quelques amis et moi nous rendîmes à une conférence, Salle de Géographie, pour protester contre l'emploi abusif que certains personnages font du mot “ Surréalisme ”. Lors de cette séance, excédé par le comportement hystérique d'un petit postillonneur à barbiche qui venait de s'écrier : “ Vous n'avez pas la parole ! Moi, les Boches ont voulu me fusiller ! ” je répliquai : “ Dommage qu'ils ne t'aient pas eu ! ”. Tout en ignorant le fait que ces mots pussent comporter une quelconque allusion politique - je ne sais pas ce que veut dire le mot “ Boche ” et aucun de mes amis n'a pu, jusqu'à présent, me l'expliquer - je pris immédiatement conscience de l'énormité de cette phrase, que jamais je n'aurais pensée, et dans laquelle le désir de la mort d'un être était inclus. J'essayai de rectifier, mais il était trop tar d. Cette phrase était déjà projetée dans le temps et devait se métamorphoser au hasard des besoins de la propagande et de la haine systématisée. Quelques jours plus tard un tract était distribué, m'attribuant une phrase que je n'ai jamais prononcée ; les auteurs de ce papier, non contents de transformer mes propres paroles en en falsifiant l'énoncé et en les séparant de leur ambiance psychologique, essaient de compromettre avec moi André Breton et tous mes amis.

Il y aurait beaucoup à dire ou à redire sur la colère, rite libérateur, catharsis immédiate, fête de l'être obscur où tout semble permis. La colère est un fait, elle ne se justifie pas ; seule la dignité de l'indifférence peut la frapper d'inanité. Mais, aussi injustifiable, repoussante même soit-elle, elle paraît fort belle et étrangement humaine, comparée à la cruauté froide et concertée de quelques êtres. C'est, par ailleurs, cette volonté de prolonger dans le temps, en l'amplifiant démesurément et en l'entourant de la glace psychologique propre à sa conservation, le moindre mot prononcé dans un moment aussi impossible à fixer qu'une crise de colère, qui me paraît fort bien caractériser une certaine attitude contemporaine.

On sait assez le prix que mes amis surréalistes et moi attachons à la vie quelle qu'elle soit, pour qu'une dénonciation de ce genre soit immédiatement reconnue pour ce qu'elle est, une provocation policière, un appel au lynchage. Ce tract va vraisemblablement servir de base à d'autres provocations plus systématiques et plus vastes encore. Je ne me sens désormais plus responsable de la flaque de boue dans laquelle j'ai marché. Qu'il me soit permis d'ajouter que seuls des êtres capables de prononcer à froid et tout bien pesé une telle phrase ont pu songer à la faire imprimer, ont pu tenter de me l'imposer comme numéro-matricule.

Claude Tarnaud.

[Néon n° 2, février 1948.]


A LA NICHE LES GLAPISSEURS DE DIEU !

Ce monde, uniformément constitué, n'a été créé par aucun dieu, ni par aucun homme. Mais il a toujours existé, il existe et existera toujours, feu éternellement vivant, s'allumant avec mesure et s'éteignant avec mesure.

Héraclite (tra d. Yves Battistini, 33)

Alors que, sur le front du rationalisme fermé, l'ennemi semble avoir décidément perdu toute espèce de courage, une recrudescence d'activité se manifeste sur le front complémentaire de la religion. Il y a dix-huit ans, l'un d'entre nous (1) regrettait que Rimbaud fût “ coupable ... de ne pas avoir rendu tout à fait impossibles certaines interprétations déshonorantes de sa pensée, genre Claudel ”. Si la lettre d'un tel reproche semble devoir être aujourd'hui maintenue, c'est qu'elle témoigne surtout de notre volonté


(1) André Breton, Second Manifeste du Surréalisme.


constante de ne pas céder aux chiens les valeurs dont, malgré des réserves, dans cet ordre, sévères où nos exigences de pureté ne tolèrent pas la moindre compromission, nous entendons toujours nous réclamer. Donnons acte en passant à M. Jacques Gengoux, auteur de La Symbolique de Rimbaud (2), de ce qu'il ne nous dispute pas comme l'ignoble trafiquant de lard la pensée rimbaldienne. Cependant nous nous mettrions exactement dans le cas de Rimbaud si nous ne faisions avorter les tentatives de détournement, cette fois de notre propre pensée, encore au profit de la même cause infâme.

