MÉLUSINE

Tracts surréalistes, Tome I, 1924


1924

[A PROPOS DE PIERRE REVERDY]

Paris, le 26 mai 1924.

Messieurs les Directeurs,

Nous lisons dans Les Nouvelles littéraires de la semaine dernière la petite note que vous avez consacrée au prix du Nouveau-Monde. Vous avez l'amabilité de citer notre nom à propos de Pierre Reverdy et de déclarer que notre oeuvre est plus caractéristique que la sienne.

Notre littérature, que nous vous remercions d'apprécier, est très inférieure à celle de Reverdy. Nous ne craignons pas, en effet, de déclarer que Reverdy est actuellement le plus grand poète vivant. Nous ne sommes auprès de lui que des enfants. Son influence, que vous semblez nier, est la plus profonde que l'on puisse distinguer.

Reverdy, en effet, a influencé Max Jacob, Tzara, Delteil, Crevel, Arland, Vitrac, Limbour, Morise, Desnos, Malraux, Gérard, Lübeck, Honnert, Naville, ce peintre pour personnes pâles, Picabia, et nous-mêmes, sans compter ceux de moindre importance que nous nous excusons d'oublier. Et puisqu'il s'agit encore de nous, nous avouons avec joie que si nous continuons à écrire, c'est grâce à l'exemple de Reverdy.

Nous sommes persuadés qu'un examen plus attentif de la poésie moderne vous obligera très simplement à déclarer avec nous que Pierre Reverdy est le plus grand poète de ce temps, et que vous ne manquerez pas de lui envoyer toutes vos excuses les plus plates.

Veuillez agréer, Messieurs les Directeurs, l'assurance de nos sentiments très distingués.

Louis Aragon, André Breton, Philippe Soupault

[Le Journal littéraire, 31 mai 1924.]


[SURREALISME : LA LETTRE ET L'ESPRIT]

Si le mot est de Guillaume Apollinaire, la forme est plus ancienne. Sans remonter aux Nuits de Young, ni à l'Inspiration romantique (Petrus Borel, Hugo, Byron, Radcliffe et tant d'autres) qui en sont les premières manifestations, c'est, en réalité, avec Les Chants de Maldoror de Lautréamont et Les Illuminations de Rimbaud que naquit le surréalisme. Pour en trouver des exemples plus anciens, il faut considérer les prophètes et les devins.

Mais de nos jours, il n'apparaît pas que MM. Pierre Reverdy ou Max Jacob soient des surréalistes : ils sacrifient trop à l'esprit critique. (...)

[Paris-Soir, 27 mai 1924.]


NOUVEAUTÉ

Comme un certain nombre des modes de l'activité humaine, la critique a cessé de nous intéresser : elle est trop bête. Nous renvoyons donc nos lecteurs, comme tu dis, au comptoir de l'épicerie (Revue universelle, Revue hebdomadaire, N.R.F., Le Temps, Le Figaro, etc.). Nous nous bornerons désormais à publier quelques extraits des livres et de la conversation de nos contemporains les plus remarquables, aussi bien que des personnages qui ont su par eux-mêmes ou par la bonne volonté d'un éditeur garder au-delà de la mort un semblant d'actualité.

LA REDACTION.

Paul GAUGUIN : « D'ailleurs, à défaut de lecteurs sérieux, il faut que l'auteur d'un livre soit sérieux.
Ces nymphes, je les veux perpétuer... et il les a perpétuées, cet adorable Mallarmé...
Je hais la nullité, la demi-route. Et dans les bras de l'aimée qui me dit : « O mon beau Rolla, tu me tues », je ne veux pas être obligé de lui dire : « Non, je te rate. »
Ceci n'est pas un livre. »

AVANT ET APRES (Crès, éd.)

SAINT-POL-ROUX : « C'est la crainte et l'amour de la Beauté, les deux servantes qui firent mes malles, voilà 30 ans. Ayant élu le long silence, je ne saurais être un envieux, et j'accepte ma modeste destinée... Laissez-moi regagner cette solitude où je vins creuser jusqu'à l'os, bien avant le silex et l'ambre. Voyez-vous, nous sommes les prisonniers de la Raison. La Belle à délivrer, c'est l'Imagination : grande reine du Monde. Elle est la géniale Aventure, dont la Raison demeure le corps-mort. »

LETTRE A ANDRE BRETON

D.A.F. DE SADE : « Ah ! foutre ! est-on délicat quand on bande ! »

LA PHILOSOPHIE DANS LE BOUDOIR

Joseph DELTEIL : « O phrases ! il me plairait que votre correction menât en correctionnelle ! ou qu'une plume barbare vous barbouillât le visage ! ... Les pensées prenaient une forme physique comme celles qui pendent à la poitrine des belles filles. Tout devenait volumineux et tombait sous les sens. Joie énorme, vaste, et calme, pareille à un melon sur l'herbe, à un hippopotame dans l'eau, à un puceron dans l'azur. »

CHOLERA (Kra, éd.)

Philippe SOUPAULT : « Il ne voulait pas se soumettre et se trouvait des excuses. Il fallait vivre. C'était ce motif qu'il invoquait le plus volontiers. Les jours de désespoir, il se disait : « J'ai perdu ma vie ». L'orgueil était un piédestal qui l'aidait à se méconnaître. Il cherchait des raisons de s'estimer et cette poursuite le jetait dans une tristesse sans limite ; ce n'est ni l'absence de raison ni la faiblesse de ces raisons, car il en trouvait et d'excellentes, qui créaient cette mélancolie, mais, tout au contraire, la découverte d'excuses. Il aurait préféré être impardonnable pour pouvoir s'accuser et se révolter davantage. Son caractère ou, pour employer un mot moins juste mais plus net, son tempérament, lui jouait encore le mauvais tour de faire aboutir ses recherches pour excuser ses révoltes à une révolte, comme si tout ce qu'il jetait par-dessus bord, reniant et discréditant, rebondissait et s'ajoutait de nouveau à ce poids qui le faisait se courber. »

A LA DERIVE (Ferenczi, éd.)

