MÉLUSINE

Lecture de Grains et issues

3 décembre 2015

Grains et issues, du recueil « divers-cosmique » à l’épopée épistémologique[1]

Tristan Tzara ? illisible. C’est sur ce premier jugement en forme de décret, de mise à l’index que j’aimerais commencer, tout simplement parce que j’ai choisi cette année de mettre au programme de l’un de mes cours Grains et issues et qu’en adoptant le point de vue de l’étudiant de troisième année, j’ai craint que le destin du recueil soit moins d’être rangé parmi les bizarreries de la littérature, que d’être rangé tout court. Sans avoir été lu… Non pas difficile, mais impossible à lire. Une rapide consultation des bases bibliographiques confirme la chose : 11 thèses soutenues sur Tzara depuis plus de 40 ans (1972) et 2 en préparation dont l’une assez généraliste sur la poésie dadaïste. Le corpus critique reste peu fourni et surtout, chacun d’entre nous l’aura peut-être remarqué, la critique anglo-saxonne s’est bien davantage intéressée à l’œuvre de Tzara que la critique francophone. Sans doute ce déséquilibre s’explique-t-il par le meilleur accueil qui fut réservé au mouvement Dada, en particulier dans le champ de l’art, aux États-Unis[2], au moment où il était rejeté en France. L’enjeu pour moi n’est pas de me livrer ici à une analyse de la fortune critique de l’œuvre de Tzara, bien que ce soit aussi une manière pour nous, qui nous réunissons aujourd’hui pour parler de quelques recueils, de faire œuvre de résistance — résistance non pas civique (et encore…), mais critique.

Si l’œuvre de Tzara est illisible aujourd’hui, il ne semble pas que ce soit d’avoir été arrachée à son terreau culturel d’origine — les années trente — ni qu’elle souffre de quelques inactualité en ce début du XXIe siècle où « l’angoisse de vivre » pas plus que le « rêve » ne sauraient être considérés comme les concepts un peu poussiéreux d’une psychanalyse datée, à la manière par exemple dont peuvent l’être les « esprits animaux » pour la médecine moderne. Dès sa publication en 1935, rappelons-le, la réception se plaint d’une difficulté de lecture ou manifeste, à tout le moins, un agacement et ce, autant devant les idées développées que devant les choix formels ou l’écriture du poète. André Rolland de Renéville exprime son malaise devant la forme même du recueil, ce « genre hybride et déconcertant » qui voit se succéder une utopie, des récits de rêve, des considérations sur la mémoire et l’amour entrecoupées de passages versifiés et Gaston Derycke dans les Cahiers du Sud vitupère contre l’usage du jargon freudien et résume le style de Tzara par la caricature, en retournant la phrase de Lautréamont contre son admirateur : « tics, tics et tics ! ».

Je me suis donc interrogée sur les raisons de cette illisibilité, replongée moi-même dans cette écriture avec laquelle il faut sans cesse en découdre, une écriture qui à force d’épouser la pensée imagée, le penser non-dirigé ou pour le dire autrement, «le décousu du rêve », sature les capacités cognitives du lecteur ; une écriture qui pourtant, à l’inverse, cherche à suturer ce que la culture, l’habitude et la langue ont au contraire « minutieusement séparé » et finit par provoquer un effet de sidération, revers peut-être de la détestation.

Or, c’est un peu par hasard que je suis tombée sur ces lignes de Christian Prigent en préambule d’un essai de 1996, Une erreur de la nature :

Je suis de ces écrivains qu’on dit difficiles, voire illisibles. Ce n’est pas être en mauvaise compagnie. Compagnie disparate d’ailleurs. On y trouve aussi bien Pétrarque […] que Tristan Tzara (qui voulait faire « des œuvres fortes, droites, à jamais incomprises »).

Et Prigent de citer ensuite Rabelais, Rimbaud et Ducasse, les dadaïstes, Péret ou Cravan. Ainsi Tristan Tzara apparaît-il en deuxième position dans cette anthologie de l’illisible qui, comme l’Anthologie de l’humour noir de Breton, permet au poète de se constituer une famille, sinon un foyer et de s’y faire une place. On aura reconnu au passage une phrase du Manifeste Dada 1918 qu’il peut être intéressant de regarder avant d’entrer dans le vif du sujet.

L’art est une choses privée, l’artiste le fait pour lui ; une œuvre compréhensible est produit de journaliste » […] et l’on songe ici bien évidemment à « l’universel reportage » de Mallarmé fait avec « les mots de la tribu ». L’auteur, l’artiste loué par les journaux, constate la compréhension de son œuvre : misérable doublure d’un manteau à utilité publique ; haillons qui couvrent la brutalité, pissat collaborant à la chaleur d’un animal qui couve les bas instincts.

C’est alors, une fois déclarée l’expulsion du « penchant pleurnichard », que Tzara déclare : « Il nous faut des œuvres fortes, droites, précises et à jamais incomprises. La logique est une complication. La logique est toujours fausse. » Quoiqu’il s’agisse là du mot d’ordre de celui qu’on a définitivement figé dans son costume d’« inventeur de la révolution dada » ou encore dans sa tenue de « dompteur (des acrobates) », Grains et issues, écrit quinze ans plus tard, témoigne encore paradoxalement des mêmes refus, au moment même où Tzara entreprend pourtant de s’expliquer, de se livrer à un effort de théorisation et s’autorise en partie la confession lyrique. Grains et issues (désormais abrégé G&I) est-il donc de ces « œuvres fortes » et « à jamais incomprises » telles que les réclamait le Manifeste dada ? c’est à cette question que j’aimerais essayer de répondre en examinant quelques aspects du recueil.

