MÉLUSINE

Le Purgatoire pour Gengenbach ?

20 octobre 2019

Qui fut Gengenbach ? Ernest Gengenbach (1903-1979) – il ajoutera la particule plus tard, Jean Genghen, Jehan Sylvius – fut-il imposteur, manipulateur, abuseur ? Prêtre défroqué à 23 ans, tiraillé entre chair et mysticisme, péchés et repentirs, hystérie et duperie, entre liaisons sulfureuses et saintes femmes… Lui se voulait « poète maudit, surréaliste sataniste, pécheur public », désireux d’introduire le démoniaque au sein de l’église, de réconcilier Surréalisme et Christianisme (1938) pour, en cours de route, dénoncer Breton-Lucifer et sa bande de « possédés », puis tente de rapprocher christianisme et communisme, hésitant sans cesse entre cafés existentialistes et le cloître – avant de retourner à la foi de son enfance…

En tant que littérateur, il a peu publié (une dizaine de titres). Ses textes, autobiographiques, mêlent inextricablement expérience de débauches, phantasmes et réminiscences livresques. Une autofiction[1] ? Il y a du J.-J. Rousseau dans ces confessions qu’il ressasse et réécrit d’un livre à l’autre. Il accuse (sa mère, l’église, les prêtres, les surréalistes, ses amantes), se disculpe et tend parfois vers la paranoïa. Dans la phrase même, il revient sans cesse au passé. Il dit tout de ses turpitudes avec candeur et complaisance – alors même qu’il donne tort à Breton, dans Nadja, « de raconter sa vie privée, ses rendez-vous.[2] ». Il dit tout sauf l’enfance : son père tombé à la guerre de 14-18, il était l’aîné de cinq enfants ; sa mère veuve qui le vouait à la prêtrise obtint pour lui une bourse pour le séminaire où il fut un élève et étudiant brillant. Il ne dit rien de ses lectures. Rien du Paris surréaliste, des enjeux politiques de l’entre-deux-guerres. On aimerait connaître celles (et ceux) qui lui ont tendu la main, ces correspondants nombreux et influents. Il répète son escapade du séminaire pour aller au théâtre, son coup de foudre pour la comédienne célèbre Régine Flory, son renvoi du collège des Jésuites où il enseigne. Son retour dans les Vosges. Ses rencontres dans le salon mondain et cultivé de Mme Hérisé. La sanction disproportionnée lorsque l’évêque de Saint-Dié apprend ces visites : il est défroqué, sa mère le chasse, la comédienne le quitte. Il est tenté par le suicide – ou le cloître – quand il découvre le surréalisme et contacte André Breton. Il publie les circonstances de leur rencontre dans La Révolution surréaliste ; puis il y annoncera le suicide, dans les coulisses du théâtre, à Londres, de Mlle Flory[3] qu’il cherchait à revoir. Péret gifle ce séducteur en soutane. Il sollicite Breton afin qu’il le présente lors de sa conférence sur Satan à Paris, en 1927[4]. Il s’éloigne avec Artaud lorsque le groupe se politise. Il en est exclu en 1930. Lui rompt avec ces « démons » à la mort de Crevel en 1935. Entre retraites monastiques, prison ou internement psychiatrique, il va et vient des réseaux bien-pensants « aux mauvaises fréquentations », protégé dans des salons cossus ou ruinés. Pour Breton – dont Genbach s’attache la caution –, celui dont « la soutane ne le quittera plus » se rencontre partout : « J’ai fait à M. Jean Genbach quelques pas de conduite sur une route qui pour lui n’était pas assez large. Le goût de l’aventure extérieure le menait où il ne me mène pas. J’ai assisté à plusieurs scènes d’une des pièces que je connaisse qui respectent le moins l’unité de temps et de lieu. Un cabinet de voyante, une maison de rendez-vous, l’abbaye de Solesmes, le café Cyrano place Blanche, une antichambre de l’archevêché, les jardins de Mme Blumenthal, le presbytère du Mont-Saint-Michel ont gardé traces des visites, et se confondent dans les démarches étranges de M. Jean Genbach[5]. »

