MÉLUSINE

Tracts surréalistes, Tome I, 1932


1932

L'AFFAIRE ARAGON

On ne s'avisait pas jusqu'à ces derniers jours que la phrase poétique, soumise qu'elle est à ses déterminations concrètes particulières, obéissant comme elle fait par définition aux lois d'un langage exalté, courant ses risques propres dans le domaine de l'interprétation où ne parvient aucunement à l'épuiser la considération de son sens littéral, - on ne s'avisait pas que la phrase poétique pût être jugée sur son contenu immmédiat et au besoin incriminée judiciairement au même titre que toute autre forme mesurée d'expression. Les seules poursuites intentées contre Baudelaire nous rendent conscients du ridicule auquel se fût exposée une législation qui, dans son impuissance, eût demandé compte à Rimbaud, à Lautréamont, des élans destructeurs qui passent dans leur oeuvre, ces élans assimilés pour la circonstance à divers crimes de droit commun. La poésie lyrique qui, au vingtième siècle, en France, ne saurait, de par ses déterminations historiques, vivre que de représentations extrêmes et se produire que comme déchaînement de mouvements intérieurs violents, va-t-elle tout à coup se trouver en butte aux persécutions réservées encore à ce qui constitue les formes d'expression exacte de la pensée ? Considérant le peu d'intelligence des textes poétiques que l'on peut s'attendre à trouver chez ceux qui prétendraient en juger non plus selon la qualité artistique ou humaine mais selon la lettre, de manière à pouvoir leur opposer tel ou tel article du code, il y a lieu de se demander si pour la première fois le poète lui-même ne va pas cesser de s'appartenir, ne va pas être enjoint de payer d'une véritable désertion morale le droit de ne pas passer sa vie en prison.

Le 16 janvier 1932, le juge d'instruction Benon inculpe notre ami Aragon d'excitation de militaires à la désobéissance et de provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste. Le motif donné à cette inculpation est la publication de son poème « Front Rouge » (1) dans Littérature de la Révolution mondiale, revue saisie par la police en novembre dernier. Il est à peine nécessaire de souligner que ce poème, écrit à la gloire de l'U.R.S.S. et célébrant, outre ses conquêtes actuelles, les conquêtes futures du Prolétariat, se défend rigoureusement de militer en faveur de l'attentat individuel et se borne à anticiper sur une partie des événements qui marqueront en France, le jour venu, la prise du pouvoir. Rien de moins extraordinaire, de moins partial, que l'analogie entre deux mouvements révolutionnaires appelés à se succéder dans l'histoire aux dépens des mêmes catégories d'individus. Aragon n'a pu faire là qu'acte de représentation visuelle, que tenter d'exprimer un moment de conscience unanime. Il s'est fait l'interprète objectif de l'épisode terminal d'une lutte qu'il lui appartient à peine de passionner. Voilà pourtant tout ce sur quoi le gouvernement républicain se fonde pour faire peser sur lui la menace de plusieurs années


(1) On trouvera ce poème, parmi les « Pièces jointes » à Misère de la Poésie, dans la partie « Description et commentaires », infra. (N.D.E.)


de prison. Une inculpation si neuve, si scandaleuse, - jamais à notre connaissance un poète français n'a encouru pour ses écrits une si lourde peine - n'a été mentionnée que par un seul journal bourgeois : Le Populaire. Celui-ci, d'ailleurs, prévient aimablement le parquet de la Seine qu'il a eu tort de « prendre au sérieux ces roulades poétiques », car « M. Louis Aragon se couronnera des épines du martyr » et « essaiera d'exploiter sa petite mésaventure ».

C'est ainsi qu'épaulée une fois de plus par les « socialistes », la bourgeoisie entend, par le moyen de ses policiers, de ses juges et bientôt de ses geôliers, démontrer aux poètes qu'ils doivent éprouver un dégoût invincible pour les luttes sociales, se livrer à l'expérimentation pure dans leur « tour d'ivoire » et se réclamer uniquement de « l'art pour l'art ». Le surréalisme n'a jamais cessé de s'élever contre ces points de vue et son attitude a été, à cet égard, si nette qu'au cours de ces derniers dix-huit mois, cette même bourgeoisie a fait interdire le film surréaliste « L'Age d'or », condamner tel d'entre nous à trois mois de prison, qu'elle a refusé un passeport à tel autre, révoqué tel autre encore de son poste de professeur.

Surréalistes, nous nous déclarons solidaires de la totalité du poème « Front Rouge » puisque aussi bien, aux termes mêmes de l'inculpation, c'est la totalité de ce poème qui est à retenir. Nous saisissons cette occasion de dénoncer - et nous voudrions pour cela emprunter les mots magnifiques de « Front Rouge » - la pourriture capitaliste et spécialement celle du capitalisme français impérialiste et colonisateur et d'appeler de toutes nos forces à la préparation de la Révolution prolétarienne sous la conduite du Parti Communiste (S.F.I.C.), d'une Révolution à l'image de l'admirable Révolution russe qui construit dès maintenant le socialisme sur un sixième du globe. (*)

MAXIME ALEXANDRE, ANDRÉ BRETON, RENÉ CHAR, RENÉ CREVEL, PAUL ELUARD, GEORGES MALKINE, PIERRE DE MASSOT, BENJAMIN PÉRET, GEORGES SADOUL, YVES TANGUY, ANDRÉ THIRION, PIERRE UNIK.

(*) Quelle que soit à cet égard notre position, que nous maintenons inébranlable et qu'il est de notre devoir le plus élémentaire de préciser en la circonstance, nous pensons que, parmi ceux même qui ne sauraient la reconnaître pour leur, il en est qui, sur la seule valeur intellectuelle et morale représentée à leurs yeux par Aragon, sinon par nous, aimeraient joindre leur protestation à la nôtre. Nous leur serions reconnaissants de vouloir bien nous retourner la feuille ci-jointe, revêtue de leur signature et de celle de leurs amis.

L'inculpation d'Aragon pour son poème « Front Rouge » paru dans la revue Littérature de la Révolution mondiale, inculpation qui l'expose à une peine de cinq ans de prison, constitue en France un fait sans précédent.

Nous nous élevons contre toute tentative d'interprétation d'un texte poétique à des fins judiciaires et réclamons la cessation immédiate des poursuites.

[Janvier 1932]


LA POÉSIE TRANSFIGURÉE

Depuis quelque cent ans la bourgeoisie capitaliste occidentale tient boutique à l'enseigne de la « liberté » et il semble que le plus clair de ses ressources spirituelles se soit épuisé à laver cette alléchante enseigne de la boue intellectuelle et morale qui n'a cessé de l'atteindre. Le mot « liberté » éclate encore de toutes ses lettres dérisoires sur les usines, les casernes, les bourses, les salons, les bordels, les champs de bataille d'Europe. Les apparitions idéologiques les plus récentes, le fascisme lui-même, s'escamotent avec aisance dans le domaine de la pensée démocratique. Il suffit, en effet, de fermer les yeux.

La « liberté » bourgeoise a gardé assez de charme pour séduire encore certains esprits et non des plus faciles.

Mais les idéologies pétrifiées, ce ne sont pas toujours les plus grands événements qui en viennent montrer la décrépitude. Un édifice qui a résisté aux rafales d'artillerie de la guerre universelle s'écroula soudain à la plus faible secousse, le pas d'un homme traqué qui fait à peine sonner la terre.

Ainsi, de la liberté bourgeoise et, par exemple, de l'affaire Aragon qui vient d'éclater en France.

Louis Aragon a publié un poème. Ce poème s'intitule Le Front Rouge. On a pu le lire ailleurs. Des poursuites sont entamées contre le poète. Louis Aragon est passible désormais de cinq ans de prison.

Il n'est pas opportun d'ouvrir ici un débat sur la poésie, sur la place qu'il convient de lui assigner dans le domaine de l'esprit, sur les vertus que l'on est en droit de lui reconnaître, sur les espérances qu'elle justifie.

Disons seulement qu'il a été donné à quelques-uns des nôtres (et ce sera sans doute l'un des seuls titres de gloire de cette étrange époque) de restituer au poème sa valeur intrinsèque de provocation humaine, sa vertu immédiate de sommation entraînant à la manière du défi, de l'insulte, une réponse sensiblement adéquate.

Réponse directe, elle aussi essentiellement justifiable, de toutes les puissances individuelles et sociales violemment ou insidieusement mises en cause et réagissant selon les moyens qui leur sont propres.

Le plus subversif n'est pas toujours celui qu'on pense, mais ce n'est pas sans raison que la bourgeoisie se sent réellement menacée par certains textes poétiques.

L'on connaît d'ailleurs la parade dont elle a usé pendant longtemps et qui ne laissait pas d'être assez habile.

Il lui suffisait de renforcer par un apport doctrinal plus ou moins solide (métaphysiques ou mystiques de l'Art, de la Beauté, etc.) les habitudes spirituelles d'un lecteur tout juste au niveau de la rhétorique plus ou moins chatoyante qui lui tenait lieu de nourriture.

Tout poème se trouvait ainsi automatiquement relégué dans le domaine très spécial et particulièrement fermé de la contemplation esthétique.

Et il faut admettre que cette méthode de neutralisation n'a pas été sans connaître de véritables succès. Les plus grands en ont souffert : Lautréamont, Rimbaud. Elle réussit encore auprès de certains. Ouvrons les journaux. L'on se souvient de « Comoedia » lors de l'affaire Buñuel : « ... un film de fantaisie », et voici « Le Populaire » : Ne prenez pas « au sérieux ces roulades poétiques », à propos de l'affaire Aragon.

La « qualité artistique ou humaine » fait encore recette, si bien que quelques-uns d'entre nous ont cru devoir appuyer, de la sorte, une campagne de protestation et tentent de soulever l'opinion contre « l'interprétation d'un texte poétique à des fins judiciaires ». Cette tactique présente certes des avantages locaux et nous aurions tort d'en grossir les risques. Qui donc oserait mettre en doute les intentions profondes de Breton et de ses amis, leur clairvoyance et qu'ils ne soient prêts à sacrifier à la cause qu'ils défendent depuis des années, leur liberté et leur vie même ?

Il n'en reste pas moins que la bourgeoisie a pris conscience de l'insuffisance de ses premières méthodes de combat. Elle ne peut plus tabler sur le déclenchement de certains tics mentaux qui lui étaient éminemment favorables.

Le poème commence de jouer dans son sens plein. Mot pour mot, il n'y a plus de mot qui tienne. Le poème prend corps dans la vie sociale. Le poème incite désormais les défenseurs de l'ordre établi à user envers le poète de tous les moyens de répression réservés aux auteurs de tentatives subversives.

Mais du même coup, la bourgeoisie démasque la gratuité de l'idéologie de liberté qu'elle avait jusqu'ici si soigneusement entretenue. Cette liberté, elle l'a accordée au poète aussi longtemps qu'elle a pu fonder sur l'incompréhension du lecteur. La clairvoyance du lecteur entraîne mécaniquement l'intervention du juge et du policier.

L'affaire Aragon ne fait que pousser jusqu'à l'évidence un processus qui se manifeste chaque jour à divers degrés et un peu partout.

Des conclusions s'imposent que nul esprit honnête ne peut éluder :

C'est la bourgeoisie capitaliste elle-même qui se charge de démontrer, de la manière la moins réfutable, l'hypocrite vanité de ses principales valeurs intellectuelles et morales, et spécialement, d'écarter à jamais de la scène mentale le fantôme de liberté qu'elle érigeait en idole.

Rien ne servirait de protester, de faire appel à des principes que les faits en question ici-même suffisent à ruiner.

A ceux qui ne pourront s'incliner devant de semblables évidences, il ne reste que de mettre leur volonté de révolte au service des forces politiques capables de briser la domination d'une classe qui engendre et multiplie d'aussi scandaleux, d'aussi pitoyables méfaits.

Les signataires de ce texte estiment qu'à l'heure actuelle, nulle autre attitude, nulle autre méthode ne saurait être reconnue pour valable.

30 janvier 1932.
RENÉ MAGRITTE, E.-L.-T. MESENS, PAUL NOUGÉ, ANDRÉ SOURIS.

MISÈRE DE LA POÉSIE

« L'AFFAIRE ARAGON »
DEVANT L'OPINION PUBLIQUE

« L'inculpation d'Aragon pour son poème « Front Rouge » paru dans la revue Littérature de la Révolution Mondiale, inculpation qui l'expose à une peine de cinq ans de prison, constitue en France un fait sans précédent.

Nous nous élevons contre toute tentative d'interprétation d'un texte poétique à des fins judiciaires et réclamons la cessation immédiate des poursuites ».

