MÉLUSINE

Tracts surréalistes, Tome II, 1968-1969


1968-1969

Pour Cuba

[Texte manquant -> à saisir]


[Lettre à Raymond Borde à propos de l'affaire "Langlois"]

[Texte manquant -> à saisir]


Pas de Pasteurs pour cette Rage !

La révolte ne s'apprend pas.
Elle s'organise en révolution, à partir de la spontanéité de la jeunesse.
C'est la jeunesse qui détient aujourd'hui la conscience et l'énergie révolutionnaires.
Cette jeunesse n'attend de leçon de personne ni d'aucune institution ni d'aucun appareil.
Elle s'apprête à liquider toutes les institutions, tous les appareils d'une civilisation d'ores et déjà passée par profits et pertes.
En France, la bourgeoisie traditionnelle, assoupie par la tranquillité que lui laisse le parti communiste, retrouve ses réflexes répressifs.
Bien plus, le parti communiste et l'U.E.C. réalisent avec les paras d'Occident, les gorilles de De Gaulle et les épiciers lecteurs de l'Aurore, l'unité de la répression contre la jeunesse révolutionnaire.
Après l'article de Marchais, dans l'Humanité du 3 mai, il est clair que l'exigence révolutionnaire, pour tous les ouvriers et étudiants communistes, pour tous les intellectuels qui entendent répondre à la même espérance, passe par la destruction simultanée des structures bourgeoises et pseudo-communistes parfaitement imbriquées.
Le Mouvement surréaliste est à la disposition des étudiants pour toute action pratique destinée à créer une situation révolutionnaire dans ce pays.

Le Mouvement surréaliste.

Paris, le 5 mai 1968.


[Introduction au numéro 4 hors série de “ L'Archibras ”]

Depuis que ces textes ont été écrits, la voix sénile qui exprime l'abdomen national a chevroté ses injures et ses menaces. Tantôt haineuse, tantôt faussement bonhomme. Il n'en fallait pas plus pour que la masse viscérale emplisse les beaux quartiers ; pour que les barbouzes et les activistes réconciliés s'apprêtent à fournir à la Police l'appoint “ politique ” auquel elle aspire.

Cette voix n'a pas craint de souiller ce qui, dans ce pays qu'on proclamait, qu'on voulait avachi, s'est affirmé de jeune, de généreux, d'inspiré ; elle a clairement désigné son ennemi : l'Espoir.

Que le sang qu'elle appelle à verser rentre dans cette gorge ! Que la souillure submerge le pourrisseur !

Les jeunes énergies qu'on prétend briser n'auront que plus de force de s'être lovées, quelque temps, dans l'ombre : car la nuit sera rouge et noire !

[Le Surréalisme le 18 juin 1968.]


La Plate-forme De Prague

La Plate-forme de Prague devait paraître cet automne simultanément en tchèque dans Aura, revue surréaliste tchécoslovaque en préparation, et en français, dans une livraison de L'Archibras, où nous entendions notamment rendre compte de l'exposition surréaliste Le Principe de Plaisir (Brno : mars ; Prague : avril ; Bratislava : juin 1968). L'invasion du 21 août, ne pouvant manquer de retarder la naissance d'Aura, nous engage à publier sans délai (et sans y changer une ligne) le texte de la plate-forme élaborée en avril. En d'autres circonstances, elle eût porté la signature nominative de vingt-et-un Surréalistes tchécoslovaques et de onze Surréalistes étrangers résidant en France.

La présente déclaration, soumise à la signature de tous nos amis, a été élaborée à Prague par les membres du Groupe Surréaliste constitué dans cette ville et par les Surréalistes venus de France, entre les 5 et 18 avril 1968, pour participer à un cycle de manifestations organisé autour de l'exposition “ le principe de plaisir ”.

Les rédacteurs mettent d'abord l'accent sur l'exceptionnelle chaleur affective qui a marqué cette rencontre. Ils y voient l'un des facteurs déterminants, le résultat et la garantie de l'accord sans réserve qui a été réalisé à Prague,

quant aux perspectives générales du Surréalisme dans l'immédiat et à plus long terme ;

quant à l'appréciation du système répressif, en 1968, dont il semble bien que les différences, selon les étiquettes politiques et institutionnelles qu'il emprunte, sont purement formelles ;

quant à la volonté d'opérer les réajustements théoriques indispensables, compte tenu de l'évolution de la répression, et de définir en commun les moyens stratégiques et tactiques pour la tenir en échec.

Nous sommes fermement décidés à agir dans le sens qu'indique cette plate-forme. Notre conviction est entière que ce combat, collectivement, ne cessera jamais.

Cet accord témoigne de l'efficacité durable des méthodes surréalistes pour déjouer aussi bien les tentatives d'étouffement par la force que celles de récupération par la ruse. Il est certainement dû, pour une large part, au terrain même où il s'est concrétisé : l'activité surréaliste, dans sa triple fonction, collective, anticonfusionnelle et dirigée vers l'avenir, s'est manifestée en Tchécoslovaquie sans discontinuer depuis 1934 sur le plan créatif qu'avait défini Karel Teige.

La présente déclaration est une plate-forme théorique et pratique, dès ce jour, pour tous les pays où le Surréalisme réunit des énergies suffisantes pour oeuvrer à l'émancipation complète de l'homme. Nous attendons de la lucidité surréaliste qu'elle tire parti de cette plate-forme, non pas comme de thèses dogmatiques, mais pour lui donner tous les développements qu'appelleront la diversité des circonstances et leur évolution, pour l'enrichir en permanence par le jeu dialectique de la conscience et de la spontanéité.

