MÉLUSINE

Paul Nougé ou le langage surréaliste du hasard

16 mai 2018

Paul Nougé ou le langage surréaliste du hasard

Le surréalisme belge est demeuré l’une des branches les plus actives et les plus créatives du surréalisme tout au long du XXe siècle. J’étudierai ici le rôle du poète Paul Nougé dans son développement. Il est clair que son représentant le plus célèbre est René Magritte, un artiste qui acquit rapidement un statut international prééminent dans le monde de l’art moderne. Je préfère me concentrer alors sur une figure moins connue, surtout à l’étranger, bien que Nougé soit communément considéré comme une personnalité historique du mouvement en Belgique.

Tout d’abord, il faut noter que le surréalisme belge s’est constitué dès son origine comme un mouvement largement interdisciplinaire qui rapprocha constamment la littérature, les arts plastiques et la musique (pensons ici à l’apport du compositeur André Souris). Dans cette perspective, quand on parle d’un poète surréaliste belge, on se réfère aussi inévitablement au domaine de l’art auquel ce poète fut lié d’une manière ou d’une autre. Pour le surréalisme belge, en effet, il n’existait pas de pur poète. Mais il n’existait pas de pur artiste non plus. Le poète était toujours quelque part un homme des images ou des objets et l’artiste un homme des mots.

J’emploierai donc le terme : poète pour des raisons surtout pratiques. Le surréalisme belge, en effet, mit en question la notion même de poésie et sa signification intellectuelle pour la culture occidentale. Mallarmé avait déclenché ce questionnement d’une façon radicale à la fin du XIXe siècle avec son chef-d’œuvre poétique Un coup de dés jamais n’abolira le hasard.

À cet égard, il faut savoir que Mallarmé fut le poète préféré de Magritte, avant même Edgar Poe qu’il admirait pourtant beaucoup[^1]. Le poète d’Un coup de dés insista en particulier sur la composition visuelle et graphique des mots sur la page blanche. En ce sens, il exprima l’impossibilité de la poésie pure, soit d’une forme strictement verbale qui devait seulement être lue et non pas regardée.

Paul Nougé explora le domaine visuel à la fois dans et en dehors de la poésie. Par exemple, il écrivit de nombreux poèmes visuels mais fut aussi simultanément un photographe. Sa pratique de la poésie doit ainsi se concevoir dans le cadre d’une pratique artistique globale. Par bien des aspects, il était donc autant un artiste qu’un poète surréaliste. L’art d’avant-garde, selon sa perspective personnelle, n’était jamais ni simplement la poésie ni simplement la peinture, mais bien toute entreprise qui possédait une dimension créative et qui gommait les distinctions classiques entre les disciplines et les formes.

Bord de rêve

Nougé, comme la plupart de ses collègues belges, s’opposa à la théorie de l’automatisme construite par Breton dans Le Manifeste du surréalisme de 1924. Il se méfiait de la démarche psychanalytique sur laquelle elle reposait. En d’autres termes, il ne pensait pas que l’inconscient constituait la première source de l’imagination poétique. Mais il crut néanmoins, comme Breton, en la nature révolutionnaire du surréalisme, ce que démontre bien sa signature du Manifeste du Surréalisme révolutionnaire en 1947.

La question essentielle de la révolte occupait une place importante dans le texte de ce manifeste. Celle-ci était, selon les signataires, à l’origine du mouvement surréaliste dans son ensemble. Mais ceux-ci reprochèrent alors à Breton et à ses collègues les plus proches d’avoir négligé sa dimension proprement historique qui permettait précisément de transformer la révolte en un authentique projet révolutionnaire :

Le surréalisme a réussi à provoquer une crise de conscience de l’espèce la plus générale et la plus grave. Il a ouvert à la révolte intérieure le champ d’une expérience sans autre limite que celle de l’univers. Il a discipliné cette révolte dans une activité collective. Mais des deux branches de son compas, il n’assurait que celle qu’il avait plantée au cœur de l’individu, laissant tournoyer l’autre au hasard d’une réalité qu’il négligeait de considérer historiquement. L’épreuve passionnée des conditions faites à la révolte dans le monde, il commettait la faute de ne pas la poursuivre au fur et à mesure que se dessinaient, en dehors de lui, des perspectives vivantes de la révolution, au fur et à mesure que s’établissaient dans les faits les premiers jalons d’une action révolutionnaire, au fur et à mesure que se développait un mouvement révolutionnaire qui avait des chances d’aboutir, qui seul marquait l’événement de sa volonté d’aboutir.

