MÉLUSINE

Politique de la méta-esthétique : Surréalisme, Japon et colonialisme

10 juin 2016

Le surréalisme fut un mouvement international. Pas seulement parce que des écrivains ou des artistes multiethniques y prirent part à Paris, mais parce qu’il essaima également d’Afrique en Amérique du nord, d’Amérique latine en Asie. De fait, le surréalisme incarna l’internationalité du modernisme littéraire et artistique qui prospéra au début du XXème siècle. Ce fut dans le cadre de cette circulation transnationale d’un capital culturel que le surréalisme atteint les côtes du Japon au début des années 20. L’influence qu’il exerça dans les champs littéraire et artistique japonais fut énorme, à tel point qu’André Breton, selon les dires de John Solt1, déclara avoir été frappé d’apprendre de la part d’un artiste japonais à Paris, qu’au Japon quelque 500 poètes et peintres se considéraient comme surréalistes… Solt soutint même que, rétrospectivement, le surréalisme eut un impact plus grand au Japon que nulle part ailleurs, « y compris dans son propre pays de naissance »2. Dans les années 20 et 30 au Japon, de nombreux artistes et écrivains se réclamaient ainsi du surréalisme, de même un grand nombre de revues surréalistes étaient publiées, et l’art surréaliste s’exposait régulièrement dans les galeries urbaines. Les artistes de l’après-guerre se référèrent aux styles, vocabulaire et idées du surréalisme pour produire les arts d’une nouvelle génération3. Le surréalisme franchit même les frontières entre la basse et la haute culture en introduisant dans la langue de tous les jours, le terme « shūru シュール », un adjectif dérivé du préfixe « –sur » du mot surréalisme, et qui désigne, de façon familière, quelque chose de bizarre, d’étrange, ou d’irréel en général.

Le surréalisme, bien entendu, a sa place d’origine, dans le Paris de 1919, quand André Breton et Philippe Soupault expérimentèrent l’écriture automatique dont certains résultats furet publiés dans Les Champs magnétiques (1920). Mais l’étendue et la variété de sa réception au Japon amène à considérer le surréalisme japonais comme un phénomène unique relativement indépendant du contexte français, et qui pourrait bien être symptomatique de certaines questions propres à l’histoire culturelle moderne du Japon. En se penchant sur le surréalisme et le Japon, nous nous devons d’aborder le problème dit de la « transculturation ». En substitution à l’approche réductrice qui considérerait la transmismission culturelle depuis le centre (Paris) vers la périphérie (le Japon), en termes d’introduction purement unilatérale, le concept de transculturation se concentre sur les complexités d’agencement du côté du récepteur, ou « comment des groupes subordonnés ou marginaux se saisissent ou inventent à partir des matériaux qui leur est transmis par une structure dominante ou métropolitaine »4. A partir de cette perspective, nous ne devons pas seulement examiner les surréalismes japonais et français dans leurs similarités et différences mais bien plutôt explorer le surréalisme japonais en raison de son importance « performatif ». Que signifiait adapter des pratiques surréalistes dans le contexte de la modernité culturelle japonaise ? Que firent donc écrivains et artistiques japonais avec le surréalisme ?

Un des aspects fondamentaux du surréalisme dans le contexte japonais, ainsi que nous le verrons dans ce qui suit, était la fonction qu’il remplit en tant que méta-esthétique. Pour certains écrivains et artistes, le surréalisme n’était pas une simple école d’esthétique parmi d’autres, telles que celle du classicisme, du romantisme ou du futurisme, ça n’était pas particulièrement non plus une école esthétique française, voire occidentale. Le surréalisme, au lieu de cela, était considéré par eux comme une certaine esthétique d’ordre universel qui devrait permettre aux écrivains japonais de créer une littérature moderne per se, au-delà des particularités culturelles ou nationales.