Comment comprendre en effet que l’homme — si fermement engagé à transformer la société par les pouvoirs de la poésie, à penser simultanément l’homme (biologique, psychique, social) et le monde — ait pu choisir une forme qui suspend l’échange, le diffère ou le menace par la manière dont elle embrasse tous les genres, tous les savoirs et combine les discours ? La question de la lisibilité du recueil rejoint, on le voit, la question de l’unité du recueil. Le titre est à cet égard programmatique ou révélateur d’une volonté de ne pas choisir : tandis que les auteurs des Champs magnétiques donnaient congé à la littérature en se présentant comme les fournisseurs en « Bois et Charbons », spécialistes en combustibles, que l’Aragon du Traité du style se présentait en « bijoutier des matières déchues », en « sertisseur des déchets sans emploi », demandant aux bluteurs la paille, tandis que Tzara lui-même envisageait dans son « Essai sur la situation de la poésie », en 1931, de « séparer le bon charbon du mâchefer » en matière de poésie, il ne saurait être question de privilégier cette fois le fruit à l’enveloppe, le grain de blé au son grossier. Il est significatif, de ce point de vue, que le mot « résidu » soit employé pas moins de 15 fois dans le recueil : résidu irrationnel, résidu de désirs, résidu irréductible de la poésie, résidu d’homme ou de rêve. Or ces résidus ne cessent de se mélanger, il y a «enchevêtrement », « interpénétration », action réciproque. L’élément lyrique et l’élément logique sont d’emblée considérés comme des « matières interchangeables».

De ce refus de choisir entre penser non dirigé et penser dirigé, qui justifie que le lecteur soit confronté à toute une gamme de produits plus ou moins raffinés, à divers mélanges, résulte une œuvre-monde, totalisante, qui ne cesse donc de menacer ses conditions de lisibilité. Si le but était de consigner scrupuleusement les impressions de réveil d’un côté, mais d’exposer, de l’autre côté, une conception nouvelle, dialectique, de la poésie, on se demande quelle forme pouvait à la fois satisfaire la volonté de ne pas trahir le scrupule de l’archiviste et la volonté de convaincre du théoricien. La notion de cosmique, utilisée à plusieurs reprises dans les années vingt dans le discours critique du poète, fournit peut-être une partie de la réponse et nous permettra de mieux appréhender ce recueil, à vocation universelle, qui prolonge à de nombreux égards L’Homme approximatif. C’est au sujet de l’œuvre de Reverdy et du trio Rimbaud, Lautrémont, Jarry que Tzara emploie la notion de cosmique ou de « cosmique-divers ». Voici ce qu’il en dit : tout d’abord le cosmique consiste à « donner une importance égale à chaque objet, être, matériau, organisme de l’univers », ensuite à « grouper » autour de l’homme les « êtres, les objets », enfin la diversité cosmique serait selon Tzara « le suprême pouvoir d’exprimer l’inexplicable simultanément, sans discussion logique précédente, par sévère et intuitive nécessité» (Lampisteries, OC I, 398-399).

C’est donc à la lumière conjointe de l’illisible et du cosmique que l’on pourrait essayer de lire aujourd’hui G&I, en essayant de voir si la relation critique n’est pas commandée précisément par une œuvre cosmique qui donne « une importance égale à chaque objet, être, matériau, organisme de l’univers », une œuvre qui laisse se « manifester simultanément » tous les éléments et, jusque dans la syntaxe elle-même (Lampisteries, OC I, 400). L’hypothèse que je ferai est que, de l’épopée de l’Homme approximatif à G&I, la tentation de l’œuvre totale reparaît et s’accroît et ce, bien au-delà de l’anthropologie poétique qui était à l’œuvre dans le recueil de 1931. Avec G&I, on a affaire à une somme encyclopédique, une œuvre-monde, cosmique donc, diverse et ordonnée où, quel que soit l’échelle à laquelle on choisit de l’envisager — échelle des genres, du monde physique ou des mots au sein de la phrase — s’exprime l’ambition de croiser l’ensemble des connaissances et l’ensemble des règnes de la nature. J’organiserai donc mon propos en trois temps qui devraient permettre d’interroger l’unité du recueil sous trois angles : j’envisagerai d’abord la diversité-cosmique des genres à l’œuvre dans le recueil, puis l’homme nouveau qui apparaît comme un homme-paysage ou un homme-macrocosme et enfin la phrase, «diverse-cosmique », dont on pourrait dire ce que Tzara disait de l’œuvre de Reverdy, qu’elle est un « radiateur de vibrations [dont] les images […] se déchargent dans tous les sens » (Lampisteries, OC1, 398)

La saturation des genres et des discours : une poétique du mélange et de l’interpénétration

Commençons par rappeler ce qui fait l’originalité du recueil et que Tzara revendique lui-même dans le « Prière d’insérer ». Dans une longue période, qui marque comme on le sait le style du poète, après s’être dégagé de toutes les normes supposées d’une œuvre surréaliste (Breton rappellera longtemps qu’il n’y pas de criterium de l’œuvre surréaliste), Tzara affirme : « l’auteur essaie dans cet ouvrage, sous une forme poétique, narrative et théorique, de dégager les données de quelques problèmes tels qu’ils se posent aujourd’hui à l’ensemble de la jeune génération » (OC III, 511-512). Le mélange des genres est alors nettement formulé voire revendiqué, comme la meilleure façon de traduire l’interpénétration des pensers dirigé et non dirigé qui s’exprime à travers l’alternance de ce que Tzara appelle des « rêves expérimentaux » et des « contes philosophiques ». Au sein du surréalisme, une telle œuvre apparaît comme un hapax et on pourrait même se demander si Grains et issues peut être comparé à quoi que ce soit[3]. Pourquoi ? On sait que Poisson soluble, versant pratique et poétique du Manifeste théorique était censé constituer un seul ensemble, mais force est de constater que les deux œuvres furent publiées séparément, accentuant peut-être le caractère littéraire des historiettes qui avaient pour vocation d’illustrer la démarche expérimentale décrite dans le Manifeste.

L’Immaculée conception publiée en 1930 avait sans doute marqué un tournant. On y voyait se développer une anthropologie polémique sous une forme inédite : «L’Homme » (1ère section) relevait de l’automatisme, la série des « Possessions » et les différents essais de simulation des pathologies, relevait d’une démarche expérimentale qui cherchait à réhabiliter par les discours déviants les instincts primitifs, tandis que les « Médiations » obéissaient à la technique du collage et à certains procédés automatiques. Nulle trace cependant des parleurs, Éluard et Breton, dans cette œuvre, nulle confession assumée sur le sens de leur démarche à l’exclusion de la préface des « Possessions ».

Dans cette préface, Breton et Éluard avouaient avoir « pris conscience, en [eux], de ressources jusqu’alors insoupçonnables » en adhérant provisoirement à un discours pathologique, autrement dit à un procédé. Dans Grains et issues, le mélange des genres est tout autre et ne se réduit pas à l’usage d’une série de procédés, de pastiches ou de collages parce que l’anthropologie qui s’y déploie hérite de la veine épique explorée déjà dans L’Homme approximatif.