Nougé souscrit donc à cet élan révolutionnaire renouvelé du surréalisme, à une époque où Breton s’en était détaché au profit soit de l’utopie sociale fouriériste, soit de pratiques ésotériques et magiques diverses à caractère pseudo-scientifique. L’accent mis sur l’inscription historique de la révolte fondatrice du surréalisme impliquait pour les cosignataires de ce Manifeste l’adhésion sans équivoque au marxisme. Celui-ci semblait alors pour Nougé et ses collègues le seul système d’idées capable de « changer la vie » tout en « transformant le monde ». Par contraste, le surréalisme de Breton avait, selon eux, progressivement abandonné le projet d’une telle synthèse :

Pour avoir méconnu cette nécessité, il compromettait l’épanouissement d’une révolte unitive, seule efficace. Loin d’unifier les deux mots d’ordre : changer la vie-transformer le monde, il en faisait un dilemme d’où les surréalistes ne sortirent qu’individuellement, disloquant la première instance surréaliste.[^2]

La date même de ce document, c’est-à-dire 1947, peut à bien des égards expliquer de telles prises de position radicales. Elle correspondait à un temps où l’illusion communiste possédait encore un pouvoir certain auprès de nombreux artistes et écrivains, et pas seulement en Belgique. Paul Nougé et les autres signataires de ce texte insistèrent ainsi sur la nature surtout collective du mouvement surréaliste, et donc par extension, de la révolte envisagée dans sa réalité à la fois artistique et socio-politique.

Ils dénoncèrent dans cette perspective les dérives philosophiques et les renoncements esthétiques du surréalisme de l’après-guerre, issus en grande partie de sa commercialisation et de sa diffusion sociale et culturelle grandissante : « Loin d’exercer cette vigilance, le surréalisme a tenté de réagir à sa vulgarisation sur les marchés et sur les foires par une surenchère de désespérance et d’étrangeté, par un ésotérisme de mauvais aloi – un compromis de publicité et de mystère qui achevait de le livrer à ses ennemis.[^3] »

Nougé contribua également à plusieurs revues surréalistes belges, parmi lesquelles Les Lèvres Nues, qui parut dans les années cinquante et inclut les contributions régulières de ses collègues Marcel Mariën et Louis Scutenaire[^4], mais aussi des membres les plus importants de l’Internationale Lettriste comme Guy Debord.

Parmi ces publications, on trouve aussi La Carte d’après nature, une revue au format singulier puisqu’elle apparut dans les années cinquante comme une série de cartes postales combinant textes écrits et images. Elle inclut en particulier un hommage à Poe par Magritte ainsi qu’un article de Nougé intitulé : « Récapitulation », qui tenta de synthétiser le projet esthétique et philosophique du surréalisme belge et de répondre à ses détracteurs, qui étaient encore nombreux en Belgique après la Seconde Guerre mondiale.

Dans « Récapitulation », Nougé insista sur le fait que le surréalisme belge avait tenté d’accorder une valeur sensiblement égale et une même dignité à toutes les formes de pratiques artistiques, des objets trouvés aux collages et aux photographies. Le poète surréaliste belge, en ce sens, était aussi et presque inévitablement un critique.

La critique constituait un aspect important de son travail, dans la mesure où elle lui permettait de mieux formuler ses idées personnelles sur la littérature et l’art. Les revues s’affirmèrent alors comme le parfait réceptacle de l’expression intellectuelle du surréalisme belge. Magritte lui-même fut d’ailleurs le rédacteur en chef de plusieurs d’entre elles, dont La Carte d’après nature. Certaines n’eurent cependant qu’une durée de vie éphémère. Elles témoignaient en outre souvent de la réalisation d’un concept particulier, au-delà de leur simple réalité en tant qu’objets physiques.

Dans une large mesure, la poésie de Paul Nougé fut une poésie de nature expérimentale. Mais elle reflétait également une forme d’urgence existentielle : l’expérimentation poétique exigeait dans cette perspective la création d’une langue avant tout ancrée dans le présent. Elle constituait en outre une métaphore privilégiée de la relation continue que la poésie surréaliste belge entretenait avec le monde physique.

