MÉLUSINE

Christian Dotremont : du Manifeste au Poème

25 mai 2024

Christian Dotremont : du Manifeste au Poème, Halle Saint-Pierre, 25 mai 2024

Je me concentrerai ici sur trois poèmes écrits par le poète et artiste Christian Dotremont au sujet du mouvement Cobra, dont il fut le grand animateur. Partagé entre trois petits pays d'Europe du Nord (et trois villes), ce mouvement apparut à la fin des années quarante, dans l’exaltation d’une période de libération qui avait succédé aux années noires de la Seconde Guerre mondiale.
Ces trois pays, la Belgique, les Pays-Bas et le Danemark avaient tous connu l’Occupation allemande. Les jeunes artistes et poètes qui se rassemblèrent dans Cobra avaient donc pour la plupart vu leur jeunesse sacrifiée. Ils rêvaient dans cette perspective de retrouver malgré tout celle-ci dans une expression collective débridée de leur imaginaire et de leur personnalité créatrice.
Le premier de ces poèmes s’intitule : ’L’objet à travers les âges’. Il commence par les mots suivants : « Dans un but purement poétique quoique la connaissance y soit pour quelque chose le désir et la curiosité étant originellement identiques le groupe surréaliste révolutionnaire que l’on trouve trop surréaliste et qu’ils trouvent trop révolutionnaire » (1). D’emblée, Dotremont affirma la dimension poétique radicale du mouvement, ainsi que son attachement aux principes du surréalisme révolutionnaire qui avaient été définis dans le Manifeste du même nom publié en 1947. Celui-ci avait recueilli les signatures des plus importants artistes et poètes d’avant-garde belges de leur génération, de Magritte à Paul Nougé en passant par Louis Scutenaire.
L’enjeu de ce manifeste avait été d’abord politique. Il fallait en effet réaffirmer le lien du surréalisme au marxisme et aux principes fondamentaux de la Révolution russe, alors que Breton, par contraste, avait déjà rompu avec ceux-ci et opté pour l’utopie fouriériste. Au-delà de cette prise de position, cependant, les signataires de ce manifeste voulurent démontrer leur indépendance intellectuelle et esthétique par rapport au surréalisme de Paris, celui d’André Breton.
La référence au groupe surréaliste révolutionnaire impliquait ici que des artistes et poètes comme Dotremont demeuraient fidèles à l’esprit originel du surréalisme, celui des années vingt et trente. Cet esprit radical et sans compromis s’était en quelque sorte dilué avec le temps pour laisser la voie à un autre surréalisme, plus établi socialement ou culturellement et moins engagé politiquement.
Il est évident que dans les années qui suivirent la fin de la Seconde Guerre mondiale, le communisme jouissait encore d’une aura qui était en grande partie issue du rôle joué par l’Union Soviétique dans la défaite du nazisme. Ce manifeste révéla en ce sens un enthousiasme quelque peu naïf et juvénile, qui reposait sur la croyance en le renversement du capitalisme et en l’établissement d’une société nouvelle, en théorie plus libre et égalitaire.
En quelque sorte, l’évolution personnelle de Breton avait témoigné d’une forme de régression et même d’abdication que les artistes et poètes belges d’avant-garde refusèrent. L’ombre du surréalisme demeurait écrasante, cependant, dans la mesure où il avait très vite trouvé de nombreux adeptes en Belgique. Il prolongeait à bien des égards la forte tradition à la fois baroque et surnaturelle de cette culture, qui avait été incarnée en particulier par les œuvres picturales de James Ensor et de Léon Spilliaert. Cette tradition contenait une rupture sans équivoque avec le dogme réaliste de l’art académique classique.
Dans son poème, Dotremont affirma à cet égard les présupposés esthétiques de Cobra, distincts à la fois du réalisme et de l’abstraction. « Et parce que nous n’aimons pas les fougères réalistes ni le sucre abstrait candi » (2). Cobra rejeta en quelque sorte l’avant-garde cubiste et son parti-pris de formalisme cérébral, mais aussi un peintre comme Mondrian, au profit d’une spontanéité revendiquée par chacun de ses membres. Le groupe surréaliste révolutionnaire, d’après les mots mêmes de Dotremont, s’inscrivait par ailleurs dans la mouvance du front international des artistes expérimentaux. Le mot d’expérience était dans ce contexte essentiel. Il permettait de souligner le lien de Cobra à l’esprit et à l’histoire des avant-gardes du début du XXe siècle en Europe. La notion d’expérience avait en effet constitué l’une des articulations philosophiques majeures du projet de Dada et de Duchamp. Elle se devait d’être reformulée dans le contexte de la culture de l’après-guerre, quelque trente ans donc après la fondation de dada et la présentation publique de l’urinoir.