Aussi schématique qu’elle puisse paraître à première vue, la bipartition de Grains et issues en un « rêve expérimental » et une série de notes théoriques — bipartition qui semble relever bien davantage de la philosophie, Le Songe de Kepler est constitué d’une partie fictionnelle et d’une série de notes savantes — cette combinaison reste inédite dans le corpus surréaliste d’autant plus qu’elle est compliquée dans la première partie d’allers et retours incessants entre le récit et le discours, la poésie et l’essai, un entrelacement auquel les grandes proses lyriques de Breton restent tout à fait étrangères. C’est peut-être le lieu et le moment de le dire, les grandes proses lyriques de Breton sont ce que la littérature française connaît finalement de plus classique : longues périodes parfaitement balancées, références à la culture savante (il y a Fantômas, Chéri Bibi, Mac Sennett, mais il y a aussi Thésée, Vinci, Lewis Carroll, Rimbaud, le père Enfantin…). Quand Breton, dans Les Vases communicants, dans L’Amour fou ou Arcane 17 théorise le surréalisme, énonce un programme de libération de l’homme, en s’émouvant devant Paris qui s’éveille (Les Vases communicants) ou devant un champ de sensitives sur l’île de Ténérife (L’Amour fou), c’est toujours dans un style parfaitement concerté qui coexiste avec le versant expérimental, mais ne se mélange jamais avec lui : de ce côté-là, les vases communiquent peu.

Au contraire Tzara ne craint jamais de trop embrasser : on trouve ainsi successivement ou alternativement dans le recueil : une utopie, un nouveau traité de prosodie, un récit de rêve, un apologue (l’apologue du lézard), un poème, un essai et à défaut d’une épopée au sens propre, certains passages épiques. Que l’on change de lunettes pour regarder du côté des formes du discours et la diversité ne sera pas moins grande : celui qui décrit le monde futur enfin réconcilié avec la part nocturne de la conscience parle en tribun, en harangueur ; celui qui raconte son rêve parle en spectateur ignorant et inquiet ; celui qui ausculte son écriture parle en critique et poète ; celui qui fait parler le vent pour condamner l’homme contemporain parle en prophète et celui qui pense les facultés humaines, le langage, la mémoire ou le rêve parle avec les mots du botaniste, du chimiste, de l’artisan ou de l’économiste, qui sont aussi ceux du physicien puisqu’on sait que les effets de levier et les problèmes d’équilibre, de régulation des flux empruntent à la mécanique : (les mots du chimiste) : « Il ne pourrait s’agit de brouiller sa vue grâce à des nébuleuses de brume, mais de dissoudre les objets de la vue dans ce quelque chose d’insupportable, de pertinemment trouble et acide, dans un bain de fondement qui aura saturé, de par son extension, les manières mêmes de la perception […]. Il faudra dresser l’inventaire de tout ce qui, pour chaque secteur, est reconnu comme figurant le meilleur dissolvant. Les armatures de la réalité objective qui semblent résister aux chocs les plus forts ne consistent qu’en filaments de gomme ayant pris les traits particuliers et prolongés d’un échafaudage de métal, quoique, au su des empreintes de glaise, elles soient ourdies par la bouche d’un enfant. » (Des réalités nocturnes…, 65)

(Botaniste/naturaliste) « le poisson suit ondes et traces sans se soucier de l’heure qu’il porte inscrite sur un fronton de glace, toujours la même, toujours bonne et alléchante et qui, sans marquer la distinction entre le rêve et la transparence de l’eau, le mène aussi sur la ligne d’une poussée végétative où chaque passage de la saison dilate l’écorce de l’arbre et insère entre elle et le noyau encore une couche merveilleuse de fibre et de soleil, de ce soleil durci, tanné sous mille pressions égales, fortes et douces, dont l’homme ne connaît plus la volupté » (Des réalités nocturnes …, 33)

(mécanique des fluides): ainsi le récit de rêve laisse un « résidu irrationnel de nature lyrique » qui « déborde du récipient qui lui est assigné, submerge et inonde, […] la base, le fondement, la charpente rationnelle du récit », le rêve est de son côté « qualité d’un dégagement de forces qui, sous l’action d’un levier […] est capable de faire passer d’un état à l’autre certains phénomènes en vue d’une synthèse » (Note I, 101-102)

(physique) : « Ce qui est relativement statique est transformé en relativement dynamique et les facultés inhibitoires du rêve se transmuent en facultés exhibitoires de la poésie. Le rêve et la poésie seraient, sur des plans différents, le même pivot autour duquel les refoulements arriveraient à être objectivés. » (Note V, 130)

Les lecteurs qui découvrent le recueil en 1935 sont tous gênés, je l’ai dit, par l’hybridité du recueil, mais tous, c’est là le plus intéressant, ne sont pas gênés par les mêmes choses. C’est du défaut d’un « point de repère dans cette lourde masse de prose » que souffre André Rolland de Renéville, de ce point de repère qui « permett[rait] [au lecteur] d’accommoder sa pensée, soit à la réflexion discursive, soit aux associations de l’écriture automatique ». De fait, la syntaxe n’est pas toujours un appui solide et Denis de Rougemont va même jusqu’à relever les incorrections qui perturbent la lecture et dont il tire une interprétation psychanalytique. Ce qui est pour André Rolland de Renéville le mérite du surréalisme — « avoir su isoler la pensée inconsciente de la pensée éveillée » (oublierait-il « l’infortune continue de l’automatisme » que reconnaissait Breton dès le Second Manifeste ?) — devient par son impureté (trop de scories et d’issues sans doute) la tare du recueil.

C’est bien le mélange des genres et des discours qui fait problème : certains reprochent au recueil d’être par trop dogmatique et didactique, d’autres lui reprochent la langue choisie pour théoriser la doctrine surréaliste. L’une des meilleures commentatrices du recueil, Micheline Tison-Braun, le qualifie d’ « étrange pot-pourri de libre-association, de textes lyriques […] de méditations et de violences prophétiques » et regrette dans le même temps qu’il s’achève «fâcheusement sur une série de Notes où le poète parle en théoricien » tandis qu’elle renvoie le chapitre initial à la fadeur et la facilité des utopies révolutionnaires. Bref, tout le monde ne retire pas la même farine de son tamis…et il me semble que c’est moins l’abus du vocabulaire marxiste et des concepts freudiens ou jungiens qui rend le texte parfois illisible que la manière dont il est pris dans un réseau d’images, comme nous le verrons avec le statut de la science physique.