Le mot : expérience apparut dans l’ouvrage principal de Paul Nougé intitulé L’Expérience continue, un recueil de poèmes, nouvelles et aphorismes qui sortit en 1966, un an seulement avant la mort de l’auteur[5]. Ce livre, qui rassembla des textes écrits sur plusieurs décennies, refléta le souci profond de rapprocher constamment la poésie et les arts visuels. Mais le mot : expérience se référait aussi à la formation scientifique de Nougé et à ses activités professionnelles de technicien chimiste travaillant en laboratoire.

Certains des poèmes inclus dans cet ouvrage étaient composés de grandes lettres qui devaient être lues de haut en bas et non de gauche à droite pour constituer de véritables mots ou vers. Cette disposition inhabituelle des pages dans ces poèmes exprimait les préoccupations constantes de Nougé pour des formes originales de lecture[6].

Il est intéressant de noter à cet égard que l’œuvre-somme de Nougé fut célébrée par Francis Ponge, qui, en tant que poète, se voua à l’observation serrée et à la description pointue de la nature et de ses formes[7]. Cette relation apparemment surprenante permit de souligner la quête d’une raison poétique dans l’œuvre de Nougé, c’est-à-dire de la poésie comme mode de connaissance et non pas seulement comme expérience sensible. Sur la quatrième de couverture de L’Expérience continue, Ponge décrit ainsi les caractéristiques physiques du poète pour mieux souligner sa personnalité artistique et intellectuelle :

De Paul Nougé – non seulement la tête la plus forte (longtemps couplée avec Magritte) du surréalisme en Belgique, mais l’une des plus fortes de ce temps – que dirais-je encore ? Sinon (mais c’est toujours, bien sûr, la même chose) qu’on ne saurait mieux la définir – cette tête – que par les propriétés et vertus du quartz lydien, c’est-à-dire comme une sorte de pierre basaltique, noire, très dure, et dont tout ce qui est du bas or craint la touche.

Tout à fait irremplaçable, on le voit.

Ponge et Nougé, au-delà de leurs évidentes divergences esthétiques, partagèrent l’idée d’une poésie quasi objective, ou en tout cas détachée d’un subjectivisme trop pesant. Ils lièrent également la question de la forme même de la poésie à celle de l’art : Le Parti pris des choses, ainsi, peut se lire comme un ensemble de natures mortes devenues poèmes. Enfin, l’approche scientifique de la poésie les attira conjointement : le regard du poète, chez Ponge, peut à cet égard être comparé à celui d’un botaniste ou d’un entomologiste qui observe la nature dans ses moindres détails.

La notion d’expérimentation niait par essence l’idée de chef-d’œuvre. La poésie de Nougé fixait son attention sur une esthétique particulière de la dissémination dans le langage poétique. Sa poésie était faite de morceaux et de fragments de discours : il eut ainsi régulièrement recours à la technique du collage pour exprimer cette vérité, une technique que Breton avait déjà éclairée dans son premier Manifeste dans le but de souligner l’esthétique aléatoire de la poésie surréaliste.

En outre, certains poèmes de Nougé n’étaient constitués que de quelques mots et imitaient dès lors même inconsciemment la forme concise et minimaliste du haïku. Cette attirance profonde pour une expression éminemment épurée n’était pas étrangère à la poésie surréaliste en général, surtout si l’on considère des poèmes de Paul Éluard dans Capitale de la douleur comme « Porte ouverte » ou « La rivière ».

On pourrait évoquer à ce sujet le terme d’esquisse ou de croquis poétique, qui font tous deux références au travail de l’artiste, du peintre ou du dessinateur, soulignant ainsi les constantes analogies plastiques du travail de Nougé. La forme poétique donne l’impression d’être inachevée, comme en suspens, appelant alors l’imagination du lecteur.

Dans L’Expérience continue, Nougé emploie lui-même ce terme d’esquisse à propos de ses « Équations et formules poétiques » qui jouent sur des consonances et des répétitions de certaines syllabes pour établir des rapports étroits entre les mots. Comme il l’écrit :

Il s’agit donc d’établir des systèmes d’équations de plus en plus complexes par le choix et le rapport des éléments (pour ne pas s’en tenir aux substantifs et à la proportion simple) et ensuite de résoudre ce système en poèmes.