Au lieu de se contenter d’imiter ou d’adapter simplement les œuvres françaises ou bien de produire des œuvres purement nationales, les écrivains japonais pratiquèrent le surréalisme d’une façon qui leur permettait de mettre entre parenthèses les différences existant entre le Japon et la France comme entre l’Ouest et l’Est, et de créer ainsi une littérature moderne au sens plein du terme, c’est-à-dire universelle. En conséquence, pour beaucoup d’intellectuels japonais, le surréalisme incarna la condition même de l’esthétique moderne, ainsi que le formula Michel Foucault « [la littérature] devient pure et simple manifestation d’un langage qui n’a pour loi que d’affirmer –– contre tous les autres discours –– son existence escarpée. » Au nom du surréalisme, les écrivains japonais pratiquèrent en toute conscience, et précisément, une littérature qui « cherche à ressaisir, dans le mouvement qui la fait naître, l’essence de toute littérature; et ainsi tous ses fils convergent vers la pointe la plus fine –– singulière, instantanée, et pourtant absolument universelle –– vers le simple acte d’écrire5. » En dépit de l’éloignement avec Paris, la capitale « de la République mondiale des lettres »6, les écrivains japonais parvinrent de se positionner, à travers « le simple acte d’écrire », à la pointe de la littérature dans une démarche et un effort purement universels.

Si les écrivains japonais ont introduit le surréalisme en tant qu’esthétique d’ordre universel, comment peut-on considérer les pratiques des surréalistes au Japon par rapport à celles de leurs prédécesseurs français ? Comment peut-on conceptualiser la relation entre surréalistes japonais et surréaliste français ?

Ces deux questions doivent être par ailleurs posées concernant la réception du surréalisme par les colonies japonaises. Dans les années 20 et 30, les écrivains, dans la Corée et Taiwan, étaient de même exposés au modernisme littéraire et artistique européen, souvent au travers des interprétations et des traductions japonaises7. La popularité phénoménale du surréalisme dans la métropole contribua à en diffuser le discours dans tout l’Empire du Japon. Tandis que les écrivains japonais embrassaient le surréalisme comme une esthétique universelle, les auteurs de la Corée coloniale, par exemple, introduisirent dans le surréalisme la même force de libération que celle qui y avait été observée dans le contexte japonais. Pour les écrivains japonais, le surréalisme incarnait l’exemple d’une esthétique qui pouvait les sevrer et les libérer de la dichotomie structurelle qui faisait de la modernité japonaise, quelque chose de secondaire ou d’à la traîne, et leur permettait de pratiquer une littérature universelle. De même pour les écrivains coloniaux, les poètes surréalistes incarnaient les potentialités radicales de l’esthétique moderne, en tant que régime autonome, indépendant de la politique et de l’économie, y compris la dynamique du pouvoir colonial. Cet idéal fit de leur engagement à l’égard des réalités coloniales quelque chose de bien plus complexe que la simple dichotomie entre la résistance et la résignation.

J’assure en conséquence que la question du surréalisme au Japon de même que dans ses colonies, constitue un cas unique pour explorer le phénomène de transculturation du modernisme littéraire et artistique dans les débuts du XXème siècle. Examiner ce processus nous pressera de déconstruire les dichotomies de hiérarchie telles que centre/périphérie, orignal/copie, et universel/particulier ainsi que de chercher à inventer les concepts pour comprendre la relation entre les littératures modernes, chacune d’entre elles étant d’une part, un effort universel absolu, et d’autre part, une forme particulière eu égard au contexte socio-politique.

C’est à partir de ce point de vue théorique, que cet article se donne pour but d’examiner la question du surréalisme et du Japon. Dans cette optique-là, il se penchera sur le cas de Takiguchi Shūzō 瀧口修造 (1903-79), sans doute un des plus éminents critique/poète du surréalisme japonais, et Yi Sang 이상 (1910-37), un célèbre poète de la Corée coloniale, connu pour sa poésie graphique énigmatique. Le surréalisme a inspiré Takiguchi Shūzō qui en a conçu de nouvelles pratiques poétiques, transcendant la dichotomie Est/Ouest, tandis que les œuvres des surréalistes japonais influencèrent la poésie géométrique de Yi Sang à travers laquelle il créa un nouveau terrain d’ordre universel pour la poésie coréenne. En dépit de sa rhétorique universelle, le surréalisme des œuvres des deux poètes évoque cependant le discours colonial : l’avant-gardisme surréaliste Takiguchi revêtit des connotations impérialistes dans les années 40, tandis que les nouvelles de Yi Sang dénotaient l’inexorable autodestruction de l’esthétique moderne en situation de colonisation. L’évocation de discours politiques que le surréalisme tentait de surmonter indique une implication politique unique de cette méta-esthétique en Asie de l’Est au XXème siècle.