Mentionnons quelques-unes de ces tentatives, du reste connues : en juillet 1947, dans la revue Témoignage, un bénédictin, Dom Claude Jean-Nesmy, déclare : “ Le programme d'André Breton témoigne d'aspirations qui sont tout à fait parallèles aux nôtres. ” En août, M. Claude Mauriac écrit dans La Nef, à propos de Fata Morgana : “ Un chrétien n'aurait pas parlé autrement. ” En septembre, M. Jean de Cayeux proclame dans Foi et Vie qu'il entend souscrire, dans la mesure où elles pourraient s'accorder avec les vues du mouvement oecuménique, à plusieurs propositions énoncées dans un article d'un autre d'entre nous (3). Depuis il y a eu dans les Cahiers d'Hermès (II) la pénétrante étude de M. Michel Carrouges : Surréalisme et Occultisme qui n'a pris tout son sens, entendons son sens apologétique, que depuis la parution récente de l'ouvrage du même auteur : La Mystique du Surhomme. Il y a eu dans La Table ronde (4 et 5) les élucubrations de M. Claude Mauriac qui ne se connaît peut-être pas chrétien mais se trémousse à l'idée d'intituler un essai futur : Saint André Breton - la belle farce !

Il ne saurait s'agir de discuter. D'autant moins que dans ces écrits la pensée surréaliste n'est pas toujours à proprement parler falsifiée. On ne peut guère accuser Carrouges, par exemple, tout au moins dans son article sinon dans son livre, de falsifier la pensée surréaliste. Mais toutes ces démarches procèdent, à des titres divers, d'une tentative d'escroquerie généralisée dont l'instigatrice est, aujourd'hui comme toujours, la racaille des Eglises. Les Eglises, d'ailleurs, depuis qu'elles ont perdu les secrets qu'elles ont pu momentanément usurper - encore que dans le domaine religieux les véritables dépositaires de secrets fussent généralement des hérétiques (avec lesquels la pensée surréaliste accepte de se reconnaître certains points de contact) - ne maintiennent plus leur ascendant sur le monde des idées qu'à l'aide d'escroqueries de ce genre. Carrouges reconnaît les prétentions surréalistes à l'athéisme. Il reconnaît cet athéisme capable d'un mysticisme prométhéen, c'est-à-dire d'une aspiration au salut dans le monde même de l'homme au sens feuerbachien de ce dernier terme. A cette mystique humaniste, il oppose l'élévation judéo-chrétienne vers la Jérusalem céleste. L'opposition est recevable. Notre camarade Calas, entre autres, avait inversement opposé déjà, dans Foyers d'incendie, la fin qu'assignent à l'homme Hegel, Marx, les Surréalistes à celle que lui assignent les Pères de l'Eglise. L'escroquerie est donc ailleurs. Elle est dans l'utilisation de toute protestation d'athéisme en général, et de la protestation surréaliste en particulier, dans un but apologétique.


(2) Nous apprenons en dernière heure que M. Jacques Gengoux, candidat jésuite, a abandonné le séminaire et ne prononcera pas ses voeux.

(3) Henri Pastoureau, Pour une offensive de grand style contre la civilisation chrétienne dans Le Surréalisme en 1947. E d. Maeght.


Pareille utilisation tend à devenir la base du nouveau système apologétique des diverses Eglises. Nul n'a plus cyniquement formulé cette prétention exorbitante que M. Pierre Klossowski dans son perfide ouvrage sur Sade. Selon Klossowski, Sade n'est pas athée. L'athéisme n'existe pas mais seulement une révolte de la créature, manifestation extrême de son ressentiment eu égard à la condition tant charnelle que spirituelle qui lui est infligée par le créateur. Le dieu de Sade, c'est, d'après Klossowski, le dieu de Saint-Fond, c'est-à-dire un dieu du mal comme celui de Carpocrate, mais qui, comme toute émanation de l'empire des ténèbres, en s'opposant au dieu de lumière, le pose à titre de complément nécessaire, restituant à l'homme, même à Sade - même au Surréaliste, pourrait dire Carrouges - la parole du bien, capable de lui faire tout discerner, même le mal. On aura reconnu le tour hégélien de l'argumentation. Est-il utile de souligner qu'elle n'en a que le tour ? Quand Hegel parlait de dieu, les chrétiens ne trouvaient pas que la syllabe rendait un son très authentique. Mais le dieu d'Aristote n'était pas non plus celui de l'Ecriture et pourtant la logique aristotélicienne n'en a pas moins, à l'époque de saint Thomas, fait rebondir le christianisme pour un nouveau millénaire. Il semble, depuis Kierkegaard, qu'on attende le même service de la dialectique hégélienne. Il est, en tout cas, admis, d'ores et déjà, par les Eglises, que nier dieu c'est encore l'affirmer et que, cette proposition initiale une fois acceptée, le combattre c'est encore le soutenir, le détester c'est encore le désirer.