Dans l’expérience ci-dessus relatée, les rapports premiers sont des rapports matériels (rapports sonores) utilisés et modifiés par la suite selon le sens ou l’effet des mots engagés.1928-1929. [8]

Dans un autre texte datant de 1932, il rassembla par ailleurs un ensemble de courts poèmes sur le corps sous le titre : « Ébauche du corps humain »[9], suggérant ainsi une sorte d’anatomie poétique. Les métaphores scientifiques ne quittèrent jamais vraiment la langue de Nougé, comme le montre bien l’affirmation suivante issue du même texte : « NOTRE CORPS nous propose une algèbre qui ne comporte aucune solution »[10].

Mais la science ouvre ici sur les potentialités éminemment ludiques du langage, plutôt que sur un quelconque discours analytique. Il s’agit bien de faire glisser le sens, de ne jamais l’immobiliser dans une forme prédéterminée ou déjà connue. Les esquisses poétiques ne constituent qu’une série de propositions ou un faisceau d’hypothèses sans véritable conclusion ni réponse.

Quatrième visage

En outre, Nougé intitula certains de ces très courts poèmes Cartes Postales. Pour introduire alors ceux qui figurent dans L’Expérience continue, il écrit : « Que l’on veuille imaginer une collection sans malice. Et s’en servir. Ces cartes conviennent à tous, à nos ennemis, à nos amis. On le sait, il n’y a plus d’indifférents. »[11] La carte postale renvoie bien évidemment à un objet quotidien, simple, maniable et surtout de petite taille. La poésie, dès lors, doit se situer à hauteur d’homme, c’est-à-dire être matérielle, concrète et pourtant imaginative. Mais la carte postale implique aussi nécessairement la rencontre des mots et des images. Elle n’est dans son essence qu’une illustration enrichie par un texte bref.

Elle se lit et se regarde ainsi simultanément comme forme visuelle autant que verbale. Ce thème de la carte postale est important pour le mouvement surréaliste, si l’on sait que Breton, en particulier, en faisait la collection. Nougé, cependant, l’associa spécifiquement à l’œuvre poétique saisie dans son immédiateté et sa spontanéité. Mais il souligna par là-même la nature fragile du poème et son caractère en quelque sorte éphémère.

La carte postale pose également la question de l’adresse et du destinataire. En ce sens, elle n’est jamais un objet anonyme mais concerne plutôt un sujet particulier à qui elle est envoyée et qui la reçoit. Elle définit dans cette perspective une forme d’intimité du langage au-delà d’une communication rapide et apparemment anecdotique.

On pourrait évoquer ici l’ironie fondamentale du surréalisme belge, à partir de Nougé. Par ironie, il faut entendre essentiellement la méfiance à l’égard de toute vérité prédéterminée et invariable. Mais cet état d’esprit implique également le rejet clair et net de systèmes théoriques comme l’interprétation freudienne des rêves. Par contraste, André Breton adhéra de manière enthousiaste à l’héritage intellectuel freudien dans le but d’exprimer sa propre vision de la poésie et de l’art à travers l’automatisme dans Le Manifeste du surréalisme de 1924.

C’est ce qui explique que la poésie de Nougé n’est jamais vraiment onirique, ni encore moins hallucinatoire, au contraire de certaines toiles de son illustre collègue Magritte. Elle se livre surtout à des interrogations spéculatives, sans jamais réellement imposer un ensemble d’images frappantes ni un monde intérieur qui serait issu de l’imaginaire.

Cette ironie constitue un élément commun des divers textes écrits par Paul Nougé, autant dans le domaine de la poésie que dans celui de la nouvelle. Elle impliquait pour lui une forme de détachement profond à l’égard de ses propres mots. Dans cette optique, il faut souligner que Magritte manifesta lui aussi une forme de distance émotionnelle et d’autodérision dans son art. Il suffit de penser à sa période vache, un ensemble de peintures délibérément bâclées qui furent inspirées par le séjour décevant du peintre à Paris à la fin des années vingt[12].