* * *

Si on se réfère à ses origines, on peut voir qu’André Breton, lui-même, concevait le surréalisme come une méta-esthétique. Breton a conçu le surréalisme non pas simplement comme une des autres formes esthétiques, mais plutôt comme une esthétique définitive qui s’est établie comme la source même de l’imagination poétique. Breton, dans Manifeste du surréalisme (1924), déclara : « Adieu les sélections absurdes, les rêves de gouffre, les rivalités, les longues patiences, la fuite des saisons, l’ordre artificiel des idées, la rampe du danger, le temps pour tout! Qu’on se donne seulement la peine de pratiquer la poésie. … Il s’agissait de remonter aux sources de l’imagination poétique, et, qui plus est, de s’y tenir8. » Le « voyage » vers ces « régions reculées » de la poésie, pour lequel le surréalisme est un guide, est une perpétuelle bataille contre les contingences extérieures à la littérature. Le surréalisme est donc une pratique « … en l’absence de tout contrôle exercée par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale9. » En cela, le surréalisme délimite un espace propre à la littérature où l’essence de la littérature en son entier s’exprime –– un espace où non seulement convergent et résonnent les voix des écrivains d’Aragon à Vitarc, de Swift à Roussel, mais également celles de « Cumes, Dodone et Delphes10. »

Ainsi que l’affirme William Gardner, le contact du Japon avec l’Europe au début du XXème siècle était visiblement « multicouches » : divers mouvements littéraire, artistique, cinématographique ou théâtral coexistaient en mutuelle interaction, rendant impossible toute démarcation d’un territoire défini, en propre, pour chaque école d’esthétique. Le surréalisme, en fait, était un courant parmi d’autres au sein d’un flot de matériaux hétérogènes simultanément importés depuis l’Europe, de l’expressionisme allemand au futurisme italien, de l’anglo-modernisme au constructivisme russe11. Par exemple, un des nombreux magazines littéraires à être un outil pour introduire le surréalisme au Japon, Shi to shiron 詩と詩論 (Poésie et poétique, 1928-33), offrait de fait un lieu ouvert pour la poésie moderniste dans sa globalité, avec pour vedettes Breton en compagnie de Valéry et Gide, aussi bien que Joyce et T.S. Eliot.

Ce fut contre une telle toile de fond multiforme que Takiguchi Shūzō, un des principaux contributeurs à Shi to shiron, s’engagea avec le surréalisme. En dépit de la nature hétérogène de son introduction au Japon, Takiguchi laissa intact le cœur du surréalisme tel que conçu par Breton. A l’instar de Breton, Takiguchi attendait du surréalisme qu’il soit précisément une esthétique absolue. Il articule ainsi la nature du royaume de la pureté poétique du surréalisme, cherche en termes de « néant » ; comme il affirme, en 1931, dans son fameux essai “Shi to jitsuzai 詩と実在” (Poésie et existence) :

C’est vrai que la poésie provient d’un néant [mu 無] unique, ou de ce qui peut être dénommé, non pas nécessairement d’un point de vue dichotomique, mais d’un point de vue logique, non-poétique. Laissez-moi le définir pour moi-même : le néant possède toujours un esprit au-delà du sens et de l’existence. Alors que tout le monde a toujours été accoutumé à croire que la poésie était juste une forme littéraire parmi d’autres, dans le même temps, j’ai été persuadé, sans doute aucun, que la poésie était la non-existence. (Je ne vois pas ici de nécessité particulière à traiter la distinction entre l’esprit de la Grèce et celui de l’Orient)12.

En vertu de cette qualification de la poésie comme « un néant unique », Takiguchi universalise cette dernière, qui n’est donc pas une forme littéraire parmi d’autres mais bien plutôt une pratique esthétique, absolue et privilégiée.