Alphonse RABBE : « Il faut que j'écrive mes ultime lettere. Si tout homme ayant beaucoup senti et pensé, mourant avant la dégradation de ses facultés par l'âge, laissait ainsi son Testament philosophique, c'est-à-dire une profession de foi sincère et hardie, écrite sur la planche du cercueil, il y aurait plus de vérités reconnues et soustraites à l'empire de la sottise et de la méprisable opinion du vulgaire.
J'ai pour exécuter ce dessein d'autres motifs : il est de par le monde quelques hommes intéressants que j'ai eus pour amis ; je veux qu'ils sachent comment j'ai fini. - Je souhaite même que les indifférents, c'est-à-dire que la masse du public pour qui je serai l'objet d'une conversation de dix minutes (supposition peut-être exagérée) sache, quelque peu de cas que je fasse de l'opinion du grand nombre, sache, dis-je, que je n'ai point cédé en lâche ; et que la mesure de mes ennuis était comble quand de nouvelles atteintes sont venues la faire verser ; que je n'ai fait qu'user avec tranquillité et dignité du privilège, que tout homme tient de la nature, de disposer de soi.
Voilà tout ce qui peut m'intéresser encore de ce côté-ci du tombeau : au-delà de lui sont toutes mes espérances, si toutefois il y a lieu. »

ALBUM D'UN PESSIMISTE (Les Presses Françaises, éd.)

[Littérature nouvelle série n° 13, juin 1924.]


HOMMAGE À PABLO PICASSO

Après un si grand nombre de manifestations anodines dans le domaine de l'art et de la pensée, qui allèrent ces dernières années jusqu'à faire perdre de vue leur objet même et le sens de l'évolution qui seul importe, alors que le public et la critique s'accordent à n'encourager que la médiocrité et les concessions de toute nature, nous tenons à témoigner de notre profonde et totale admiration pour Picasso qui, au mépris des consécrations, n'a jamais cessé de créer l'inquiétude moderne et d'en fournir toujours l'expression la plus haute. Voici qu'avec MERCURE il provoque à nouveau l'incompréhension générale, en donnant toute la mesure de son audace et de son génie. A la lueur de cet événement, qui revêt un caractère exceptionnel, Picasso, bien au-delà de tous ceux qui l'entourent, apparaît aujourd'hui la personnification éternelle de la jeunesse et le maître incontestable de la situation.

Louis Aragon, Georges Auric, André Boiffard, André Breton, Joseph Delteil, Robert Desnos, Max Ernst, Francis Gérard, Max Morise, Pierre Naville, Benjamin Péret, Francis Poulenc, Philippe Soupault, Roger Vitrac.

[18 juin 1924.]


[LA QUERELLE DU SURREALISME]

Cher Monsieur,

C'est avec une vive surprise que, dans le dernier numéro du Journal littéraire, nous avons vu un écrivain non qualifié, M. Ivan Goll, se poser en protecteur du surréalisme et, sous ce prétexte, créer le plus fâcheux malentendu. Nous doutons d'ailleurs que vos lecteurs aient rien démêlé à ce galimatias. M. Ivan Goll a écrit cet article à la suite d'une conversation avec Robert Desnos qui lui annonça la parution, en octobre, d'une revue intitulée La Révolution surréaliste, laquelle doit coïncider avec le début d'un « Mouvement surréaliste ». M. Goll tente, à ce propos, de rattacher à « ces jeunes de vingt ans » MM. Birot et Dermée auxquels nous prétendons ne rien devoir et, par la même occasion, de s'asseoir lui-même sur les boggies du « dernier express ».

Nous renvoyons pour toute explication sur la question à la revue annoncée ci-dessus. On y verra que le surréalisme n'a été en rien étouffé par le mouvement Dada, puisque plusieurs de ses membres contribuèrent à son développement. A ce sujet, il nous paraît utile de préciser que M. Dermée a joué involontairement les utilités grotesques du dadaïsme et que son activité fut toujours étrangère au surréalisme. Autrement prétendrait-il, en 1924, faire le premier article sur Lautréamont quand vingt personnes l'ont précédé (Valery Larbaud, Breton, Soupault, Tzara, Aragon, pour citer les plus modernes) et découvrir Pétrus Borel six mois après l'article d'André Breton dans Les Nouvelles littéraires ? Ignorerait-il que toute l'activité de Littérature s'est exercée en ce sens et particulièrement depuis 1922, avec la collaboration de Louis Aragon, Jacques Baron, André Breton, Joseph Delteil, Robert Desnos, Paul Eluard, Georges Limbour, Man Ray, Benjamin Péret, Francis Picabia, Philippe Soupault, Roger Vitrac, etc.

Le surréalisme est tout autre chose que la vague littérature imaginée par M. Goll. C'est le retour à l'inspiration pure, c'est la poésie enfin dégagée du contrôle arbitraire du sens critique et, loin d'avoir été abandonné depuis Apollinaire, c'est depuis ce temps qu'il a pris toute sa valeur : aussi bien la question est-elle autre.