1° Le système de la répression accapare le langage pour le restituer aux hommes, réduit à sa fonction utilitaire ou détourné à des fins de divertissement. Les hommes sont ainsi privés des pouvoirs réels de leur propre pensée, contraints, et ils en prennent bientôt l'habitude, de s'en remettre aux agents de la culture qui leur livrent des schémas de réflexion évidemment conformes au bon fonctionnement du système. Ils sont ainsi amenés à se détourner avec méfiance et mépris du domaine intérieur qui leur est le plus personnel, dans lequel est fixée leur identité et dont les forces surgissant dans leurs rêves ou dans l'affectivité ne les effraient que parce que les forces de répression y cèdent la place au principe de plaisir. Le langage vide ainsi laissé aux hommes ne saurait formuler les images ardentes qui leur rendraient impérieuse la satisfaction de leurs désirs véritables. La responsabilité de cet état de fait incombe pour une part à l'art contemporain et aux sciences humaines qui, même dans des formules prétendues d'avant-garde, se bornent fréquemment à refléter passivement la dévaluation présente des signes et contribuent par là à l'obscurcissement de la pensée.

Le rôle du Surréalisme est d'arracher le langage au système de la répression et d'en faire un instrument du désir. En ce sens, ce qui passe pour l'art surréaliste n'a d'autre objet que de libérer les mots, et plus généralement les signes, des codes de l'utilité ou du divertissement pour leur rendre leur destination de révélateurs de la réalité subjective et de l'intersubjectivité essentielle du désir reflété dans l'esprit public.

Car le Surréalisme ne peut éluder la contrainte historique. Il est même particulièrement bien placé pour vérifier le caractère fallacieux du mythe du Progrès ou de l'irréversibilité historique ; ce qui l'oblige, simultanément, à opérer la révolution du langage, comme cela vient d'être indiqué, et à prendre acte de la terrible dévaluation accomplie dans ce domaine, non seulement par les régimes du “ monde libre ”, mais, à une tout autre échelle, par le stalinisme. Il ne s'agit plus là d'une réduction à des fins de divertissement, mais de la corruption des idées elles-mêmes, car elle seule permet de couvrir la pire oppression des mots les plus exaltants qu'ait énoncés la conscience révolutionnaire. Si nous voulons parler en son nom, nous devons pour commencer rendre aux mots de l'exigence révolutionnaire leur plein sens. Toute réflexion théorique et toute action pratique sont aléatoires si ce fait brutal n'est pas admis : les mots de révolution, de communisme, d'internationalisme et même de liberté ont servi, dans de nombreux pays, dont la Tchécoslovaquie, continuent de servir ici et là de justification idéologique et morale à un appareil policier qui a régné, règne encore ou aspire à régner de nouveau en maître absolu. Nous ne pouvons ignorer cette vérité difficile : pour de nombreux peuples - renfermant un prolétariat et une intelligentsia en principe détenteurs de l'esprit révolutionnaire - le mot révolution signifie crime politique, le mot communisme caste bureaucratique monopolisant le pouvoir et les privilèges, le mot internationalisme soumission aux impératifs de la politique russe et le mot liberté censure, torture, camps concentrationnaires. Nul ne peut se substituer, par une parole qui deviendrait abstraite, à ceux qui ont vécu, dans la chair et dans l'esprit, cet avilissement du langage, cette dissolution de la conscience. Mais la conscience révolutionnaire renoncerait à elle-même si elle était tentée de s'abandonner si peu que ce soit à ce courant, de renoncer à le remonter. Au contraire, les Surréalistes mettront tout en oeuvre pour redonner à ces mots toute leur force, dans leur rigoureuse signification intellectuelle et dans leur résonance affective. Ils se garderont, pourtant, d'en user comme des signes de vérités immuables. Ils ne cesseront de les interpréter au vu du contenu réel que leur prête l'histoire et les situeront dans le contexte de la pensée dialectique où les idées vivent par le jeu des constantes et des variables.

Le Surréalisme est naturellement minoritaire. Plus qu'à l'originalité de sa conception du monde, cette condition - que nous constatons sans plaisir ni regret - tient à sa volonté de publier sa pensée dans son intégralité et sa rigueur, c'est-à-dire sans la moindre concession au didactisme.

Elle tient aussi à son refus d'admettre comme définitives les catégories de la réalité (réalité psychique, réalité sociale, réalité naturelle) ; la résignation à une réalité pétrifiée dans son morcellement conduirait à privilégier aux dépens des deux autres l'une quelconque de ces trois instances, la subjectivité, l'intersubjectivité, le monde objectif. L'effort surréaliste tend précisément à l'abolition de ces catégories, ce qui implique la reconnaissance de leur nature transitoire. Cette connaissance de l'état actuel et provisoire de la réalité - et, en corollaire, de la structure actuelle et provisoire de l'entendement - commande en profondeur la position anti-confusionnelle du Surréalisme sur les rapports de l'art et de la Révolution, problème qui sera ultérieurement abordé.

Notre condition minoritaire tient enfin à la résolution d'écarter de nos rangs actifs tout écrivain qui se réduit à son écriture, tout peintre qui se réduit à sa peinture.

Minoritaire, le Surréalisme, cependant, s'adresse à tous : en fin de compte son message ne sera reçu qu'en proportion de la révolte active en chacun.

2° La condition minoritaire du Surréalisme est complexe : il ne s'agit pas d'une minorité opposée schématiquement à une majorité, mais du statut d'une idée à l'état naissant au milieu des idées reçues, d'une minorité agissant à l'intérieur d'un ensemble hétérogène fait d'une majorité et de plusieurs minorités dont chacune se livre à une activité particulière de l'esprit. Parmi les accusations portées de mauvaise foi contre le Surréalisme, l'une des plus graves et des plus fausses est celle qui le désigne comme une chapelle. Le passé et le présent témoignent de notre constante volonté d'ouverture. Il n'est pas de domaine où les Surréalistes ne cherchent à s'allier, eu égard à leurs propres déterminations, à ceux qui leur paraissent détenir les forces vives du moment. Non seulement leur concours est sollicité pour nos revues et nos expositions mais très souvent les Surréalistes s'y effacent devant des hommes avec lesquels l'accord à réaliser leur semble plus important que les désaccords constatés.

