
LE GRAND JEU 1, juin 1928
SOMMAIRE | |
Roger Gilbert-Lecomte | Avant-propos |
Maurice Henry | Discours du révolté |
Roger Gilbert-Lecomte | Force des renoncements |
René Daumal | Liberté sans espoir |
Georges Ribemont-Dessaignes | Nuit d'amour |
Robert Desnos | Ténèbres, O ténèbres ! |
Saint-Pol-Roux | Au bout du monde |
J. Seifert | Le tableau frais |
Pierre Minet | Poèmes |
Pierre Minet | Lettre |
Maurice Henry | Retour aux campagnes |
A. Rolland de Renéville | Poèmes |
Georgette Camille | Combat dans la nuit |
Ramon Gomez de la Serna | Le domaine de Palmyre |
René Daumal | Entrée des larves |
Hendrik Cramer | Dans une coquille de moule |
René Daumal | Lévy-Bruhl, L'âme primitive |
Roger Vailland | La bestialité de Montherlant |
Roger Gilbert-Lecomte | René Guénon, La crise du monde moderne |
Roger Gilbert-Lecomte | Puériculture |
G. E. Monot-Herzen | Science et intuition |
Roger Vailland | Colonisation |
Marianne Lams | Tentation des volts |
René Daumal | Jean Prévost : Essai sur l'introspection |
Saint-Pol-Roux & A. Rolland de Renéville | Correspondance |
P.2
Avant-propos
Le Grand Jeu est irrémédiable ; il ne se joue qu'une fois. Nous voulons le jouer à tous les instants de notre vie. C'est encore à « qui perd gagne ». Car il s'agit de se perdre. Nous voulons gagner. Or, le Grand Jeu est un jeu de hasard, c'est-à-dire d'adresse, ou mieux de « grâce » : la grâce de Dieu, et la grâce des gestes. Avoir la grâce est une question d'attitude et de talisman. Rechercher l'attitude favorable et le signe qui force les mondes est notre but. Car nous croyons à tous les miracles. Attitude : il faut se mettre dans un état de réceptivité entière, pour cela être pur, avoir fait le vide en soi. De là notre tendance idéale à remettre tout en question dans tous les instants. Une certaine habitude de ce vide façonne nos esprits de jour en jour. Une immense poussée d'innocence a fait craquer pour nous tous les cadres des contraintes qu'un être social a coutume d'accepter. Nous n'acceptons pas parce que nous ne comprenons plus. Pas plus les droits que les devoirs et leurs prétendues nécessités vitales. Face à ces cadavres, nous augurons peu à peu une éthique nouvelle qui se construira dans ces pages. Sur le plan de la morale des hommes les changements perpétuels de notre devenir ne réclament que le droit à ce qu'ils nomment lâcheté. Et ce n'est pas seulement pour nous en servir. Cette lâcheté n'est faite que de notre bonne foi ; nous sommes des comédiens sincères. Quand nous marchons, il y a en nous des hommes qui se regardent, qui s'emboîtent le pas, qui rampent au-dessous, volent au-dessus, se devancent, se fuient, s'acclament, se huent et se regardent impassibles. Mais nous ne voulons être alors que l'action de marcher. C'est en cela que nous sommes comédiens sincères. Mauvais sont ceux qui ne se donnent pas entièrement à leur choix. Nous avons simplement le sens de l'action. Pourquoi écrivons-nous ? Nous ne voulons pas écrire nous nous laissons écrire. C'est aussi pour nous reconnaître nous-mêmes et les uns les autres : je me regarde chaque matin dans un miroir pour me composer une figure humaine douée d'une identité dans la durée. Faute de miroirs j'aurais les faces des bêtes changeantes de mes désirs et, certains jours où le miracle me touche, je n'aurais plus de face. Car, délivrés, nous sommes à la fois des brutes brandissant les amulettes de leurs instincts de sexes et de sang, et aussi des dieux qui cherchent par leur confusion à former un total infini. Le compromis « homo sapiens » s'efface entre les deux. La connaissance discursive, les sciences humaines ne nous intéressent qu'autant qu'elles servent nos besoins immédiats. Tous les grands mystiques de toutes les religions seraient nôtres s'ils avaient brisé les carcans de leurs religions que nous ne pouvons subir. Nous nous donnerons toujours de toutes nos forces à toutes les révolutions nouvelles. Les changements de ministère ou de régime nous importent peu. Nous, nous attachons à l'acte même de révolte une puissance capable de bien des miracles. Aussi bien nous ne sommes pas individualistes : au lieu de nous enfermer dans notre passé, nous marchons unis tous ensemble, chacun emportant son propre cadavre sur son dos. Car nous, nous ne formons pas un groupe littéraire, mais une union d'hommes liés à la même recherche. Ceci est notre dernier acte en commun ; art, littérature ne sont pour nous que des moyens. La grâce liée à l'attitude a besoin, avons-nous dit, de talismans qui lui communiquent leurs puissances, d'aliments qui nourrissent sa vie.
L'un d'entre nous disait récemment que son esprit cherchait avant tout à manger. Parmi ses sensations il cherche ce qui peut le nourrir. En vain sa faim se traîne de musées en bibliothèques. Mais un spectacle, insignifiant en apparence, soudain lui donne sa pâture (une palissade, une huître vivante). La sensation bouleversante d'un instant a rendu d'un seul coup des forces incalculables à sa vie inquiète. Ce sont ces instants éternels que nous cherchons partout, que nos textes, nos dessins feront naître peut-être chez quelques-uns, qu'ils ont donné souvent à leurs créateurs dans le choc de leurs découvertes et dont nos essais cherchent les recettes. C'est en de tels instants que nous absorberons tout, que nous avalerons Dieu pour en devenir transparents jusqu'à disparaître.
R. GILBERT-LECOMTE.
En complet accord : Hendrik Cramer - René Daumal - Artür Harfaux - Maurice Henry - Pierre Minet - A. Rolland de Renéville - Josef Sima - Roger Vailland.
Nous annonçons pour les prochains numéros:
ÉTUDE SUR ARTHUR RIMBAUD UNITÉ DES RÊVES : Coïncidence du tout. Tentative d'union pour établir la valeur objective du rêve et sa substance unique. ET LE BONHEUR? Enquête sur la valeur du Bonheur pour ceux qui jouent le Grand Jeu. LES MYSTIQUES ET NOUS NOTRE ENTRÉE CHEZ LES HOMMES Sommes-nous obligés de participer aux mouvements sociaux ? Quel parti politique permet le Grand Jeu ?
NÉCESSITÉ DE LA RÉVOLTE
Discours du révolté
« La police orne de ses agents tous les coins de rues, toutes les manifestations publiques, bergers noirs galonnés et moustachus. C'est à gueuler ! Partout, partout. Ce sont les piliers de l'Ordre. Les hommes se soumettent, obéissent à leurs coups de bâton, à leurs coups de sifflet, aux vagues impérieuses de leurs pèlerines! Je ne parle pas de ces agents de l'ordre moral, les prêtres, eux aussi vêtus de noires pèlerines. Ceux-là ne sont pas dangereux pourvu qu'on ne les approche pas. Les murs gris se couvrent de grandes lettres : DEFENSE D'AFFICHER, DEFENSE D'URINER, DEFENSE D'ENTRER... « Et l'armée ! Fusils sur l'épaule. Menace perpétuelle. Alors j'ai envie de fuir, je blémis de colère. La patrie, la france ! « Je regarde. Les enfants et les poètes sont morts. Les poètes sont des enfants. Enfants, poissons couchés dans l'œil de l'océan, fleurs coupées, aiguisées au couteau d'émail, miroirs des étoiles, anges vêtus de pétales et d'ivresse, marchant pieds nus sur l'or chaud des toits, des illusions, emportant le rêve avec vous dans les plis de vos robes, paillettes étincelantes, groupées en sillons de glace, arcs-en-ciel réunis sur un fond de blancheur irréelle, je vous suis. « Comme j'aime retrouver dans certains yeux cette pureté enfantine ! Avec quelle curiosité je soulève les paupières de ceux que je rencontre, avec l'espoir de découvrir la lumière éblouissante du ciel ! Qui ne connaît les yeux extraordinaires d'Artür Harfaux, globes de verre bleu dont on ne sait s'ils ne vont pas tout à coup rouler dans le vent parmi les nuages roses comme des coquilles? La fréquentation des jeunes enfants calme un peu ma rage ; je me rafraîchis à la source de la spontanéité, des mots prononcés « pour le plaisir », des gestes incompréhensibles. « Dès qu'il arrive à six ou sept ans (âge de raison, dit-on !) l'enfant est perdu. Il devient humain, il s'avilit ; il perd son innocence. Ses regards deviennent tourmentés ou idiots. La famille est armée de marteaux sanguinaires. La pitié me saisit. Que conseiller aux enfants pour les épargner, pour leur éviter cet avilissement ? Je ne puis que leur répéter ce que M. Gide leur a enseigné (M. Gide, derrière ses créneaux, aime beaucoup régler le désordre universel) : Partez sur les routes, mes jeunes frères, cueillez vous-mêmes votre liberté. Après la famille, d'autres organisations froides et noires vous attendent, et vous serez inévitablement obligés de vous jeter dans leurs bras. « Il n'y a plus rien ici-bas. Les larmes me servent à tresser des haies. De quelque côté que je me tourne, mes regards glissent sur la façade lisse des murs, ou s'enchevêtrent dans les épines. Si j'étends le bras, je renverse un objet ; si je peux marcher, mes pieds rencontrent des pièges à loups, des tessons de bouteilles ou des rails en saillie, je tombe et voilà mon front qui saigne. Des obstacles, toujours. « Les cris que je jette n'émeuvent personne. Je suis égaré dans la forêt de l'indifférence ; je voudrais m'arracher les cheveux, que je m'exposerais aux sarcasmes des hommes. J'ai mal, vous dis-je, j'ai mal à tout mon grand corps désespéré, mes os sont durs, ma chair est coriace et les coups que je reçois y laissent des morceaux d'arcs-en-ciel douloureux. Le monde est trop petit, je heurte le plafond, je heurte les murs, je ne vois rien. Et mes poings qui se meurtrissent, et mon crâne qui sonne comme une boîte creuse, et mes jambes qui ploient ! « Moi, jadmire les hommes : les orties leur rongent les mains, et ils acceptent cela comme une fatalité. Ils vivent, ils vivent, et moi je meurs de me savoir vivant. « Couper toutes ces poutres dressées contre moi, qui me maintiennent immobile, laver ce sang et cette boue qui me souillent et m'enlaidissent ! Quand je pense à cette libération que je me promets comme une femme, mes muscles se durcissent et une activité désordonnée s'empare de mon esprit sans boussole. Je n'entends plus les paroles des hommes, je ne vois plus qu'un brouillard de chair et de fer, et mes yeux tournent comme des billes noires ; le silence n'est plus maître de moi, mes nerfs se tendent comme des rayons de lumière. La Révolte. « La Révolte crève, éclate comme un tambour. Des voiles sanglants flottent au-dessus du sol ; les voiles des navires se ternissent parmi les vagues de sel. Le ciel tombe lentement, comme un rideau de théâtre. C'est une nuit zébrée de grondements et d'éclairs, pleine de gonflements et de bruits. Le fer et le feu. Des déchirures de nuages laissent couler des torrents de sang lourd comme le plomb. « Détruire, arracher tous les masques, griffer et crever les chairs pâles, les chairs effrayées, tremblantes. Renverser tous les échafaudages ridicules et se dresser parmi les ruines et la poussière, avec un rire horrible et triomphant. Mes bras se lèvent vers le ciel, vers la grande paix, et mon rire se fige dans l'éternité... « Je me révolte contre tout. Je sens déjà que mes pieds quittent le sol, que d'admirables ailes s'attachent à moi pour m'aider à échapper à ces démons. J'ai envie de crier, de supplier, de pleurer, mais le froissement des plumes blanches me brise le cœur. Alors je hurle. Ne me touchez pas ! Je vais être divin ! .. ..... .......• .. « Le lourd rideau du cri que j'ai poussé glisse sur ses anneaux de cuivre entre le monde et moi. «Je suis seul. Je crois être seul. Il n'y a plus rien à toucher. Je me redresse, mes yeux s'ouvrent. Mais quoi ? Où est donc la lumière que j'attendais ? « L'obscurité est identique, pas même teintée d'une lueur. J'écarquille les yeux, j'étends les mains. Je fais un pas en avant, un autre en arrière, puis à droite, puis à gauche, je recule et j'avance, je marche, je cours en tous sens. « Je m'arrête, épuisé. « Mes yeux sont les pilules que je distribue au vide. Rien. Mais la lumière ? « Je suis seul, dans l'obscurité. Et seulement cette constatation. Je me croyais capable d'imaginer librement un monde enfin dégagé des objets terrestres. Rien n'est changé. Je puis seulement marcher, courir stupidement, faire des gestes inutiles. » ... (Heureusement favorisé par les circonstances, le révolté est donc parvenu à se libérer de la Police, de l'Armée, de la Famille, et des autres cadres sociaux. Cependant, nouveau discours) : « Le chapelet des grandes lettres n'est pas achevé. Quoi ? Encore ! Il faut encore lire ces interdictions immondes, il faut encore vomir ma rage sur ces murs gris ? « La morale, instrument terrible dans la main des hommes, qu'ils se transmettent de père en fils comme une arme précieuse pour se défendre contre leurs instincts, leurs passions, leurs désirs. Ah ! à quoi bon avoir supprimé la police ! « Je veux sentir des voluptés inconnues glisser dans mes veines comme des billes tièdes, humer amoureusement des parfums de sang et de meurtre, jusqu'à ce que la fièvre me monte au front, jusqu'à ce que mes yeux s'injectent de ruisseaux rouges. « La perversité est adorable. Des anges de sang caillé allongent leurs bras lascifs vers les alcoves et les ruelles louches. Tuer ; je pense souvent aux cannibales que rien ne retient. « Il y a toutes sortes de façons de tuer, qui doivent chacune procurer des jouissances différentes. Le crime sans violence : empoisonner quelqu'un, ou rendre aux limbes un nouveau-né en qui la vie n'est encore qu'une petite veilleuse vacillante. « Je crois cependant que les plus grands délices, je les tirerai de la cruauté brutale. Je me sens capable de retrouver la sauvagerie primitive de bêtes. « Je détruirai lâchement des villes entières, en y répandant le pétrole et le feu, j'entendrai les cris des victimes brûlées vives, les rumeurs affolées, le bruit des paniques féroces. Je profiterai du désarroi pour tuer encore, tuer comme une brute, avec un couteau de boucher ou une hache ; je ferai bouillir le sang à la chaleur de l'incendie, et une odeur ignoble se répandra partout. « Le feu de la mer sur le plafond du ciel reflétera sa flamme tortueuse et je crierai ma joie dans les rues rouges et grises. Des fleurs étranges mourront dans mes bras, et je les effeuillerai rageusement, avec un sourire éternel. « La raison, cet épouvantail des collèges, disparaîtra d'elle-même avec un ronflement significatif. Rien ne servait de la dompter. C'est un poison. Je sens tout l'avenir d'une vie nouvelle, déraisonnable. « Pourquoi ce préjugé qui fait croire à la plupart des hommes qu'il existe des actes et des pensées absurdes, et par cela même méprisables? Il y a cependant tout un monde à bâtir là-dessus, un monde merveilleux où rien ne serait déterminé d'avance par l'implacable logique, un monde fait d'imprévu, de mystère et de folie. « Je me livrerai à l'inspiration des gestes. Si cela me plaît, je marcherai sur les mains, je tirerai en l'air des coups de revolver, je grimperai aux arbres, je m'habillerai de rouge ou je pousserai des cris déchirants aux nez des vieilles dames. « D'ailleurs, j'ai perdu l'esprit de classification, qui est un des caractères les plus emmerdants de l'intelligence. Je ne suis plus capable de mettre d'un côté la réalité, et de l'autre le rêve. Je reconnais mes fantômes parmi les hommes ; des mains écorchées ensanglantent les nébuleuses avenues du ciel. Des femmes de chair naissent avec une tête d'étoile, et je ne m'en étonne plus. Les raisonnements me fatiguent. Je me pose des questions qui demeurent sans réponses, car je ne peux ni affirmer ni nier. Je préfère rester dans un vide flottant. « Le sol craque, des violettes compulsent des dossiers magnifiques, pompes funèbres ; le général et ses oiseaux se penchent vers les bocaux de carmin ; il y a des fleurs aussi dans la bouche des poissons, esquifs indociles dont les rames sont de rêve. Rose, je cogne, je crie, je garde les bijoux de mes yeux ; j'écrase et je casse, les béliers ne feraient pas mieux. Regardez comme j'ai bien l'air d'un révolutionnaire, ma chemise est rouge et mes cheveux pendent comme des fils rompus ! « Après la lutte, une fois libéré, je n'aurai plus aucun motif pour crier, pour frapper. Je serai doux comme une chevelure blonde. Je serai l'Enfant-figé-dans-le-silence. « Sous moi un gouffre est ouvert, un gouffre bleu aux parois bleues. Ah ! les petits singes rouges dans les sources de cris ! Les moustiques divins ensevelis sous leur chute : animaux ivres, anges perdus. Les lis béants qui calment leur douleur en riant comme des bouches ; les armes jetées au hasard des déluges, sous les mouettes des voix. « Il y a autour de moi des chevaux de plume, des oiseaux dans les canons des fusils de chasse, des hiboux monstrueux ornés de bois de cerf. Il y a des femmes à l'œil rouge, aux joues de coccinelle, aux pieds d'émail, des images perdues sur l'écran des songes ; il y a des innocents décapités par la corde des potences, des êtres longs et mous chantent des ballades d'autrefois, des mouches grosses comme le poing. et des barreaux de chaise qui saignent. Il y a, si je veux, tous les accessoires vivants de la mythologie classique, les Sirènes, les Centaures, les Gorgones et la cuisse féconde de Jupiter... « Il n'y a plus qu'un univers, il y a le rêve, dont je tiens toutes les manettes surprises. « Et j'offre mes victimes en holocauste à ma liberté. »
Maurice HENRY.