Et voilà comment l'exégèse chrétienne a trouvé le moyen, tout en continuant à s'exercer sur ce qu'elle appelle l'Ecriture Sainte, de s'appliquer, pour en tirer les mêmes conclusions, aux textes dirigés contre l'Ecriture Sainte. De telles démarches dialectiques, qui voudraient faire concourir, aussi bien que Sade et Rimbaud, sans parler de Lautréamont, les Surréalistes à l'exaltation mystique d'un dieu prétendu, ne sont pas, comme on pourrait le croire, des initiatives provenant de chrétiens “ d'avant-garde ”. Elles émanent d'une tendance très générale à admettre aussi bien l'antithèse que la thèse, non en vue de quelque synthèse mais d'un très conscient double-jeu, tendance observable en particulier dans les sphères éminentes de l'Eglise catholique. On connaît la position apparemment contradictoire, mais en fait complémentaire, adoptée par le clergé sous l'occupation. Dans l'article mentionné plus haut, M. de Cayeux fait état d'une lettre pastorale où le cardinal Suhard, interprétant dans un sens très large, semble-t-il, la bulle de boue de Léon XIII Aeterni Patris, précise que le thomisme peut être apprécié contradictoirement par les fidèles selon qu'ils veulent se placer sur le terrain du dogme ou sur celui de la philosophie. A l'occasion du dernier Noël, la même bourrique écarlate lançait un appel où il était dit que la charité était un mal quand elle voulait dispenser de la justice et qu'il n'y avait d'autre solution humaine à l'infortune de l'homme qu'un nouvel ordre humain. Ne pas croire que la conception traditionnelle de la charité chrétienne est rejetée pour autant car il est loisible aux fidèles de se placer, là encore, d'un double point de vue apparemment contradictoire mais toujours complémentaire selon qu'ils cherchent une solution dans ce monde ou en dieu. Ne doivent-ils pas d'ailleurs appeler l'une et l'autre s'ils veulent à la fois se conformer au dogme et se prémunir contre la solution révolutionnaire ?

Les exemples pourraient être multipliés. Ils prouvent que les chrétiens d'aujourd'hui disposent d'arguments pris dans des poubelles théologiques assez hétéroclites pour parer aux circonstances les plus diverses. Dans ces conditions, toute discussion est, faute de la moindre constance dans le langage par eux employé, c'est-à-dire en raison de leur duplicité fondamentale, impossible. Elle l'a d'ailleurs toujours été. Aussi bien, en dépit de ce que l'idée de dieu, considérée en tant que telle, ne parviendrait à nous arracher que des bâillements d'ennui, mais parce que les circonstances où elle intervient sont toujours de nature à déchaîner notre colère, que les exégètes ne soient pas surpris de nous voir recourir encore aux “ grossièretés ” de l'anticléricalisme primaire dont le Merde à dieu qui fut inscrit sur les édifices cultuels de Charleville reste l'exemple typique. Que les politiques d'entre eux renoncent par tactique à l'anathème ne suffit pas pour que nous renoncions à ce qu'ils nomment des blasphèmes, apostrophes qui sont évidemment dépourvues à nos yeux de tout objectif sur le plan divin mais qui continuent à exprimer notre aversion irréductible à l'égard de tout être agenouillé.

Adolphe Acker, Sarane Alexandrian, Maurice Baskine, Jean-Louis Bédouin, Hans Bellmer, Jean Bergstrasser, Roger Bergstrasser, Maurice Blanchard, Joë Bousquet, Francis Bouvet, Victor Brauner, André Breton, Jean Brun, Pierre Cuvillier, Pierre Demarne, Charles Duits, Jean Ferry, André Frédérique , Guy Gillequin, Arthur Harfaux, Jindrich Heisler, Georges Hénein, Maurice Henry, Jacques Hérold, Véra Hérold, Marcel Jean, Alain Jouffroy, Nadine Kraïnik, Jerzy Kujawski, Pierre Lé, Stan Lélio, Pierre Mabille, Jehan Mayoux, Francis Meunier, Nora Mitrani, Henri Parisot, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Gaston Puel, Louis Quesnel, Jean-Dominique Rey, Claude Richard , Jean Schuster, Iaroslav Serpan, Seigle, Hansrudy Stauffacher, Claude Tarnaud, Toyen, Clovis Trouille, Robert Valençay, Jean Vidal, Patrick Waldberg.

