MÉLUSINE

Où boivent les loups, de Tristan Tzara

19 décembre 2015

Où boivent les loups, de Tristan Tzara : une question difficile.

Je tiens tout d’abord à remercier les organisateurs de ces lectures, et en particulier M. Henri Béhar, éditeur des Œuvres Complètes de Tzara, de m’avoir aimablement invité à analyser une partie de ces œuvres dont le titre m’enchante tout particulièrement, Où boivent les loups. Et dans le même temps, je dois prévenir l’auditoire du caractère très modeste que prendra ma contribution à cette journée. Je ne donnerai que des « pistes », des « traces », ou des « routes » pour parler de l’intérieur du poème.

Je tiens également à dire que ma lecture de Tzara remonte à une époque ancienne, et s’était limitée alors, dans le volume de Mélusine XVII, « Chassé-Croisé Tzara-Breton », qui faisait suite à un colloque international à la Sorbonne en mai 1996, à une réflexion ludique sur l’image du cercle et de la transparence, sous le titre « Breton-Tzara : la quadrature du monocle ».

Relisant ces pages des années après, je suis frappé par l’arbitraire mais aussi par la cohérence de cette lecture qui partait de la fréquence de certains mots ou de certaines images du poète pour évoquer l’ambition et les traits saillants du mouvement Dada. Une aspiration à la purification du monde s’exprimait à travers le cri (« que chaque homme crie […] »), mais ce cri était long, et il charriait une très grande quantité de mots, une matière verbale et émotive extrêmement riche. L’activité verbale visait à un absolu moral, et aboutissait, à partir du constat de l’insuffisance du regard, et par le rejet de l’esprit logique, à un art cosmique. Dès lors, le paysage poétique étendu sous le regard était un horizon inversé, un cosmos différent, mais qui n’avait rien d’inhumain. Au contraire, il était relié à une aventure humaine : la lutte entre la tentation du silence et l’affrontement avec le mal absolu inclus dans l’existence, la mort (L’Homme approximatif, I, II) ; le constat d’une impossible évasion (on ne s’évade pas aussi facilement de la vie unie à la mort) et l’affirmation, contre les prisons, de portes et d’échelles de transparence.

Peut-être l’adéquation des analyses à toute l’œuvre poétique de Tzara, du moins enjambée la partie la plus véhémente et manifestaire de celle-ci, explique que je m’y retrouvais en terrain familier. Je n’ai pas le souvenir d’avoir lu en particulier, ni cité Où boivent les loups.

À la demande d’Henri Béhar, c’est pourtant ce titre qui est venu. En tout cas, je constatai peu après que ma décision de donner suite à cette proposition s’était liée dans mon esprit au moins à un nom de lieu : Strasbourg. « – Où boivent les loups – A Strasbourg ». En réalité, nous n’irions pas à Strasbourg, plus simplement à Paris, rue Vivienne. L’homme est approximatif. Reste que cette question posée à un poème de savoir ce qu’il voudrait dire, ou comment on pourrait le lire, s’adressait déjà à un titre surprenant. Surprenant non parce qu’il était une image à forte charge/décharge, telle que les aimait André Breton, mais par la tranquillité, par l’évidence de l’énoncé proposé qui était une phrase, ou plutôt un fragment de proposition relative circonstancielle de lieu, par exemple « (la ville) où boivent les loups ». Justement, ce qui était dérangeant était l’effacement d’une partie du texte, cette allure de texte palimpseste. On avait gratté une partie de la phrase. Gratté avec une griffe de loup. Ce qui du coup donnait à l’énoncé une valeur autrement plus forte (mais sans les artifices de la métaphore) : presque un oracle à demi-effacé, une révélation biffée. Une énigme puissante. Et s’il manquait une partie du texte à gauche de cet énoncé, à jamais effacé, la tentation était grande alors de rétablir cette énigme à droite du texte, d’en faire une question, très enfantine et très scolaire (mais non moins chargée de poésie et d’inconscient) : « Où boivent les loups ? ». Et c’était alors une question qui était posée, celle de savoir où buvaient ces fameux loups.

