MÉLUSINE

titre de la revue Le Grand Jeu

LE GRAND JEU 1, juin 1928

CHRONIQUES
SOMMAIRE
Roger Gilbert-Lecomte Avant-propos
Maurice Henry Discours du révolté
Roger Gilbert-Lecomte Force des renoncements
René Daumal Liberté sans espoir
Georges Ribemont-Dessaignes Nuit d'amour
Robert Desnos Ténèbres, O ténèbres !
Saint-Pol-Roux Au bout du monde
J. Seifert Le tableau frais
Pierre Minet Poèmes
Pierre Minet Lettre
Maurice Henry Retour aux campagnes
A. Rolland de Renéville Poèmes
Georgette Camille Combat dans la nuit
Ramon Gomez de la Serna Le domaine de Palmyre
René Daumal Entrée des larves
Hendrik Cramer Dans une coquille de moule
René Daumal Lévy-Bruhl, L'âme primitive
Roger Vailland La bestialité de Montherlant
Roger Gilbert-Lecomte René Guénon, La crise du monde moderne
Roger Gilbert-Lecomte Puériculture
G. E. Monot-Herzen Science et intuition
Roger Vailland Colonisation
Marianne Lams Tentation des volts
René Daumal Jean Prévost : Essai sur l'introspection
Saint-Pol-Roux & A. Rolland de Renéville Correspondance

P.2

Avant-propos

Le Grand Jeu est irrémédiable ; il ne se joue qu'une fois. Nous voulons le jouer à tous les instants de notre vie. C'est encore à « qui perd gagne ». Car il s'agit de se perdre. Nous voulons gagner. Or, le Grand Jeu est un jeu de hasard, c'est-à-dire d'adresse, ou mieux de « grâce » : la grâce de Dieu, et la grâce des gestes. Avoir la grâce est une question d'attitude et de talisman. Recher- cher l'attitude favorable et le signe qui force les mondes est notre but. Car nous croyons à tous les miracles. Attitude : il faut se mettre dans un état de réceptivité entière, pour cela être pur, avoir fait le vide en soi. De là notre tendance idéale à remettre tout en question dans tous les instants. Une certaine habitude de ce vide façonne nos esprits de jour en jour. Une immense poussée d'innocence a fait craquer pour nous tous les cadres des contraintes qu'un être social a coutume d'accepter. Nous n'acceptons pas parce que nous ne comprenons plus. Pas plus les droits que les devoirs et leurs prétendues nécessités vitales. Face à ces cadavres, nous augurons peu à peu une éthique nouvelle qui se construira dans ces pages. Sur le plan de la morale des hommes les changements perpétuels de notre devenir ne réclament que le droit à ce qu'ils nomment lâcheté. Et ce n'est pas seulement pour nous en servir. Cette lâcheté n'est faite que de notre bonne foi ; nous sommes des comédiens sincères. Quand nous marchons, il y a en nous des hommes qui se regardent, qui s'emboîtent le pas, qui rampent au-dessous, volent au-dessus, se devancent, se fuient, s'acclament, se huent et se regardent impassibles. Mais nous ne voulons être alors que l'action de marcher. C'est en cela que nous sommes comédiens sincères. Mauvais sont ceux qui ne se donnent pas entièrement à leur choix. Nous avons simplement le sens de l'action. Pourquoi écrivons-nous ? Nous ne voulons pas écrire nous nous laissons écrire. C'est aussi pour nous reconnaître nous-mêmes et les uns les autres : je me regarde chaque matin dans un miroir pour me composer une figure humaine douée d'une identité dans la durée. Faute de miroirs j'aurais les faces des bêtes changeantes de mes désirs et, certains jours où le miracle me touche, je n'aurais plus de face. Car, délivrés, nous sommes à la fois des brutes brandissant les amulettes de leurs instincts de sexes et de sang, et aussi des dieux qui cherchent par leur confusion à former un total infini. Le compromis « homo sapiens » s'efface entre les deux. La connaissance discursive, les sciences humaines ne nous intéressent qu'autant qu'elles servent nos besoins immédiats. Tous les grands mystiques de toutes les religions seraient nôtres s'ils avaient brisé les carcans de leurs religions que nous ne pouvons subir. Nous nous donnerons toujours de toutes nos forces à toutes les révolutions nouvelles. Les changements de ministère ou de régime nous importent peu. Nous, nous attachons à l'acte même de révolte une puissance capable de bien des miracles. Aussi bien nous ne sommes pas individualistes : au lieu de nous enfermer dans notre passé, nous marchons unis tous ensemble, chacun emportant son propre cadavre sur son dos. Car nous, nous ne formons pas un groupe littéraire, mais une union d'hommes liés à la même recherche. Ceci est notre dernier acte en commun ; art, littérature ne sont pour nous que des moyens. La grâce liée à l'attitude a besoin, avons-nous dit, de talismans qui lui communiquent leurs puissances, d'aliments qui nourrissent sa vie.

L'un d'entre nous disait récemment que son esprit cherchait avant tout à manger. Parmi ses sensations il cherche ce qui peut le nourrir. En vain sa faim se traîne de musées en bibliothèques. Mais un spectacle, insignifiant en apparence, soudain lui donne sa pâture (une palissade, une huître vivante). La sensation bouleversante d'un instant a rendu d'un seul coup des forces incalculables à sa vie inquiète. Ce sont ces instants éternels que nous cherchons partout, que nos textes, nos dessins feront naître peut-être chez quelques-uns, qu'ils ont donné souvent à leurs créateurs dans le choc de leurs découvertes et dont nos essais cherchent les recettes. C'est en de tels instants que nous absorberons tout, que nous avalerons Dieu pour en devenir transparents jusqu'à disparaître.