Paris, le 14 juin 1948.


[EXCLUSION DE MATTA]

Par décision prise à Paris le 25 octobre 1948, Matta Echaurren est exclu du Groupe surréaliste pour disqualification intellectuelle et ignominie morale.

Adolphe Acker, Maurice Baskine, J.-L. Bédouin, Jean Bergstrasser, Francis Bouvet, André Breton, A. Dacosta, Pierre Demarne, Jean Ferry, Jindrich Heisler, Maurice Henry, Jacques Hérold, Marcel Jean, Alain Jouffroy, Nadine Kraïnik, R. Lebel, Nora Mitrani, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Gaston Puel, Jean Schuster, Seigle, Claude Tarnaud, Toyen, Waldberg.

[Néon n° 4, novembre 1948.]


[EXCLUSION DE BRAUNER]

Par décision prise à Paris le 8 novembre 1948, V. Brauner est exclu du Groupe surréaliste pour travail fractionnel. Alexandrian, Bouvet, Jouffroy, Rodanski et Tarnaud sont exclus comme membres de la fraction constituée par Brauner.

Adolphe Acker, Maurice Baskine, J.-L. Bédouin, Jean Bergstrasser, André Breton, Pierre Demarne, Jean Ferry, Jindrich Heisler, Maurice Henry, Jacques Hérold, Marcel Jean, Nadine Kraïnik, Robert Lebel, Marcel Lecomte, Nora Mitrani, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Gaston Puel, Jean Schuster, Seigle, Toyen, Patrick Waldberg.

[Néon n° 4, novembre 1948.]


LES SURRÉALISTES À GARRY DAVIS

Paris, février 1949.

Cher Concitoyen,

Nous avons entendu votre appel. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour que cet appel parvienne jusqu'à nos amis, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de ces frontières que nous n'avons cessé de nier.

Dans la mesure où nous nous sentons citoyens, il va sans dire que nous voulons être citoyens du monde, et nous demandons ici notre inscription sur le registre qui consacrera enfin un état de fait qui fut toujours pour nous un état d'esprit. Nous entendons ainsi défendre de la façon la plus formelle notre droit naturel à la vie, le nôtre et celui de ceux que nous aimons. Or, ce droit est mis en péril à chaque seconde par ces mêmes nationalismes que nous avons toujours vomis, et dont nous avons dénoncé l'abjection meurtrière en toute circonstance. Il va donc sans dire que, lorsque les événements l'exigeront, nous sommes prêts par-delà votre appel à faire bon marché, au profit de la citoyenneté mondiale, de notre citoyenneté nationale, où nous avons toujours vu une contrainte dont nous sommes encombrés bien malgré nous depuis le jour de notre naissance et que nous avons toujours appréciée publiquement à sa juste valeur. Cette valeur n'a jamais été, et ne sera jamais affectée à nos yeux d'autres indices que négatifs, parmi lesquels le barreau de la prison et la hampe du drapeau entrelacés s'essayent en vain de dessiner le symbole positif de l'addition, mais où nous ne pouvons reconnaître, purement et simplement, que le signe de la croix.

Car nous nous devons de vous le signaler : aux raisons évidentes pour tous qui motivent notre décision d'être dénombrés parmi les citoyens du monde s'ajoutent les raisons mêmes qui ont conditionné jusqu'ici notre activité collective, et dont relève la présente démarche. Elle s'inscrit tout naturellement dans notre effort continu pour dissiper les diversités funestes qui opposent l'homme à lui-même. En dépit de toutes les mauvaises volontés intéressées, elles ne sont pas pour nous un obstacle valable, ni qui doive être éternel.

