MÉLUSINE

Iveta Slavkova, Réparer l’homme

5 juillet 2020

Iveta Slavkova, Réparer l’homme – La crise de l’humanisme et l’Homme nouveau des avant-gardes autour de la Grande Guerre (1909-1929), les presses du réel, mars 2020, 416 pages (65 illustrations)

Prologue. La crise de l’humanisme et le besoin d’un Homme nouveau

« Réparer l’homme », chercher dans l’expérience de la Grande Guerre l’énergie nécessaire à la refondation de l’Humain, telle a été la mission paradoxale poursuivie par deux avant-gardes majeures, le Futurisme et le Bauhaus, nées respectivement en 1909 et 1919. L’Homme nouveau sublimé devait permettre de triompher du chaos, de la décadence qui en était la cause, et des remises en question de la modernité. L’essai ambitieux d’Iveta Slavkova tente de comprendre les soubassements et configurations de ce nouvel humanisme issu des décombres de la guerre. Le prologue de l’ouvrage montre que la quête d’un Homme nouveau est en réalité très ancienne et en retrace la généalogie depuis la Renaissance. Le Surhomme de Nietzsche en a constitué une étape essentielle, par sa fascination de la guerre comme acte vitaliste et expression de la volonté de puissance d’une subjectivité entravée par une morale mortifère. De nombreux intellectuels et artistes du début du XXe siècle ont à leur tour prêté à la guerre une vertu régénératrice, tel Fernand Léger, dont l’idéal de héros bâtisseur dans un univers de machines tendait à faire oublier le démembrement des corps sur les champs de bataille. Chemin faisant, cet essai ambitieux met à jour les similitudes structurelles du Futurisme et du Bauhaus. Ces deux avant-gardes, issues de pays dont l’unification nationale récente ne s’était pas réalisée sans peine, ont été portées par une dynamique nationaliste et un idéalisme radical. Toutes deux ont fait de l’artiste un démiurge habilité à dire comment le monde devait être. Toutes deux ont entretenu des rapports ambigus avec des dictatures dont elles ont favorisé l’émergence et flatté les tropismes totalitaires, tout en étant en conflit avec elles. Toutes deux enfin ont été considérées après coup comme déshumanisantes, à cause de leur relation étroite avec la guerre, de leur élitisme dominateur, misogyne ou raciste dans certains cas, de leurs liens avec la modernité urbaine, la machine et l’industrie, de leur haine d’une Nature méprisée. L’humanisme forcené et paradoxal de ces deux avant-gardes, si différentes par ailleurs, l’une réputée plutôt de droite et l’autre de gauche, fut à l’origine, après la seconde guerre mondiale, d’un courant antihumaniste réactionnel, représenté par Jacques Audiberti, Camille Bryen, Martin Heidegger…

Chapitre I. L’horreur d’une guerre nouvelle, La perfection d’un Homme nouveau.