Dès lors qu’il y avait question, quelqu’un posait cette question et un autre devait répondre, comme dans les « nursery rhymes » anglaises, ces comptines fondées sur un usage immodéré du nonsense, et qui jouèrent un très grand rôle dans la formation poétique de Joyce Mansour. Où boivent les loups ? C’était ce genre de question dépourvue de sens, mais qui en prenait un tout à fait dramatique et émotionnellement renversant (pour un petit enfant). Car savoir où boivent les loups, c’était savoir où se réunissaient ces animaux très inquiétants, dont le rôle est de premier plan dans l’imaginaire enfantin. Savoir où est le loup est d’une nécessité capitale au moment de s’endormir. Je ne parle même pas d’avoir vu le loup, etc. Le contenu émotionnel de la figure du loup, venu des émotions les plus archaïques, les plus profondes, est immense. Restait à mettre un contenu éventuel sur cette figure, ou des contenus historiques, biographiques, humains, pour mieux comprendre ce titre, et donc posséder une clé de lecture, car quelle meilleure clé nous était donnée en dehors du titre, à condition de ne pas le considérer comme arbitraire ?

Néanmoins, Où boivent les loups n’est pas un titre à la forme interrogative. En tout cas, dans l’édition critique consultée, le titre n’est pas vraiment questionné, et nulle variante n’apparaît. Tel quel, il n’est pas une question, mais une affirmation. On pourrait dès lors le comprendre autrement, comme le titre par exemple d’un chapitre de roman anglais construit par digressions : « Où l’on apprend que l’auteur avait eu raison de redouter… », bref une manière de dévoiler, un boniment qui donnerait envie d’entrer dans la lecture, mais radicalement raccourci, elliptique au possible. Énigmatique toujours. « Ici, l’on apprendra où boivent les loups ». Un traité du loup en quelque sorte, qui nous expliquerait un aspect de leurs mœurs. Un traité du chasseur de loups, ou de son observateur. Qui en divulguerait des points essentiels. Car savoir où boivent les loups, c’est pouvoir s’en emparer, être maître de leur vie et de leur mort.

Nous laissons de côté pour l’instant le signifiant essentiel, boire, et l’implicite image liquide, aquatique qui est impliquée par un tel titre. En effet, « où boivent les loups » est une énigme seulement pour ceux qui le veulent bien, car nous savons bien, nous autres, où ils boivent. Cet énoncé simple, mais incomplet, c’est là son charme, ouvre pour chaque lecteur des visions claires, des images de la vie sauvage. Sans être au fait des mœurs des loups, chacun peut imaginer une source, une rivière, une flaque d’eau qui serait le contenu implicite et essentiel du titre : « la source ». Et ces mots ne sont pas indifférents : ils renvoient à une origine, à un trajet, à un cycle naturel, qui relève de la métamorphose et du temps.

Et ces loups, que nous avons arbitrairement associés à ceux de l’imaginaire enfantin, aux peurs archaïques exprimées dans les chansons et dans les fables, à un domaine commun de l’humanité, aux commencements de la vie donc, rien n’interdisait d’en interroger le sens. Pourquoi le choix de cet animal considéré comme destructeur, dangereux (un fléau, digne image pour un poète dadaïste) ?

Que pouvait-on dire encore de sa nature grégaire, des rituels collectifs de cette espèce ? Hurler à la lune (crier disait Tzara à son époque Dada), et terrifier au passage les sédentaires ?

Que penser du choix de cet animal nomade, furtif, invisible le plus souvent ? Comment passait-on du collectif au singulier, de la horde au loup solitaire ? Y avait-il des combats ? Des blessures de vieux loup ? Cette histoire de « source » ne contenait-elle pas aussi une réflexion sur l’origine, sur le commencement, un récit mythique ? Le loup n’était-il pas un totem particulier à Tzara, lui connaisseur et collectionneur d’arts nommés alors « primitifs » ?