Pour être un artiste ou un poète authentique, on doit ainsi ressentir une sorte de doute devant son propre travail. C’est l’importante leçon que Paul Nougé s’efforça d’enseigner. On pourrait identifier une telle attitude à un scepticisme philosophique. L’origine de cette attitude ironique se trouve dans l’avant-garde du début du XXe siècle, et plus particulièrement dans l’œuvre de Marcel Duchamp. Dès lors, on peut raisonnablement affirmer que le surréalisme de Paul Nougé était au moins aussi proche de Duchamp que de Breton. Duchamp démontra en effet par la présentation publique de son urinoir que tout pouvait être une œuvre d’art. Par ce geste original, il révéla son soupçon profond à l’égard de la notion même d’œuvre d’art dans la culture occidentale.

Nougé fut l’auteur dans cette optique d’un court essai intitulé Notes sur les échecs[13], dont la forme éparse et fragmentaire rappelait celle de sa poésie, et dans lequel il fit l’éloge du caractère rationnel de ce jeu et de son exigence mentale, à partir d’une critique des idées d’Edgar Poe sur le même sujet. Il écrivit ainsi : « Les échecs ne tolèrent nulle absence, nul repentir. Le “raté” mental le plus minime entraîne des sanctions immédiates (…) Le jeu d’échecs laisse l’esprit complètement à découvert, sans retraite possible, sans mensonges, sans faux-semblants.[14] »

Ce jeu, selon lui, posait également et prioritairement sans doute la question de la liberté. Celle-ci, alors, n’était accessible qu’à quelques-uns, comme dans la poésie et dans l’art. Il ajouta ainsi :

Aux échecs, la conquête la plus difficile, sinon essentielle, c’est la liberté.

Elle n’existe qu’aux extrêmes.

À la faveur de l’inconscience, de l’ignorance, elle se trouve chez le débutant, elle réapparaît chez les maîtres. Elle disparaît au milieu sous le poids d’une médiocre science, des automatismes et des clichés.

Vérité qui déborde largement l’échiquier, vérité infiniment plus générale. La poésie, la peinture, la guerre, la révolution. [15]

Ce faisant, il se situa lui même à l’ombre de Marcel Duchamp, le joueur d’échecs le plus célèbre de l’art moderne. L’ironie, en ce sens, est toujours l’arme d’un artiste ou d’un poète qui ne s’adapte pas aux valeurs et aux règles des institutions établies. Elle affirme ainsi une position de non-appartenance. Le sujet ironique, alors, manque de foi et de croyance absolue, dans la mesure où l’ordre culturel dans lequel il vit ne l’accueille pas réellement.

Nougé assuma pleinement cette marginalité qui était le résultat d’une exigence formelle et philosophique profonde. Breton, à cet égard, rappela dans Le Second Manifeste du surréalisme ces mots du poète : « J’aimerais assez que ceux d’entre nous dont le nom commence à marquer un peu, l’effacent.[16] » Dans la perspective de Breton comme dans celle de Nougé, il s’agissait de critiquer la vaine quête de l’approbation du public par le poète ou l’artiste surréaliste.

La conséquence ultime de l’auto-ironie est bien l’autonégation. Nougé accomplit lui-même ce processus sans ambiguïté. Invité en effet à organiser une exposition internationale du surréalisme en 1945, juste après la guerre, Magritte demanda à Nougé de composer une phrase exprimant le rejet du terme : surréalisme. Celui-ci agréa sans hésitation à cette demande et écrivit la phrase suivante : « Exégètes, pour y voir clair rayez le mot surréalisme ». [17]

Le véritable artiste d’avant-garde, pour le poète surréaliste belge, ne pouvait être réduit à une simple étiquette ni confiné dans une boîte. En d’autres termes, le surréalisme de Paul Nougé refusa toute définition étriquée qui l’aurait inféodé à une règle formelle unique et stricte. Concrètement, il s’agissait aussi pour le groupe belge dont il faisait partie de maintenir une certaine indépendance vis-à-vis de Breton. Il ne s’affirma pas alors comme une école de pensée ni comme un système esthétique, mais plutôt comme la possibilité unique d’une expérimentation individuelle et collective.

Il emprunta une partie de son inspiration initiale de Dada et du surréalisme tout en échangeant de nombreuses idées et perspectives par après avec l’Internationale Lettriste. Son identité esthétique était ainsi essentiellement hétérogène, puisqu’il joua constamment avec des formes aussi différentes que la poésie, la nouvelle, le collage ou l’essai critique. Mais c’est précisément cette nature interdisciplinaire qui exprima son attachement indéfectible au projet surréaliste, et ce de manière quelque peu contradictoire.