Œuvre-monde, Grains et issues l’est à plus d’un titre et j’ai choisi de partir de l’utopie sur laquelle s’ouvre le recueil pour en montrer quelques aspects. Dans le numéro 6 du Surréalisme au service de la Révolution (SASDLR) où paraît le premier chapitre de Grains et Issues justement, on peut lire, quelques pages auparavant, l’enquête intitulée « Sur certaines possibilités d’embellissement irrationnel d’une ville ». C’est l’occasion pour les surréalistes de s’en prendre à la culture monumentale, aux autorités de l’histoire française et de s’exercer à de ludiques expériences d’urbanisme. L’utopie développée par Tzara dans ce premier chapitre s’inscrit pour partie dans cette transformation du monde — de la ville, de l’amour, de l’objet — à laquelle s’exerce les surréalistes dans les revues, les enquêtes, les expositions, autrement dit dans un surréalisme collectif et émancipé de la notion d’œuvre. Notons à cet égard une coïncidence qui mérite peut-être notre attention : c’est Tzara qui ferme la marche dans le dernier numéro de la Révolution surréaliste en 1929 avec le début de L’Homme approximatif, c’est Tzara de nouveau qui ferme la marche dans le dernier numéro du SASDLR, en 1933, avec le début de Grains et issues, comme si chacune des deux revues se refermait sur l’annonce de l’avènement de l’homme nouveau et d’une société à son image.

Cependant, l’utopie que propose Tzara dépasse largement les propositions que l’on peut lire dans les revues par la manière dont elle envisage l’homme dans sa totalité, selon un mode précisément cosmique. À la manière de Charles Fourier, c’est l’ensemble des domaines de la vie qui se trouve transformé : non seulement les conditions de vie avec un nouvel urbanisme, de nouveaux rituels sociaux, mais aussi une logique nouvelle (qui exclue la causalité), des sentiments nouveaux, des besoins physiologiques nouveaux (la faim, le sommeil), un temps nouveau (cosmique et métaphysique) et un rejet de la parole au profit du silence (« la foule aux lèvres cousues »), à peine entrecoupé de chants, cette nouvelle anthropologie étant en quelque sorte le corolaire direct du « reboisement des rêves ». Je voudrais me concentrer sur le traitement qui est réservé au langage, traitement assez complexe. Si, rappelons-le, seuls les « Rescapés de l’Alphabet » auront le droit de lire et d’écrire pour enregistrer les scènes marquantes de l’histoire collective, l’abolition des mots et de la langue parlée qui est réclamée, au nom du surréalisme peut surprendre le lecteur si l’on se souvient que le surréalisme a pour but de « restituer le langage à sa vraie vie »[4] et que Breton écrivait en 1924 « après toi mon beau langage ». C’est donc là un autre facteur de perturbation. On comprend bien ce qui motive Tzara ici : la disparition du langage verbal, langage de l’aliénation, de l’habitude, de la connaissance figée dans les mots et de la soumission aux catégories a priori de la perception aura un effet sur l’action, qui sera ainsi libérée par un transfert de forces : à la pensée en mots se substituera en effet la pensée en images.

Pourtant, et c’est là une autre cause d’ambiguïté dans le recueil, il est aussi question de transformer les mots et de ne pas en rester à cette « foule aux lèvres cousues » qui à travers le rêve retrouverait la poésie. Si comme on peut le lire dans la note IV la « langue [étant] faite à l’usage des stades antérieurs, périmés » il s’avère qu’elle s’est « attardée à des systèmes déjà dépossédés de leur contenu », bref qu’elle est en retard sur la connaissance, il est logique qu’il soit question, après l’étape du silence et du chant ritualisé, de renouveler les mots. Là encore, l’apparition du modèle physique, s’il semble unifier le recueil par sa récurrence, n’a pas le même sens lorsqu’on le rencontre dans le discours poétique ou dans le discours théorique. D’un côté : règne de l’analogie, de la pensée imagée, les mots sont de la matière en mouvement, ils se confondent avec la nature > usage poétique :

Ainsi les mots eux-mêmes, par l’insolite accouplement non prévu dans des dictionnaires de granit, sont susceptibles de prendre la teinte nouvelle d’un sens ou d’une perte de sens selon le principe du débordement d’un liquide en état d’ébullition et des changements de nature qui se produisent à l’intérieur de celui-ci. » (48) Nous soulignons.

On dirait presque du Lautréamont… beau comme le principe du débordement d’un liquide… De l’autre, dans la note IV, on retrouve l’idée de matière (ainsi il appartient au poète de démontrer la ductilité, le « caractère de mollesse dans l’adaptation », le « laisser-aller voluptueux de la matière linguistique), mais aussi le langage comme ensemble de signes proprement culturels, historiques qui loin d’obéir aux lois de la physique reflète les mécanismes sociaux. Le modèle physico-chimique sert donc la pensée imagée, les principes de la physique permettent de décrire de manière analogique l’évolution du langage (tout autant que l’évolution biologique d’ailleurs) puisque la création du langage est conçue comme une reproduction « sur une autre échelle » de la phylogénèse, (rapport avec Jean-Pierre Brisset ?). La description du langage paraît donc sans cesse hésiter entre un modèle naturel, prégnant en matière poétique et un modèle historiciste, assez difficilement compatibles.

Voyons à présent comment l’anthropologie qui se développe dans le recueil, la description qui est faite de l’homme, l’exercice de ses facultés et sa relation au monde — monde physique, social ou affectif — comment cette anthropologie matérielle qui investit le sujet d’ « inédites cosmogonies »[5] et en fait le lieu d’un manque (« ma faim de terres et d’astres », 47) illustre le caractère divers-cosmique … un caractère divers-cosmique dont j’ai suggéré qu’il était sans doute à la fois constitutif de l’illisibilité du recueil et à l’origine de la fascination qu’il exerce.