Dans les circonstances actuelles, au printemps 1968, les Surréalistes souhaitent poursuivre et élargir le dialogue avec toute individualité et tout mouvement organisé qui mettent en échec les systèmes répressifs, refusent d'y prendre place parmi leurs engrenages et attaquent leurs innombrables ramifications, quelque pavillon qu'elles arborent sur le plan culturel ou politique.

3° La théorie et la pratique révolutionnaires sont à repenser de fond en comble. Le marxisme-léninisme est à désacraliser. Le marxisme peut redevenir une arme efficace au service de l'idéal communiste. Il faut cependant commencer par le débarrasser de la part de polémique, oblitérant l'idéologie elle-même, qui résulte de la nécessité tactique dans laquelle Marx et Engels se sont trouvés de combattre des théoriciens de premier ordre comme Stirner, Proudhon et Bakounine et de rejeter, non sans déférence, les idées géniales de Charles Fourier. Il faut ensuite distinguer, dans la pensée de Marx, ce qui a autorisé le stalinisme de ce qui aurait dû le rendre impossible. Quant au léninisme, il y a lieu notamment de faire toutes réserves sur le principe communément admis du rôle dirigeant du parti, principe qui a déterminé la constitution de l'appareil stalinien. Nous pensons toutefois qu'il n'est pas évident que Lénine ait pu agir autrement, dans les circonstances précises qui conditionnaient son action. L'important n'est donc pas d'intenter un procès historique, mais de faire servir la tragique expérience de la déviation policière du bolchevisme à la vigilance révolutionnaire d'aujourd'hui.

Il faut enfin combattre l'économisme et principalement, lorsqu'il s'agit de l'économisme marxiste, rétablir la primauté absolue de la finalité révolutionnaire sur l'économie révolutionnaire. Dans sa phase actuelle, la pensée surréaliste fait toute confiance au dynamisme de l'esprit de révolte, qui ne met au premier plan ses objectifs économiques que pour abattre tous les économismes, qui n'attend de profonde et de réelle transformation que de la multiplication réciproque des processus intellectuels et émotionnels : leur développement dans le marxisme, dans la psychanalyse, la fécondation mutuelle de l'analogie et de la dialectique dont témoignent encore les sciences hermétiques libèrent les sources instinctives d'où procèdent les sociétés humaines. Par les désintégrations et réintégrations simultanées qu'engendre la lutte du principe de plaisir et du principe de réalité, ces formes historiques sont appelées à refléter les états nouveaux de la conscience, les étapes nouvelles de l'histoire de l'esprit, les victoires de la pensée sur sa mauvaise conscience, les imminents triomphes qu'elle emportera sur sa division constante. C'est en ce sens que la poésie constitue un détonateur grâce auquel la pensée de type scientifique ou philosophique peut faire éclater le face à face immobile de la critique classique et de la stagnation réactionnaire, au cours d'un conflit permanent qui embrase autant les institutions que les mentalités.

C'est pourquoi les Surréalistes n'hésitent pas à mettre en avant l'exemple des révolutionnaires qui, comme Fourier, Marx, Engels, Lénine, Trotsky ou Che Guevara, ont donné au dynamisme révolutionnaire son plus grand retentissement social. Ils soutiendront de tout leur pouvoir les mouvements nouveaux qui s'engagent dans la même direction, tel celui en tête duquel se trouve Rudi Dutschke. Et de même que l'économie révolutionnaire doit selon nous, céder devant l'impératif de la finalité révolutionnaire, nous déclarons la primauté de l'activité révolutionnaire sur les résultats provisoires de cette activité, sur les réalisations dont la consolidation consacrerait l'immobilité ou conduit aux dommages les plus graves comme on l'a vu avec le stalinisme. Dans ces conditions, les forces de reconstruction doivent, selon nous, se rallier à l'idée de révolution permanente, géniale formule de Marx, développée dans la suite par Trotsky, dont le contenu actuel doit s'interpréter en fonction des formes nouvelles adoptées par les systèmes répressifs. Nous sommes convaincus, à cet égard, que l'état des réalisations politiques dans les pays où le socialisme est en voie de reconstruction (Cuba, Tchécoslovaquie) laisse intégralement ouvert leur avenir. Dans le processus qu'ils mettent en oeuvre, nous voyons se dessiner authentiquement l'union du dynamisme révolutionnaire de l'esprit et de l'affranchissement objectif dans les conditions de vie. Aujourd'hui nous voyons dans Cuba et dans la Tchécoslovaquie les deux points du monde où sont réunies les premières conditions pour que se forme une nouvelle conscience humaine contre la répression de droite et de gauche, par contact direct et par union de la classe ouvrière et de l'intelligentsia, sans l'intermédiaire d'aucun appareil de parti, qui porte toujours avec lui le danger d'un stalinisme nouveau.

La situation contemporaine dans le monde permet d'espérer une régénérescence de l'idéologie révolutionnaire. Les attaques, en grande partie verbales, des dirigeants de Moscou et de Pékin contre l'impérialisme américain, abusent de moins en moins ceux qui en sont les victimes les plus directes. La résistance du peuple vietnamien, la persistance de la guérilla en Amérique latine malgré la mort de Che Guevara, l'influence grandissante du Black Power aux U.S.A. mêmes, témoignent de la justesse des thèses adoptées à la conférence de l'O.L.A.S. à La Havane, en août 1967, en faveur de la lutte armée. Parallèlement, dans les nations où s'exerce son pouvoir, le centralisme autoritaire de Moscou est soumis à rude épreuve. Enfin, le mouvement de la jeunesse des universités polonaises, françaises et allemandes apporte de nouveaux ferments dans les concepts d'idéologie révolutionnaire.