Expérimenter avec les mots, les objets et les images impliquait la présence d’une hypothèse originale qui se devait d’être validée au cours du processus créatif. La poésie et l’art, en ce sens, découlaient de la valeur épistémologique du doute. En outre, cela suggérait le sens d’un itinéraire imprévisible et inconnu. Nougé ne put ainsi déterminer à l’avance le point d’arrivée de son écriture poétique. Il dut au contraire errer à travers le langage en permanence.

Dans un court article intitulé « La Grande question », publié dans Les Lèvres Nues en 1955, Paul Nougé définit son propre état d’esprit comme de « l’anxiété ». Toute forme, tout mouvement et toute image devaient ainsi être agités par ce sentiment. En l’absence de système métaphysique ou religieux, le poète surréaliste, selon lui, avait à percevoir de façon intense la présence constante du danger autour de lui (« J’ai la sensation du danger, j’ai la notion du danger, j’ai l’idée du danger. »[18])

Cette situation incertaine et précaire souligna le rôle essentiel joué par le hasard dans la poésie surréaliste. Pour Nougé, le hasard était plus décisif que les rêves dans la construction de son identité esthétique. Il éclairait fortement la dimension ludique de sa propre expression artistique. À cet égard, il nomma certains de ses poèmes visuels inclus dans L’Expérience continue : « le jeu des mots et du hasard »[19]. Comme il l’écrit dans le fragment poétique suivant où il parle du jeu de cartes :

La table importe peu si vous faites TABLE RASE. Battez, retournez une à une, alignez les cartes. Il arrive que le jeu vous donne CARTE BLANCHE. Mais qu’il en soit pour l’instant à dépendre de vous, prenez garde : LE JEU NE VAUT QUE SELON LA CHANDELLE. Avancez doucement jusqu’à la cinquante-deuxième carte. Battez, reprenez. Si vous abandonnez, vous êtes perdu.[20]

Jeu de mots et du hasard

Dans cette optique, les mots sont inscrits sur des cartes à jouer. Ils se mélangent ainsi et se distribuent au gré de la donne. Certaines cartes, cependant, restent vides, comme si ce jeu appelait la présence d’espaces blancs d’inspiration mallarméenne. Il ne s’agit jamais, alors, de remplir entièrement la page qui est divisée en plusieurs cartes. « Ce sont les lecteurs qui font les poèmes », ou plutôt dans ce cas-ci, qui les bouchent et les complètent, pourrait ainsi dire Nougé en paraphrasant la célèbre formule de Duchamp, « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux ». Peu importe, ainsi, que la forme aboutisse ou non, qu’elle ait une fin précise. Ce sentiment de l’inachèvement est encore une fois éminemment duchampien, si l’on songe en particulier à la genèse du Grand verre.

Pour reprendre les mots de Breton sur Duchamp dans son essai « Phare de la mariée », qui évoquait au sujet de ses œuvres un ensemble « d’interventions dans le domaine plastique »[21], les poèmes de Nougé peuvent ainsi apparaître comme des « interventions dans le domaine poétique ». Dans les deux cas, il est question d’insister particulièrement sur le rejet de la notion même de produit fini (d’objet parfaitement accompli) en art ou en poésie.

Le mot : intervention se distingue ainsi du mot : production ou même du mot : création saisis dans leur sens traditionnel. Mais il doit également être conçu comme diffèrent du mot : action. Dans les poèmes de Nougé, en effet, le rapport du poète au langage est à la fois et contradictoirement actif et passif : il faut, d’une certaine manière, laisser faire les mots, ou plutôt les laisser être dans leur dérive et déambulation ludique et aléatoire.

L’œuvre de Duchamp, sous bien des aspects, incarna les idées les plus importantes exprimées par Paul Nougé dans son article « Récapitulation ». Celui-ci y avait bien souligné le caractère égalitaire de toutes les pratiques artistiques selon l’esprit même du surréalisme. Il ne s’agissait plus, en ce sens, d’établir des critères esthétiques fixes selon lesquels la peinture aurait détenu une forme de souveraineté naturelle et indiscutable sur toute autre discipline.