Mais cette notion figura également en bonne place dans les travaux et écrits de l’Internationale lettriste et situationniste, à partir des années cinquante, que ce soit dans la création cinématographique ou dans le discours critique. À cet égard, un artiste comme Asger Jorn souligna les rapprochements entre Cobra et cette avant-garde si particulière, puisqu’il fut étroitement lié aux deux.
L’expérience incluait par nature le sens du hasard dans l’art et dans la poésie. Elle avait constitué en particulier un enjeu essentiel de la poésie de Paul Nougé, dans le cadre du surréalisme belge. L’expression : ‘front international’ soulignait par ailleurs la nécessité et même l’urgence d’une attitude combative, mais aussi le besoin impérieux d’inscrire ce combat dans une perspective transnationale. L’obsession nationaliste, on le sait, avait été à la source du nazisme, et par voie de conséquence, à l’origine de la Seconde Guerre mondiale. Elle avait représenté en ce sens la négation même de la culture.
« Cobra pour que la belle au bois du cadre déjà rêve et s’éveille encore dans ma mémoire et dans mon imagination elle qui ne danse Cobra de l’avenir dans le texte et dans la marge » (3). Dotremont célébra ici, selon une perspective largement influencée par le surréalisme, le rôle du rêve et de l’imagination dans l’art et dans la poésie, tout en insistant sur la capacité du mouvement à inventer l’avenir. Plus loin, il fit allusion à la fois à des surréalistes français comme Breton et Benjamin Péret, mais aussi à Maurice Nadeau, qui fut l’un des meilleurs défenseurs du surréalisme dans le monde de l’édition en France.
Dans ce poème, la question de l’objet occupa une place importante. Elle était déjà incluse dans son titre. « Quelques objets réalistes mis dans des situations délicates c’est-à-dire surréalistes comme dans la vie du 6 août au 13 août 1949 environ au séminaire des arts environ rue Ravenstein pour tout dire et tout montrer dans un but purement expérimental » (4). Il fallait ainsi transformer la simple définition pratique et utilitaire de l’objet et révéler sa dimension intrinsèquement poétique, une démarche que le surréalisme avait déjà explorée, de Man Ray à Magritte.
« Pour que l’objet se défasse de son gilet de son gibus de sa gibecière de gigognes pour qu’il ne parle plus de lui en fonction de sa solde de fonctionnaire pour qu’il se décongestionne pour qu’il se déconfectionne pour qu’il ne fonctionne plus mais qu’il marche comme dans la vie » (5). La démarche poétique de Dotremont privilégiait ainsi les jeux de mots et les jongleries verbales, dans l’esprit d’un Desnos, mais aussi d’un Duchamp, sans même remonter jusqu’à la pataphysique d’Alfred Jarry.
L’objet devait bien être détaché de sa fonction première, purement sociale. Il ne devait plus fonctionner, mais c’est le langage lui-même, alors, qui devait échapper à cet impératif contraignant. Il devait pouvoir dériver et surtout dévier de son sens étroit afin de s’ouvrir au caractère à la fois spéculatif et ludique de la poésie expérimentale. Il s’agissait, pour reprendre les mots qui servent de conclusion à ce poème, d’ouvrir « ce qui n’était avant lui que boîtes et paquets. » (6)
Ainsi, l’esprit de Cobra devait-il refléter le goût conjoint du jeu et de l’aléa. Dans cette perspective, il se référait encore à l’esprit du surréalisme originel défini par Breton dans le Manifeste de 1924. Dotremont insista ici sur la dimension communautaire du mouvement, une dimension qui avait été particulièrement décisive dans la fondation du surréalisme.
Le second poème, qui s’intitule : ‘Le congrès international de Cobra’, revient à nouveau sur cette dimension communautaire. Il fait allusion à une réunion historique du groupe dans une petite localité danoise, en plein cœur de l’été 1949. Le poème détermine dès les premières lignes l’esthétique picturale et poétique de Cobra : « La peinture a fait son nid La poésie les a perdues Je ne dicte qu’aux oiseaux » (7). La figure thématique de l’oiseau constitua à cet égard une source d’inspiration essentielle des artistes de Cobra, en particulier chez Appel et chez Corneille. L’oiseau était vu alors comme un symbole de liberté illimitée.
