L’intertexte du monde dans les « Vingt-cinq poèmes »

L’intertexte du monde dans les Vingt-cinq poèmes

par Catherine DUFOUR

[Télécharger cette communication en PDF]

Le contexte de publication des Vingt-cinq poèmes

Le contexte zurichois

Ce recueil poétique est le premier à avoir été publié à Zurich, en 1918, avec des illustrations de Arp, et le troisième ouvrage de la collection dada, après La Première Aventure Céleste de Mr Antipyrine et les Phantastische Gebete (Prières fantastiques)  de Richard Huelsenbeck. Une réédition a eu lieu à Paris aux éditions de la Revue Fontaine avec 12 dessins d’Arp, différents des gravures de la première édition, en 1946 sous le titre Vingt-cinq et un poèmes, avec un poème inédit, « Le sel et le vin ».

À première vue ces poèmes sont obscurs, on ne sait comment y entrer. Des voyelles et des mots s’y promènent en liberté, l’énonciation en est indéterminée, les phrases sont généralement asyntaxiques, les images énigmatiques, le sens décousu. Une impression de chaos en ressort. On peut prendre le parti de ce que Tzara, dans une lettre à Breton (mars 1919), appelle l’immédiateté, et se laisser embarquer dans cet univers aux éléments hétérogènes. Ou alors, comme l’obscurité incite à l’exégèse, tenter des approches plus scientifiques, comme l’ont fait Mary Ann Caws ou Marguerite Bonnet. J’ai choisi d’y entrer par des dates : 1916-1918. Et de prendre l’expression « intertexte du monde » (H. Béhar) au premier degré de « monde européen » dans une Europe en guerre.

Contrairement à De nos oiseaux, qui comprend des poèmes écrits de 1912 à 1922, donc une palette large de production poétique, les poèmes de ce recueil ont tous été écrits entre 1916 et 1918 (en dehors de « Froid jaune » qui date de 1915). Les Vingt-cinq poèmes représentent donc un condensé des préoccupations de Tzara pendant ce laps de temps dont l’aboutissement est le Manifeste Dada 1918, lu le 23 juillet 1918 à Zurich et publié dans Dada 3 en décembre, très peu de temps après la publication des Vingt-cinq poèmes en juin. Les deux années 1916-1918 sont celles de la mise en tension entre les diverses influences issues des courants de la modernité dont Tzara peu à peu s’émancipe pour produire les nouveautés dada. Les Vingt-cinq poèmes constituent donc à la fois une caisse de résonance de la modernité européenne, qui en est un des matériaux de base, et un reflet de la gestation de Dada, dont ils sont le laboratoire poétique.

On sait bien que Tzara a proclamé, dès le Manifeste Dada 1918 : « Dada n’est pas moderne », ne cessant de reprendre cette formule qui sera à l’origine de sa brouille avec Breton, et revendiquant Dada comme rupture et refus de tout compromis avec les écoles et les théories, avant de nuancer le propos sous l’influence de l’hégéliano-marxisme des années 30, notamment dans L’Essai sur la situation de la poésie. Les influences sont pourtant lisibles dans les Vingt-cinq poèmes. L’explication en est historique et tient à l’ambiance intellectuelle de l’Europe dont un certain nombre de protagonistes convergent vers Zurich sous l’influence de la guerre. Il se produit alors un véritable précipité de la « ’’koinè’’ culturelle propre à l’Europe intellectuelle du début du XXe siècle »[1]. Le fonds dans lequel puise Tzara pour réaliser son exercice de « haute couture », cet « intertexte du monde », est composé d’«Esprit nouveau », de simultanéisme, de cubisme, d’abstraction, de futurisme, d’expressionnisme. Les Vingt-cinq poèmes sont à la fois un tissu de langues (roumain, moyen-français, langues africaines), un croisement d’influences diverses et une explosion d’énonciations, de discours, et d’images.

J’essaierai de montrer comment les grandes expérimenta­tions engagées par Tzara en 1916-1918, lisibles en écho dans ce recueil, subvertissent le simple jeu des influences.

Le contexte de publication : Tzara, les revues futuristes italiennes et les revues « cubo-futuristes » françaises

Quatorze des Vingt-cinq et un poèmes, soit la majorité, ont été publiés d’abord en France et en Italie, dans les deux pays pour « Retraite ». Neuf ont été publiés dans diverses revues futuristes italiennes en 1917, et repris en recueil avec des variantes[2]. Six autres ont été publiés en France, en 1917 et 1918, dans Sic et/ou Nord-Sud[3], revues à forte connotation futuriste et cubiste[4]. Parmi les douze autres, trois ont été publiés dans Dada 1 et dans Dada 2 en 1917[5], cinq ne paraissent en revues qu’entre 1919 et 1928[6] et quatre n’ont pas été publiés en revues[7].

Dans une lettre à Jacques Doucet datée du 30 octobre 1922 (OC1, p. 642-643)[8], qui propose le manuscrit des Ving-cinq poèmes à la vente et explique la genèse du recueil, Tzara fait allusion en priorité aux poèmes qui avaient paru dans les revues Sic et Nord-Sud, par l’intermédiaire d’Apollinaire, Reverdy (directeur de Nord-Sud) et P. Albert-Birot (directeur de Sic), soulignant à la fin de sa lettre l’intérêt manifesté à la suite de la publication des Vingt-cinq poèmes par « Apollinaire, Reverdy, Braque, Breton, Soupault… ». Il n’évoque qu’en deuxième position les revues italiennes, alors que chronologiquement les publications de Tzara y sont antérieures. Sans doute pour mettre symboliquement le futurisme au second plan, à une époque où les relations avec ce mouvement sont fortement dégradées[9]. Le ton péjoratif qu’utilise Tzara pour évoquer ses liens passés avec les futuristes est flagrant[10] et, pourrait-on dire de mauvaise foi, car il ne correspond pas à la réalité de son engagement par rapport à l’Italie : son intérêt existe dès 1915 au départ de la Roumanie[11] et devient un activisme intense en 1916 et 1917 (voyage, correspondance, échanges)[12]. Parallèlement l’influence futuriste y est minimisée. Or incontestablement, le futurisme on va le voir, a exercé un rôle non négligeable sur Tzara.