Ce texte de protestation, proposé par les surréalistes, a recueilli jusqu'à ce jour plus de trois cents signatures qu'il me paraît indispensable d'énumérer tout d'abord :

Adolphe Acker, C. Armand, Hans Arp, Fernand Aubier, Jean Audard, Pierre Audard, Georges Auric, Edouard Autant, Mme Autant-Lara, Henri Baranger, C. Barette, Raymond Baumgarten, André Beloni, J. Benoist-Méchin, André Beucler, Norbert Bézard, André Billy, André Bloc, René Blum, J.-A. Boiffard, Paul Bonet, René Bonissel, Ch.-A. Bontemps, Jacques Bour, Joë Bousquet, Paul Bouthonnier, Emile Bouvier, Georges Braque, Léon-Marie Brest, Bernard Brunius, Jane Brunius, Simone Brunius, Luis Buñuel, Robert Caby, Henriette M.E. Cahen, Roger Caillois, Georgette Camille, Catherine Campoursi, L. Cardoza y Aragon, Fernando Castillo, Blaise Cendrars, Pierre Combet-Descombes, Marie-Anne Comnène, M. Cretolle, Caresse Crosby, Guy Crouzet, Nancy Cunard, Francis Curel, Louis Curel, Venance Curnier, A. Cuvillier, Robert Dahlem, Camille Dahlet, Salvador Dali, David Danon, Daragnès, René Daumal, André Delons, Lucien Descaves, Mireille Descouleurs, Jean-Paul Dreyfus, Marcel Duchamp, Edouard Dujardin, Louis Dumont, Georges Dupeyron, Luc Durtain, Georges Duthuit, Satia Erlich, Max Ernst, Claude Estève, J.-L. de Faucigny-Lucinge, André Favory, Félix Fénéon, Henri Féraud, Fernand Fleuret, Jean Follain, H.-L. Follin, Paul Fort, Marcel Fourrier, Théodore Fraenkel, André Frank, Roger Frétigny, Louis de Gonzague-Frick, E. Fritsch, Gabrielli, Galanis, Jean Gasnet, Firmin Gémier, Alberto Giacometti, Roger Gilbert-Lecomte, Ed. Goerg, Charles Goldblatt, Goov, Paul Goyard, Marcel Gromaire, L.G. Gros, Pierre Gueguen, Arthur Harfaux, Allanah Harper, Paul Hay, Maurice Heine, Maurice Henry, Arthur Honegger, Georges Hugnet, Valentine Hugo, Andrée Hythier, E.P. Isler, Jacoberger, Joseph Jolinon, Marcel Jouhandeau, Francis Jourdain, Dr. Jullien, Simone Kahn, M. Kirsch, Greta Knutson, Jean Lacroix, Jean Laigle, Eyre de Lanux, Jacques Lebar, André Lebey, Le Corbusier, Lefranc, Paul Léautaud, Fernand Léger, Jacques-Henri Lévesque, Jean Lévy, G. Liéveaux, Jacques Lipchitz, Pierre Loeb, Julien Jack London, Jean Luchaire, Ivan Ludig, André Lurçat, Jean Lurçat, Pierre Mac-Orlan, Maurice Magre, Emile Malespine, Léo Malet, Fernand Marc, Marcoussis, Odette Masson-Lévy, Henri Matisse, Jean-Daniel Maublanc, Jehan Mayoux, Marie-Louise Mayoux, R. Mendès-France, Paul Mérat, Aimé Méric, Francis de Miomandre, Joan Miró, Eugène Montfort, J.-M. Moraine, Max Morise, César Moro, Georges Mouton, Henry Muller, Alexandre Natanson, Georges Neveux, Marcel Noll, Ozenfant, Polly Peabody, P. Pesant, René Pernet-Solliet, H.-L. Péronne, Francis Picabia, Picasso, Juan Piqueras, Léo Poldès, Jacques Porel, Henry Poulaille, Jacques Prévert, Jean Prévost, Maurice Privat, Pucine, Cl. André Puget, Jean Puyaubert, Lucien Quinet, Léon Pierre-Quint, Charles Ratton, Man Ray, Maurice Raynal, Zdenko Reich, Pierre Reverdy, Riéra, Jules Rivet, Gui Rosey, Jean Rostand, Denis de Rougemont, P. Roussel, Jean Roux, Maeve Sage, E. Salazar, G. Salendre, Salvat, Pierre Sayer, Schwartz, Philippe Schwob, François Secret, Marcel Seignobos, Serge Simon, Paul Singer, A. Spaety, Jean Stéfani, Adrian Stokes, André Suarès, Jules Supervielle, Gaston Tesseyre, E. Thuot, Clovis Trouille, Tristan Tzara, Renée Unik, M. Vacher, Robert Valançay, Georges Vernant, J.-P. Vernant, Paul Vienney, Jean Vigo, H. Vines, L. Vines, Juan Vicens, Nora Vilter-Auric, Vlaminck, J. Walch, Waldo Franck, Jeanne Walter, Henri Weitzmann, Georges Weinstein, Charles Wolf.

George Adam, A. Harris, W.-A. Harris, Antoine de Smedt, J.-M. de Vlieger, Henry van Vyve, Lucien van Vyve.

Alfred Apfel, Herbert Bayer, Walter Benjamin, Edith Braunwasser, Bertolt Brecht, Maria Fischer, Gustav Glück, Elisabeth Hauptmann, Thomas Mann, Moholy-Nagy, Franz Pfemfert, Adolphe Rosen, Ernst Schoen, Thea Sternheim, Bert Werner, P. Werner, Viktor Werner-Kahle.

Gyula Illyès.

Vera Petukova, Josef Setnicka, Karel Teige.

Milan V. Bogdanovitch, Oskar Davitcho, Milan Dédinatz, Vane Givanovitch-Bor, R. Givanovitch-Noje, Gustave Kerkletz, Doroty Kostitch, Douchan Matitch, Pierre Popovitch, Marco Ristitch, Alexandre Voutcho, Georges Yovanovitch.

Manuel Altolaguirre, J. Ardanaz, Carlos Arniches, Corpus Barga, Ricardo Baroja, Carlos Castillo, Honorio C. Condoy, Margarita Daguerre, Antonio Espina, M. Espinosa, Ramon Gallegos, José Gaos, Pédro Garfias, Rafael Gaston, Hélios Gomez, Luis Lacasa, Ponce de Léon, Francisco Garcia Lorca, Carmen Manso, Margarita Manso, Mary Manso y Castillo, M.-R. Mata, Angel Pina Mateos, F. Maura-Salas, Pedro Méjias, Santiago Esteban de la Mora, José Moreno-Villa, José M. Muniesa, Manuel Muñoz, Antonio de Obregon, Cristobal Ruiz, J. Sobrado, Jorga Trisac, Marino Vela, Rafael Sanchez Ventura.

Albert, Avezard, Baudin, Blache, Pierre Blum, Boulanger, Citerne, Deriaz, Garré, Provost, Rouffianges (Appareil du Secours Rouge International)

et l'ensemble de la Section française du Secours Rouge International (60 000 membres).

Sous le titre « L'AFFAIRE ARAGON », les surréalistes de nationalité française qui avaient cru pouvoir, en la circonstance, alerter l'opinion, saisissaient également celle-ci de leur réaction propre à l'égard des poursuites engagées, tout en spécifiant que les termes de leur déclaration n'engageaient qu'eux-mêmes et que ce qu'ils sollicitaient, en faveur d'Aragon, était une manifestation de solidarité fondée sur la seule reconnaissance de sa valeur intellectuelle et morale. Comme il était à prévoir, cette démarche a donné lieu à diverses interprétations tendancieuses, parmi lesquelles il en est de si grossières et de si insultantes qu'elles ne mériteraient aucunement d'être réfutées, n'était l'occasion que de toute évidence elles cherchent de se coordonner avec d'autres pour nous nuire dans l'esprit de ceux qui sont privés d'éléments d'appréciation valables sur nous. A cette manoeuvre qui se dessine comme devant être d'assez grande envergure, il me paraît nécessaire d'opposer dès aujourd'hui certaines considérations fondamentales, que nous avions volontairement laissées de côté dans notre première déclaration pour ne pas alourdir le débat.

Avant d'y venir, je tenterai de donner idée de la nature des objections plus ou moins malveillantes qui nous ont été faites et qui tentent de ruiner la position que nous avions prise. J'aimerais, pour cela, pouvoir distinguer a priori celles de ces objections qui ont pris naissance dans le camp de la bourgoisie et celles qui se sont élaborées dans les milieux révolutionnaires. En l'espèce cette distinction ne reposerait malheureusement sur aucune opposition foncière, elle demeurerait tout extérieure à la question qui nous occupe.

D'un commun accord, en effet, nos adversaires se sont plu, pour pouvoir nous refuser leur signature ou nous signifier leur désapprobation, à faire état de la prétendue contradiction qui existerait, soit entre la première et la seconde page de notre texte, soit entre l'ensemble de ce texte et ce que l'on pouvait auparavant connaître de nous. Le principal grief auquel nous nous trouvons avoir affaire et qui s'exprime avec une virulence variable dans certaines lettres que nous avons reçues porte sur le fait qu'on nous prête l'intention, à la première menace de répression grave qui pèse sur l'un de nous, de fuir la responsabilité de nos actes et de chercher je ne sais quel surprenant refuge dans l'art. On feint de s'étonner, dans ces conditions, que nous ayons pu prétendre à l'honneur de mener la lutte révolutionnaire aux côtés du prolétariat et de courir tous les risques de cette lutte. Soudain nous nous serions disqualifiés nous-mêmes. Il n'y aurait plus qu'à nous convaincre publiquement de dérobade.


La gravité particulière d'une telle imputation me dispense de m'étendre sur les divers autres mouvements individuels de défense auxquels notre consultation a pu donner lieu, et qui témoignent de la haine ou de la défiance de tel ou tel de nos correspondants à l'égard de la Révolution prolétarienne et de l'U.R.S.S. célébrées dans « Front Rouge ». Il n'importe guère à vrai dire de savoir si ces mouvements procèdent d'un état d'esprit violemment réactionnaire, de nature gâteuse comme chez Charles Richet (« Je ne connais absolument pas l'Affaire Aragon, et n'en ai aucune idée. Je sais seulement que défendre l'U.R.S.S. c'est faire l'apologie du vol et de l'assassinat »), hypocritement libéral comme chez André Lebey (« Vive la Liberté, même contre Aragon plus tard quand il n'en voudra plus, si le bolchevisme triomphe »), ou simplement anarchisante chez Pierre Reverdy (« Ne plaçant aucun espoir d'apaisement des révoltes légitimes dans une forme quelconque de gouvernement, c'est un témoignage de solidarité confraternelle et amicale que signifie mon nom au bas de cette pétition »). De telles résistances sont pour nous trop aisément compensées par les témoignages d'estime et d'encouragement réels qui nous sont venus de toutes parts, notamment d'amis inconnus (« Camarades, nous écrivent deux étudiants, Georges Mouton et Adolphe Acker, nous n'avons pas voulu vous retourner signée cette feuille de revendication pour la liberté de la poésie en France sans vous dire la sympathie très sincère et très vive que nous avons depuis quelques années déjà pour vous tous et notre foi en vos efforts révolutionnaires et surréalistes. Sans vous dire, non plus, que vous n'êtes pas seuls dans la voie que vous suivez et que dans notre jeunesse il y a des éléments qui vous soutiennent dans leurs coeurs et aussi dans leurs actes »). Pour ceux-ci comme pour l'immense majorité de ceux qui ont répondu à notre appel, il est bon de faire remarquer que notre attitude n'a prêté à aucune confusion.

S'il n'en a pas été de même pour quelques autres, il convient d'autant plus d'examiner leurs arguments et d'établir la part de responsabilité qui nous incombe dans ce malentendu.

Pour Bernard Brunius, le poème « dépassant en signification et en portée son contenu immédiat, par là-même se montrant plus subversif » que toute autre forme d'expression, « sa valeur pouvant être mesurée à son efficacité, il n'est pas surprenant de le voir poursuivre » ; il est juste que « l'art pour la Révolution » (opposé à « l'art pour l'art » que nous avons toujours combattu) expose le poète aux mêmes risques que toute autre forme d'action communiste militante. Gaston Bergery, pour pouvoir signer, biffe la phrase : « Nous nous élevons contre toute tentative d'interprétation d'un texte poétique à des fins judiciaires » et, d'un trait de plume, nous renvoie à la mention A.S.D.L.R. (Au Service de la Révolution) qu'on peut lire sur la couverture même de notre revue. Jules Romains nous prête une autre sorte d'inconséquence : « En signant cette pétition, nous qui ne sommes pas de votre groupe, nous aurons l'air de dire : Aragon est un garçon bien gentil qui a écrit un inoffensif morceau de rhétorique (comme Richepin quand il parlait d'aller fesser le bon Dieu). Tous les surréalistes sont des garçons bien gentils. Et, plus généralement, il n'est pas question de prendre le contenu d'un poème au sérieux. Ce qui me paraît très grave pour la poésie, pour la conception que vous me paraissez en avoir, comme pour celle que j'en ai... Permettez-moi de vous déclarer que si, en 1916, quand je publiai Europe, on m'avait inculpé, je n'aurais pas accepté qu'on mît la protestation sur ce terrain - en admettant qu'on se fût risqué à protester en ma faveur, ce qui n'était guère probable ». Cette dernière thèse pourrait être de nature à nous émouvoir plus que les précédentes : ce serait en effet celle d'un homme qui sait de quoi l'on parle, pour s'être lui-même un jour exprimé dangereusement. Il n'est pas sans intérêt, toutefois, pour la clarté de l'exposition, de la rapprocher de celle d'André Gide, telle qu'elle se dégage de l'entrevuesurprise que me relate René Crevel (*). Avant d'y renvoyer le lecteur, je ne puis faire autrement que rendre compte de la curieuse tentative qui a consisté, vers le début de ce mois, à faire passer pour illusoire l'inculpation d'Aragon, au mépris de la signification formelle qui lui en avait été faite par le juge et des feuilles de convocation très explicites qu'il recevait. « Rassurez-vous, nous écrivait Gide. Toutes informations prises, il ne s'agit encore que d'enquête et non d'inculpation. Une protestation préventive risque d'attirer l'attention publique et de forcer l'inculpation - par conséquent de desservir Aragon. » Roger Martin du Gard se prononçait dans le même sens. (On sait que malgré leurs efforts l'attention publique a été attirée par les articles de L'Humanité, de Lu, du Journal, de Comoedia, de L'Oeuvre, de Paris-Midi, de Paris-Soir, du Petit Provençal, etc.).

A la lecture d'une feuille intitulée « La Poésie transfigurée », et rédigée par nos amis de Belgique René Magritte, E.L.T. Mesens, Paul Nougé, André Souris, ne sont pas non plus sans apparaître quelques réticences concernant l'acceptation de la position que nous avons prise : « La poésie, écrivent-ils, commence de jouer dans son sens plein. Pour en finir avec la volonté de neutralisation de l'oeuvre d'art, il ne serait pas mauvais de voir les textes poétiques que nous tenons pour valables jugés avant tout sur leur contenu immédiat, au pied de la lettre. »


(*) Le récit de cette entrevue fait partie des pièces jointes à ce rapport.


