De la musique avant toute chose

De la musique avant toute chose

Sébastien Arfouilloux

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À la suite de la publication de Que La Nuit tombe sur l’orchestre : surréalisme et musique1, le Centre de recherches sur le surréalisme, conjointement avec le centre de recherche en littérature comparée de l’Université Paris 4, a organisé le colloque Le Silence d’or des surréalistes2. Depuis, plusieurs manifestations scientifiques se sont intéressées à la question des liens entre le surréalisme et la musique : en 2017, Golden silence : Surrealism at 100 organisé par la Schulich School of Music, de Montreal3, puis en 2018 la journée d’études Surrealism and music in France, 1924-19524. Si le surréalisme, sous la plume d’André Breton, a refusé une valeur à l’expression musicale, toute liberté a été laissée de déterminer ce que pourraient être les composantes d’une musique surréaliste. C’est à cette tâche que s’est attelé l’ouvrage récent d’Henri Gonnard, musicologue, qui publie Musique et surréalisme en France d’Erik Satie à Pierre Boulez5.

Penser la musique à la lumière du surréalisme, tel est le projet affirmé du livre d’Henri Gonnard, qui, partant du ballet Parade de Satie, traite d’œuvres musicales contemporaines du surréalisme, comme celles de Francis Poulenc, d’Igor Stravinsky, d’Olivier Messiaen, de Germaine Tailleferre ou d’André Jolivet, mais aussi d’un compositeur considéré comme précurseur du surréalisme, Maurice Ravel, dont Gaspard de la nuit (1908) précède largement la création du mot surréalisme par Apollinaire en 1917. L’intérêt est d’ici de porter l’investigation sur des musiciens du répertoire classique, selon un empan diachronique relativement large, qui permet d’envisager un ensemble de compositions du vingtième siècle. On peut saluer, à l’appui de la cohérence du projet, la finesse des analyses musicales et la précision de la vision historique de la musique.

L’ouvrage vise à regrouper dans une même approche musicologique des œuvres se réclamant ou relevant du surréalisme à divers titres. Son propos repose sur l’idée qu’« il peut exister entre les artistes des préoccupations et des modes de fonctionnement comparables qui transcendent à leur insu leur propre territoire voire l’époque dans laquelle elles et ils s’inscrivent. Des correspondances à un niveau structurel profond se révèlent alors entre les différents champs d’expression. »6 L’étude propose un éclairage original sur des œuvres musicales a priori diverses dont elle s’attache à dégager la parenté avec le surréalisme. Elle convoque des éléments théoriques d’ordre divers, qui répondent à la gageure de s’interroger sur ce qui, dans ce langage complexe qu’est la musique, relève du surréalisme. L’ouvrage accorde également une place aux écrits de compositeurs, notamment ceux de Poulenc.

À propos de Parade, l’auteur relève la contestation subversive qui apparente le ballet à Dada, au niveau de la mise en scène mais aussi du traitement musical. L’analyse musicale donne comme preuve de l’anti-romantisme et l’anti-symbolisme de Satie une étude du traitement de l’harmonie, de la mélodie et de l’ensemble instrumental. L’ouvrage s’interroge sur la proximité de Ravel avec le surréalisme, proposant une analyse de l’emploi de motifs musicaux mis en valeur par les possibilités expressives du dispositif instrumental, qui s’ouvre à de véritables métaphores musicales du texte poétique. Par exemple, les mains du pianiste qui se resserrent dans la pièce « Le Gibet » dans Gaspard de la nuit (1908) figurent l’étranglement du pendu, de façon réaliste, dans une pièce musicale qui résulte d’un attrait du compositeur pour le rêve et le merveilleux.

Il est remarquable que la référence au surréalisme ne passe pas forcément par la contestation de l’héritage formel classique, remarque Henri Gonnard, à propos, notamment, de la fidélité à l’écriture tonale classique de Poulenc de Stravinsky et du jeu sur les registres de Germaine Tailleferre. L’ouvrage analyse également ce qui dans la musique d’André Jolivet met en mouvement une conception surréaliste de l’objet, permettant l’irruption du hasard objectif, en proposant des analyses rythmiques, harmoniques et mélodiques. Il identifie enfin Messiaen comme un compositeur surréaliste en discutant la proximité du musicien, qui reconnait l’influence sur lui de la lecture de Breton, Éluard et Reverdy, avec le mouvement surréaliste en dépit de sa foi chrétienne. Tel n’est pas le cas de Pierre Boulez, dont la partition du Marteau sans maître, vue comme un moment clé dans le parcours du compositeur, est très clairement identifiée comme un désir de mettre à distance le texte, et le mouvement, surréalistes.

En définitive, l’approche d’Henri Gonnard n’est jamais si intéressante que lorsqu’elle aborde les spécificités du langage musical des compositeurs cités et souligne combien les formes employées sont proches des théories des surréalistes français. Néanmoins, aussi convaincantes que demeurent les analyses de ces œuvres diverses, le livre ne laisse pas apparaître l’unité d’un projet esthétique commun, qui relèverait du surréalisme musical.

Si aucune définition de l’art surréaliste n’exclut par principe la musique, et s’il faut bien comprendre que l’ensemble des moyens d’expression sont susceptibles d’être employés, il n’en demeure pas moins qu’il n’existe pas de conception surréaliste de la musique. Partant, on pourrait s’interroger sur la façon dont le critère révolutionnaire, pourtant constitutif du surréalisme pourrait se trouver affaibli d’être assimilé à travers ces différentes compositions davantage à un courant artistique. S’en était déjà inquiété un compositeur, qui aurait pu trouver sa place dans cette étude, François-Bernard Mâche. Selon celui-ci, la musique, qui depuis bien plus longtemps que les surréalistes mêlait le réel et l’imaginaire, n’avait pas accompli la révolution surréaliste et avait le double inconvénient de « couper l’herbe magique sous le pied des poètes, et, tout en allant plus aisément qu’eux dans le même sens, d’échouer finalement à changer vraiment les rapports de l’esprit et du monde. »7 Existe-t-il un lien consubstantiel musique surréalisme ? En définitive, la question reste ouverte. L’intéressante incitation à croiser les approches proposée par cet ouvrage invite en tout cas à prolonger l’interrogation.


1 . Sébastien Arfouilloux, Que la Nuit tombe sur l’orchestre : surréalisme et musique. Paris : Fayard (« Les Chemins de la musique »), 2009, 541 p.

2 . Le Silence d’or des surréalistes / textes réunis et présentés par Sébastien Arfouilloux ; préface d’Henri Béhar. Château-Gontier : Aedam Musicae, 2013, 304 p.

3 . Publié dans Gli Spazi della musica [Turin]. V. 7 (2018) « Golden Silence». Music and Surrealism, 1917-2017 / sous la direction de Jeremy Cox. https://www.ojs.unito.it/index.php/spazidellamusica/issue/view/296

4 . Journée d’études Surrealism and music in France, 1924-1952 : interdisciplinary and international contexts, Institute of modern Languages research, School of advanced Study, University of London, 8 juin 2018.

5. Henri Gonnard, Musique et surréalisme en France d’Erik Satie à Pierre Boulez / préface de Caroline Potter, Paris : Champion, 2021. 182 p.

6 . Ibid., p. 89.

7. François-Bernard Mâche, « Surréalisme et musique, remarques et gloses », La Nouvelle Revue française, n° 264, décembre 1974, p. 41-42.