Le contexte de la scène : des poèmes « à crier et à danser »  

Le rôle du futuro-expressionnisme

Tzara dans sa lettre à Doucet est particulièrement sévère pour trois des Ving-cinq poèmes publiés dans des revues italiennes et écrits en 1916 : « Le géant blanc lépreux du paysage », « Pélamide », « Mouvement », auxquels il faut ajouter « Sainte ». Il parle de la « brutalité excessive » de ces poèmes trop « déclamatoires ». Tzara ce faisant fait apparaître le caractère particulier de ces textes : leur destination à la scène. Plusieurs des Vingt-cinq poèmes ont en été déclamés à la soirée dada du 12 mai 1917 et reflètent les délires scéniques des soirées dada de 1916, tels que le tourbillon verbal de la Chronique zurichoise nous les restitue[13]. Et, malgré les regrets et dénégations de Tzara, nous ne pouvons qu’y reconnaître un aspect très novateur : leur dimension performative, calquée sur la geste scénique mise au service d’une expressivité rythmée, dynamique et heurtée, influencée parallèlement par la dramaturgie expressionniste[14] propice, elle aussi, à l’exacerbation. Or à Zurich les fondateurs de Dada sont majoritairement issus de l’expressionnisme allemand (Ball, Huelsenbeck, Arp, Serner etc.[15]) et eux-mêmes imprégnés de futurisme.

Particulièrement remarquables sont à cet égard « Le géant blanc lépreux du paysage » et « Pélamide », insolents, ponctués d’onomatopées, de sons inattendus, de voyelles, de mots empruntés à des langues étrangères ou inventées :

bonjour sans cigarette tzantzanga ganga
bouzdouc zdouc nfoùnfa mbaah mbaah nfoùnfa  
les bateaux nfoùnfa nfoùnfa nfoùnfa
car il y a des zigzags sur mon âme et beaucoup de rrrrrrrrrrrrrr  (« Le géant blanc lépreux du paysage »

Le lecteur-auditeur, entraîné dans une danse infernale, est en même temps insulté comme c’était la norme sur la scène dada :

  ici le lecteur commence à crier
  il commence à crier commence à crier puis dans ce cri il y a des flûtes qui se multiplient des   corails  
le lecteur veut mourir peut-être ou danser et commence à crier
il est mince idiot sale il ne comprend pas mes vers il crie (« Le géant blanc »)

Toute la première moitié de « Pélamide » est constituée de sons, et les trois premiers vers exclusivement de voyelles ou de consonnes :

a e ou o youyouyou i e ou o
youyouyou
drrrrrdrrrrdrrrrgrrrrgrrrr
morceaux de durée verte voltigent dans ma chambre
a e o i ii i e a ou ii ii ventre
montre le centre je veux le prendre
ambran bran bran et rendre centre des quatre
beng bong beng bang
où vas-tu iiiiiiiiupft
machiniste l’océan a ou ith
a o u ith i o u ath a o u ith o u a ith (« Pélamide »)

Les effets de rythme, de cadence sont par ailleurs récurrents dans les poèmes de 1916 :

vibre vibre vibre dans la gorge métallique des hauteurs
(…)
écoute écoute écoute j’avale mbampou et ta bonne volonté
prends danse entends viens tourne bois vire ouhou ouhou ouhou  (« Mouvement »)

Le jugement de Noël Arnaud sur La Première Aventure Céleste de Mr Antipyrine s’applique parfaitement à ces textes :

volonté de Dada d’être spectacle par l’échange, dans une complète incohérence, de mots…   ou de projectiles entre la salle et la scène, théâtre où chaque personnage dit ce qu’il veut   sans souci de l’autre, où les cris et les mots fusent comme autant de balles à relances[16].

Noël Arnaud rejoint en cela W. Benjamin qui écrivait déjà, dans le chapitre XIV de L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1939), qu’avec le dadaïsme, « de spectacle attrayant pour l’œil ou de sonorité séduisante pour l’oreille, l’œuvre d’art [s’était faite] projectile ». Seule une esthétique du choc, provoquant les spectateurs, répondait selon lui aux exigences du temps. Détruisant impitoyablement le potentiel auratique de l’œuvre et donc toute possibilité de « s’abîmer dans la contemplation », l’œuvre dada produisait, contre le « recueillement » de la « bourgeoisie dégénérée » une force de dispersion – modalité moderne de l’expérience » -, une salutaire « distraction très puissante », et devenait « un objet de scandale »,  un « outrage public »[17].

Les enjeux du phonétisme : entre  primitivisme, phonétisme et polyglottisme

Du primitivisme au polyglottisme

W. Benjamin évoque dans le même texte  les « manifestations barbares » de Dada. Pour expliquer les cris et les sons, il faut en effet se référer à d’autres expérimentations que futuristes : les poèmes nègres et les poèmes polyglottes.

On reconnaît dans les poèmes déjà cités des transpositions phonétiques de chants nègres mis au service de la déconstruction. Comme il le rappelle à J. Doucet en 1922, Tzara à Zurich retranscrivait  à cette époque des poèmes nègres (OC 1, p. 441-489). Les poèmes nègres entrent pour une part essentielle dans les soirées zurichoises de 1916 et 1917, sur le modèle des cabarets expressionnistes allemands. Tzara y lit des vers des tribus Kinga, Loritja, Ba-Konga et publie dans Sic en 1917 et 1918 deux notes sur l’art et la poésie nègres (OC 1, p. 394-395 et 400-401), toutes deux adressées à J. Doucet avec le manuscrit des Vingt-cinq poèmes. Rien de très original dira-t-on, tous les modernes (les cubistes, Apollinaire, Cendrars etc.) ont été fascinés par la culture nègre[18]. Mais Tzara se sert de l’inspiration primitive pour concevoir les éléments les plus révolutionnaires de Dada : invention d’une langue poétique subversive, reflet de la spontanéité primitive, insulte à la civilisation. Son premier recueil, non abouti, de tentative de destruction syntaxique (contenant des ébauches des Ving-cinq poèmes) se nommait Mpala Garoo. Et dans Dada 2 (décembre 1917) deux poèmes traduits, de la tribu Loritja, ressemblent étrangement à certains des Vingt-cinq poèmes.