Lors d'une manifestation récente en faveur de cette conception internationaliste de l'esprit commune à tous les véritables révolutionnaires, ceux qui luttent à la fois pour la libération de l'homme et celle de l'esprit, l'un d'entre nous rappelait le rôle émancipateur de l'automatisme. L'histoire du Surréalisme n'est que la généralisation, de plus en plus large, de son propos initial : retrouver, par le moyen de l'écriture automatique, le jeu désintéressé des mécanismes psychiques. De là, nous avons été conduits à penser que ce jeu ne pouvait être différent dans le sommeil et dans la veille. Si donc l'antinomie du rêve et de l'action doit être réduite, nous avons le droit de conclure : tous les conflits opposant tragiquement la sphère des désirs de l'homme au monde extérieur régi par la plus implacable des nécessités, se trouveront, en fin de compte, résolus dans le règne de la liberté.

Dans notre impatience à hâter l'avènement de ce règne, nous avons pu un temps nous associer à des entreprises qui préparaient tant bien que mal, et plutôt mal que bien, la révolution prolétarienne. Ayant résisté à la tentation des compromis qu'entraîne tout comportement politique, c'est sur un autre plan que nous nous sommes aujourd'hui élevés pour travailler à l'avènement du règne de la liberté. Nous cherchons la clef, d'essence mythique, capable d'ouvrir n'importe quel aspect manifeste du monde pour livrer le secret (sens latent) qu'il renferme. Ainsi poursuivons-nous l'aventure exaltante qui, par la connaissance de son univers, changera la vie de l'homme.

Comme le Surréalisme ne saurait pas plus manquer à cette mission que négliger son côté social, nous étions à votre côté, le dix-neuf novembre dernier, lorsque vous avez interrompu la séance de l'Assemblée Générale des Nations Unies. Nous ne pouvions pas ne pas y être, puisque ce jour-là vous avez réclamé un gouvernement mondial issu directement de la représentation des Peuples, et non de la fallacieuse représentation des Etats.

Avec vous, nous croyons à la disparition prochaine de ces Etats, avec vous nous y travaillerons. Croyez sur ce point, cher Concitoyen, à notre solidarité effective et totale.

Adolphe Acker, Maurice Baskine, Jean-Louis Bédouin, Jean Bergstrasser, Roger Bergstrasser, André Breton, Roland Brudieux, Jean Brun, Adrien Dax, Pierre Demarne, Jean-Pierre Duprey, Jean Ferry, Jindrich Heisler, Maurice Henry, Jacques Hérold, Vera Hérold, Marcel Jean, Nadine Kraïnick, Marcel Lecomte, André Liberati, Pierre Mabille, Jehan Mayoux, Francis Meunier, Nora Mitrani, René Nif, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Denise Prêcheur, Gaston Puel, Jean Schuster, Seigle, Jean Suquet, Toyen, Clovis Trouille, Isabelle Waldberg.

ACTUALITÉS ET ATROCITÉS

Les “ Actualités ” de la semaine dernière ont montré, sur les récents événements de Shangaï, des séquences particulièrement horribles : assassinat en pleine rue, d'une balle dans la nuque, de plusieurs hommes. La presse s'est émue de telles projections (L'Écran français, Le Figaro, Combat), les jugeant indécentes, et un journal (Le Figaro) a cru bon d'ouvrir une enquête à ce propos, recueillant l'opinion de politiciens (Reynaud entre autres et l'actuel ministre des Informations) et d'écrivains qui tous sont tombés d'accord pour flétrir de semblables “ exhibitions ”. Voici la réponse que nous avons cru nécessaire de leur faire et dont Le Figaro n'a nullement daigné tenir compte, comme il fallait s'y attendre :

Nous ne voyons pas de différence entre un canon qui tire et un canon qui ne tire pas. Alors que les Actualités nous submergent chaque semaine de parades militaires, de cercueils sur affûts, de drapeaux salués de salves, pour une fois que certaines de ces armes répondent à leur destination véritable, une indignation générale saisit la presse.

Nous sommes quelques-uns à n'avoir jamais perdu de vue, derrière les uniformes et les décorations, le cadavre à venir de l'Indochinois, du Nègre, ou le nôtre propre.

Nous ne voyons donc pas les raisons qui autoriseraient “ l'escamotage ” de cette réalité, si horrible fût-elle, sur l'écran, alors qu'elle est la réalité quotidienne dans les prisons et les camps de toute sorte, mais dérobée avec sollicitude aux regards du spectateur.

Notre seul dégoût est d'entendre hypocritement qualifier cette “ justice ” d'orientale - dans certains commentaires qui accompagnent les séquences - alors qu'en fait elle est celle de tous les Etats.

Jean-Louis Bédouin, Jean Bergstrasser, Jean Schuster, Jean Suquet, Jean-Paul Riopelle.