Alors quelle lecture au fond pouvait-on entreprendre de ce recueil de 173 pages paru chez Denoël en 1932 ? La même se posait pour Clair de Terre. Une réponse de poète, ou de surréaliste, serait de dire : apprécie, goûte ces images, ces mots dans leur plénitude simple car ils n’appellent pas d’explication. « Ce que le poète a voulu dire il l’a dit ». Vouloir les expliquer serait contraire à leur nature. Mais une édition critique existe, et une notice dans l’édition parue chez Flammarion des Œuvres Complètes. Pour dire la vérité, je n’avais pas lu cette notice avant d’accepter le principe de cette communication. Or qu’y lisait-on dans cette notice ? « Où boivent les loups est le désespoir du critique, comme on dit de la saxifrage pour le peintre. Si encore le vocabulaire en était compliqué, la formulation hermétique, on pourrait tenter de traduire ou du moins d’attaquer ce qui résiste. Or, rien ne paraît à la fois plus simple et plus inabordable. ». Je compris en lisant ces mots le sens de cette invitation : une mission impossible. Tout de même, relativisons.

Deux pages et demie d’analyse du recueil suivaient ce début aporétique. Je ne les résumerai pas ici, sinon en disant que la difficulté de lecture de ce livre résidait, selon H. Béhar, dans la résistance du texte aux hypothèses de Jakobson sur la réunion de toutes les fonctions du langage dans le langage poétique. Au contraire que la fonction poétique, centrée sur le langage, y prédominait. Et de faire l’inventaire de ces fonctions et de leur faible activité dans le texte d’Où boivent les loups : fonction expressive centrée sur l’auteur, fonction conative (pas d’adresse), fonction dénotative (pas de je, pas d’autobiographie), pas de fonction métapoétique (ou métalinguistique), pas de fonction référentielle pas de référent autre que le texte… À partir de là, une lecture des moyens strictement poétiques du poème semblait s’imposer, et Henri Béhar en proposait de nombreux.

Dans un second temps, notre éditeur et critique s’appuie (faute de lectures critiques suffisantes) sur la lecture que Tzara propose lui-même de ses poèmes dans Essai sur la situation de la poésie (1931). Car tout de même, il y avait bien un saut (mais aussi bien chez Breton) le pli adopté d’un recueil en bonne et due forme, avec ses sections titrées, et le rejet initial de toute poésie, de toute littérature. Même si cette poésie était paradoxale, elle existait bel et bien comme telle. Sa justification tenait dans le mot révolution. La pratique révolutionnaire de l’auteur et la nature révolutionnaire de cette poésie la justifiait tout entière[1]. Là aussi, la glose est condamnable. La nature révolutionnaire se vérifie à l’œil nu si l’on peut dire. Mais le régime d’images qui est présenté comme celui de cette poésie, images en ordre de bataille pressées, nombreuses, ne peut qu’appeler, et pas uniquement les images, une glose même muette. La lecture n’est-elle pas d’ailleurs inséparable d’une interprétation ? Et même si Tzara met l’accent sur la puissance de rupture de ce langage poétique, doit-on ignorer l’ordonnancement de cette parole et ses différentes phases (Béhar en propose une approche, celle de la dynamique architecturale du recueil) ? Non, certainement. En fait, je serais personnellement favorable à une lecture de la matérialité de ce texte, rejoignant là le primat effectif accordé à la fonction poétique du langage, qui est bien une « source », celle indiquée par le titre, et celle que le surréalisme prétendait avoir trouvée sans exactement la préciser – inconscient, langage, continent mental, culture souterraine commune – ou plus exactement, celle que le surréalisme pensait pouvoir découvrir toute entière grâce à la baguette de sourcier nommée « écriture automatique ». Mais dans ce cas, il serait prudent de revisiter d’une manière plus large ce recueil de poèmes en se demandant si, à la marge des fonctions du langage, celles-ci ne trouvent pas à s’exercer malgré tout, pour la plupart, dans un texte dominé par la fonction poétique. Où boivent les loups, pour prendre un exemple, serait bien un titre métapoétique et métalinguistique à part entière. Mais l’ensemble de ce qui constitue les fonctions du langage semble ici gouverné, dominé par une fonction poétique invasive, perturbante, et subversive. Cela n’empêche pas pour autant de comprendre ce texte difficile dans le contexte d’une vie, d’un moment existentiel pour Tzara, et dans le contexte d’une relecture de l’aventure Dada, une forme de « Point où j’en suis » (Mandiargues), moins explicite certes, mais probable et nécessaire. Le biographique et le réflexif retrouvent leurs droits, mais sous le visage d’une fable : la fable des loups et de leur soif. Sans hésiter, une lecture bachelardienne ou à la Jean-Pierre Richard, serait loin d’être absurde dans le cas de Tzara, et de ce recueil en particulier. Parce que le texte dit, à travers la rêverie de la matière (ou de l’animal), quelques traits essentiels de la vie humaine dans ses structures profondes. Et le titre de « poèmes tzaristes » relevé par Béhar pour cet ensemble sur manuscrit, renverrait au mot terre (ţara, Tzara en roumain). Or, terre se dit en fait pamant et le nom de Tzara renvoie plutôt à la notion de « pays » ou de « campagne » ; des poèmes de la terre ? Ce qui se vérifie par le lexique et les images utilisés : « ô terre vipérine, ô misère de la terre », déclare le poète de façon très maldororienne dans « Pièges en herbe ».