Le premier grand chapitre de l’ouvrage est consacré au contexte général de mythification de la guerre et de propagande dénégatrice. Une guerre parallèle a lieu par le biais de l’affiche publicitaire, de la photographie, des reportages cinématographiques, des cartes postales. Plusieurs reproductions issues de revues illustrées, comme Le Miroir, expriment un lyrisme ou un pathos propres à atténuer la sauvagerie et l’absurdité des massacres. Les états-majors et la censure contrôlent strictement les images : les cartes postales, qui permettent de relier le front à l’arrière, minimisent les dures conditions de la guerre au profit de représentations optimistes (soldats jouant aux cartes), humoristiques ou édifiantes (combattants sans expression apparente de désarroi, infirmières dévouées). S’appuyant sur une très riche documentation historique et iconographique, Iveta Slavkova propose des analyses minutieuses des détournements destinés à sublimer la réalité, y compris la plus violente (le bombardement d’Arras, les tranchées). Le répertoire architectural des monuments aux morts est lui aussi très significatif, reprenant les codes des temples antiques et de la statuaire des héros et des Victoires, ou ceux du sacrifice chrétien et des Pietà. L’invention du Soldat inconnu, cet archétype unificateur, idéalisé et anonyme, cherche à atténuer la douleur des deuils particuliers, et à les glorifier en les rattachant au corps collectif de la Nation. Des lettres d’instituteurs analysées par les historiens font entendre des jeunes gens qui, messagers des idéaux républicains, ont porté la haute idée de leur mission jusque sur le terrain des tranchées, dans l’espoir d’une humanité meilleure forgée par le sacrifice. S’il existe bien sûr une littérature qui dénonce la guerre, la plupart des livres publiés à l’époque, dans les pays concernés, concourent à la mythification des combats décrits comme une occasion exaltante de se réaliser. Le Songe, de l’ancien combattant Henry de Montherlant, n’est qu’un exemple parmi d’autres… L’auteure propose un tour d’horizon des écrivains européens qui ont participé à l’élaboration de la figure de l’Homme nouveau, souvent caricaturale. Parmi les plus grands, elle analyse l’« humanisme d’acier » d’Ernst Jünger, pour qui la guerre est une affirmation prométhéenne contre la décadence. Pour la plupart des intellectuels allemands, la guerre est source de cohésion nationale entre les élites et le peuple. Pour Thomas Mann, elle symbolise la tension salutaire entre germanité et latinité, elle ennoblit l’individu, elle est humaniste, civilisatrice, éducatrice. Sa grandeur transcende les souffrances individuelles. En France, le manifeste « Pour un parti de l’Intelligence » (1919) insiste sur sa portée spirituelle. Il est signé par le Comité du soldat inconnu et par des personnalités de l’art et de la littérature tels Paul Bourget, Maurice Denis, Edmond Jaloux, Camille Mauclair ou Charles Maurras, qui justifie tous les sacrifices au nom du triptyque sacré : Dieu, l’Humanité et la France. Même Henri Barbusse, pacifiste convaincu, accepte « avec joie » le don de soi, au nom de la fraternité. Curieusement l’Homme nouveau exalte l’idée de Nation tout en revendiquant une dimension universelle ; les actes barbares ne sont que contingences à relativiser au regard des Idées supérieures. Le massacre industriel devient presque abstrait. Le modèle antique gréco-romain, viril et intègre, plane sur une guerre moderne qui fait ressurgir les Titans. Le culte de Winckelmann pour la statuaire grecque classique triomphe. Le principe de la fiction historique pratiquée par David pour embellir le corps de Marat assassiné, au mépris de tout réalisme, est encore vivace. En Allemagne, l’Homme nouveau se décline dans le « style cyclopéen » monumental de Franz Stassen qui, en 1914, représente des hommes-titans sur fond d’éléments architecturaux empruntés au Jugendstil. Malgré les gueules cassées, cette esthétique va s’imposer. La figure de l’aviateur, Christ descendu du ciel ou surhomme triomphant, à l’intersection de valeurs antiques et modernes, est un avatar glorieux de l’Homme nouveau. Robert Delaunay célèbre l’aviation dans son Hommage à Blériot (1914) et autres tableaux qui redessinent le monde à l’échelle d’une hélice pré-futuriste, œil spirituel omniscient du nouvel humanisme. L’artiste peut s’identifier sans peine à cet homme supérieur engendré par la guerre et les machines. Un célèbre collage de Carrà, Manifestazione interventista [Démonstration interventionniste] propose en 1914 une version nationaliste du regard panoramique de l’aviateur : une vue aérienne à travers l’hélice d’un avion diffuse ses fuseaux rayonnants sur une toile parsemée de « mots en liberté » patriotiques. Ce collage montre combien l’inhumanité souvent reprochée au futurisme (apologie de la guerre, de l’homme-machine et de l’industrie destructrice, rejet des valeurs de Lumières) était en fait l’aboutissement d’un projet humaniste d’ascension, de perfection, de totalisation, la quête d’un Homme maître de lui-même et dominateur.