LA FORCE DES RENONCEMENTS
C'est entendu. Table rase : tout est vrai, — il n'y a plus rien. Le grand vertige de la Révolte a fait chanceler, tomber la fantasmagorie des apparences. Illusion déchiquetée, le monde sensible se déforme, se reforme, paraît et disparaît au gré du révolté. A la place de ce qui fut lui-même, sa conscience, l'autonomie de sa personne humaine un gouffre noir tournoie. Ses yeux révulsés voient entre ses tempes tendues s'étendre une immense steppe vide barrée, à l'horizon, par la banquise de ses vieux sens blanchis.
Celui qui a renoncé à tout ce qui est hors de lui comme à tout ce qui est en lui, — qui, partant, ne sait plus distinguer le monde-hors-de-nous du monde intérieur, n'en restera pas là. Il y a dans la Révolte, telle que nous la concevons, c'est-à-dire un besoin de tout l'être, profond, tout puissant, pour ainsi dire organique (nous la verrons devenir une force de la nature) une puissance de succion qui cherchera toujours, poulpe de famine, quelque chose à avaler.
Quelles sont la nature et la forme de cette marche de l'esprit vers sa libération? La révolte de l'individu contre lui-même, par le moyen de toute une hygiène d'extase particulière (habitude des poisons, auto-hypnose, paralysie des centre nerveux, troubles vasculaires, syphilis, dédifférentiation des sens et toutes les manœuvres qu'un esprit superficiel mettrait sur le compte d'un simple goût de destruction) lui a donné la première leçon. Il s'est aperçu que l'apparente cohérence du monde extérieur, — celle-là même qui devrait, paraît-il, le différencier du monde des rêves, — s'effondre au moindre choc. Cette cohérence n'est vérifiable que par les sens ; or elle varie avec l'état de ces sens, elle est uniquement fonction de lui-même et tout se passe comme s'il la projetait du fond de sa conscience au dehors. A peine masque-t-elle habituellement l'effroyable chaos dont les ténèbres ne s'illuminent que de miracles. Par « miracles » nous entendons ces instants où notre âme pressent la réalité dernière et sa communion finale en elle. Plus de séparations entre l'intérieur et l'extérieur : rien qu'illusions, apparences, jeux de glace, reflets réciproques. Premier pas vers l'unité, mais pour retrouver en lui le même chaos qui nous entoure.
Que peut être une progression spirituelle dans ce magma sans espace et sans durée ? Comment imaginer différent de l'immobilité l'élan de l'âme révoltée, ce mouvement dépourvu de sens, de vitesse et de direction que l'on voudrait figurer là-dedans ? Tout ce qu'on peut en comprendre c'est qu'il revient constamment sur ses pas. Autrement dit, tout est toujours à recommencer. L'image même de mouvement est fausse. Désespérément vers le point mort, le point immobile en son propre intérieur vibrant, le « punctum stans » des vieilles métaphysiques, l'astre absolu, il n'y a qu'une tendance forcenée de tout un être qui a perdu son moi. Ce concept de tendance résiste à toute analyse rationnelle. L'esprit occidental ignore cette forme d'activité. Seule l'analogie, ou mieux les correspondances swedenborgiennes peuvent en rendre compte d'une façon toute intuitive.
Des symboles :
William Blake a vu dans la nuit primordiale les derniers des dieux, les Fous créateurs, qui expiraient les mondes. L'éternité immobile les avait vomis. La durée ne coulait pas encore. Sans fin, sans espoir, suant du sang, hurlant d'angoisse, ils martelaient le vide.
J'ai connu — au fond d'un cabanon — le pétrisseur d'toiles. D'ordinaire, coquille vide, regard mort. Soudain une nuit, mangeant ses poings, il tournoyait sur lui-même, hyène en cage. A l'aube, il tombait. La crise, corde tendue de la nuque aux talons, creusait ses reins, arquait son corps. Pendant deux jours et deux nuits, sans trêve, il vibrait, comme une chanterelle sous l'archet, en tremblements au rythme fou. Après la troisième crise on l'a roulé dans un grand drap blanc-sale. Une feuille de décès épinglée là-dessus.
Mais il savait que chacune des ondes émises par son corps vibrant à travers l'éther infini allait cogner, pétrir l'immensité lactée d'une nébuleuse. Contractée sous le choc, la nébuleuse devenait lumière, un étoile.
Il est mort dans un éclaboussement d'astres.
C'est encore le travail de cet autre solitaire qui, sachant que le bonheur éternel ne se conquiert pas au mérite mais à la couleur des yeux peine depuis des années pour modifier par la seule force de sa volonté la teinte brune de ses prunelles en bleu-céleste.
Peut-être de tels symboles font-ils naître le sentiment de ce labeur effroyable qui déroute l'esprit humain. Toujours est-il que dans cette marche de l'esprit en révolte vers sa résorbtion en l'unité, rien ne peut jamais être considéré comme acquis. Celui qui, ayant souffert mille morts successives, se croit tout près du but, au bout de sa voie, se retrouvera soudain, en face d'une action donnée, au stade végétal du malheureux qui n'a pas encore senti sourdre en lui le jet furieux de la révolte. Il croit, par exemple, avoir depuis longtemps dominé la tentation du suicide qui a hanté son adolescence et tout à coup une souffrance nouvelle lui fait désirer à nouveau pour son front desséché le baiser froid et visqueux de la petite bouche ronde du browning. Si bien que l'évolution dont nous voulons définir les stades successifs nous n'en donnons qu'une figuration schématique et théorique, nous la figeons arbitrairement et qu'en fait tout se trouvera toujours lié à tout.
A l'état de révolte doit succéder l'état de résignation ; et cette résignation postérieure sera, au contraire de l'abjection, la puissance même. (Cf. René Daumal : Liberté sans Espoir.)
La lutte contre tout comporte nécessairement, reflet de son côté positif d'élan, de jaillissement formidable et spontané, un côté négatif de renoncements continuels. Quiconque a le désir profond de se libérer doit volontairement nier tout pour se vider l'esprit, et renoncer tou- jours à tout pour se vider le cœur. Il faut qu'il arrive à faire naître peu à peu en lui un état d'innocence qui soit la pureté du vide. Sans jamais s'arrêter. Pas même au sein de la révolte. Le grand danger c'est de s'inventer des idoles pour se prosterner ensuite devant elles. Le révolté ne doit jamais considérer son état présent comme une fin en soi. Sous le knout de l'angoisse il doit le fuir, comme il a fui, déjà, l'abrutissement qui pesait autrefois sur sa vie. Car une révolte qui se prolonge risque de devenir un appui pour elle-même. Il faut savoir renoncer à cet appui comme à tous les autres.
Après l'action directe et violente voilà l'homme dans la position du monsieur qui a installé son fauteuil (en velours d'Utrecht cramoisi) sur les pavés de la place publique hérissée de barricades et qui, solidement vautré sur ce piédestal, ricane au milieu des incendies, des clameurs, des claquements d'étendards, des canonnades, en regardant les furieux héros de guerre civile : ils luttent pour de fausses libertés, ils remplaceront les institutions qu'ils détruisent par d'autres analogues, ils font de pauvres petites crises ministérielles. Et tout ce vain mouvement parce qu'ils n'ont pas encore atteint à sa belle conception du vide. Ne regardez jamais derrière vous, en vivant, nom de Dieu ! (1)
Imbécillité de l'individualisme.
La puissance de colère, le dynamisme de la révolte, son énergie potentielle, ne s'appliquent plus aux actions mêmes du résigné, puisque ne fixant plus ces actions, il ne peut plus rien fixer de son moi essentiel sur elles. Il entretient simplement cette force en dehors de lui (puisqu'il ne la refoule pas en sa conscience, et ne l'applique pas aux actions de son corps). Cette force qui est, ne peut rester inemployée dans un cosmos plein comme un œuf et au sein duquel tout agit et réagit sur tout. Seulement alors un déclic, une manette inconnue doit faire dévier soudain ce courant de violence dans un autre sens. Ou plutôt dans un sens parallèle, mais grâce à un décalage subit, sur un autre plan.
Sa révolte doit devenir la Révolte invisible. Il doit se produire quelque chose d'analogue à ce qu'on appelle en biologie un phénomène de variation brusque. Celui qui aura trouvé l'attitude favorablé passera brusquement au-dessus de l'activité humaine. Comme un reptile qui devient oiseau il passera de la connaissance discursive à la tendance-limite vers l'omniscience immédiate. Et son action de révolte deviendra une puissance naturelle, puisqu'il a saisi en lui le sens de la nature. Là seulement est la véritable puissance, celle qui soumet les êtres à sa loi et fait de son détenteur, aux yeux des hommes, un Cataclysme Vivant. (1)
Mais est-ce là l'unique solution qui délivre de la vieille angoisse humaine ? A quoi faire foi dans cette marche à l'absurde, hérissée de difficultés sans nombre que l'on évite seulement au prix de ce qui semble à un cerveau occidental des subtilités byzantines ? La réponse est simple. Des millénaires d'expérience ont appris à l'homme qu'il n'y a pas de solution rationnelle au problème de la vie. On n'échappe à l'horreur de vivre que par une foi, une intuition, un instinct antique qu'il faut savoir retrouver au fond de soi-même. Sondez l'abîme qui est en vous. Si vous ne sentez rien tant pis. La voie que nous tentons d'indiquer en ces pages nous en avons retrouvé le sens en nous. Appel aux hommes de bonne volonté !
Le reptile inlassablement a dévoré ses membres antérieurs qui repoussaient toujours dans le grand élan de vie des ères primitives, mais son instinct ne l'a pas trompé. Car soudain au fond des plaies béantes de ses moignons rongés les cellules qui naissent ont changé le sens de leur effort. A la place de ses torses pattes courtes antérieures poussent bientôt deux ailes immenses, conquérantes de l'air. Mais quel désir profond et obscur de voler, quel courage de mutilation, quelle absurdité (car où est le rapport, dirait l'intelligent, entre le désir de voler et le fait de se bouffer les pattes) ont permis ce magnifique envol au Père-des-oiseaux.
L'homme, dans son état actuel, est inévitablement condamné à l'abjection d'une misère sans bornes. Nous en sommes à un stade humain, que nous devons dépasser, puisque nous l'avons jugé. On ne le dépassera pas en exagérant ses caractères spécifiques. La vie, dans son évolution, procède par variations brusques. Il faut changer le sens de toute notre activité, prendre une attitude tellement nouvelle qu'elle bouleverse notre nature de fond en comble.