R. GILBERT-LECOMTE.

En complet accord : Hendrik Cramer - René Daumal - Artür Harfaux - Maurice Henry - Pierre Minet - A. Rolland de René- ville - Josef Sima - Roger Vailland.


Nous annonçons pour les prochains numéros:

ÉTUDE SUR ARTHUR RIMBAUD UNITÉ DES RÊVES : Coïncidence du tout. Tentative d'union pour établir la valeur objective du rêve et sa substance unique. ET LE BONHEUR? Enquête sur la valeur du Bonheur pour ceux qui jouent le Grand Jeu. LES MYSTIQUES ET NOUS NOTRE ENTRÉE CHEZ LES HOMMES Sommes-nous obligés de participer aux mouvements sociaux ? Quel parti politique permet le Grand Jeu ?

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NÉCESSITÉ DE LA RÉVOLTE

Discours du révolté

« La police orne de ses agents tous les coins de rues, toutes les manifestations publiques, bergers noirs galonnés et moustachus. C'est à gueuler ! Partout, partout. Ce sont les piliers de l'Ordre. Les hommes se soumettent, obéissent à leurs coups de bâton, à leurs coups de sifflet, aux vagues impérieuses de leurs pèlerines! Je ne parle pas de ces agents de l'ordre moral, les prêtres, eux aussi vêtus de noires pèlerines. Ceux-là ne sont pas dangereux pourvu qu'on ne les approche pas. Les murs gris se couvrent de grandes lettres : DEFENSE D'AFFICHER, DEFENSE D'URINER, DEFENSE D'ENTRER... « Et l'armée ! Fusils sur l'épaule. Menace perpétuelle. Alors j'ai envie de fuir, je blémis de colère. La patrie, la france ! « Je regarde. Les enfants et les poètes sont morts. Les poètes sont des enfants. Enfants, poissons couchés dans l'œil de l'océan, fleurs coupées, aiguisées au couteau d'émail, miroirs des étoiles, anges vêtus de pétales et d'ivresse, marchant pieds nus sur l'or chaud des toits, des illusions, emportant le rêve avec vous dans les plis de vos robes, paillettes étincelantes, groupées en sillons de glace, arcs-en-ciel réunis sur un fond de blancheur irréelle, je vous suis. « Comme j'aime retrouver dans certains yeux cette pureté enfantine ! Avec quelle curiosité je soulève les paupières de ceux que j rencontre, avec l'espoir de découvrir la lumière éblouissante du ciel ! Qui ne connait les yeux extraordinaires d'Artür Harfaux, globes de verre bleu dont on ne sait s'ils ne vont pas tout à coup rouler dans le vent parmi les nuages roses comme des coquilles? La fréquentation des jeunes enfants calme un peu ma rage ; je me rafraîchis à la source de la spontanéité, des mots prononcés « pour le plaisir », des gestes incompréhensibles. « Dès qu'il arrive à six ou sept ans (âge de raison, dit-on !) l'enfant est perdu. Il devient humain, il s'avilit ; il perd son innocence. Ses regards deviennent tourmentés ou idiots. La famille est armée de marteaux sanguinaires. La pitié me saisit. Que conseiller aux enfants pour les épargner, pour leur éviter cet avilissement ? Je ne puis que leur répéter ce que M. Gide leur a enseigné (M. Gide, derrière ses créneaux, aime beaucoup régler le désordre universel) : Partez sur les routes, mes jeunes frères, cueillez vous-mêmes votre liberté. Après la famille, d'autres organisations froides et noires vous attendent, et vous serez inévitablement obligés de vous jeter dans leurs bras. « Il n'y a plus rien ici-bas. Les larmes me servent à tresser des haies. De quelque côté que je me tourne, mes regards glissent sur la façade lisse des murs, ou s'enchevêtrent dans les épines. Si j'étends le bras, je renverse un objet ; si je peux marcher, mes pieds rencontrent des pièges à loups, des tessons de bouteilles ou des rails en saillie, je tombe et voilà mon front qui saigne. Des obstacles, toujours. « Les cris que je jette n'émeuvent personne. Je suis égaré dans la forêt de l'indifférence ; je voudrais m'arracher les cheveux, que je m'exposerais aux sarcasmes des hommes. J'ai mal, vous dis-je, j'ai mal à tout mon grand corps désespéré, mes os sont durs, ma chair est coriace et les coups que je reçois y laissent des morceaux d'arcs-en-ciel douloureux. Le monde est trop petit, je heurte le plafond, je heurte les murs, je ne vois rien. Et mes poings qui se meurtrissent, et mon crâne qui sonne comme une boîte creuse, et mes jambes qui ploient ! « Moi, jadmire les hommes : les orties leur rongent les mains, et ils acceptent cela comme une fatalité. Ils vivent, ils vivent, et moi je meurs de me savoir vivant. « Couper toutes ces poutres dressées contre moi, qui me maintiennent immobile, laver ce sang et cette boue qui me souillent et m'enlaidissent ! Quand je pense à cette libération que je me promets comme une femme, mes muscles se durcissent et une activité désordonnée s'empare de mon esprit sans boussole. Je n'entends plus les paroles des hommes, je ne vois plus qu'un brouillard de chair et de fer, et mes yeux tournent comme des billes noires ; le silence n'est plus maître de moi, mes nerfs se tendent comme des rayons de lumière. La Révolte. « La Révolte crève, éclate comme un tambour. Des voiles sanglants flottent au-dessus du sol ; les voiles des navires se ternissent parmi les vagues de sel. Le ciel tombe lentement, comme un rideau de théâtre. C'est une nuit zébrée de grondements et d'éclairs, pleine de gonflements et de bruits. Le fer et le feu. Des déchirures de nuages laissent couler des torrents de sang lourd comme le plomb. « Détruire, arracher tous les masques, griffer et crever les chairs pâles, les chairs effrayées, tremblantes. Renverser tous les échafaudages ridicules et se dresser parmi les ruines et la poussière, avec un rire horrible et triomphant. Mes bras se lèvent vers le ciel, vers la grande paix, et mon rire se fige dans l'éternité... « Je me révolte contre tout. Je sens déjà que mes pieds quittent le sol, que d'admirables ailes s'attachent à moi pour m'aider à échapper à ces démons. J'ai envie de crier, de supplier, de pleurer, mais le froissement des plumes blanches me brise le cœur. Alors je hurle. Ne me touchez pas ! Je vais être divin ! .. ..... .......• .. « Le lourd rideau du cri que j'ai poussé glisse sur ses anneaux de cuivre entre le monde et moi.