Mais en terme de polyglottisme, une explication ne vient jamais seule. Certaines de ces sonorités permettent en effet d’hésiter entre le nègre et … le roumain, que Tzara intègre parfois très lisiblement dans ses poèmes :

tu dois être ma pluie mon circuit ma pharmacie nu maî plânge  [en roumain: « ne pleure plus »] nu maî plânge veux-tu (« La grande complainte de mon obscurité deux ») 

De façon plus significative, les poèmes sont remplis de ces séries dans lesquelles des connaisseurs de la littérature roumaine ont retrouvé un élément constitutif de leur tradition poétique. Si l’on en croit Vasile Maruta par exemple[19], Tzara semble s’être souvenu de rythmes, jeux de mots, onomatopées etc. appartenant à un fonds poétique et populaire roumain de la dérision présent dans les contes, poèmes populaires, proverbes, dictons, jeux de mots enfantins. Vasile Maruta nous livre même le sens précis, en roumain, des derniers vers du « Géant blanc lépreux du paysage » : incantations météorologiques issues d’anciennes croyances de la civilisation Thrace (« trac »), noms donnés aux gâteaux de Noël ou de Pâques, à des membres de la famille, ou à des objets :

nbaze baze baze regardez la tiare sousmarine qui se dénoue en algues d’or
hozondrac trac
nfoùnda nbabàba nfoùnda tata
nbabàba [20]  

L’ambiguïté est toutefois permise dans les deux derniers vers… dont on peut se demander si c’est du nègre, du roumain, ou du langage enfantin.

La revendication polyglotte internationaliste est flagrante, en cette même année 1916, dans une des grandes nouveautés dada, les poèmes simultans : « L’amiral cherche une maison à louer» est une partition en trois langues déclamées en même temps, dont plusieurs passages sont des syllabes criées par les protagonistes : « Ahoi ahoi », « prrrza chrrrza » « hihi Yabomm hihi Yabomm hihi hihi hihiiiii » « uru uru uro uru uru uro uru uru uru uro pataclan patablan » etc., « oh yes yes yes yes » etc., série reprise plusieurs fois. Tout cela au son d’instruments (sifflet, cliquette et grosse caisse) qui sont précisément ceux qu’évoque « Le géant blanc » :

dalibouli obok et tombo et tombo son ventre est une grosse caisse
ici intervient le tambour major et la cliquette

Le phonétisme dans l’air du temps : vers l’abstraction

Mais d’autres lectures de ces poèmes sont encore possibles car le phonétisme est dans l’air du temps et Raoul Hausmann en établira l’historique[21]. Ce qui est sûr c’est que le phonétisme des Vingt-cinq poèmes diffère du phonétisme mystique de Ball, liturgique, solennel, celui qu’il expérimente sur la scène zurichoise avec, par exemple, « gadji beri bimba »[22].  Il diffère aussi des préconisations de Marinetti qui, dès 1912, plaide pour l’onomatopée « directe, imitative, élémentaire, réaliste ». Les syllabes et les lettres se répandent sur la page des revues zurichoises, dans des textes écrits par des futuristes ou par P. Albert-Birot qui produit des poèmes phonétiques « à crier et à danser »[23].

Si l’on écoute Tzara lui-même, la voyelle nous met plutôt sur la piste de la revendication abstraite ou cubiste : c’est un matériau intégré au poème à la manière des éléments extérieurs insérés dans les toiles des peintres cubistes. Dans sa lettre à J. Doucet, il évoque comme nouveauté majeure des Vingt-cinq poèmes cette introduction d’éléments étrangers aux poèmes, « jugés indignes d’en faire partie, comme des phrases de journal, des bruits et des sons » (non imitatifs). Cette idée figurait déjà dans un texte lu par Tzara lors de la soirée dada du 14 juillet 1916, « Le poème bruitiste » (OC I, p. 551-552) :

J’introduis le bruit réel pour renforcer et accentuer le poème. En ce sens c’est la première fois qu’on introduit la réalité objective dans le poème, correspondant à la réalité appliquée par les cubistes dans les toiles.

Tzara insiste dans cette présentation sur la  quête dada de « l’intensité », des « éléments primaires », de la scansion par les enfants et des « éléments les plus primitifs » :

Par le poème de voyelles (…) que j’ai inventé, je veux relier la technique primitive et la sensibilité moderne. Je pars du principe que la voyelle est l’essence, la molécule de la lettre, et par conséquent le son primitif. 

Finalement la voyelle présente un grand avantage : elle condense le primitif et l’abstraction, une hantise de Tzara. En 1916, il s’essaie à des poèmes de voyelles, « La Panka » ou « La dilaaaaaation des volllllcaaans » (OC I, p. 511-512) et cite dans sa lettre à J. Doucet son poème abstrait « Toto-Vaca » – en réalité une mystification[24] – prétendument « composé de sons purs inventés par [lui] et ne contenant aucune allusion à la réalité. » Tzara faisait ici mentir son compatriote Isou qui l’accuserait plus tard d’en être resté à la « poésie à mots », refusant l’assassinat intégral du sens par la « poésie à lettres ».

Déconstruction/construction, trois modalités essentielles : les mots en liberté futuristes, le collage

Les mots en liberté futuristes

Introduire la voyelle en poésie c’est déjà un travail de déconstruction qui joue avec les codes classiques. Eluard en juillet 1919 demandait à Tzara : « Avez-vous fait ou défait tout cela ? ». En réalité l’entreprise de déconstruction de la phrase avait été amorcée en Roumanie sous l’influence du symbolisme (Corbière, Laforgue) et plus radicalement de Mallarmé, Rimbaud, Apollinaire. Les « mots en liberté futuristes » parachèvent cette démarche (substantifs disposés au hasard de leur naissance, verbes à l’infinitif pour anéantir la subjectivité, abolition des adjectifs et des adverbes, destruction du « Je » dans la littérature[25]), sans qu’on puisse toujours les distinguer des séries verticales syncopées des poètes expressionnistes allemands tels Stramm, ou Schwitters dont Tzara publiera des poèmes de ce type dans sa revue Der Zeltweg en novembre 1919.