En tant que telle, la poésie se définit soi-même, à l’intérieur d’un espace autonome, au-delà d’aucune limitation de l’extérieur, incluant la distinction historique entre le Grèce et l’Orient. Takiguchi croyait donc que la poésie, en tant qu’effort universel, réconcilierait et résoudrait les distinctions profondément enracinées au sujet desquelles la modernité japonaise était obsédée. Le surréalisme incarna en effet une universalité esthétique de cette sorte. Discutant de l’importance contemporaine du surréalisme, Takiguchi revendiquait : « Ce qui est en jeu, c’est l’unification de la tradition de l’imaginaire de la peinture japonaise et de celle occidentale. Ceci, de façon certaine, est un drame définitif que nous devrions conclure au plus vite ». Ce serait le surréalisme qui contribuerait à achever « ce dépassement de la plus haute importance », prévoyait Takiguchi13. L’esthétique surréaliste, donc, donnerait aux artistes japonais l’agencement crucial de leur propre position sur le plan universel de l’art, un lieu où ils transcenderaient toutes les différences externes et pourraient pratiquer l’art pour lui-même.

L’engagement de la Corée coloniale avec le modernisme artistique et littéraire occidental a été un processus aussi complexe que celui du Japon. Pas seulement parce que la transculturation se faisait souvent à travers l’additionnement supplémentaire de la médiation de matériaux japonais, mais artistes et écrivains durent batailler avec la dynamique du pouvoir colonial. L’œuvre du poète Yi Sang incarna la complexité de la modernité de la Corée coloniale. A travers la lecture expansive, Yi Sang se positionna lui-même dans un champ imaginaire et culturel global, connecté avec tout ce qui provenait aussi bien de la philosophie chinoise ancienne que de l’idéalisme allemand, de la peinture moderniste française que de la fiction moderne japonaise. « Art ultime, fit valoir Yi Sang, sans limite aucune, à l’instar de l’humanité »14. La conception universelle de la littérature et de l’art de Yi Sang se manifeste dans ses œuvres poétiques. Inspiré par deux poètes japonais, associés au dadaïsme et au surréalisme, les dénommés Hagiwara Kyo¯jiro¯ 萩原恭次郎 (1899-1938) et Kitasono Katsue 北園克衛 (1902-78), Yi Sang produisit un certain nombre de poèmes graphiques qui étaient constitués de l’usage récurrent de formes géométriques et de symboles mathématiques. Un exemple notable est une série poétique intitulée O gam do 烏瞰図 (Crow’s-eye view, 1934); le quatrième poème de cette série est particulièrement symbolique (Figure 1).

Figure 1. “Poème No. 4,” dans la série poétique Crow’s-Eye View (1934)15

Le quatrième poème

Un problème au regard des conditions d’un patient [matrice]

Diagnostic 0:1 26•10•1931 Le ci-dessus nommé→physicien en charge → Yi Sang Dans le poème, figure en place centrale des nombres à l’envers, disposés en diagonale avec une ligne de points noirs, également en diagonale, ce qui produit un effet de réfraction. La matrice prise dans son ensemble est supposée être une observation médicale menant au « Diagnostic 0-1 » cryptique, qui est effectué par le « docteur en charge », qui porte le même nom que le poète, « Yi Sang ». Si les nombres et les formes géométriques sont des blocs essentiels dans le langage scientifique, le fait qu’ils soient inversés et produisent un effet de réfraction, dénote la singularité du propre point de vue du poète. Ce que le poète projette est l’expression unique, idiosyncrasique « de la façon de voir du corbeau», opposée à celle omnisciente, objective perçue par une perspective scientifique (« bird’s-eye view »). Ainsi donc, dans ce poème, en vertu de la dislocation même du langage scientifique, la poésie se définit elle-même en termes universels : « Poème No.4 » est un méta-poème, c’est-à-dire un poème au sujet de la poésie per se.

En tant que poète moderniste convaincu, l’œuvre de Yi Sang témoigne du désir de créer une poésie universelle, et ainsi de matérialiser une autonomie esthétique dans la Corée coloniale. Dans l’acte de création poétique universelle lui-même, Yi Sang dût s’engager avec ce qui était extérieur au régime de l’esthétique, ce qui nous amène à lire ses poèmes « en contexte »16. En effet, si nous comparons « Poème No.4 » à sa version première japonaise, intitulée « Shindan 0:1 診断0:1” (Diagnostic 0:1, 1932), nous pouvons voir les contextes distincts linguistiques et matériels produire des formes poétiques différentes (Figure 2).