Une anthropologie épique : l’homme-macrocosmique

On a souvent dit que l’homme nouveau à la formation duquel appelait le recueil de 1931 L’Homme approximatif, ne se trouvait nulle part mieux représenté que dans Grains et issues, qui conserve à certains égards une dimension épique. Bien que le recueil de 1935 comporte une dimension plus personnelle puisque le rêveur est le sujet d’une expérience d’écriture, c’est pourtant d’une lutte de l’homme contre la société qui l’opprime et d’une exploration de l’inconscient qu’il est question — une lutte et exploration qui, par l’intermédiaire des paysages intérieurs, retrouvent une couleur épique et ce, malgré la présence du discours théorique. Le vers « je suis resté étranger à tout on m’a laissé en dehors de tout » qui interrompt les développements en prose dans le chapitre « De fond en comble la clarté » et revient comme un refrain, rappelle par exemple certains vers de l’Homme approximatif, avec cet effet toujours un peu tragique du passé composé : « j’ai marché sur le ciel avec l’année infiniment » (Chant V, OC II, 98) ou encore ces vers plus lumineux de la fin : « et rocailleux dans mes vêtements de schiste j’ai voué mon attente/ au tourment du désert oxydé/ et au robuste avènement du feu » (Chant XIX, OC II, 167, 169, 170, 171). Les quatre âges de l’humanité horticole, l’imprécation du vent lancée contre l’humaine condition, mais aussi le chant final auquel s’adonne le poète à la fin du « Rêve expérimental » suffiraient à confirmer ce que Grains et issues doit à l’épopée. Je n’en citerai ici que quelques vers : que se brisent les lances que l’homme enfin s’élève et grandisse en marche pour remettre l’homme en place à la mesure juste de son règne qu’il soit roi du domaine qu’il est qui le hante […] ainsi porteront tes épaules un homme nouveau encore invisible mais qui sera remué du vertige du ciel et de la pureté de la flamme neuve insoupçonnée (96)

Mon intention toutefois n’est pas de chercher ce que le recueil doit à l’épopée mais de montrer comment le discours anthropologique, en s’assimilant à la fois les contraintes du genre épique et une série de savoirs techniques finit par offrir avec Grains et issues la représentation d’un homme cosmique.

Bien que les réseaux métaphoriques soient nombreux, proliférants, il existe quelques constantes qui permettent de tracer les contours de cet homme cosmique, « être défriché » qui aspire au « reboisement des rêves » et qui, la nuit, monte par des « chemins qui s’ouvr[ent] au centre même du corps humain ». Le récit de cette promenade allégorique (Des réalités nocturnes et diurnes, 1) qui s’effectue dans un « paysage de touffes de mort, de buissons de précautions oratoires et d’ouate, de touffes de flocons de mort opaque qui s’ouvr[ent] devant [le rêveur éveillé] comme une raie sur la tête bien dessinée d’un monticule » (65) rappelle autant un récit comme Le Point cardinal de Michel Leiris que La Divine comédie. Le Point cardinal tout d’abord, parce que le rêveur semble progresser, comme chez Leiris, vers un pôle, une éminence, qui n’est autre que le lieu de la pensée. Mais peu à peu c’est à Dante que l’on se met à songer tant la progression au sein d’un paysage infernal et allégorique, bientôt relayé par la présence d’une femme aimée rappelle les pérégrinations de Dante. L’expérience de l’homme moderne qui découvre le monde renversé de l’inconscient a sans doute peu à voir avec l’épreuve du chrétien à la fin du moyen âge, mais elle en garde dirait-on le souvenir. Il ne s’agit plus de descendre parmi les chemins qui traversent les cercles de l’enfer, mais de suivre les chemins intérieurs qui s’ouvrent « sans égard ni pour le ciel ni pour la terre » et de s’ « agripper » aux « cercles tangents » devenus de « translucides bouées de sauvetage ». Les cercles de l’enfer se sont mués en cercles concentriques, ces cercles du bois qui permettent de matérialiser le passage du temps et de remonter ainsi vers l’origine ou le centre de la terre (rappelons que le pseudonyme choisi par Tzara signifie «terre»). C’est pourquoi le parcours du sujet qui ausculte le rêve est me semble-t-il aussi souvent associé au bois. Incapable de « s’éplucher à l’extérieur », l’homme est, comme l’arbre, constitué d’une série de cercles que l’expérience du rêve lui permet de suivre. Rappelons d’ailleurs à cet égard que Tzara écrit au même moment Personnage d’insomnie, l’histoire de l’homme à branches…

Les choses pourraient être simples si les analogies ne se superposaient pas les unes aux autres dans ces passages où l’élan lyrique de la pensée imagée semble l’emporter. Mon but, je le rappelle, est bien d’envisager ce qui, dans l’ambition cosmique et totalisante du recueil, en menace constamment la lisibilité. Or, si l’on prend l’exemple de ces cercles concentriques que le rêveur parcourt dans la 1ère séquence de la partie intitulée « Des réalités nocturnes et diurnes » sur les chemins qui s’ouvrent pour lui dans la nuit, on verra que la promenade sur les chemin qui s’ouvrent au centre du corps et retrouvent les formes de l’arbre à la faveur d’une analogie qui fait passer du réseau veineux, à l’embranchement et de l’embranchement au destin (la croisée des chemins en somme) — on verra donc que cette promenade se complique, se ramifie à son tour. Elle fait en effet intervenir un autre personnage que le sujet prend en filature : il s’agit de l’un de ces êtres que l’homme abrite et qui peut rappeler, à certains égards l’image du pagure sur laquelle jouaient les auteurs des Champs magnétiques.

La matière, le temps autant que l’identité paraissent donc feuilletés, recouverts d’une écorce, d’une couche, divisés, dédoublés. On passe ainsi, naturellement si j’ose dire, des cercles, des branches, aux passagers de la nuit puisque l’homme, selon Tzara, enferme un autre homme et que la mémoire est elle-même « à multiple et extensible fond ». Le « misérable passager de la nuit », ce serait un peu l’homme du renoncement, l’homme blessé et anesthésié que chacun porte en soi et qui cohabite avec d’autres êtres, ceux-là merveilleux ; ce serait le fantôme qui hante chacun de nous, un Moi vide, soumis à la force d’inertie et aux superstructures… Peu à peu, en s’épluchant donc vers l’intérieur le sujet rencontre son double nocturne et introduit le thème de la mémoire, après celui de la promenade. C’est alors que Tzara, de manière tout à fait inattendue introduit le poisson qui lui aussi « suit [des] traces ». Du rêveur qui suivait les traces de son double nocturne, de ce prisonnier de la nuit qu’il renferme, on est passé au poisson qui remonte le courant. Et des ondes que le poisson remonte jusqu’au lieu de son origine, on passe aux cercles de l’arbre qui permettent de remonter à la naissance de l’arbre. Mais il faut voir avec quel art du bouturage Tzara élabore cette arborescence qui paraît vouloir assumer tous les règnes, lui qui annonce dans son utopie la confusion des règnes (impossible de citer ici la phrase entière, qui fait 20 lignes, soit un paragraphe entier) :