Mais Tzara encore une fois subvertit les systèmes. Certes les « mots en liberté » sont bien là, disposés horizontalement ou verticalement sur la page, juxtaposés sans liens logiques. Mais ils sont entrecoupés par des bribes de dialogue, des conversations sous-jacentes – un rappel d’Apollinaire peut-être -, des pauses plus intimes, créant une dynamique de désir dans la chaîne verbale. Certes la dislocation de la grammaire et les ellipses sont la règle du jeu et les sauts lexicaux et syncopes prolifèrent :

les ponts déchirent ton pauvre corps est très grand voir ces ciseaux de voie lactée et
découper le souvenir en formes vertes  (« Verre traverser paisible »)

Mais l’esprit de système est aboli, en voici quelques preuves : la persistance du « je », bannie par Marinetti, de la complainte, de la sentimentalité, ce que G. Browning appelle la « litanie du néant bleu », véritable thème obsessionnel :

mon organe amoureux est bleu
je suis mortel monsieur bleubleu (« Froid jaune »)

souffrance ma fille du rien bleu et lointain
ma tête est vide comme une armoire d’hôtel
(« La grande complainte de mon obscurité deux »)

Certes encore, il y a bien des verbes à l’infinitif sans sujet (14% de l’emploi des verbes nous dit Marguerite Bonnet), comme dans « La grande complainte de mon obscurité trois » ou « Printemps », dont plusieurs vers commencent par un infinitif. Mais dans ces deux cas, l’infinitif ne fait pas système, il alterne avec des formes conjuguées : 64% de présents sont comptabilisés par M. Bonnet.

Souvent de surcroît les vers s’organisent autour de quelques mots relancés par l’organisation rythmique ou par des procédés de répétition :

les ciseaux les ciseaux les ciseaux et les ombres
les ciseaux et les nuages les ciseaux les navires
    (« Le géant blanc »)

Ou par des procédés de dérivation, de paronomase, à la manière des comptines :

sur des maisons basses plus basses plus hautes plus basses
le train de nouveau le veau spectacle de la tour du beau je reste sur le banc qu’importe le veau le beau le journal
   (« Petite ville en Sibérie »)

Ou encore par des associations thématiques : « Retraite » s’ouvre sur une colonne de mots en liberté qui semblent mimer le geste d’un enfant feuilletant un album, en écho peut-être à la modernité rimbaldienne des « petits livres de l’enfance » dans « Alchimie du verbe » :

oiseaux enfance charrues vite
auberges
combat aux pyramides
18 brumaire
le chat le chat est sauvé
entrée
pleure
valmy, vire vire rouge
pleure
dans le trou trompette lents grelots
pleure

Relances et ruptures dessinent des séquences, dans lesquelles on trouve des rejets internes aux vers, constituant des « greffons », selon Michel Murat[26], ou des mots intrus. Les combinaisons sont innombrables[27], au gré de la « machine désirante dadaïste » que Gilles Deleuze dans L’Anti-Œdipe[28] oppose à la machinerie futuriste.

Innovation : le collage au service de la déconstruction 

La prédilection de Tzara pour les mots disposés au hasard et libérés des contraintes grammaticales est désignée par Aragon du terme de collage[29], qui suit la méthode édictée dans « Pour faire un poème dadaïste » (1920), petit manuel ironique du genre et, selon G. Browning, « énoncé (cohérent) de l’incohérence intentionnelle du poème. » Cette forme de collage est aussi une affirmation de la matérialité des mots, qui tient compte de leur force interne, de leur expressivité intrinsèque, et n’est pas loin des analyses de Raoul Hausmann en 1968 dans « Matières-collages », aisément transposables au mot :

Les matériaux ne sont pas inertes, au contraire, ils possèdent une force d’expression qu’on   doit découvrir, pour démontrer qu’ils sont animés. C’est cela le caractère caché mais révélateur du collage.[30]   

Tzara en 1953 dans « Gestes, ponctuation et langage poétique » met quant à lui l’accent sur le « choc émotionnel » provoqué par le collage des mots et les ellipses :

L’image poétique devait résulter de cet approchement inhabituel des mots, de même que l’énoncé d’un seul mot ou d’un son pouvait suffire à le créer. (oc v,  p. 238-239)

Mais il existe une autre forme de collage dans les Vingt-cinq poèmes : des bribes de vers issus des Centuries de Nostradamus sont intégrées dans plusieurs poèmes. Marcel Janco a raconté[31] le choc provoqué sur les dadaïstes par cette poésie obscure, abstraite, mais très expressive et propice à l’invention d’une langue nouvelle. D’où le plagiat, c’est à dire la citation non référencée, ce type de collage qui n’est pas un ajout à une forme déjà construite, comme chez les cubistes, mais « crée sa propre plastique »[32]. Gordon Browning a étudié de très près ces emprunts[33]. Au moins cinq des Vingt-cinq poèmes utilisent ce procédé : « Droguerie conscience », « Amer aile soir » et les trois « Complaintes ». Dans « La complainte de mon obscurité trois », G. Browning a identifié plusieurs bribes de quatrains des Centuries (ci-dessous en caractères gras) et tenté d’interpréter leur utilisation. Le début du texte, nous dit-il, est clair, fondé sur des jeux d’obscurité progressive (au sens physique du terme) : crépuscule, lumière tamisée (chez nous les fleurs des pendules s’allument et les plumes encerclent la clarté), puis sur la complainte (mon fils / mon fils), puis sur le thème de la dégénérescence physique du poète et de son néant (nous sommes trop maigres), jusqu’à ce vers : « cristaux points sans force feu brûlée la basilique (Centuries, VIII, II),

À partir de cette évocation de châtiment biblique, le poème hésite entre déchéance et ascension, ambivalence structurante des trois complaintes, avant de réintroduire trois derniers vers « obscurs » issus de Nostradamus :

Vers le nord par son fruit double
Comme la chair crue
Faim feu sans (VIII, 18, VIII, 17)

La « Complainte un », enrichie de tels fragments, a une tonalité manifestement biblique : 

les aigles de neige viendront nourrir le rocher
où l’argile profonde changera en lait
et le lait troublera la nuit les chaînes sonneront
la nuit composera des chaînes (…)
le sceptre au milieu parmi les branches

Le fer changé en vin et en sel y est une référence fondamentale, qu’on trouve aussi dans le vingt-sixième poème de 1946, « Le sel et le vin », alors inédit mais plus ancien, tissé de fragments des Centuries.