[Le Libertaire, 17 juin 1949.]


[LETTRE AU RÉDACTEUR EN CHEF DE “ COMBAT ” À PROPOS DU “ SCANDALE ” DE NOTRE-DAME]

Paris, le 11 avril 1950.

Cher Louis Pauwels,

Bien d'autres que moi ont dû s'étonner et s'inquiéter de la manière dont Combat a commenté les incidents survenus dimanche à Notre-Dame. Le jugement porté sur ces incidents anticipe sur l'information proprement dite, comme si le lecteur n'était pas assez grand pour se faire une opinion par lui-même. Une extrême partialité se manifeste dès les premières lignes et dans un sens qui est le contraire de celui qu'on pourrait attendre d'un journal de “ gauche ”. Il est affligeant qu'à pareil propos Combat ait éprouvé le besoin de faire chorus avec les feuilles réactionnaires comme, du reste, avec celles qui pratiquent la sournoise politique de la “ main tendue ” (pour mieux étrangler dès qu'il se pourra).

Les quelques généralités préalables : “ On reconnaît à chacun le droit de croire ou de ne pas croire en Dieu. On reconnaît même que la farce est nécessaire ”, etc., formulées d'un ton patelin qui voudrait faire croire au libéralisme, n'ont d'autre objet que de déconsidérer les jeunes gens mis en cause et de créer le climat le plus défavorable autour d'eux. Du fait que l'un de ces jeunes gens s'est exposé à tous les risques que comportait son acte et se déclare prêt à en affronter les suites légales, j'estime que c'est là une entreprise indigne du journal où elle est menée.

“ Il s'agit seulement, nous dit-on, d'une regrettable goujaterie. ” Permettez ! A ce compte, le chevalier de la Barre, qui, en effigie, continue à tourner le dos au Sacré-Coeur, demanderait à être tenu pour le modèle des goujats. Et comment qualifier celui qui parle de la religion en ces termes : “ Songez qu'elle a créé et qu'elle perpétue la plus violente antipathie entre les nations... Songez qu'elle a créé et qu'elle perpétue dans la société entre les citoyens, et dans la famille entre les proches, les haines les plus fortes et les plus constantes. Le Christ a dit qu'il était venu pour séparer l'époux de sa femme, la mère de ses enfants, le frère de sa soeur, l'ami de l'ami ; et sa prédiction ne s'est que trop fidèlement accomplie. ” Sommes-nous devenus trop faibles pour entendre cela ? Il est vrai que, dans le même Entretien, Diderot se hâtait d'ajouter “ que les fous ont toujours été et seront toujours le plus grand nombre ; et que les plus dangereux sont ceux que la religion a faits ”.

A propos - pour nous en remettre à certaine optique actuelle - comment s'appelait cet abominable garnement qui écrivait : “ Merde à Dieu ” sur les murs de l'église de Charleville ? Il semble que le bagne d'enfants, à défaut de bûcher...

Contre ces fous (du point de vue de Diderot), de grande préférence à l'heure et dans le lieu qu'ils choisissent pour se rassembler, pour éprouver leur force (la plus contraire à toute espèce d'amendement social, la plus hostile à toute réfection de l'entendement humain), il ne me paraît pas trop tôt qu'une voix ait réussi à se faire entendre. Que ce soit la première fois, de mémoire d'homme, que ces voûtes aient retenti d'une telle protestation prouve seulement qu'y reste attaché un “ tabou ” hors de rapport avec l'évolution de la société. Observez, mon cher ami, que les “ fidèles ” de Notre-Dame, par exemple, ne peuvent que très fallacieusement prétendre qu'ils opèrent en vase clos. De ce vase, vous conviendrez qu'ils débordent de toutes parts, et qu'il n'y a rien de plus ostentatoire, au physique et au moral, que la manière dont ils emplissent et vident une fois la semaine le sombre et gigantesque huilier préposé à l'horrible vinaigrette que la religion chrétienne nous fait de la vie et de la mort. Le moindre clocher de village jette, d'ailleurs, encore plus d'ombre sur la campagne. Le grand secret que cette religion a pu charrier du fond des âges pour le dissiper misérablement en chemin, où est-il, qu'en reste-t-il, je vous le demande, du jour où le pape, se recommandant de Cicéron, comme il le fit dimanche dernier, nous enjoint de résister par tous les moyens aux troubles que la sottise introduit dans la vie humaine si nous voulons passer en paisible tranquillité le peu de temps de notre vie ? Ce Pie XII est modeste, d'aspirations toutes petites-bourgeoises, vous voyez.