Les signes ne manquent pas qui proclament cette nécessité. Il n'est pas nouveau de dire que toutes les institutions sociales de l'occident, entièrement pourries sont dignes de toutes les révolutions. Mais dans un autre ordre d'idées, quel sort est réservé à la science discursive? Si ses applications donnent encore des résultats curieux, par contre où va la science théorique : devant l'accumulation des découvertes nouvelles, les savants se trouvent à cours d'hypothèses ; celles qu'on place en vedettes changent au jour le jour (un professeur du Collège de France, ne disait-il pas récemment, au début de son cours qu'il ne savait pas si ce qu'il professait serait encore tenu pour vrai à la fin de ce même cours) on est réduit à faire appel à des hypothèses contradictoires (2) pour expliquer des phénomènes différents.
Rotation sans fin d'une science sans base ni but dans la vanité abstraite !
Depuis Rimbaud, tous les écrivains, les artistes, qui ont pour nous quelque valeur — ils se reconnaîtront ici — ont-il eu un autre but que la destruction de la « Littérature » et de l' « Art ».
En général le travail de tous les esprits dignes de ce nom ne se réduit-il pas à la destruction des idoles Vrai-Bien-Beau et de tout ce qui fait la pseudo-réalité sur laquelle s'appuient encore les cerveaux hydrocéphales de quelques retardataires.
Partout un besoin imminent de changer de plan. Quant à savoir ce que sera le plan nouveau où se magnifiera notre vie, il est bien évident qu'un état auquel nous n'avons pas encore accédé, nous ne pouvons pas le comprendre ni même le concevoir puisque nous ne l'avons pas encore expérimenté. Du seul fait qu'il demeure le but vers lequel nous tendons, il se présente actuellement à nous comme étant l'absolu.
R. GILBERT-LECOMTE.
(1) Le seul siège possible pour un homme en marche, c'est la tête d'épingle. Au cirque le grand étonnement de mon enfance est de n'avoir jamais vu les écuyers se dresser debout, les pieds sur le front de leurs chevaux. ce serait une position possible. Si vous voulez voyager à califourchons sur une autruche prenez la précaution préalable de lui sectionner le cou à la base avec un sabre courbe, antérieure de votre champ visuel cela supprime un obstacle gênant dans la partie et n'empêchera contraire. Le choix du véhicule a son importance. nullement l'autruche de marcher, au contraire. le choix du véhicule a son importance. (2) Selon les cas, par exemple, l'espace est supposé tantôt continu tantôt discontinu.
LIBERTÉ SANS ESPOIR
L'œil enfoncé et brillant voit des portes partout, et l'homme s'y jette, le front en avant. Il voit le ciel vide et l'espace libre. Chaque objet est pour lui le signe d'une puissance. Mais que va-t-il choisir ? Des dieux tyranniques viennent le guider et le solliciter : désir, intérêt, amour, beauté, raison. Il veut choisir librement et de lui-même. Il ne veut plus accepter aucun motif d'action. Un but est pour lui un maître. Il veut vouloir pour vouloir, agir par purs décrets. L' « acte gratuit » est, dit-il, le seul acte libre ; et la seule valeur qui puisse résider dans l'âme humaine, c'est la volonté qui décide librement d'un acte, mi guidée par la raison, ni dirigée vers une fin.
C'est ici que commence à mourir l'esprit de révolte ; car, dès qu'on a cru découvrir en soi-même une route à explorer, une nouvelle réalité à atteindre, les actions deviennent indifférentes et le monde étran- ger. Celui qui est parvenu à ce point se meut dans le monde et accomplit les actions naturelles à l'homme avec cette constante pensée : « Puisque je suis bien différent de tous ces êtres, mes semblables d'apparence, que je suis un ange et que cela seul m'importe, à quoi bon agir autrement qu'un autre ? » Il voit en même temps qu'agir contre une loi est encore agir selon cette loi ; qu'agir systématiquement contre le désir est encore lui obéir ; c'est l'attraction de la terre qui fait que le ballon s'éloigne de la terre. Cet homme, qui ne croit l'être que de déguisement, à chacun de ses actes se dit avec un rire intérieur : « oui, j'agis vraiment tout à fait comme un homme ».
Il ne rit pas à ses action du rire abject d'un vaincu, mais de ce rire désespéré de celui qui, prêt à se suicider, a jugé désormais inutile de presser la gâchette. Ce divorce d'avec le monde, qui fait le monde indifférent à l'esprit, est souvent proche du désespoir ; mais c'est un désespoir qui rit du monde. Si l'esprit se sépare des choses, le corps en même temps, se sépare des autres corps ; son raidissement l'isole, et couvre le visage du masque musculaire de l'ironie. Le révolté croit avoir trouvé la paix, souvent même il croit la conserver toute sa vie, mais le voilà enfermé dans ce masque rigide de mépris. L'esprit prend l'habitude de dire à tout ce que subit ou fait le corps : « Ce n'est pas important. » Et l'homme croit avoir trouvé le salut. L'existence et les biens de ce monde perdent leur prix, rien n'est à craindre, et l'âme continue sa recherche de la pureté dans ce raidissement d'orgueil, celui du stoïcien.
Une seule chose importe, dit l'homme parvenu là, c'est la paix intérieure. Il croit l'obtenir par cette tension de la volonté qui refuse de participer à la vie humaine. Mais rien ne peut venir enrichir l'âme dans cet exil ; elle n'a fait que se replier sur elle-même ; dans sa prison abstraite, elle est séparée du ciel autant que de la terre. L'ennui lourd et la sécheresse, avec leurs cortèges de tentations, lui feront sentir son immobilité et son sommeil.
Un soir, l'homme se penche à sa fenêtre et regarde la campagne. Des choses pâles et grouillantes, brumes ou spectres, sortent des terres labourées et glissent vers les maisons ; un chat imite le chant de mort d'un enfant qu'on étrangle, et les chiens dans le clair de lune retrouvent au fond de leurs gorges la grande voix des loups sur la steppe. L'homme, à sa fenêtre, sent grandir en lui monstrueusement un sauvage désir animal d'aller lui aussi hurler et danser au clair de lune, de courir en grelottant sous la lumière glacée, et de s'aventurer jusqu'aux maisons pour épier le sommeil des hommes, et peut-être enlever un enfant endormi. Un animal, un loup renaît en lui et grandit, gonfle sa gorge et son cœur. Il va se mettre à hurler. Non ! Il est fort ! D'un geste brusque il se rejette en arrière, ferme la fenêtre et veut se convainere qu'il ne faisait que rêvasser. Pourtant quelque chose se crispe au creux de son estomac, comme autrefois, dans son enfance, lorsqu'il pensait à la mort. Il a peur. Mais c'est indigne de lui ; n'est-il pas armé contre cela ? « Que m'importe ? » essaie-t-il de dire. Il doute, pourtant. Il se couche ; mais s'il tente de résister à l'angoisse, il ne pourra dormir. Il perd peu à peu confiance en soi ; il s'abandonne à la somnolence, et aussitôt les démons font leur entrée ; il aura pour compagnons de nuit le succube lépreux et sans nez, l'homme-grenouille à l'odeur de poisson, et l'ignoble tête gonflée de sang violet qui se balance sur ses pattes de canard. Le monde dédaigné prend sa revanche sur sa gorge contractée, sur son cœur mal assuré de battre, sur son ventre où les monstres enfoncent leurs griffes. Le matin, il trouve sa foi en lui-même ébranlée.
Tentations de la souffrance, de la peur ou de l'ennui, qui somment l'âme de les surmonter ou de se laisser écraser, heureux qui les reçoit, pour qu'il reconnaisse son erreur. Une solution abstraite ne résoud rien ; l'homme ne se sauve que tout entier ; l'entendement seul peut le partager en corps et esprit, car l'entendement connaît, et sépare par méthode pour se donner un objet. Une solution abstraite n'est rien non plus dans la société ; le même mécanisme de refoulement y opère. On voit des nations en apparence bien policées, mais où pourtant il n'y a qu'un refoulement des instinets qui, sous la contrainte violente d'une police rigide, parvienne difficilement à se manifester ; mais ils peuvent trouver libre cours chez ceux qui peuvent le plus aisément échapper à la contrainte, par exemple chez ceux qui sont les agents de cette police. Ces hommes deviennent les instruments de la cruauté animale qui se réveille ; dans les postes de police, ces défenseurs de l'ordre lient de cordes un homme arrêté, sous un prétexte quelconque, dans une manifestation publique, et lui écrasent les yeux, lui déchirent les oreilles de coups de poings ; ou bien lui grillent la plante des pieds jusqu'à ce qu'il avoue ce qu'on veut lui faire avouer. De pareils signes indiquent que cette société n'a pas su dominer les passions qui se développent dans son sein, et cela sans doute parce qu'elle veut résoudre le problème de la justice en appliquant aux relations humaines des solutions proposées de loin par certaines intelligences ; c'est l'avertissement pour la société qu'elle est à la merci de la moindre défaillance ; heureuse si elle peut reconnaître ces signes ! Ainsi en est-il pour l'individu ; après ces révélations, il lui faut trouver la foi qu'il avait cru avoir.
Au fond de ce mépris hautain du monde, il y avait un immense orgueil. L'homme veut affirmer son être en dehors de toute humanité, et il s'enchaîne ainsi, non seulement par l'orgueil qui fige son esprit dans l'unique affirmation de soi, mais aussi par la puissance du monde qu'il a voulu mépriser. La seule délivrance est de se donner soi-même tout entier dans chaque action, au lieu de faire semblant de consentir à être homme. Que le corps glisse parmi les corps selon le chemin qui lui est tracé, que l'homme coule parmi les hommes suivant les lois de sa nature. Il faut donner le corps à la nature, les passions et les désirs à l'animal, les pensées et les sentiments à l'homme. Par ce don, tout ce qui fait la forme de l'individu est rendu à l'unité de l'existence ; et l'âme, qui sans cesse dépasse toute forme et n'est âme qu'à ce prix, est rendue à l'unité de l'essence divine, par le même acte simple d'abnégation. Cette unité retrouvée sous deux aspects et dans un seul acte qui les rassemble, je l'appelle Dieu, Dieu en trois personnes.
L'essence du renoncement est d'accepter tout en niant tout. Rien de ce qui a forme n'est moi ; mais les déterminations de mon individu sont rejetées au monde. Après la révolte qui cherche la liberté dans le choix possible entre plusieurs actions, l'homme doit renoncer à vouloir réaliser quelque chose au monde. La liberté n'est pas libre arbitre, mais libération ; elle est la négation de l'autonomie individuelle. L'âme refuse de se modeler à l'image du corps, des désirs, des raisonnements ; les actions deviennent des phénomènes naturels, et l'homme agit comme la foudre tombe. Dans quelque forme que je me saisisse, je dois dire : je ne suis pas cela. Par cette abnégation, je rejette toute forme à la nature créée, et la fais apparaître objet ; tout ce qui tend à me limiter, corps, tempérament, désirs, croyances, souvenirs, je veux le laisser au monde étendu, et en même temps au passé, car cet acte de négation est créateur de la conscience et du présent, acte unique et éternel de l'instant. La conscience, c'est le suicide perpétuel. Si elle se connait dans la durée, pourtant elle n'est qu'actuelle, c'est-à-dire acte simple, immédiat, hors de la durée.
L'espace est la forme commune à tous les objets ; un objet, c'est ce qui n'est pas moi ; l'espace est le tombeau universel, non pas l'image de ma liberté. Quand l'horizon cessera d'être l'image fuyante de la li- berté, quand il ne sera plus qu'une barre posée sur les yeux, et que l'homme se sentira conduit par les mains de l'espace, alors il commencera à savoir ce que veut dire être libre. Il n'y a pas de place parmi les corps pour la liberté. C'est en cessant de chercher la liberté que Phomme se libère ; la véritable résignation est de celui qui, par un même acte, se donne à Dieu, corps et âme.
Mais parler de résignation n'est pas un sortilège qui fait trouver tout à coup la paix et le bonheur ; bien souvent, ce ne sont pas des résignés, mais des faibles, ceux qui croient avoir conquis le calme intérieur. Ils répètent comme des charmes abrutissants les quelques règles de conduite qu'on leur a apprises, et vivent ainsi dans une abjecte tranquillité. Ils acceptent tout, mais ne nient rien, et par ce consentement ne veulent vivre que cette vie, ornée d'espoirs insaisissables qui amusent leur lâcheté. La résignation ne peut être que l'abandon volontaire d'une révolte possible. Le résigné doit à chaque instant être prêt à se révolter; sinon la paix s'établirait dans sa vie, et il dormirait en recommençant à consentir à tout. L'acte de renoncement n'est pas accompli une fois pour toutes, mais il est un sacrifice perpétuel de la révolte.
C'est pourquoi il est dangereux de prêcher l'humilité aux âmes faibles ; c'est les éloigner encore plus d'elles-mêmes. L'individu, figé et replié sur lui-même, ne peut prendre conscience de sa destinée que dans la révolte. Il en est de même pour une société. Comme l'individu s'enferme pour dormir lâchement derrière des remparts d'espoirs et de serments, ainsi la société se limite dans les murs des institutions ; l'individualiste cherche la paix en s'enfermant dans des bornes nettes et solides; de même l'état nationaliste. L'un comme l'autre ne pourra trouver sa voie véritable, celle où il peut avancer libre, que dans la révolte qui rompt les limites. L'homme ou la société doit être à tout moment sur le point d'éclater, à tout moment y renoncer, et refuser toujours de s'arrêter à une forme définie. La liberté est de se donner à la nécessité de la nature, et la véritable volonté n'est que d'une action qui s'accomplit. Cette résignation est, au contraire de l'abjection, la puissance même, car le corps replacé parmi le monde participe alors de la nature entière. Le Nitchevo des Russes fait comprendre le succès du marxisme en Russie. — « Ce n'est rien », c'est-à-dire : rien de tout cela qui me pousse à agir n'est moi. Et l'effort de volonté n'est pas de vouloir accomplir une action, mais de la laisser se faire dans un continuel détachement. Accepter le matérialisme historique était pour les révolutionnaires russes trouver la liberté.
L'homme, avant d'atteindre le renoncement, parcourt toujours ces trois étapes; l'acceptation stupide, d'abord, de toutes les règles, de toutes les conventions, qui lui procure le repos ; puis la révolte sous toutes ses formes, lutte contre la société, misanthropie, fuite au désert, pyrrhonisme; et enfin la résignation, qui ne cesse de supposer constant un pouvoir de révolte.