Figure 2. Yi Sang, « Diagnostic 0 :1 » (1932)17

◇ Diagnostic 0:1 Un problème au regard des conditions d’un certain patient

[matrice]

Diagnostic 0:1 26•10•1931 Le ci-dessus nommé→physicien en charge → Yi Sang Plus notablement, en traduisant son œuvre, le poète a inversé la matrice des nombres le long d’un axe vertical. Si nous imaginons le regard du poète-en-tant-que-docteur écrivant son « diagnostic » poétique, ce regard est ainsi tourné à 180 degrés dans le processus de traduction. Les versions japonaise et coréenne du poème, donc, évoquent un gouffre ineffaçable coupant en deux le regard de Yi sang, le rendant ainsi incapable de donner une perspective synthétique et unifié dans le contexte d’un bilinguisme colonial et, plus important, dans celui du « ordre manichéen » colonial.

La méta-poésie de Yi Sang, donc, se sape d’elle-même. Bien qu’écrivant dans la capitale des belles lettres, Yi Sang voulait établir une poésie universelle : cependant dans la capitale coloniale de Kyǒngsǒng, un tel espoir et une telle ambition ne furent jamais qu’un rêve. Sur le toit du plus grand magasin de Kyǒngsǒng, le protagoniste de la nouvelle de Yi Sang intitulée « Nalgae 날개 » (Les ailes, 1936) s’exclame à la fin de l’histoire :

Je sens soudain des démangeaisons sous les bras. Ah, ce sont là les cicatrices de mes ailes artificielles de quand elles poussaient. Aujourd’hui, ces ailes n’existent pas. Dans ma tête, les pages dans lesquelles les mots espoir et ambition ont été effacés, vacillaient, comme si je feuilletais un dictionnaire.

Je voulais retenir mes pas et m’exclamer, juste une fois : Poussez, mes ailes, encore une fois. Volons. Volons. Volons. Laissez-nous encore voler une fois. Juste une fois de plus, laissez-nous voler18.

Souffrant d’inertie, le protagoniste de l’histoire vit une existence recluse. Il est confiné dans une pièce en arrière-salle et est complètement dépendant de sa femme pour sa survie, femme qui se prostitue dans la pièce du devant, gagnant ainsi l’argent pour faire vivre le couple. Mais le protagoniste est dans l’ignorance aussi bien de ce que fait sa femme comme travail que de la valeur de l’argent, étant de fait complètement coupé de la réalité économique. Il se contente de dormir, de rêvasser en journée, de méditer et de faire des balades occasionnelles en ville comme de demeurer au café ; il est cependant pathétiquement improductif et misérablement impuissant. L’image triste, et même comique de la personnalité du protagoniste dessine un portrait mordant et sarcastique d’un style de vie bohème dans des conditions coloniales. Si l’asociabilité et le vagabondage étaient d’importantes signatures pour le poète en matière de distanciation, de vie esthétique, les attitudes identiques exprimées dans ce poème ne sont jamais ici qu’une dépendance vis-à-vis de la prostitution de l’épouse. Vu sous un éclairage d’ordre satirique, « Les ailes » décrit ainsi les conséquences d’une corruption sociale à vivre dans un régime purement esthétique, et donne à voir une réalité coloniale où les conditions sociales pour réaliser l’idéal esthétique moderniste font désespérément défaut, se limitant donc à une arrière-salle délabrée, totalement séparée du monde extérieur.

En adoptant le surréalisme, Yi Sang s’est efforcé d’écrire une poésie universelle : mais par l’acte même de démarquer du réel le régime de la pureté esthétique, il jette, en corollaire, la lumière sur la distance existant entre la réalité et l’idéal esthétique, qui consistait en une nouvelle façon de vivre, conformément à ce projet qu’avait l’esthétique moderniste avec sa pratique absolue de la liberté d’esprit. Aussi, dans des conditions sociales défavorables, l’idéal de la méta-esthétique devait être nécessairement affirmé et réaffirmé sans cesse, ainsi que le démontre de façon allégorique l’exclamation du protagoniste à la fin de « Les ailes ». Ces actes poétiques à poursuivre « la plus grande liberté d’esprit », revêtent immanquablement une signification politique, en envisageant avec une imagination utopique, une société qui peut résoudre les « questions fondamentales de la vie »19.