Un scandale à Notre-Dame ? Le sort en est jeté et il n'y aura pas de cérémonie de purification qui tienne. C'est bien là, au coeur même de la pieuvre qui étreint encore l'univers, que le coup devait être porté. C'est d'ailleurs là que, quelquefois, dans leur jeunesse, rêvèrent comme moi de le porter des hommes avec qui j'ai fait ou je continue à faire route : Artaud, Crevel, Eluard, Péret, Prévert, Char, bien d'autres. En faveur de Michel Mourre, je pense qu'aucun de ceux qui vivent ne se déroberait, quand il s'agirait de se souvenir et de témoigner de cette profonde communauté d'intention.

Pas plus que la grotesque hallebarde du Suisse dont la presse a prodigué les coups - le temps serait peut-être venu de lui substituer une arme à feu - ce n'est pas le mur de prison sur lequel se découpent en lumière les profils d'un Sade et d'un Blanqui, qui fera la nuit dans une tête bien faite et empêchera qu'un acte hautement salubre ait été accompli.

Croyez, cher Louis Pauwels, à toute mon amitié.

André Breton.

[Combat, 12 avril 1950.]


LETTRE OUVERTE À PAUL ELUARD

Paris, le 13 juin 1950.

Il y a quinze ans, sur l'invitation de nos amis les Surréalistes tchèques, toi et moi nous nous sommes rendus à Prague. Nous y avons donné des conférences, des interviews. Plus récemment, je sais que tu as été très fêté mais c'était de manière plus convenue, plus officielle. Tu ne dois pas avoir oublié l'accueil de Prague.

Rien ne nous séparait alors : du point de vue politique nous étions loin de prétendre à l'orthodoxie. Nous n'étions forts que de ce qu'à quelques-uns, en commun, nous pensions par nous-mêmes. Ce que nous pensions était à nos yeux rigoureusement conditionné par l'activité poétique qui, entre toutes, nous avait d'abord concernés. Si, en chemin, nous nous étions ouverts à la revendication sociale, si nous voulions la concevoir uniquement sous la forme ardente que lui avait prêtée la révolution bolchevik, si tout notre effort tendait à réduire, entre telles vues “ culturelles ” du Parti Communiste et les nôtres, les divergences qui subsistaient, nous n'en croyions pas moins nécessaire de défendre nos positions lorsqu'elles procédaient de certitudes acquises dans le domaine de notre exploration particulière. Il y allait de l'authenticité de notre témoignage sur les deux plans : le moindre compromis dans un sens ou dans l'autre nous eût paru de nature à fausser radicalement ce témoignage, nous eût perdus à nos yeux.

C'est dans ces dispositions que nous sommes arrivés à Prague, anxieux malgré tout de la réception qui serait réservée à notre message. Une chose est d'affronter un public étranger lorsqu'on est décidé, quoi qu'il advienne, à faire état de ses seules convictions ; une autre est de venir à lui comme porte-parole dûment mandaté d'organisations puissantes, sans plus rien avoir à tirer de son propre fonds. Je le répète, nous n'étions, toi et moi, que nous-mêmes. Dans l'agitation un peu fébrile de ces premiers jours, il y a, si tu te rappelles, un homme qui passe, qui s'asseoit aussi souvent que possible avec nous, qui s'efforce de nous comprendre, un homme ouvert. Cet homme n'est pas un poète mais il nous écoute comme nous l'écoutons : ce que nous disons ne lui semble nullement irrecevable ; ce qu'il objecte parfois nous éclaire, voire nous convainc. C'est lui qui, dans la presse communiste, donne les plus pénétrantes analyses de nos livres, les comptes rendus les plus valables de nos conférences. Il n'a de cesse tant qu'il n'a pas disposé tout en notre faveur les grands auditoires où se mêlent intellectuels et ouvriers.

Sur le plan humain, cette assistance, cette générosité furent alors, pour nous, d'un immense prix. Le “ Bulletin ” publié à Prague, le 9 avril 1935, en tchèque et en français, signé de toi et de moi, l'atteste expressément.