Les ready-mades de Duchamp démontrèrent l’inanité d’une hiérarchie académique des pratiques artistiques : tout à coup, en effet, un objet trouvé comme un urinoir ou une roue de bicyclette acquérait une signification aussi grande, sinon plus, qu’un tableau ou un dessin. Cette volonté de classification et de hiérarchisation avait également motivé de nombreux discours philosophiques modernes sur les arts, dont celui de Hegel dans son Esthétique.

On peut évoquer alors le relativisme esthétique commun de Nougé et de Duchamp. Il découle d’une conscience profonde de la perte d’unité du monde et de l’art (de la poésie) au XXe siècle. Le poète et l’artiste d’avant-garde sont voués à l’expérience du fragment, que celui-ci s’incarne dans un poème abrupt ou dans un objet de la vie quotidienne. (« Je procède par éclats »[22], écrit ainsi Nougé en 1953). Le fragment ouvre sur la possibilité du jeu, dans la mesure où ce dernier s’inscrit dans une temporalité éphémère.

En d’autres termes, les collages poétiques de Nougé et les ready-mades de Duchamp échappaient à bien des égards à tout désir de durée. La poésie et l’art devaient se vivre alors dans le présent, ce temps qui est par essence celui de l’événement. « La vie est ce qui arrive », disait Wittgenstein. « La poésie et l’art sont ce qui arrive », pourraient alors poursuivre Nougé et Duchamp selon une sorte de paraphrase involontaire.

Et pourquoi jouer, sinon pour risquer de perdre ? La poésie (la langue) de Nougé ne fait que refléter cette possibilité apparemment négative, mais que l’auteur transforme en rayon de lumière. « Quelle dérision de connaître, si la connaissance n’échappe dans l’instant où l’on veut s’assurer d’elle. Tout est perdu, de ne pouvoir à nouveau risquer de perdre[23]. » écrit-il ainsi. Et plus loin : « Un mot suivant l’autre et la main dans la main, assuré enfin de ne point aboutir, l’on existe[24]. »

La question essentielle posée par la poésie d’avant-garde est donc bien celle d’un « gain malgré tout », au-delà des apparences. Gain et perte vont toujours de pair, puisque rien ne demeure vraiment, puisque rien n’est éternel. Le poète sait que son propre langage ne s’accomplira jamais complètement, mais peu lui importe. Contrairement au cinéma, alors, les mots : the end sont étrangers à la poésie et à son développement. Celle-ci ne constitue profondément qu’une affirmation d’existence à tout prix, au même titre que la révolte.

Il s’agit encore pour Nougé de mettre la poésie, selon ses propres termes, « à la portée de toutes les mains ». Il décrit à cet effet dans un autre texte datant de 1935 une « Machine poétique » et les consignes liées à son utilisation :

La machine se compose d’une boîte rectangulaire contenant une collection de trente-deux objets.

L’on dispose sur une table vide et normalement éclairée une feuille de papier blanc non ligné.

L’on retire un objet pris au hasard et le pose délicatement au centre de la feuille.

L’on interroge l’objet sans idée ni sentiment préconçus pendant le temps nécessaire, variable évidemment selon les individus et les circonstances qui ont précédé cet exercice. L’interrogation consiste en un examen visuel attentif, en une épreuve tactile allant de l’effleurement à la palpation, et sera complété si nécessaire par une épreuve olfactive[25].

Si l’on ne peut jamais vraiment dire où et quand finit la poésie, on ne peut non plus dire où et quand elle commence. Elle peut très bien, en ce sens, se situer hors des mots, dans le simple examen d’un objet posé sur une table. Le poète pose des questions du fait même qu’il regarde les choses tout en les touchant. Nougé emploie à cet égard dans ce passage le terme « d’événement ».

L’expression : « Machine poétique » pourrait elle aussi sortir du vocabulaire duchampien, si l’on pense par exemple à la machine célibataire du Grand verre. Cette machine contient des rêves et des désirs, en effet, et en ce sens, ouvre sur un imaginaire particulier. Elle ne constitue en aucun cas un simple dispositif objectif. De Nougé à Duchamp, alors : La poésie ou l’art mode d’emploi, c’est-à-dire potentiellement créés par tout le monde, la poésie ou l’art comme pratiques presque anodines, sorties de la banalité des actes et des objets du quotidien.