Chapitre II. L’Homme nouveau du futurisme, Entre hybride multiplié et sujet absolu

Le deuxième chapitre de l’essai approfondit les caractéristiques de l’humanisme futuriste, aux antipodes de l’humanisme de la Renaissance, malgré des affinités, ce qui est un paradoxe pour un mouvement qui prétendait faire table rase du passé et de la tradition. L’Homme nouveau futuriste n’est plus le sujet central unifié et harmonieux de la création. C’est un sujet multiplié et hybride, un dieu tout-puissant maître du monde et de lui-même. Le nationalisme et la modernité cosmopolite font bon ménage, c’est un deuxième paradoxe. Se souvenant du Risorgimento qui avait conduit à une réunification italienne au goût amer, car tributaire des puissances européennes, le futurisme rêvait de Panitalianisme, d’où le cosmopolitisme conquérant de Marinetti. Son vitalisme et sa foi en des Hommes régénérés par la guerre pour mieux assurer l’unité de la Nation frisent le fascisme, ce que nuance cependant Iveta Slavkova en retraçant les étapes de la relation entre Marinetti et Mussolini jusqu’à leur rupture en 1922. La glorification de la Guerre s’enracine dans une obsession de la virilité, attestée par une multitude d’œuvres futuristes. De longs développements sont consacrés à la misogynie légendaire de Marinetti, qui pourtant soutenait les suffragettes, souhaitait l’abolition du statut domestique de la femme, la réforme du divorce, l’égalité des salaires, et admirait certaines femmes émancipées. Valentine de Saint-Point, comme lui, ne lésine pas sur les contradictions, chantre d’une idéologie sexiste misogyne préfasciste ou inversement d’un progressisme de femme libérée, masculinisée et annonciatrice avant l’heure des idées de « genre ». En fait, Marinetti redoutait le féminin et l’amour, ce principe émollient qui menaçait la stabilité de l’homme. La vulve, piège de la virilité guerrière, lui inspirait de la terreur, et la parturition du dégoût. Une étude approfondie de Mafarka le futuriste (1909) établit que ce roman, sur fond de fantasmes sexuels débridés et de fantasmagories mythologiques hallucinées, est un manifeste pour la parthénogenèse. Mafarka engendre Gazourmah sans acte sexuel ni matrice féminine, par la seule volonté de son esprit, en une variante burlesque de la conception christique. Ce fils est sculpté dans du bois de chêne ciselé par les étoiles, et transformé en chair. Doté de grandes ailes en acier d’homme-avion, cet être infatigable d’une insigne beauté, capable de tout contrôler, y compris les éléments naturels et mécaniques qui le constituent, est une synthèse du projet futuriste de maîtrise absolue de l’univers par un sujet hybride multiplié. Ce nouvel Icare, qui n’est pas l’Homme de la Renaissance, entretient pourtant avec lui de curieuses ressemblances… Les innombrables manifestes techniques de la littérature futuriste reprennent, dans un autre registre, le thème du moi multiplié, en prônant une écriture éclatée (« les mots en liberté ») et l’abolition du sujet (le « je », le petit moi) au nom d’une conscience propulsée dans toutes les directions de l’univers et du monde industriel, pour en capter les énergies et les placer sous la tutelle d’un moi renforcé.

