Manoir, folie et château par Georges Sebbag

Manoir, folie et château

par Georges Sebbag

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Jean-Michel Devésa, Garonne in absentia, Mollat, 2021, 160 p.

Dans les trois romans que Jean-Michel Devésa a publiés chez Mollat, les personnages sont particulièrement sensibles à l’esprit des lieux. Les périmètres dans lesquels ils évoluent fournissent le cadre majeur du déroulement de l’action. Que l’espace soit urbain ou rural, artificiel ou naturel, le terrain prend souvent les commandes de l’événement. Le roman Bordeaux la mémoire des pierres voit deux épisodes très éloignés dans le temps s’entrechoquer sur un même théâtre d’opérations. Une fille d’Alger suit pas à pas une jeune prostituée, à la mère française et au père algérien, qui officie dans un petit bordel ; ce roman s’attaque à cette période dramatique qui se conclut par l’indépendance de l’Algérie et voit la quasi-totalité des Français et des Européens traverser la Méditerranée. Le troisième roman, Garonne in absentia, nous transporte aux bords d’un fleuve ; il relate la patiente restauration par Jean et Mathilde d’une « folie néo-classique » nommée Labrune ; mais ces travaux, qui auraient dû exalter et consacrer l’union de ce couple d’amants, finissent par dresser le constat d’une lente et inexorable dégradation de leur relation amoureuse.

Tout ce récit porté par un narrateur (ou bien par une narratrice, si l’on se fie à certains passages) n’est qu’un vaste retour en arrière, un flash-back sur la longue coexistence d’un couple. Tandis que la Garonne imperturbable continue à s’écouler, l’histoire de Mathilde et Jean est appréhendée sous le spectre de leur éloignement, de leur séparation définitive. C’est aussi sous le signe d’une absence, celle de Suzanne Muzard, qu’André Breton entreprit d’écrire Les Vases communicants, où le monde de la veille n’avait d’égal que celui du sommeil. Auparavant, en août 1927, quand le même Breton s’attela à l’écriture de Nadja au manoir d’Ango, il emporta pour les relire, deux ouvrages de circonstance, En ménage et En rade de Joris-Karl Huysmans. Dans ces deux romans à tonalité autobiographique, l’auteur avait aussi campé sa compagne. Ruiné, le héros d’En rade a quitté Paris pour le château de Lourps, dans le pays briard ; il y a rejoint sa femme malade ; mais le couple trouvera-t-il refuge dans ce château laissé à l’abandon ? Telle est la trame du roman. Même si, au premier abord, le manoir d’Ango, hospitalier et confortable, semble l’antithèse du château de Lourps, malgré tout, il se trouve que Breton partage certaines épouvantes et angoisses, scrupuleusement détaillées par Huysmans dans En rade.

Une atmosphère analogue, avoisinant le roman noir, semble se répandre sur trois demeures : le château de Lourps, le manoir d’Ango et la folie Labrune. Au colombier du manoir d’Ango qui s’impose de façon hallucinatoire répond la tour ronde de Lourps servant de pigeonnier. La première nuit de son arrivée à Lourps, le héros d’En rade rêve d’un palais fabuleux, d’une vigne, d’une femme nue, d’un Roi. Or ce rêve de la femme nue se poursuit du côté d’Ango. Marcel Duhamel relatera plus tard comment Breton, alors que tous deux s’étaient perdus en pleine nuit orageuse, avait perçu ou aperçu une femme nue brusquement surgie du néant. Dans le roman de Devésa, Mathilde est complètement affolée devant l’apparition fantasmatique d’une dame qui la dévisage avec « effronterie et malignité » dans un des salons du château Labrune : « là sur le lit-bateau, une visiteuse comme une mounaque, la mimique figée dans une civilité grande allure et robe blanche ». Devésa n’hésite pas à étendre les lexiques. Ici, le mot mounaque venu de l’occitan désigne une poupée grandeur nature habillée de vêtements qu’on peut mettre en scène dans telle ou telle pose de la vie quotidienne. Le romancier use en permanence d’une langue profuse et précise, inattendue et élégante, où s’insinuent d’ailleurs plusieurs mots rares et quelques néologismes. Les rafales d’images qui se succèdent sont le fruit d’une musique sensible qui module les joies et les tourments d’un couple d’amants dont l’imagination recrée la présence jusque dans l’absence, à travers toute une série d’énigmes et d’éclats. Garonne in absentia nous apprend que Jean-Michel Devésa ne s’est pas frotté en vain à la poésie et aux écrits des surréalistes.

Georges Sebbag