Les références au surréalisme se poursuivirent dans ce poème : « D’un lit à l’autre les rêves font l’amour et les mots d’une langue à l’autre s’embrassent » (8). On ne peut que songer à certaines affirmations de Breton, en particulier dans Clair de terre. Il s’agissait d’éclairer avant tout des phénomènes d’attraction irrésistibles, profondément passionnels et simultanément inscrits dans le langage poétique. Celui-ci n’était pas limité à une seule langue : il faisait rencontrer en effet le français, le néerlandais et le danois. On pourrait évoquer selon cette optique un principe fusionnel de la langue, au-delà de son hétérogénéité et de sa diversité fondamentales.
« Le dîner doit être fait par tous non par un ». Cet impératif devait également s’appliquer, dans Cobra, à la pratique picturale et à l’écriture poétique. Le Congrès international de Cobra fut l’occasion d’un grand rassemblement qui permit de définir les orientations et objectifs principaux du mouvement. « Et le jaune discute avec le bleu puis se met d’accord avec lui Car il n’y a pas de congrès s’il n’y a pas de discussion » (9).
L’accent fut donc mis sur la nécessité de dialogues et d’échanges verbaux constants entre les membres du groupe. Encore une fois, une telle perspective rappelait l’esprit originel du surréalisme. « Et le lait discute avec lui-même ce qui tourne mal Et la route de Birkerød discute avec la route de Bregnerød et aussi le vélo avec son cadenas » (10).
Ces échanges devaient cependant se dérouler dans la bonne humeur et la décontraction. Tout pouvait être sujet à discussion, selon cette perspective, ce qui impliquait l’idée d’un langage commun destiné à produire une identité basée sur la relation entre tous les participants à ce congrès. « Et encore la notion de Congrès avec le Congrès lui-même Mais c’est le Congrès qui l’emporte comme un arbre sur le vide » (11).
En ce sens, Cobra n’existait pas seulement par des créations et des œuvres picturales et poétiques, mais aussi par un partage de la langue orale, une langue vouée par définition à la perte. Le Congrès l’emportait, dans cette perspective, parce qu’il permettait de faire rencontrer des individus différents venus de pays et de cultures différents.
Il ne s’agissait pas cependant d’une conférence académique ou professionnelle au sens strict du terme. L’accent était plutôt mis ici sur la convivialité et la quête collective du plaisir, dans un esprit qui annonça le mouvement Fluxus. « L’inextricable dans les villes ici le bois où l’on se perd avec plaisir » (12). Il fallait dès lors accepter de se perdre ensemble, dans une proximité délibérée à la nature.
Le troisième poème que je considérerai ici s’intitule ’10, rue de la Paille Bruxelles.’ Il fait allusion à l’un des hauts lieux de l’histoire du mouvement Cobra, une maison située dans la capitale belge et dans laquelle ses membres élaborèrent des expériences de vie en commun. Il s’ouvre par les mots suivants : « La table le tableau des matières la patate physique le festin psychologique la fable des matières contre le sable des manières » (13). On retrouve ici le goût de Dotremont pour les calembours qui, loin d’être gratuits, renvoient à une affirmation identitaire de nature collective. Le tableau, c’est-à-dire l’art, constitue dans ce contexte un élément essentiel de la table des matières, celle du livre imaginaire écrit par les membres de Cobra. La matière, en outre, se présente comme une préoccupation très importante pour les artistes de ce mouvement.
Ceux-ci, en effet, travaillèrent d’une façon originale cette matière dont ils accentuèrent la dimension à la fois rugueuse et brute. Matière, ainsi, s’opposait bien à manière, c’est-à-dire à des formes trop polies et contraintes de l’expression. Un tel travail rapprocha Cobra de l’œuvre de Jean Dubuffet, en particulier, dans son insistance sur la dimension proprement physique et en même temps impure ou imparfaite de la surface du tableau.
La fondation de Cobra reposa sur des bases fragiles et précaires. Les artistes appartenant à ce mouvement devaient souvent en effet affronter des conditions de vie difficiles. Pourtant, ils s’efforcèrent de poursuivre leur démarche et de mener à bien leurs projets communs. « La paille de la misère le grain de beauté Cobra fait cas du café » (14). Le nom même de cette rue faisait dans cette optique référence à la pauvreté, puisqu’il menait naturellement à l’expression : ‘être sur la paille’. Néanmoins, ces artistes cherchèrent une forme de beauté obstinément et avec leurs propres moyens, aussi modestes étaient-ils.
