« Dominique Berthet, L’imprévisible rencontre », 2024
par Pedro Hussak
7 février 2025
Dominique Berthet, L’imprévisible rencontre. L’autre, le lieu, l’art, Presses universitaires des Antilles, coll. « Arts et esthétique », 2024, Par Pedro Hussak van Velthen Ramos, Universidade Federal Rural do Rio de Janeiro
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Le thème central du livre est ce que Dominique Berthet appelle la rencontre déterminante, qui se distingue d’une rencontre programmée et préméditée précisément par son caractère accidentel, imprévu et inattendu. Ces rencontres, selon l’auteur, ont la capacité de changer le cours des choses et de bouleverser l’état actuel des choses. Berthet appelle cette dimension de la rencontre événement-avènement, un événement qui a des répercussions sur l’avenir. En ce sens, on peut se poser la question : la lecture d’un livre, de n’importe quel livre, ne constitue-t-elle pas une de ces rencontres décisives ? Ouvrir un livre, c’est toujours être prêt à affronter quelque chose d’inconnu qui va nous transformer. L’arrivée de L’imprévisible rencontre entre mes mains a donc été l’une de ces rencontres, surtout pour un lecteur appartenant à une autre réalité culturelle, en l’occurrence le Brésil. Cet échange interculturel est devenu très fructueux lorsque je me suis rendu compte des énormes convergences entre les artistes contemporains des Caraïbes mentionnés dans le livre et une grande partie de la production brésilienne actuelle. Le livre de Berthet m’a permis de rencontrer des artistes tels que : Gilles Élie-Dit-Cossaque, Laura Facey, Bruno Pédurand, Laurent Valère et Richard-Viktor Sainsily Cayol. La sélection de Berthet présente des œuvres qui tentent d’élaborer la mémoire de l’esclavage, un thème commun à l’histoire caribéenne et brésilienne. D’où les grandes similitudes thématiques et procédurales avec ce que font de nombreux artistes au Brésil, tels que Rosana Paulino. Ces convergences pourraient certainement conduire à un plus grand échange culturel en matière d’art contemporain, car l’intérêt pour les Antilles françaises s’est progressivement développé au Brésil, notamment grâce à l’adoption du système de quotas pour les Noirs au Brésil, qui a également conduit à des demandes de changement dans l’agenda de la pensée. Par conséquent, les universités brésiliennes s’intéressent de plus en plus aux intellectuels martiniquais qui réfléchissent depuis longtemps aux questions liées à la décolonialité, un thème très en vogue aujourd’hui. Aimé Césaire, Frantz Fanon et Édouard Glissant sont des auteurs qui connaissent de nouvelles éditions au Brésil, promouvant la francophilie dans le pays à travers la perspective singulière de la production littéraire et philosophique des Caraïbes. J’aimerais, donc considérer ma propre rencontre avec le livre comme l’une de ces rencontres décisives dont parle Berthet, en ce sens qu’il s’agissait d’une rencontre stimulante qui, d’une certaine manière, a engendré une transformation. Cependant, comme le souligne l’auteur, les rencontres décisives ne sont pas toujours positives. Au contraire, elles peuvent être très violentes et destructrices. Pour autant, le deuxième point du premier chapitre, La rencontre-choc, porte sur cette dimension de la rencontre. L’auteur analyse l’un de ces moments décisifs de l’histoire, qu’il appelle la rencontre-catastrophe, à savoir, la conquête violente de l’Amérique par les Espagnols. Mais ce caractère destructeur peut aussi être l’occasion d’une catastrophe-germe et offrir, comme le font les œuvres d’art, des ouvertures à de nouvelles possibilités créatives. Pour penser à ces germinations, sont évoqués les travaux des auteurs mexicains Otávio Paz et Carlos Fuentes, le concept de créolisation, créé par Édouard Glissant, et le baroque du Minas Gerais, avec lequel l’auteur est entré en contact grâce à l’exposition Brésil baroque, entre ciel et terre au Petit Palais à Paris en 1999, sous le commissariat d’Ângelo Oswaldo. Toutes ces références ont en commun de souligner la tendance des arts en Amérique à s’ouvrir à des influences multiples. Ces références préparent le grand éloge que Berthet fait du phénomène de l’hybridation