Enfin Romain Rolland nous a fait tenir la lettre que je crois devoir reproduire intégralement, à la fin de ce texte.

Il n'est pas question de défendre ici contre tout légitime reproche le texte, d'une part, d'une déclaration destinée à manifester le seul point de vue surréaliste sur les poursuites dont Aragon est l'objet, d'autre part d'une protestation qui a pour but de recueillir le plus grand nombre de signatures et ne peut donc se montrer autrement expédiente par elle-même. Je m'explique. Le fait que la déclaration proprement dite est le résultat d'une collaboration, rend possible un certain manque de soudure entre ses principaux éléments constitutifs. Très exactement je pense que, dans notre souci de rendre sensible l'accentuation de la répression en insistant sur le caractère exceptionnel de l'action judiciaire engagée contre l'un de nous, nous ne nous sommes pas suffisamment élevés contre le scandale permanent que constitue de nos jours la chute massive des peines encourues pour délit d'opinion. Peut-être avons-nous eu tort de croire que notre sentiment, maintes fois exprimé, ne pouvait faire de doute à cet égard. Il allait, croyions-nous, sans dire, que nous tenions pour une provocation intolérable à toute pensée qui se respecte, et aussi pour le meilleur symptôme d'agonie du régime, la condamnation d'André Marty pour sa lettre à Foch ou celle d'un jeune ouvrier dont tout le crime est d'avoir vendu L'Avant-Garde. En effet ce point ne saurait être trop précisé. Il n'empêche que c'était tout particulièrement notre rôle de chercher à intéresser au sort d'un intellectuel menacé, le cercle des intellectuels de ce pays que la propagande révolutionnaire touche peu. Par là, nous pouvions espérer émouvoir ce cercle d'une manière plus générale. Sur le terrain qui nous est propre, nous pensions participer ainsi plus effectivement à la lutte contre la répression. Je m'assure que dans une très large mesure ceci a d'ailleurs été compris et je n'en veux pour preuve que l'adhésion immédiate, sans réserves, à notre protestation, du Secours Rouge International et de ses soixante mille membres.

Ces très claires affirmations posées, je me hâte de répondre à nos contradicteurs.


La particularité du problème soulevé par l'inculpation de « Front Rouge » est que selon moi ce problème présente deux faces : une face sociale et une face poétique, lesquelles, du point de vue surréaliste, sont également dignes d'être considérées.

Si la « justice » bourgeoise, dans la période pro-fasciste que nous traversons, se fait de jour en jour plus féroce et plus expéditive, si en France elle se montre suffisamment aux abois pour que les poètes à leur tour lui semblent dignes de ses coups, ce ne saurait être une raison pour que nous fassions abandon nous-mêmes de tout sens critique jusqu'à nous méprendre sur la signification profonde de l'acte poétique, jusqu'à permettre que la poésie et l'art s'engagent dans une ornière.

Je ne m'attends pas à être très suivi dans ces considérations et suis le premier à déplorer qu'à l'occasion d'un fait socialement assez éloquent : l'inculpation d'Aragon, les développements purement techniques qui vont suivre ne m'aient pas été épargnés. Mais il est inadmissible que le surréalisme, en butte au plus grave procès de tendance, paraisse tout à coup désarmé. Nous avons dit que le « poème » était tel qu'en matière d'interprétation la considération de son sens littéral ne parvenait aucunement à l'épuiser, nous avons soutenu qu'il était abusif de prétendre l'identifier devant la loi à toute espèce de texte répondant au désir d'expression exacte, autrement dit mesurée et pesée de la pensée. Tout d'abord, à qui laisse entendre que cela constitue de notre part une attitude nouvelle, trop évidemment dictée par les événements, je ferai observer qu'il y a huit ans, dans le Manifeste du Surréalisme, j'ai tenu, au nom de la conception poétique que mes amis et moi nous avions, à dégager entièrement la responsabilité de l'auteur pour le cas où seraient incriminés certains textes de caractère « automatique » incontestable. Je me suis alors appliqué à faire ressortir l'extrême fragilité de l'accusation, par exemple, de provocation au meurtre sous laquelle, d'aventure, un de ces textes eût pu tomber. A coup sûr, affirmais-je, l'homme n'en devait pas plus compte à la justice que de ses rêves. C'est donc de très mauvaise foi qu'on déclarerait prendre ici le surréalisme en flagrant délit de contradiction. Certes je ne prétends pas que le poème « Front Rouge » réponde à la définition du texte « automatique » (j'essaierai même plus loin de montrer en quoi il en diffère), mais, par contre, j'estime que la position poétique qui est déterminée à ce jour pour celle d'Aragon et qui se dégage des douze ou quinze livres qu'il a écrits ne peut en aucune façon être sacrifiée à l'agitation que d'aucuns trouvent opportun de mener autour d'un de ses poèmes dont ils font exceptionnellement un modèle de pensée consciente. Je dis que ce poème, de par sa situation dans l'oeuvre d'Aragon, d'une part, et dans l'histoire de la poésie, d'autre part, répond à un certain nombre de déterminations formelles qui s'opposent à ce qu'on en isole tel groupe de mots (« Camarades descendez les flics ») pour exploiter son sens littéral alors que pour tel autre groupe (« Les astres descendent familièrement sur la terre ») la question de ce sens littéral ne se pose pas. Qui oserait prétendre qu'en prose, au cours d'un article, Aragon se fût laissé aller à écrire : « Camarades, descendez les flics » alors qu'une telle injonction, d'ailleurs sans portée réelle, est contraire aux mots d'ordre mêmes du Parti Communiste ? Il s'agit donc bien, dans l'esprit de la justice française, d'assimiler aujourd'hui au langage courant un langage tout particulier qui ne présente, avec celui-ci, aucune sorte de commune mesure. En leur qualité de poètes il appartient aux surréalistes de montrer la nouvelle iniquité que cette entreprise constitue, le sensible progrès qu'elle marque en 1932 dans la volonté d'application des lois scélérates.

C'est jouer à mon sens sur les mots que d'avancer que le poème « dépasse » en signification et en portée son contenu immédiat. Il échappe, de par sa nature, à la réalité même de ce contenu. Le poème n'est pas à juger sur les représentations successives qu'il entraîne mais bien sur le pouvoir d'incarnation d'une idée, à quoi ces représentations, libérées de tout besoin d'enchaînement rationnel, ne servent que de point d'appui. La portée et la signification du poème sont autre chose que la somme de tout ce que l'analyse des éléments définis qu'il met en oeuvre permettrait d'y découvrir et ces éléments définis ne sauraient à eux seuls, pour une si faible part que ce soit, le déterminer en valeur ou en devenir. S'il n'en était pas ainsi, il y a longtemps que le langage poétique se fût aboli dans le prosaïque et sa survivance jusqu'à nous, nous est le meilleur garant de sa nécessité. « Si, déclare Hegel, la prose a pénétré avec son mode particulier de conception dans tous les objets de l'intelligence humaine, et a déposé partout son empreinte, la poésie doit entreprendre de refondre tous ces éléments et de leur imprimer son cachet original. Et, comme elle a aussi à vaincre les dédains de l'esprit prosaïque, elle se trouve de toutes parts enveloppée dans de nombreuses difficultés. Il faut qu'elle s'arrache aux habitudes de la pensée commune qui se complaît dans l'indifférent et l'accidentel », que, sous tous les rapports, elle transforme « le mode d'expression de la pensée prosaïque en une expression poétique et, malgré toute la réflexion qu'exige nécessairement une pareille lutte, qu'elle conserve l'apparence parfaite de l'inspiration et la liberté originale dont l'art a besoin. »

Je pense qu'une telle opinion, qui n'a rien de spécifiquement idéaliste, n'a aucun besoin d'être révisée. Il est juste de tenir la poésie et la prose pour deux sphères nettement distinctes de la pensée, juste d'affirmer que les représailles dont on s'apprête à user contre la poésie constituent, de la part des pouvoirs bourgeois, une intrusion plus intolérable encore que les autres (il s'agit de juger rationnellement de choses par définition irrationnelles), une atteinte incomparablement plus arbitraire et plus profonde à la liberté de penser (dans un domaine où la façon de penser est inséparable de la façon de sentir). Refuser de le reconnaître, ce n'est pas faire acte de pureté morale ou de dureté révolutionnaire, c'est seulement manifester à la poésie les dédains de l'esprit prosaïque dont parle Hegel, c'est seulement se ranger parmi les contempteurs de la poésie ou, plus généralement, parmi les philistins.

L'apparente ambiguïté de « L'Affaire Aragon » se résoud ainsi d'elle-même. Il ne faut rien moins que la prétention au machiavélisme qui existe chez Gide pour le faire porter cette allégation invraisemblable : les surréalistes demandent l'impunité pour la littérature. Bien entendu, ce dernier mot sert à introduire la confusion. Mais Gide n'en profite-t-il pas pour nous conter que lorsqu'il a publié « Corydon », c'est-à-dire, d'ailleurs, un texte d'expression surveillée s'il en fût, il était prêt à aller en prison ? C'est sans doute, n'est-ce pas, pourquoi en 1911 il a publié ce livre sans nom d'auteur à douze exemplaires, pourquoi en 1920 il en a fait paraître la seconde édition, toujours sans nom d'auteur, à vingt-et-un exemplaires, pour ne se décider à le mettre réellement dans le commerce qu'en 1924. On peut constater que la bravoure, dans ces conditions, est encore chose des plus réfléchies. Je pense qu'il n'y a pas lieu d'insister.

Trop rares ont été, durant la guerre, les actes publics qui témoignent d'une réelle indépendance d'esprit et de la non-abdication de toute espèce de courage ou même de sang-froid pour que je refuse, par contre, de prendre en considération les avis de Jules Romains et de Romain Rolland. Je n'estime cependant pas que le recueil « Europe », pour des raisons qui tiennent à la seule technique poétique du premier, technique en elle-même aussi valable qu'on voudra mais qui limite grandement l'étendue de son auditoire, a jamais pu sérieusement alarmer le gouvernement français et le fait est que la censure elle-même l'a laissé passer. Le cas de « Front Rouge » n'est, par là-même, pas comparable. J'objecterai, d'autre part, à Romains, qui pourrait le savoir aussi bien que moi, que la vertu du poème, sinon étrangère du moins transcendante au choix de ses mots, ne saurait être, avec l'appui des poètes, objet de discussion quelconque avec un juge. Je lui avouerai enfin que je m'inquiète de le trouver aujourd'hui si exagérément ambitieux pour un autre, lui qui n'a pas craint, lors des représentations au théâtre Pigalle, de changer en « Donogoo » le titre primitif de sa pièce « Donogoo Tonka » pour ne pas être désagréable à M. Tardieu.

L'erreur de Romain Rolland me paraît être essentiellement d'un autre ordre. Pour en revenir à sa lettre il y a chez lui sous-estimation radicale du point de vue même de la liberté poétique, condition d'existence de toute poésie, c'est-à-dire du point de vue qu'abstraction faite provisoirement de tout autre nous pensons avoir professionnellement à charge de maintenir. Romain Rolland ne m'empêchera pas de soutenir qu'un poème révolutionnaire tombe sous deux sortes de considérations : révolutionnaires d'une part, poétiques d'autre part et que, pour en épuiser la substance et aussi la valeur d'enseignement, il y a lieu de l'examiner sous ces deux angles. Le drame social existe, les surréalistes ont fait savoir en mainte occasion qu'ils ne se contenteraient pas de rester spectateurs de ce drame. Le drame poétique existe aussi et tout comme le précédent, il a eu, ne fût-ce qu'au siècle dernier, ses héros qui, dans ce pays, s'appellent Borel, Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Cros, Lautréamont, Jarry. Surréalistes, il n'est pas en notre pouvoir d'effacer ces noms, de nier ou même de laisser intercepter la lumière que nous en avons reçue. Et qui sait si leur voix ne se percevra pas mieux et plus communément un jour, le jour où il n'y aura plus de classes, où la Révolution Mondiale aura passé ? Ces dispositions nous définissent sous deux rapports assez distincts, je crois pouvoir m'en ouvrir loyalement à Romain Rolland. Mieux que tout le reste, cela pourra l'éclairer sur ce que peut être le sentiment de l'honneur chez les surréalistes. Mais je tiens encore à discuter avec lui le moyen de défense qu'il préconise dans sa lettre, ou qu'il eût préconisé si, selon lui, nous ne nous étions pas au préalable gravement fourvoyés. Il s'agirait, on l'a vu, de démontrer que l'inculpation de provocation au meurtre retenue contre Aragon ne se soutient pas, pour l'excellente raison que Maurras est resté impuni après l'assassinat de Jaurès, qu'il avait indiscutablement provoqué. L'inconvénient frappant d'une telle méthode de lutte est que, non seulement elle assimile un texte poétique à divers textes de journalisme crapuleux mais encore elle laisse entendre (« Et ici nous tenons le lien certain entre l'écrit et l'acte ») qu'une phrase telle que « Feu sur les ours savants de la social-démocratie » pourrait comporter une chance réelle d'exécution, ce qui est absurde. Il peut être question, à la rigueur, de juger une provocation sur son effet ou son manque d'effet, ce qui, d'ailleurs ne me semble pas un critérium (tout dépendant du moment où l'on juge) ; il ne peut s'agir, sur le seul avis d'un juge, et cela à quelques fins que ce soit, d'accepter de voir une provocation où il n'y a pas, où il ne saurait y avoir de provocation.