On retrouve cette multiplicité, inséparable d’une affirmation radicale de maîtrise, dans les peintures d’Umberto Boccioni, Luigi Russolo, Carlo Carrà, Gino Severini, Giacomo Balla. Iveta Slavkova retrace l’évolution de ces artistes, de leurs sympathies anarchistes des débuts à leur culte de la « race » latine. Leur misogynie ressort dans plusieurs tableaux. Tous souscrivent à l’engagement guerrier qui transforme leurs toiles en « drames plastiques ». La « sensation dynamique » et la dislocation sensorielle de la vision produisent des compositions centrifuges ou centripètes, des heurts violents et maîtrisés de lignes, de forces, de formes, de couleurs, de foules, bref une « rhétorique héroïque » de l’élan vital. A partir de 1914-1915, la guerre est présente explicitement dans des « tableaux-synthèse » constellés de recherches typographiques. L’artiste futuriste est le seul à pouvoir contenir les vibrations cosmiques tout en évitant la dissolution (la décadence, le féminin). Le spectateur, lui-même multiplié, est projeté au centre du tableau par cette peinture « immersive », si bien mise en valeur par les grands formats de l’exposition parisienne de 1912. Une toile mérite qu’on s’y arrête, Elasticità (1912) de Boccioni, à la pointe de l’avant-garde par son traitement plastique et sa thématique d’une nature agressée par les pylônes et cheminées d’usine, anticipation assumée des destructions de la Grande Guerre. L’élasticité, caractéristique essentielle de la matière, qui permet le mouvement des corps et le retour à leur état initial, est une métaphore de l’expansion du moi dans l’univers. Un cheval et son cavalier, fondus dans le paysage, mais identifiables au centre du tableau, figurent les dilatations et contractions de ce moi multiplié qui peut, à tout moment, revenir à lui-même. La référence à une célèbre statue de Marc Aurèle, un symbole national, y est évidente. Le cheval, allié inattendu des futuristes à l’ère des voitures et des avions, concentre en lui la force brute de la vie moderne, tandis que le cavalier métaphorise le triomphe de l’Homme sur la nature : maître de ses instincts, résistant à une dissolution dans le paysage qui semble imminente, il est le sujet-artiste souverain qui domine le monde. Iveta Slavkova prolonge cette réflexion sur le va-et-vient entre multiplicité et unité par le commentaire approfondi d’une sculpture de Boccioni, de 1913, Forme uniche della continuità nello spazio [Formes uniques de continuité dans l’espace]. Un Homme hybride s’élance dans l’espace, solitaire, encore englué dans la matière. La métamorphose des éléments – chair ou air, pleins ou vides, ombres ou lumières – y est traitée avec génie. L’absence de bras fait place aux ailes embryonnaires qui « dorment dans la chair de l’homme » (Marinetti). Le visage de ce combattant cruel forme une croix-glaive, associant le baptême à la conquête. Le dynamisme qui le porte vers l’avant fait penser à L’Homme qui marche de Rodin ou même à la Victoire de Samothrace. La sensation de continuité spatiale résulte des flux qui traversent son corps, organique et inorganique comme celui de Mafarka. L’exégèse des écrits théoriques de Boccioni permet de comprendre les objectifs d’un « rythme plastique pur » en résonance avec la pensée de Bergson dans Matière et mémoire : rendre sensible le prolongement des choses dans l’espace et l’esprit libéré par le mouvement, dépasser la notion d’espace-temps au profit de la durée, produire une quatrième dimension. Cette nouveauté radicale ne peut masquer certaines parentés avec Michel-Ange ou Le Bernin, malgré les dénégations de Boccioni. Un tableau de Severini, Synthèse plastique de l’idée « Guerre » (1914-1915), illustre plus précisément le rapport du nouvel humanisme futuriste à la nature : un paysage métallique dans lequel s’entrecroisent un relevé topographique, des formules mathématiques et chimiques, un poteau électrique et une cheminée d’usine, est surplombé par le mot ANTIHUMANISME. Des diverses interprétations qui ont été faites de ce tableau, Iveta Slavkova privilégie celle de Philippe Dagen qui y décrypte l’inscription futuriste d’un ordre belliciste et d’un désir de destruction de la nature au profit d’une race rénovée. Une lecture freudienne de l’humanisme athée « déshumanisant » du futurisme, édifié sur un moi dominateur, et tributaire souterrainement de mythologie chrétienne et d’esprit de la Renaissance, permet de l’interpréter comme une défense contre les forces inconscientes, un fantasme d’« intégrité totalisante du sujet» induisant un modèle politique autoritaire.