Une vie chahutée, oui, mais l’individu n’est, pour le repentir et pour la plume, ni Léon Bloy[6], ni Joris-Karl Huysmans (que lui préfère Breton). Sa prose n’est ni décadente ni mystique. Son mal, peu de spleen ou de gouffre intérieur, n’est pas baudelairien. Il se débat sans conviction au sein du Modernisme religieux. Le récit de ses déboires ne connaît pas le tourment d’un Bernanos, ni sa foi la ferveur véhémente d’un Bloy ou l’exaltation d’un Péguy chantant les mérites de Jeanne. Fourvoyé dans le milieu surréaliste, sa posture scandaleuse XVIIIe et fin de siècle n’est pas la leur ! Malgré les ingrédients, sa relation est trop embrouillée pour être captivante ; son personnage passif, trop hésitant et intéressé, rend la lecture insipide. Ni fiction, ni témoignage chrétien ou spirituel, ni écrits intimes…

Assiste-t-il à un miracle (prétexte de ce livre) ? Il n’est question que de lui, de ses déboires, de son espoir… Son comportement n’évolue pas, ses repentirs récurrents ne lui enseignent rien. La peur de la mort le fige : il est si terrifié de mourir en état de péché comme Crevel, comme Artaud dont la fin le précipite au fond d’un monastère. Il y reprend ses textes, les renie, en garde copie. Puis la retraite, la contrition lui pèsent. Il reprend ses aller-retour des néons des cafés, à l’ombre du confessionnal. Promettant de ne pas publier ses souvenirs tout en signant des contrats d’édition.

Pourquoi ce livre aujourd’hui ? De son vivant, Gengenbach est un mécontemporain. L’église a traversé le Modernisme. À l’époque où la laïcité et l’athéisme ont gagné, avec Freud et la libre-pensée, et ceux qui proclament « la mort de Dieu » entraînant celle du Diable, la soutane de l’ex-abbé jure dans le Paris des surréalistes. Malgré sa prose l’église est là, toujours prête à le secourir, à l’abriter, à pardonner… Dès le retour de Breton, il sollicitera celui-ci – démuni de tout, dépouillé par « l’Armée de Leclerc », il lui demande de l’accueillir et de l’aider. Breton ne répond pas. Alors qu’en 1948, paraît le texte collectif A la niche les glapisseurs de Dieu ! « contre tout être agenouillé », en 1949, Gengenbach lui envoie ses livres L’Expérience démoniaque et Judas ou le vampire surréaliste. Proche des surréalistes belges et des existentialistes, en délicatesse avec les amis de Breton, comme avec ses éditeurs, l’apparition d’Espis donnée à un enfant de quatre ans vient à propos ; c’est un prétexte pour Gengenbach de parler de lui, pour séduire cette belle femme qui lui offrira son aide spirituelle… et matérielle. Pour se dédire encore envers les deux camps qui attendent son livre.

Philippe Didion est intrigué par ce curieux abbé décrit par Nadeau dans son Histoire du Surréalisme[7] et qui, après-guerre effectue « un retour sincère à la foi de son enfance ». Il entreprend des recherches et trouve une partie de ses archives à Saint-Dié[8], dont une brochure de 1949 sur un miracle marial et la maîtrise d’un étudiant italien. Espis un nouveau Lourdes ? n’est que le début d’un ouvrage en trois parties (non écrit) : Des ténèbres sataniques à l’Étoile du matin, histoire d’une conversion. Il fait rééditer le texte par Marc-Gabriel Malfant, un libraire lyonnais, avec préface, photos et extrait de lettre. Pour son éditeur, l’homme, qui se disait maudit, apparaît « particulièrement attachant dont la vie n’a été qu’hésitation entre idéal chrétien et vie terrestre décousus ».

Pour ma part, je ne trouve pas aimable ce personnage controversé. Plus que pécheur et scandaleux, il fut renégat à l’amour, à la liberté, à la poésie. Il trahit les femmes, les sulfureuses séductrices comme la « sainte » qu’il épousa et ruina. Il trahit Breton dont il se prévalait, puis le dénonçant comme Luciférien, il l’accusa avec le surréalisme, de tous les maux, regrettant que l’exorcisme n’ait plus cours. Il trahit l’église et ceux qui lui tendirent la main. Sa confession « transparente », sans cesse reprise cache des grands pans de sa vie – hors des tables surréalistes et des autels. Faut-il l’exhumer ?

Accusant, il va de repentance en rechutes. Il fréquentait un influent réseau de sociabilité mondaine et correspondait avec d’innombrables personnalités. Sous l’occupation il côtoya réellement le diable, mais sans le savoir : il fut l’un des amants de celle que Pierre Péan nommera « la diabolique de Caliure »[9].