Le fait que « Front Rouge » s'est trouvé, par des événements tout extérieurs à la poésie, porté au premier plan de l'actualité poétique et a bénéficié d'une curiosité dont n'eût pu se prévaloir aucun autre poème depuis longtemps, m'oblige maintenant à le considérer en lui-même, c'est-à-dire par rapport à ce qui l'environne dans sa sphère, et non plus dans ses accidentels prolongements. « Front Rouge » marque-t-il un changement d'orientation très net dans le cours que nous croyions pouvoir assigner de nos jours à la poésie ; ce cours va-t-il en être troublé, modifié ? A supposer, en effet, que la formule en soit neuve, exploitable, assez générale et qu'en elle viennent objectivement se fondre le plus grand nombre des possibilités et des vélléités poétiques antérieures, un tel poème serait pour nous faire apercevoir comme très proche le lieu de résolution du conflit qui met aux prises la pensée consciente de l'homme et son expression lyrique, conflit qui passionne au plus haut degré le drame poétique dont je parlais tout à l'heure. Il nous inviterait à rompre sans plus tarder avec le langage indirect qui en poésie, jusqu'à ce jour, a été le nôtre ; il nous fixerait un programme d'agitation immédiate auquel, en vers comme en prose, nous ne pourrions sans lâcheté nous soustraire.

Je serais, mes amis comme moi seraient trop heureux d'en accepter l'augure si certaines considérations historiques n'étaient pour nous faire abandonner très vite de si grands espoirs. Je ne rappellerai ici que pour mémoire comment Hegel, dans son « Esthétique », est amené à caractériser les divers cycles qu'a parcourus l'art : symbolique, classique, romantique. Tout d'abord l'imagination, mal soutenue par l'intelligence, est condamnée à l'abstraction pour tout ce qui n'est pas la figuration élémentaire des forces physiques ; avec l'art classique l'esprit constitue le fond de la représentation, seule la forme sensible étant empruntée à la nature ; avec l'art romantique, cet esprit, abandonnant de plus en plus la réalité extérieure, ne se cherche qu'en lui-même. Cette dernière manière d'être, observe Hegel, « a pour conséquence l'absolue négation de tout ce qui est fini et particulier. C'est l'unité simple qui, concentrée en elle-même, détruit toute relation extérieure, se dérobe au mouvement qui entraîne tous les êtres de la nature dans leurs phases successives de naissance, d'accroissement, de dépérissement et de renouvellement : en un mot, repousse tout ce qui impose des limites à l'esprit. Toutes les divinités particulières sont absorbées dans cette unité infinie. Dans ce panthéon, tous les dieux sont détrônés. La flamme de la subjectivité les a dévorés » (*). Lorsqu'il signale, d'autre part, les deux grands écueils auxquels ne peut manquer de venir achopper un tel art, à savoir l'imitation servile de la nature dans ses formes accidentelles, conséquence même pour l'homme de sa désaffectation profonde, et l'humour, conséquence du besoin de la personnalité d'atteindre son plus haut degré d'indépendance, lorsqu'il donne enfin comme seul lieu de résolution possible de ces deux tendances ce qu'il appelle l'humour objectif, on ne peut, considérant les divers mouvements artistiques qui se sont succédés depuis sa mort (naturalisme, impressionnisme, symbolisme, cubisme, futurisme, dadaïsme, surréalisme) contester l'immense valeur prophétique de son affirmation (**). La vérité est que l'art


(*) Une rectification s'imposerait ici touchant à l'erreur idéaliste de Hegel qui le porte à ne concevoir les choses réelles que comme degré de réalisation de l'Idée absolue. On peut dire qu'en art comme ailleurs, cette conception a fait place à celle selon laquelle l'idéal « n'est autre chose que le matériel transposé et traduit dans la tête des hommes ». Mais ceci ne saurait contrarier le mouvement dialectique assigné à l'art par Hegel.

(**) Je regrette, ici, de ne pouvoir insister davantage sur l'oscillation très remarquable entre ces deux pôles (1° imitation de l'aspect extérieur accidentel. 2° humour) qui caractérise toute action artistique depuis un siècle. D'une part imitation des aspects volontairement les plus « terre à terre » de la vie (naturalisme), les plus fugitifs de la nature (impressionnisme), de l'objet considéré en tant que volume et matière (cubisme), de l'objet en mouvement (futurisme) ; d'autre part humour, particulièrement éclatant dans les époques troublées et témoignant chez l'artiste du besoin impérieux de dominer l'accidentel lorsque celui-ci tend à s'imposer objectivement : premier symbolisme avec Lautréamont, Rimbaud, correspondant à la guerre de 1870 ; prédadaïsme (Roussel, Duchamp, Cravan) et dadaïsme (Vaché, Tzara) correspondant à celle de 1914.


romantique, au sens très large où l'a entendu Hegel, est loin d'avoir pris fin de nos jours et que, les formes générales du développement de l'art ne permettant à un individu donné aucune licence appréciable, nous sommes probablement dans l'art, que nous le veuillions ou non, en plein humour objectif. Dans quelle mesure cette situation est-elle compatible avec ce que l'exigence révolutionnaire voudrait faire de nous ?

On sait que les directives données aux écrivains et aux artistes par la Conférence Internationale des Ecrivains prolétariens et révolutionnaires qui s'est tenue en novembre 1930 à Kharkov ne s'inspirent aucunement de telles considérations, ce qui ne veut pas dire que, du point de vue marxiste, celles-ci sont oiseuses : on comprendrait mal que l'histoire et la philosophie de l'art soient tout à coup considérées comme deux branches mortes de l'arbre des sciences, que le matérialisme historique a tout entier fait reverdir. Je m'assure que des préoccupations d'une tout autre actualité en ont seules décidé ainsi et je n'hésite pas à reconnaître que ces préoccupations étaient seules justifiables à pareille heure, en pareil lieu. Ce que je conteste, c'est qu'il faille, dans un désir d'unification par trop simpliste des tendances artistiques extrêmement variées qui se manifestent d'une part en U.R.S.S., quatorze ans après la Révolution prolétarienne, d'autre part en Allemagne, en Amérique, au Japon ou en France, avant la Révolution prolétarienne, abandonner la lutte intellectuelle générale telle qu'est est engagée différemment dans chaque pays. De cette lutte on sait en effet qu'elle a pour objectif l'accroissement de la culture générale. Chacun doit, selon moi, continuer de participer à cette lutte dans le sens de sa qualification la plus spéciale. S'il est révolutionnaire il le doit et il doit, d'autre part, aider de tous ses autres moyens l'action révolutionnaire. C'est là la condition même de son équilibre. Privé du droit de poursuivre ses investigations dans le domaine qui lui convient, tôt ou tard cet homme sera perdu pour lui-même, et perdu pour la Révolution. Il importe au plus haut point de ne pas laisser se consommer la rupture, qui pourrait être imminente, entre les révolutionnaires professionnels et les autres catégories d'intellectuels révolutionnaires. Il importe de ne pas laisser se dégrader entre les mains de ceux-ci, pour reprendre une parole de Lénine, « le trésor de science amassé par l'humanité » dont ils se trouvent être passagèrement les dépositaires. « En effet, la culture prolétarienne, comme il l'a admirablement dit, n'est pas donnée toute faite, elle ne jaillit pas du cerveau de je ne sais quels spécialistes en culture prolétarienne. Ce serait pure bêtise de le croire. La culture prolétarienne doit apparaître comme la résultante naturelle des connaissances conquises par l'humanité sous le joug capitaliste et sous le joug féodal. »

Pour en revenir à « Front Rouge » et à l'opposition artificielle en laquelle on pourrait tenter de le mettre avec le milieu dont il est issu, je me dois de déclarer qu'il n'ouvre pas à la poésie une voie nouvelle et qu'il serait vain de le proposer aux poètes d'aujourd'hui comme exemple à suivre, pour l'excellente raison qu'en pareil domaine un point de départ objectif ne saurait être qu'un point d'arrivée objectif et que, dans ce poème, le retour au sujet extérieur et tout particulièrement au sujet passionnant est en désaccord avec toute la leçon historique qui se dégage aujourd'hui des formes poétiques les plus évoluées. Dans ces formes, il y a un siècle (Cf. Hegel) le sujet ne pouvait déjà plus être qu'indifférent et il a même cessé depuis lors de pouvoir être posé a priori. Force m'est donc, considérant aussi le tour de ce poème, sa référence continuelle à des accidents particuliers, aux circonstances de la vie publique, me rappelant enfin qu'il a été écrit lors du séjour d'Aragon en U.R.S.S., de le tenir non pour une solution acceptable du problème poétique tel qu'il se pose de nos jours mais pour un exercice à part, aussi captivant qu'on voudra mais sans lendemain parce que poétiquement régressif, autrement dit pour un poème de circonstance. Après en avoir ainsi débattu, nous nous retrouvons, devant nos propres recherches, au même point.

Si nous venons de perdre ainsi la chance qu'on eût pu croire qu'Aragon, en écrivant « Front Rouge », nous avait donnée de participer durablement, par des poèmes, à l'action révolutionnaire, si nous n'avons pas réussi à admettre qu'au but de la poésie et de l'art - qui est, depuis le commencement des siècles, « en planant au-dessus du réel de le rendre, même extérieurement, conforme à la vérité intérieure qui en fait le fond » - pouvait être substitué un autre but, qui fût, par exemple, d'enseignement ou de propagande révolutionnaire (l'art n'étant plus alors employé que comme moyen), qu'on n'aille pas soutenir que pour cela nous sommes les derniers fervents de l'« art pour l'art », au sens péjoratif où cette conception dissuade ceux qui s'en réclament d'agir en vue d'autre chose que la production du beau. Nous n'avons jamais cessé de flétrir une telle conception et d'exiger de l'écrivain, de l'artiste leur participation effective aux luttes sociales. Bien que, pour un témoin de bonne foi, la cause soit depuis longtemps entendue, il convient de le répéter au moment où une canaille, qui naturellement ne signe pas, trouve le moyen de publier, dans L'Humanité du 9 février 1932, le papier que voici :

L'INCULPATION D'ARAGON

Aragon a été inculpé, comme nous l'avons annoncé, d'excitation de militaires à la désobéissance et de provocation au meurtre pour son poème : Front Rouge, paru dans La Littérature de la Révolution mondiale, revue que le gouvernement bourgeois a saisie.

Nous avons dénoncé le ridicule et l'odieux de cette inculpation. Nous protestons encore une fois contre cette manifestation de la répression bourgeoise qui frappe une revue révolutionnaire. Nous appelons les ouvriers et les intellectuels à joindre leurs protestations à la nôtre, à lutter avec nous contre toutes les manifestations de la répression bourgeoise et à imposer l'amnistie intégrale pour tous les délits politiques.

Mais nous dénonçons vigoureusement l'utilisation de cette affaire par le groupe surréaliste pour se faire de la réclame.

Loin de combattre la répression bourgeoise, les surréalistes ne protestent que contre la répression s'exerçant contre un poème lyrique. Ils exigent l'immunité politique pour les poètes et pour les poètes seulement. « Nous nous élevons contre toute tentative d'interprétation d'un texte poétique à des fins judiciaires », écrivent-ils.

Nous n'admettons pas la position de ces intellectuels prétentieux qui ne bougent pas quand la répression frappe les ouvriers et qui remuent cieux et terre quand elle effleure leur précieuse personne.

La pétition surréaliste est un dégonflage pur et simple. Au lieu de défendre le contenu du poème, ils battent en retraite sur toute la ligne de leur « front rouge ». Leur révolutionnarisme n'est que verbal.

Ils admettent les persécutions « réservées à ce qui constitue les formes d'expression exacte de la pensée », mais veulent qu'il soit fait exception pour la poésie !

La bourgeoisie, dans sa répression contre le prolétariat révolutionnaire, frappe parfois ceux qui s'accrochent fortuitement au mouvement ouvrier. Telle est la signification de « l'affaire Aragon ».

Est-il besoin de répondre à pareille saleté que les surréalistes admettent si peu les persécutions réservées à ce qui constitue les formes d'expression exactes de la pensée que, pour ne prendre que des exemples récents, L'Humanité elle-même du 23 novembre 1931 enregistrait leur demande de libération immédiate du secrétaire des syndicats du Panpacifique Paul Ruegg, que La Défense du 22 mai 1931 reproduisait leur tract : « Ne visitez pas l'Exposition Coloniale », dans lequel ils protestaient violemment contre l'expulsion de l'étudiant indochinois Tao et à la fin duquel on pouvait lire cette phrase : « Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en exigeant l'évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et des fonctionnaires responsables des massacres d'Annam, du Liban, du Maroc et de l'Afrique Centrale ». Je déplore que L'Humanité n'ait pas cru devoir rectifier une allégation si manifestement contraire aux faits mais ne vois pas le moyen de subir plus longtemps sans mot dire l'immense préjudice moral qu'elle veut nous causer. Je pense que ce ne saurait être attaquer de l'extérieur l'organe central du Parti Communiste français que de vouloir écarter de soi cette pelletée de boue.

Je ne vois pas non plus de nécessité révolutionnaire à m'abstenir en terminant de discuter, tout à fait en dehors de la ligne politique de ce Parti, ligne que j'approuve et qui ne saurait être pour moi que la seule juste, et par suite sous l'angle le plus exclusivement technique, les modalités d'application récente, en France, des thèses de Kharkov. On se souvient que dans ces thèses, le surréalisme, bien que présenté comme mouvement de « réaction des jeunes générations intellectuelles de l'élite petite-bourgeoise provoquée par les contradictions du capitalisme dans la troisième phase de son développement », était tenu pour une force révolutionnaire en puissance, contrairement aux divers autres groupements énumérés. Il était, d'autre part, entendu qu'il n'existait dans ce pays « aucun embryon de littérature prolétarienne ». C'eût été compter sans les intrigues de ceux qui se trouvaient ainsi remis à leur vraie place que de penser qu'une situation si claire n'allait pas se trouver renversée d'un instant à l'autre et je suis contraint d'avouer qu'elle l'est, pratiquement, aujourd'hui. Les surréalistes seuls sont considérés comme indignes d'entrer dans l'Association des Artistes et Ecrivains révolutionnaires, conçue pourtant sous une forme extrêmement large. On tente, pour justifier cette éviction, de faire passer la revue Le Surréalisme au service de la Révolution, dont deux numéros particulièrement significatifs viennent de paraître, pour une publication pornographique (*) et contre-révolutionnaire.