Breton lui-même a été confronté au problème des « limites » du surréalisme. Bien de ses écrits sont des témoignages captivants de ses tentatives répétées à diriger, limiter et transformer son mouvement esthétique afin d’affirmer son poids vis-à-vis de la réalité, quand bien même l’esthétique surréaliste était, bien entendu, dans ses fondements en totale défiance des préoccupations extérieures. Un paradoxe fut atteint dans ses questionnements lorsqu’en 1927, Breton décida que le mouvement devait rejoindre le parti communiste, et expulsa du cercle, Artaud et Soupault. Il affirma alors « Pour chacun de nous il importait de conditionner, vraiment de conditionner, l’action surréaliste, conscience prise unanimement de son but révolutionnaire, et pour cela d’assigner à cette action les limites exactes qu’elle comporte, limites qui, révolutionnairement parlant, ne sont pas imaginaires mais réelles. » Breton critiqua ainsi « [le] jeu qui n’en vaut pas la chandelle », ainsi qu’il considérait le mouvement être devenu, comme pour son « irresponsabilité », et limita ainsi le groupe à ceux qui étaient des communistes surréalistes20. Une telle action était très certainement contradictoire, et de fait, de l’ordre à trahir « le premier surréalisme, le pur surréalisme », ainsi qu’Artaud le dénonça légitimement21. Mais le geste de Breton à exhorter le surréalisme à sans cesse dépasser sa forme du moment et à se redéfinir, incarna le paradoxe, pour ce néanmoins irréductible mouvement avant-gardiste, à affirmer sa pertinence sociale en tant que « l’anticipation esthétique le l’avenir »22, comme son potentiel concernant « les applications du surréalisme à l’action »23.

A l’instar d’Artaud, Takiguchi Shūzō se montra également critique à l’égard de la décision de Breton de rejoindre le parti communiste. Takiguchi revendiquait le fait que l’on devait garantir « la liberté des applications du surréalisme à la réalité », plutôt que d’imposer une idéologie politique au mouvement. Mais dans le même temps, Takiguchi soutint que « les politiques nationales sont le sujet premier du politique ; aussi les beaux-arts doivent-ils leur répondre étroitement, tout en conservant leurs propres motivations »24. Le fait de devoir « étroitement répondre » aux « politiques nationales », brade-t-il ainsi l’idéal moderniste qui l’a tant inspiré, cet idéal de la liberté absolue des arts ? Comment Takiguchi pourrait-il critiquer la politisation du surréalisme, tout en soumettant la conformité générale de l’art « aux politiques nationales » ? Le discours de Takiguchi perd le sens de la distance critique entre art et politique, distance que la poésie de Yi Sang a illustrée à travers son auto-traduction, et que Breton a sans cesse manipulée dans sa définition du mouvement. De plus, dans les critiques de Takiguchi des années 40, l’art avant-gardiste était utilisé en une sorte de métaphore de la vie politique de la nation. Outre son soutien exprimé à l’agression impérialiste du Japon, Takiguchi considérait la formation de la ci-nommée « sphère de coprospérité de la grande Asie de l’Est », comme un moment opportun pour l’art japonais lui-même. Par le fait que, selon son point de vue, le projet impérialiste devrait libérer la nation du joug de la civilisation occidentale ainsi que des coutumes nationales dépassées, tout en ouvrant l’art japonais directement à « une plus grande Asie de l’Est aussi bien qu’au monde entier ». Dans cette nouvelle ère, poursuivait-il, l’art japonais « pourrait avoir une créativité rafraîchie et un leadership fondé sur l’autonomie de la Nation et devrait revêtir une dignité universelle »25. Dans ce discours, l’auto-proclamé « position historique mondiale »26 de l’Empire japonais, ne devient pas seulement analogue à la position subjective de l’esthétique universelle, mais donne également les conditions réelles pour son ultime réalisation.

Alors qu’il abandonnait la distance critique entre art et politique, Takiguchi, qui avait reçu le surréalisme comme la quintessence de la manifestation de l’esthétique moderne, incarna son ultime et ironique conséquence, l’esthétisation du politique. Tous deux, Takiguchi et Yi Sang adoptèrent le surréalisme comme un discours de la libération fondamentale de l’Homme, ce qui constitue également le cœur du manifeste de Breton. Loin de l’épicentre du capital de la culture moderne, le surréalisme a donné à ces écrivains de l’Est asiatique, une occasion de créer, en s’en retournant « aux sources de l’imaginaire poétique », une littérature d’une valeur universelle. En temps de guerre au Japon, cependant, ce pouvoir radical et universalisant de l’esthétique moderniste, devait devenir une allégorie politique de la mission impérialiste27.