Le renoncement est une destruction incessante de toutes les carapaces dont cherche à se vêtir l'individu ; lorsque l'homme, las de ce labeur plus dur que celui de la révolte, s'endort dans une paix facile, cette carapace s'épaissit, et seule la violence pourra la détruire. Rejeter sans cesse toutes les béquilles des espoirs, briser toutes les stables créations des serments, tourmenter sans cesse chacun de ses désirs et n'être jamais assuré de la victoire, tel est le dur et sûr chemin du renoncement.
Il faut faire le désespoir des hommes, pour qu'ils jettent leur humanité dans le vaste tombeau de la nature, et qu'en laissant leur être humain à ses lois propres, ils en sortent.
René DAUMAL.
TEXTES
Nuit d'amour
L'œil de la raison Chavire et valse Et le signe d'entre les jambes des femmes S'ouvre Pour les fleurs d'or de la justice. Le boyau d'étain mou Roule des sentiments liquides, Expulse des baisers Sur les mains chaudes aux ongles noircis Par la nuit. La nuque abrite Les rats nourris de sueur et les rats d'eau des larmes Déjà pourris et verts. Les doigts de Dieu sur les flancs Et les dents de la révolte Sont aux deux bouts de la haine; Entre les deux, les seins boivent au zodiaque Comme du petit lait L'haleine de vieux souvenirs crevés Sur deux cuisses mortes et froides. Si sur ce champ sans aurore Renaît le soleil Et s'évapore L'humidité de la mort, Racines des étoiles, Sirènes nues, C'est par l'hélice de la langue Que vous ferez jaillir la vérité vêtue Hors de la bouche fontaine Du prochain jour.
G. RIBEMONT DESSAIGNES
Ténèbres ! O ténèbres !
Sycomore effréné fameuse division du temps plein du silence animal o rouge rouge et bleu rouge et jaune silice surgie du creux des mains des nuits et des plaines en de féroces exclamations du regard prune éclat de vitre et d'aisselle acrobate ou des tours dressées du fin fond des abîmes à la voix qui dit je l'adore. Salut c'est plus dur que le marbre et plus éclatant que la terre meuble et plus majestueux o nuage que le rossignol du palissandre et de l'effroi. Orgie du métal et des cloques de crapaud je parle et du ciel je l'entends et du soleil je l'imagine. Taisons-nous mes amis devant les grands abîmes du clos de la veuve en crêpe de chine. Si tu veux lui obéir en fin de mer et de nuit par les draps de lin blanc que j'atteste et nous avons connu nos draps blancs les premiers. Féroce et lui de dire à la cigogne et au serpent : « Surgissez à minuit juste dans le lait et dans les yeux ». Si tu l'abandonnes auprès d'un réverbère que les fleurs seront belles en cornets de bonbons. Je désire et tu ordonnes et meurent les cricris sauvages dans les colliers d'ambre avec une pluie d'étincelles et de flottement d'étoffe à peine tu l'as su mais tu l'as deviné. Litre brisé fleur pliante et comme elle avait de beaux yeux et de belles mains du volcan qui se coulisse ah ! crevez donc un homard de lentille microscopique évoluant dans un ciel sans nuage ne rencontrera-t-il jamais une comète ni un corbeau ? Tes yeux tes yeux si beaux sont les voraces de l'obscurité du silence et de l'oubli.
Robert DESNOS.
Au bout du monde
Aux Péris en mer.
Péris sublimes, si profonds, devenus rythmes de la mer, oh ! n'est-ce pas que ma neuve synthèse couve une Beauté non plus de marbre mais de chair, les artères servant de racines aux traits de la forme, Beauté non plus d'un seul ni close mais extensible et de plusieurs, non plus d'exception divine mais de règle humaine, innombrable comme l'Ocean et personnage comme lui ?
Ce Verbe total et vivant qui vous pénètre à travers lames et vents, sonore hommage à votre ample silence, n'est-il pas l'avènement des âmes décousant nos lèvres d'un coup d'aile ? n'est-il pas l'enthousiasme organique des mots, fourmis d'encre imprégnées enfin des sept couleurs ? oh n'est-il pas l'ascension des langages du sol vers les buissons ardents où le peuple en triomphe exprime de l'azur ?
Les voix actives de ces êtres unis pour vous offrir un bouquet de paroles, sont-ce pas des étoiles de plus au firmament suave du lyrisme, étoiles se nouant aux étoiles d'hier pour à la longue devenir à elles toutes un Soleil, de même que les cœurs des hommes, se fondant ensemble à force de s'aimer, formeraient l'évidente statue de la Divinité ?
Au malingre roseau du scribe solitaire a succédé le multiple tuyau de l'orgue universel. Les souffles en faisceau déjà gonflent la masse clamant sa fanfare d'instruments humains. Comme vous dans la mer, ô Péris, chacun de nous figure une onde au pays de la vie, et le peuple à côté du poète a désormais le droit de signer les chefs-d'oeuvre indivis, - car la Beauté c'est tout le monde !
Juin 1927. SAINT-POL-ROUX.
(*) Poème écrit par Saint-Pol-Roux après l'exécution de sa synthèse verbale Litanies de la Mer, par deux cent cinquante récitants, lors de l'inauguration du Monument aux Ma- rine, sur le promontoire de Saint-Mathieu, au bout du Finistère. (Note de la Rédaction).
Le tableau frais
Ces beaux jours, Quand la ville ressemble au dé, à l'évantail et à la chanson d'oiseau, Ou alors à la coquille au bord de la mer,
— Au revoir, au revoir belles jeunes filles Que nous avons rencontrées aujourd'hui Et que nous ne verrons plus dans la vie -
Ces beaux dimanches, Quand la ville ressemble au ballon, à la carte à jouer et à l'ocarina. Ou alors à la cloche en mouvement,
— Dans une rue ensoleillée S'embrassaient les ombres des passants Et les gens se quittaient sans se reconnaître. -
Ces beaux soirs, Quand la ville ressemble à l'horloge, au baiser et à l'étoile, Ou alors à la fleur du soleil qui tourne,
— Avec le premier accord Les danseurs battaient des ailes avec les bras des jeunes filles Comme les papillons de nuit à l'aube. —
Ces belles nuits, Quand la ville ressemble à la rose, au jeu d'échec et au violon, Ou alors à la jeune fille qui pleure, — Nous avons joué aux dominos. Dominos aux points noirs avec les jeunes filles maigres des bars En regardant les genoux
— Qui étaient osseux Comme deux crânes avec la couronne de soie des jarretières Dans le royaume désespéré de l'amour.
J. SEIFERT. traduit du tchèque par J. SIMA.
Poèmes
Calme inquiet de la route glorieuse. Mes rêveries s'effritent comme un dernier reflet de cathédrale. — Montées - De rapides circonvolutions longent ma pensée abandonnée.
J'aperçois les collines de marbre qui reflètent tendrement les effigies des morts. Immense diadème, le trajet frémit en songeant au long voyageur. Il est rempli d'atrocités.
La conclusion s'approche. Je me suis élevé au plus haut degré de la grandeur. Ah ! la formidable envolée à la recherche de la solution, la si utile solution. Total : rien. Rigolade insensée et crispante, parce que je me suis appliqué inconsciemment à détruire les seules chances de la subsistance. Maintenant je flotte. Il n'y a plus que moi dans une grande complication de couleurs uniformes. Que trouverais-je? Et y a-t-il des coulisses invisibles derrière cette exposition de blanc ?
Pierre MINET.
Lettre
Un petit pastel de mon âme, s'il vous plaît ? Pourquoi cherchez-vous encore où se trouvent les béatitudes ? Le temps est au soleil, peut-être y arriverez-vous plus facilement. Je suis devenu un petit taureau pensif — je recule devant mille obstacles avec des bonds craintifs. Un petit taureau poétique, ah ! ah ! J'aperçois de grands disques blancs que l'on précipite soudain dans un gouffre, — je crie et je glisse la nuit à travers les hautes herbes — je ne trouverai jamais, mais qu'importe ? Je vous replonge dans ma tête avec un bruit de guitares. Vous connaissez ces plaintes criardes qui semblent venir du désert ? — et j'aperçois les chameaux rangés comme des soldats devant le petit nègre, chacun un morceau de sucre dans la bouche. J'ai peur. Les clowns, les clowns. J'ai peur. Je me cache, coagulation de mes forces. Des bras battent désespérément l'air qui se casse avec un bruit de verre. Rêverie. Abrutissement aquatique. Que sais-je ? Je suis soudain entouré de chiffres et je jongle. Enorme. Les poissons, les rats, les animaux du ciel, tous, tous, je vous dis, et cela est une vérité. Vérité... vérité... ...ité... film, suite, suite et encore. Hier, je me souviens d'avoir joué avec la nuit — j'étais très haut, sur un lac — je ne comprends plus — Et vous ? Les oiseaux plongent, et chacun emporte dans son vol la tête d'une cuisinière. Lamentation. J'ai vu cela. Je sais que votre cœur est une plage de marbre. Vous souffrez. Je sens les trains, voyous qui déambulent, courir sur votre surface. A moi ! Nonchalance des images. Ressemblent-elles au format de ma vérité ? Je ne sais rien — à peine au front une tache noire. Angoisse des lignes. Je suis enfermé dans la chambre. Je sais que je suis un cube qui flotte dans l'air. Vertige. « L'éternité », comme on dirait un chapeau de gendarme - Epouvantail. Je rallume mon cœur — éteint — rien à faire, il ne vivra plus très longtemps. Habitude du néant - trop, peut-être - Irrésistible comique, digne d'un chevaux-de-bois - Et voilà l'Idéal !
Vive l'Idéal !
— En avant — l'élite sublime s'ébranle. Je suis - Marche militaire — pourquoi pas? On arrive à une hauteur dominant un très profond précipice. Allez, l'élite ! - Tous tombés. Je reste seul, avec — naturellement — l'espoir qui est toujours derrière moi en attente. Espoir. Coup de canon — semblable épopée qui s'avance mécaniquement — Espoir en nous ? Vous en riez. Alors, la cloche ! Nous nous réveillerons bien un jour, nom de Dieu !
Le bateau coule Dans une tempête de fleurs -
Seul — assis sur la paresse - J'effeuille ma marguerite.
Pierre MINET.
Retour aux campagnes
A Sofja Leczycka
Le couteau coupait les oignons des tombes, on souffrait de ne pouvoir parler, les vieux soufflaient dans leurs pipes et regardaient fuir la montagne.
Tout le jour se passa sans craintes, les oiseaux pleuraient dans leurs nide ; « l'incident est clos » s'écria l'amiral, et il appela ses amis... Lorsque je suis passé par là, tout le monde était parti ; les rouges-gorges se baignaient dans la [poussière et la table était renversée...
Ma douleur fut telle que je ne pus reprendre le bateau; les cloches de mon âme sonnaient un glas.
Maurice HENRY
Poèmes
I
Dans le royaume des morts, les pensées humaines construisent de singuliers édifices. Je n'y voudrais point habiter pour tous les corps du monde ! Dieu créa le labeur afin d'en modérer l'afflux. Les hommes courbés sur une tâche, et les mains pleines d'éclis, n'ont plus le loisir de rêver jusqu'aux ténèbres. Leurs désirs restent en chantier comme des quartiers de marbre rouge. Toute leur attention se concentre sur la machine prête à les broyer dans un beau rythme, ou sur le papier dont la blancheur est un désert à ensemencer. Ils ne pensent plus, et dans la pureté de leur domaine, les âmes des morts se font par jeu de grands saluts comme des arbres. Mais arrive le dimanche, et elles sentent avec horreur monter contre elles des murailles honteuses.
II
La silhouette énorme de l'église nous étreignait de toute la force de ses arcades, et les rues menaient à une place rouge comme un cœur. Petite Annaick ,le reflet des lampes et du vent lacérait de signes mortels vos joues pures. Votre main mourut la dernière dans la brume, et la vie continua à se taire comme un chantier sous la pluie.
III
Ce soir je n'entends que des paroles sans courbe et des pas. J'écrirais bien, mais les mots engendrent les réalités qu'ils enclosent, et qu'on ne peut prévoir. Je risque à peine un trait que mon doigt sur la page étire, et peint en brume. D'ailleurs je veille à ce qu'il en peut surgir ! N'est-il pas affreux de savoir autour de nous un monde prêt à monter d'une parole ou d'une ombre? Tout ce que je peux faire au crépuscule est de fermer la porte du placard et de vérifier souvent la forme des meubles. Malgré moi dans la nuit une flore torturée se lève ; et si je ne parle que d'elle, c'est afin de ne pas accélérer d'autres naissances...
A. ROLLAND DE RENÉVILLE.
Combat dans la nuit
La boîte de cristal enferme cet oiseau blanc Qui viendra sur un char Ne le laissez pas sous cette pluie de sang Voleter au hasard. Forme neuve de l'esprit trouvera-t-il sa tour Aux détours qu'il a pris prisonnier sans retour ? Les lampes de la plaine éclatent en plein jour Le ciel tombe sur terre pour obscurcir les ombres Les femmes gorgées de sang Tournent de peur sur elles-mêmes Et percent leurs seins menaçants Au bord des fleuves immobiles Les têtes incrustées dans les murs de Moscou Les boules où la neige a fini de tomber Roulent sans fin à travers l'espace Les portes de la ville se referment jusqu'au ciel Les lettres des morts arrivent dix ans après Mais les signes impossibles du printemps Se remplissent jusqu'au bord.
Georgette CAMILLE.