Par-dessus tout, un phénomène nouveau - d'une considérable importance - dresse dans la plupart des pays la jeunesse contre toutes les formes de la répression. Quels que soient les objectifs ouvertement déclarés de ces mouvements et leurs différences d'un pays à l'autre, ils ont en commun la violence et le refus intransigeant des institutions. Leur spontanéité n'est affectée d'aucun indice négatif, comme voudrait le faire croire une presse aux ordres, puisqu'à des degrés divers elle va de pair avec une prise de conscience des problèmes idéologiques fondamentaux. Les éléments de pointe de la jeunesse luttent contre un ordre technocratique qui tente d'installer sa domination mondiale en s'appuyant à la fois sur l'intimidation policière et sur l'attrait de la consommation. Il est nécessaire d'adapter le mot d'ordre “ classe contre classe ” qui, dans de nombreux pays, ne suffit pas à exprimer la réalité sociale d'aujourd'hui, au fait que les mécanismes de la civilisation moderne, par le “ principe de rendement ” (Marcuse), ont apporté dans cette lutte de nouvelles particularités. Or ce n'est certes pas parmi les apparatchiky des Partis Communistes (notamment du P.C.F. et du P.C.Tch.) dont le travail essentiel consiste à paralyser ou figer toute pensée révolutionnaire, qu'on trouvera l'expression d'un réel renouveau politique. C'est bien plutôt des minorités estudiantines qu'il faut attendre les impuisions décisives. “ Le Surréalisme, écrit Breton, est né d'une affirmation de foi sans limite dans le génie de la jeunesse. ” Seul l'homme qui ne s'est pas encore rangé confortablement dans le monde est capable d'assumer les risques qu'entraînent la création et la révolte qui, pour nous, ne constituent qu'une même activité. C'est là, et là seulement, que le Surréalisme doit mener son combat, car tout l'héritage intellectuel et idéologique est à apprécier sous l'angle de la transformation et du désir libérateurs ; nous en avons fini avec l'accumulation du savoir.

4° Les Surréalistes croient que la pensée interprète le monde et contribue à sa transformation selon plusieurs voies, nullement exclusives les unes des autres.

La seule voie philosophique est, à leurs yeux - pour ce qui est de la pensée occidentale - transitoirement divisée en philosophie exotérique et en philosophie ésotérique. Quant à la première, ils s'appuient intégralement sur la dialectique hégélienne qu'ils reconnaissent comme organisatrice irréprochable des facultés évolutives de l'esprit. De la seconde, ils retiennent avant tout qu'elle offre à ce même esprit les clés indispensables à l'interprétation analogique des règnes de la nature dans leurs rapport réciproques et dans leur développement. Dialectique et analogie fondent une nouvelle théorie de la connaissance qui doit affranchir l'homme, non de ce qu'il y a de vital dans la raison, mais de ce qui paralyse celle-ci dans des systèmes aliénants : le principe de non-contradiction et le principe d'identité.

Sans préjudice des problèmes scientifiques qui échappent en grande partie, et pour l'instant tout au moins, à leur compétence, et sans négliger les découvertes de la sociologie, de l'anthropologie et de l'ethnologie modernes, les Surréalistes tiennent pour illimité le magnifique champ théorique et expérimental que Sigmund Freud a ouvert à l'activité de l'homme. L'interprétation des rêves embellit les rêves. La conscience de la nécessité de la fonction onirique dans la vie embellit la convergence entre la vie quotidienne et la vraie vie. De la réalisation du désir dans le rêve naît le courage d'assumer la pensée magique dans la vie humaine. La recherche de notre vérité la plus entière où coïncident nos énergies les plus profondes avec les lois les plus extensives de l'esprit est soumise à la loi d'or de la sexualité. Il dépend de l'exaltation sans fin du désir par la connaissance et de la stimulation sans fin de la connaissance par le désir que l'amour, l'amour charnel de l'homme et de la femme, triomphe, avec tout ce qu'il emporte de forces explosives de la sensibilité et de l'intelligence.

Or la criminelle hypocrisie de la civilisation donne sa pleine mesure avec la prétendue libération sexuelle. Il s'agit de rationaliser l'amour, de mettre en équation la fascination et le désir concentrés réciproquement sur un seul être, de dévier le principe de plaisir vers un hédonisme sans mystère et sans danger - si ce n'est même de l'utiliser à des fins mercantiles. Les Surréalistes se soucient peu de passer, auprès des maniaques imbéciles du progrès, pour obscurantistes quand ils proclament qu'il n'y a pas d'amour sans mystère, qu'il n'y a pas en amour de physique sans métaphysique. La carrière à ouvrir aux forces souterraines est intégralement vierge. Leur détournement dans les directions religieuses, leur perversion dans les fanatismes idéologiques de l'histoire récente nous prouve la nécessité de les rendre à leur innocence et de rendre au sacré l'espace libre où son déploiement emporte un ample bénéfice de lumière.

Pour nous, Surréalistes, il existe une pensée poétique au même titre qu'une pensée philosophique et qu'une pensée scientifique. Si parfois elle se distingue difficilement de la pensée philosophique, elle n'en a pas moins ses propres lois et, par là même, sa rigueur. Mais elle entretient des rapports libres avec le principe de réalité, alors que les pensées philosophiques et scientifiques les plus audacieuses lui sont soumises en permanence. La pensée poétique échappe au temps afin d'offrir à l'homme le pouvoir de prophétie. Elle est pensée - pensée pratique - dès lors que, formulant l'imaginaire, elle se donne pour fin de le transformer en réel. Car “ toute la force créatrice..., menant à une nouvelle connaissance et à une nouvelle interprétation de l'univers, a sa source dans le mécontentement humain essentiel et irrévocable envers le royaume de la nécessité ” (Teige).

5° La question des rapports de l'art (ou de la poésie, ou de la littérature) et de la révolution alimente une polémique de pure parade entre les partisans de solutions extrêmes qui, génération après génération, ne font que perfectionner leur vocabulaire pour essayer de rajeunir des idées mortes. Opposé à la théorie de l'art pour l'art, comme à la théorie de l'art engagé, le Surréalisme réaffirme que dans l'état actuel d'une réalité dont les hommes n'ont qu'une perception fragmentée et aliénée, l'art, pour être révolutionnaire ne peut chercher son bien que sur terrain inconnu, essentiellement dans les zones les plus obscures de la réalité psychique. Le subordonner à des fins immédiatement pratiques serait dévoyer son énergie et le plier à une contrainte extérieure qui le prive de toute vérité en ne lui attribuant qu'une efficacité fictive. La seule idéologie révolutionnaire qui pourrait englober la création artistique serait celle qui lui reconnaîtrait une autonomie immanente, notamment dans la détermination de sa sphère d'intervention. Une telle idéologie exigerait des artistes qu'ils accomplissent leur fonction spécifique : libérer les pouvoirs et les désirs immobilisés dans l'inconscient ; elle ruinerait, du même coup, l'autorité que peuvent encore détenir les prêtres de l'art pour l'art.