Sans insister sur le fait de dénaturer des propos à lui tenus, nous entendons signifier, une fois pour toutes, que nous n'avons aucun rapport avec M. Goll non plus qu'avec ses amis. Le premier numéro de La Révolution surréaliste, les livres à paraître : Manifeste du Surréalisme (Breton, Kra édit.), Deuil pour deuil (Desnos, Kra édit.), Les Amants de l'horloge (Péret), Le Mouvement perpétuel (Aragon), Les Mystères de l'amour (Vitrac, N.R.F. édit.), etc., nous départageront : à titre de compensation, nous abandonnons volontiers, à Paul Dermée et à Ivan Goll, toute parenté avec Rabelais.

Veuillez croire, cher Monsieur, à nos sentiments distingués.

Louis Aragon, André Boiffard, André Breton, Robert Desnos, Francis Gérard, Georges Limbour, Georges Malkine, Max Morise, Pierre Naville, Benjamin Péret, Roger Vitrac.

[Le Journal littéraire, 23 août 1924.]


[PREFACE À « UN COEUR SOUS UNE SOUTANE », D'ARTHUR RIMBAUD]

Beaucoup d'hommes extraordinaires ont cru aux présages, aux songes, aux moyens secrets des forces invisibles ; beaucoup d'hommes extraordinaires ont donc été superstitieux : je le veux bien, mais du moins ce ne fut pas à la manière des petits esprits.

SENANCOUR. - Obermann

Arthur Rimbaud :

Ah ! passez,

Républiques de ce monde !

a commencé par disparaître, atténuant ce qu'il y a au monde de meilleur, appelant à lui tout ce qui n'a pas encore de nom ; Rimbaud, le tournesol qui se morfond, un entonnoir où je n'ai pas peur de glisser ; celui qui monte et celui qui descend ; son ombre, sa paresse, et tout ce que le génie excuse, décolore et brusquement échoue ; Arthur Rimbaud, l'endormeur de l'Académie d'Absomphe, une espèce d'absolu. Quant au poète moderne, qui fuit la multiplication faite par Rimbaud, et qui le copie dans son récit, il a changé, sans peut-être s'en être aperçu, la particule et en la conjonction disjonctive ou. Tel rente un hôpital qui ne l'a pas fondé. C'est cela : toi, public, un départ - dédoublement ou arrivée - contente-toi de plus qu'il n'en faut pour mourir, et, que Rimbaud se couche, tu murmureras comme Memnon dans les aurores australes que frappent l'évidence et la magie.

Grâce à M. Ronald Davis, nous sommes heureux de faire ici chavirer la légende de Rimbaud catholique. Le catholicisme, cette pierre dans le jardin poétique, qui donc l'a glissé dans le jeu du hasard ? Ce n'est pas nous, les nègres prédits. Voici, délié des spoliations éthiques, ce qu'on dissimulait encore, pour ne faire qu'une proie de l'esprit de révolte : un défi obscur, une trêve à ce fameux consentement dont s'autorise l'idée de Dieu.

Un mendiant, Paterne Berrichon, hésitait à publier UN COEUR SOUS UNE SOUTANE. Il nous en laissa la responsabilité. C'était pour lui affaire d'économie politique (Paul Claudel, les droits d'auteur). Nous garantissons l'authenticité de ce texte qu'il ne nous empêcha pas de copier. Aujourd'hui M. Henri Bordeaux se réclame des ILLUMINATIONS et ce n'est pas fini.

Si intéressée qu'elle soit, nous espérons qu'une telle divulgation de notre part ne sera pas pour entretenir l'équivoque que fortifie en 1924 l'oeuvre d'Arthur Rimbaud. Il ne faut pas que du sein du désespoir se propage jamais autre chose que l'indifférence où nous sommes des services rendus à la cause de la tranquillité générale. Rimbaud - l'eau est au fond des osiers - tue les solutions du problème Rimbaud.

Louis Aragon, André Breton

[22 août 1924.]


UN CADAVRE

Il était devenu si hideux, qu'en passant sa main sur son visage il sentit sa laideur.
A. FRANCE (Thaïs)

L'ERREUR

Anatole France n'est pas mort ; il ne mourra jamais. Quelques braves écrivains dans une dizaine d'années auront inventé un nouvel Anatole. Il y a des gens qui ne peuvent pas se passer de ce personnage comique, le « plus grand homme du siècle » ou « un maître écrivain ». On recueille ses moindres mots, on étudie à la loupe ses moindres phrases et puis on bêle : « Comme c'est beau..., mais c'est magnifique, c'est splendide ! » Le maître éternel.

Celui qui vient de disparaître n'était pourtant pas très sympathique. Il n'a jamais songé qu'à son petit intérêt, à sa petite santé. Il attendait la mort, paraît-il. C'est une jolie solution. Mais à part cela, sérieusement qu'a-t-il fait, à quoi a-t-il pensé ? Puisqu'il ne s'agit aujourd'hui que de déposer une palme sur un cercueil, qu'elle soit aussi lourde que possible et qu'on étouffe ce souvenir.

Un peu de dignité, Messieurs de la famille ! Pleurez toutes les larmes de votre corps. Anatole a rendu ce qu'on appelait son âme. Vous n'avez rien à attendre de cette mémoire molle et sèche. C'est fini !

