Simon Hantaï. Ce qui est arrivé par la peinture. Textes et entretiens…

Simon Hantaï. Ce qui est arrivé par la peinture. Textes et entretiens, 1953-2006, édition établie et présentée par Jérôme Duwa (L’Atelier contemporain/ Archives Simon Hantaï 2022)

par Elza Adamowicz

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« La peinture existe parce que j’ai besoin de peindre. Mais cela ne peut suffire. Il y a une interrogation sur le geste qui s’impose. » Ces propos de l’artiste Simon Hantaï (1922-2008) révèlent l’importance chez le peintre non seulement de la peinture comme pratique mais aussi d’une réflexion sur la peinture, importance qui trouve un large écho dans le choix de documents rassemblés par Jérôme Duwa, Simon Hantaï. Ce qui est arrivé par la peinture. Né en Hongrie en 1922, Hantaï étudie à l’Académie des Beaux-Arts de Budapest ; en 1948 il quitte le pays devenu communiste, pour s’installer en France, d’abord à Paris puis à partir de 1965 dans le village de Meun. Il fréquente peintres (dont ses compagnons artistes à la Cité des Fleurs Michel Parmentier et Daniel Burren), philosophes (Georges Didier-Hubermann, Gilles Deleuze…), écrivains (Henri Michaux, Jean Schuster…) ainsi que les membres du groupe surréaliste (en collaborateur d’abord, en adversaire ensuite). Figure majeure de l’abstraction d’après-guerre, il inspire de nombreuses études (Anne Baldassari, Molly Warnock parmi d’autres) et expositions, dont une rétrospective au Centre Pompidou (2013) et une exposition qui ouvre en ce mois de mai à la Fondation Vuitton à Paris.

Publié par l’Atelier contemporain et les Archives Simon Hantaï, l’ouvrage est un recueil de textes (dont des inédits) et entretiens (1953-2006), sélectionnés et présentés par Jérôme Duwa. Parmi eux, des textes de Hantaï lui-même, proposant à la fois un récit de sa pratique artistique et une réflexion sur la peinture ; des entretiens (avec Georges Charbonnier, Jean Daive parmi d’autres) ; le script de films documentaires sur le peintre (par Jean-Michel Meurice 2013 ou Pierre Desfons de 1981). Cette riche documentation nous permet de suivre le fil de son interrogation sur l’esthétique, élaborée au plus près de sa création picturale, et ses prises de position, souvent polémiques. Ajoutez à cela un cahier iconographique de reproductions en couleurs de ses tableaux, de nombreuses photos (notamment d’Edouard Boubat) montrant Hantaï dans son atelier ; et une série de photogrammes extraits du film de Desfons où Hantaï semble danser avec ses immenses toiles de la série Tabulas (9 x 15 m) dans l’entrepôt Lainé de Bordeaux (pp.174-5). Le résultat : une publication riche en documents qui rendent vivants les tableaux et les réflexions du peintre, ainsi que les analyses d’historiens d’art ou de philosophes.

L’intérêt de l’ouvrage ne s’arrête pas là, toutefois. Jérôme Duwa, connu pour ses recherches sur le surréalisme d’après 1945, notamment sur Jean Schuster (Les Batailles de Jean Schuster. Défense et illustration du surréalisme (1947-1969), 2015), présente les textes en les situant dans leur contexte artistique et politique, par rapport non seulement aux grandes polémiques de l’avant-garde sur l’abstraction, mais aussi à l’invasion de la Hongrie par les troupes soivétiques en 1956 ou à la guerre d’Algérie. Il nous donne ainsi des clés pour la lecture des textes et entretiens, sans toutefois les écraser sous un savoir trop pesant, tout en y ajoutant la sensibilité de quelqu’un qui a connu le peintre et a pu ainsi suivre de près ses travaux. Particulièrement perceptives, à mon sens : l’analyse de la notion du « don » à l’occasion des notes-gloses du peintre accompagnant sa donation de tableaux au MAMVP (pp.179-81) ; ainsi que la discussion de ses rapports avec le surréalisme.