Et plus allègrement que le pêcheur sortant de l’eau finie l’heure qui n’a pas encore fermé l’éclat de son éperdue ressemblance avec celle qui l’a précédée ou avec celle qui la suivra [… le poisson suit ondes et traces sans se soucier de l’heure qu’il porte inscrite sur un fronton de glace, toujours la même, toujours bonne et alléchante et qui, sans marquer la distinction entre le rêve et la transparence de l’eau, le mène aussi sur la ligne d’une poussée végétative où chaque passage de la saison dilate l’écorce de l’arbre et insère entre elle et le noyau encore une couche merveilleuse de fibre et de soleil, de ce soleil durci, tanné sous mille pressions égales, fortes et douces, dont l’homme ne connaît plus la volupté, le poisson s’infiltre entre les algues et remonte le courant de sa lente maturité, vers les éternels veloutés des mères et des pierres, des amours abandonnées sans rupture ni douleurs et retrouvées sanglantes et fraîches aux commissures des rivières et dans les craquelures des donjons. (« Des réalités nocturnes », 36-37 )

La couche et le noyau sont d’ailleurs des images que l’on retrouve tout au long du recueil, « couche merveilleuse de fibre et de soleil » comme celle-ci, celle de l’aubier, du bois vivant (aubier, motif bretonien s’il en est, mot pourtant absent du texte de Tzara, sans doute peu familier des aubes), « couche d’enfance restée intacte dans l’enchevêtrement des serrures » ou au contraire « couche animale de glace » — « greffes successives » qu’il s’agit de retirer comme autant de colmatages étouffants, l’enjeu de la société future étant que certains hommes engagés dans l’expérience de sa transformation soient capables d’ « enlever leur vie comme une couche d’écume ».

L’arborescence de la syntaxe dont je dirai quelques mots avant de clore cette réflexion et qui tient aussi d’un certain empilement correspond donc finalement assez bien à l’image de l’intimité telle qu’elle se construit au fil du recueil : l’image physique d’un monde stratifié, fait de couche, de pelage, d’enveloppes, (l’intimité étant, rappelons-le, étymologiquement « ce qui est le plus en dedans »). On voit là d’ailleurs à quel point Tzara renouvelle la représentation de l’inconscient comme subconscient très présente chez Breton qui subit l’influence de Myers et des travaux de Pierre Mabille. S’il y a bien toujours une surface et une profondeur, on voit qu’elle s’élargit à l’ensemble des éléments naturels. Des cercles concentriques de l’arbre aux taches de l’agate, qui apparaît un peu plus loin pour figurer la vie humaine, il y a loin cependant, même si la « coupe transversale » rappelle la coupe de l’arbre et ses cercles.

La vie m’est apparue en coupe transversale comme une agate dont les taches sont mouvantes dans une fuite perpétuelle de contorsions de vers qui se côtoyent pour s’éviter et cherchent dans un constant équilibre une issue contournée à des oppositions, à des barrages et à des interdictions provoquées par le mouvement lui-même. (49)

Tzara y découvre plutôt une vision qui rappelle la physique atomiste (« fuite perpétuelle de contorsions de vers qui se côtoient pour s’éviter »), mais le souhait, exprimé quelque lignes plus bas, qu’il puisse y avoir « une brèche dans le cadre », le fait que l’obscurité (le contraire de la connaissance) soit comparée à un « globe de verre, une tumeur » qu’il suffit de casser « pour que la lumière se fasse et envahisse la mémoire » participe bien de la même idée d’une écorce qui empêche l’échange entre le dedans et le dehors ou d’une excroissance, comme il est dit ailleurs, qui « obstru[e] les voies vitales ».

En projetant sans cesse l’histoire psychologique du sujet sur des processus matériels, sur des schèmes tantôt biologiques (fruit, écorce, arbre), tantôt chimiques (les résidus, les dépôts) ou mécaniques (la circulation des voies, les écluses), Tzara paraît poursuivre l’entreprise de Lautréamont, pour ouvrir une autre voie au lyrisme et à la connaissance des profondeurs de l’homme, bien plus impénétrables on le sait que les profondeurs de l’océan. La poésie y gagne assurément et la « promenade en zone interdite » qu’évoque Breton dans le Second manifeste n’aura probablement jamais été menée aussi loin. Tzara ouvre lui aussi sur le cœur des « fenêtres creusées dans [la] chair », mais loin de donner comme dans Les Champs magnétiques (« La Glace sans tain ») sur « un immense lac où viennent se poser à midi des libellules mordorées et odorantes comme des pivoines », c’est sur un paysage de désolation que s’ouvre cette fenêtre, un cœur plus proche du cœur du pitre qui « bave à la poupe » chez Rimbaud ou d’un saltimbanque histrion qui fait la roue :

il sera dit une fois pour toutes que les excursions ne se produisent pas à partir de l’épiderme vers l’extérieur, mais en deçà des couches de graisse qui, par le chemin le plus long, aboutissent aux grèves désertes du cœur plaignant de paon (« De fond en comble la clarté », 85)

Le rapprochement avec Les Champs magnétiques est d’ailleurs sans doute moins fortuit qu’il n’y paraît… quelques lignes après ce passage, tandis que Tzara décrit le «bal des quatre rages », où l’on voit les cinq âges de la théogonie d’Hésiode se mêler à la théorie antique des quatre fureurs dans une sorte de bacchanale qui n’est qu’une parodie du Grand soir, on peut lire en effet : ce n’est pas encore l’heure de l’œil, ce n’est pas le portique de peau ni la garde de l’avant-jour d’un sou qui, cognant à vos croisées de chair, vous appellent au plus vif réveil d’une rentrée impromptue, de plain-pied avec l’air, dans une légale joie de terre. Ce sont les glaçons qui s’entrechoquent dans leurs vipérines lucidités.