«Je suis seul. Je crois être seul. Il n'y a plus rien à toucher. Je me redresse, mes yeux s'ouvrent. Mais quoi ? Où est donc la lumière que j'attendais ? « L'obscurité est identique, pas même teintée d'une lueur. J'écarquille les yeux, j'étends les mains. Je fais un pas en avant, un autre en arrière, puis à droite, puis à gauche, je recule et j'avance, je marche, je cours en tous sens. « Je m'arrête, épuisé. « Mes yeux sont les pilules que je distribue au vide. Rien. Mais la lumière ? « Je suis seul, dans l'obscurité. Et seulement cette constatation. Je me croyais capable d'imaginer librement un monde enfin dégagé des objets terrestres. Rien n'est changé. Je puis seulement marcher, courir stupidement, faire des gestes inutiles. » ... (Heureusement favorisé par les circonstances, le révolté est donc parvenu à se libérer de la Police, de l'Armée, de la Famille, et des autres cadres sociaux. Cependant, nouveau discours) : « Le chapelet des grandes lettres n'est pas achevé. Quoi ? Encore ! Il faut encore lire ces interdictions immondes, il faut encore vomir ma rage sur ces murs gris ? « La morale, instrument terrible dans la main des hommes, qu'ils se transmettent de père en fils comme une arme précieuse pour se défendre contre leurs instincts, leurs passions, leurs désirs. Ah ! à quoi bon avoir supprimé la police ! « Je veux sentir des voluptés inconnues glisser dans mes veines comme des billes tièdes, humer amoureusement des parfums de sang et de meurtre, jusqu'à ce que la fièvre me monte au front, jusqu'à ce que mes yeux s'injectent de ruisseaux rouges. « La perversité est adorable. Des anges de sang caillé allongent leurs bras lascifs vers les alcoves et les ruelles louches. Tuer ; je pense Oly a toucannibales que rien ne retient. « Il y a toutes sortes de façons de tuer, qui doivent chacune procurer des jouissances différentes. Le crime sans violence : empoisonner quelqu'un, ou rendre aux limbes un nouveau-né en qui la vie n'est encore qu'une petite veilleuse vacillante. « Je crois cependant que les plus grands délices, je les tirerai de mitive des bêtes. la cruauté brutale. Je me sens capable de retrouver la sauvagerie primitive de bêtes. « Je détruirai lâchement des villes entières, en y répandant le pétrole et le feu, j'entendrai les cris des victimes brûlées vives, les rumeurs affolées, le bruit des paniques féroces. Je profiterai du désar- roi pour tuer encore, tuer comme une brute, avec un couteau de boucher ou une hache ; je ferai bouillir le sang à la chaleur de l'incendie, et une odeur ignoble se répandra partout. « Le feu de la mer sur le plafond du ciel reflétera sa flamme tortueuse et je crierai ma joie dans les rues rouges et grises. Des fleurs étranges mourront dans mes bras, et je les effeuillerai rageusement, avec un sourire éternel. « La raison, cet épouvantail des collèges, disparaîtra d'elle-même avec un ronflement significatif. Rien ne servait de la dompter. C'est un poison. Je sens tout l'avenir d'une vie nouvelle, déraisonnable. « Pourquoi ce préjugé qui fait croire à la plupart des hommes qu'il existe des actes et des pensées absurdes, et par cela même méprisables? Il y a cependant tout un monde à bâtir là-dessus, un monde merveilleux où rien ne serait déterminé d'avance par l'implacable logique, un monde fait d'imprévu, de mystère et de folie. « Je me livrerai à l'inspiration des gestes. Si cela me plaît, je marcherai sur les mains, je tirerai en l'air des coups de revolver, je grimperai aux arbres, je m'habillerai de rouge ou je pousserai des cris déchirants aux nez des vieilles dames. « D'ailleurs, j'ai perdu l'esprit de classification, qui est un des caractères les plus emmerdants de l'intelligence. Je ne suis plus capable de mettre d'un côté la réalité, et de l'autre le rêve. Je reconnais mes fantômes parmi les hommes ; des mains écorchées ensanglantent les nébuleuses avenues du ciel. Des femmes de chair naissent avec une tête d'étoile, et je ne m'en étonne plus. Les raisonnements me fatiguent. Je me pose des questions qui demeurent sans réponses, car je ne peux ni affirmer ni nier. Je préfère rester dans un vide flottant. « Le sol craque, des violettes compulsent des dossiers magnifiques, pompes funèbres ; le général et ses oiseaux se penchent vers les bocaux de carmin ; il y a des fleurs aussi dans la bouche des poissons, esquifs indociles dont les rames sont de rêve. Rose, je cogne, je crie, je garde les bijoux de mes yeux ; j'écrase et je casse, les béliers ne feraient pas mieux. Regardez comme j'ai bien l'air d'un révolutionnaire, ma chemise est rouge et mes cheveux pendent comme des fils rompus ! « Après la lutte, une fois libéré, je n'aurai plus aucun motif pour crier, pour frapper. Je serai doux comme une chevelure blonde. Je serai l'Enfant-figé-dans-le-silence. « Sous moi un gouffre est ouvert, un gouffre bleu aux parois bleues. Ah ! les petits singes rouges dans les sources de cris ! Les moustiques divins ensevelis sous leur chute : animaux ivres, anges perdus. Les lis béants qui calment leur douleur en riant comme des bouches ; les armes jetées au hasard des déluges, sous les mouettes des voix. « Il y a autour de moi des chevaux de plume, des oiseaux dans les canois des fusils de chasse, des hiboux monstrueux ornés de bois de cerf. Il y a des femmes à l'œil rouge, aux joues de coccinelle, aux pieds d'émail, des images perdues sur l'écran des songes ; il y a des innocents décapités par la corde des potences, des êtres longs et mous chantent des ballades d'autrefois, des mouches grosses comme le poing. et des barreaux de chaise qui saignent. Il y a, si je veux, tous les accessoires vivants de la mythologie classique, les Sirènes, les Centaures, les Gorgones et la cuisse féconde de Jupiter... « Il n'y a plus qu'un univers, il y a le rêve, dont je tiens toutes les manettes surprises. « Et j'offre mes victimes en holocauste à ma liberté. »