Chapitre III. La pureté, la morale et la machine : l’Homme nouveau du Bauhaus

Le chapitre III permet de dégager, au-delà des similitudes, les différences entre le projet d’Homme nouveau du Bauhaus et celui du Futurisme. Au sujet multiplié le Bauhaus oppose un sujet qui, tout aussi dominateur, tire son identité d’un Idéal d’unité, de simplicité, de création épurée. Les grandes étapes du Bauhaus, de sa fondation en 1919 à Weimar par Walter Gropius à sa fermeture par les nazis à Berlin en 1933, sont envisagées à partir de quatre personnalités majeures – Walter Gropius, Hannes Meyer, Johannes Itten, Oskar Schlemmer – et ponctuées par la description de couvertures de revues, de dessins et maquettes, de reproductions de tableaux, de photographies. Au Bauhaus tout commence avec des idéaux anciens. La cathédrale est le symbole fondateur du [« Programme et manifeste »] de Gropius, dont la couverture en 1919 reproduit une illustration de Lyonel Feininger, Die Kathedrale, un bâtiment d’allure gothique revisité par les codes plastiques contemporains : distorsions, géométrisation, facettes éclatées à la manière cubiste et faisceaux lumineux d’inspiration futuriste. La cathédrale gothique incarne une germanité glorieuse, un idéal mystique, mais aussi le mode de vie des guildes et corporations du Moyen Âge, qui alliaient l’art de la construction à des principes de vie collective. Le Bauhaus excelle à ajuster la tradition aux exigences de la vie moderne. L’architecture, indissociable des utopies politiques, y occupe une place centrale. L’école, à ses débuts, sympathise avec les « Arts and Crafts » du designer et théoricien socialiste anglais William Morris. Gropius, comme Morris, était hostile à une accumulation capitaliste aveugle et rêvait d’une vie harmonieuse dédiée au travail manuel et à la beauté des objets. Mais, contrairement à Morris, il ne condamne pas la production industrielle. La sympathie initiale du Bauhaus pour l’artisanat est d’ailleurs un motif de conflit au sein de l’école, provoquant en 1923 la rupture dite « constructiviste », pro-industrielle, qui incarnera, aux yeux de la postérité, l’identité véritable du Bauhaus. D’innombrables projets d’habitat et de cités futures voient le jour, au nom d’un bonheur collectif conforme à la « vraie » nature humaine. Gropius aspire à une ville faite de bâtiments en béton, bien alignés, standardisés, garants d’une vie égalitaire.

Hannes Meyer, marxiste convaincu, pousse à l’extrême l’idéal de standardisation de l’habitat anti-bourgeois, pensé pour un individu inscrit dans le collectif. L’égalité proclamée des citoyens et des sexes – malgré un modèle dominant de femmes virilisées – sous-tend ses projets de design coopératif de la seconde moitié des années 1920 : peu d’objets et de mobilier, des espaces identiques produits en série, des formes sobres, des lignes épurées. Chez Meyer, comme chez Gropius, l’architecture a une vocation morale : restaurer le vivant broyé par la guerre, combattre le chaos par une catharsis nécessaire, sublimer la violence. L’architecture de verre, matériau cristallin vecteur de lumière et de vérité, reflète parfaitement les qualités de l’Homme nouveau. Influencé par Bruno Taut, concepteur en 1917 d’une cité-jardin idéale et d’une architecture de cristal à connotation spirituelle, Gropius regrette cependant son absence de pensée fonctionnelle : en 1925, la façade entièrement vitrée des ateliers du Bauhaus à Dessau tiendra compte de besoins plus terrestres. Héritiers de la pureté d’Adolf Loos, élitistes et visionnaires, les architectes du Bauhaus se considèrent comme des maîtres spirituels. Leurs convictions démocratiques sont indéniables, mais leur condescendance, voire leur mépris, vis-à-vis d’un peuple qu’il faut éclairer malgré lui, ne le sont pas moins. Et leur aspiration au « Grand Tout » n’est pas dépourvue d’implicites nationalistes, théosophiques, potentiellement totalitaires.