L'évidence de la mauvaise foi qui s'exerce encore, ici, contre nous ne me dispense pas, cette fois, d'essayer de reconstituer le tour de passe-passe dont nous sommes victimes et qui n'a pas mis moins de plusieurs mois à s'opérer, sous la direction de MM. Jean Fréville et Jean Peyralbe (des pseudonymes, bien


(*) La poésie qui, de par sa nature, ne peut tenter d'exprimer qu'une des collisions de la vie humaine en général se voit ainsi sommée en notre personne de ne plus puiser dans le domaine où ces collisions se montrent de beaucoup les plus riches, je veux dire le domaine sexuel. (Rien n'empêchera cependant que les sciences naturelles se soient, à notre époque, enrichies des magnifiques découvertes de Freud). Ce sera, j'espère, un jour, l'honneur des surréalistes d'avoir enfreint une interdiction de cet ordre, d'esprit si remarquablement petit-bourgeois. En attendant, on tente d'exploiter misérablement contre nous le contenu manifeste de la très belle « Rêverie » de Dali parue dans le n° 4 du Surréalisme A.S.D.L.R. « Vous ne cherchez qu'à compliquer les rapports si simples et si sains de l'homme et de la femme », nous dit une buse.


entendu), le premier chargé de la rubrique des livres, le second de la rubrique des arts à L'Humanité.

M. Peyralbe est très fort. Il a lu l'étude de Plékhanov, publiée dans L'Art et la Vie sociale et, pour légiférer en art, cela paraît bien, même, être tout ce qu'il a lu. De ce qu'il nous livre des idées exprimées dans cette étude (à ce jour non traduite en français), je retiens principalement que « l'art est un moyen de contact spirituel entre les hommes », ce qui me semble s'imposer comme vérité première, et aussi que l'art d'une époque ne peut être que le reflet des déterminations économiques et sociales de cette époque, ce qu'il ne serait pas moins puéril de nier. Conséquemment à cette dernière affirmation, l'art d'une époque décadente ne saurait être que décadent (et Plékhanov le déclare, du reste, en substance), ce qui ne veut pas dire (comme il l'explique) qu'un tel art ne puisse produire des oeuvres valables, autrement dit, si je comprends bien, susceptibles d'établir un contact spirituel entre les hommes. Les observations de Plékhanov, sur la date desquelles on oublie comme par hasard de nous fixer, et qui doivent, à certains égards, présenter un côté épisodique très marqué si l'on en juge par la peine qu'y prend l'auteur de polémiquer longuement avec Camille Mauclair (!) pourraient bien être portées par M. Peyralbe à l'échelle de thèses toujours en vigueur et je défierais qui que ce soit d'y trouver un argument contre nous. M. Peyralbe en a été quitte pour les entrecouper de stupidités de son cru : dénonciation des prétendues formes sans contenu (ce qui dans son esprit paraît vouloir dire sans explicite contenu de classe), proclamation de la vénalité générale (de nos jours l'artiste ne travaille plus que pour l'argent !), condamnation de toutes les recherches d'expression neuve (comme si, au moins depuis la fin de l'époque classique, il n'était pas établi que les artistes qui comptent sont ceux qui ont commencé par bouleverser les moyens d'expression), etc. Au nom de cette conception de l'art utile que, surréalistes, nous sommes les premiers à défendre mais dans laquelle nous soutenons que le mot « utile » ne supporte aucunement d'être pris dans un sens immédiat, étroit et le moindrement restrictif, c'est ainsi qu'on tente de nous déconsidérer - et avec nous tous ceux qui ne se contentent pas de réciter d'une manière ou d'une autre les publications communistes (*) - de nous déconsidérer, dis-je, aux yeux du prolétariat à qui, pour se faire aujourd'hui sur ce sujet une opinion personnelle, la culture générale fait défaut. Quatorze mois après les résolutions de Kharkov, il n'est pas sans intérêt de montrer, tout à leur travail de démoralisation, un Moussinac, dont le style n'est d'ailleurs pas sans présenter quelques analogies frappantes avec celui de M. Peyralbe, tentant de faire passer un film abject de Cocteau pour l'expression autorisée de l'art d'avant-garde en France, de manière à laisser entendre que toutes les manifestations de celui-ci « puent le faisandé jusqu'à la suffocation » (L'Humanité 15 janvier 1932), un Peyralbe, quand il a fini d'occuper ses lecteurs des sujets grotesques du dernier prix de Rome (L'Humanité 17 décembre 1931), concentrant ses moyens indigents de compréhension artistique sur l'architecture (L'Humanité 7 décembre, 24 décembre


(*) « Si l'étude du communisme consistait seulement à savoir ce qui est exposé dans les publications communistes, il nous serait trop facile d'avoir quantité de perroquets ou de vantards communistes, et ce serait un grand mal, car ces gens, après avoir lu et appris ce qui est exposé dans nos ouvrages et nos brochures, seraient incapables de coordonner toutes ces connaissances et d'agir comme le veut réellement le communisme » (Lénine).


1931, 7 janvier, 4 février, 27 février 1932) sans doute parce que celle-ci est incontestablement, comme l'a dit Hegel, « l'art le plus pauvre quant à l'expression des idées ».

M. Fréville, lui, se compromet intellectuellement beaucoup moins. Hors de son admiration délirante pour Berl dont il n'a pu s'empêcher de nous faire part dans L'Humanité du 24 novembre 1931, rien n'est venu interrompre le cours monotone de ses réflexions qui se défendent systématiquement de prendre pour prétexte autre chose que la publication récente de tel ouvrage de vulgarisation historique ou la dernière attitude prise par tel groupement, tel organe (le populisme, Monde, Europe, Nouvel Age, Plans) dont le compte au point de vue révolutionnaire a été depuis longtemps réglé. C'est ainsi qu'il évite de laisser s'instituer toute espèce de débat sur la littérature générale dans lequel il serait obligé de prendre parti, qu'il s'abstient d'influencer d'une manière vivante, comme de sa place il le devrait, les écrivains révolutionnaires, ou même de leur traduire en langage concret les volontés de l'Internationale et du Parti. Stéréotypie des formules (Cf. l'article sur Hegel du 8 décembre 1931, où pour la millième fois on escamote la transformation de la dialectique hégélienne en dialectique matérialiste en se bornant à dire que, « de la tête sur laquelle elle se tenait, Marx et Engels ont remis la dialectique sur ses pieds »), serinage des mots d'ordre les plus généraux, enfoncement bruyant de portes ouvertes, tels sont les signes objectifs d'activité révolutionnaire par lesquels M. Fréville se recommande depuis quelques mois à l'attention. Cette position, qu'il croit sans doute de tout repos, risque d'ailleurs, à la longue, par son insuffisance même, de lui valoir quelques désagréments. Dès que M. Fréville se laisse aller à une déclaration positive, par exemple à dire, le 22 décembre, qu'il s'efforce de susciter une littérature prolétarienne en France et, le 2 février, à tenter pour la faire vivre de glisser dans je ne sais quelle enveloppe « populiste » un contenu de classe, il s'expose en effet à égarer la partie la plus intéressante de ses lecteurs, en l'espèce les rabcors, qu'il lance, sans préparation technique aucune - comme en témoigne le conte ridicule : « La Mort de Barlois », qu'on trouvera en appendice de cette brochure - sur la voie de l'affabulation romanesque la plus inutile, contribuant ainsi à la désagrégation de leur admirable mouvement.

Pour ma part, je refuse, au nom de toute la foi révolutionnaire qui m'anime, de composer avec des adversaires auxquels je ne vois pas le moyen de reconnaître cette foi. - Je refuse de consacrer par mon silence la négation pure et simple de ces paroles de Lénine : « Les masses ouvrières sont incapables de s'élaborer elles-mêmes une idéologie indépendante au cours de leur mouvement... Certes, il ne s'ensuit pas que les ouvriers ne participent pas à cette élaboration. Mais ils n'y participent pas en qualité d'ouvriers ; ils y participent comme théoriciens du socialisme, en qualité de Proudhon et de Weitling ; en d'autres termes ils n'y participent que dans la mesure où ils parviennent à acquérir la connaissance plus ou moins parfaite de leur époque et à la faire progresser. Or, pour qu'ils y parviennent plus souvent, il faut s'efforcer d'élever le niveau de leur conscience, il faut qu'ils ne se renferment pas dans le cadre artificiellement rétréci de la « littérature pour ouvriers » et apprennent à comprendre de mieux en mieux la littérature générale. D'ailleurs, à vrai dire, ils ne « se renferment » pas dans une littérature spéciale, on les y renferme : eux-mêmes ils lisent et voudraient lire tout ce qu'on écrit pour les intellectuels et seuls quelques pitoyables intellectuels pensent qu'« aux ouvriers » il suffit de parler de la vie d'usine et de rabâcher ce qu'ils savent depuis longtemps ». - Je refuse de mendier une place dans une association d'écrivains dont on annonçait dans L'Humanité du 1er décembre 1931 qu'elle allait se créer en France sous le signe de la répression et dans laquelle Aragon, désigné le 15 novembre 1930, à l'unanimité, par l'Assemblée Internationale des Ecrivains révolutionnaires comme seul membre français de la Commission de contrôle de l'Association Internationale, Aragon depuis lors tout particulièrement menacé de cette répression, n'a pas encore été admis. - Je refuse de condamner, dans aucune des recherches qui lui sont propres, le surréalisme qu'on voudrait politiquement me faire condamner et de cesser d'attendre de son devenir même qui nous a portés, mes amis et moi, sur le plan révolutionnaire, où nous en sommes, qu'il témoigne au grand jour de notre volonté, qui aura été de faire progresser la connaissance de notre époque, en même temps que de servir la cause du prolétariat (1).

ANDRÉ BRETON

[Mars 1932]


PAILLASSE !

(FIN DE « L'AFFAIRE ARAGON »)


Mise au point communiquée par l'Association des écrivains révolutionnaires

Notre camarade Aragon nous fait savoir qu'il est absolument étranger à la parution d'une brochure intitulée : Misère de la Poésie : « L'Affaire Aragon » devant l'opinion publique, et signée André Breton.

Il tient à signaler clairement qu'il désapprouve dans sa totalité le contenu de cette brochure et le bruit qu'elle peut faire autour de son nom, tout communiste devant condamner comme incompatibles avec la lutte de classes, et par conséquent comme objectivement contre-révolutionnaires, les attaques que contient cette brochure.

C'est par cet entrefilet, paru dans L'Humanité du 10 mars 1932, que nous est donné d'apprendre la fondation effective de l'Association des écrivains révolutionnaires.

Les surréalistes, Aragon inclus, n'avaient jusqu'à présent pas même reçu de réponse à leur demande d'admission à cette Association.

Tout s'explique par le fait qu'Aragon, hier encore suspect aux promoteurs de l'A.E.R., peut en paraître aujourd'hui un des chefs, au seul prix de la dénonciation d'André Breton comme contre-révolutionnaire. Nous disons bien au seul prix, car le lendemain de cette dénonciation, Aragon n'était pas mieux qualifié que la veille, par son action révolutionnaire, aux yeux de ceux qui lui en avaient refusé l'entrée.

L'adhésion complète d'un intellectuel à l'action révolutionnaire systématique nous paraît d'une importance telle que nous ne pouvons la concevoir que fondée sur les plus solides principes. Or les attitudes successives d'Aragon, depuis trois ans, contredisent cette sûreté des convictions, cette solidité des principes.

Au départ pour Kharkoff

A cette époque, Aragon suit le courant qui entraîne les surréalistes vers le marxisme léniniste et l'action politique. Mais rien n'indique, - pas même sa demande de réadhésion au Parti Communiste, - qu'il incline spécialement vers l'activité révolutionnaire militante.

N'ayant pris aucune part à l'élimination de ce que les thèses de Kharkoff ont appelé « l'opposition intérieure du surréalisme », il n'en a pas moins rédigé et signé, d'accord avec tous les surréalistes, le manifeste donnant toute confiance à Breton pour prendre la direction du Surréalisme au service de la Révolution.

Les attaques contre Brice Parain, alors chargé de la rubrique des livres à L'Humanité, sont faites en plein accord avec Aragon.

Au Congrès de Kharkoff

« On sait qu'à la fin de 1930, Georges Sadoul et moi avons été en Russie. Nous avons été plus volontiers en Russie qu'ailleurs, beaucoup plus volontiers. C'est tout ce que j'ai à dire sur ce qui est des raisons de ce départ. » (Aragon : Le Surréalisme et le Devenir révolutionnaire.)

« D'une façon fortuite, mis en rapport avec les organisateurs du congrès de Kharkoff, nous avons été à ce congrès. » (Id.-ibid..)

Il nous paraît utile, après ces éclaircissements apportés par Aragon lui-même sur sa présence en U.R.S.S., de préciser le rôle qu'il y joua en tant qu'informateur des organisations révolutionnaires de là-bas et la façon dont il a rendu compte à ses amis de son activité au Congrès.

Pendant le Congrès

« Nous sommes délégués officiellement pour la France au plénum du bureau international de littérature révolutionnaire. Nous comptons sur votre confiance à tous, sur la tienne, pour parler en votre nom, à Kharkoff, où il nous sera peut-être donné de liquider, de contribuer à liquider Monde et tout ce qui s'ensuit. » (Lettre du 22-10-1930.)

« Nous comptons terriblement sur votre confiance à un moment où il nous faut prendre ainsi sur nous de parler non pas en notre propre nom, Georges et moi, mais au nom de tous. » (Id.-ibid.)

Aragon nous décrit l'effet produit à Moscou par l'arrivée du numéro 2 du Surréalisme A.S.D.L.R.

« Une des choses les mieux appréciées, ici, est la lettre d'un ouvrier à L'Humanité et l'histoire Parain fait sensation. » (Lettre du 22-10-1930.)