6° Sous le rapport de la mise en commun de la pensée, qui reste l'une de nos préoccupations spécifiques, la plus vive impulsion sera donnée, dans le Surréalisme, aux activités ludiques et expérimentales. En l'une et l'autre, nous situons tous nos espoirs intellectuels. Animant la vie des Groupes, exaltant l'amitié en l'intégrant aux échanges spirituels, elles établissent chaque esprit dans un état d'intersubjectivité où retentissent de manière consonante les faits de l'actualité et de l'histoire individuelle. Les jeux surréalistes sont une expression collective du principe de plaisir. Ils sont de plus en plus nécessaires puisqu'aussi bien l'oppression technocratique et la civilisation des ordinateurs n'ont de cesse que d'accroître le poids du principe de réalité. Le sang intellectuel se régénère par l'activité expérimentale. Nous en appelons constamment aux initiatives individuelles pour proposer à tous des axes de recherche. Il sera rendu compte prochainement, dans nos revues, des travaux actuels sur les poèmes et objets transformés, sur l'observation arbitraire de certains lieux et sur les greffes de rêves entreprises entre Paris et Prague.

7° L'Archibras à Paris et Aura, qui paraîtra prochainement à Prague, sont non seulement les organes des Groupes surréalistes constitués dans ces villes, mais surtout les expressions globales du Mouvement surréaliste tel qu'il se définit aujourd'hui, sans préjudice des distances géographiques. Ces formes d'intervention restent, selon nous, insuffisantes, elles doivent être complétées dans chaque situation par des interventions adaptées au public à atteindre et au message à transmettre. Il appartient à la spontanéité surréaliste de suggérer ou de prendre en ce sens toute initiative qu'appellent les circonstances.

Nous saluons nos camarades isolés dans le monde, Franklin et Penelope Rosemont qui publient à Chicago “ Insurrection surréaliste ”, Nicolas Calas à New York, Aldo Pellegrini à Buenos Aires, Georges Gronier à Bruxelles et nos camarades surréalistes de Cuba.

Le 9 avril 1935 paraissait à Prague le Bulletin international du Surréalisme.

Le 9 avril 1968 s'ouvrait à Prague l'exposition surréaliste “ Le Principe de Plaisir ”.

LES VASES COMMUNIQUENT TOUJOURS (André Breton)

Prague-Paris - Avril 1968

Philippe Audoin, Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, Micheline et Vincent Bounoure, Guy Cabanel, Claude Courtot, Adrien Dax, Guy Flandre, Louis Gleize, Jean-Michel Goutier, Charles Jameux, Alain Joubert, Robert Lagarde, Annie Le Brun, Jean-Pierre Le Goff, Gérard Legrand, François Nebout, Nicole et José Pierre, Huguette et Jean Schuster, Georges Sebbag, Marijo et Jean-Claude Silbermann, François-René Simon, Elisabeth et Jean Terrossian.

[L'Archibras n° 5, hors série, 30 septembre 1968.]


Aux grands oublieurs, salut !

Il en est des vérités et des erreurs nouvelles comme de l'amour, de la chance au jeu et de quelques autres secrets innocents :

PETIT EXERCICE PSYCHOLOGIQUE

Que les enfants des patronages et les lecteurs intrigués copient vingt fois la phrase précédente ; qu'ils essayent ensuite de l'oublier mot à mot.

Nous qui ne retenons pas la vie par coeur, avons préféré oublier de nous rendre au mariage de M. Le-Souci-de-Durer, homme très en vue, militant professionnel et de Mlle De-la-Bonne-Volonté, vous savez, cette personne qui tient un petit commerce.

Nous avons un principe de salubrité :

DEFENSE DE DEPOSER LES MERVEILLES

Nous préférons à peu près tout au bavardage et, s'il le faut, le silence.

A certains qui attendent miracle du bonheur d'être ensemble, nous recommandons vivement la pratique du cadavre exquis.

D'une façon générale, nous conseillons à tous ceux qui ignorent que la vie se court imprudemment de s'en tenir à des cadences éprouvées.

PETIT EXERCICE PHILOSOPHIQUE
  1. Expliquez comment la convergence d'actions et de réflexions tenues ordinairement pour éloignées les unes des autres eut pour effet, oui pour effet, de déterminer un point que nous nommerons S.

  2. Dites pourquoi le point S a pu passer pour la cause non seulement de cette convergence mais aussi de toutes les actions et de toutes les réflexions possibles.

  3. En vous servant d'exemples choisis dans l'histoire et en vous aidant de croquis cotés, décrivez les démangeaisons, bientôt suivies de tremblements puis de paralysie générale, dont sont toujours atteintes les victimes de cette confusion.

Nous n'aimons plus désormais que les actions et les réflexions qui, relevant de l'inclassable, se présentent comme des hypothèses hasardées, par la grâce desquelles certaines heures méritent d'être vécues de façon désintéressée.

Paris, le 13 février 1969.

Philippe Audoin, Claude Courtot, Gérard Legrand, José Pierre, Jean-Claude Silbermann.

SAS

A la suite de la décision prise par un certain nombre d'entre eux de ne plus participer aux activités collectives du Mouvement, les Surréalistes - pour des raisons qui n'étaient pas nécessairement identiques - ont été amenés à suspendre l'ensemble de ces activités à partir du 8 février 1969.