Ce qui n’empêche pas de le considérer non plus comme parfaitement situé et historiquement explicable. Où boivent les loups, ce sont les sources de l’art surréaliste. Des « philtres de fantase » pour reprendre les mots d’Apollinaire sur ses propres contes[2]. Une boisson magique, un lait, et une matrice. Les sources du surréalisme sont nombreuses, ce sont les aînés, les modèles, comme Arthur Cravan, Jacques Vaché par exemple. Et Tzara, à bien des égards, fut, on le sait, le substitut pour Breton, loup assoiffé, grand lecteur de Rimbaud, d’un Jacques Vaché. Tzara le sait bien, et il n’est pas sans le savoir quand il écrit, en 1932, ce recueil annoncé dans le n° 5 du Surréalisme Au Service De La Révolution[3], revue qui est distribuée par ce même éditeur, « Les Cahiers Libres ». Tzara, à ce moment-là, est au cœur du dispositif surréaliste dans ce qu’il a de plus vital : la revue, Breton, cet éditeur. Or, on ne boit pas sans soif ni sans désir. Ce qui caractérisait les surréalistes, et les dadaïstes, était plutôt un dégoût face au monde, un rejet des œuvres parce qu’elles étaient le reflet réaliste ou mimétique d’un monde honni.

Les loups sont beaux et solitaires. Ils se déplacent en bande. Ils sont mobiles, indétectables. Ils meurent seuls et nul ne se préoccupe de cette disparition. Certes, il est question d’humour dans l’alliance si fréquente des mots et des morts, mais les allusions si nombreuses à la mort dans ce recueil (comme dans les autres) ne sont-elles pas significatives d’une tentation du suicide et du silence poétique qui traverse le surréalisme ? Les hordes de loups, animal réputé dangereux, féroce, destructeur (et cet imaginaire traverse encore nos cerveaux reptiliens, et le cerveau des hommes d’aujourd’hui, entre écologie et métaphore du politique), formaient une contre armée, une vague qui semblait devoir déferler sur les coteries littéraires des années 20.