L’observation des collages empruntés à Nostradamus dans « Droguerie conscience » a permis à G. Browning d’expliciter la persistante notion d’obscurité, grâce à la comparaison avec une variante de publication en revue, reprise d’un ancien poème roumain et contenant ce vers :

il faisait tellement obscur que les paroles étaient lumière

L’obscurité des Vingt-cinq poèmes serait en fait à interpréter comme lumière aveuglante, nous dit G. Browning, mais aussi Tzara dans sa « Note sur la poésie » envoyée avec le manuscrit des Vingt-cinq poèmes :

L’obscurité est productive si elle est lumière tellement blanche et pure que nos prochains en
sont aveuglés. De leur lumière, en avant, commence la nôtre. Leur lumière est pour nous,
dans la brume, la danse microscopique et infiniment serrée des éléments de l’ombre en
fermentation imprécise. N’est-elle pas dense et sûre la matière      dans sa pureté ?

Browning conclut que le plagiat, qu’il soit collage de vers écrits par d’autres ou tirage au sort des mots dans le journal, est constitutif du travail de négation inhérent à la création dada. Cette technique, qui remonte à Lautréamont, passera par Guy Debord et fera, comme on le sait, les délices de la postmodernité…

La production des images 

 Une déconstruction au service d’un imaginaire

Les Vingt-cinq poèmes forment un tissu composite de lettres, de mots, de syntagmes, de petites séquences, de tons, de styles, de lieux, de temporalités. De façon plus large, la déconstruction s’applique aux images. Dans chaque poème on observe des petites séquences discontinues, des morceaux d’imaginaires grossièrement assemblés : c’est la « haute couture », qui en 1919 est le titre d’un poème de Tzara écrit avec Picabia[34]. Ce passage de « Mouvement » en fournit un bel échantillon :

que je sois dieu sans importance ou colibri
ou bien le phœtus [sic] de ma servante en souffrance
ou bien tailleur explosion couleur loutre
robe de cascade circulaire chevelure intérieure lettre qu’on reçoit à l’hôpital longue très longue
lettre
quand tu peignes consciencieusement tes intestins ta chevelure intérieure
tu es pour moi insignifiant comme un faux-passeport
les ramoneurs sons [sic] bleus à midi
aboiement de ma dernière clarté se précipite dans le gouffre de médicaments verdis ma chère   mon parapluie
tes yeux sont clos les poumons aussi

du jet-d’eau on entend le pipi
les ramoneurs

La poésie de Tzara est cosmique : elle nous promène aux quatre coins du cosmos, « passant des cimes éthérées aux profondeurs minérales, de l’ombre à la lumière, du tourbillon à l’immobilité » (H. Béhar, OC I, p. 646). Mais en même temps, de cosmique en cosmopolite, cette poésie « discrépante » (H. Béhar), hétérogène, fait entendre différents imaginaires européens. Les études de vocabulaire entreprises systématique­ment, voire statistiquement, par Marie Anne Caws ou Marguerire Bonnet, permettent ainsi d’identifier un imaginaire dynamique proche du futurisme en peinture : impression d’un espace animé de mouvements ascensionnels ou concentriques, univers en rotation, en proie au vertige, aux métamorphoses des matières (liquéfaction, cristallisation), des couleurs, des lumières, des figures. Outre les poèmes publiés en revues futuristes, la série des « Complaintes » utilise abondamment les tourbillons, spirales, ou jaillissements ascensionnels :

froid tourbillon zigzag de sang (…)
les souvenirs en spirales rouges brûlent le cerveau (…)
tour de lumière la roue féconde des fourmis bleues (…)
les paratonnerres qui se groupent en araignées (…)

Quelques visions sont empruntées aux mythes urbains futuristes, à ses sensations électriques, ses distractions, filées dans des notations empruntées à la nature :

les jets d’eau agrandiront les usines
   (« Droguerie conscience »)

Je téléphone ailes et tranquillité d’un instant de limite construire en colonnes de sel : des
lampes de nuage neige et lampions de musique zigzag proportions anneaux monts de jaune
jaune  jaune jaune o l’âme qui siffla la strophe du tuyau jauni en sueur d’encensoir
   (« Amer aile soir »)

La guerre ou la vitesse, qui constituent les thèmes mimétiques de la nouvelle poésie selon Marinetti, sont chez Tzara des forces en action qui combinent allitérations et images :

concentration intérieure craquement des mots qui crèvent crépitent les décharges électriques des gymnotes l’eau qui
se déchire
quand les chevaux traversent les accouplements lacustres
toutes les armoires craquent

la guerre

là-bas   (« Sainte »)

Sur la vitesse Tzara écrit dans sa « Note sur la poésie », jointe au manuscrit adressé à Doucet et susceptible de devenir la préface du recueil :

Le poème pousse ou creuse le cratère, se tait, tue, ou crie le long des degrés accélérés de la
vitesse.