Il s’est rendu à Banneux. On le pousse à Espis afin de témoigner des apparitions mariales (de 1948 à 1952) et du petit Gilles Bourhours. Il tarde à rédiger cette brochure de 27 p. dont 4 évoquent l’apparition et l’enfant. – Reçu deux fois par le pape, mort à quinze ans (1944-1960) ses visions ne seront pas reconnues par l’Église. Pas de miracle donc, pas d’un nouveau matin du monde. Gengenbach ne sera pas connu comme l’écrivain de la Vierge, ND d’Espis.

Ce petit livre est néanmoins déterminant, car avec lui, Gengenbach se range de l’écriture et rencontre celle qui l’aide à expier et à se stabiliser durant ses trente dernières années. Pour cette édition à compte d’auteur il aura endetté et ruiné sa bienfaitrice, cette bonne chrétienne qui lui a tendu la main, Élyane Bloch qu’il épousa en 1952. Cette année-là, il publie Adieu à Satan. Retiré dans l’Aude, le ménage vit chichement. Lui effectue plusieurs missions à l’étranger (Maroc, Italie, Vatican) pour le ministre des Affaires étrangères pour régler les dissensions avec l’Islam, et renforcer le catholicisme en Algérie. Il se rapproche du néo-catharisme autour de René Nelli. Il s’engage avec les poujadistes. En Bretagne, il contacte Jean Markale et le néo-Celtisme. Enfin le couple s’installe près de Dreux. À la faveur des années contestataires, certains de ses textes reparaissent chez Losfeld. Vers la fin de sa vie, Gengenbach correspond avec un étudiant italien qui veut faire une maîtrise sur ses écrits. Il fait don de ses archives à la bibliothèque de Saint-Dié. Il meurt deux ans après sa femme, en 1979, enfin réconcilié avec sa mère.

Si la soutane ne cachait qu’un séducteur qui craignait les femmes, si l’érotisme n’était qu’un masque littéraire, que le merveilleux comme le mystère l’émouvaient peu, de qui donc Gengbach était-il l’alias ? Comme son livre, Épis, un nouveau Lourdes ?, avec cette âme errante, cet esprit moyenâgeux (il se disait possédé par un moine maudit du Moyen Âge), égaré dans les labyrinthes séculiers, j’en terminerai sur un point d’interrogation.

MM.

[1] – Maria Emanuela Raffi, Autobiographie et imaginaire dans l’œuvre d’Ernest de Gengenbach, L’Harmattan (Espace littéraire), 2008.

[2] – Page manuscrite de Gengenbach insérée dans l’exemplaire original Satan à Paris, Paris, Meslin, 1927, dédié à A. Breton. Catalogue de vente Calmells-Cohen, Livres 1, notice 589

[3] – Jean Guéghen, lettre à André Breton, du 10 juillet 1925, (parue dans la Révolution surréaliste, 5, 1925. La Révolution surréaliste, 8, 1926 [par sa Lettre du 19 juin 1926, il annonce le suicide de R. Flory appris à Solesmes par voie de presse : « Neurasthénie d’une artiste »].

[4] – André Breton, OC 1, p. 923-927 : « Avant une conférence de Jean Genbach à la Salle Adyar [3 avril 1927] », « Satan à Paris ». Notes 1117 sq.

[5] – Op. cit., p. 926.

[6] – Léon Bloy [1846 -1917], chantre de ND de La Salette : Celle qui pleure, 1908. Le Symbolisme de l’apparition, Le Mercier, 1925.

[7] – Maurice Nadeau, Histoire du Surréalisme, Paris, Le Seuil [Pierres Vives], 1945, p. 142-145 ; contient la lettre d’E. Gengenbach, du 10 juillet 1925, p. 288-289 [parue dans la Révolution Surréaliste, 5, 1925].

[8] – Grâce aux démarches de son conservateur Albert Ronsin, la Médiathèque Victor Hugo de Saint-Dié-des-Vosges conserve les fonds Maxime Alexandre, Ernest de Gengenbach, Yvan Goll.

[9] – Pierre Péan, La Diabolique de Caliure, Paris, Fayard, 1994. Amante de Gengenbach et d’un officier SS, Lydie Bastien [1922-1994] se servit de René Hardy, résistant, éperdument amoureux d’elle. Elle livra Jean Moulin et Charles Delestraint à Klaus Barbie en 1943, tombés lors de la fameuse réunion de Caluire.