Maurice HENRY.

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LA FORCE DES RENONCEMENTS

C'est entendu. Table rase : tout est vrai, — il n'y a plus rien. Le grand vertige de la Révolte a fait chanceler, tomber la fantasmagorie des apparences. Illusion déchiquetée, le monde sensible se déforme, se reforme, paraît et disparaît au gré du révolté. A la place de ce qui fut lui-même, sa conscience, l'autonomie de sa personne humaine un gouffre noir tournoie. Ses yeux révulsés voient entre ses tempes tendues s'étendre une immense steppe vide barrée, à l'horizon, par la banquise de ses vieux sens blanchis. Celui qui a renoncé à tout ce qui est hors de lui comme à tout ce qui est en lui, — qui, partant, ne sait plus distinguer le monde-hors-de-nous du monde intérieur, n'en restera pas là. Il y a dans la Révolte, telle que nous la concevons, c'est-à-dire un besoin de tout l'être, profond, tout puissant, pour ainsi dire organique (nous la verrons devenir une force de la nature) une puissance de succion qui cherchera toujours, poulpe de famine, quelque chose à avaler. Quelles sont la nature et la forme de cette marche de l'esprit vers sa libération? La révolte de l'individu contre lui-même, par le moyen de toute une hygiène d'extase particulière (habitude des poisons, auto-hypnose, paralysie des centre nerveux, troubles vasculaires, syphilis, dédifférentiation des sens et toutes les manœuvres qu'un esprit superficiel mettrait sur le compte d'un simple goût de destruction) lui a donné la première leçon. Il s'est aperçu que l'apparente cohérence du monde extérieur, — celle-là même qui devrait, paraît-il, le diffé- rencier du monde des rêves, — s'effondre au moindre choc. Cette cohérence n'est vérifiable que par les sens ; or elle varie avec l'état de ces sens, elle est uniquement fonction de lui-même et tout se passe comme s'il la projetait du fond de sa conscience au dehors. A peine masque-t-elle habituellement l'effroyable chaos dont les ténèbres ne s'illuminent que de miracles. Par « miracles » nous entendons ces instants où notre âme pressent la réalité dernière et sa communion finale en elle. Plus de séparations entre l'intérieur et l'extérieur : rien qu'illusions, apparences, jeux de glace, reflets réciproques. Premier pas vers l'unité, mais pour retrouver en lui le même chaos qui nous entoure.
Que peut être une progression spirituelle dans ce magma sans espace et sans durée ? Comment imaginer différent de l'immobilité l'élan de l'âme révoltée, ce mouvement dépourvu de sens, de vitesse et de direction que l'on voudrait figurer là-dedans ? Tout ce qu'on peut en comprendre c'est qu'il revient constamment sur ses pas. Autrement dit, tout est toujours à recommencer. L'image même de mouvement est fausse. Désespérément vers le point mort, le point immobile en son propre intérieur vibrant, le « punctum stans » des vieilles métaphysi- ques, l'astre absolu, il n'y a qu'une tendance forcenée de tout un être qui a perdu son moi. Ce concept de tendance résiste à toute analyse rationnelle. L'esprit occidental ignore cette forme d'activité. Seule l'ana- logie, ou mieux les correspondances swedenborgiennes peuvent en ren- dre compte d'une façon toute intuitive.
Des symboles :
William Blake a vu dans la nuit primordiale les derniers des dieux, les Fous créateurs, qui expiraient les mondes. L'éternité immobile les avait vomis. La durée ne coulait pas encore. Sans fin, sans espoir, suant du sang, hurlant d'angoisse, ils martelaient le vide. J'ai connu — au fond d'un cabanon — le pétrisseur d'toiles. D'ordinaire, coquille vide, regard mort. Soudain une nuit, mangeant ses poings, il tournoyait sur lui-même, hyène en cage. A l'aube, il tom- bait. La crise, corde tendue de la nuque aux talons, creusait ses reins, arquait son corps. Pendant deux jours et deux nuits, sans trêve, il vibrait, comme une chanterelle sous l'archet, en tremblements au rythme fou. Après la troisième crise on l'a roulé dans un grand drap blanc-sale. Une feuille de décès épinglée là-dessus.
Mais il savait que chacune des ondes émises par son corps vibrant à travers l'éther infini allait cogner, pétrir l'immensité lactée d'une nébuleuse. Contractée sous le choc, la nébuleuse devenait lumière, un étoile.

