La grande monographie Chaplin, le mythe avant-garde de Bojan Jović

La grande monographie Chaplin, le mythe avant-garde de Bojan Jović

par  Branko Aleksić

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L’Institut de littérature moderne de Belgrade a récemment édité la monographie de Bojan Jović, Avangardni mit Čaplin (2018), qui mérite d’être signalée. A partir du moment où Tristan Tzara déclare que Chaplin a adhéré au mouvement dada (1919), son personnage entre dans les expériences polyphones d’artistes de l’avant-garde, qui se font l’écho parlant du film muet avec le petit vagabond au destin discontinu. Bojan Jović reproduit en pleine page la dédicace manuscrite d’Ivan Goll sur un exemplaire de son poème turbulent Chapliniade :

« à Tristan Tzara / poète balkano-américaino-européen / sombre frère de ce Charlot / 1 janvier 1921 »1.

Jović a compulsé aussi les découvertes de Deux fantaisies humoristiques pour Charlie Chaplin de Pierre-Henri Cami, sorties aux éditions Kickshaws, La Charité-sur-Loire en 190 exemplaires numérotés (2004), et du scénario pour un film animé cubiste, que Fernand Léger a proposé sans succès à Chaplin, connu seulement au début du XXI siècle (de l’héritage de Leger, in : Chaplin et les Images, NBC éditions, 2005).

Tandis que les études précédentes, comme celle de Norbert Aping, « Charli Chaplin in Deutschland 1915-1924 : Der Tramp kommt ins Kino », Marbourg, 2014, se sont limitées à rechercher l’influence de Chaplin dans un secteur restreint, Bojan Jović montre les manières différentes dont toute l’avant-garde européenne a utilisé le potentiel sémantique et esthétique du personnage. Tour à tour « primitif » (pour Henri Michaux), « anarchiste » (aux yeux d’Iris Barry, 1926 ; critique et théoricienne du cinéma, compagne de l’artiste vorticiste Wyndham Lewis), épique et humanitaire dans la Chapliniade d’Ivan Goll, le personnage de « Charlot sentimental » (poème d’Aragon, 1918 – dans les deux revues, Cinéma de Delluc et Nord-Sud de Reverdy, mais aussi les allusions dans Anicet ou le panorama (1921), est réinventé dans les travaux plastiques, enquêtes collectives (le numéro spécial Chaplin de la revue Disque vert 1924), mais aussi repensé dans les études théoriques comme celle de Soupault (éd. Plon, 1931) et de Viktor Šklovski (« Littérature et cinéma »). Au profit de cette théorisation, Bojan Jović cite aussi une version de l’essai de W. Benjamin, « L’œuvre de l’art en l’âge de reproduction » (Druckvorlage : Benjamin-Archiv, Ms 1011), et ne néglige aucun aspect de ce va et vient entre le nouvel art du cinéma et les autres arts. Celui du style de vie n’est pas le dernier. Le mythe Chaplin déteint sur la vie privée de l’acteur-artiste, et le groupe surréaliste se lève à sa défense dans le sordide affaire de son divorce américain avec Lita Grey (La Révolution surréaliste n° 9-10, 1927). Le manifeste a le titre anglais : « Hands off Love », puisque trois écrivains américains le cosignent – Paul Horreman, Eliot Paul, et Eugène Jolas, éditeur de Transition qui a présenté la variante tronquée du manifeste. Entre autres, le manifeste-protestation cite de la déposition de l’épouse de Chaplin, qu’il « a essayé de lui faire lire des livres où les choses sexuelles étaient clairement traitées ». Les surréalistes autour de Breton exigent, ironiquement, « le secret professionnel pour les femmes mariées », et se soulèvent contre les « droits les plus arbitraires » dans le mariage conventionnel. A la suite de son divorce (22-VIII-1927), Chaplin est devenu « un sacripant et un Vilain Monsieur » (les majuscules sont du groupe surréaliste) ; Lita Grey lui a fait mener « une vie de chien ». Or, City Lights – « Les Lumières de la ville », comédie dramatique américaine réalisée par Chaplin en 1931, a fait changer l’opinion au groupe surréaliste belgradois. Ðorđe Jovanović, à l’aile gauche du groupe, proteste dans la revue Nadrealizam Danas i Ovde – « Le Surréalisme Aujourd’hui et Ici », n° 1/1931, que ce film sonore dégrade Charlot en clown bourgeois et invalide complètement le manifeste « Hands off Love » par lequel l’ont honoré les surréalistes en 1927…

L’examen exhaustif de Bojan Jović de « la phénoménologie du Petit Vagabond » (titre du 1ᵉʳ chapitre), passe par les canaux de médias différents – film, dessin, caricature, poèmes et textes, jusqu’aux marges des journaux – les canulars. Le personnage irradie l’imaginaire et la culture populaires avec une telle puissance qu’on peut parler d’un tournant dans les rapports de l’art et du politique. Chaplin est apte à faire la satire du bouffon nazi moustachu dans le film Grande illusion (1940). Mais bien avant cette satire mortelle d’Adolf Hitler, à la suite des dadaïstes allemands (Der Dada n° 3/1920, proteste contre l’interdiction des films de Chaplin en Allemagne), les caricaturistes allemands et tchèques accaparent Chaplin pour le représenter s’attaquant à Joseph Goebbels, ministre de propagande nazie (« Rire au nez de Goebbels inimitable », p. 82) et la caricature tchèque du journal Die Simplicissimu, documentée p. 229 (« Mussolini : Chaplin hraje diktátory » – «Chaplin joue au dictateur Mussolini »). Le paradoxe que Chaplin n’a pas eu l’oreille ni le goût pour la poésie moderne, comme il l’écrit dans son Autobiographie en évoquant sa rencontre avec le poète Hart Crane, ajoute du piquant aux travaux de cette « usine de Charlot » qu’ont ouvert les artistes modernes. Le beau livre de Bojan Jović – 345 pages abondamment illustrées (et pour les raisons de droits de reproduction difficilement traduisible). L’auteur a eu raison d’insister: la vie et l’œuvre de Charlie Chaplin représentent le thème commun et probablement unique, presque incontournable, pour les représentants importants des mouvements vorticiste, expressionniste, dadaïste, futuriste, excentrique, constructiviste, et surréaliste.

Branko Aleksić
20 février 2023


1. Henri Béhar a prêté une attention particulière à la participation de Chaplin aux expériences artistiques de Tzara, qui voit pour la première fois les films de Charlot à Zürich dès 1918 (H. Béhar, « Chaplin et Dada », article paru dans l catalogue de l’exposition Charlie Chaplin dans l’œil des avant-gardes, au Musée de Nantes, octobre 2019-février 2020), accessible sur sa page personnelle: http://melusine-surrealisme.fr/henribehar/wp/?s=charlot.