La nuit descend déjà. On reste étonné, lorsqu'on a le courage de parcourir les articles nécrologiques, de la pauvreté des éloges décernés à feu France. Quelles tristes couronnes en simili-celluloïd ! On rapporte régulièrement le mot de Barrès : « C'était un mainteneur ». Quelle cruauté ! le mainteneur de la langue française : cela fait penser à un adjudant ou à un maître d'école très pédant. Je pense que c'est une singulière idée que de perdre quelques minutes à adresser des adieux à un cadavre dont on a retiré le cerveau ! Puisqu'enfin tout est fini, n'en parlons plus.

J'ai assisté aujourd'hui à de bien jolis spectacles. Des croque-morts qui se disputaient en marchant devant un cercueil. J'ai vu aussi une femme en deuil, voilée de crêpes, aller à l'hôpital tailler une bavette avec son moribond de mari et lui montrer les beaux habits tout neufs qu'elle avait achetés le matin en attendant sa mort.

Philippe Soupault

UN VIEILLARD COMME LES AUTRES

Le visage de la gloire, le visage de la mort, celui d'Anatole France vivant ou mort. Tes semblables, cadavre, nous ne les aimons pas. Que de bonnes raisons, pourtant, ils ont de durer, comme la beauté et l'harmonie qui les remplissent d'aise, qui leur mettent aux lèvres un bon sourire, un sourire de père de famille. La beauté, cadavre, nous la connaissons bien et si nous nous y prêtons, c'est qu'elle ne nous donne pas précisément à sourire. Nous n'aimons le feu et l'eau que depuis que nous avons envie de nous y jeter. L'harmonie, ah ! l'harmonie, le noeud de ta cravate, mon cher cadavre, et ta cervelle à l'écart, bien rangée dans le cercueil et les larmes qui sont si douces, n'est-ce pas.

Ce que je ne puis plus imaginer sans avoir les larmes aux yeux, la Vie, elle apparaît encore aujourd'hui dans de petites choses dérisoires auxquelles la tendresse seule sert maintenant de soutien. Le scepticisme, l'ironie, la lâcheté, France, l'esprit français, qu'est-ce ? Un grand souffle d'oubli me traîne loin de tout cela. Peut-être n'ai-je jamais rien lu, rien vu, de ce qui déshonore la Vie ?

Paul Eluard

NE NOUS LA FAITES PAS A L'OSEILLE

La France est morte ? Vive la France. La France vient encore de mourir en Touraine : une maison ferme à jamais ses persiennes, comme tant d'autres, dans ces campagnes qui font entendre partout le même claquement funèbre : les vieux s'enfouissent dans la terre, les jeunes, quand il y en a, s'en vont quelques années de reste, traîner des noms fanés sur le bitume.

Mais ce n'est qu'une France qui vient de mourir, il y en a plusieurs, il y en a qui naissent, étranges et terribles. Dans le siècle : une France comme un Far-West brut, pleine d'étrangers inquiétants, de mines de fer, d'autos et d'avions, avec des millions de nègres et un avenir de Byzance battue et fortifiée par la barbarie - hors du siècle : une poésie française qui éclate dans la peinture, qui gronde inentendue depuis cinquante ans, dans plusieurs livres téméraires, merveilleux, austères.

Et par là-dessus, il y a une France éternelle, qui a été et qui sera, comme une amoureuse qu'on n'oublie pas, même si, éventrée, crevée par une invasion, elle expire son âme personnelle, mais nous ne la connaissons pas, et personne n'a le droit d'en appeler parmi nous, que nous soyons vivants ou morts, car si depuis toujours sa figure fut tracée tout entière d'un trait foudroyant, nous ne sommes qu'un des imperceptibles siècles dont elle est tissue, et seules les étoiles contemplent cette figure dans la touchante corbeille des visages humains.

Est-ce pour ces raisons astronomiques que nous avons un peu envie de soulever nos épaules aujourd'hui quand le croque-mort vient nous dire avec des airs satisfaits : « Je vous l'avais bien dit, voilà encore la France morte. Quelle perte, mes enfants. Cette France-là, c'était la vraie, la seule, celle qu'on montre aux étrangers, et celle dont nous nous congratulons confortablement depuis quelques années que nous avons pris si claire conscience de notre clair génie. Je vous plains, mes enfants, d'avoir perdu un tel arrière-grand-père. Je vous plains pour l'avenir qui vous attend : je vous vois gentiment aplatis sous l'énorme et délicat héritage de ce grand vieux homme. Mon métier m'a amené à visiter toutes les maisons où, à la flamme louche des cierges, s'allume la gloire, la vraie, la posthume - eh bien ! de tant de chuchotements dans l'ombre j'ai appris que cet Anatole France était le seul écrivain qui ait su écrire en français, dans tout un siècle de perdition - mais écrire, ce qui s'appelle écrire, avec une table, de l'encre, des livres, et des ciseaux » ?

Mais nous n'écoutons pas les larbins. Nous savons ce que nous avons perdu, nous qui - jeunes encore - avons tant perdu de divers côtés, et par exemple des amis de notre âge qui tiendraient peut-être mieux que nous la place.

Bien sûr : Anatole France nous a sauvés. Il a sauvé les meubles. Victor Hugo écrivait bien en prose, vous savez ! Choses vues, mais après lui, en attendant Barrès ? Eh bien ! oui ! il y a eu Anatole France. Il a sauvé les mots... non, pas les mots, Dieu sait que les mots ne se sont jamais si bien portés qu'au XIXe... mais pourtant certains mots, comme sur la langue la saveur essentielle du pain et du sel... mais il a maintenu cette présence, cette vigilance, cette prudence qui fait que les mots vivent ensemble comme une nation unie et forte : cela s'appelle la syntaxe, cela peut être comme l'amour entre les citoyens. Chez lui, c'était comme le gouvernement de la France de ce temps, de ce temps-ci encore : une régence méfiante, sèche, peureuse avec, pourtant, cet air de bonhomie républicaine.