La source mystique de l’art, son miroir renversé, fut un urinoir nommé Fountain, envoyé en 1917 au comité des Indépendants de New York, et signé R. Mutt par Marcel Duchamp. Breton mentionne ce nom, celui de Marcel Duchamp, comme une « véritable oasis pour ceux qui cherchent encore […] »

Et les manifestations Dada de Paris sont l’occasion de s’abreuver aux injures du public et de l’invectiver en retour. Si ce recueil fait signe vers l’histoire encore toute chaude de Dada et du surréalisme mêlés, c’est l’histoire d’un assèchement, d’une privation d’éléments de combustion[4] : le dadaïsme devait bientôt s’éteindre privé d’éléments de combustion. Ce qui alimente la subversion poétique et artistique, c’est là où boivent les loups. Une source perdue qui pose la question du remplacement de cette source par une autre. Quel combustible poétique trouver en 1932 quand on s’appelle Tristan Tzara et que l’on publie dans une revue « au service de la révolution » avec André Breton ? Comment favoriser cette révolte ? Car, et bien à tort certainement du point de vue des éthologues, le loup est perçu toujours comme un grand révolté ? Plus précisément, l’espèce comporte autant de solitaires que de grégaires…

Le non-sens, la trouvaille absurde ont-ils encore un avenir ? Doit-on passer à un autre régime poétique, où effectivement émergerait une autre fonction du langage que la poétique, notamment la fonction conative et l’expressive. La réponse est à trouver dans le texte joyeux de René Lacôte pour le « Poètes d’aujourd’hui » n° 32 paru chez Seghers en 1952 (année significative). Tout l’exercice est de faire comprendre aux jeunes lecteurs l’inexplicable par un minutieux argumentaire de pensée bolchevik[5] : le passage du poète Dada éructant sa colère contre toute forme d’organisation humaine au poète militant de parti. Je ne lis que la conclusion rayonnante : « Il n’a, répétons-le, jamais changé, le même homme a grandi dans un mouvement d’inspiration et de pensée qui sans cesse est allé en s’organisant et en s’élucidant ». On aimerait bien lire avec autant de clarté les textes de Tzara. En tout cas, l’expression « en s’élucidant » est remarquable. Oui, la poésie de Tzara peut être lue comme une entreprise d’élucidation de soi, de sa trajectoire, ce qui fatalement pour un poète concerne les moyens poétiques.

Le loup embourbé dans une barbe forestière crépue et brisée par saccades et fissures et tout d’un coup la liberté sa joie et sa souffrance bondit en lui un autre animal plus souple accuse sa violence il se débat et crache et s’arrache Solitude seule richesse qui vous jette d’une paroi à l’autre de la cabane d’os et de peau qui vous fut donnée comme corps […] (L’Homme approximatif, OC II, 144)

Un tel loup ne se retrouve pas dans Clair de terre, à première vue du moins. Mais ce recueil, Où boivent les loups, est annoncé en même temps que Les Vases communicants, que Le Revolver à cheveux blancs ou La Vie immédiate (Paul Éluard) dans le SASDLR n° 5. À ce moment-là, Tzara est encore dans la lisière de Breton, habite la même forêt (qui n’est pas enchantée, mais lourde). Il s’abreuve encore à l’atelier de la rue Fontaine bien nommée… La source des loups. Il pose sur une photo de Man Ray – ? – André Breton, Benjamin Péret, Paul Éluard, Tristan Tzara, comme quatre mousquetaires dit-on, ou quatre loups, la bande croit certainement aux vertus d’un langage poétique qui servirait à l’exploration de l’inconscient, la source commune, le génie en commun, sans que personne n’ait à abdiquer sa personnalité. Le loup de L’homme approximatif est sans aucun doute un gage de liberté, le totem libérateur de Tzara embourbé dans certaines contradictions qui se résolvent magnifiquement, parce que poétiquement.