Ce qui est emprunté spécifiquement à l’expressionnisme

Cet imaginaire futuriste se confond parfois avec l’imaginaire expressionniste, pessimiste et morbide, et plus fréquemment représenté. La proximité entre le symbolisme de Rimbaud, Laforgue, Maeterlinck ou Verhaeren, inspirateurs reconnus de Tzara dès la Roumanie, et l’expressionnisme, a été démontrée, notamment par J.M. Palmier[35]. Les atmosphères de décomposition ou d’apocalypse, propres aux écrivains de ce mouvement (G. Benn, G. Heym, E. Lasker-Schüler, G. Trakl) et récurrentes dans les Premiers poèmes roumains de Tzara, sont  omniprésentes dans les textes de Zurich, à commencer par La Première Aventure et Le Manifeste, qui utilisent les images du messianisme apocalyptique :

Nous (…) préparons le grand spectacle du désastre, l’incendie, la décomposition. [Manifeste Dada 1918] 

M. Bonnet a répertorié les motifs expressionnistes dans Vingt-cinq poèmes et De nos oiseaux[36]: visions d’apocalypse, corps mutilés ou morcelés, monstres ou créatures hybrides, parturitions douloureuses, idées de pourrissement, distorsion des formes, phénomènes de synesthésie inquiétants. Les couleurs (une palette bleu, jaune, vert, rouge) se décomposent. Dans « Froid Jaune » de 1915, des synesthésies perturbées s’associent à des sensations olfactives désagréables, à la putréfaction (« ordure verdie vibrante »), à des lumières confuses (« sous les crépuscules tordus »), à des sensations morbides («piéton fiévreux et pourri et »). Les évocations d’embrasement, de nature en flammes, de guerre ou d’apocalypse, parcourent « Le géant blanc lépreux du paysage » et traversent « Amer aile soir » ou « Soleil nuit ». Les allusions à des menaces ou au châtiment divin se répandent dans « La grande complainte de mon obscurité trois », « Sage dans deux », « Petite ville en Sibérie ».

Le motif du morcellement « organe après organe » (mis en scène dans Le Cœur à gaz en 1921, dont les personnages se nomment Œil, Bouche, Nez, Oreille) est un des plus représenté, l’œil occupant une place prépondérante, mais aussi la bouche, le nez, les dents,

o le nouveau né qui se transforme en pierre de granit qui devient trop dur et trop lourd pour sa mère
   (« Sainte »)

les ressorts du cerveau sont des lézards jaunis qui se liquéfient
(« La grande complainte de mon obscurité deux »)

nous sommes trop maigres
nous n’avons pas de bouche
nos jambes sont raides et s’entrechoquent
(« La grande complainte de mon obscurité trois »)

des cœurs  et des yeux roulent dans ma bouche
(« Petite ville en Sibérie »)

Si le thème expressionniste du cauchemar urbain y est peu fréquent, quelques visions  s’y rattachent néanmoins :

les ponts déchirent ton pauvre corps est très grand voir ces ciseaux
   (« Verre traverser paisible »)

Surréalité avant l’heure 

Cette puissance imaginaire explique que ce recueil ait été, selon l’expression d’Aragon, à l’origine du « plus grand trauma poétique » qu’il ait ressenti, comme aussi  Breton, Soupault, Eluard. Au-delà du brassage des imaginaires simultanéiste, futuriste et expressionniste, la poésie donne libre cours au surréel. Les images des Ving-cinq poèmes sont à rapprocher de la définition du beau selon Lautréamont : G. E. Clancier commentant la réédition des Vingt-cinq poèmes en 1947 écrit :

de ce court-circuit à la Lautréamont naît l’étincelle violente, accusatrice de l’image (OC I, p. 648)

Comment ne pas songer aussi à la définition de l’image selon Reverdy, citée par Breton dans le Manifeste de 1924 ?

L’image est une création pure de l’esprit.
Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.
Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera
forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique.

Le hasard objectif veut que cette définition de Reverdy parue dans Nord-Sud (mars 1918) soit proche chronologiquement de celle de Tzara dans sa « Note sur la Poésie » (mars 1917) envoyée à Doucet : il y parle « des éléments (qui) seront pris dans des sphères différentes et éloignées ». Là où Marinetti proposait des analogies univoques, les Vingt-cinq Poèmes proposent des images qu’on peut qualifier, sans craindre l’anachronisme, de surréalistes :

tu portes, clouées sur tes cicatrices des proverbes lunaires
lune tannée déploie sur les horizons ton diaphragme
   (« Retraite »)

acide qui ne brûle pas à la manière des panthères dans les cages
   (« La grande complainte de mon obscurité deux »)

Un groupe de poèmes de 1917 (« Le dompteur de lion se souvient », « Remarques », « Printemps », dédié à Arp, « Saut blanc cristal », à Janco) puisent dans une inspiration plus apaisée, lumineuse, sentimentale, et reflètent l’esthétique des amis peintres. Ces textes, que H. Béhar appelle « chants de la vision colorée » ou « transpositions d’art » (OC1, p. 644) n’en sont pas moins investis de cet onirisme surréel :

regarde moi et sois couleur
plus tard
ton rire mange soleil pour lièvres pour caméléons
   (« Le dompteur de lions »)

 

une rose des vents avec tes doigts aux beaux ongles
le tonnerre dans des plumes voir (…)
les petits éclats de verreries dans le ventre des cerfs en fuite   (« Printemps »)

 

voir jaune couler
ton cœur est un œil dans la boîte en caoutchouc
coller à un collier d’yeux
coller des timbres-postes sur tes yeux (…)
(« Saut blanc cristal »)

La visualité de la page : l’esthétique constructive

Je ne peux terminer sans une allusion à l’édition du recueil, puisque Tzara, éditeur de sa propre poésie[37] en 1918 et plus tard, avec la complicité des plasticiens, ici Arp, a fait de ce recueil de la collection dada, republié récemment en fac-simile par les éditions Dilecta, un objet d’art total particulièrement réussi.