Il est mort dans un éclaboussement d'astres.
C'est encore le travail de cet autre solitaire qui, sachant que le bonheur éternel ne se conquiert pas au mérite mais à la couleur des yeux peine depuis des années pour modifier par la seule force de sa volonté la teinte brune de ses prunelles en bleu-céleste.
Peut-être de tels symboles font-ils naître le sentiment de ce labeur effroyable qui déroute l'esprit humain. Toujours est-il que dans cette marche de l'esprit en révolte vers sa résorbtion en l'unité, rien ne peut jamais être considéré comme acquis. Celui qui, ayant souffert mille morts successives, se croit tout près du but, au bout de sa voie, se retrouvera soudain, en face d'une action donnée, au stade végétal du malheureux qui n'a pas encore senti sourdre en lui le jet furieux de la révolte. Il croit, par exemple, avoir depuis longtemps dominé la tentation du suicide qui a hanté son adolescence et tout à coup une souffrance nouvelle lui fait désirer à nouveau pour son front desséché le baiser froid et visqueux de la petite bouche ronde du browning. Si bien que l'évolution dont nous voulons définir les stades successifs nous n'en donnons qu'une figuration schématique et théorique, nous la figeons arbitrairement et qu'en fait tout se trouvera toujours lié à tout.

A l'état de révolte doit succéder l'état de résignation ; et cette résignation postérieure sera, au contraire de l'abjection, la puissance même. (Cf. René Daumal : Liberté sans Espoir.)

La lutte contre tout comporte nécessairement, reflet de son côté positif d'élan, de jaillissement formidable et spontané, un côté négatif de renoncements continuels. Quiconque a le désir profond de se libérer doit volontairement nier tout pour se vider l'esprit, et renoncer tou- jours à tout pour se vider le cœur. Il faut qu'il arrive à faire naître peu à peu en lui un état d'innocence qui soit la pureté du vide. Sans jamais s'arrêter. Pas même au sein de la révolte. Le grand danger c'est de s'inventer des idoles pour se prosterner ensuite devant elles. Le révolté ne doit jamais considérer son état présent comme une fin en soi. Sous le knout de l'angoisse il doit le fuir, comme il a fui, déjà, l'abrutisse- ment qui pesait autrefois sur sa vie. Car une révolte qui se prolonge risque de devenir un appui pour elle-même. Il faut savoir renoncer à cet appui comme à tous les autres.