C'est le grand-père qui a fait des économies : mais il nous lègue une maligne fortune d'avare. Si nous n'avions eu que lui pour vivre, pour vivre et pour mourir ?

Encore un qui a vécu en cet âge d'or, d'avant la guerre, à quoi nous ne comprenons rien. C'est même le Français par excellence de cet âge-là, cette France-là.

Mais vous vous apercevez que toute notre piété est tournée d'un autre côté, puisqu'elle n'est pas disponible pour ce trépas douillet, pour ces funérailles abondantes qui durent depuis deux ans - que de pleureuses, à barbe.

Non, notre piété est restée à ceux qui sont morts jeunes, à qui la parole ne fut pas laissée dans la bouche comme un antique morceau de sucre, mais à qui on l'a arrachée dans le sang et l'écume. Et je vous le demande - et cette question faite, toute mon excuse pour ce ton qu'il faut bien prendre ici pour qu'on n'entende pas en Europe que des gens qui se mouchent et qui peut seul s'accorder à cette pensée fondamentale que France mort, vit la France, vivent des Frances nombreuses que d'aucuns voudraient étouffer aujourd'hui sous ce catafalque, des Frances mystiques, crédules, obscures, brutales, merveilleusement insolites dans un décor vieilli, - je vous le demande, ces enfants-là, de quel secours leur fut ce grand-père ?

Drôle de grand-père qui ressemble à beaucoup trop de grands-pères français : sans Dieu, sans amour touchant, sans désespoir insupportable, sans colère magnifique, sans défaites définitives, sans victoires complètes.

Ignorance totale de Dieu - nous nous entendons, n'est-ce pas, ô poètes éperdus dans le vide. Maigre, maigre philosophie : vous comprenez que le Jardin d'Epicure nous a fait bayer d'une inanition trop creuse, pour que l'écho n'en arrive pas jusqu'aujourd'hui. Et la politique, l'allure nationale : il nous a bien laissé tomber entre la République du boudoir de l'Histoire contemporaine, la Révolution sournoisement trahie des Dieux ont soif et le bolchevisme qui l'a peloté comme un banquier anglais. Maurras ! ce n'est pas généreux d'avoir aussi flatté cet historien-là !

Et l'amour ? les amours, à la française. Le pauvre amour du Lys Rouge. Je demande pardon aux femmes. Et l'art, la littérature ! Ce grand-père a ignoré ou bafoué tous ceux que nous aimons parmi nos pères ou nos oncles.

Non, nous ne pouvons pas oublier tout cela, si nous nous rappelons que pourtant nous lui devons l'outil qui nous fait travailler et vivre et qui peut-être se cassera dans nos mains épaissies sur la crosse du fusil ou sur le volant. Il nous a donné la vie, mais il a manqué nous tuer. Alors quoi ?

Nous ne pouvons pas oublier qu'à quatorze ans on nous faisait adorer ces vieux bonshommes : Bergeret, Coignard, Bonnard. Vieux marcheurs, vieux pions habiles.

Notre amour est ailleurs, et notre espoir, ô métamorphoses, mais notre amertume est de ce côté. Il est bon qu'on la sente dans les larmes des crocodiles qui vont ramper sur l'avenue du Bois, religieux.

Pierre Drieu La Rochelle

ANATOLE FRANCE OU LA MEDIOCRITE DOREE

Eh bien non, je ne peux pas, je ne veux pas le nommer : Maître ! Il y a dans cette appellation quelque chose de haut et de grave à quoi cet esprit bas n'a jamais atteint. Et lorsque je dis esprit bas, j'entends : à l'étiage de la foule. Il y a entre A. France et un calicot une différence de quantité et non pas de qualité. Eh bien, je n'aime, je ne respecte que la qualité.

Oui, je sais, tous les tempéraments femelles se pâment devant sa prose : mais les mâles !

Cet homme médiocre a réussi à étendre les limites du médiocre. Cet écrivain de talent a poussé son talent jusqu'à la porte du génie. Mais il est resté à la porte.

On raconte qu'un jour, à M. Léopold Kahn lui disant : « Vous êtes le meilleur des hommes ! » Anatole France répondit : « Je crois être, au moins, un civilisé. » Ah ! combien prophétique parole, et qu'il me plaît de lui appliquer dans son sens le plus moche, des reliures de veau, de l'esprit, une tasse de thé à la main, un civilisé, oui mon cher, un civilisé ! - Nous, nous avons besoin de barbares !

Poli ! Cet homme a été pleinement, infiniment poli, dans sa personne et dans son style. Poli comme une perle ! Mais le moindre grain de mil...

Nous avons soif et nous avons faim. Anatole France, c'est le régime des hors-d'oeuvre !

Vraiment, il ne m'intéresse pas, il ne nous intéresse pas. C'est de l'indifférence absolue. Il ne jouait aucun rôle dans notre vie, dans nos recherches, dans nos combats. Il vivait solitaire, hermétiquement clos. Chez lui, pas la moindre trace de curiosité pour l'ardente jeunesse, pas un cri, pas un geste. Oui, nous nous intéressons aussi peu à lui qu'il s'est intéressé à nous. - N'est-ce pas notre droit ?

Il a été notre Voltaire, qu'ils disent ! Oui, Voltaire, et rien que Voltaire. Or ce n'est pas de Voltaires que nous avons besoin (cela pullule, les petits Voltaires, les Voltaires au petit pied), nous avons besoin de Rousseaux, de Bonapartes, de Robespierres...