et de son lien avec la dimension de la rencontre. En ce sens, la présence du peintre cubain Wifredo Lam, dont l’œuvre est abordée dans le dernier chapitre de la première partie, est déterminante. Il y aurait beaucoup à dire sur ce passage du livre, mais j’aimerais partager une pensée qui m’est venue en le lisant. Bien que les mouvements modernistes, comme le surréalisme en particulier, aient adopté une position ouvertement anticolonialiste, il existe une tendance très forte, dans le contexte de la pensée décoloniale actuelle, à rejeter l’héritage moderniste. Pour résumer, on peut dire que les raisons de ce rejet sont liées au lien que les tendances modernistes ont entretenu avec les idéaux du primitivisme. Dans cette perspective, il est reproché aux modernistes de ne s’intéresser aux cultures qu’ils ont étudiées que dans la mesure où elles leur fournissaient un élément stylistique décontextualisé à utiliser dans leurs œuvres. En d’autres termes, il n’y avait pas d’intérêt réel pour la culture de l’autre, mais seulement une utilisation stéréotypée de ses formes afin de développer une expression artistique destinée à être exposée dans les grands centres et institutions artistiques. C’est dans cette optique que l’article de Bárbaro Martínez-Ruiz, A reflexão impossível: uma nova abordagem sobre os temas africanos na arte de Wifredo Lam, qui, d’une part, accuse le peintre d’être « officialiste », pour avoir prétendument exprimé le nationalisme cubain dans les années 1940, notamment lors de l’exposition d’art cubain au Museum of Modern Art de New York en 1944, et, d’autre part, souligne le fait que cet imaginaire nationaliste a utilisé des éléments afro-cubains, présentés à partir d’une conception liée à l’exotisme. Il y aurait ainsi un processus d’homogénéisation des cultures afro-cubaines qui effacerait leur diversité, en les présentant comme un corpus unique et cohérent. Cet exotisme proviendrait du fait que Lam, ayant étudié l’art en Europe, serait limité par une vision occidentale du monde, à partir de laquelle il verrait les expressions afro-cubaines. Martínez-Ruiz précise : « Tout en prétendant dépeindre les réalités afro-cubaines, Lam, en adoptant ce type d’approche, a essentiellement ignoré la culture visuelle, la culture matérielle et les principes esthétiques afro-cubains, dissimulant leur nature en tant que produit d’une réalité culturelle très spécifique et différente, tout en les réifiant et en les déconstruisant simultanément dans une série de codes formels de base » (1). Dominique Berthet nous présente une tout autre version de l’œuvre de Lam. Ici, le peintre ne revendique pas, comme le voudrait Martínez-Ruiz, son appartenance à la « communauté afro-cubaine », mais est quelqu’un qui a été traversé par diverses rencontres qui ont marqué non seulement sa vie, mais aussi sa création. Sa vision du monde n’est pas univoque, mais marquée par de multiples influences culturelles : asiatiques, africaines, cubaines et européennes, notamment d’Espagne, où il a étudié et été en contact avec l’œuvre de Picasso. Berthet relate les nombreuses rencontres intellectuelles et artistiques que le peintre a faites tout au long de sa vie et qui ont profondément marqué sa production, laquelle sera jalonnée d’assimilations, d’associations, de combinaisons, de fusions, bref d’hybridations. Étymologiquement, comme le souligne Berthet, hybride vient du grec hýbris, c’est-à-dire l’excès, ce qui « dépasse les bornes », d’où son utilisation dans le domaine de la biologie comme le croisement d’espèces différentes, c’est-à-dire le croisement d’êtres qui en principe « ne devraient pas se croiser », raison pour laquelle les Latins utilisaient ce terme pour désigner l’« enfant bâtard ». Dans le domaine de l’esthétique, le terme est utilisé pour désigner précisément la composition d’éléments culturels hétérogènes, prouvant le caractère fécond et créatif de la rencontre entre des cultures disparates. C’est en raison de ce caractère hybride que la 35e Biennale de São Paulo en 2023, intitulée Cartografias do impossível a donné à Wifredo Lam un rôle de premier plan en tant qu’artiste qui, bien qu’il ait vécu et travaillé dans un autre contexte, dialogue