La poésie gagne sans doute à voir se croiser ainsi les savoirs de la nature qui transforment le sentiment lyrique en symptôme organique, en relief géographique ou en concrétion chimique. Que l’angoisse de vivre se transforme tout à coup en une marine (« dans un vacarme de coques brisées, dans le sifflement des amarres coupées, dans le choc épouvantable des bateaux éventrés », 53), que les mouvements psychiques deviennent des « formations cristallisées sur la surface d’un cœur mal écorcé » (51), voici probablement de quoi doubler avec profit l’analyse psychanalytique des images qui lui manquent. Rien ne dit cependant qu’en refermant le livre, le lecteur garde autre chose que la trace d’une pensée imagée et que la théorie que cherche à élaborer Tzara soit encore audible s’il faut à la fois maîtriser le matérialisme dialectique, la psychanalyse freudienne, jungienne et être capable de passer d’une science à l’autre sans perdre le fil.

La phrase irradiante

Perdre le fil… c’est à partir de cette image qui renvoie à la désorientation et à l’égarement que j’aimerais enfin proposer quelques remarques sur le dernier niveau que je m’étais proposée d’étudier : non plus celui des genres, ni celui des discours, mais celui de la phrase. Denis de Rougemont parlait, pour qualifier la phrase de Tzara d’une progression par « contagion », je parlerais quant à moi plutôt de phrase irradiante, parce qu’il semble qu’on parte d’un centre dont la phrase ne cesse, en progressant, de s’éloigner à mesure qu’elle dissémine pourtant sur son passage des images qui accrochent le regard, le ralentissent et finissent parfois par l’aveugler… l’effet peut-être de cette « poétique précieuse et somnifère » dont parlait justement Denis de Rougemont. La singularité du recueil de Tzara tenant aussi à cette prose dont seuls des textes courts ou autonomes avait donné l’exemple dans L’Antitête, c’est bien la phrase lyrique qu’il s’agit de considérer dans la manière dont elle s’efforce d’embrasser la totalité de l’homme. Il va sans dire, et chacun des lecteurs de Tzara l’aura remarqué, que c’est d’abord l’alliance de l’abstrait (concepts philosophiques, aspects de la vie psychique, de la vie sociale ou de l’écriture) avec les matières, les textures, les processus ou les gestes les plus concrets, relevant de l’expérience sensible ou des savoirs techniques qui introduit un premier degré de complexité dans la phrase, autrement dit une écriture constamment allégorique mais, pour prendre une image musicale, une écriture qui ne tiendrait pas la note. L’allégorie sans cesse éclate à force de se voir ramifiée sans cesse. Qu’un « alluvion d’une ferveur de songe » apparaisse, en aucun cas il ne sera suivi d’une description thématisée du rêve comme le fleuve d’on ne sait quelle plaine. Lorsqu’on parvient à reconstituer un réseau thématique, comme dans l’exemple qui suit, « les centres sensoriels », « les jalons (comme des semailles) plantés autour des frontières de nos consciences » paraissent enclencher la description d’un paysage intérieur, agraire, comme il y en a tant dans le recueil.

déjà sa souveraineté s’imposait à moi, mais elle hésitait encore, sous des mains délicates, à dépasser les centres sensoriels, les jalons plantés autour des frontières de nos consciences, comme des semailles immortelles, palpables et massives, de nuit en nuit hantées, plus transparentes que le silence, dévorant l’automne lent. Tout l’or qui sourd du haut des rêves, dans la connaissance atténuée de la mort, et tinte, lourdement présent au travail hautain de l’eau, vous enveloppe alors de fines erreurs végétales et des solitudes des oliveraies en pente, éveillées parmi les larmes. Le désespoir fondait sa chance de nidifier à feux épars sur la persistance d’une qualité de chaleur propre aux parfums criblants. Pour toute moisson, le silex choisit sa fronde. Des oiseaux comme des leviers guettent les troupes de citadins et répandent une subtile levure de destin sur leur masse amorphe et insouciante. (Des réalités nocturnes …, 36)

Or la phrase suivante substitue à l’espace géographique qui avait commencé à se dessiner un milieu, un flux : le rêve est représenté comme un flux d’où semble pouvoir sourdre de l’or et c’est l’or, heureux résidu, heureuse issue, qui tout à coup se met à « [n]ous envelopper […] de fines erreurs végétales et des solitudes des oliveraies en pente ». Nous sommes bien dans un passage où le penser non dirigé prend le pas sur le récit de rêve. On voit d’ailleurs ici comment on passe du récit de rêve à l’imparfait à une forme de discours généralisant au présent qui s’adresse au lecteur et s’efforce de décrire une expérience commune pourtant proche de l’incommunicable. Ce passage de la narration à l’analyse complique d’un degré supplémentaire la progression thématique. Pourtant, comme des semailles justement, Tzara continue à disséminer des échos de cet imaginaire agraire avec les « erreurs végétales », les « solitudes des oliveraies en pente », la moisson, les oiseaux. Mais comme on le voit c’est le désespoir qui « nidifie » et non les oiseaux, tandis que les oiseaux répandent, eux, « une subtile levure de destin ». Si l’attelage est la figure dominante de l’écriture, ce sont les constants allers et retours dans la construction des génitifs qui perturbe la lecture : si tous les mots abstraits (« erreurs », « destin », « solitude ») occupaient une place fixe dans la construction du groupe nominal (dans le GN [N1 de N2 ] ou [N1 + adjectif ] celle du noyau N1 ou celle des expansions ), l’allégorie peut-être pourrait prendre . Mais ici on le voit, la « solitude des oliveraies » (N1 occupe la place de l’abstrait) s’oppose, dans sa construction, à la « levure de destin » (c’est N2 qui occupe la place de l’abstrait cette fois). Que s’ajoute à cela des comparaisons empruntées à un autre thème (le travail de l’eau, le levier) et l’on comprendra que le sens ne se construit sans doute pas de la même manière lorsqu’on lit un texte de Tristan Tzara que lorsqu’on lit un texte de Julien Gracq qui recourt lui aussi très souvent à ces schèmes biologiques ou chimiques pour parler de la poésie ou du sentiment. Tout se passe comme si l’écriture tissait, entremêlait à un discours philosophique sur la conscience, le rêve ou le destin une série de vignettes tout juste ébauchées, comme une leçons de choses, avec une rapidité telle que le lecteur n’a pas le temps de construire la moindre représentation. Seules, ainsi, certaines images resteront après le passage au crible de la lecture.