Et que son titre de communiste ne nous en impose point ! Là où manquent les actes, la parole est stérilité. Blanqui passa quarante ans en prison. Je n'admets les communistes qu'en prison...

En réalité, Anatole France dut beaucoup aux salons. Parbleu, c'est le salonnard-type, ou si vous préférez, le salonneux...

C'est un vase - vide. Ce bibelot peut amuser l'oeil un instant, mais il ne saurait prendre l'homme jusqu'aux entrailles. Cette perfection formelle manque de profondeur et de jus. Vide ! Tout est vide en lui et autour de lui. Ses livres coulent entre les doigts comme du sable. Son oeuvre est bâtie sur le sable...

C'est une surface plane - une seule dimension. Aujourd'hui, ce côté dubitatif, négatif de son intelligence, cela nous paraît si facile ! C'est vraiment trop simple !

Seule la mémoire fonctionne dans son univers. Des réminiscences rassemblées avec goût. Et certes je ne nie pas le goût. Je ne nie pas la grâce, l'agilité d'esprit, les heureuses manières, la limpidité de la langue, l'harmonie et le miel ; mais je dis que dépourvues de substance et de moelle, isolées et stériles, toutes ces vertus, je m'en fous !

Ce sceptique, cet aimable sceptique me laisse froid. C'est pour la passion que je me passionne. C'est d'optimisme, de foi, d'ardeur et de sang que je raffole. J'aime la vie, et mon coeur ne bat que pour la vie.

Anatole France est mort !

Joseph Delteil

REFUS D'INHUMER

Si, de son vivant, il était déjà trop tard pour parler d'Anatole France, bornons-nous à jeter un regard de reconnaissance sur le journal qui l'emporte, le méchant quotidien qui l'avait amené. Loti, Barrès, France, marquons tout de même d'un beau signe blanc l'année qui coucha ces trois sinistres bonhommes : l'idiot, le traître et le policier. Ayons, je ne m'y oppose pas, pour le troisième, un mot de mépris particulier. Avec France, c'est un peu de la servilité humaine qui s'en va. Que ce soit fête le jour où l'on enterre la ruse, le traditionnalisme, le patriotisme, l'opportunisme, le scepticisme, le réalisme et le manque de coeur ! Songeons que les plus vils comédiens de ce temps ont eu Anatole France pour compère et ne lui pardonnons jamais d'avoir paré des couleurs de la Révolution son inertie souriante. Pour y enfermer son cadavre, qu'on vide si l'on veut une boîte des quais de ces vieux livres « qu'il aimait tant » et qu'on jette le tout à la Seine. Il ne faut plus que mort cet homme fasse de la poussière.

André Breton

AVEZ-VOUS DEJA GIFLE UN MORT ?

La colère me prend si, par quelque lassitude machinale, je consulte parfois les journaux des hommes. C'est qu'en eux se manifeste un peu de cette pensée commune, autour de laquelle, vaille que vaille, un beau jour ils tombent d'accord. Leur existence est fondée sur une croyance en cet accord, c'est là tout ce qu'ils exaltent, et il faut pour qu'un homme recueille enfin leurs suffrages, pour qu'aussi un homme recueille les suffrages des derniers des hommes, qu'il soit une figure évidente, une matérialisation de cette croyance.

Les conseils municipaux de localités à mes yeux indistinctes s'émeuvent aujourd'hui d'une mort, posent au fronton de leurs écoles des plaques où se lit un nom. Cela devrait suffire à dépeindre celui qui vient de disparaître, car l'on n'imagine pas Baudelaire, par exemple, ou tout autre qui se soit tenu à cet extrême de l'esprit qui seul défie la mort, Baudelaire célébré par la presse et ses contemporains comme un vulgaire Anatole France. Qu'avait-il, ce dernier, qui réussisse à émouvoir tous ceux qui sont la négation même de l'émotion et de la grandeur ? Un style précaire, et que tout le monde se croit autorisé à juger par le voeu même de son possesseur ; un langage universellement vanté quand le langage pourtant n'existe qu'au-delà, en dehors des appréciations vulgaires. Il écrivait bien mal, je vous jure, l'homme de l'ironie et du bon sens, le piètre escompteur de la peur du ridicule. Et c'est encore très peu que de bien écrire, que d'écrire, auprès de ce qui mérite un seul regard. Tout le médiocre de l'homme, le limité, le peureux, le conciliateur à tout prix, la spéculation à la manque, la complaisance dans la défaite, le genre satisfait, prudhomme, niais, roseau pensant, se retrouvent, les mains frottées, dans ce Bergeret dont on me fera vainement valoir la douceur. Merci, je n'irai pas finir sous ce climat facile une vie qui ne se soucie pas des excuses et du qu'en dira-t-on.

Je tiens tout admirateur d'Anatole France pour un être dégradé. Il me plaît que le littérateur que saluent à la fois aujourd'hui le tapir Maurras et Moscou la gâteuse, et par une incroyable duperie Paul Painlevé lui-même, ait écrit pour battre monnaie d'un instinct tout abject, la plus déshonorante des préfaces à un conte de Sade, lequel a passé sa vie en prison pour recevoir à la fin le coup de pied de cet âne officiel. Ce qui vous flatte en lui, ce qui le rend sacré, qu'on me laisse la paix, ce n'est pas même le talent, si discutable, mais la bassesse, qui permet à la première gouape venue de s'écrier : « Comment n'y avais-je pas pensé plus tôt ! » Exécrable histrion de l'esprit, fallait-il qu'il répondît vraiment à l'ignominie française pour que ce peuple obscur fût à ce point heureux de lui avoir prêté son nom ! Balbutiez donc à votre aise sur cette chose pourrissante, pour ce ver qu'à son tour les vers vont posséder, râclures de l'humanité, gens de partout, boutiquiers et bavards, domestiques d'état, domestiques du ventre, individus vautrés dans la crasse et l'argent, vous tous, qui venez de perdre un si bon serviteur de la compromission souveraine, déesse de vos foyers et de vos gentils bonheurs.