« Les faits importants sont les suivants. Dans la commission française, nous avons donné nous-mêmes un tableau de la situation littéraire en France ; puis, chargés de présenter un rapport sur Monde, nous avons fait approuver ce rapport par la commission... La commission a élaboré deux résolutions qui ont été portées à la connaissance du plénum et approuvées par celui-ci. Ces deux résolutions sont calquées (1) sur notre exposé et sur notre rapport. » (Lettre du 25-11-1930.)

A l'ordre du jour du Congrès de Kharkoff figurait l'organisation d'une Association d'Artistes et Ecrivains Révolutionnaires en France, organisation à laquelle Breton et les surréalistes s'employaient à la même époque, ignorant d'ailleurs qu'ils agissaient ainsi dans le sens même de l'ordre du jour du Congrès.

Comment Aragon se situait-il politiquement par ses interventions ?

« Comme à l'heure présente le seul travail concret qui, dans le cadre de la lutte des classes en pays capitalistes, mérite proprement le nom de littérature prolétarienne est le travail des correspondants ouvriers, inégalement développé suivant les sections de l'I.C., la seule base que l'on puisse et doive proposer à une organisation de la littérature prolétarienne est le développement systématique du travail des rabcors. » (Déclaration lue au Congrès par Aragon, publiée dans la Litteratournaïa Gazetta du 29 octobre 1930.)

Voici comment la camarade Gopner, représentante de l'I.C. au Congrès, apprécie ce point de vue :

« Ce que ces camarades affirment est faux... Affirmer qu'il (le mouvement des correspondants ouvriers) constitue la seule source de littérature prolétarienne, c'est formuler une assertion extrêmement gauche, mais qui n'en est pas moins au fond droitière et opportuniste. » (Littérature de la Révolution mondiale, numéro spécial sur le Congrès, page 27.)

Quel fatras idéologique Aragon a-t-il pu présenter à Kharkoff ? Nous lui devons de lire dans la résolution française qu'il existe une théorie surréaliste de


(1) Cf. Le Surréalisme et le Devenir révolutionnaire, n° 3 du Surréalisme A.S.D.L.R.


la « décomposition » de la bourgeoisie en « aggravant ses contradictions intérieures » !

D'autre part, ses télégrammes évoquent la facilité avec laquelle était comprise à Kharkoff la position surréaliste (ou plus exactement ce qu'il entendait par là).

« Situation ici entièrement différente. Attendons Thirion. Résultats immédiats. Caractère inespéré. Confiance. A bientôt. Aragon. » (Moscou, 26 octobre 1930.)

A l'annonce de nos travaux en vue d'une Association des Artistes et des Ecrivains Révolutionnaires, il répond :

« Bravo, mais suspendez momentanément publication. Ici, succès complet. Aragon. » (Kitchkas, 17 novembre 1930.)

Nous tenons à affirmer aux camarades qui ont invité Aragon que nous n'avons jamais désespéré de faire reconnaître notre foi et notre volonté révolutionnaires quelles que soient les erreurs que nous ayons pu commettre, sans chercher pour cela à obtenir des résultats immédiats.

En présence de l'incapacité d'Aragon à définir le surréalisme et son authentique devenir révolutionnaire, nous comprenons que les organisateurs du Congrès aient alors cru devoir lui proposer de signer la lettre suivante, avant de lui accorder toute la confiance du M.B.L.R.

Au Secrétariat de l'Union Internationale des Ecrivains Révolutionnaires

Chers Camarades,

En entrant dans l'Union Internationale des Ecrivains Révolutionnaires, nous plaçant entièrement et sans réserves sur la plate-forme idéologique et politique de l'Union telle qu'elle a été définie par la deuxième conférence des Ecrivains Révolutionnaires à Kharkoff, en novembre 1930, nous croyons nécessaire de reconnaître certaines fautes, commises antérieurement par nous dans notre activité littéraire, fautes que nous nous engageons à ne pas répéter dans l'avenir.

Comme membres du Parti, nous reconnaissons que nous aurions dû provoquer le contrôle effectif de notre activité littéraire par le Parti et soumettre cette activité à ce contrôle. L'erreur que cela comporte est à l'origine de toutes les fautes que nous avons commises ou de celles dont nous avons pu sembler solidaires.

Seuls le fait de militer d'une façon constante dans des organisations de base, ce que nous n'avons pas fait, l'observation stricte des directives du Parti Communiste, non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan culturel, peuvent empêcher la confusion qui s'est manifestée dans certaines publications auxquelles nous avons collaboré. Il est permis d'espérer qu'une liaison suivie avec l'U.I.E.R. et la soumission aux directives de cette organisation nous permettront désormais d'éviter cette confusion.

L'un de nous (Aragon) reconnaît avoir eu tort en attaquant hors des organes du Parti deux membres du P.C.F. (les camarades Barbusse et Caby).

L'autre (Georges Sadoul) reconnaît avoir eu tort en écrivant une lettre au major de promotion de l'Ecole de Saint-Cyr, Keller, d'adopter le ton de la plaisanterie, en se préoccupant davantage de ce qui pourrait insulter davantage le destinataire qu'en y précisant son idéologie propre (« ... Si on nous oblige à faire la guerre, nous combattrons du moins sous le glorieux casque à pointe allemand... », etc.) ; qu'il a eu tort également de laisser publier cette lettre sans un commentaire personnel. Il faut mentionner que le camarade Sadoul s'est publiquement désolidarisé du nommé Jean Caupenne, cosignataire de cette lettre, au moment où celui-ci a cru bon de se rendre à Saint-Cyr pour y faire des excuses au drapeau français. Le camarade Sadoul, condamné en première instance et en appel à trois mois de prison, s'engage à utiliser l'audience en dernière instance qui lui reste pour démasquer le militarisme et l'impérialisme français dans leurs préparatifs de guerre contre l'Union soviétique.

D'autre part nous reconnaissons avoir commis des fautes chaque fois que nous avons, dans des organes où nous collaborions, laissé imprimer des critiques ouvertes contre la presse du Parti et certains collaborateurs de son organe central (publication d'une lettre de rabcor, d'une photographie tendant à discréditer publiquement Brice Parain, etc.). Nous avons eu tort également de laisser publier dans ces organes des textes qui relèvent d'une idéologie anarchique.

Nous devons préciser que nous ne nous considérons pas comme solidaires de l'ensemble des oeuvres individuelles (littéraires ou autres) publiées par les membres du groupe surréaliste, mais que dans la mesure où ces oeuvres se réclament des mots « surréalisme » et « surréaliste », notre responsabilité est engagée. Notamment en ce qui concerne le « Second Manifeste du Surréalisme » par André Breton dans la mesure où il contrarie le matérialisme dialectique. Nous estimons que nous avons à préciser que nous nous plaçons toujours dans le cadre du matérialisme dialectique et que nous repoussons toute idéologie idéaliste (notamment le freudisme). Nous nous désolidarisons de toute idéologie confusionnelle touchant le trotskysme. Nous considérons le trotskysme comme une idéologie social-démocrate et contre-révolutionnaire. Nous nous engageons à combattre le trotskysme en toute occasion.

Notre seul désir est de travailler de la façon la plus efficace suivant les directives du Parti à la discipline et au contrôle duquel nous nous engageons à soumettre notre activité littéraire.

Moscou, le 1er décembre 1930.

Aragon, Georges Sadoul. (2)

Ou Aragon était d'accord avec ce papier qu'il a signé et alors il est singulier qu'il n'ait pas expliqué son attitude vis-à-vis du surréalisme, ou il ne se sentait pas en mesure d'en défendre les attendus et alors la seule loyauté envers le M.B.L.R. eût dû l'obliger à quitter l'U.R.S.S. comme simple membre de cette organisation et non comme son représentant officiel en France.

Du reste, il ne prit pas ce titre au sérieux puisqu'il négligea complètement d'informer les intellectuels et militants révolutionnaires des résultats du Congrès de Kharkoff et notamment de la condamnation de Monde.

Il est vrai qu'il avait laissé élire Barbusse au présidium du Congrès sans élever la moindre protestation !

Retour

De retour à Paris, Aragon fait piètre figure : sa signature, se plaint-il, lui a été extorquée ; il déclare désavouer les termes et l'esprit de ce document et ne s'y être résolu que pour permettre à Breton de travailler efficacement à la future section française de l'U.I.E.R. Parce que dans cette lettre, Aragon apprécie faussement la position d'observation adoptée par Breton par rapport au trotskysme à la fin de 1929 et se refuse tout à coup à reconnaître les découvertes de Freud sous le prétexte imbécile qu'elles ont donné suite à une idéologie idéaliste (freudisme), nous exigeons une rectification. Aragon accepte par crainte que sa déclaration ne soit rendue publique. Abandonnant toute discussion à partir de quelque base idéologique que ce soit, il se réfugie dans un chantage sentimental inacceptable : il évoque une amitié, une activité commune de quinze ans, affirme que son accord avec nous est une question de vie ou de mort. Il publie le manifeste « Aux Intellectuels révolutionnaires » (3) dont l’ambiguïté lui permet de miser sur les deux tableaux.


(2) Ce texte, replacé dans l'ordre chronologique, est par ailleurs l'objet de quelques commentaires dans le présent recueil. (N.D.E.)

(3) Voir le tract en appendice.


L'« Affaire Aragon »

Le poème Front Rouge paraît dans le numéro 2 de la Littérature de la Révolution mondiale. Aragon est inculpé. Les surréalistes rédigent et font paraître une protestation qu'il approuve entièrement. « Il n'y a pas, dit-il, un seul mot à y changer. » Le 9 février 1932, L'Humanité publie la note sur l'affaire Aragon reproduite par Breton dans Misère de la Poésie (p. 16). En réponse à toutes les attaques dont le surréalisme était alors l'objet, Breton, décidé à en finir avec une confusion que la mauvaise foi et l'ignorance n'avaient cessé d'aggraver, remet la question sur le terrain qu'elle n'aurait jamais dû quitter. Il écrit Misère de la Poésie dont il donne lecture à Aragon avant la parution.

Aragon se déclare alors « objectivement d'accord », à l'exception d'une seule phrase : « Vous ne cherchez qu'à compliquer les rapports si simples et si sains de l'homme et de la femme » (4), dont il demandait la suppression. Il déclare tactiquement inopportune la publication de ce texte et réserve sa position personnelle.

Conclusion

On a pu voir s'accomplir au sein du surréalisme une évolution profonde qui nous a portés sur le plan du matérialisme dialectique. Cette évolution ne s'est pas faite en un jour et a rencontré comme obstacles aussi bien le faible niveau du marxisme en France que les formations particulières de chacun de nous. Elle a comme corollaire obligatoire notre participation de plus en plus efficace aux luttes du prolétariat révolutionnaire. Surréalistes, nous entendons ne point prendre prétexte de la poésie pour nous refuser à l'action politique.

Nous avons vu comment Aragon, depuis son retour de Kharkoff, ne faisait qu'introduire parmi nous une confusion croissante par ses dérobades continuelles, ses atermoiements, sa passivité, ses volte-face dont l'article de L'Humanité a finalement dévoilé les arrière-pensées et les mobiles.

En même temps, les efforts de Breton pour la prise en considération et l'assimilation de la théorie révolutionnaire par les intellectuels issus, tels que nous, de la bourgeoisie, ont été le facteur déterminant du mouvement accompli par la pensée et l'action surréalistes depuis 1930.

Nous saluons comme un témoignage capital de la probité révolutionnaire et de la clairvoyance théorique d'André Breton la publication de Misère de la Poésie.

Décidés à poursuivre le mouvement dont le Manifeste du Surréalisme marque la naissance et le Second Manifeste du Surréalisme un point de son évolution, plus que jamais nous nous opposons aux manoeuvres déloyales des velléitaires confus et des arrivistes.

Ceux qui, pour des raisons hypocrites, feignent tout à coup de se déclarer incapables de suivre le train d'enfer qui est le nôtre peuvent et doivent prendre


(4) Cité en note par Breton : Misère de la Poésie, page 18.


congé. Aucune force au monde ne peut nous les faire retenir. Débarrassé d'eux, le surréalisme peut enfin retrouver sa violence et poursuivre de toute sa vitalité son perpétuel renouvellement.

Les mois qui viendront nous répondront de l'action pratique d'Aragon. Dès à présent, nous pouvons dire que cette action, probablement justifiée par les circonstances économiques actuelles, manque des fondements idéologiques et moraux qui pourraient nous la faire regarder comme autrement qu'un épisode sans importance où la lâcheté intellectuelle d'un homme ne peut même pas triompher de l'attraction irrésistible exercée par le seul parti de la Révolution.

RENÉ CHAR, RENÉ CREVEL, SALVADOR DALI, PAUL ELUARD, MAX ERNST, BENJAMIN PÉRET, YVES TANGUY, ANDRÉ THIRION, TRISTAN TZARA.

Appendice : AUX INTELLECTUELS REVOLUTIONNAIRES (5).

[Mars 1932]


(5) Dans le présent recueil, ce tract est replacé dans l'ordre chronologique en raison de la date de sa publication : décembre 1930. (N.D.E.)


PROTESTATION

Aragon a publié un poème. Ce poème s'appelle Le Front Rouge. On a pu le lire ailleurs. De ce fait, Aragon vient d'être inculpé d'excitation de militaires à la désobéissance et de provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste. Il devient passible ainsi de cinq ans de prison.

La bourgeoisie a toujours affirmé, chaque fois qu'elle a dû se défendre contre d'autres partis, sur le terrain des faits comme sur celui des idées, qu'elle favorisait un régime de liberté et elle a inscrit la liberté d'expression en tête de son programme.

La duplicité de cette attitude a été dénoncée depuis longtemps. Dans le cas Aragon, nous relevons une nouvelle preuve du fait que la bourgeoisie capitaliste n'hésite jamais à priver en fait ses adversaires du droit qu'elle leur reconnaît en théorie.