Après l'action directe et violente voilà l'homme dans la position du monsieur qui a installé son fauteuil (en velours d'Utrecht cramoisi) sur les pavés de la place publique hérissée de barricades et qui, solidement vautré sur ce piédestal, ricane au milieu des incendies, des clameurs, des claquements d'étendards, des canonnades, en regardant les furieux héros de guerre civile : ils luttent pour de fausses libertés, ils remplaceront les institutions qu'ils détruisent par d'autres analogues, ils font de pauvres petites crises ministérielles. Et tout ce vain mouvement parce qu'ils n'ont pas encore atteint à sa belle conception du vide. Ne regardez jamais derrière vous, en vivant, nom de Dieu ! () Imbécillité de l'individualisme. La puissance de colère, le dynamisme de la révolte, son énergie potentielle, ne s'appliquent plus aux actions mêmes du résigné, puisque ne fixant plus ces actions, il ne peut plus rien fixer de son moi essentiel sur elles. Il entretient simplement cette force en dehors de lui (puisqu'il ne la refoule pas en sa conscience, et ne l'applique pas aux actions de son corps). Cette force qui est, ne peut rester inemployée dans un cosmos plein comme un œuf et au sein duquel tout agit et réagit sur tout. Seulement alors un déclic, une manette inconnue doit faire dévier soudain ce courant de violence dans un autre sens. Ou plutôt dans un sens parallèle, mais grâce à un décalage subit, sur un autre plan.
Sa révolte doit devenir la Révolte invisible. Il doit se produire quelque chose d'analogue à ce qu'on appelle en biologie un phénomène de variation brusque. Celui qui aura trouvé l'attitude favorablé passera brusquement au-dessus de l'activité humaine. Comme un reptile qui devient oiseau il passera de la connaissance discursive à la tendance-limite vers l'omniscience immédiate. Et son action de révolte deviendra une puissance naturelle, puisqu'il a saisi en lui le sens de la nature.
Là seulement est la véritable puissance, celle qui soumet les êtres à sa loi et fait de son détenteur, aux yeux des hommes, un Cataclysme Vivant. (1) Mais est-ce là l'unique solution qui délivre de la vieille angoisse humaine ? A quoi faire foi dans cette marche à l'absurde, hérissée de difficultés sans nombre que l'on évite seulement au prix de ce qui semble à un cerveau occidental des subtilités byzantines ? La réponse est simple. Des millénaires d'expérience ont appris à l'homme qu'il n'y a pas de solution rationnelle au problème de la vie. On n'échappe à l'horreur de vivre que par une foi, une intuition, un instinct antique qu'il faut savoir retrouver au fond de soi-même. Sondez l'abîme qui est en vous. Si vous ne sentez rien tant pis. La voie que nous tentons d'indiquer en ces pages nous en avons retrouvé le sens en nous. Appel aux hommes de bonne volonté ! Le reptile inlassablement a dévoré ses membres antérieurs qui repoussaient toujours dans le grand élan de vie des ères primitives, mais son instinct ne l'a pas trompé. Car soudain au fond des plaies béantes de ses moignons rongés les cellules qui naissent ont changé le sens de leur effort. A la place de ses torses pattes courtes antérieures poussent bientôt deux ailes immenses, conquérantes de l'air. Mais quel désir profond et obscur de voler, quel courage de mutilation, quelle absurdité (car où est le rapport, dirait l'intelligent, entre le désir de voler et le fait de se bouffer les pattes) ont permis ce magnifique envol au Père-des-oiseaux. L'homme, dans son état actuel, est inévitablement condamné à l'abjection d'une misère sans bornes. Nous en sommes à un stade humain, que nous devons dépasser, puisque nous l'avons jugé. On ne le dépassera pas en exagérant ses caractères spécifiques. La vie, dans son évolution, procède par variations brusques. Il faut changer le sens de toute notre activité, prendre une attitude tellement nouvelle qu'elle bouleverse notre nature de fond en comble. Les signes ne manquent pas qui proclament cette nécessité. Il n'est pas nouveau de dire que toutes les institutions sociales de l'occident, entièrement pourries sont dignes de toutes les révolutions. Mais dans un autre ordre d'idées, quel sort est réservé à la science discursive? Si ses applications donnent encore des résultats curieux, par contre où va la science théorique : devant l'accumulation des découvertes nouvelles, les savants se trouvent à cours d'hypothèses ; celles qu'on place en vedettes changent au jour le jour (un professeur du Collège de France, ne disait-il pas récemment, au début de son cours qu'il ne savait pas si ce qu'il professait serait encore tenu pour vrai à la fin de ce même cours) on est réduit à faire appel à des hypothèses contradictoires (2) pour expliquer des phénomènes différents.
Rotation sans fin d'une science sans base ni but dans la vanité abstraite !
Depuis Rimbaud, tous les écrivains, les artistes, qui ont pour nous quelque valeur — ils se reconnaîtront ici — ont-il eu un autre but que la destruction de la « Littérature » et de l' « Art ».
En général le travail de tous les esprits dignes de ce nom ne se réduit-il pas à la destruction des idoles Vrai-Bien-Beau et de tout ce qui fait la pseudo-réalité sur laquelle s'appuient encore les cerveaux hydrocéphales de quelques retardataires.
Partout un besoin imminent de changer de plan. Quant à savoir ce que sera le plan nouveau où se magnifiera notre vie, il est bien évident qu'un état auquel nous n'avons pas encore accédé, nous ne pouvons pas le comprendre ni même le concevoir puisque nous ne l'avons pas encore expérimenté. Du seul fait qu'il demeure le but vers lequel nous tendons, il se présente actuellement à nous comme étant l'absolu.

R. GILBERT-LECOMTE.


(1) Le seul siège possible pour un homme en marche, c'est la tête d'épingle. Au cirque le grand étonnement de mon enfance est de n'avoir jamais vu les écuyers se dresser debout, les pieds sur le front de leurs chevaux. ce serait une position possible. Si vous voulez voyager à califourchons sur une autruche prenez la précaution préalable de lui sectionner le cou à la base avec un sabre courbe, antérieure de votre champ visuel cela supprime un obstacle gênant dans la partie et n'empêchera contraire. Le choix du véhicule a son importance. nullement l'autruche de marcher, au contraire. le choix du véhicule a son importance. (2) Selon les cas, par exemple, l'espace est supposé tantôt continu tantôt discontinu.