fructueusement avec les thèmes actuels liés au décolonialisme. La deuxième partie du livre, consacrée à la rencontre avec le lieu, fait référence au fait que les rencontres ne se font pas seulement entre des personnes, mais aussi avec des lieux qui ont également la capacité de transformer nos vies. D’une manière générale, elle utilise la stratégie réussie qui consiste à combiner la réflexion philosophique avec l’analyse d’œuvres d’art : d’abord une réflexion plus abstraite sur la relation entre l’esthétique et le lieu, comme la flânerie, la promenade, le voyage, l’errance ; puis une confrontation avec des artistes, dont les œuvres sont sélectionnées sur la base d’un critère très personnel, lié aux pérégrinations de l’auteur et à ses rencontres personnelles avec des artistes et des œuvres qui l’ont touché d’une manière ou d’une autre, comme sa rencontre avec les œuvres de Jean Paul Forest à Tahiti, dont le travail rappelle un peu le Land art, mais qui, contrairement aux artistes de ce mouvement, ne recherche pas l’entropie, mais introduit un élément perturbateur dans la nature en cousant des rochers avec des câbles métalliques. Le commentaire sur l’artiste vénézuélien Ismael Mundaray attire également beaucoup l’attention des lecteurs brésiliens, car en ce moment il y a beaucoup d’intérêt pour la culture Yanomami, grâce notamment à la publication en 2015 du livre La chute du ciel, un partenariat entre le chaman Davi Kopenawa et l’anthropologue français Bruce Albert, qui a donné lieu à une série de films, d’expositions, de livres, etc. Dans ce contexte, il était d’autant plus intéressant pour moi d’entrer en contact avec le regard de cet artiste et sa rencontre avec ces personnes qui vivent à la fois sur le territoire brésilien et vénézuélien. Dans la troisième partie, L’esthétique de la rencontre, Berthet revient sur le thème de l’hybridation, en s’appuyant sur un thème qui remonte à l’esthétique classique, en particulier à Lessing, du mélange des langages artistiques, pour passer ensuite à une réflexion philosophique sur le thème du désir et sur la manière dont il peut être le moteur de rencontres décisives. Assumant le caractère personnel des rencontres, l’auteur adopte une voix à la première personne pour raconter ses expériences personnelles avec les œuvres qu’il a rencontrées à Venise lors de la 59e Biennale en 2022 : Chun Kwang Young, Anish Kapor, Anselm Kiefer. Le chapitre se poursuit par une réflexion sur le temps et sa relation avec des artistes comme Urs Fischer et Rodrigue Glombard. Ce qui est peut-être le plus frappant dans l’ensemble du livre, c’est la capacité de l’auteur à évoquer des thèmes de l’esthétique classique et du modernisme artistique pour en analyser les manifestations contemporaines qui, à leur tour, expriment les questions de l’époque dans laquelle nous vivons. La belle édition, remplie de photos d’excellente qualité des œuvres commentées, dont beaucoup ont été prises par l’auteur lui-même, est certainement une belle invitation à lire le texte d’une manière fluide et agréable. En guise de conclusion, je dirais qu’évoquer une esthétique de la rencontre, c’est souligner la capacité que peut avoir l’art de générer chez le spectateur une ouverture à l’altérité. Dans un monde où les dirigeants politiques veulent construire des murs pour séparer les pays et expulser les immigrants de leur pays en une seule fois, cette possibilité apparaît comme une utopie. Si, comme le rappelle Berthet, les rencontres ne sont pas seulement positives, mais aussi violentes et destructrices, l’art doit avoir le pouvoir de les faire germer, même là où se produisent les pires catastrophes. Produire des rencontres décisives où l’ouverture à l’autre est favorisée est une tâche politique actuelle de l’art. Une tâche délicate, sans doute, compte tenu de la violence du monde actuel. Mais si l’art n’a pas le pouvoir d’abattre les murs, il peut au moins les fissurer pour y faire germer un peu de végétation.
Pedro Hussak van Velthen Ramos
(1) Martínez-Ruiz, Bárbaro, A reflexão impossível: uma nova abordagem sobre os temas africanos na arte de Wifredo Lam. 19&20, Rio de Janeiro, v. XVIII, 2023. https://doi.org/10.52913/19e20.xviii.08.