Il en résulte que :

1° Le texte intitulé Aux grands oublieurs, salut !, actuellement diffusé, doit être considéré comme le signe extérieur du retrait opéré par ses cinq signataires.

2° L'interview publiée dans le n° 66 de “ La Galerie des Arts ”, sous le titre Le Surréalisme aujourd'hui, doit être considérée comme abusive dans la mesure où ses participants présentent leur réflexion et leur projets comme liés à un Groupe surréaliste organiquement constitué qui, jusqu'à nouvel ordre, a pourtant cessé d'exister et dont le n° 7 de “ L'Archibras ”, composé depuis plusieurs mois, est à ce jour la dernière expression collective.

Personne ne peut aujourd'hui préjuger ce que sera l'activité surréaliste dont l'indispensable renouvellement est attendu de chacun. Tant qu'elle n'aura pas fait surgir de nouvelles exigences spécifiques, tant que l'aventure individuelle n'aura pu exalter les hasards de l'aventure collective, qu'il soit bien entendu que les manifestations publiques de tel ou tel ne sauraient être tenues pour représentatives de l'activité du Mouvement surréaliste.

Paris, le 23 mars 1969.

Jean Benoît, Anne et Jean-Louis Bédouin, Guy Cabanel, Margarita et Jorge Camacho, Hervé Delabarre, Xavier Domingo, Nicole Espagnol, Guy Flandre, Henri Ginet, Louis Gleize, Georges Goldfayn, Radovan Ivsic, Charles Jameux, Alain Joubert, Robert Lagarde, Annie Le Brun, Jean-Pierre Le Goff, François Nebout, Mimi Parent, Bernard Roger, Georges Sebbag, Jean Terrossian, Toyen, Marianne Van Hirtum, Michel Zimbacca.

Le Quatrième Chant

C'est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le quatrième chant.
Maldoror.