Tous les procédés de déconstruction que j’ai énoncés y contrastent intensément avec la composition typographique, en colonnes étroites, presque massives, qui semble contredire le principe de déstructuration ou la dette visuelle aux mots en liberté. Rien à voir avec la sensation de dispersion sur les pages des revues dans lesquelles ces poèmes ont été publiés. Pourtant il n’y a pas de contradiction si l’on se réfère à la façon dont Tzara lui-même dans son Manifeste, a qualifié l’œuvre d’art parfaite, incarnée par ses artistes amis des Lampisteries :

Absolu en pureté de chaos cosmique et ordonné…
(Manifeste Dada 1918)

Dans les « Notes sur la peinture » de 1917-1918 (OC I, p. 553-559), consacrées aux peintres de la modernité, on constate que la simplicité abstraite organique  joue un rôle privilégié. Dans l’article sur Janco, Tzara écrit :

[L’artiste abstrait] porte sur la toile un organisme qui vit, qui a son équilibre, qui est achevé
comme un protozoaire et comme un éléphant. 

Dans la note 12 sur la poésie nègre (Sic, novembre 1918), le travail créateur apparaît comme l’aboutissement d’un dialogue constant entre le chaos et l’ordre, le désordre et la construction :

On crée un organisme quand les éléments sont prêts à la vie.

Tzara et Arp ont parfaitement réussi cette l’alliance dans les Vingt-cinq poèmes. Il faudrait certes connaître la part des contraintes éditoriales de J. Heuberger pour avoir une vision d’ensemble des choix opérés. Mais, quoi qu’il en soit, l’ordre organique de la composition confère aux poèmes une affinité avec la poésie spatialisée de Reverdy. Là encore cependant Tzara subvertit un style existant par l’inégalité des brisures. En tout cas la page y est très différente de ce qu’elle est en revues, où les concessions à la visualité futuriste dominent souvent.

Les bois de Arp jouent une rôle majeur dans cet organisme vivant. Il ont été interprétés diversement selon les critiques : flammes, calamars, crabes ou figures humaines[38]. D. Leuwers y voit de « noirs idéogrammes », « libres comme des taches », qui « rejoignent les signes élémentaires de la poésie de Tzara ». Tzara en 1927 rendra hommage à l’« alphabet idéographique » du peintre :

Et nous déchiffrons l’histoire nucléaire qui dans chaque variation contient l’immense image du
monde,
aussi
facilement que son esprit marqua les traces de son passage
sur la feuille de
papier.[39]

Conclusion

Les Vingt-cinq poèmes sont un manifeste poétique et résonnent en écho aux expérimentations dada, sur fond de métissage des courants de la modernité européenne :

*par leur dimension performative d’abord, théorisée dans le Manifeste Dada 1918, introduisant une esthétique du rythme, du cri et de la scène, issue du futurisme et de l’expressionnisme.

*par l’introduction dans le tissu poétique de recherches liées au langage : le phonétisme abstrait témoigne de la complicité de Tzara avec les peintres, le son nègre est au service de la spontanéité primitive dada, le polyglottisme au service de la revendication cosmopolite.

*par une esthétique du contraste, de la provocation, du heurt, de l’ellipse, au service d’une « langue heurtée, rocailleuse, abstractions prenant corps sous le fouet d’images concrètes, langue toujours portée à la plus haute intensité, à hurler dans la tempête pour dominer les vents furieux », fondée sur « un mélange de vocables, de langues et d’énonciations destinés à déstabiliser la parole » (Noël Arnaud).

*par la déconstruction de la syntaxe, la désarticulation des formes. Tzara est ici à l’origine de toute une tradition du déconstruire / construire dans laquelle puiseront A. Ginsberg, W. Burroughs, B. Gysin et les artistes du «cut up ». Tzara cherche à « atteindre la poésie par la destruction du poème » (G.E. Clancier), comme Isou, Godard ou Debord tueront le cinéma en faisant des films.

*par la puissance onirique, surréelle,  expression  d’une totalité créatrice ouverte, d’un chaos qui « n’est pas un état informe, ou un mélange confus et inerte, mais plutôt le lieu d’un devenir plastique et dynamique »[40], un chaosmos » selon le mot-valise fabriqué par Joyce dans Finnegans Wake, exprimant à la fois le chaos et le monde ordonné (cosmos en grec).


[1]. François Orsini, « Expressionnisme allemand et Futurisme italien», Germanica n° 10, 1992, p. 11-34.

[2]. « Droguerie conscience », « La grande complainte de mon obscurité un », « Mouvement », « Le Géant blanc lépreux du paysage », « Retraite », « Froid Jaune », « Amer aile soir », « Pélamide », « Sainte », publiés dans les revues Cronache letterarie, Le Pagine, Crociere barbare, Noi, Procelleria, La Diana.

[3]. « La grande complainte de mon obscurité deux », « Verre traverser paisible », « La grande complainte de mon obscurité trois », « Petite ville en Sibérie », « Retraite », « Danse caoutchouc verre ».

[4]. Pour des détails sur le « cubisme littéraire », voir M. Sanouillet, Dada à Paris, Paris, Flammarion, 1992, p. 71 et sq.

[5]. « Pays voir blanc », « Saut blanc cristal », « Printemps », en juillet et décembre.

[6]. « Le dompteur de lions se souvient », « Gare », « Soleil nuit », « Sage danse mars », « Instant notre frère ».

[7]. « Sage danse deux », « Moi touche-moi touche-moi seulement », « Remarques, « Le sel et le vin ».

[8]. Œuvres complètes de Tristan Tzara, éd. établie par H. Béhar, Paris, Flammarion, T. I à VI, 1975-1991.

[9]. Voir G. Lista, « Encore sur Tzara et le futurisme », Les Lettres Nouvelles, déc. 74-janv. 75.

[10]. Il parle de ses « relations avec ce peuple trop enthousiaste » et se présente comme celui qui a subi passivement leur influence (« Je fus bombardé de lettres de toutes les contrées d’Italie »).

[11]. Avant son départ de Bucarest en 1915, Tzara poète symboliste, mais déjà passionné par la modernité européenne, avait sollicité Marinetti dans l’idée de réaliser une anthologie poétique.

[12]. Les liens de Tzara avec l’Italie sont détaillés par G. Lista, art. cité.