Il faudrait encore parler de la syntaxe, de la complexité des groupes nominaux qui produisent ces chocs ontologiques, des phénomènes d’ambiguïté provoqués par l’encadrement de certains groupes dont le référent peut se situer avant ou après[6], de l’abondance des phrases nominales et de la chute que provoquent parfois les principales longtemps retardées et qui exigent de se laisser porter par le courant ou de revenir sans cesse sur ses pas, au risque d’avoir oublié ce qu’on cherchait. Une image comme celle-ci, à l’amorce d’une phrase : « les sources de verre aux jambes de cuir » (81), placée en position de sujet, suivie de nombreux autres sujets proliférants a pour groupe verbal « apparaissent dans les membres épars d’une désillusion totale ». Il faudra sans doute renoncer à chercher l’endroit où fixer ce corps écartelé de la désillusion et éprouver, plutôt que comprendre, les liens entre ces sources transparentes, gainées et empêchées qui entraînent l’homme, à force d’opacité, au désespoir.

Grains et issues, illisible ? telle est donc l’insolente question dont j’avais voulu partir. On serait tenté de reprendre et tant pis pour le choc des cultures, la phrase de l’Annoncier dans Le Soulier de satin : « Écoutez bien, ne toussez pas et essayez de comprendre un peu. C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouverez pas amusant qui est le plus drôle. » Il ne s’agit peut-être pas de comprendre ces excursions sous l’épiderme, parmi ces paysages métaphysiques et organiques qu’une série de notes vient compléter d’un discours pratique qu’on préfèrerait lire comme un guide vert signalant les sites remarquables et les panoramas, plutôt que comme un nouveau discours de la méthode où Descartes aurait été remplacé par Marx et Engels. Non pas les comprendre mais en éprouver les lueurs, les déflagrations d’images.

De manière probablement fortuite, le poète semble avoir cependant inscrit à l’intérieur du recueil, la question du lisible à travers un livre imaginaire qui fait l’effet d’une miniature dissimulée dans l’ensemble divers-cosmique. L’essai de transcription sonore qu’on peut lire dans l’utopie du premier chapitre et qui s’efforce d’établir une véritable phénoménologie des sons renvoie en effet à un livre énigmatique, dans le long commentaire qui est fait de la prononciation d’une syllabe du vers « pain de minuit aux lèvres de soufre ». Chacune des syllabes reçoit en effet une transcription de la manière dont elle devrait être chantée par une « voix résistante » — celle d’une belle femme au milieu de la « foule aux lèvres cousues ». Une série d’expériences permet alors de donner à entendre ou à sentir le ton, la durée et l’intensité de chacune de ces syllabes. Voici la manière dont la dernière syllabe –fre devrait être prononcée à l’avenir :

-fre sera le point terminal d’un ascenseur, amorti par des tampons d’ouate dans des sacs de laine qui imiteraient les pattes d’éléphants des jouets d’enfants blonds de préférence — ni trop long ni trop court, ce sera un livre qu’on ferme, mais un livre de velours où la justification des pages fera croire que des poèmes réguliers y sont imprimés, mais inutile de dire que rien ne sera lisible dans ce pseudo-livre de poèmes de velours et que le lecteur patient n’y verrait que des soupçons de beauté dont il sera seul l’auteur momentané, l’éditeur et le lecteur et qui, par la subite fermeture décèlera le sourire de l’homme content d’une œuvre accomplie en d’heureuses conditions (18-19)

Dans ce flot d’images qui cherchent à exprimer la quantité et la qualité des mots, leur intensité et leur effet, surgit comme on le voit un étonnant livre, le seul livre dont il soit vraiment question dans le recueil et dont on est tenté de croire qu’il n’est pas sans rapport avec celui que nous sommes en train de lire. Les « soupçons de beauté » dont le lecteur patient serait l’auteur momentanée, n’est-ce pas là le travail du critique ? Une oralisation, du soufre au souffle, qui serait en même temps qu’une herméneutique, un plaisir du texte, une extraction de la beauté et une expérience du soupçon.

Université paris III
Sorbonne nouvelle
THALIM, « Écritures de la modernité »


[1]. L’ensemble des références est donné dans l’édition Flammarion des Œuvres complètes, tome III.

[2] Voir à cet égard une thèse soutenue en 2012 sous la direction de Philippe Dagen: Cécile Bargues, Dada après dada dont une version apparemment réduite vient de paraître : Raoul Hausman. Après Dada, Bruxelles, Mardaga, 2015.

[3]. On peut s’étonner toutefois de la liberté avec laquelle Jude Stéphan a pu reprendre le titre de Tzara et intituler à son tour une œuvre « Grains et issues ».

[4]. André Breton, 1953

[5]. « Faire le tour de soi-même, c’est voir se lever à chaque point limitrophe un horizon d’incertitude, une vague tremblante d’inédites cosmogonies. » 60.

[6]. Dans la phrase suivante (p. 60) « Une sensation de réalité intoxiquée par [les tiraillements (1)] et [les dépouilles des errances (2)] et [l’instable écheveau que fait courir, tout autour de son souriant abandon, la cupidité des veilles versatiles (3)], ont fini par mettre en fuite les derniers retranchements des soi-disant solidités de vivre au soleil » — tout concourt à déstabiliser le sens. L’adjectif « intoxiquée » et les complément censés identifier les différents agents du procès d’intoxication ne sont pas congruents. Ce qui empoisonne la « sensation de réalité », ce sont des « tiraillements » et des « dépouilles » d’errance …(le pluriel compliquant d’un degré les choses). L’attente programmée par le mot « intoxiquée » est déçue par les compléments qu’il reçoit. Même en rétablissant l’ordre logique de la relative qui caractérise ensuite le nom « écheveau », on a du mal à identifier le référent du possessif « son » dans l’expression « son souriant abandon »… : [***la cupidité (des veilles versatiles) fait courir, tout autour de son souriant abandon, un instable écheveau ]. Le mot abstrait « cupidité » commande grammaticalement l’ensemble des actions, le sourire et l’abandon, mais on comprend bien, à force de relire le segment, que le véritable noyau, sémantique, plutôt que grammatical est « veilles ». Ce sont les fluctuations de l’abandon et de la censure qui dans l’homme de jour dessinent cet « instable écheveau ».