Je me tiens aujourd'hui au centre de cette moisissure, Paris, où le soleil est pâle, où le vent confie aux cheminées une épouvante et sa langueur. Autour de moi, se fait le remuement immonde et misérable, le train de l'univers où toute grandeur est devenue l'objet de la dérision. L'haleine de mon interlocuteur est empoisonnée par l'ignorance. En France, à ce qu'on dit, tout finit en chansons. Que donc celui qui vient de crever au coeur de la béatitude générale, s'en aille à son tour en fumée ! Il reste peu de choses d'un homme : il est encore révoltant d'imaginer de celui-ci, que de toute façon il a été. Certains jours j'ai rêvé d'une gomme à effacer l'immondice humaine.

Louis Aragon

A LA PROCHAINE OCCASION
IL Y AURA UN NOUVEAU CADAVRE (1)

[18 Octobre 1924]


(1) Les extraits de presse qui, dans ce tract, entourent les textes signés, sont renvoyés ici dans la partie « Description et Commentaires », infra. (N.D.E.)


[LETTRE À PIERRE MORHANGE]

A Monsieur Pierre Morhange, 50, rue de Douai, Paris (9e).

Paris, le 11 octobre 1924.

MONSIEUR,

Nous vous avertissons une fois pour toutes que si vous vous permettez d'écrire le mot « Surréalisme », spontanément et sans nous en avertir, nous serons un peu plus de quinze à vous corriger avec cruauté.

Tenez-vous le pour dit !

Pour le Bureau de Recherches Surréalistes
Ont signé : Paul Eluard, Louis Aragon, André Breton, Roger Vitrac, etc.

[Le Journal littéraire, 18 octobre 1924.]


[PRIERE D'INSERER POUR « LA REVOLUTION SURREALISTE »]

LA REVOLUTION SURREALISTE
Directeurs :
PIERRE NAVILLE et BENJAMIN PERET
15, rue de Grenelle, PARIS.

Voulez-vous nous faire confiance ?

L'activité inconsciente de l'esprit semble n'avoir été explorée jusqu'à présent qu'à des fins discutables (psychologiques, médicales, métaphysiques, poétiques).

LA REVOLUTION SURREALISTE

se propose de libérer absolument cette activité : il faut aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l'Homme. C'est à ce titre qu'elle doit intéresser tous les individus, de quelque manière qu'ils aient pensé ou agi jusqu'ici.

Si vous êtes, dans une mesure quelconque, l'ennemi des solutions positives, si les méthodes d'introspection actuelles vous paraissent insuffisamment appliquées à leur objet, et si vous êtes prêts à pénétrer dans le champ inexploré du Rêve, lisez

LA REVOLUTION SURREALISTE

organe mensuel du Bureau de Recherches Surréalistes, 15, rue de Grenelle, Paris, qui vous renseignera sur la genèse du Surréalisme et vous permettra de suivre (sic) et de collaborer à son développement.

Le premier numéro paraîtra le 1er Décembre.

LA REVOLUTION SURREALISTE

Directeurs : Pierre NAVILLE et Benjamin PERET 15, Rue de Grenelle PARIS (7e)

Le surréalisme ne se présente pas comme l'exposition d'une doctrine. Certaines idées qui lui servent actuellement de point d'appui ne permettent en rien de préjuger de son développement ultérieur. Ce premier numéro de la Révolution Surréaliste n'offre donc aucune révélation définitive. Les résultats obtenus par l'écriture automatique, le récit de rêve, par exemple, y sont représentés, mais aucun résultat d'enquêtes, d'expériences ou de travaux n'y est encore consigné : il faut tout attendre de l'avenir.

Nous sommes à la veille d'une

REVOLUTION

SURREALISME

Vous pouvez y prendre part.

Le BUREAU CENTRAL DE RECHERCHES SURREALISTES 15, Rue de Grenelle, PARIS-7e

est ouvert tous les jours de 4 h. 1/2 à 6 h. 1/2

[La Révolution surréaliste n° 1, 1er décembre 1924]


[INTRODUCTION À « LA REVOLUTION SURREALISTE »]

PRÉFACE

Le procès de la connaissance n'étant plus à faire, l'intelligence n'entrant plus en ligne de compte, le rêve seul laisse à l'homme tous ses droits à la liberté. Grâce au rêve, la mort n'a plus de sens obscur et le sens de la vie devient indifférent.

