MÉLUSINE

Infra-noir

8 décembre 2014

Infra-noir

« Infra-noir », un et multiple / Un groupe surréaliste entre Bucarest et Paris, 1945-1947, sous la direction de Monique Yaari, Peter Lang, Bern, 2014.

http://www.peterlang.com/index.cfm?event=cmp.ccc.seitenstruktur.detailseiten&seitentyp=produkt&pk=80035

Cet ouvrage sur les surréalistes de Bucarest a d’abord le mérite de reproduire, dans un format réduit il est vrai, une série d’opuscules ou de catalogues, parfois illustrés, pour la plupart écrits en français[1]. À cette liste impressionnante convoquant Gherasim Luca, Dolfi Trost, Paul Paun (ou Paon), Virgil Teodorescu et Gellu Naum, pourraient s’ajouter d’autres livres plus copieux, notamment Le Vampire passif de Gherasim Luca et Vision dans le cristal de Trost publiés en 1945 aux Éditions de l’Oubli, également à Bucarest. Pour qui examine ces textes hostiles à la littérature, ces graphies aimantées par le hasard, ces objets tournant le dos à l’art, pour qui se penche sur ces manifestes surréalistes émaillés de nouveaux concepts, il apparaît soudain que le surréalisme, entre janvier 1945 et mai 1947, n’a atteint sa plus haute cime ni à Paris ni à New York mais à Bucarest.

L’ouvrage sur Infra-noir vise à être exhaustif. Dans une introduction bien articulée et détaillée, Monique Yaari, après avoir évoqué la genèse du groupe et la parenthèse sombre de la Seconde Guerre mondiale, dresse un bilan de l’œuvre des cinq surréalistes, nés, rappelons-le, entre 1910 et 1916, et apporte quelque lumière sur chacune des trajectoires. Elle ne cache pas qu’en dépit de manifestes communs et d’expositions collectives, il existe une fracture entre le duo Luca-Trost et le trio Naum-Paun-Teodorescu qui depuis longtemps voit en Luca et Trost deux incorrigibles mystiques. Il faut néanmoins préciser que le couple Luca-Trost implosera en août 1951, au moment de son séjour en Israël, pourtant après une expérience prometteuse d’un rendez-vous mental fixé à une heure précise du dimanche 18 mars entre Breton, Paon, Luca et Trost, se trouvant respectivement à Paris, Bucarest et en deux lieux différents en Israël.

Krzysztof Fijalkowski entreprend une étude patiente, éclairante et directe des écrits fondateurs de Gherasim Luca, en particulier du Vampire passif, qu’il a d’ailleurs traduit en anglais. Il reconnaît là, dans la veine de Nadja ou de Huysmans, le souci invincible d’une mise à l’épreuve du réel. Il souligne le rôle des objets dont on peut vérifier, à travers les photographies de Théodore Brauner, la charge obsédante et magique et la part incontestable qu’ils prennent dans le cours tumultueux et déroutant des événements. Luca, qui instaure un redoublement de l’objet dans sa pratique de l’Objet Objectivement Offert, opère une véritable mutation de l’objet au point qu’on peut se demander s’il n’a pas réussi à surmonter ce que Breton avait appelé la « crise de l’objet ». On a le sentiment d’un puissant renouvellement sur des terrains essentiels comme l’invention, la passion ou la formulation. Luca ne se prive pas d’affirmer qu’il réinvente l’amour et affronte la mort sans coup férir. Toutes ses audaces ne font que prolonger à ses yeux l’ébranlement par lequel les surréalistes ont secoué la vieille carcasse de la société.

Dans Dialectique de la dialectique, Luca et Trost entendent, à travers ce message adressé au surréalisme international, transformer le désir en « réalité du désir ». Ils précisent que le surréalisme ne cherche pas plus à gérer l’héritage de la pensée révolutionnaire qu’à occuper la place dévolue à l’avant-garde. Les surréalistes ne cessent de répliquer le désir. Comme le note Fijalkowski, ils se trouvent toujours dans la phase d’un « désir de désirer ». Aussi l’amour objectif vient-il prendre le relais de la découverte capitale du hasard objectif.

Fijalkowski, avec Amphitrite et Le Secret du vide et du plein, poursuit son étude au scalpel des textes infra-noir de Luca. Nous devinons, à travers ses indications minutieuses, tout un monde palpitant de passions et d’interrogations.