* * *

Ainsi que Walter Benjamin l’a explicité, un des moyens pour les artistes modernistes de résister à l’esthétisation du politique était la politisation de l’esthétique28. La poésie de Yi Sang, hors de toute allégeance idéologique, incarna, je le soutiens, la promesse paradoxale du surréalisme, que Breton lui-même mit en avant et pratiqua tout le long de sa vie. Les essais pour historiciser, au-delà de la simple adaptation ou influence, la transculturation du surréalisme du début du 20ème siècle au Japon et dans l’Asie de l’Est, doivent considérer de cette dialectique inconciliable existant entre esthétique et politique.

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1 John Solt, Shedding the Tapestry of Meaning: The Poetry and Poetics of Kitasono Katsue, p.2.

2 Ibid., p.46.

3 Pour une introduction générale de la réception du surréalisme au Japon, voire par exemple : Masahiro Sawa et.al. eds., Nihon no shūrurearisumu, p.1-90.

4 Marie Louise Pratt, Imperial Eyes, p.7.

5 Michel Foucault, Les Mots et les choses, p.313.

6 Voir : Pascale Casanova, La République mondiale des lettres.

7 Au sujet des écrivains de Corée coloniale et de Taiwan, et leurs rapports par la littérature japonaise, voir : Karen Thornber, Empire of Textes in Motion.

8 André Breton, Manifeste du surréalisme, in Œuvres complètes, t. 1, p.322-3.

9 Ibid., p.328.

10 Ibid., p.328-9; 344.

11 William Gardner, Advertising Tower, p.51.

12 Takiguchi Shūzō, “Shi to jitsuzai,” in Korekushon Takiguchi Shūzō, t.11, p.227.

13 Takiguchi Shūzō, “Chōgenjitsushugi no gendai teki igi 超現実主義の現代的意義” (Implications contemporaines du surréalisme, 1937), dans Korekushon Takiguchi Shūzō, t.12, p.83.

14 Yi Sang, “Hyŏndae misul ŭi yoram 現代美術의 揺籃” (Le Berceau de l’art moderne), dans Yi Sang chŏnjip, t.2, p.262.

15 Publié initialement dans le journal Chosŏn chung’ang ilbo 조선중앙일보 (Korea Central Daily) le 28 juillet 1934.

16 La nécessité d’une lecture « en contexte » de la poésie de Yi Sang est expliquée ci-avant dans : John Kim, « The Poetics of Diagram », chapitre 7.

17 Initialement publié dans le numéro de Juillet 1932, Chōsen to kenchiku 朝鮮と建築 (La Corée et l’architecture), p.25.

18 Yi Sang, “Nalgae,” in Yi Sang chŏnjip, t.2, p.344.

19 André Breton, Manifeste du surréalisme, dans Œuvres complètes, t. 1, p.312; 318.

20 André Breton, « Au grand jour », dans Œuvres complètes, t. 1, p.927.

21 Antonin Artaud, Œuvres complètes, t.I**, p.276.

22 Voir : Jacques Rancière, Le Partage du sensible, p.44.

23 André Breton, Manifeste du surréalisme, dans Œuvres complètes, t. 1, p.344.

24 Takiguchi Shūzō, « Zenei bijutsu to bunkateki kadai 前衛美術と文化的課題 » (L’Art avant-gardiste et sa tâche culturelle, 1939), in Korekushon Takiguchi Shūzō, t.13, p.158; 156.

25 Takiguchi Shūzō, « Daitōa sensō to bijutsu 大東亜戦争と美術 » (La Guerre de la Grande Asie Orientale et les beaux-arts, 1942), in Korekushon Takiguchi Shūzō, t. 13, p.710-11.

26 Pour ce discoure avancé par philosophes de l’École de Kyoto, voir : Kōyama Iwao, et.al. eds., Sekaishi teki tachiba to Nihon (La Position historique mondiale et le Japon).

27 Pour plus sur la question du fascisme japonais et de l’esthétique, voir, entre autres : Alan Tansman, The Aesthetics of Japanese Fascism.

28 Walter Benjamin, Illuminations, p.242.