Nous dénonçons les procédés policiers par lesquels un régime tente, au mépris des principes dont il se targue, d'étouffer l'expression des forces qui se manifestent contre lui.

LUCIEN AULIT, JEAN BASTIEN, MAURICE BEUBLET, GEORGES BOHY, CATULLE, JEAN DEGUENT, J. DELEVE, GASTON DERYCKE, JEAN DESS, M. DUBUCQ, EGGERICKX, PIERRE FONTAINE, J.-B. GIBET, ROBERT GIRON, ROBERT GOFFIN, RENÉ GOLSTEIN, FRANZ HELLENS, STÉPHANE JASINSKI, ROBERT JONCKMANS, PAUL KENIS, FRITZ LECOMTE, WILLEM MAESSCHALCK, RENÉ MAGRITTE, GILBERTE MARIN-VERMEYLEN, DENIS MARION, RICHARD MÉNÉTRIER, PAUL MÉRAL, E.-L.-T. MESENS, ROBERT MICHEL, JEAN MILO, ERNST MOERMAN, PAUL NOUGÉ, MAX PERAL, OLIVIER PICARD, FERDINAND PIETTE, RAOUL PIRON, RENÉ PURNAL, MAX SERVAIS, ANDRÉ SOURIS, CLAUDE SPAAK, PAUL-HENRI SPAAK, STOBBAERTS-MARCEL, CAMI STONE, SACHA STONE, ANDRÉ THIRIFAYS, M. THOMAS-NITCHEVO, ALBERT VALENTIN, GEERT. VAN BRUAENE, ROGER VAN GINDERTAEL, P.-G. VAN HECKE, WAR VAN OVERSTRAETEN, PIERRE VERMEYLEN, G. VERNAILLEN, PHILIPPE VLOEBERGHS, JULES WOLF.

Bruxelles, 22 mars 1932


CERTIFICAT

J'ai connu Louis ARAGON pendant quatorze ans. J'ai eu longtemps en lui une confiance sans réserves. Mon estime et mon amitié pour lui m'ont fait fermer les yeux sur ce que je prenais pour des défauts de caractère. Quand il allait dans le « monde », je croyais qu'il était plus léger, plus sociable que moi ; quand il tentait de temporiser avec notre volonté de manifester publiquement notre colère, j'attribuais cette attitude à un excès d'esprit critique ; ses écarts me le rendaient seulement un peu puéril, un peu inoffensif ; ses erreurs, je le croyais toujours assez intelligent, assez courageux, assez honnête pour les réparer. Je l'aimais, je l'estimais, je le défendais.

Il y a un an, il est revenu de Russie, après avoir signé un texte désavouant l'activité surréaliste et particulièrement le Second Manifeste du Surréalisme, d'André Breton. Quand ce dernier lui a dit qu'il nous paraissait indispensable de publier ce désaveu, Aragon, honteux ou feignant de l'être, l'a menacé de se tuer. C'est alors qu'Aragon s'est obscurci pour moi. Une pareille menace m'a fait douter de sa conscience révolutionnaire, un révolutionnaire ne pouvant vivre sur un tel compromis. Troublé, démoralisé, sceptique à voir chaque jour un peu plus apparaître sa mauvaise foi sous un chantage sentimental croissant, j'ai attendu le saut qu'il ne pouvait manquer de faire dans la nuit définitive. Tirant toute sa force de ses reniements successifs, mais reculant sans cesse le jour où il n'aurait plus rien à renier, le jour où son arrivisme n'aurait plus le reniement pour aliment naturel, j'ai subi toutes les concessions intéressées qu'il voulait bien faire aux mobiles de notre activité. Je l'ai vu, il y a trois mois, usant de moyens théâtraux, fondre en larmes en nous lisant ces phrases déjà suspectes, maintenant monstrueuses, de son article Le Surréalisme et le Devenir révolutionnaire : « C'est pourquoi, mes amis, je considère avec quelque émotion, avec plus d'émotion qu'il ne me plaît de le dire, la singulière entreprise de tous ceux qui voudraient, aujourd'hui, me séparer de vous. J'ai été, cela est vrai, sollicité et resollicité de m'écarter de vous. Il est certain que par des voies détournées mais tout aussi perfides, les mêmes gens vous sollicitent aussi de croire que ceci est un fait accompli, qu'on a réussi à nous séparer. » Quand nous lui proposions de lui rendre sa liberté d'action, il nous démontrait qu'il y perdrait toutes raisons d'agir. Brusquement, pressé par la crainte de nous voir dévoiler le double jeu qu'il menait, il se démasqua. Il osa nous demander, lui, l'auteur de trois livres publiés sous le manteau, d'éliminer, sous le prétexte que des esprits malveillants voulaient la faire passer pour pornographique, la collaboration de Salvador Dali à nos publications. Devant notre stupéfaction, il comprit qu'il devait abandonner tout espoir de ruiner l'activité surréaliste. Il n'attendit plus que le premier prétexte venu pour la dénoncer, et, au moment exact où Breton commentait les résultats de la protestation que nous avions élevée contre l'inculpation d'un de ses poèmes, il n'hésita pas à nous accuser d'être des contre-révolutionnaires.

Il le fit avec la même désinvolture qu'il écrivait, au lendemain de la mort de Lénine, « Moscou-la-Gâteuse ». Je comprends qu'il ait toujours tenté de justifier à nos yeux le principe d'une évolution par bonds (*) qui lui serait propre et qui ne laissait pas de me paraître inquiétante. C'est seulement aujourd'hui qu'il m'est donné de voir, en effet, quelles contradictions misérables il entend faire passer à la faveur de sa prétendue conception dialectique de la vie.

L'incohérence devient calcul, l'habileté devient intrigue. Aragon devient un autre et son souvenir ne peut plus s'accrocher à moi. J'ai pour m'en défendre une phrase qui, entre lui et moi, n'a plus la valeur d'échange que je lui ai si longtemps prêtée, une phrase qui garde tout son sens et qui fait justice, pour lui comme pour tant d'autres, d'une pensée devenue indigne de s'exprimer :

« Toute l'eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle » (LAUTREAMONT).
PAUL ELUARD

[23 mars 1932.]


(*) A quand le prochain bond ? Et pour où ?


AUTOUR D'UN POÈME

Les rapports entre le surréalisme et le communisme ont donné lieu ces derniers temps à des interprétations diverses. Participant au mouvement surréaliste depuis plusieurs années, militant par ailleurs dans le parti qui a la mission de conduire le prolétariat au pouvoir par le renversement violent de la bourgeoisie, nous nous devons de situer nettement notre position, sans avoir toutefois à nous faire les historiens d'événements auxquels nous sommes mêlés.

Aragon est poursuivi par la justice bourgeoise pour le poème Front Rouge, paru dans la revue La Littérature de la Révolution mondiale. Ce poème exalte les luttes du prolétariat en marche vers sa libération, et les premières réalisations du socialisme en U.R.S.S. A la littérature que la bourgeoisie destine à endormir les ouvriers, à les corrompre, il est d'une nécessité urgente d'opposer une littérature d'agitation révolutionnaire, servant la propagande communiste, et qui doit s'employer à stimuler la volonté de combat des opprimés.

Pour nous, il n'est pas de poème sans sujet, que le poète ait conscience ou non de la dépendance de ce qu'il écrit envers la réalité, le mot réalité n'ayant ici aucun sens restrictif, et comprenant le rêve, l'amour, la vie sexuelle, tout ce qu'il y a d'affectif dans l'homme, aussi bien que le monde extérieur. Certes la poésie est une activité de l'esprit, mais cette activité ne tourne pas à vide, elle s'exerce sur des éléments fournis par la nature, la société, la vie psychique, pour traduire les conflits que ces éléments provoquent chez l'homme : c'est pourquoi elle est un moyen d'expression (*). Front Rouge exprime avec toute la vigueur qui convient l'émotion provoquée chez un poète par le déroulement de la guerre civile. Aucune théorie sur l'art ne peut empêcher la poésie d'être traversée par les souffles qui balaient le monde et la faire se replier sur elle-même. La poésie a son rôle à jouer dans le bouleversement des rapports entre les hommes. Nous croyons à sa portée révolutionnaire. Mais il est certain que le gouvernement, en poursuivant l'auteur d'un poème comme il poursuit l'auteur d'un article communiste ou le distributeur de tracts, fait un pas nouveau dans la voie de la fascisation. Les surréalistes ont eu raison de signaler l'aggravation des méthodes de la dictature capitaliste que ces poursuites représentent, et de mener en cette circonstance une agitation qui s'imposait. L'attitude que les surréalistes ont eue vis-à-vis de l'action militariste et répressive de la bourgeoisie en d'autres occasions ne laissait aucun doute sur leur opposition très ferme aux mesures anticommunistes en général, et pas seulement lorsqu'il s'agit d'un poème. Ils précisaient si clairement, dans la protestation intitulée L'Affaire Aragon, leur position contre la bourgeoisie, aux côtés du prolétariat révolutionnaire et du Parti Communiste, que, de bonne foi, aucune suspicion de dégonflage n'était permise.

Le surréalisme constitue la tentative la plus considérable faite en France depuis la guerre pour agrandir l'espace assigné jusqu'alors à la réalité. Une foule de jeunes bourgeois inquiets voyaient dans l'érotisme, le rêve, l'inconscient, la poésie, autant de moyens d'évasion qui leur permettaient de se soustraire aux problèmes posés par la décomposition de leur classe. Les surréalistes furent les seuls à y voir un domaine essentiel de la vie humaine, domaine qu'il s'agissait de reconnaître, de conquérir, de défendre pied à pied contre la volonté d'obscurcissement de la bourgeoisie. En s'attaquant aux questions du suicide, du rêve, de la sexualité, de l'amour, de la folie, les surréalistes n'entendaient pas échapper aux difficultés souvent tragiques qu'elles posaient, mais au contraire mettre ces difficultés en pleine lumière. Constater une contradiction ce n'est pas la créer, c'est faire un progrès vers sa résolution. Toutes les forces qui poussaient les surréalistes en avant sur la route de la connaissance les amenaient à comprendre la nécessité de transformer le monde, à lier le processus du surréalisme à la seule cause capable de transformer les rapports humains dans le


(*) Par là le poème se distingue du produit de l'écriture automatique qui ne vise pas à exprimer, mais à explorer.


sens du « besoin de justice suprême » (BRETON, Manifeste du Surréalisme), et à admettre la base économique de ces rapports. Le surréalisme, survenu au déclin de la bourgeoisie, détient quelques-unes des valeurs les plus élevées de la culture bourgeoise dont il a, dans le milieu propre où il s'exerce, contribué consciemment à précipiter la liquidation. N'oublions pas que si ces valeurs étaient partie intégrante de la culture bourgeoise, elles n'ont pu cependant être dégagées dialectiquement par le surréalisme que grâce à un combat acharné et constant contre elle, et sont par là-même engagées dans le cours naissant d'une culture nouvelle. Ce serait une trahison à l'égard de la culture prolétarienne en voie de formation, ce serait faire le jeu de la bourgeoisie que de lui abandonner ces conquêtes de la pensée humaine sous prétexte qu'elles sont nées sous son règne. Le prolétariat victorieux profitera des acquisitions faites par la science, par la philosophie, par la poésie, sous les régimes d'oppression qui auront précédé sa domination.

Les intellectuels révolutionnaires devront se garder d'une conception sectaire qui interdirait l'entrée dans le fonds commun que la culture prolétarienne doit se constituer dès maintenant à tout ce qui ne servirait pas l'agitation immédiate. Une pareille erreur aboutirait à rétrécir dangereusement le champ d'investigation de la pensée. Une culture est le fruit de la domination d'une classe (on sait que seule une société sans classes donnera le jour à une culture qui ne sera qu'humaine). Aujourd'hui, en régime capitaliste, il n'existe que des embryons de la culture prolétarienne, souvent mal discernables de ce qui les entoure. Nous avons dit à quel point nous semblent indispensables des manifestations littéraires et artistiques étroitement subordonnées au but de soutenir et d'accroître l'ardeur révolutionnaire du prolétariat. Cependant le manifeste de l'Association des Artistes et Ecrivains Révolutionnaires (sic), dans la mesure où il ne fait pas de distinction entre la culture prolétarienne « qui ne pourra s'épanouir qu'au lendemain de la Révolution socialiste » et un art qui se fixe pour tâche de développer la conscience de classe des prolétaires, nous semble confondre trop à la légère les armes de guerre avec le terrain qu'elles sont chargées de conquérir.

Ce manifeste contient d'autre part une condamnation du surréalisme qui dans sa formulation ne tient pas compte des réalités. Nous nous voyons à ce sujet dans l'obligation de rappeler certains points importants. Le surréalisme n'est pas un dogme, c'est un organisme mouvant qui ne peut vivre qu'à condition de progresser, dans lequel se sont souvent glissés des corps néfastes à sa croissance, et où subsistent des parties mortes qui doivent être éliminées, sous peine de faire mourir l'organisme tout entier. Le plus gênant de ces parasites était une sorte de maladie infantile : l'idéalisme. Il serait faux de s'imaginer que cet idéalisme était la racine nourricière du surréalisme, mais on doit reconnaître qu'il en subsiste des vestiges trop vivaces. Telle la croyance que, bien que le poète doive se mêler aux luttes sociales, la poésie quant à elle peut s'en rendre indépendante, vivre de sa vie propre, voir le drame poétique se poursuivre en vase clos, sans qu'il soit influencé dans ses péripéties par les conditions objectives qui dressent le prolétariat contre la bourgeoisie dans une guerre sans merci.