Alors qu’elle prétend conduire une étude serrée de deux textes de Trost, Le Même du même et Le Plaisir de flotter / Rêves et délires, Françoise Nicol échoue à montrer en quoi la théorie du Même du même trouve son application dans Le Plaisir de flotter. Elle ne voit pas que Trost est exactement dans la posture de Breton pour qui le Manifeste du surréalisme sert de préface aux images et aux « historiettes » de Poisson soluble. Mais surtout, loin de s’apercevoir que Trost (en même temps que Luca) renverse du tout au tout la théorie freudienne, elle suppose que Le Même du même « critique une partie de la conception freudienne du rêve et sa méthode d’interprétation. » En réalité, Trost ne conserve pas une seule miette de Freud. Dans la foulée des surréalistes des années 1920, il affirme la toute-puissance du rêve manifeste, invalide la quête du rêve latent et ne laisse plus la moindre place à l’interprétation freudienne. N’ayant pas compris le coup de force théorique opéré par Luca, Françoise Nicol n’a pas pu saisir l’importance du sous-titre du Plaisir de flotter qui ne fait que singer l’étude de Freud Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensen. Quand il rêve et délire, Trost ne flotte pas sur les décombres du passé mais sur une scène actuelle ou un paysage à venir. C’est ainsi qu’à notre grande stupéfaction nous décelons dans Plaisir de flotter la jeune fille et la jeune femme, deux personnages qui n’en feront bientôt qu’un dans Visible et invisible et Librement mécanique : la jeune fille-femme, la figure et le concept qui viendront enrichir les intuitions et les pensées de Trost.

Si les cinq surréalistes de Bucarest, entre 1945 et 1947, affrontent l’esprit et la matière, il n’est pas surprenant que Paul Paun soit amené à revisiter dans Les Esprits animaux le concept cartésien microphysique d’une matière impondérable et subtile. Un point que Monique Yaari aurait dû marquer davantage. Pour sa part, Jacqueline Chénieux-Gendron situe avec justesse « Sable nocturne », contribution du « groupe surréaliste roumain » dans le catalogue de la fameuse exposition « Le Surréalisme en 1947 ».

Dans un court essai, Jonathan Eburne s’interroge sur la part stratégique et le contenu théorique de l’obscurité chez les surréalistes de Bucarest. En somme, le groupe Infra-noir affronte à son tour la question de l’occultation du surréalisme. Eburne s’appuie sur le catalogue de l’exposition L’INFRA-NOIR, Préliminaires à une intervention sur-thaumaturgique dans la conquête du désirable de Luca, Paun et Trost, qui comprend un texte truffé de quarante-cinq énoncés en italique numérotés (Luca : 1 à 15 ; Paun : 16 à 30 ; Trost : 31 à 45), probablement les titres des œuvres présentées lors de cette exposition de septembre-octobre 1946. Mais le texte étant cosigné par les cinq surréalistes de Bucarest, on peut imaginer qu’ils y ont tous participé, avec comme seule consigne de remplir les vides entre les énoncés en italique. « Nous levons un verre pour provoquer le vol de sa consistance (6), nous mettons sur la table une feuille de papier pour trouer les résistances (7). » Un tel passage jonglant avec le plein et le vide, à la manière d’ailleurs de la photo Les Buveurs de Paul Nougé, ne creuse-t-il pas une forme d’absence et ne nous alerte-t-il pas sur les ressources propres à l’ombre et à l’obscurité ?

Le « surautomatisme » ou la « sur-thaumaturgie » indiquent à souhait que les membres d’Infra-noir ne lésinent pas sur le supra. Néanmoins, ils ont surtout conscience d’adhérer à l’infra. Non qu’ils se croient assujettis à une infrastructure économique et sociale mais parce que toutes leurs expériences passionnelles et intellectuelles, oniriques et verbales, relatives à des individus ou à des objets, se déroulent sur le terrain chaotique de l’infra-noir. Et sans aucun recours à la dialectique hégélienne, ils veulent toucher du doigt, en aveugles s’il le faut, les ombres et les spectres dans l’obscurité même du surréalisme.

[1] En voici la liste : Gherasim Luca et Trost, Dialectique de la dialectique / Message adressé au mouvement surréaliste international, S / Surréalisme, 1945 ; Gherasim Luca et Trost, Présentation de graphies colorées, de cubomanies et d’objets, 7 janvier – 28 janvier 1945 ; Paul Paun, Brevet Lovaj, colectia suprarealista, 1945 ; Exposition Gherasim Luca / Paul Pan / Trost, L’INFRA-NOIR, Préliminaires à une intervention sur-thaumaturgique dans la conquête du désirable, S / Surréalisme, 1946 ; Gherasim Luca, Amphitrite / Mouvements sur-thaumaturgiques et non-œdipiens, Infra-noir, 1947 ; Gherasim Luca, Le Secret du vide et du plein, Infra-noir, 1947 ; Paul Paun, Les Esprits animaux, Infra-noir, 1947 ; Paul Paun, La Conspiration du silence, Infra-noir, 1947 ; Trost, Le Même du même, Infra-noir, 1947 ; Trost, Le Plaisir de flotter / Rêves et délires, Infra-noir, 1947 ; Virgil Teodorescu, Au lobe du sel, Infra-noir, 1947 ; Virgil Teodorescu, La Provocation, Infra-noir, 1947 ; Gherasim Luca, Gellu Naum, Paul Paun, Virgil Teodorescu et Trost, Éloge de Malombra / Cerne de l’amour absolu, S / Surréalisme, 1947.