Le domaine de Palmyre
Grâce à leurs feuilles permanentes, les arbres offraient un hivernal printemps. Le capitaine qui avait la volontaire manie de toujours garder ses mains aux poches d'un veston fermé par des boutons dorés, déambulait dans les jardins comme rêvant d'accomplir de mystérieuses choses. Chaque soir, il subissait l'étrange impression d'être enfermé dans la verte bouteille du paysage. « Je suis comme un bouchon dans une bouteille de cidre des Asturies, se disait-il... un bouchon qui ayant glissé dans la souricière de verre ne peut plus en sortir. » Autour de lui, les crocodiles de la solitude bâillaient. Les cactus piquaient l'ombre naissante et les plantes aux langues épaisses semblaient vouloir parler. Les bambous, eux, attendaient le jour idéal où ils pourraient pêcher. Les palmiers peignaient leur optimisme sur le ciel, et leur feuillage était comme les éventails d'une reine intronisée, au crépuscule. A voir les barques, au loin, le marin se sentait pris de nostalgie, car sa fatigue des voyages, l'affreux écœurement qui l'avaient amené au domaine s'étaient dissipés. Certes, Palmyre l'enchantait. Mais combien de temps encore durerait ce séjour qui le mortifiait ? Sa nostalgie l'étreignait intensément, surtout, lorsque dans un coin du jardin, il s'arrêtait devant une barque qui gisait là, retournée et qui faisait penser à ces insectes qui ne peuvent plus se relever s'ils tombent ainsi. Elle était dans le domaine, cette barque dont Palmyre se servait autrefois pour pêcher des mollusques ou se promener sur la mer calme, comme une bouée de sauvetage en prévision du second déluge. Devant la barque échouée, l'homme des océans souffrait toutes les impatiences, et il pensait : « Ici la vie se momifie. Dans ce marasme, aucune différence entre la vie et la mort. Il ne suffit pas de naviguer avec la vie. Il faut savoir la jouer, la perdre... Puis, il y avait aussi les plantes tropicales du jardin qui l'énervaient, le tentaient ! Et tandis que le soir se gargarisait avec les sources, Palmyre cherchait le capitaine, partout, comme une mère qui a perdu son enfant. Les horloges de l'ultime crépuscule européen confiaient leur heure. Alors, ils rentraient dans le palais plein de chaleur et de parfum. Certains jours, le mauvais temps les empêchant de sortir, ils s'amusaient à regarder tomber la pluie, plaisir qui, selon les conventions des châtelains figure parmi les distractions de tout château : voir pleuvoir. — Regarde — il pleut sur la mer ! disait Palmyre en désignant au marin les semailles lointaines et inégales de la pluie. Et lui répondait : — La mer attire la pluie comme un baiser que le ciel lui accorde. Leurs nuits avaient la monotonie des traversées.
Dans la chambre, malgré la présence de Palmyre, le marin fumait des cigares pleins de nostalgies cubaines. La mer défrisait ses vagues avec plus de bruit et de rigidité que durant le jour. La lune, voilée par intermittence, donnait à la nature le mouvement du jeu de dés et on la devinait, derrière les nuages, agitant dans un cornet les dés que, soudain, elle répandait sur les prairies du paysage. Parfois, Palmyre, apeurée comme par une tourmente, écoutait s'aimer les chats et découvrait tout ce qu'il y a de colère et de cruauté dans leurs amours. Les chats emplissaient la nuit de pleurs enfantins et les chemins voisins du domaine semblaient être encombrés de bambins aux larmes ruisselantes. Et intimement émus par ce concert et le grand silence qui le clôturait, Palmyre et le capitaine se mettaient au lit, comme victimes de la fatalité.
Ramon Gomez de la Serna Traduction de Robert Ganzo.
Entrée des larves
Le suisse de l'église menait paître ses chèvres dans l'avenue vide. Quelques enfants mouraient ou séchaient aux fenêtres - c'était le printemps et les mains des hommes se déroulaient au soleil, offrant à tous le pain de leurs paumes que les enfants n'avaient pas encore mordu. Sur les terrasses on se retrouvait entre terre et ciel ; il y eut beaucoup de crânes brisés ce jour-là, de jeunes gens qui voulaient voler au-dessus des jardins. Les mouettes et les mouchoirs claquaient dans l'air et cassaient du bleu dans les vitres, des steamers de cristal s'enfuyaient par-delà les nuages. Quand le soir vint, ce fut le tour des vieillards ; ils envahirent les rues, assis sur leurs tabourets de bois grossier, ils charmaient les pigeons et buvaient du lait chaud. Le ciel était seulement un peu plus foncé et plus haut. Les arbres s'étirent dans le parc et tendent des pièges aux papillons de nuit ; le suisse est rentré dans l'église et les chèvres dorment dans la crypte. Les femmes hurlent soudain toutes avec des gorges de louves, parce que dans les faubourgs s'est glissé un homme nu et blanc venant des campagnes.
René DAUMAL.
Dans une coquille de moule
Je finis par être physiquement si bas que je pouvais à peine aller quelques centaines de mètres, sans m'arrêter pour me reposer. Quand je pense à cette période, il me semble que j'avais une maladie psychique qui absorbait toutes les forces dont j'aurais pu disposer consciemment. Le matin j'allais dans un faubourg où l'on bâtissait une usine, je m'étendais sur un tas de sable et dormais pendant le reste de la journée. Je vivais de petits vols aux étalages des boutiques et des cafés. Pendant un de ces trajets je m'arrêtai devant une boutique de coiffeur. Il y a onze mois de ça. La porte de la boutique était ouverte. Je pouvais voir à l'intérieur. Il n'y avait rien qui attirait mon attention, si ce n'est peut-être une affiche sur l'un des murs avec un buveur de bière. J'étais la simplement mort de fatigue devant cette porte ouverte, m'appuyant du dos contre un réverbère. Quelqu'un entra dans la boutique, flanqua son chapeau à un crochet et se jetta dans un fauteuil à bascule. L'instant après le garçon coiffeur lui adressait la parole et gesticulait beaucoup. L'autre était assis entre les bras du fauteuil comme si cela ne l'intéressait pas. Le garçon passait dans l'arrière boutique et s'entretenait avec un autre personnage blanc. Plusieurs clients qui attendaient commencèrent à parler haut. Le patron, un homme maigre, grand, d'une figure fine, blanche, et avec la chevelure d'un artiste, suivit le garçon. Au moment où il se penchait souriant vers le client celui-ci prenait du marbre un rasoir, se levait en sursaut, saisissait le patron par les cheveux et lui coupait la gorge. Cela se passa si vite que le garçon ne fut pas capable d'attraper le corps qui tombait de côté. L'autre quittait la boutique. Je l'entendais dire : « ça va comme ça ». Après quelques pas sur le trottoir il tirait un mouchoir rouge et essayait d'essuyer le sang qui dégouttait de sa manche gauche sur les pierres. Il était d'âge moyen mais robuste et habillé d'un manchester noir. J'étais frappé de le voir marcher à petits pas brefs et se balancer comme un marin. Je pensais: « il a oublié son chapeau, on va l'attraper. » Un moment plus tard il tournait dans une rue de traverse. Des passants s'arrêtaient et se plaçaient devant moi. Le garçon sortait, courait au milieu de la chaussée, regardait de droite et de gauche, sifflait dans ses doigts, et sautait dans un taxi. Je continuais ma route. La rumeur de la rue était soudainement interrompue. J'entendais une grêle de pas, et des battements de pans de pardessus. De tous côtés des gens accouraient. Un chien aboyait horriblement. Plusieurs de ceux qui venaient de mon côté avaient des figures d'un jaune vert. de sombres et profonds sillons autour de leurs yeux ternes et de leurs moustaches décrépites. Leurs gueules avaient une expression de rancune comme si on les trompait scandaleusement. Ils ressemblaient vaguement au patron avec ses paupières clignotantes, sa mâchoire qui battait la générale, et sa petite barbe pleine de sang. D'autres avaient quelque chose du garçon quand il se tenait derrière le patron, avec une grimace large et bête, et d'épaisses lèvres violettes, au moment où le couteau brilla. Tous sans exception avaient des jabots de poules jaunes. Les premiers, c'est-à-dire ceux qui ressemblaient au patron oscillant, étaient en majorité et plus ils couraient vers moi plus leur ressemblance devenait frappante. Avec un effort de volonté je cherchais une tête comme celle de l'assassin, mais il n'y en avait pas une. Mes jambes avaient la sensation de gravir une pente. Je m'arrêtais. J'inspectais le trottoir. Il était horizontal. J'étais étonné que deux jeunes femmes qui allaient s'écarter pour me laisser passer portassent des masques savon rose, dans lesquels les boules vertes des yeux et les dents étin- celaient comme de la porcelaine. Mais à l'instant même où elles passaient je m'apercevais que je m'étais trompé. Je luttais contre une brusque nausée et devais me tenir à un cadre de vitrine. Maintenant tous portaient des masques verts, violets, et ils passaient également dans la noirceur de derrière la vitrine les masques violets et verts avec leur ressemblance affreuse. De la rue de traverse sortait une rumeur criarde. J'ouvrais les yeux. Entre moi et le coin, le trottoir était vide. J'attendais à chaque instant une cohue triomphante qui viendrait le poussant lui, seul, sans chapeau, entre deux agents. Mais rien n'arrivait. La rumeur se taisait. Je pensais : « C'est peut-être aussi quelqu'un qui peut sauter par dessus les têtes comme un sirocco ». Depuis mon enfance, le mot sirocco a pour moi un son chaud. Je quittais le cadre de la vitrine. Une petite fille, un grand ruban bleu dans les cheveux, se tenait avec un cerceau au coin de la rue de traverse, se tenait là si fragile que je devais sourire. La sueur me coulait le long des tempes et du nez. Les genoux tremblants, je m'aventurais quelques pas. Une ondulation soudaine du trottoir me jettait de tout mon poids contre la vitrine, qui craquait. Je me retrouvais étendu dans un lit. Ce lit sentait l'antiseptique. Cette puanteur m'était bien connue. Autour de moi haletaient d'autres dormeurs. Je gardais les yeux fermés. A tout prix je voulais éviter une de ces nuits blanches passées à fixer le crénage de la flamme du gaz. Je me sentais la tête serrée. Après un peu de tâtonnement je comprenais qu'elle était bandée. C'était bien cela, je m'étais blessé moi-même et avais été ramené « chez moi » par les flics. Mes oreilles tintaient sans relâche, mes jambes peinaient de froid. J'étais malade, peut-être sérieusement malade. Comme un poids il tombait dans mes pensées qu'il n'y avait pas de chance d'être aidé. J'avais été témoin de quelques scènes entre le patron de l'asile et les malades. Il ne voulait pas croire à la maladie. Tant qu'on n'était pas encore crevé on pouvait marcher. Il ne connaissait qu'un remède : la gniole. Mais la « maison » n'y était pas autorisée. Avec ces belles maximes il les flanquait dehors. Un homme passait devant mon lit. Un pas étrange dans un espace étrange. Le lit lui-même sentait l'inaccoutumé. J'avais certainement la fèvre. Je me rappelais tout à coup que quelqu'un s'était penché sur moi et avait dit distinctement : « dans un quart d'heure s'il n'a pas repris connaissance, une nouvelle injection ». Mais cela me semblait déjà passé depuis longtemps, depuis des jours, des semaines. N'avais-je donc pas repris connaissance un quart d'heure après? Avais-je donc perdu connaissance durant des journées, des semaines? Je voulus tâter mon pouls. Il était clair que je ne pouvais définir où était mon bras, aussi il me fallait tâtonner de la main droite le long de ma poitrine et de mon épaule pour le trouver. Chaque partie de mon corps me sembla celle d'un autre comme si le bout de mes doigts était desséché comme du parchemin. J'essayais de compter les pulsations. A chaque fois je perdais le nombre. J'étais bien emmerdé, je pleurais de solitude. Dans cet emmerdement je pensais à la flamme du gaz comme à un fanal. Je levais les yeux... Je cherchais la flamme du gaz... La flamme du gaz n'y était pas... Et pendant un temps assez long, j'étais étendu tremblant et sans pouvoir savoir si ie vivais ou si je n'étais peut-être pas mort depuis plusieurs jours. Entre ce moment assez long et le suivant où l'homme qui avait commis l'assassinat apparaissait et s'approchait il n'y avait pas de solution de continuité. Je reconnaissais tout de suite la tête terreuse et mal dégrossie avec ses sourcils et ses moustaches en broussaille. Sa démarche bizarre ne le contredisait point. Il était en train de m'observer tranquillement. Autour de lui il y avait beaucoup d'espace jaune pale de lumière. L'obscurité de tout à l'heure s'était retirée ou plutôt concentrée sous le front rebelle dans ses larges orbites. Il ne m'étonnait pas qu'il portat une blouse de coiffeur et j'attendais avidement l'instant où il allait lever le menton. Il devait avoir quelque chose à la gorge, m'étonnait pas qu'il portât une blouse de coiffeur et j'attendais avidement « Je suis le veilleur de nuit », disait-il. « Oui farceur », pensais-je. Sa voix et la voix de « ça va comme ça » n'étaient pas les mêmes. S'il voulait seulement lever le menton je le saurais. L'état de tension dans lequel je me trouvais me fit me lever. « Allons. ne t'en fais pas ». fit-il. Alors je pensais à une ruse. J'agissais comme s'il me coûtait un effort pour m'étendre. Il s'approcha vite, et tandis qu'il m'aidait je voyais très bien le long fil rouge de la cicatrice. « Qu'est-ce que tu fais ici? » demandai-je. « Qu'est-ce que je fais? Rien de spécial ». « Et ceci? » murmurai-je en désignant ma gorge. « Eh bien, cela ça peut arriver ». « Depuis combien de temps? » demandai-je. « Hier matin », répondit-il. « Roupille ». Je me sentais vexé. « Et toi pourquoi ne dors-tu pas? » insinuai-je, et j'avais un plaisir amer à penser « tu ne le pourrais pas quand bien même tu le voudrais ». « Moi? » dit-il en souriant. « C'est bien cela », dis-je aussi bas que possible, « c'est dommage que nous ayons une conscience, c'est assez dommage ». « Je ne te dis pas le contraire », répondit-il « ce meurtre te donne les foies ». « A moi? » hurlai-je. Il mit son doigt devant sa bouche et s'assit au pied du lit. Il pesait lourd. Les yeux de cet homme étaient téméraires et comme une nuit d'arrière automne balayée par le vent. « Tu peux probablement davantage que moi », dis-je tristement. « Pourquoi? » répondit-il, et il ajouta avec quelque chose comme de la tendresse : « tu es un peu rasoir mon vieux ». Ce ne fut pas à mon petit étonnement que je m'entendis dire à moi-même : « Et Dieu alors? Comment est-ce que ça se goupille avec lui? » « C'est cela, ce n'est pas une petite histoire ». « Tu ne veux pas répondre à cela? » « Mais il n'y a pas de réponse ». « Quelle blague! » Et lui très tranquillement : « Interroger c'est encore quelque chose, mais interroger dans l'espoir d'une réponse cela sent la pastille de menthe et la pension de veuve ». Je tremblais. « Dors », dit-il « tu perds la boule ». « Ça me regarde », tranchai-je; et je pensais que je l'avais en mon pouvoir et que je pouvais l'obliger à rester assis là tant que je voudrais. « Pour sûr », dit-il avec un sourire extrêmement affable, « je ne peux pas te forcer ». « Ah ! » plaçai-je. « Peut-être que je peux t'endormir en te causant ». « Pour qui me prends-tu? » demandai-je avec une colère feinte. « Et toi pour qui me prends-tu? » dit-il comme si cette conversation l'amusait beaucoup. « Je ne sais pas... », hésitai-je. Il riait toujours. « Mais le motif », repris-je, « quel était le motif? » Il répondit assez timidement : « peut-être sans motif ». « Mais il en faut un ? » Alors lui : « c'est une erreur de pensée ennuyeuse, une erreur de pensée excessivement ennuyeuse de considérer nos actes comme motivés ». Je pris cela pour une sorte d'excuse. « En tous cas ils ne l'ont pas eu », dis-je avec un sourire. « Non », répondit-il, « il s'est eu lui-même et pas plus d'une demi-heure plus tard ». « Il s'est taillé la gorge hein? » demandai-je. « Comment diable sais-tu ça? » appuya-t-il. « C'est assez clair! » m'écriai-je. « Aussi clair que le reste », murmura-t-il distrait. Je pensais : « il a les joues dures d'un animal » et sentais une admiration brusque. « Une demi-heure après il y retournait, et avant qu'ils aient pu l'éviter... », raconta-t-il. « Peut-être que la mort est une réponse? » dis-je avec aisance. « Certainement pas », répondit-il d'un ton assuré. Et en se frappant le crâne : « ici ça lui manquait de vie ». Un moment plus tard il disait tranquillement : « tu es fatigué ». « Pas du tout », protestai-je. Il commençait : « l'homme est une forme cosmique. Figure-toi pour plus de facilité notre agir comme une dimension, notre sentir et notre penser comme une paire d'autres dimensions. Ils sont en relation entre eux, mais pas dans celle de cause à effet ». « Une paire? » «Il y en a au moins trois concevables comme il y a au moins trois absolus de l'espèce qu'on appelle Dieu. Je crois que tu as du mal à me suivre? » « Non, non ». « C'est que tu ne t'en aperçois pas », dit-il tranquillement « mais tu es fatigué, tu es fatigué ». Il se leva, posa sur mes yeux une large main. « Tu es fatigué », répéta-t-il, à voix basse. « Et la conscience? » demandai-je somnolent. « La conscience », l'entendis-je encore dire », la conscience est une peau, une peau excessivement excitable, une peau très sensitive, une très sensitive peau d'âne ». Je me trouvais dans un lieu désolé, sur une terre aride, entouré d'une grande étendue d'eau. Une brume épaississait le crépuscule. Il était tard dans la journée, ou peut-être assez tôt. Au-dessous de moi l'eau obscure - peut-être était-ce une mer — se précipitait avec des heurts furieux sur les rochers. Je savais que je ne pouvais pas m'aventurer sur le chemin de retour qui traversait une région marécageuse, et j'étais allé sur cette côte dans l'espoir de rencontrer une barque de pêcheur. Je descendais à longues enjambées. Arrivé au bord de l'eau je sentais que je n'étais pas seul. En me retournant je l'aperçus lui. « Comment nomme-t-on ce vent qui souffle là? » demandai-je. Il haussait les épaules. « Comment les marins appellent-ils ce vent? » insistai-je. « Le siroco », répondit-il. Je perdis tout contrôle sur moi-même. « Le siroco? Le siroco? Eh! hurlai-je ». Tu te fous de moi, canaille! Un vent du désert! Tn ne sais pas ça hein? » Je me jetai sur lui. « Le siroco m'est cher, comprends-tu? La seule chose qui m'est encore chère sur cette sacrée terre, comprends-tu? Comprends- tu ? » Il se tenait immobile sous les terribles coups de poings que je faisais descendre sur son crâne et sur sa mâchoire. « C'est inutile, c'est inutile », répéta-t-il se parlant à lui-même. « Ça nous allons voir », criai-je. Et je sautai sur lui absolument certain que j'allais l'étrangler. Alors je voyais à sa gorge une blessure béante et pourrissante. Il était vêtu d'une chemise en poil de chameau qui descendait jusqu'à ses sandales. Son front était tendu comme un pont au-dessus des portes profondes et étincelantes vertes qu'étaient ses yeux; ses joues rugueuses et dures comme des murs de cathédrale. D'un trou entre les muscles raides de son cou de granit, le pus coulait sans arrêt. Il étend les bras le long de son corps de pierre colossal, met un pied devant l'autre et glisse ainsi en avant sur la surface de l'eau. Maintenant il s'arrête et il vient de sa direction une voix que je reconnais, que la moelle de mes os reconnaît. « Si tu veux me suivre embarque-toi dans une coquille de moule et rame de toutes tes forces pour aller aussi vite que moi ». « Attends! » crié-je. Je cherche à la hâte autour de moi mais ne trouve pas de coquille. « Attends !! » crié-je plus fort contre le vent. Je patauge et je fouille avec un bâton dans un coin vaseux entre les rochers. Je m'agenouille et creuse avec les mains. Je hurle dément : « attends! ! ! » Plus loin il plane. Puis s'en va. Je peux le suivre des yeux jusqu'à l'horizon et suis frappé de ce que l'eau n'accepte ni ne reflète sa clarté. Quand je veux me lever je m'açerçois que mes genoux sont collés dans la vase. En me laissant tomber de côté je les dégage, mais à présent je sens qu'un froid glacial gagne les genoux. Je ne peux pas étendre les jambes. J'essaye de rouler sur le dos, les genoux alourdis ne veulent pas suivre.. De petites vagues vertes et transparentes comme des pierres précieuses liquides s'écoulent vers moi et me lèchent la plante des pieds. Je lutte avec une peur folle, quand soudainement...
Hendrik CRAMER. (Traduit du hollandais)
CHRONIQUES
Lévy-Bruhl
L'AME PRIMITIVE
Voici des morceaux de pensées arrachées vivantes aux cœurs des jungles et jetées parmi nous comme des paquets de couleuvres. Je lis cela avec la même angoisse que j'écoute le récit d'un rêve. Un homme est un requin, une sorcière se transforme en hyène et j'ai toujours su qu'en aimant une forme je devenais cette forme : visage humain, animal ou montagne. Je participe de ce que j'aime. M. Lévy-Bruhl serait-il à ce point incapable d'amour qu'il ignorât les talismans bagues ou mouchoirs, les envoûtements et les charmes dont use même le plus étroit des amours, celui d'un être humain pour un être humain? Mais une déformation professionnelle de logicien a rendu ses mains trop gourdes pour caresser sans les briser ces mythologies pleines de sang et belles comme des cathédrales. Il affirme sérieusement que la curiosité spéculative des australiens est « facilement satisfaite de mythes ». Mais la pensée mythologique est la seule originairement vivante en l'homme. La logique est une technique ; ses outils sont les mots; aussi le logicien — et M. Lévy-Brhul l'est lorsqu'il juge les croyances primitives - croit avoir prise sur tous les discours, et par là sur toute la pensée. M. Lévy-Brhul pense logiquement, il n'a pas la pensée de la logique, faute de critique. Il confond réalité et chose affirmée à bon droit; la réalité de la pensée mythologique n'est pas dans les objets que ses discours affirme, mais elle est la pensée même. Cette même erreur lui fait opposr aux croyances des sauvages un catholicisme imaginaire qui séparerait absolument l'esprit de la matière; il ne comprend pas que nous ne sommes pas plus surpris par les récits de lycanthropie et d'envoûtements que par les dogmes de la résurrection des corps ou de la transubstantiation. D'ailleurs le frêle commentaire de l'auteur n'apparaît que de temps en temps avec sa ridicule obstination à traduire par « le mort », sinon par « le cadavre », les mots soul, spirit, shade, ghost. Il me fait rire comme un enfant dans un musée, qui ne voyant que les pieds des statues, y crayonne timidement de petits bonshommes, toujours les mêmes. Nous savons que l'Esprit est un, et que la pensée d'un bantou ou d'un esqui- mau est aussi bien la nôtre. Cette image d'un mort qui descend les escaliers la tête en bas, je la retrouve vivante dans ma chair; j'aurais pu la rêver. Il y a une universalité des mythes. Les croyances primitives relatives à la métempsychose se retrouvent dans les vieilles théologies, égyptiennes ou hindoues; en elles se manifeste l'explosion première de l'amour briseur de limites. Au dualisme méthodique de la science discursive, un vieux Bergdamara ré- pond : « Tu sépares trop cela dans tes pensées. Chez nous, tout cela coïncide ». Aussitôt M. Lévy-Brhul voit un abime entre cet esprit et le sien. Ainsi un menuisier pourrait me tenir pour un sauvage parce que j'ignore les règles élémentaires de son métier; de même M. Lévy-Brhul : sa pensée est morceaux de bois avec la manière d'enfoncer les clous. (Au simple point de vue sociologique, comment n'a-t-il pas compris par exemple, le sens de cette universelle tendance du clan à vouloir que ses membres morts se réincarnent à nouveau en son sein? L'enfant, avant d'être nommé, est surhumain, d'où le respect qu'on lui témoigne. Le nom lui impose des réactions constantes dans le milieu social, et le voilà humanisé. L'équilibre des réactions entre individus est conservé par les noms, qui résument les affections diverses que les êtres provoquent les uns dans les autres. L'esprit est un, la forme est voulue constante, autant dire qu'un esprit vient revivre dans cette forme.
René DAUMAL
La bestialité de Montherlant
On lit dans les Bestiaires :
« Le contact, la pression qu'il y a entre lui [Alban] et les bêtes ou les astres, — une petite nébuleuse, un chat qui se gratte le cou, - tous les cris intérieurs que cela lui fait pousser, sa nostalgie et comme son souvenir de l'animalité, les métamorphoses auxquelles il se livre dans la solitude (sujet que nous ne pouvons pas même effleurer) lui présentent la mort comme un simple renouvellement de l'être. Qui sait si une fois encore il ne se changera pas en taureau? » Il y a beaucoup de littérature dans les Bestiaires. Montherlant a écrit le Songe quand les livres de guerre étaient à la mode : le Paradis à l'ombre des épées, quand on aimait la littérature sportive : Aux Fontaines du désir, quand justement tant d'hommes de lettres étalent leur inquiétude. Mais cette phrase me dispose à miser sur la sincérité de Montherlant. Surtout la parenthèse : « sujet que nous ne pouvons pas même effleurer »: comment un homme qui n'est pas sincère aurait-il pu deviner tout ce qu'il y a d'effrayant et, pour ceux qui en sont spectateurs, de répugnant, dans une « métamorphose ? » La possibilité de se métamorphoser ou seulement une compréhension véritable de ce qu'est la métamorphose, indique pour celui qui la possède, un stade de vie spirituelle déjà avancé et bien rare en Europe à notre époque. Un européen normal se pense en tant qu'individu et pense aussi l'univers : hommes, animaux, plantes, choses, comme une accumulation d'individualités. Son action, sa vie, la conservation de son être se sont à tel point organisés autour de la certitude que chaque chose est distincte, qu'il juge comme essentiellement dangereux, comme le révolté le plus nuisible celui qui s'y refuse. Eminemment certain qu'un perroquet est un perroquet, il a créé des prisons spéciales appelées « asile d'aliénés » pour enfermer ceux qui affirment qu'un perroquet est une étoile. Il est difficile de juger d'après les Bestiaires en quelle mesure Montherlant a été capable de se métamorphoser et si vraiment il a frappé le parquet de sa chambre avec des sabots de taureaux, et crever les vitres avec ses cornes. Mais il avoue dans Aux fontaines du désir sa bestialité et l'on peut considérer dans ce cas, le coït (1) avec les animaux, de même que la manducation comme une forme dérivée de la métamorphose. De même que celui qui mange fait de ce qu'il mange son propre sang, ses propres os, sa propre chair, celui qui aime veut « posséder » faire sien ce qu'il aime. La plupart des romans contemporains nous content la tristesse de ceux qui ont cherché vainement dans la possession charnelle, une véritable possession. Que dans toutes les religions, la métamorphose, communion parfaite, ait été considérée comme un progrès dans la voie spirituelle, il n'est là rien d'étonnant pour ceux qui ont quelque peu médité sur l'Unité. Dès qu'on commence à avoir un sentiment si confus soit-il du tout et de l'unité, le monde se met à perdre sa consistance. Les formes que l'on croyait immuables commencent à vivre et à se métamorphoser avec une vitesse sans cesse accrue. Dans l'univers des « choses distinctes » se multiplient les participations. L'individu craque : un flux immense soulève l'homme et l'emporte. La multiplication et la confusion des formes est un premier pas vers la communion cosmique. C'est le commencement de la fusion en l'Unique. Les métamorphoses ou tout au moins la bestialité de Montherlant, nous le montrent donc sur le chemin de la perfection. Cette marque, si elle n'est pas artifice de littérature ne doit pas être seule. Et en effet, on peut voir dans ses livres, à mesure qu'il avance en âge, se multiplier les signes de sa « vocation ». « Appareillage » montre qu'il a acquis le goût du dénuement : « Je ne veux autour de moi que des objets de première nécessité. Le foyer idéal, c'est celui dont en voyage, si vous apprenez qu'il vient d'être pillé, incendié, qu'il n'en reste rien, vous rêvez un instant, vous vous dites : « C'est dommage », puis vous pensez à autre chose »... Volupté du vide, dénuement de celui qui se tient toujours prêt à partir. Dans ce vide je mets l'avenir. En détruisant, je construis. La statue est créée par le marbre qu'on supprime. « Je n'ai rien » : l'élan que donnent ces mots. « Syncrétisme et alternance » montre qu'il a appris à ne plus même tenir à ses idées : dénuement plus parfait. Je tiens aussi pour un signe du même genre sa recherche passionnée du plaisir. Le médiocre se satisfait de plaisirs médiocres. Mais celui qui sent confusément qu'un bonheur absolu lui est réservé ne trouve jamais assez fort le plaisir qui lui est accordé. Il cherche à le perfectionner. Il veut pratiquer l'amour des corps avec une science toujours plus grande, trouver des corps toujours plus habiles à ce travail. Platon indique bien que c'est la voie normale d'aimer d'abord un beau corps, puis tous les beaux corps avant d'en arriver à aimer la Beauté. Rimbaud aimait les livres érotiques sans orthographe. Qu'un jour (cf. aux Fontaines du désir) on s'aperçoive que le perfectionnement du plaisir n'est pas illimité. Que dès lors on en sente le dégoût : c'est très normal. Le plaisir aura au moins servi à faire comprendre qu'il faut chercher ailleurs qu'en lui le Bonheur absolu. Le plaisir est à réhabiliter. Dans le même livre où il avoue l'état d'insatisfaction où le laisse le plaisir, Montherlant semble renoncer à la politique de réaction et au catholicisme dogmatique qui avaient été siens jusqu'ici. Je ne les avais jamais considérés que comme le sursaut organique, l'attitude de défense involontaire d'un homme qui s'engage dans une grande aventure. Car, c'est une aventure, la plus grande des aventures pour l'homme que de quitter le monde des objets distincts. L'homme est habitué à vivre au milieu des solides. Ses outils et ses mains n'ont guère de prise que sur eux. Son intelligence habituée à faire d'une idée vivante un concept à cadres rigides ne peut guère comprendre autre chose. Dès qu'il les quitte l'angoisse serre sa gorge parce qu'il sait qu'il ne peut plus se défendre! Beaucoup qui ne tremblent pas devant une arme tenue devant eux par une main décidée ont un vague effroi devant une grande masse d'eau ou un beau jet de flammes. Mais leur terreur est nécessairement immense si le livre qu'ils lisent se change en une biche qui vient lécher leur figure et si le sol devient mouvant et s'entr'ouvre pour la chute qui les rendra vivants! Que Montherlant emporté par ce monde fluide, ait essayé de s'accrocher à des choses rigides, ait faites siennes quelques idées cristallisées. Qu'il ait un peu tergiversé et crié « Vive la France » avant de s'engager définitivement sur la corde raide, ce n'est pas étonnant. L'important est de savoir s'il s'engage vraiment sur la corde raide.