« La résolution de Kharkov qui condamne à juste titre la base idéaliste du surréalisme a fait confiance à certains surréalistes pour abandonner leurs conceptions, et se rallier au matérialisme dialectique. Mais le surréalisme, en tant que méthode généralisable et que conception du monde, ne saurait être accepté par le prolétariat révolutionnaire ni accueilli dans nos rangs ». Ainsi s'exprime le manifeste de l'A.E.A.R. Nous voudrions savoir ce que signifient les mots « abandonner leurs conceptions ». S'il s'agit de la base idéaliste dont il est fait mention, nous sommes en complet accord. Mais le vague de l'expression peut laisser entendre qu'il s'agit de toutes les conceptions surréalistes prises dans leur ensemble, et dans ce cas nous ne sommes pas d'accord. Que signifient les mots « en tant que méthode généralisable » ? Le surréalisme n'a jamais prétendu être une méthode généralisable, et nous sommes en droit de demander : généralisable à quoi ? Evidemment on voit mal le surréalisme appliqué à la conduite d'une grève. Les théories d'Einstein ne s'opposent pas, que nous sachions, au marxisme, et cependant elles ne sont pas non plus généralisables à la solution de tous les problèmes. « Et que conception du monde » ? Il y a deux conceptions du monde, la conception idéaliste, et la conception matérialiste, il n'y en a pas d'autre. Le surréalisme rejette l'une, accepte l'autre, il ne constitue par lui-même, à aucun degré, une conception du monde.

Ces réserves primordiales étant faites, nous ne pouvons qu'approuver le contenu politique du manifeste de l'A.E.A.R., et nous répétons après lui les paroles de Lénine : « A bas les littérateurs sans parti ! ». Nous ne nous livrerons pas au jeu puéril qui consisterait à confronter ce manifeste avec les Résolutions de Kharkov, pour voir s'il leur est bien exactement conforme. S'il est vrai que les Résolutions de Kharkov représentent un examen sérieux de la situation de la littérature révolutionnaire et prolétarienne à un moment donné, il serait contraire au marxisme de les prendre pour des thèses intangibles qu'il s'agirait d'appliquer à la lettre sans tenir compte de la marche des événements.

Le surréalisme s'est dressé contre la société bourgeoise avec toute la violence qui le faisait vivre. Il a reconnu que le prolétariat est seul capable désormais de faire progresser la connaissance, et que seule la victoire du prolétariat permettra à la pensée de se développer pleinement jusqu'à cette liberté en laquelle doit se changer la nécessité. Il ne restait plus aux surréalistes qu'à se rapprocher de la classe ouvrière. Ce rapprochement les a conduits à participer directement à l'action politique. Nous déplorons que certains de ceux qui ont été le plus loin dans cette voie, et dont on pouvait espérer que par là-même ils feraient faire un progrès au surréalisme, en soient arrivés au contraire à abandonner complètement les recherches qu'ils auraient dû poursuivre dans l'intérêt même de la cause qu'ils servent. C'est ainsi qu'on a vu Aragon, oubliant tout ce que l'oeuvre d'André Breton représente de réellement révolutionnaire, aller jusqu'à le dénoncer comme contre-révolutionnaire. Nous ne pouvons accepter un jugement aussi contraire à la vérité. Notre désaccord avec la brochure intitulée Misère de la Poésie est profond. Mais nous avons trop nettement conscience de la sincérité des convictions communistes de Breton, de l'honnêteté avec laquelle il a toujours rendu compte de l'évolution de sa pensée vers le marxisme, et confondu ceux qui ne cherchaient dans l'exercice de leurs facultés d'expression qu'un refuge, ou un moyen de se faire leur place au soleil qui ne luit pas pour tout le monde, pour ne pas croire Breton capable de comprendre les erreurs de cette brochure et de les corriger.

D'autres surréalistes croient pouvoir résoudre les difficultés posées par la continuation de leur activité sans tenir compte des nécessités de la lutte de classes, et agissent comme si le développement du surréalisme pouvait s'abstraire de l'ensemble des rapports sociaux au milieu desquels il se produit. Oui ou non, la guerre est-elle déclarée entre les surréalistes et les écrivains bourgeois qui défendent leur classe ? Oui ou non, la guerre existe-t-elle entre prolétaires et capitalistes ? Ces deux guerres enfin ne doivent-elles pas n'en faire qu'une ? La parution de Paillasse ! (Fin de « l'Affaire Aragon ») ne laisse malheureusement pas à penser qu'un tel souci soit aujourd'hui au premier plan des préoccupations des signataires de cet opuscule, qui d'ailleurs, ne s'élevant pas au-dessus des considérations personnelles, ne fournit pas matière à discussion (**). On pourrait donc le négliger, si ses auteurs n'avaient jugé bon de le présenter comme la fin de « l'Affaire Aragon ». Notre désapprobation formelle de la note où Aragon traite Breton comme un quelconque calomniateur de l'U.R.S.S. ne saurait nous empêcher de constater que l'affaire Aragon ne fait que de commencer, puisqu'à notre connaissance les poursuites engagées contre lui n'ont pas été abandonnées.

La bourgeoisie répond par des balles aux hommes que la famine fait descendre dans la rue pour réclamer du travail et du pain. Le sort des poètes dignes de ce nom est lié au sort de ces hommes. Que les poètes rendent coup pour coup, et ne se laissent pas ensevelir sous les décombres de la société qu'ils aident à abattre.

Que les poètes sachent qu'ils ont aujourd'hui une patrie à défendre.

5 avril 1932.
MAXIME ALEXANDRE, PIERRE UNIK

(**) Tout ce que nous connaissons de Char, de Crevel, d'Eluard, de Péret, nous fait espérer que le désir de disqualifier Aragon n'obscurcira pas pendant longtemps le sens qu'ils ont du conflit social.


[EDITORIAL DU PREMIER NUMÉRO DE LA REVUE « LÉGITIME DÉFENSE »]

Ceci n'est qu'un avertissement. Nous tenons à nous engager complètement. Nous sommes certains qu'il existe des jeunes gens autres que nous, capables de signer ce que nous écrivons et qui refusent - dans la mesure où c'est encore compatible avec la continuation de la vie - de composer avec l'ignominie environnante. Et nous en avons à tous ceux qui - consciemment ou non - cherchent par leur sourire, leur travail, leur exactitude, leur correction, leurs paroles, leurs écrits, leurs actes et leurs personnes, à faire croire que tout peut continuer ainsi. Nous nous dressons ici contre tous ceux qui ne sont pas suffoqués par ce monde capitaliste, chrétien, bourgeois dont à notre corps défendant nous faisons partie. Le Parti Communiste (IIIe Internationale) est en train de jouer dans tous les pays la carte décisive de l'« Esprit » (au sens hégélien de ce terme). Sa défaite, si par impossible nous l'envisagions, serait pour nous le définitif « Je ne peux plus ». Nous croyons sans réserves à son triomphe et ceci parce que nous nous réclamons du matérialisme dialectique de Marx, soustrait à toute interprétation tendancieuse et victorieusement soumis à l'épreuve des faits par Lénine. Nous sommes prêts à nous conformer sur ce terrain à la discipline qu'exigent de pareilles convictions. Sur le plan concret des modes figurés de l'expression humaine, nous acceptons également sans réserves le surréalisme auquel - en 1932 - nous lions notre devenir. Et nous renvoyons nos lecteurs aux deux « Manifestes » d'André Breton, à l'oeuvre tout entière d'Aragon, d'André Breton, de René Crevel, de Salvador Dali, de Paul Eluard, de Benjamin Péret, de Tristan Tzara, dont nous devons dire que ce n'est pas la moindre honte de ce temps qu'elle ne soit pas plus connue partout où on lit le français. Et nous cherchons dans Sade, Hegel, Lautréamont, Rimbaud, pour ne citer que ceux-là, tout ce que le surréalisme nous a appris à y trouver. Quant à Freud, nous sommes prêts à utiliser l'immense machine à dissoudre la famille bourgeoise qu'il a mise en branle. Nous prenons le train d'enfer de la sincérité. Nous voulons voir clair dans nos rêves et nous écoutons leur voix. Et nos rêves nous permettent de voir clair dans cette vie qu'on prétend nous imposer encore longtemps. Parmi les immondes conventions bourgeoises nous abominons très particulièrement l'hypocrisie humanitaire, cette émanation puante de la pourriture chrétienne. Nous haïssons la pitié. Nous nous foutons des sentiments. Nous entendons qu'on jette sur les concrétions psychiques humaines une lumière parente de celle qui éclaire la splendide, la convulsive oeuvre plastique de Salvador Dali où il semble soudain quelquefois que des oiseaux d'amour qui peuvent être des encriers, des chaussures ou des petits bouts de pain, s'envolent des conventions assassinées.

Cette petite revue, outil provisoire, s'il casse, nous saurons trouver d'autres instruments. Nous acceptons avec indifférence les conditions de temps et d'espace qui, nous définissant en 1932 Antillais de langue française, ont ainsi délimité - sans nullement le circonscrire - notre premier champ d'action. Ce premier recueil de textes est plus spécialement consacré à la question antillaise telle qu'elle nous apparaît. (Les suivants, sans abandonner cette question, en aborderont bien d'autres). Et si, du fait de son contenu, il s'adresse plutôt aux jeunes Antillais français, c'est qu'il nous semble opportun de faire porter notre premier effort sur des gens dont nous sommes loin de sous-estimer les possibilités de révolte, s'il s'adresse plutôt aux jeunes noirs, c'est que nous estimons qu'ils ont particulièrement à souffrir du capitalisme (hors l'Afrique, voir Scottsboro) et qu'ils semblent offrir - en tant qu'ils ont une personnalité ethnique matériellement déterminée - un potentiel plus généralement élevé de révolte et de joie. A défaut du prolétariat noir à qui le capitalisme international n'a pas donné les moyens de nous comprendre, nous nous adressons aux enfants de la bourgeoisie noire, nous nous adressons à ceux qui ne sont pas encore tués placés foutus universitaires réussis décorés pourris pourvus décoratifs pudibonds opportunistes marqués ; nous nous adressons à ceux qui peuvent encore se réclamer de la vie avec quelque apparence de vraisemblance.

Décidés à objectiver le plus possible, nous ne connaissons à personne de vie privée. Nous voudrions aller assez loin et, si nous attendons beaucoup de l'investigation psychanalytique, nous ne sous-estimons pas, chez des sujets initiés aux théories psychanalytiques, la confession psychologique pure et simple qui - pourvu que l'obstacle des convenances soit levé - peut beaucoup dire. Nous n'admettons pas qu'on puisse être honteux de ce qu'on éprouve. L'Utile - les convenances constituent l'épine dorsale de la « Réalité » bourgeoise que nous voulons désosser. Nous lui opposons, dans le domaine de l'investigation intellectuelle, la sincérité, grâce à laquelle l'homme peut déceler par exemple dans son amour une ambivalence telle qu'elle permette d'éliminer la contradiction par quoi, en vertu d'un décret de la logique, un objet affectif étant donné, nous sommes sommés d'éprouver envers cet objet ou bien le sentiment nommé amour, ou bien le sentiment nommé haine. La contradiction est fonction de l'Utile. Elle n'existe pas dans l'amour. Elle n'existe pas dans le rêve. Et c'est en grinçant horriblement des dents que nous supportons l'abominable système de contraintes et de restrictions, d'exermination de l'amour et de limitation du rêve généralement désigné sous le nom de civilisation occidentale.

Issus de la bourgeoisie de couleur française, qui est une des choses les plus tristes du globe, nous déclarons - et nous ne reviendrons pas sur cette déclaration - face à tous les cadavres administratifs, gouvernementaux, parlementaires, industriels, commerçants, etc., que nous entendons, traîtres à cette classe, aller aussi loin que possible dans la voie de la trahison. Nous crachons sur tout ce qu'ils aiment, vénèrent, sur tout ce dont ils tirent nourriture et joie.

Et tous ceux qui adoptent la même attitude que nous seront, d'où qu'ils viennent, les bienvenus parmi nous (1).

ETIENNE LÉRO, THÉLUS LÉRO, RENÉ MÉNIL, JULES-MARCEL MONNEROT, MICHEL PILOTIN, MAURICE-SABAS QUITMAN, AUGUSTE THÉSÉE, PIERRE YOYOTTE.

[Légitime Défense n° 1, 1er juin 1932.]


(1) Si notre critique est ici purement négative, si contre ce que nous nous faisons fort de condamner sans appel nous ne dressons aucun Essai positif, nous nous en excusons sur la nécessité de commencer qui ne nous a pas permis d'attendre certaines maturations. Nous espérons, à partir du prochain recueil, développer ici notre idéologie de révolte.


[LETTRE OUVERTE AU « JOURNAL DES POETES »]

Au moment même où les intellectuels, ne pouvant résoudre leurs propres contradictions, se réclament, pour en déformer le sens et en affaiblir la portée, des idées auxquelles nous avons toujours donné le plus clair de nos forces, on semble, de plusieurs côtés, en dépit de mon activité, vouloir m'assigner une place en dehors du surréalisme.

Le Journal des Poètes, dans son numéro du 18 décembre, essaye, par une action malpropre de sous-entendus et d'interprétations spécialement déformantes de mes écrits, d'associer mon nom à une ignoble et perfide campagne contre les surréalistes.

Je tiens à déclarer publiquement que mon adhésion au surréalisme étant totale et tous ses buts étant les miens, c'est au moins faire preuve de déplorable aveuglement que d'appliquer, sous des prétextes qui cachent mal un désir de me désolidariser de mes amis, mes idées de 1916-1922 à une situation acquise par une évolution sur laquelle je me suis maintes fois expliqué, et qui, au point actuel, est définie par mon active collaboration avec les surréalistes et mon amitié pour eux.

Je condamne et méprise l'attitude confusionnelle et contre-révolutionnaire qui tend à séparer la poésie d'une activité humaine généralisée en la plaçant en dessus ou en dessous de celle-ci et à lui attribuer uniquement une valeur commercialisée de la plus infâme espèce de non-participation (on connaît trop bien le désir bourgeois de nivellement et de soi-disante (sic) impartialité), attitude représentée au plus haut degré par cette feuille de chou, Le Journal des Poètes.

Tristan Tzara.

Paris, le 22 décembre 1932.