Chaque matin, dans toutes les familles, les hommes, les femmes et les enfants, S'ILS N'ONT RIEN DE MIEUX A FAIRE, se racontent leurs rêves. Nous sommes tous à la merci du rêve et nous nous devons de subir son pouvoir à l'état de veille. C'est un tyran terrible habillé de miroirs et d'éclairs. Qu'est-ce que le papier et la plume, qu'est-ce qu'écrire, qu'est-ce que la poésie devant ce géant qui tient les muscles des nuages dans ses muscles ? Vous êtes là bégayant devant le serpent, ignorant les feuilles mortes et les pièges de verre, vous craignez pour votre fortune, pour votre coeur et vos plaisirs et vous cherchez dans l'ombre de vos rêves tous les signes mathématiques qui vous rendront la mort plus naturelle. D'autres, et ce sont les prophètes, dirigent aveuglément les forces de la nuit vers l'avenir, l'aurore parle par leur bouche, et le monde ravi s'épouvante ou se félicite. Le surréalisme ouvre les portes du rêve à tous ceux pour qui la nuit est avare. Le surréalisme est le carrefour des enchantements du sommeil, de l'alcool, du tabac, de l'éther, de l'opium, de la cocaïne, de la morphine ; mais il est aussi le briseur de chaînes, nous ne dormons pas, nous ne buvons pas, nous ne fumons pas, nous ne prisons pas, nous ne nous piquons pas et nous rêvons, et la rapidité des aiguilles des lampes introduit dans nos cerveaux la merveilleuse éponge défleurie de l'or. Ah ! si les os étaient gonflés comme des dirigeables, nous visiterions les ténèbres de la Mer Morte. La route est une sentinelle dressée contre le vent qui nous enlace et nous fait trembler devant nos fragiles apparences de rubis. Vous, collés aux échos de nos oreilles comme la pieuvre-horloge au mur du temps, vous pouvez inventer de pauvres histoires qui nous feront sourire de nonchalance. Nous ne nous dérangeons plus, on a beau dire : l'idée du mouvement est avant tout une idée inerte (*), et l'arbre de la vitesse nous apparaît. Le cerveau tourne comme un ange et nos paroles sont les grains de plomb qui tuent l'oiseau. Vous à qui la nature a donné le pouvoir d'allumer l'électricité à midi et de rester sous la pluie avec du soleil dans les yeux, vos actes sont gratuits, les nôtres sont rêvés. Tout est chuchotements, coïncidences, le silence et l'étincelle ravissent leur propre révélation. L'arbre chargé de viande qui surgit entre les pavés n'est surnaturel que dans notre étonnement, mais le temps de fermer les yeux, il attend l'inauguration.

Toute découverte changeant la nature, la destination d'un objet ou d'un phénomène constitue un fait surréaliste. Entre Napoléon et le buste des phrénologues qui le représente, il y a toutes les batailles de l'Empire. Loin de nous l'idée d'exploiter ces images et de les modifier dans un sens qui pourrait faire croire à un progrès. Que de la distillation d'un liquide apparaisse l'alcool, le lait ou le gaz d'éclairage, autant d'images satisfaisantes et d'inventions sans valeur. Nulle transformation n'a lieu mais pourtant, encre invisible, celui qui écrit sera compté parmi les absents. Solitude de l'amour, l'homme couché sur toi commet un crime perpétuel et fatal. Solitude d'écrire l'on ne te connaîtra plus en vain, tes victimes happées par un engrenage d'étoiles violentes, ressuscitent en elles-mêmes.

Nous constatons l'exaltation surréaliste des mystiques, des inventeurs et des prophètes et nous passons.

On trouvera d'ailleurs dans cette revue des chroniques de l'invention, de la mode, de la vie, des beaux-arts et de la magie. La mode y sera traitée selon la gravitation des lettres blanches sur les chairs nocturnes, la vie selon les partages du jour et des parfums, l'invention selon les joueurs, les beaux-arts selon le pantin qui dit : « orage » aux cloches du cèdre centenaire et la magie selon le mouvement des sphères dans des yeux aveugles.

Déjà les automates se multiplient et rêvent. Dans les cafés, ils demandent vite de quoi écrire, les veines du marbre sont les graphiques de leur évasion et leurs voitures vont seules au Bois.

La Révolution... la Révolution... Le Réalisme, c'est émonder les arbres, le surréalisme, c'est émonder la vie.

J.-A. Boiffard, P. Eluard, R. Vitrac

[La Révolution surréaliste n° 1, 1er décembre 1924.]


(*) Berkeley.


[HOMMAGE À GERMAINE BERTON]

[La Révolution surréaliste n° 1, 1er décembre 1924.]


[PAPILLONS SURREALISTES]

I.

Le Surréalisme
     est à la portée
          de tous les inconscients

II.

APRES DES TENTATIVES REITEREES POUR SAISIR L'IDÉE DE TRIANGLE, J'AI CONSTATE QU'ELLE ÉTAIT TOUT À FAIT INCOMPRÉHENSIBLE.

BERKELEY.

III.

Le parapluie du chocolat est dédoré.
Trempez-le dans la porte et nattez.

IV.

Le SURRÉALISME est-il
          le communisme du génie ?

V.

LE SURRÉALISME
     c'est l'écriture niée

VI.

PARENTS !

racontez vos rêves à vos enfants

VII.

Le presbytère n'a rien perdu
          de son charme
     ni le jardin de son éclat

VIII.

Ariane ma soeur ! de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ?

IX.

VOUS QUI NE VOYEZ PAS
pensez à ceux qui voient

X.

Ouvrez la bouche comme un four,
il en sortira des noisettes.

XI.

Si vous aimez
          L'AMOUR
vous aimerez
          le SURRÉALISME

XII.

On ne saurait rien attendre de trop grand de la force et du pouvoir de l'esprit.

HEGEL.

XIII.

Vous qui avez du plomb dans la tête
fondez-le pour en faire de l'or surréaliste

XIV.

JOIE ÉNORME COMME
          LES COUILLES
                    D'HERCULE !

XV.

Le Surréalisme
                    vous cherche
Vous cherchez
                    le surréalisme

[Décembre 1924]