Roger VAILLAND.
NOTE. - J'apprends qu'à Limoges, il y a plusieurs années, un capitaine d'infanterie surprit un soldat en train de faire l'amour avec une truie. Il ne voulut pas « fermer les yeux ». Le soldat passa en Conseil de Guerre et fut condamné à cinq ans de bagne. On sait ce que c'est que Biribi. Voilà une condamnation qui nous est encore plus odieuse que celle de Sacco et Vanzetti ou de Landru.
(1) « ... il y avait un Santon, en Egypte, qui passait pour un saint homme, et quod nou feminarum unquam esset ac puerorum, sed tantum asellarum concubitor atque mularum › Leibniz. Nouveaux essais sur l'entendement humain, chap. II.
René Guénon
LA CRISE DU MONDE MODERNE
Ici nous ne faisons pas la critique objective des livres. Nous approuvons les idées ou nous les combattons (et par tous les moyens). A M. René Guénon nous déclarons : Premièrement : Que sa pensée théorique dans son essence, est la nôtre ; que la tradition dont il se réclame est bien la seule que nous reconnaissions. Deuxièmement : Nous voyons différentes les applications de cette pensée : D'abord pourquoi mêle-t-il à ses déclarations mystiques des tentatives impures de preuves historiques? On ne prouve rien à des gens de mauvaise foi. Or en présence des sujets qu'il traite, tous les Occidentaux nient effrontément l'évidence. Nous nous chargeons d'apporter des miracles de râles et de sang qui seront des preuves à leur mesure. D'autre part dans le « Kali-Yuga » le rôle de l'initié est d'agir dans le sens du déterminisme divin. Nous n'avons pas à nous soucier des hommes. L'heure a sonné de faire leur désespoir dans une révolte universelle, saignée cosmique.
Roger GILBERT-LECOMTE.
PUERICULTURE
Chronique par R. Gilbert-Lecomte
L'Enfant-SAGE
(1)
Au fin fond du bush australien, chez l'homme-kangourou et l'homme-oppossum, aux steppes pâles d'Alaska sous le signe du Grand-Renne-Fantôme, sous les totems peints du Texas, aux sources du Zambèze, du Gange, et de l'Amazone, au pays où les crocodiles sont des sorciers, les hommes des tigres où les hommes-léopards s'assemblent pour la chasse, parmi les crabes géants des Célèbes qui agitent dans le ciel leurs pinces mouillées, dans les Iles-sous-le-vent où les morts sont à la fois des serpents et des reflets dans l'eau, partout la même voix primitive crie : « Grand-père ! » Grand'père. C'est bien de l'aïeul qu'il s'agit. Les vieux ont été mangés aux dernières fêtes du printemps, quand ils sont tombés des arbres où on les avait suspendus par les mains, — comme des fruits trop mûrs. Mangez les vieux, rituellement, selon la loi, pour conserver à l'esprit du clan ! Grand père. L'appelé s'approche, entouré de prosternations. Vingt lunes n'ont pas encore séché sa peau. Il arrive à peine aux genoux ceux de la tribu. Chair tendre, imberbe et chauve, c'est le mystérieux Tout-Petit. Et les conducteurs d'hommes s'inclinent vers lui, pour recueillir ses vagissements sybillins qui n'ont encore reçu l'empreinte infamante d'aucune langue humaine. Pureté immémoriale, si loin de ce que les hommes de nos pays appellent innocence. Expérience pure, innée, universelle. Sagesse vieille comme le monde, jeune comme l'éternité. Voix hantée par la voix des fantômes errants. Médium, harpe nerveuse des âmes en peine. Trait d'union de l'au-delà, à l'en-deçà. Notre pauvre expérience, — celle de notre abrutissement progressif, — qu'est-elle auprès de la science millénaire d'un être qui en neuf mois s'est métamorphosé tour à tour en moulin à café, en bégonia, en éponge, en holothurie, en lombric terricole, en sardine, en couleuvre, en canard, en souris, en vache, en ouïstiti avant de sortir de la chair maternelle, petit vieillard gluant et rose, haut de trente-trois centimètres. M. Piaget dans « Le langage et la pensée chez l'enfant » cite le cas d'un petit garçon de neuf ans qui croyait à l'humanité issue d'un bébé, lui-même issu d'un ver sorti de la mer. Une telle déclaration affirme pour moi, plus sûrement que tous les in-folios des naturalistes, L'évolution des espèces, et le rôle de la mer primordiale, source de toute vie. En se plaçant d'un point de vue non pas absolu mais proprement humain on peut dire que l'intelligence de l'homme ne cesse de décroître à partir de l'âge de quatre ans car cette époque de la vie représente sensiblement le point de rencontre le plus élevé de l'adaptation terrestre et de la sagesse primitive. (2) Les explorateurs, et en particulier les missionnaires de nos religions momifiées ont souvent noté que les « sauvages » élevaient très mal leurs enfants en bas âge. Ils les laissent, disent-ils, faire tout qu'ils veulent et paraissent pris d'une crainte superstitieuse en leur présence. J'entends d'ici les grognements porcins de nos pères fouettards. Puissent-ils bientôt rire jaune ! Avoir peur des enfants. Sentiment primitif qu'il faudra bientôt savoir retrouver au fond de nous-mêmes. Rien ne me dégoûte plus que l'espèce de mépris attendri avec lequel les occidentaux considèrent les enfants. Mignon ! vous le trouvez mignon, madame, cet enfant de huit jours dans son berceau. Prenez garde, n'approchez pas trop, il pourrait fort bien vous sauter à la gorge et vous saigner à blanc avec sa petite gueule édentée. Fixez plutôt vos yeux sur ses yeux sans regard et vous y retrouverez la source de toutes les paramnésies, leur déchirante angoisse. Donner la vie, la supprimer, actes analogues, crimes équivalents, si vous voulez parler de crimes. Aux siècles précédents, non contents de leur infliger la naissance, les hommes séquestraient et martyrisaient les enfants dans les familles et dans les collèges. C'était franc. On les savait un danger social, alors on les emprisonnait jusqu'au complet abrutissement, jusqu'à l'instant où le malheureux crétin déclarait de lui-même : « J'ai été élevé à la dure, mais j'en suis très heureux : cela ma permis de devenir un homme. » Sinistre plaisanterie d'un esclave qui prêterait serment de fidélité. Mettre hors d'état de nuire un individu dangereux est une loi de conservation sociale d'une logique inéluctable. La seule réponse possible, c'est l'aboiement de la dynamite. Mais qu'est-ce que l'hypocrisie actuelle de cette pseudo-libération que prêchent les modernes éducateurs ? Et l'horrible gaîté artificielle des récréations allongées et du travail dit agréable ? Seul un automate pourrait juger agréables les occupations édulcorantes que l'on inflige à l'enfant pour lui faire oublier, refouler en lui son activité naturelle de vols, de viols, d'assassinats, et d'incendies éclatants. Libérer les enfants, mais ce serait plus beau qu'ouvrir les cabanons!
Exemple.
Boston, 8 février. — A la suite de plusieurs incendies qui ont éclaté récemment dans des églises et des écoles dans la partie sud de la ville, la police a ouvert une enquête qui vient d'aboutir à l'arrestation de deux garçonnets de 7 à 14 ans. Le plus jeune aurait avoué avoir mis le feu dans une église dimanche soir. Entré par une fenêtre et n'ayant pas trouvé d'argent, il enflamma une pile de livres de prières et l'église fut détruite. Le garçon de 14 ans a avoué être monté dans le grenier d'une école et y avoir jeté une allumette dans une corbeille de papier. Les deux garçons ont agi indépendamment l'un de l'autre.
(Intransigeant, 9 février 1928).
R. GILBERT-LECOMTE.
Nous ne nous ébahissons pas devant les poèmes de M. Jack Daumal (10 ans). M. Jack Daumal nous reprocherait de le traiter comme un phénomène tératologique. Poète comme tous les enfants de son âge, il sait en plus conquérir la liberté de s'exprimer.
(1) Paraîtront dans les numéros suivants « L'enfant-ROI » et « L'enfant-DIEU ». (2) Je ne parle pas ici de la précocité des eufants prodiges : ce sont en général, de vulgaires Balauds, et ce n'est pas du point de vue sexuel que je me place.
Poémes Petits-Pointus
I
Quand le rat sortit de la cave, il était petit (extrait du Rigastes de Macho-Ké).
II
A l'araignée verte
Le ciel reproduit beaucoup d'images, des détroits, des isthmes, des golfes, et des Petits-Pointus qui fument la pipe.
Une araignée, voyant cela, Se mit à crier : « l'auto verte ! J'ai cassé le lampion rouge ! »
—ce qui pour les ignorantes araignées veut dire : « Ain inhains », — ce qui pour les hommes veut dire : « Ah ! quel malheur, j'ai trouvé ! »
La petite araignée verte fait de la musique. Un Petit-Pointu qui a la prétention de graver son image au ciel, Il faut le punir.
(traduit du Petit-Pointu par Jack Daumal).
Science et Intuition
Depuis que le Bergsonisme a mis l'intuition à la mode, il est de bon ton, dans les cercles scientifiques épris de tradition positive, de proclamer bien haut la surexcellence du raisonnement et le danger des méthodes intuitives. Mais voici que les faits se plaisent à donner un éclatant démenti à cette opinion. Du pays où l'intuition fut, pendant de longs siècles, l'objet d'une culture méthodique, de l'Inde, a surgi sir J. C. Bose. Cet Hindou de Calcutta, membre de la Royal Society, étudie les plantes depuis trente ans, et son œuvre, qui remplit plus de quinze volumes, est toute entière un exemple de parfaite vigueur scientifique. Il n'est pas un fait qui n'ait été enregistré par des appareils spéciaux supprimant l'arbitraire de l'appréciation humaine. Comme nous nous étonnions un jour devant ]. C. Bose, du nombre immense d'expériences qu'il avait dû réussir, le savant nous répondit en souriant n'avoir jamais eu d'expériences mauvaises et il ajouta : « J'ai toujours su d'avance ce que j'allais trouver, et mes milliers d'expériences ne sont que les contrôles objectifs de mes intuitions préalables : les intuitions étant justes, les expériences n'ont pu que réussir ». Il y a là plus qu'une anecdote. J'y vois, pour ma part, une marque du temps actuel, temps qui veut, en science comme en toute chose, des moyens nouveaux et puissants d'étreindre le monde et de communier avec ses forces. Mais n'oublions pas les vérifications...
G. E. Monod HERZEN.
Colonisation (1)
« Je suis une bête, un nègre ». Arthur RIMBAUD (Une saison en enfer)
Certes nous trouvons bon qu'André Gide proteste contre les traitements infligés aux nègres de l'A. O. F., que Marcel Brion rappelle la cruauté des espagnols pour les indiens et qu'elle est nécessairement celle de toute colonisation. De même nous jugeâmes excellentes les manifestations qui suivirent le meurtre de Sacco et Vanzetti. Puisque la plupart des hommes de notre époque se laissent toucher par les idées humanitaires et se croient prêts à défendre la liberté de l'individu, l'autonomie de l'homme, il est bon de les atteindre par là. Et nous-mêmes, qui, pour d'autres raisons, qui ne sont pas à leur portée, nous attaquons, au principe de colonisation, si nous parlions par l'intermédiaire d'un organe lu par un autre public que celui du « Grand Jeu », nous userions de ces arguments. On ne doit dire à chacun que ce qu'il est apte à comprendre, autrement il usera mal de la matière qu'on lui donne. C'est ce qu'avaient compris les prêtres égyptiens. Nécessité de l'ésotérisme. Mais cette cruauté des fonctionnaires de l'A. O. F. ou des aventuriers espagnols de la Renaissance ne nous indigne pas. Nous rions bien des fameux principes de 89. Ces indiens enchainés qui n'accompagnent la colonne de soldats que pour servir de pâture, jour par jour, aux chiens des espagnols; ces nègres qu'on fait tourner à coup de fouet sous le soleil, avec une poutre sur le dos, pour la distraction des administrateurs; ces femmes, jadis et maintenant violées au milieu des flammes et du sang, tout cela ne nous fait pas peur. Car, la bonté humanitaire n'est que peur. On sait assez que le même homme, selon ses habitudes et l'entraînement, mangera de la viande, ou battra ses enfants ou torturera des nègres. Ces brutes de colonisateurs sont de vraies brutes; elles veulent se qu'elles font. Et malgré les « Nourritures terrestres », André Gide, avec ses éternels scrupules moraux peut-il se vanter de vouloir ce qu'il fait? Marcel Brion raconte que les soldats espagnols de Saint-Domingue et d'ailleurs tournaient en dérision les appels des prédicateurs à la charité et à la pitié. Voilà qui est bien.