Avec Johannes Itten « le gourou », pédagogue charismatique, c’est une nouvelle partie qui se joue. Contrairement à Gropius, le Bauhaus ne lui apparaît pas comme un outil politique et social, mais comme un terrain de recrutement d’artistes supérieurement doués, désignés pour parfaire leur élévation spirituelle. Adepte de la religion mazdéenne fondée sur l’enseignement de Zarathoustra (Zoroastre), il va chercher ses idées de réalisation de l’Homme nouveau dans l’occultisme proche-oriental, dans la science des proportions et des nombres, dans des techniques de maîtrise du corps et de la pensée pour améliorer la race. Son hermétisme philosophique puise aussi dans le courant « völkisch » du début du XXe siècle, un mélange de néo-paganisme germanique et de christianisme, de mythologie allemande ancienne, de romantisme, de franc-maçonnerie, de théosophie, de biologie et de darwinisme. Son Kinderbild [Portrait d’enfant], de 1921-1922, synthétise ses conceptions esthétiques, ésotériques et idéologiques. On voit bien qu’Itten préfigure le nazisme en se réclamant des Aryens (les Perses zoroastriens), ancêtres d’une race supérieure et d’une Nation fusionnelle, soumise « librement » à des élites reconnues.

Dernière figure incontournable du Bauhaus, Oskar Schlemmer livre une autre interprétation de l’Homme nouveau. La Forme règne dans son œuvre, en tant que telle, et ne cesse de s’épurer. L’artiste démiurge a pour mission de transposer les lois de l’univers dans le réel par la force du point, de la ligne, du triangle et du cercle. La guerre et ses massacres sont sublimés par la géométrisation des formes, des corps et du mouvement. Le logo officiel du Bauhaus conçu par Schlemmer en 1921, avec des variantes en 1922-1923 lors de la transition « constructiviste», est un visage stylisé, géométrisé, jouant sur les contrastes noir-blanc, sur la spiritualité sous-jacente d’un œil carré en forme de fenêtre, préfigurant les unités standard métallisées de la verrière de Dessau. Cet Homme nouveau, bien accordé à l’architecture de béton, fait penser à la statuaire grecque de Winckelmann. Der Tänzer [Le Danseur], sans doute un autoportrait idéalisé de 1923, éclatant de blancheur, et une photographie de 1926 du projet Raumtanz [Danse de l’espace] résument l’idéal humaniste de Schlemmer : gestes retenus, précision quasi mécanique rehaussée par les horizontales, les verticales et les obliques, têtes rasées ou masquées, corps indifférenciés, standardisés, anonymes, dans des costumes et des décors eux-mêmes stylisés ou symboliques. Un architecte-démiurge préside à ce monde homogène, égalitaire et universel. Fasciné par les foules, par les individus qui fusionnent dans le « Grand Tout », Schlemmer, dans son « Ballet mécanique » de 1917, juge exaltante la gymnastique des stades et des parades militaires : ces exécutions géométriques démontrent que « l’homme est la mesure de toute chose » (Héraclite). Au Bauhaus, il consacre son cours à l’Homme, étudié dans une perspective encyclopédique digne de la Renaissance. Iveta Slavkova compare une de ses planches pédagogiques de 1928, Mensch im Ideenkreis [L’Homme dans le cercle des idées], avec le célèbre Homme de Vitruve de Léonard de Vinci. Un coureur, saisi de profil en pleine action, abstrait et stylisé, lévite harmonieusement dans un cercle entouré d’inscriptions correspondant aux grandes orientations de l’enseignement de Schlemmer : la biologie, la forme, la philosophie, l’esthétique et