En effet, avant même de rejoindre les surréalistes, Hantaï montre des affinités avec le mouvement : il pratique le grattage, le collage, l’assemblage, il peint des formes biomorphes et des êtres hybrides, il privilégie les thèmes de l’érotisme ou de l’abject. En décembre 1952 Hantaï dépose anonymement devant la porte de Breton rue Fontaine une toile intitulée Regarde dans mes yeux. Je te cherche. Ne me chasse pas, comme un message personnel adressé au poète. Un mois plus tard celui-ci offrira au peintre sa première exposition personnelle parisienne dans la nouvelle galerie A L’Etoile Scellée dont il est le directeur. Le texte enthousiaste de Breton, imprimé sur le recto de l’invitation à l’exposition, à résonances rimbaldiennes (« Une fois de plus, comme peut-être tous les dix ans, un grand départ »), s’approprie le peintre pour le surréalisme. Les tableaux de Hantaï, tout comme ceux de Jean Degottex, René Duvillier ou sa compatriote Judit Reigl, exposés à l’Etoile Scellée, renouvellent la pratique de l’automatisme grâce à une liberté gestuelle qui donne une nouvelle impulsion au surréallisme.

Entre 1952 et 1955 Hantaï participe aux activités surréalistes, à ses jeux (« Ouvrez-vous ? ») et débats, ses réunions et ses expositions. Il contribue à la revue Médium (dirigée par Jean Schuster) où il est chargé de l’illustration du premier numéro (novembre 1953). Par ailleurs il rédige avec Schuster un essai, « Une démolition au platane » (Médium 4, 1955), où les auteurs défendent l’automatisme comme principe central du surréalisme tout en renouvelant le débat autour de l’automatisme et l’abstraction. Au-delà du surréalisme, Schuster et Hantaï s’engagent aussi dans les débats de l’époque sur l’art et l’idéologie, où s’affrontent dans des polémiques parfois virulentes : défenseurs de l’abstraction contre la figuration (« la fixation en tromple-l’œil des images du rêve ») ; tenants de l’abstraction « lyrique » contre ceux de l’abstraction « géométrique ». Artistes et écrivains cherchent ainsi à se positionner dans des terrains souvent minés, entre réalisme socialiste et expressionisme abstrait.

La réception de « Démolition… » sera largement hostile, éclipsée il faut bien le dire par l’essai de Breton publié dans le même numéro, « Du surréalisme en ses œuvres vives »,. Par la suite Hantaï prendra ses distances avec le mouvement : d’abord à l’occasion d’une exposition conçue par Charles Estienne (Alice in Wonderland) qui boude la peinture de Jackson Pollock ; ensuite par sa collaboration avec Georges Mathieu, peintre catholique et royaliste, avec qui il conçoit en 1957 l’exposition Cérémonies commémoratives de la deuxième condamnation de Siger de Brabant (qui donnera lieu au tract surréaliste violemment anti-catholique Coup de Semonce). Les « Notes confusionnelles… » de 1958 marqueront la rupture définitive du peintre avec le surréalisme.

S’étant libéré des contraintes imposées par la bande de l’entourage de Breton, Hantaï se tourne vers une peinture plus objective, et dans ce but il développe à partir de 1960 une technique particulière qu’il nomme « le pliage comme méthode ». Sa peinture se situe désormais entre deux extrêmes de l’art contemporain – « Il y a Matisse, il y a Pollock » déclare-t-il (cité par Baldassari) : entre les papiers découpés et les grands dessins à l’encre de Chine du premier, d’une part, et « l’espace décentré » et l’aléatoire du second ; entre le passage de l’espace vertical du chevalet à l’espace horizontal du plancher. Ajoutons l’influence de Cézanne, dont les toiles comportent des espaces « troués », ces blancs entre les couleurs, que Hantaï expérimentera grâce à sa technique du pliage, où la toile est froissée, pliée, aplatie, la surface peinte puis dépliée pour révéler les blancs dans les creux des plis. « Quand je plie, je suis objectif et cela permet de me perdre », affirme le peintre. En effet, grâce au pliage il établit un rapport nouveau avec la toile, qui n’est plus conçue comme un écran de projection (« Plus de miroir, de composition, de contrôle, de corrections, de positions »), mais comme une « poche d’accouchement » où l’absence d’investissement subjectif (« ne pas être propriétaire » du tableau) fait place aux surprises de l’aléatoire, de l’inattendu

L’ouvrage de Duwa réussit a rendre vivants procédés techniques, prises de position et polémiques chez le peintre, les situant dans un cadre qui comprend le surréalisme tout en le dépassant largement. Il nous offre un guide incontournable pour la visite de la rétrospective du centenaire de la naissance de l’artiste (commissaire Anne Baldassari) réunissant plus de 130 œuvres à la Fondation Vuitton du 18 mai au 29 août.

Elza Adamowicz
29.4.2022