[13]. La Chronique Zurichoise 1915-1919, publiée en partie sous le titre Chronique Zurich dans Dada 4-5 en 1919, est reprise dans Dada Almanach (1920), OC I, p. 562-563.

[14]. F. Orsini dans « Expressionnisme allemand et Futurisme italien », art. cité, montre que l’expressionnisme et le futurisme, qu’on a cherché souvent à différencier, sont des mouvements parfois très proches, y compris dans les techniques d’écriture, parce que le futurisme a été fortement promu en Allemagne par le Sturm. Sur tous ces aspects, voir aussi Lionel Richard, D’une apocalypse à l’autre.

[15]. Pour plus de précisions, voir le chapitre « Dada et l’expressionnisme » de S. Fauchereau, Expressionnisme, Dada, Surréalisme et autres ismes, Denoël, 1976, p. 215-245.

[16]. Noël Arnaud, « Tristan Tzara », Encyclopædia Universalis.

[17]. W. Benjamin, Œuvres III, Gallimard, folio essais, 2000, p. 308-309.

[18]. Voir l’ouvrage essentiel de J.-C. Blachère, Le Modèle nègre : aspects littéraires du mythe primitiviste au XXe siècle, Dakar, NEA, 1981.

[19]. Vasile Maruta, « L’expression de la poésie roumaine dans la création de Tristan Tzara », Présence de la Roumanie en France, en Italie : Colloque international franco-italo-roumain, 9-10-11 mai 1984, UFR d’italien et de roumain, Université de Paris III, (1986), p. 25-42.

[20]. Vasile Maruta, La poésie et le théâtre Dada de Tristan Tzara : continuité d’inspiration et rupture, Université Strasbourg II, Littérature française et comparée, 1989, p. 427.

[21]. « Poème phonétique », Courrier Dada, 1956. Hausmann produit des poèmes à lettres dès 1918, prolongeant une tradition bien antérieure à Dada comme il le rappelle lui-même. Ces techniques en Allemagne remontent à Paul Scheerbart, auteur en 1897 d’un poème phonétique, Kikakokú! Ekoraláps, et à Christian Morgenstern qui signe en 1905 « Le Grand Lalula » (Kroklokwafzi? Semememi!
etc.).

[22]. Ball écrit à la date du 23 juin 1916 de son journal : « J’ai inventé un nouveau genre de poésie, la ‘‘poésie sans mots’’ ou poésie phonétique ».

[23]. « Voir « Dune » (Marinetti) dans Cabaret Voltaire (1916) ou « Addioooo » (Francesco Cangiullo). Dans « Dune » on lit : « tlac tlac cic-cioc », « aih aiiiiii aiiiiii fuuuuut » « karazuc zuc zuc », etc. ; dans Cangiullo : « tta tta ttatatatata », « fiiiiiischiando etc.. Les poèmes phonétiques « à crier et à danser » de P. Albert-Birot annoncent le lettrisme et la poésie sonore. Lui aussi figure dans les pages des revues zurichoises : « Rasoir mécanique » est émaillé d’onomatopées (des séries de « AN AN AN » etc., de « IIIIII » etc., de POUH POUH etc.) et produit un vers en rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr comme dans « Le géant blanc ». On retrouve encore les onomatopées de P. Albert-Birot dans Dada 3 et Dada 4-5 (« Crayon bleu »), revues pourtant différentes des premiers numéros de Dada.

[24]. Il s’agit en fait d’un poème maori publié dans Dada Almanach en 1920, OC I, p. 454-455, que Tzara essaya de faire passer pour un poème abstrait ; voir les explications de H. Béhar, ibid., p. 717.

[25]. Voir le « Manifeste technique de la littérature futuriste » (1912), in G. Lista, Futurisme : manifestes, proclamations, documents, L’Age d’homme, 1973, p. 133-134.

[26]. Michel Murat, « Vers et discours poétique chez Tzara et Breton », Chassé-croisé Tzara-Breton, Mélusine n° XVII, Lausanne, L’Age d’Homme, 1997, p. 253-274.

[27]. Voir H. Béhar , « Dada comme combinatoire nouvelle », in Littéruptures, Lausanne, L’Age d’Homme, 1988, p. 109-118.

[28]. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Editions de Minuit. 1972.

[29]. « Petite note sur les collage chez Tristan Tzara et ce qui s’en suit », in Les Collages, Hermann, 1965, p. 149-157.

[30]. Courrier Dada, Allia, 2004, p. 167.

[31]. « Dada créateur », Monographie d’un mouvement, Verkauf et Niggli, 1957, p. 35

[32]. H. Béhar, Le Théâtre dada et surréaliste, Idées/ Gallimard, 1979, p. 209-210.

[33]. G. Browning, Tristan Tzara, Europe, n° 555-556, juillet-août 1975, p. 213.

[34]. « Haute couture », texte imprimé à deux mains, tête bêche, dans le n° 8 de 391.

[35]. J.-M. Palmier, « Visions d’apocalypse », L’Expressionnisme et les arts, Tome 1, Portrait d’une génération, Payot, 1979, p. 281-304.

[36]. Des détails sur cette étude se trouvent dans une notice de H. Béhar, OC I, p. 645-646.

[37]. Voir Hélène Besnier, « Les livres illustrés de Tzara », in Tristan Tzara l’homme approximatif, Catalogue des Musées de la Ville de Strasbourg, p. 175-189.

[38]. Pour D. Leuwers ce sont des flammes, in « Tzara critique d’art », revue Europe, op. cit., p. 217 ; pour G. Hugnet « les taches du jamais vu, [qui] ne se rattachent à aucun style, à aucune école ». L’Aventure dada, Paris, Galerie de l’Institut, 1957, p. 28 ; pour Perez Jorba, la « vivante assimilation des polypes des calamars et des crabes à des gestes humains et à des figures humaines », OC 1, p. 648.

[39]. Article « Arp », Les Feuilles libres, 1927, OC IV, Le Pouvoir des images, p. 415.

[40]. Manola Antonioli, « Chaoïde », in Le vocabulaire de Gilles Deleuze, Les Cahiers de Noesis n°3, 2003, p. 55.