l’éthique. La perfection géométrique des corps dans ces deux œuvres, leur architecture cosmique, expriment une vision transcendée de l’homme. Mais il y a une grande différence : le rapport entre corps et esprit, dialectisé chez Léonard de Vinci, est symbolisé par le nombril qui, libéré de sa double connotation négative, chrétienne et platonicienne, est la preuve du vivant, du viscéral et de la sexualité. Schlemmer, en optant pour l’abstraction, pour l’esprit contre la chair, pour la perfection mathématique des proportions, ignore une telle complexité dialectique. Sa spiritualité renvoie à Jakob Böhme et à la figure de l’androgyne, antithèse de « l’homme mortel sexué » de Léonard de Vinci. L’homme de Schlemmer est une « figure d’art » (Kunstfigur), une représentation débarrassée de toute contingence biologique. Les lois mécaniques du monde industriel s’introduisent dans le corps humain. Cette esthétisation systématique de la vie ainsi que le nationalisme mystique de l’artiste, héritier du « völkish », expliquent que le salut nazi et le svastika se soient immiscés subrepticement dans certaines de ses œuvres décryptées par Iveta Slavkova, qui refuse cependant d’accuser d’enrégimentement un artiste qui s’insurgea à plusieurs reprises contre le nazisme, tenta de raisonner Goebbels et s’arrêta de peindre entre 1933 et 1935. De là à occulter ses ambiguïtés, comme l’ont fait certains de ses historiographes, il y a une marge… Schlemmer incontestablement, comme les Futuristes, a contribué à l’idéologie totalitaire par sa simplification et son esthétisation de l’Histoire. Les corps déchiquetés sur les champs de bataille ont retrouvé forme sur la scène du Bauhaus, nouvel espace de l’utopie à partir de 1921. Schlemmer y prolongeait les grands principes scéniques, débarrassés de leur expressionnisme mystique, de Lothar Schreyer, premier maitre de l’atelier théâtre du Bauhaus : refus de la narration, costumes abstraits, gestes mécaniques d’acteurs-marionnettes hermétiques à l’Histoire. Dans son célèbre Ballet triadique, monté en 1922, les préoccupations plastiques excluent définitivement la psychologie. Le chiffre trois règne sur les couleurs primaires et les formes géométriques mises au service d’un modèle social harmonieux. Iveta Slavkova dévoile pas à pas l’étrange complexité de cette œuvre qui exalte un Homme en symbiose avec les lois éternelles de l’art et celles du monde industriel. Inspiré par la marionnette romantique de Heinrich von Kleist et la « surmarionnette » d’Edward Gordon Craig, Schlemmer donne à voir des corps silencieux, « libérés » par le « dressage », comme l’a expliqué Éric Michaud, protégés des horreurs de la guerre et des maux de la République de Weimar par leur rigueur de machine. La « déshumanisation » des marionnettes, qui n’est pas dans son principe « antihumaniste », au contraire – l’homme domine la machine et celle-ci peut l’aider à son amélioration au profit du Grand Tout – a été interprétée diversement par les metteurs en scène ultérieurs. Les sociologues, quant à eux, ont analysé comment, à force de nier la peur du morcellement, le désir totalitaire l’a importé en Allemagne entre les deux guerres. Les traumatismes historiques ont été recouverts par des effigies d’hommes dominateurs, effrayés par les troubles de la psyché, du « devenir femme » et de la chair, dans un corps-machine sous contrôle absolu. Ces « idoles humanistes modernes » ont échoué à réparer le massacre et à protéger l’avenir…