« La peinture qui lève sur le mur qui tombe les revues fraîches d’improvisation et d’imprimerie la peinture à l’huile la cuisine à la margarine » (15). Cobra s’était avant tout défini comme un mouvement pictural, mais il s’incarna également dans l’expérience des revues, à la manière du surréalisme avant lui.
On peut considérer dans ce contexte en premier lieu la revue Cobra, qui eut dix numéros. Celle-ci souligna à la fois la dimension collective du mouvement et le caractère instantané de sa créativité. Il s’agissait en outre de réitérer la fusion de l’art et de la vie saisie sous sa forme la plus concrète, fusion que le surréalisme avait déjà entreprise auparavant. « Jorn pèle les pommes de terre avant de peindre les yeux Atlan ouvre le vin Noiret la discussion Alechinsky peint l’armoire Calonne sertit le monocle Osterlin ouvre le pain Havrenne le poème » (16). Il est autant question ici de cuisine et de boissons que d’art et de poésie. La vie quotidienne rencontre donc à tout instant le domaine de la création, sans qu’on puisse réellement distinguer l’une de l’autre.
D’une certaine façon, Cobra poursuivit avec ses propres moyens le travail de désacralisation de l’art entamé par Dada et Duchamp. Ce mouvement s’attacha en outre à un processus de démocratisation de l’art, celui d'une communauté essentiellement acéphale, que le surréalisme officiel issu de Breton avait contesté en raison du statut très privilégié et presque autoritaire de son chef de file.
« La peinture d’Appel en cris de chant la poignée de la porte garde la main de Sandberg la peinture de Corneille en chants de cri la planche de Constant en bois électrisé » (17). Cobra représenta une des formes les plus frappantes de primitivisme dans l’art d’après-guerre. Le surréalisme s’était déjà revendiqué de celui-ci, à bien des égards, mais Cobra considéra qu’il avait souvent trahi cette appartenance en s’égarant dans certains maniérismes d’essence hallucinatoire.
Retrouver le cri primal de l’homme, telle était en quelque sorte la devise de Cobra. Ce cri constituait également un chant, c’est-à-dire qu’il était porteur d’une intensité lyrique incontestable. Selon une telle perspective, la main devait demeurer l’organe principal de l’artiste, et non sa tête. La spontanéité de l’expression reposait ainsi sur le dessin et l’art graphique, en particulier, comme en témoignent les œuvres de Dotremont, dont ses Logogrammes. La main était bien le prolongement le plus naturel du corps de l’artiste : elle permettait d’inscrire l’art dans la réalité physique. Ainsi Cobra contredisait-il les premiers développements conceptuels de l’art contemporain, qui allaient apparaître quelques années seulement après la création du mouvement.
On peut donc affirmer que Cobra représenta le dernier avatar du surréalisme dans la culture occidentale de la seconde moitié du XXe siècle, tout en prétendant se distinguer de lui. L’artiste devait selon lui exercer son don d’enfance en dépit des règles sociales et des processus de légitimation de l’art par la théorie.
L’art et la poésie, dans ce contexte, ne cessaient de se confondre joyeusement : « La machine à écrire au mont-de-piété pour payer le papier à lettres rouge et noir la poésie les lettres à la main à la pâte peindre la poésie sans modèle ni mode mais moderne du fond des âges jusqu’au bout des ongles » (18).
Le poète de cette époque utilisait prioritairement la machine à écrire. Il était en outre simultanément un homme de lettres et un homme des formes plastiques, comme le prouve le parcours personnel de Dotremont. Il mettait donc littéralement la main à la pâte dans son travail. Il fallait en ce sens peindre la poésie, ce qui constitua précisément l’enjeu des Logogrammes (19).
Il insista dans ces lignes sur l’absence de modèle d’une telle démarche, dans la mesure où il s’avérait nécessaire de s’écarter des chemins déjà balisés par le surréalisme de Breton. Cobra se voulait en quelque sorte libre de toute dette artistique, et donc de toute soumission esthétique aux avant-gardes qui l’avaient précédé.
Il fallait par ailleurs échapper aux pièges de la mode, qui, dans les années cinquante, simultanément à l’émergence de ce mouvement, menèrent à la célébration du Pop Art, en particulier. Ces pièges débouchaient inévitablement sur la commercialisation de l’art et son intégration dans la logique du marché.