La révolte, dans une telle perspective, est indissociable de la liberté spéculative du poète. Une telle liberté participe certainement de l’esprit scientifique, sans que cependant, la spéculation doive déboucher ici sur une véritable application pratique. Interroger le réel, dès lors, c’est déjà lui répondre, ou en tout cas dépasser son caractère trivial.

C’est l’absence de tout préjugé ou préconception qui permet en ce sens au poète d’explorer l’idée même de la poésie et le domaine infini du jeu qui inclut nécessairement celui des émotions (« Votre cœur à portée de la main jouez votre cœur », écrit-il au début du « Jeu des mots et du hasard »[26]). Nougé avance en quelque sorte à tâtons dans l’univers du langage poétique. C’est dans sa dimension indécidable et indéterminée que son projet requiert alors aujourd’hui notre attention, au-delà de son inscription incontestable et décisive dans l’histoire du surréalisme belge.

Paris, 12 Mai 2018, Halle Saint-Pierre Journée d’étude « Les Langages du surréalisme »

Magritte initia dans cette perspective Marcel Broodthaers, une figure-clé de l’art belge des années soixante et soixante-dix, à l’œuvre de Mallarmé, et surtout à Un Coup de dés, qui inspira à Broodthaers son livre d’artiste le plus original. Broodthaers fut aussi sous de nombreux aspects l’héritier de Marcel Duchamp, avec qui il partagea la passion des concepts et des idées sur l’art. [^2]: Pas de quartier dans la révolution !, p. 1.

[^3]: Ibid, p. 2.

[4] Parmi ces contributions, on trouve en particulier une nouvelle de Nougé intitulée : « Hommage à Seurat ou les rayons divergents », Les Lèvres Nues, 9, novembre 1956, pp. 26-33.

[5] PAUL NOUGÉ, L’Expérience continue, Bruxelles : Les Lèvres Nues, 1966. Nous utilisons ici pour nos citations la seconde édition du même ouvrage, Lausanne : L’Age d’Homme, collection Cistre, 1981.

[6] Certains de ces poèmes visuels composés de grandes lettres ont inspiré mon propre travail artistique, en particulier un ensemble de photographies inclus dans une exposition intitulée Pictures from home, qui eut lieu à l’Alliance Française de Washington à l’automne 2004.

[7] Je veux me référer ici à son principal livre de poésie, Le Parti pris des choses, Paris : Gallimard, 1942.

[8] NOUGÉ, L’Expérience continue, Lausanne : L’Age d’Homme, 1981, p. 189.

[9] NOUGÉ, Ibid, p. 321-330.

[10] Ibid, p. 326.

[11] NOUGÉ, Ibid, p. 17.

[12] On peut aussi trouver l’illustration d’une telle attitude dans le livre Mes Inscriptions de Louis Scutenaire[12]. Ce livre représente une sorte de confession ironique, une entreprise autobiographique qui met constamment en cause la souveraineté du moi dans l’écriture. Le poète surréaliste, ici, parle de lui-même sans jamais vraiment se prendre au sérieux. Cette perspective ambivalente envers le sujet de l’œuvre reflète le sens profond de la dérision chez son auteur.

[13] PAUL NOUGÉ, Notes sur les échecs, Bruxelles : Les Lèvres Nues, 1969.

[14] NOUGÉ, Ibid, pp 70-71.

[15] NOUGÉ, Ibid, pp 75-76.

[16] ANDRÉ BRETON, Manifestes du surréalisme, Paris : Gallimard, Folio/Essais, 2003, p. 127.

[17] Voir à ce sujet l’essai de Marcel MARIËN, « Les pieds dans les pas », in Apologies de Magritte, 1938-1993, Bruxelles : Didier Devillez, 1994, pp. 110-112.

[18] NOUGÉ, « La Grande question », Les Lèvres Nues, 5, p. 36.

[19] NOUGÉ, op. cit, pp. 267-286.

[20] NOUGÉ, Ibid, p. 271.

[21] ANDRÉ BRETON, Le Surréalisme et la peinture, Paris : Gallimard, 1965, p. 118.

[22] NOUGÉ, op. cit., p. 130.

[23] Ibid, p. 168.

[24] Ibid, p. 168.

[25] NOUGÉ, Ibid, p. 196.

[26] NOUGÉ, L’Expérience continue, op.cit., p. 269.