Henri BÉHAR : Potlatch, André Breton ou la cérémonie du don
par Pierre Taminiaux
28 novembre 2021
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Henri Béhar est Professeur émérite de l’Université de Paris III-Sorbonne nouvelle. Il est reconnu comme une autorité dans le domaine des études sur le surréalisme et l’avant-garde de la première moitié du XXᵉ siècle en France. Son ouvrage le plus récent, Potlatch, André Breton ou la cérémonie du don constitue à cet égard un accomplissement majeur dans le domaine des études surréalistes. Il est le fruit d’un ensemble étendu et méticuleux de données et de documents relatifs aux nombreuses dédicaces qu’André Breton a adressées à ses collègues écrivains ainsi qu’aux artistes durant toute sa vie.
Ces dédicaces sont mêlées aux dédicaces tout aussi nombreuses que des écrivains et artistes ont adressées à Breton. C’est ce qui explique le terme de ‘Potlatch’, inclus dans cet ouvrage, puisque le Potlatch a été défini à l’origine par les anthropologues comme un système d’échanges (de dons et de contre-dons) qui caractérise diverses sociétés tribales et indigènes.
Toute dédicace est le signe d’une relation étroite entre son auteur et son destinataire. On peut dès lors observer dans ce livre que Breton était lié à un réseau très étendu d’artistes et d’écrivains à travers le monde. Ces dédicaces démontrent en ce sens la nature internationale du mouvement surréaliste. Ainsi. Breton dédicace-t-il ici certains de ses textes au photographe américain Man Ray mais aussi au peintre roumain Victor Brauner.
De cette manière, il souligna le fait que le surréalisme existait au-delà des frontières et des identités nationales étroites. Dans cette optique, le surréalisme était mondialisé plus d’un demi-siècle avant le début officiel de la mondialisation. Il anticipa une perspective transnationale sur la littérature et sur l’art qui prédomine dans la culture contemporaine.
Ce qui rend l’ouvrage d’Henri Béhar particulièrement intéressant est le fait que certaines de ces dédicaces sont adressées à et par des personnalités qui ne furent jamais des membres officiels du mouvement surréaliste. C’est le cas autant pour Maurice Blanchot que pour Julien Gracq, par exemple. Ceci démontre que le surréalisme influença de nombreux écrivains majeurs du XXᵉ siècle et que Breton constitua pour eux une figure iconique et une sorte de père spirituel.
A cet égard, Blanchot écrivit l’un des plus importants essais critiques jamais consacrés au surréalisme, ‘Le Demain joueur’, qui est inclus dans son ouvrage L’Entretien infini. Cet essai était indiscutablement élogieux. Il définit en premier lieu le sens existentiel et philosophique du concept de communauté pour l’histoire du surréalisme. Il souligna également le rôle dominant joué par l’esprit ludique dans l’esthétique du mouvement.
A bien des égards, le surréalisme continua à se développer et à s’exprimer au-delà du surréalisme. Une telle affirmation peut sembler paradoxale, mais elle reflète néanmoins la fascination continue que l’œuvre d’André Breton a pu engendrer. Les nombreuses dédicaces issue de personnalités extérieures au surréalisme éclairent également le fait que le mouvement ne cessa jamais d’exercer son influence culturelle. Il servit essentiellement d’aimant pour tous les artistes et écrivains qui désiraient échapper aux lois strictes du rationalisme et qui étaient attirés par la monde des visions et du surnaturel.
Nombre d’entre eux virent le surréalisme comme une perspective transgressive sur la vie et sur l’art. Le pouvoir d’une telle perspective s’est quelque peu affaibli au fil des années. Néanmoins, il demeure aujourd’hui l’une des dimensions les plus originales du mouvement. Le surréalisme affirma le besoin d’une mise en question radicale des valeurs morales établies et des modes de pensée de la culture occidentale. Ce besoin ne s’est jamais réellement éteint et est encore valide pour une approche critique de la littérature et de l’art d’avant-garde au XXIᵉ siècle.
Henri Béhar est l’auteur, entre autres, d’un ouvrage de référence sur André Breton intitulé André Breton l’indésirable, qui fut publié pour la première fois en 1990 par Calmann-Lévy. Celui-ci indiquait clairement que le surréalisme constitua à l’origine une attitude de révolte à l’égard de l’ordre social et de la tradition littéraire du réalisme. L’indésirable, en effet, est celui dont les opinions rompent avec les écoles de pensée conventionnelles et qui est dès lors marginalisé en raison de sa sensibilité originale..