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LIBERTÉ SANS ESPOIR

L'œil enfoncé et brillant voit des portes partout, et l'homme s'y jette, le front en avant. Il voit le ciel vide et l'espace libre. Chaque objet est pour lui le signe d'une puissance. Mais que va-t-il choisir ? Des dieux tyranniques viennent le guider et le solliciter : désir, intérêt, amour, beauté, raison. Il veut choisir librement et de lui-même. Il ne veut plus accepter aucun motif d'action. Un but est pour lui un maître. Il veut vouloir pour vouloir, agir par purs décrets. L' « acte gratuit » est, dit-il, le seul acte libre ; et la seule valeur qui puisse résider dans l'âme humaine, c'est la volonté qui décide librement d'un acte, mi guidée par la raison, ni dirigée vers une fin.
C'est ici que commence à mourir l'esprit de révolte ; car, dès qu'on a cru découvrir en soi-même une route à explorer, une nouvelle réalité à atteindre, les actions deviennent indifférentes et le monde étran- ger. Celui qui est parvenu à ce point se meut dans le monde et accomplit les actions naturelles à l'homme avec cette constante pensée : « Puisque je suis bien différent de tous ces êtres, mes semblables d'apparence, que je suis un ange et que cela seul m'importe, à quoi bon agir autrement qu'un autre ? » Il voit en même temps qu'agir contre une loi est encore agir selon cette loi ; qu'agir systémati- quement contre le désir est encore lui obéir ; c'est l'attraction de la terre qui fait que le ballon s'éloigne de la terre. Cet homme, qui ne croit l'être que de déguisement, à chacun de ses actes se dit avec un rire intérieur : « oui, j'agis vraiment tout à fait comme un homme ».
Il ne rit pas à ses action du rire abject d'un vaincu, mais de ce rire désespéré de celui qui, prêt à se suicider, a jugé désormais inutile de presser la gâchette. Ce divorce d'avec le monde, qui fait le monde indifférent à l'esprit, est souvent proche du désespoir ; mais c'est un désespoir qui rit du monde. Si l'esprit se sépare des choses, le corps en même temps, se sépare des autres corps ; son raidissement l'isole, et couvre le visage du masque musculaire de l'ironie. Le révolté croit avoir trouvé la paix, souvent même il croit la conserver toute sa vie, mais le voilà enfermé dans ce masque rigide de mépris. L'esprit prend l'habitude de dire à tout ce que subit ou fait le corps : « Ce n'est pas important. » Et l'homme croit avoir trouvé le salut. L'existence et les biens de ce monde perdent leur prix, rien n'est à craindre, et l'âme continue sa recherche de la pureté dans ce raidissement d'orgueil, celui du stoïcien.
Une seule chose importe, dit l'homme parvenu là, c'est la paix intérieure. Il croit l'obtenir par cette tension de la volonté qui refuse de participer à la vie humaine. Mais rien ne peut venir enrichir l'âme dans cet exil ; elle n'a fait que se replier sur elle-même ; dans sa prison abstraite, elle est séparée du ciel autant que de la terre. L'ennui lourd et la sécheresse, avec leurs cortèges de tentations, lui feront sentir son immobilité et son sommeil.
Un soir, l'homme se penche à sa fenêtre et regarde la campagne. Des choses pâles et grouillantes, brumes ou spectres, sortent des terres labourées et glissent vers les maisons ; un chat imite le chant de mort d'un enfant qu'on étrangle, et les chiens dans le clair de lune retrouvent au fond de leurs gorges la grande voix des loups sur la steppe. L'homme, à sa fenêtre, sent grandir en lui monstrueusement un sau- vage désir animal d'aller lui aussi hurler et danser au clair de lune, de courir en grelottant sous la lumière glacée, et de s'aventurer jusqu'aux maisons pour épier le sommeil des hommes, et peut-être enlever un enfant endormi. Un animal, un loup renaît en lui et grandit, gonfle sa gorge et son cœur. Il va se mettre à hurler. Non ! Il est fort ! D'un geste brusque il se rejette en arrière, ferme la fenêtre et veut se convainere qu'il ne faisait que rêvasser. Pourtant quelque chose se crispe au creux de son estomac, comme autrefois, dans son enfance, lorsqu'il pensait à la mort. Il a peur. Mais c'est indigne de lui ; n'est-il pas armé contre cela ? « Que m'importe ? » essaie-t-il de dire. Il doute, pourtant. Il se couche ; mais s'il tente de résister à l'angoisse, il ne pourra dormir. Il perd peu à peu confiance en soi ; il s'abandonne à la somnolence, et aussitôt les démons font leur entrée ; il aura pour compagnons de nuit le succube lépreux et sans nez, l'homme-grenouille à l'odeur de poisson, et l'ignoble tête gonflée de sang violet qui se balance sur ses pattes de canard. Le monde dédaigné prend sa revanche sur sa gorge contractée, sur son cœur mal assuré de battre, sur son ventre où les monstres enfoncent leurs griffes. Le matin, il trouve sa foi en lui-même ébranlée.
Tentations de la souffrance, de la peur ou de l'ennui, qui somment l'âme de les surmonter ou de se laisser écraser, heureux qui les reçoit, pour qu'il reconnaisse son erreur. Une solution abstraite ne résoud rien ; l'homme ne se sauve que tout entier ; l'entendement seul peut le partager en corps et esprit, car l'entendement connaît, et sépare par méthode pour se donner un objet. Une solution abstraite n'est rien non plus dans la société ; le même mécanisme de refoulement y opère. On voit des nations en apparence bien policées, mais où pourtant il n'y a qu'un refoulement des instinets qui, sous la contrainte violente d'une police rigide, parvienne difficilement à se manifester ; mais ils peuvent trouver libre cours chez ceux qui peuvent le plus aisément échapper à la contrainte, par exemple chez ceux qui sont les agents de cette police. Ces hommes deviennent les instruments de la cruauté animale qui se réveille ; dans les postes de police, ces défenseurs de l'ordre lient de cordes un homme arrêté, sous un prétexte quelconque, dans une manifestation publique, et lui écrasent les yeux, lui déchirent les oreilles de coups de poings ; ou bien lui grillent la plante des pieds jusqu'à ce qu'il avoue ce qu'on veut lui faire avouer. De pareils signes indiquent que cette société n'a pas su dominer les passions qui se développent dans son sein, et cela sans doute parce qu'elle veut résoudre le problème de la justice en appliquant aux relations humaines des solutions proposées de loin par certaines intelligences ; c'est l'avertissement pour la société qu'elle est à la merci de la moindre défaillance ; heureuse si elle peut reconnaître ces signes ! Ainsi en est-il pour l'individu ; après ces révélations, il lui faut trouver la foi qu'il avait cru avoir.
Au fond de ce mépris hautain du monde, il y avait un immense orgueil. L'homme veut affirmer son être en dehors de toute humanité, et il s'enchaîne ainsi, non seulement par l'orgueil qui fige son esprit dans l'unique affirmation de soi, mais aussi par la puissance du monde qu'il a voulu mépriser. La seule délivrance est de se donner soi-même tout entier dans chaque action, au lieu de faire semblant de consentir à être homme. Que le corps glisse parmi les corps selon le chemin qui lui est tracé, que l'homme coule parmi les hommes suivant les lois de sa nature. Il faut donner le corps à la nature, les passions et les désirs à l'animal, les pensées et les sentiments à l'homme. Par ce don, tout ce qui fait la forme de l'individu est rendu à l'unité de l'existence ; et l'âme, qui sans cesse dépasse toute forme et n'est âme qu'à ce prix, est rendue à l'unité de l'essence divine, par le même acte simple d'abnégation. Cette unité retrouvée sous deux aspects et dans un seul acte qui les rassemble, je l'appelle Dieu, Dieu en trois personnes.