On « justifie » parfois, par des nécessités locales, le massacre systématique des nègres employés à construire des lignes de chemin de fer : sans cette main-d'œuvre indigène, décimée par la fièvre, les mauvais traitements, la nourriture insuffisante, les voies ferrées ne pourraient être édifiées. Et quel bel effort d'énergie! on a enfin créé quelque chose! Créer! La colonie est pourvue d'un outillage économique. Hurrah! Rôle civilisateur de la France. Des écoles nouvelles sont créées chaque jour, et le nombre va croissant des petits nègres, qui savent lire, écrire, les quatre règles et que leurs ancêtres s'appelaient les Gaulois et avaient des cheveux blonds. On arrive à quelque chose. J'approuverais facilement qu'on soit arriviste et que la fin justifie les moyens. Mais je n'ai jamais su trouver de fin. Et qu'est-ce que c'est que cette fin colonisatrice? Il y a aussi cette autre fin de convertir les indigènes à la religion catholique. Bartholomé de Las Casas prenait devant Charles-Quint la défense des Indiens torturés. Mais n'affirme-t-il pas que les rois doivent user « de leur puissance et de leur richesse pour réaliser la découverte et la conversion des infidèles » et pour user de « la faveur divine qui a confié les Indiens au roi d'Espagne afin que par son application et sa sollicitude il les amène à connaître le Christ ». Il convient donc de ne pas tuer tous les Indiens afin qu'il en reste à convertir. A cet effet, Las Casas recommande le transfert en Amérique d'escla- ves nègres plus résistants au travail. Et Marcel Brion de vanter le « caractère réaliste » de cette pensée et de cette « théorie du moindre mal ». Evidemment. Mais nous ne cherchons ni à accuser ni à justifier. Il est probable que les peuples des colonies massacreront un jour colons, soldats et missionnaires et viendront à leur tour « opprimer » l'Europe. Et nous nous en réjouissons. Non par cet amour de la symétrie qu'est le sentiment de la justice, et qui est d'une esthétique bien dépassé, mais parce que les nègres sont plus proches de nous que les Européens, et que nous préférons leur pensée primitive « à la pensée rationnelle », leurs magies aux religions dogmatiques; leurs statues, leurs bijoux et leurs bordels aux nôtres! Nous sommes avec les noirs, les jaunes et les rouges contre les blancs. Nous sommes avec tous ceux qui sont condamnés à la prison pour avoir eu le courage de protester contre les guerres coloniales. Nous fraternisons avec vous, chers nègres, et vous souhaitons une prochaine arrivée à Paris, et de pouvoir vous y livrer en grand, à ce jeu des supplices où vous êtes si forts. Pénétrés de la forte joie d'être traîtres nous vous ouvrirons toutes les portes ! Et tant pis si vous ne nous reconnaissez pas !
Roger VAILLAND.
(1) André Gide. Voyage au Congo, à la N. R. F. Marcel Brion. Bartholomé de Ins Casas, père des Indiens. (Le Roseau d'Or)
Tentation des volts
En avril 1922 un ingénieur visitait les ateliers de l'usine électrique de la Thomson-Houston. Il était accompagné d'un mécanicien qui semblait être le guide le plus sûr, car vingt années de service dans cette usine avaient contraint son corps et son esprit à une attention sans cesse en éveil. Or, en passant près d'une barre de haute tension ce mécanicien signala le danger qu'il y a à s'en approcher et soudain l'étreignit avec sa main. Flammes, colonne de fumée, corps carbonisé. L'enquête a révélé que ce mécanicien n'avait aucun motif de se suicider et était, ce qu'on appelle, un homme parfaitement normal. Mais j'imagine cette lutte éminemment tragique de vingt années contre la tentation des volts et son échec soudain. Qui ne s'est souvent senti infiniment tenté de se précipiter sous la rame de métro qui arrive. Mais on imagine les convulsions du corps écrasé et les souffrances d'une demi-mort. Tandis que l'on sait qu'après une décharge de milliers de volts, il ne restera plus qu'un peu de fumée, et une mauvaise odeu, comme après la disparition du diable. On a alors une vision lumineuse de son pouvoir sur sa propre vie, sur la vie peut-être, dont à cet instant on croit être le centre. On veut l'éprouver. Maître absolu de sa vie, on veut user du droit suprême, du droit de mort, pour être convaincu de sa propre toute puissance. On voudrait enfin en être sûr; on atteint le stade du trouble extrême : la certitude du doute. L'aveuglante clarté dont en cet instant brille notre vie, fait surgir en nous l'idée d'une mort nécessaire, universelle, et nous nous laissons entraîner par le rythme des mondos agonisants que nous croyons percevoir. Nous mourons de leur mort que nous conservons avec une saisissante acuité. Nous oublions notre individualité qui nous enchaine à ce monde en nous opposant à lui. Nous vibrons de sa vie; nous sommes lui; nous fermons les yeux.
Marianne LAMS.
Note. — Mais nous trouvons absurdes ces étudiants américains : du « Sud-Ouest »
Les problèmes psychologiques troublent la tête des étudiants américains
Dans un mois trois se sont suicides
New-York, 25 janvier. — Les mystères de l'au-delà, qui tourmentent en ce moment les esprits des jeunes étudiants médecins des Etats-Unis ont causé, un nouveau suicide, le troisième de ce genre depuis la Noël. Tandis que ses parents étaient à l'église, un jeune étudiant nommé Cassels W. Noe, âgé de vingt ans, s'est tué avec un revolver de son père, pour apprendre ce qui se passait derrière la tombe. C'est pour la même raison que de x de ses camarades, s'étaient suicidés le premier de l'an et depuis le jeune Noe, était obsédé par des problèmes psychologiques. Avec plusieurs de ses camarades il avait formé l'association de l' « Au-delà » pour établir des communications entre les morts et les vivants. Avant de se tuer et afin de se conformer aux clauses du pacte, le jeune étudiant avait laissé un mot à son père : « Préviens mon camarade Norton que je lui enverrai un message; d'ailleurs je lui causerai lundi à midi et peut-être vendredi ». Curiosité, curiosité chérie !
Il y a trois sortes de sardines : la sardine sans queue, la sardine sans tête, et la sardine sans queue ni tête. De ces trois sortes de sardines, la sardine sans queue ni tête est incontestablement la plus délectable.
ESSAI SUR L'INTROSPECTION
Jean Prévost
Ce n'est pas la pensée d'un auteur qui nous intéresse, mais ce que nous pensons en lisant son œuvre. Sinon nous n'aurions rien à dire de cet essai. Jean Prévost traite un sujet qui nous est cher; ses affirmations ne peuvent, comme l'enseigne Spinoza, enfermer en elles-mêmes de fausseté, tant que nous en formerons une idée adéquate. Et de penser cette pensée si lointaine de la nôtre, et de découvrir par quoi elle est déterminée, ne peut qu'être utile à nos recherches. Jean Prévost, robuste et intelligent, aurait pu devenir un laboureur habile, peut-être un artisan de génie. Mais, et c'est un fait fréquent dans notre société, qui enseigne n'importe quoi à n'importe qui, il fut transporté, avant d'avoir assez vécu, dans le pays de la philosophie, où il entrevit une déesse inconnue : la Méditation. Il sut adroitement remplacer son besoin de travail physique par l'exercice des sports, et son esprit partit à la poursuite de la déesse, décidé à la posséder ou à nier son existence. Commençant par un travail de critique fort bien mené - car Jean Prévost est d'une intelligence claire - il sut démontrer la vanité des psychologies dites introspectives qui, essayant de faire le silence dans l'âme pour mieux observer ses mouvements, ne font qu'ouvrir les portes aux murmures extérieurs de la vie organique et des passions. Jean Prévost, qui rit de l'ascétisme, ignore que cette critique est la première tâche des ascètes; leur méditation consiste à dire, comme le veut Krishna : « Ce n'est pas moi qui agis », et cette négation même est la réalité de leur âme. Jean Prévost a fait le même travail, mais par un artifice que l'étude de la philosophie lui a enseigné; il ne pense pas sa pensée, si bien qu'il trouve dans cette recherche non pas une vie de l'âme mais un concept parfaitement vide : le concept d'âme; car il va à la vérité, non pas avec tout son être, mais avec sa seule intelligence (une claire intelligence, avons-nous dit). Il a vu des hommes méditer, et s'exerce à reproduire les signes qu'ils laissaient apparaître de leur progrès ; cette démarche caractéristique de la pensée occidentale, idolâtre de la connaissance, ne peut qu'aboutir au vide. En sorte que finalement Jean Prévost ne se trouve plus qu'en face de cette réalité : son corps; sur lequel il se jette avec une avidité expioratrice, jusqu'à provoquer dans son organisme des troubles comme : apnée nerveuse, vertiges, fourmillements aux extrémités, chair de poule, pâleur ou rougeur soudaine, etc. Dans la méditation, qu'on lui avait promise comme un chemin vers l'extase, vers la béatitude, il ne trouve que cette sorcellerie, qu'il cherche à excuser en la donnant comme un jeu. Aussi écrit-il, voyant le danger qui le menace : « l'extase est un abrutissement ». L'esprit cherche à dominer le corps, mais ne reste qu'une pensée confuse des sensations organiques; car Jean Prévost oublie que, pour Spinoza dont il se réclame, l'âme se connaît libre en tant qu'elle forme une idée adéquate du corps, c'est-à-dire en tant qu'elle pense le corps comme une partie du monde, et déterminé par le mécanisme de ce monde. Et, appliquant le théorème vingt-trois du livre deuxième de l'Ethique, cité à la fin de l'essai, nous disons que l'âme de Jean Prévost ne se connaît pas elle-même dans la méditation, parce qu'elle ne perçoit pas les idées des modifications du corps : elle ne pense pas le corps, elle pense au gré du corps. Jean Prévost semble incapable de l'acte de détachement qu'implique le spinozisme. Ne trouvant pas de réalité en soi, il fait alors un bond et décide, dans les dernières pages de son livre, de se chercher dans « cette clarté, cette solidité de l'univers que nous pouvons contempler »; comme si tout à coup il faisait cette invraisemblable supposition que les sensations organiques ne se rapportent pas à des parties de l'univers; ou, et c'est plus probable, comme s'il avouait enfin que méditer ne pouvait jamais être pour lui que se complaire dans la confusion des sensations organiques. Et, s'il s'est nourri de Spinoza, comment ne pense-t-il pas que, dans une situation donnée, contempler « comme nécessaire en ce lieu et en cet instant » son propre corps lui serait au moins aussi profitable que de contempler la nécessité de « l'ombre mobile d'une feuille? » Espérons donc pour lui — et nous croyons qu'il aura la sagesse de le faire — qu'il renoncera à cette ambition inavouée de « méditer », qu'il saura rechercher ce qui est pour lui réalité : le plaisir des sports, par exemple, et d'autres, sans affirmer orgueilleusement que c'est la réalité dernière; et plaignons-le d'avoir trop pensé.
René DAUMAL.
Lettre à Saint-Pol-Roux
D'une correspondance entre Saint-Pol-Roux et notre ami Rolland de Renéville, nous extrayons :
13 janvier 1928.
Maître, Je vous écris au nom d'un groupe de jeunes gens qui m'ont prié de mettre à vos pieds leurs sentiments de vénération et de respectueux amour. De même que Rimbaud, exilé au Harrar, apprit un jour que la gloire qui lui avait été marchandée par les « hommes de lettres » commençait à monter irrésistiblement et à emporter son nom aux cimes les plus pures, de même vous, Maître, tout entouré des horizons terribles du Finistère, sachez que des jeunes gens vous ont compris et vous aiment. Nous nous sommes penchés sur la vie et sur les paroles de ceux que nous considérons comme de grands Initiés. Nous croyons qu'une certaine science dite occulte (et qui est la seule science) reste à la base des philosophies de Platon et de Hegel, des révélations de Boudha et du Christ, des œuvres de Balzac, des poèmes de Rimbaud et de Saint-Pol Roux. Nous croyons que tous les chemins mènent à Dieu, et que notre tâche est de retrouver l'Unité perdue. Nous pensons que le rôle du poète est de révéler cette unité par des poèmes dont les images tirent leur grandeur du rapprochement des réalités en apparences les plus inconciliables. Nous connaissons tous la lettre admirable que vous avez écrite le 17 mai 1891 à Jules Huret qui vous questionnait sur l'évolution littéraire du moment. Nous nous répétons des phrases comme celle-ci : « La Beauté étant la forme de Dieu, il appert que la chercher induit à chercher Dieu, que la montrer, c'est le montrer ». Notre espoir est de réaliser ce Magnificisme que vous avez prédit.
Croyez je vous prie...
A. ROLLAND DE RENÉVILLE.
Réponse de Saint-Pol-Roux
Manoir de Cœcilian, Lundi
Mon cher Poëte, envers vous et vos camarades, je me sens coupable, toutefois sans l'être. Retour d'une absence après une dure maladie j'ai trouvé votre généreuse lettre au débotté, voilà quatre jours, mais des devoirs impérieux m'empêchèrent de vous répondre aussitôt, — et je ne sais plus comment, si tard vous rendre de justes grâces à l'égard des bontés dont vous daignez honorer le solitaire. Votre temps pressant, hélas, je ne puis que vous offrir ce modeste poême en prose de l'époque récente où je dirigeais une mienne symphonie verbale (250 récitants) au fin bout du monde, je veux dire du Finistère. Puisse-t-il n'arriver pas trop tard et n'être pas indigne de cadrer avec vos nobles intentions! L'Avenir, je crois, appartient au Verbe total et vivant. Aux poëtes d'écrire les poèmes, aux hommes de se grouper pour les dire. Vox populi, vox Dei. La poésie est collective, non le privilège d'un seul. Elle n'est pas uniquement le rossignol ou le loup de la forêt, elle est toute la forêt. Elle n'est pas que le poète, mais l'humanité tout entière. Le chef d'œuvre n'est pas une petite chose sur du papier, c'est un être, une masse de vie, une énergie charmante ou tragique de la nature, c'est la Beauté saisissable qui s'exprime par les instruments humains et se manifeste par cet « orchestre vivant... » Universalisation de la Beauté... ... Une grande force est encore à naître...
Votre dévoué SAINT-POL-ROUX.