Lorsque André Breton meurt, le 28 septembre 1966, il ne laisse au Mouvement qu'il a fondé et animé jusqu'à ses derniers jours aucune voie toute tracée. Seulement un acquis, trésor qu'il s'agit d'accroître ou de contempler. Les Surréalistes décident de poursuivre une activité collective dont ils ressentent tous, intérieurement, la nécessité : critère bien suffisant pour qui n'a pas coutume de décider de son pas en fonction de la solidité du terrain. Mais, précisément, le terrain ne tarde pas à devenir propice. Le monde entre, on le sait, dans une phase où l'énergie révolutionnaire se dégèle, où des formes neuves se dressent contre toutes les institutions répressives. L'espoir surréaliste d'une transformation radicale de la société, indissolublement liée à la refonte des structures de l'esprit humain, cet espoir toujours déçu, finalement relégué dans l'abstraction par ce qui paraît être le consentement général, reprend vigueur. Le Surréalisme affronte ainsi une conjoncture historique particulière dont on peut dire qu'elle se détermine à son égard par des conditions subjectives défavorables (les conséquences de la disparition de Breton) et par des conditions objectives favorables (le renouveau de la pensée et de l'action révolutionnaires). On a trop tendance, dans un cas comme celui-ci, à sous-estimer les conditions subjectives en raison même de l'illusion euphorisante qu'entretiennent les conditions objectives. Quand l'illusion se dissipe, les facteurs dissolvants ont accompli leur oeuvre. Il me faut donc insister ici sur un aspect de la personnalité de Breton, dont la privation soudaine ne permit plus, à l'intérieur du Mouvement surréaliste, une répartition harmonieuse des matériaux intellectuels et sensibles, non seulement en fonction de leur valeur intrinsèque, mais surtout en fonction du pouvoir d'attraction variable qu'ils exerçaient selon les individus. Quiconque a connu Breton sait qu'il était le contraire d'un dictateur. Si, parfois, sa ligne qu'il a dite lui-même “fort sinueuse”, déconcertait ses plus proches amis, il n'en imposait jamais les méandres par l'argument d'autorité. Nul comme lui ne savait écouter la voix différente et se pénétrer du sentiment qu'elle pouvait être, en certaine occurrence, plus juste que la sienne. Hormis ce qui touchait aux ressorts passionnels qu'il avait une fois pour toutes sacralisés - l'amour, par exemple - il assouplissait sa position bien plus souvent qu'il ne la durcissait. Fréquemment, après avoir épuisé les arguments d'une verve polémique qui empruntait aussi bien à l'humour qu'à la colère, à la raison analytique qu'à l'intuition, il lui arrivait d'accepter une orientation qui n'avait pas son entier consentement. Je pourrais multiplier les exemples, mais me contenterai d'un seul, aussi mal connu qu'édifiant : Breton tenta pendant plusieurs jours, en 1954, d'éviter l'exclusion de Max Ernst, exigée par la quasi-totalité du Groupe d'alors. S'il finit par s'y rallier, c'est qu'il fut, certes, partiellement convaincu de sa nécessité, mais aussi par esprit qu'il faut bien qualifier de démocratique. Il n'en reste pas moins, et c'est là l'essentiel, que Breton disposait au sein du Groupe surréaliste de la vraie autorité, cette autorité qui, à l'inverse de celle du chef, a pour finalité le développement des idées par la stimulation des esprits et non leur pétrification par l'intimidation des hommes. Elle ne tenait pas tant, je crois, à son prestige historique, ni même à son pouvoir de fascination intellectuelle, qu'à son aptitude à percevoir, dans un champ sensible ouvert à tous les vents, une essence commune aux manifestations les plus disparates du monde extérieur. Rien n'aurait pu le conduire à établir une hiérarchie, autre que provisoire et circonstancielle, seulement justifiée par un ordre d'urgence, entre un discours de Saint-Just, la surface polie d'une agate, les clefs de Basile Valentin, le regard sans regard d'une statue de l'île de Pâques, l'“ umour ” de Jacques Vaché, le soviet de Petrograd, la rencontre de Nadja comme dans un rêve éveillé, un vers de Germain Nouveau, les émeutes de Watts, une pièce de monnaie gauloise, la théorie psychanalytique, le vieux soulier “ réaliste ” de Joan Miró, l'aile du fulgore porte-lanterne et le boulevard Bonne-Nouvelle, à certaines heures du jour. André Breton savait seul inclure pareilles sollicitations dans un système de représentation intérieure où elles jouaient librement et où - quelque passion qu'il apportât à se livrer sans réserve, à un moment donné, à l'une ou l'autre d'entre elles - l'existence de toutes et surtout la possibilité infinie d'en ressentir de nouvelles, interdisaient qu'il s'enfermât jamais dans aucune d'elles. Il connaissait seul leur loi d'harmonie, que d'autres ne font que pressentir, tant ils demeurent soumis aux divorces donnés comme irrémédiables entre nature et culture, processus mentaux et processus sociaux, conscience et désir. Il avait seul la manière de la transmettre à un Groupe qui, dans son ensemble, considéré comme le produit des sollicitations individuelles de chacun de ses membres, ne se contentait pas d'en restituer le reflet mais en validait le passage au plan collectif et garantissait ainsi son propre dynamisme et sa propre cohésion. Rien ne pouvait faire qu'en mourant, Breton n'emportât avec lui le secret de cette harmonie et les règles d'un jeu qu'il ne suffit pas de connaître pour le jouer vraiment. La capacité d'intervention théorique et pratique du Mouvement surréaliste, pendant la période recouverte par les années 1967 et 1968, peut se mesurer principalement à la lecture des sept numéros de L'Archibras, publiés d'avril 1967 à mars 1969. Cuba, Prague, mai 68, c'est l'histoire elle-même qui trace une voie que le Surréalisme reconnaît sienne et où il s'engage au présent. La grande fête collective (qui commence en juillet 1967 à La Havane, se prolonge en avril suivant à Prague, pour connaître son paroxysme, quinze jours plus tard, dans les rues de Paris) révèle qu'une exigence supérieure de l'esprit, l'exigence poétique, conditionne désormais la réalité politique. Le lecteur, l'historien, à partir d'une documentation d'accès facile, jugeront si le Surréalisme, après Breton et dans les circonstances qui viennent d'être évoquées, a su être à la hauteur à la fois de son passé et de l'événement. Mais j'estime, quant à moi, que même si le verdict était positif, il ne pourrait tenir lieu de sauf-conduit pour la période ultérieure. Un élément fondamental est absent, par définition, du dossier, celui qui résulte des conditions subjectives dont j'ai cru devoir signaler une composante décisive : en l'occurrence, et pour parler net, je dis que le prix qu'il a fallu payer en débats plus ou moins académiques, en compromis ou au contraire en coups de force pour concrétiser la moindre intervention a été beaucoup trop élevé : l'entêtement ne pouvait aboutir qu'à une faillite intellectuelle infamante. On pensera, certes, qu'à moins d'être monolithique, hiérarchisé, bureaucratisé et régi par un système dogmatique, chaque groupe vit de la libre expression de ses membres, d'oppositions parfois violentes et de ce qu'on appelle généralement le droit de tendances (1). Mais la vitalité de chaque groupe dépend aussi d'un minimum de cohésion interne. Je ne crois pas manquer à la vérité si j'affirme que c'est en constatant l'absence de toute cohésion interne dans le Mouvement surréaliste qu'en février dernier un certain nombre de mes amis et moi-même décidions de l'abandonner à un sort qui ne nous concernait plus. Ceux qui semblaient prêts à poursuivre indéfiniment une activité où la controverse permanente se greffait sur la moindre proposition d'action ou de réflexion et sur la moindre appréciation critique - qu'elles fussent de détail ou de fond - pour se substituer en fin de compte à toute recherche commune d'un impact sur la réalité, ceux-ci renoncèrent également à maintenir une pratique sous label, vidée de toute signification. Le n° 7 de L'Archibras, daté mars 1969 mais achevé de rédiger en janvier, est la dernière manifestation du Surréalisme en tant que mouvement organisé, en France. Le Surréalisme est-il mort pour autant ? Non. L'eau du regard brise l'objet regardé. Chaque brisure est une définition de l'objet. Pour le Surréalisme, brisé par tant de regards, toutes les définitions laissent à désirer et je souhaite que, pour une fois, cette expression soit prise au pied de la lettre : il suffira peut-être de faire appel à l'exigence poétique qui, dans le temps qu'elle dérobe ses secrets à la nuit, la désire plus dense et la reconnaît infinie. Toute lumière propage ainsi la double évidence d'une zone claire, gagnée définitivement sur la nuit qui l'inclut, et de la nuit elle-même, inviolable et violée sans cesse. Mais toute lumière révèle un halo flou et provisoire, lieu de la contre-évidence où se saisit, par une approche incertaine, conçue dans le doute de sa propre méthode, appuyée sur des points de repère dérivants mais indiscutables, l'intention surréaliste si, d'aventure, la contingence lui assigne une expression paradoxale. C'est là, dans un crépuscule que le langage renonce à maîtriser, puisqu'on dit indifféremment, pour rendre compte du même phénomène, que la nuit tombe ou que le jour tombe, que le Surréalisme s'arrachera aux dissecteurs de l'histoire immédiate.< Surréalisme est un mot ambigu. Il désigne à la fois une composante ontologique de l'esprit humain, son contre-courant éternel (2) échappant à l'histoire dans sa continuité latente pour s'y inscrire dans sa discontinuité manifeste et le mouvement, historiquement déterminé, qui a reconnu le contre-courant et s'est donné pour mission de l'exalter, de l'enrichir et de l'armer afin de préparer son triomphe. Entre ces deux Surréalismes fonctionne un rapport d'identité comme entre une constante et une variable. Il en résulte que le Surréalisme, qualifié ici d'“ historique ” par rapport au Surréalisme “éternel”, est de nature double, c'est-à-dire qu'il se confond momentanément avec le Surréalisme “ éternel ” dont il est une manifestation particulière de l'inscription discontinue dans l'histoire. Manifestation privilégiée puisqu'elle est celle de la prise de conscience, qu'elle a nommé le phénomène, de façon récurrente et prospective et qu'elle a pris ce même nom pour désigner toutes ses formes tangibles, ses productions individuelles et collectives, son organisation interne, les hommes qui y participent. Toutefois, si privilégié soit-il, le Surréalisme “historique” ne saurait s'identifier au Surréalisme “éternel”, transformer en identification ce qui n'est qu'un rapport d'identité circonstancié : une telle opération frapperait d'idéalisme la totalité du projet surréaliste, - et d'un idéalisme inconséquent puisque le Surréalisme “ historique ” s'attribuerait l'étrange faculté d'avoir eu un commencement et de ne pas avoir de fin. En vérité, ce serait là tentative désespérée de durer au-delà du temps permis par la vitesse acquise. Si, au contraire, les Surréalistes s'interrogent sur le rapport d'identité, ils s'aperçoivent que son fonctionnement cesse lorsque sa composante nominale (le mot Surréalisme) a pris le pas sur sa composante réelle (dont la cohésion interne du groupe est la clef) pour en masquer la dissolution progressive. Conclure, dès lors, à la mort du Surréalisme “ historique ” est une prise de conscience homothétique de celle qui a permis sa naissance, naissance qui n'était pas la naissance (3), mort qui n'est pas plus la mort que ne l'est la treizième lame du Tarot. A quelques-uns, nous entreprenons d'inventer la variable qui succèdera au Surréalisme “ historique ”. Nul d'entre nous ne pense que les mesures formelles prises à ce jour - et notamment le refus d'utiliser le Surréalisme comme une étiquette sécurisante - seront suffisantes pour que le feu s'avive. Si j'ai dû insister sur ce point, qu'on se persuade que le coeur n'y était pas - ou qu'il n'y était qu'à proportion de l'explication minimum à laquelle nous sommes tenus pour délivrer l'avenir de nos actes publics d'une première hypothèque. Fin septembre, paraîtra le numéro 1 de Coupure, publication fondée sur un traitement particulier, légèrement pervers, de l'information. Dans ce cadre et hors de ce cadre, nous entendons contribuer à résoudre une crise autrement grave que celle dont nous sortons, celle de l'imagination. A cet effet, il nous faudra procéder, d'une part, à l'analyse critique de la situation qui résulte des événements de mai 68, d'autre part à la recherche systématique de nouveaux moyens de communication entre les hommes.