L’idée de l’homme loup ne vient pas de nulle part. Elle a été appliquée comme un sobriquet, celui de l’homme-loup à Petrus Borel. Comme une surdétermination de l’appellation « poète maudit ». C’est une façon de dire la précarité du poète dans la société, comme le rappelle Jean-Luc Steinmetz dans sa biographie. Tzara aurait d’ailleurs vu en Petrus Borel l’exemple même de la poésie-vie, comme Tzara l’exprime dans « Essai sur la situation de la poésie ». Ce terme de « loup » vient de Plaute, en passant par les philosophes Bacon et Hobbes. Finalement, il s’agit peut-être d’une relecture lycanthropique de l’histoire des avant-gardes mais sous forme poétique. Notamment par la camaraderie du Bousingo, où les bousingots avaient la mauvaise réputation d’être « graines d’émeute » aux yeux des partisans de l’ordre[6]. Mais le « bouzin » ou le « bouzingo », c’est aussi le vacarme, le tapage, le vacarme, autant de termes appliqués à l’activité Dada à Paris. L’homme-loup, c’est aussi une façon de raconter (autobiographiquement) la période qui sépare la sortie du surréalisme de Tzara et son retour au sein du groupe, période d’une solitude toute relative d’ailleurs, très mondaine et ouverte en fait, mais que Tzara se plaît à dire lycanthropique[7].

Cette image du loup trouve d’ailleurs à s’employer dans ses potentialités inconscientes de manière éloquente dans les arts visuels, sous deux formes exemplaires, avec le Loup-Table imaginé par Victor Brauner pour l’exposition internationale du surréalisme en 1947 à la galerie Mæght, et les loups se mettent à table littéralement, quitte à s’auto-consommer. Mais Tzara s’intéresse-t-il alors encore à ses loups ? Plus proche de lui, le Déjeuner en fourrure, est un objet de Meret Oppenheim conçu en 1936, composé d’une tasse, d’une cuiller et d’une assiette recouverts de fourrure, invitation à boire et manger dans la fourrure de l’animal même, l’animal sauvage. Ces artistes étaient-ils au fait du recueil de Tzara ? Rien de certain, mais la parenté n’est pas non plus fortuite entre ces objets poétiques. Le loup figure dans le dictionnaire abrégé du surréalisme de 1936, sous la forme de citations de Rimbaud et de Paul Éluard. Mais elles ne sont pas aussi percutantes que le beau titre de Tzara.

On ne perçoit pas l’appel à la sauvagerie, à la sortie de la société, dans les espaces inhumains. Ni le « lâchez tout », le départ, l’appel à la rupture, qui rappelons-le, concernait aussi Dada : « Lâchez Dada »… Le où est l’origine. Il pose la question de l’origine, celle-là même qui est posée par l’art moderne, et que préfigure la triple injonction de Paul Gauguin : « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? ». La question du retour à une innocence primitive, aux mythes non européens, à l’interrogation métaphysique, mais non religieuse, tous ces éléments sont implicitement présents à l’orée de ce recueil exemplaire par sa réticence à l’analyse.

Je suivrai un autre fil, une autre glose, une approche intertextuelle qui n’est pas plus ni moins légitime qu’une autre, et qui a le mérite de s’appuyer sur le sens non seulement du titre, mais aussi du recueil qui interroge au fond notre (son) désir de révolte, de révolution et de poésie. Ce fil, je le trouve chez Rimbaud, figure même du marcheur, « passant considérable » (Mallarmé), incarnation à tort ou à raison de la révolte, icône sacrée au même titre que le Che (Gevara) est une icône religieuse sud-américaine. Et sous les deux espèces de la « faim » et de la « soif ». Car les loups sont affamés, on le sait, et ils ont soif (précise Tzara).

La métaphore animale de la soif assimile les êtres humains à des êtres de désir et d’espérance, des êtres projectifs, à des nageurs en mouvement, « vers quels buts buveurs d’espoir/qu’on achète au prix de lentes semences/[…] qu’on boit dans les abreuvoirs avec des reniflantes narines de cheval ». Chevaux assoiffés de L’Homme approximatif, ou bien loups avec Où boivent les loups, les animaux qui servent de comparaison à l’homme sont rarement paisibles ou rassurants. « Comédie de la soif » et « Fêtes de la faim » sont deux poèmes écrits par Rimbaud en mai 1872, à 50 ans de distance de ceux d’Où boivent les loups.