Les artistes et les poètes de Cobra devaient cependant affirmer constamment leur caractère éminemment et farouchement moderne. Moderne, c’est-à-dire ouvert en permanence à la possibilité de nouvelles expériences et au caractère imprévisible de l’imagination individuelle et collective.
L’impératif de l’avant-garde était déjà sans doute moins pressant dans l’après-guerre qu’il ne l’avait été au temps de la fondation de Dada et du surréalisme. Celui-ci s’était accompagné d’un devoir de rupture que Cobra avait ressenti moins intensément. En ce sens, il ne s’agissait plus vraiment de faire histoire mais plutôt de s’inscrire sans ambiguïté dans une certaine dynamique du monde moderne marquée par un besoin irrépressible de liberté à la fois esthétique et existentielle.
Cette liberté se manifestait en particulier par les nombreux voyages et déplacements qui caractérisèrent les activités artistiques des membres de Cobra dès son origine. Dotremont lui-même séjourna à plusieurs reprises dans le Grand Nord, celui de la Laponie, qui devint pour lui une terre d’asile symbolique. Il s’agissait ainsi de définir un ailleurs privilégié au-delà de l’enracinement de ces artistes et poètes dans leurs cultures respectives. ’10 rue de la Paille Bruxelles’ évoque bien cette situation dans sa dernière partie. « La valise qui va au palais des Beaux-Arts sans qu’elle lui aille le train qui va à Copenhague à la tour de Tycho Brahé le tram qui va à Colinet la chaussure qui va à Amsterdam la ville de Bruxelles propriétaire de Cobra-sur-univers » (20).
La valise constituait l’objet-miroir de cette ivresse du voyage. On peut dès lors ajouter que les principales avant-gardes du XXe siècle, de Dada au surréalisme et à Cobra, exaltèrent ou en tout cas furent le creuset d’une errance infinie, une sorte de non-appartenance géographique, volontaire ou forcée par les circonstances historiques, qui n’empêcha pas cependant la construction d’une identité créatrice.
Il suffit de songer ici à l’expatriation d’un Benjamin Péret, du Brésil au Mexique, ou même à celle d’un Breton, exilé à New York pendant la Seconde Guerre mondiale, sans oublier dans l’autre sens le séjour parisien de Man Ray. On sait d’autre part que l’artiste et poète dada Kurt Schwitters fut ballotté entre plusieurs pays, dont la Norvège, à la suite de la prise du pouvoir par les nazis dans les années trente et échoua finalement en Angleterre où il mourut juste après avoir obtenu la nationalité britannique.
Tous les moyens de transport étaient ainsi permis, du train au tram. Ce dernier était caractéristique des grandes villes d’Europe du Nord, et en particulier de Bruxelles, ville-phare du mouvement. Le Bruxelles dont il était question dans ces lignes était très diffèrent du Bruxelles d’aujourd’hui.
L’Union Européenne n’existait pas encore, en effet, et cette capitale provinciale ne bénéficiait donc pas alors du statut de centre politique et économique global dont elle jouit actuellement. En quelque sorte, Cobra affirma l’identité internationale de cette ville de manière anticipée, et ce non pas par le pouvoir de la bureaucratie, mais bien par celui de l’art et de la poésie.
Bruxelles définit dans cette perspective la dimension universelle d’une certaine avant-garde. Celle-ci n’avait que faire des nations et de leurs limites philosophiques autant que politiques. Tous les artistes et poètes de Cobra parlaient en ce sens le même langage, c’est-à-dire un amour des formes spontanées et une sensibilité ludique profonde.
« Les boute-en-train de jusqu’au bout ni florins ni couronnes ni francs mais comme le pain le premier le dernier carré des anticarrés où j’écris le discours du rendez-vous du naturel et du scandale » (21). A cette époque-là, l’union monétaire issue du traité de Maastricht, on le sait, n’était pas encore de rigueur. Les Néerlandais utilisaient donc les Florins (Gulden) et les Belges les Francs belges, comme le rappelle ce passage du poème.
Dans ces lignes, Dotremont réitéra par ailleurs la quête d’un art à la fois naturel et provoquant, ou pour être plus précis, provoquant dans sa naturalité même. Le terme ‘anti carrés’ se référait lui au refus du conformisme esthétique mais aussi social, un conformisme esthétique et social qui avait déjà gagné une partie du mouvement surréaliste après la Seconde Guerre mondiale. Mais il pouvait aussi être lu comme une expression d’opposition à l’art abstrait et purement géométrique, trop calculé et trop sec, et en quelque sorte immatériel.