L'essence du renoncement est d'accepter tout en niant tout. Rien de ce qui a forme n'est moi ; mais les déterminations de mon individu sont rejetées au monde. Après la révolte qui cherche la liberté dans le choix possible entre plusieurs actions, l'homme doit renoncer à vouloir réaliser quelque chose au monde. La liberté n'est pas libre arbitre, mais libération ; elle est la négation de l'autonomie individuelle. L'âme refuse de se modeler à l'image du corps, des désirs, des raisonnements ; les actions deviennent des phénomènes naturels, et l'homme agit comme la foudre tombe. Dans quelque forme que je me saisisse, je dois dire : je ne suis pas cela. Par cette abnégation, je rejette toute forme à la nature créée, et la fais apparaître objet ; tout ce qui tend à me limiter, corps, tempérament, désirs, croyances, souvenirs, je veux le laisser au monde étendu, et en même temps au passé, car cet acte de négation est créateur de la conscience et du présent, acte unique et éternel de l'instant. La conscience, c'est le suicide perpétuel. Si elle se connait dans la durée, pourtant elle n'est qu'actuelle, c'est-à-dire acte simple, immédiat, hors de la durée.
L'espace est la forme commune à tous les objets ; un objet, c'est ce qui n'est pas moi ; l'espace est le tombeau universel, non pas l'image de ma liberté. Quand l'horizon cessera d'être l'image fuyante de la li- berté, quand il ne sera plus qu'une barre posée sur les yeux, et que l'homme se sentira conduit par les mains de l'espace, alors il commencera à savoir ce que veut dire être libre. Il n'y a pas de place parmi les corps pour la liberté. C'est en cessant de chercher la liberté que Phomme se libère ; la véritable résignation est de celui qui, par un même acte, se donne à Dieu, corps et âme. Mais parler de résignation n'est pas un sortilège qui fait trouver tout à coup la paix et le bonheur ; bien souvent, ce ne sont pas des rési- gnés, mais des faibles, ceux qui croient avoir conquis le calme intérieur. Ils répètent comme des charmes abrutissants les quelques règles de conduite qu'on leur a apprises, et vivent ainsi dans une abjecte tranquillité. Ils acceptent tout, mais ne nient rien, et par ce consentement ne veulent vivre que cette vie, ornée d'espoirs insaisissables qui amusent leur lâcheté. La résignation ne peut être que l'abandon volontaire d'une révolte possible. Le résigné doit à chaque instant être prêt à se révolter; sinon la paix s'établirait dans sa vie, et il dormirait en recommençant à consentir à tout. L'acte de renoncement n'est pas accompli une fois pour toutes, mais il est un sacrifice perpétuel de la révolte.
C'est pourquoi il est dangereux de prêcher l'humilité aux âmes faibles ; c'est les éloigner encore plus d'elles-mêmes. L'individu, figé et replié sur lui-même, ne peut prendre conscience de sa destinée que dans la révolte. Il en est de même pour une société. Comme l'individu s'enferme pour dormir lâchement derrière des remparts d'espoirs et de serments, ainsi la société se limite dans les murs des institutions ; l'individualiste cherche la paix en s'enfermant dans des bornes nettes et solides; de même l'état nationaliste. L'un comme l'autre ne pourra trouver sa voie véritable, celle où il peut avancer libre, que dans la révolte qui rompt les limites. L'homme ou la société doit être à tout moment sur le point d'éclater, à tout moment y renoncer, et refuser toujours de s'arrêter à une forme définie. La liberté est de se donner à la nécessité de la nature, et la véritable volonté n'est que d'une action qui s'accomplit. Cette résignation est, au contraire de l'abjection, la puissance même, car le corps replacé parmi le monde participe alors de la nature entière. Le Nitchevo des Russes fait comprendre le succès du marxisme en Russie. — « Ce n'est rien », c'est-à-dire : rien de tout cela qui me pousse à agir n'est moi. Et l'effort de volonté n'est pas de vouloir accomplir une action, mais de la laisser se faire dans un continuel détachement. Accepter le matérialisme historique était pour les révolutionnaires russes trouver la liberté.
L'homme, avant d'atteindre le renoncement, parcourt toujours ces trois étapes; l'acceptation stupide, d'abord, de toutes les règles, de toutes les conventions, qui lui procure le repos ; puis la révolte sous toutes ses formes, lutte contre la société, misanthropie, fuite au désert, pyrrhonisme; et enfin la résignation, qui ne cesse de supposer constant un pouvoir de révolte.
Le renoncement est une destruction incessante de toutes les carapaces dont cherche à se vêtir l'individu ; lorsque l'homme, las de ce labeur plus dur que celui de la révolte, s'endort dans une paix facile, cette carapace s'épaissit, et seule la violence pourra la détruire. Rejeter sans cesse toutes les béquilles des espoirs, briser toutes les stables créations des serments, tourmenter sans cesse chacun de ses désirs et n'être jamais assuré de la victoire, tel est le dur et sûr chemin du renoncement.
Il faut faire le désespoir des hommes, pour qu'ils jettent leur humanité dans le vaste tombeau de la nature, et qu'en laissant leur être humain à ses lois propres, ils en sortent.

René DAUMAL.