Épilogue : Réparation, Rédemption, Devenir

La déshumanisation comme résultat d’un projet humaniste est l’étonnant paradoxe entretenu conjointement par le Futurisme et la Bauhaus. Mais tandis que le Futurisme, thuriféraire de la guerre, misogyne, raciste et anti-démocratique, faisait allégeance à une cruauté qu’il pensait inhérente à l’homme et à la créativité, le Bauhaus s’inscrivait globalement dans une tradition bourgeoise, altruiste, socio-démocrate, hostile à la violence. Le Futurisme aspirait à la guerre comme moyen de réalisation de soi tandis que le Bauhaus y voyait un mal nécessaire, une épreuve à traverser. Mais les deux mouvements se sont finalement rejoints : tous les acteurs du Bauhaus ont eu partie liée avec la guerre, de près ou de loin, et certains ont pactisé avec un pouvoir totalitaire ; à cette différence près que la domination du peuple par l’artiste signifiait, pour le Bauhaus, une réconciliation des individus avec leurs désirs profonds et leur « vraie » nature, souvent inconnus d’eux…

Le mouvement du « retour à l’ordre » des années 1920 prétendait que revenir à l’humanisme traditionnel ferait oublier la barbarie d’une époque. La guerre avait été la parenthèse nécessaire pour renouer avec un essentiel en perdition… « La guerre finie, tout s’organise, tout se clarifie et s’épure » écrivent Le Corbusier et Amédée Ozenfant dans Après le cubisme (1918). De fait, plusieurs avant-gardes perpétuent après la guerre le mysticisme de l’Homme nouveau. Le Néo-plasticisme de Mondrian considère que le spiritualisme et l’abstraction ont vocation à révéler la profondeur dernière des choses et la nature authentique de l’homme. Les constructivistes russes développent un projet humain totalisant, véhiculé par le communisme et un artiste démiurge qui recompose les formes et s’allie avec la production industrielle. Les similitudes sont grandes entre le constructivisme russe et le design coopératif de Hannes Meyer…

Les dernières pages d’Iveta Slavkova contrebalancent tout le reste de l’ouvrage. Il y est question en effet de Dada et du Surréalisme, ces deux avant-gardes qui, au contraire du Futurisme et du Bauhaus, ont déclaré leur intention d’en finir avec l’humanisme, cause ultime de la Grande Guerre. L’auteure nous propose un riche survol de textes, d’œuvres ou de manifestations dadaïstes, à Zurich, Paris ou en Allemagne, de Tzara, Arp, Picabia, Huelsenbeck ou Hausmann, qui clament haut et fort leur haine de l’humanisme, de la Renaissance, des Lumières, leur irrespect de la culture, de la raison, du langage construit et de toute idéologie totalisante. Dada ne veut rien, ne croit en rien, n’a pas de programme. Les dadaïstes célèbrent le culte du moi éclaté, de l’inconscient primitif, de la multiplicité fondamentale de l’Être. Ils revendiquent le cosmopolitisme et crient leur haine du nationalisme. Regardant l’horreur de la guerre en face, la nommant, la dénonçant, ils tirent parti de l’art non pour « réparer l’Homme » mais pour engager un grand travail de déconstruction énoncé dans tous leurs manifestes, à commencer par le Manifeste Dada 1918 de Tristan Tzara. Ces manifestes cultivent la dérision sarcastique, le blasphème et la destruction des formes (poésie phonétique, collage, assemblage). Le célèbre photomontage de Hausmann, ABCD (Portrait de l’artiste), de 1923-1924, scruté en détail, est une antithèse absolue du Danseur de Schlemmer. Tout y est : visage loufoque à la bouche grande ouverte, criant ou hurlant de rire, corps morcelé, mise en page éclatée, lettres surdimensionnées, fragments de papier, billets de banque et tickets, morceaux de ciel étoilé, utérus scientifiquement dessiné et pénis perforant une revue futuriste, évocation de sons discordants et de violence, etc. Les surréalistes à la suite de Dada manifesteront leur dégoût d’une conception de l’art dont les horreurs de la guerre avaient aboli le sens. À la suite de Breton, ils postulent que « l’homme n’est peut-être pas le centre, le point de mire de l’univers ». L’antihumanisme est relayé, après la deuxième guerre mondiale, par de nombreux philosophes ou écrivains, mais ce dernier chapitre accorde une place particulière à la déconstruction selon Foucault et Deleuze, à leur remise en question de la centralité de l’humain et du sujet. Deleuze oppose l’ambition totalitaire du Futurisme à la volonté chaotique de Dada, qui tire sa vitalité des « machines désirantes » animant un individu toujours autre que lui-même.

On ne peut que remercier Iveta Slavkova de nous prévenir en note que l’antihumanisme de Dada et du surréalisme est une problématique qui sera abordée dans un livre futur. Celui-ci semble en effet indispensable pour démontrer que les avant-gardes hostiles à une restauration humaniste illusoire ont contribué, mieux que le Futurisme ou le Bauhaus, à libérer l’avenir…

Position de thèse de Iveta Slavkova

https://melusine-surrealisme.fr/wp/wp-content/uploads/2020/07/Slavkova_Position.pdf