Dans la partie sous-titrée « les parents », Rimbaud écrit « que faut-il à l’homme ? Boire ». Et il ajoute plus loin : « aller où boivent les vaches »

En effet, il s’agit bien d’un « Pauvre songe » (deuxième sous-titre) : boire tranquille en quelque vieille ville…

Au fond, le renoncement à la révolte. Aller à Canossa. Battre sa coulpe. Porter le collier du chien, et renoncer à la vie sauvage du loup (comme dans la fable de La Fontaine). Le loup de la fable est incorruptible. Il saute dans la nuit et disparaît. Aller où boivent les loups, c’est boire à la source de la liberté. Et ce désir n’a pas abandonné Tzara en 1932. Il pose en tout cas toute la question de l’activité surréaliste, qui devient non plus affrontement, mais collaboration avec un public, en vue de faire triompher un nouvel esprit. C’est la conversion des voies marginales et négatives en un désir d’agir à l’intérieur de la société. C’est un changement dans la façon de concevoir la poésie que tient à préciser Tzara lui-même dans son « Essai sur la situation de la poésie » de 1931 cité par H. Béhar dans sa notice.

« Fêtes de la faim » coïncide peut-être moins étroitement à l’esprit d’Où boivent les loups, mais il traduit sous une autre forme la question du goût – ou pas – de vivre, de continuer son existence d’homme quand au fond le dégoût initial, l’inappétence globale pour le monde, ne sont pas passés entièrement. Le recueil exprime par les thèmes, les mots et les images convoqués, une dominante de la terre, du chemin, d’une fuite en avant qui est mimétique de celle des loups abreuvés de terre plus que d’eau. Le poème de Rimbaud exprime cette exhortation à la fuite, notamment dans le refrain : « Ma faim, Anne, Anne/fuis sur ton âne ». Et cet appétit inexplicable, cet écœurement qui se détourne des nourritures normales pour aller vers un étouffement, un empoisonnement : « si j’ai du goût, ce n’est guères/que pour la terre et les pierres/dinn ? dinn ? dinn ? dinn ? mangeons l’air,/le roc, les charbons, le fer ».

Pour revenir à la lecture de Tzara lui-même, celle qu’il fait de sa poésie, de la poésie en général, Béhar nuance : « tout en suivant Tristan Tzara dans sa démarche critique, on ne saurait l’imiter absolument, le poème étant pour nous la trace matérielle d’une activité de pensée dont on peut cerner les formes, le régime, la dynamique[8] ». Et c’est ce qui reste à faire à présent… qui ne sera pas fait ici, mais je dirais, pour aller vite, qu’il est plus vital de considérer la poésie de Tzara (et celle de Breton, ou de tout rebelle du surréalisme) en tant qu’elle est une « activité de l’esprit » qu’en tant qu’elle est « moyen d’expression », ou plutôt qu’elle est, d’un bout à l’autre, moyen d’expression d’une pensée en train de s’élucider (pour parler comme René Lacôte), et comme telle à élucider par nous, lecteurs, par tous les moyens d’analyse, interne et externe.

Université Paris 13
Sorbonne Paris Cité – Pléiade


[1]. Idem, OC II, p. 441.

[2]. Sarane Alexandrian, L’Art surréaliste, Hazan, 1969, p. 28.

[3]. En abrégé SASDLR.

[4]. Alexandrian, op. cit., p. 45.

[5]. Et le bolchevik, forme supérieure du révolutionnaire, est par opposition à l’anarchiste, celui qui pose les fondements de la société communiste.

[6]. Jean-Luc Steinmetz, op. cit., p. 85.

[7]. H. Béhar qualifie la période 1924-1928 comme celle du « lycanthrope » : « Le recueil Où boivent les loups relève ne serait-ce que par son titre de la lycanthropie antérieure. Mais tout son contenu a été élaboré depuis qu’il adhère au surréalisme », Henri Béhar, Tristan Tzara, OXUS, Les Roumains à Paris, 2005, p. 111.

[8]. Tzara, OC II, p. 441.