Je pense que tu as retenu le nom de cet homme : il s'appelle - ou s'appelait - Závis Kalandra. Je n'ose décider du temps du verbe puisque les journaux nous annoncent qu'il a été condamné à mort jeudi dernier par le tribunal de Prague. Après les “ aveux ” en règle, bien entendu. Jadis tu savais comme moi que penser de ces aveux. Kalandra le savait aussi lorsqu'en 1936 il fut exclu du P.C. à la suite des commentaires que lui avait inspirés le “ procès des 16 ” à Moscou. Je sais bien qu'alors il est devenu l'un des dirigeants du Parti Communiste Internationaliste (section tchèque de la IVe Internationale) mais comment pour cela lui jetterais-tu la pierre, toi qui, peu de mois auparavant, signais un texte intitulé : “ Du temps que les Surréalistes avaient raison ”, concluant à notre défiance formelle à l'égard du régime stalinien - texte que chacun peut relire aujourd'hui ?

La guerre et l'occupation auraient-elles établi un tel partage entre les hommes que Kalandra soit passé manifestement du mauvais côté ? Serait-il coupable devant la Résistance ? Mais non, puisque ce sont ses articles de 1939 - où, en pleine occupation nazie, il ne craignit pas de tourner en dérision la propagande hitlérienne - qui lui valurent six années d'incarcération dans les camps (de Ravensbruck et de Sachsenhausen notamment).

A d'autres ! Ce n'est pas de ce bois-là qu'on fait les traîtres. Toi à qui je connus longtemps ce respect et ce sens sacré de la voix humaine jusque dans l'intonation, retrouves-tu la voix de Kalandra sous ces défroques de propagande sordide : “ Mon but était d'obtenir le raidissement du blocus discriminatoire tel qu'il est imposé par les impérialismes occidentaux à la Tchécoslovaquie, afin d'attenter à sa prospérité économique et de l'acheminer vers la marshallisation ” ?

Comment, en ton for intérieur, peux-tu supporter pareille dégradation de l'homme en la personne de celui qui se montra ton ami (1) ?

André Breton.

[Combat, 13 juin 1950.]


(1) A cette lettre, Paul Eluard s'est contenté de répondre, dans Action : “ J'ai trop à faire avec les innocents qui clament leur innocence pour m'occuper des coupables qui clament (sic) leur culpabilité. ” Závis Kalandra devait être exécuté peu après. - Cf. Louis Pauwels : “ Des "salauds" parmi les poètes ” (Combat, 21 juin 1950). [Note rajoutée par Breton dans La Clé des Champs, Le Sagittaire, Paris, 1953.]


[TÉLÉGRAMME AU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE TCHÉCOSLOVAQUE]

INTELLECTUELS SOUSSIGNÉS DEMANDENT M. LE PRÉSIDENT RÉPUBLIQUE TCHÉCOSLOVAQUE RENONCER APPLICATION SENTENCE QUI FRAPPE HISTORIEN KALANDRA ANCIEN DÉPORTÉ ET SES CO-ACCUSÉS.

DOCTEUR ADOLPHE ACKER, PROFESSEUR ALEXANDRE, GEORGES ALTMAN, MARCEL ARLAND, DOMINIQUE AURY, SIMONE DE BEAUVOIR, J.-L. BEDOUIN, ALBERT BEGUIN, MARCEL BISIAUX, JACQUES BRENNER, ANDRE BRETON, ALBERT CAMUS, MICHEL CARROUGES, JEAN CAYROL, ADRIEN DAX, PIERRE DEMARNE, DOCTEUR BERNARD DESPLAS, J.-M. DOMENACH, GEORGES DUHAMEL , MAX ERNST, PROFESSEUR PIERRE GIRARD , JULIEN GRACQ, JEAN GRENIER, JEAN HELION, MARCEL JEAN, MICHEL LEIRIS, DOCTEUR DANIEL MARTINET, MAURICE MERLEAU-PONTY, PIERRE MONATTE, JULES MONNEROT, JACQUES MONOD, HENRI PASTOUREAU, JEAN PAULHAN , MAGDELEINE PAZ, BENJAMIN PERET, ANDRE PIEYRE DE MANDIARGUES, PAUL RIVET, ROBERT SARRAZAC , JEAN-PAUL SARTRE, SEIGLE, ROGER STEPHANE, JULES SUPERVIELLE, PAULE THEVENIN, TOYEN, ALEXANDRE VIALATTE, CHARLES VILDRAC, LEON WERTH, MICHEL ZIMBACCA

[Combat, 17-18 juin 1950.]