Sur le premier point, il suffira de rappeler ici l'activité confusionnelle des différentes avant-gardes qui, dans le temps même où elles prétendaient donner le pouvoir à l'imagination, n'avaient de cesse que de la diluer dans un révolutionnarisme tout en coups de gueule et en slogans néo-dadaïstes ; l'imagination s'exprime aussi par des tableaux, des poèmes, des films que les flagorneurs du prolétariat essaient de présenter comme des obstacles à son émancipation. La récupération bourgeoise (art marchandise) et néo-stalinienne (art engagé) ne saurait servir d'alibi au crétinisme “ révolutionnaire ”. Pour chaque exemplaire de Kafka brûlé, il faut fusiller dix gardes rouges. Sur le second point, l'activité psychique inconsciente - et principalement l'activité onirique - demande à être réexaminée à partir du prodigieux matériel scientifique accumulé depuis la publication des Vases Communicants (1932). Il ne suffit pas de recenser les travaux psychanalytiques entrepris dans ce domaine par les meilleurs disciples de Freu d. Il ne suffit pas de savoir que depuis 1955, la neurophysiologie, sous l'impulsion notamment des écoles de Kleitman à Chicago et de Jouvet à Lyon, confirme les hypothèses métapsychologiques de Freud relatives à la fonction vitale du rêve et que “ par le rêve se fait la synthèse harmonieuse du passé et du présent, du réel et de l'imaginaire, par lui peuvent se réaliser tous les compromis entre le désir qui ignore la réalité présente et la réalité qui refuse le désir ” (4). Il ne suffit pas de prendre acte des découvertes anthropologiques, ethnologiques et sociologiques qui invitent à une nouvelle explication du monde à partir de cette évidence trop négligée : l'histoire du rêve est “ enracinée dans la diversité des cultures ” (5). Il faut intégrer tous ces éléments dans un ensemble théorique inductif qui, par définition, débordera la compétence spécialisée, aidera à la connaissance et à la jouissance de toutes les facultés oniriques et permettra d'établir, dans la pratique de la vie, le rêve comme organisateur réel des destinées humaines. Ceci n'est pas un programme. Qui se soucierait parmi nous du jour où la première escale sera en vue et de son nom se sera trompé de bateau. Nous savons, au moins, d'où nous venons. Jean Schuster.

[Le Monde n° 7690, 4 octobre 1969.]


(1) Notons pourtant que le droit de tendances, légitime dans une organisation à vocation prosélytique, devient, dans un mouvement comme le Surréalisme, qui s'est toujours voulu réduit dans ses effectifs, le droit à ériger l'inefficacité en principe.

(2) Au sens immanent d'Héraclite : “Ce monde, uniformément constitué, n'a été créé par aucun dieu, ni par aucun homme. Mais il a toujours existé, il existe et existera toujours, feu éternellement vivant, s'allumant avec mesure et s'éteignant avec mesure.” Traduction Yves Battistini.

(3) Cf. le Premier Manifeste du Surréalisme : “Swift est Surréaliste dans la méchanceté, Sade est Surréaliste dans le sadisme, Chateaubriand est Surréaliste dans l'exotisme, etc.”

(4) André Bourguignon, Recherches récentes sur le rêve, Les Temps Modernes, mars 1966. L'auteur note cependant que “cette conception idéale du rêve mérite d'être nuancée”... car... “la fonction du rêve dépend très vraisemblablement de la situation du sujet par rapport à son rêve.”

(5) Le Rêve et les Sociétés humaines, sous la direction de Roger Caillois et de G.E. Von Grunebaum, Gallimard, 1967.