La forme de la dédicace est par essence concise et est en outre éminemment subjective et sincère dans son expression. Elle découle toujours en ce sens de l’affirmation d’un Je. A cet égard, Breton exprima souvent ses sentiments personnels pour de nombreux écrivains et artistes à qui il dédicaça ses œuvres. Ces dédicaces devinrent ainsi par bien des aspects de courts poèmes instantanés caractérisés par leur authenticité absolue. Elles se firent dès lors l’écho de la forme de l’écriture automatique, qui définit la perspective unique de Breton sur le langage poétique.
On pourrait ainsi identifier ces dédicaces à des fragments d’un discours poétique. Pour Breton, en effet, la poésie existait partout. Elle pénétrait le domaine de la vie quotidienne et des objets les plus triviaux, comme le démontre son roman Nadja. Dès lors, elle pouvait également exister dans les messages les plus simples, comme Henri Béhar nous le rappelle dans la quatrième de couverture de son livre. Ces nombreuses dédicaces sont souvent lyriques dans leur ton, ce qui renforce leur signification émotionnelle.
Juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Breton publia l’une de ses œuvres poétiques les plus importantes, Ode à Charles Fourier. Dans cette œuvre, il exprima son profond respect et son admiration intellectuelle pour le penseur du socialisme utopique au XIXᵉ siècle. Celui-ci préconisa un retour au monde naturel et un mode de vie libre à l’intérieur de communautés connues comme les “Phalanstères”. Ce long poème peut précisément être lu et interprété comme une longue dédicace posthume. Dans ce cas précis, la dimension poétique de la dédicace était évidente. Elle soulignait un dialogue intense entre le poète et le penseur, dans lequel Breton s’adressait personnellement à Fourier afin de démontrer le caractère similaire de leur perspective sur la vie, le langage et la société.
Les dédicaces incluses dans l’ouvrage d’Henri Béhar sont juxtaposées à de courts passages biographiques concernant les écrivains et artistes à qui elles furent adressées ou qui furent eux-mêmes les auteurs de ces dédicaces. Ceux-ci renforcent le pouvoir d’information de l’ouvrage : ces passages permettent ainsi au lecteur d’identifier ces écrivains et artistes, puisque certains d’entre eux ne sont pas nécessairement célèbres.
Parmi ceux-ci, on trouve parfois des figures surprenantes qu’on n’associe pas nécessairement à l’histoire du surréalisme. Je pense ici en particulier à Henri Jeanson, qui est bien connu pour son œuvre prolifique de scénariste dans l’industrie du cinéma français. Henri Béhar nous rappelle ainsi qu’il fut à l’origine un membre du mouvement anarchiste et qu’il participa à la fondation de l’Académie Alphonse Allais.
Ce cas particulier démontre les liens étroits entre Breton et le monde de la culture populaire, de la chanson au cinéma. Un tel monde existe au-delà de l’avant-garde littéraire et artistique. A cet égard, il ne faudrait pas oublier que de nombreux chanteurs français modernes, dont Léo Ferré, ont adapté des textes et des poèmes surréalistes et les ont ainsi rendu accessibles au grand public.
L’ouvrage d’Henri Béhar échappe aux catégories traditionnelles de la critique universitaire. Il ne s’agit ni d’un essai monographique classique ni d’un recueil de textes en prose ou de poèmes. Il accorde son attention à une forme littéraire qui est souvent négligée ou vue comme simplement anecdotique.. Ceci constitue l’aspect le plus frappant de son projet. Le nombre des dédicaces qui sont rassemblées dans ce livre de plus de 500 pages est également impressionnant.
Enfin, il faut souligner l’importance du mot : ‘don’ qui fait partie de son titre. En effet, ces dédicaces peuvent être conçues comme un ensemble de dons personnels. Par définition, le don n’est ni prémédité ni planifié. Il doit exister dans le moment, en tant que geste spontané qui n’exige ni récompense ni rétribution. En ce sens, il reflète l’esprit de l’avant-garde et du surréalisme en particulier, puisque le surréalisme célébra le rôle essentiel joué par l’instant et l’imprévu dans l’art et dans la vie.
Breton conçut la poésie comme un don essentiel de l’homme à l’homme. Selon sa perspective, le poète n’offrait pas simplement ses mots à l’autre, mais aussi son corps et son âme. La forme de la dédicace se fait donc l’écho de la pensée personnelle de Breton sur la poésie. En outre, le don implique le besoin d’un engagement total du sujet, ce que la poésie surréaliste exigeait précisément de ses adeptes.
En conclusion, il faut ici faire l’éloge du travail en profondeur que ce livre représente. Il ouvre la voie à de nouvelles formes de recherche universitaire basée sur des documents inconnus ou rares plutôt que sur des textes canoniques. Il constituera en outre un outil d’une grande utilité pour les futurs étudiants du mouvement, en raison surtout de sa perspective encyclopédique.
Pierre Taminiaux/Georgetown University