Il s’agissait également d’aller jusqu’au bout du voyage, pour explorer et découvrir les coins les plus reculés de l’imaginaire. On pouvait en conséquence passer très rapidement de l’espace d’un atelier à celui d’une chambre d’hôtel et inversement. Les deux se confondaient en quelque sorte dans l’expérience de l’art.
Après tout, c’est dans une chambre d’hôtel située Place du Panthéon à Paris que naquit il y a plus d’un siècle l’écriture automatique, origine authentique du mouvement surréaliste, avec la création des Champs magnétiques par Breton et Soupault. N’oublions pas non plus, dans le même ordre d’idées, que Marcel Duchamp conçut une sorte de valise conceptuelle contenant plusieurs de ses propres œuvres en modèle réduit.
Par ailleurs, l’expérience de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation vécue par la plupart des membres de Cobra avait considérablement restreint les possibilités de voyage de ces jeunes gens d’alors. Ils avaient été longtemps confinés en effet à l’intérieur de l’espace national par l’ennemi. Le voyage représenta dans cette optique une promesse de liberté unique et sans précèdent au sortir de la guerre.
Dotremont proposa dans ces poèmes une nouvelle définition du manifeste, c’est-à-dire de la présentation des idées et opinions principales d’un mouvement d’avant-garde. Je qualifierai cette définition originale de poème-manifeste. Il faut bien reconnaître, par comparaison, que le poète André Breton sépara clairement ces deux genres dans sa propre pratique de l’écriture.
Ses deux manifestes du surréalisme, en effet, celui de 1924 et celui de 1930, adoptèrent un ton souvent polémique qui ne correspondait pas à l’esprit même de la poésie. Ils soulignèrent la dimension avant tout idéologique du surréalisme à une époque où celui-ci devait faire face à de nombreux détracteurs et à de multiples incompréhensions (22).
Ces manifestes du surréalisme contenaient en outre une dimension didactique, dans la mesure où ils se destinaient à expliquer la signification profonde du mouvement à des lecteurs essentiellement profanes. La perspective critique, en ce sens, l’emportait nettement sur celle de la poésie, même si celle-ci était définie dans ces manifestes comme l’expression dominante du mouvement et son langage commun. En d’autres termes, ces manifestes exprimèrent avant tout une politique du mouvement surréaliste, soit un ensemble de dogmes et de principes absolus et indiscutables. Ils frappèrent alors par le caractère radical et intransigeant de leur argumentation.
Par contraste, les poèmes-manifestes de Dotremont démontrent une souplesse et un relativisme philosophique profonds. Ils n’imposent pas une vérité conçue comme universelle mais suggèrent plutôt des hypothèses esthétiques et philosophiques. L’accent fut mis alors sur la communauté constitutive de l’avant-garde, une communauté vivante et inscrite dans la réalité quotidienne.
C’est la raison pour laquelle le mouvement Cobra n’engendra aucune exclusion ni opprobre, à l’inverse du mouvement surréaliste dirigé par Breton. Il n’imposa pas une ligne de conduite existentielle ni des normes d’écriture mais se contenta d’exprimer en termes simples les rêves et les désirs les plus enfouis de ses membres.
S’il faut absolument rechercher une filiation entre ces poèmes singuliers et d’autres mouvements d’avant-garde, c’est vers Dada alors qu’il faudrait sans doute se tourner. Car les Manifestes Dada de Tzara inclurent à leur manière une dimension poétique, dans leur expression brute et exaltée. Tzara composa ainsi un ensemble de manifestes-poèmes, alors que Dotremont préféra lui la forme originale du poème-manifeste (23).
L’ère des manifestes correspondit avant tout au XXe siècle, et plus précisément à la première moitié du XXe siècle, au temps de l’origine et du développement des avant-gardes. Mais on pourrait remonter au XIXe siècle, si l’on considère le Manifeste communiste de Marx et Engels.
Par opposition, le début du XXIe siècle n’a pas donné naissance à des textes équivalents. Ces manifestes, au-delà de leurs différences formelles, exprimaient tous une conscience révolutionnaire et une fibre utopique. En outre, ils reflétaient la dimension fondamentalement communautaire du projet politique ou artistique.
Les poèmes-manifestes de Dotremont n’échappent pas à cette règle, malgré leur aspect ironique. Ils impliquent la vision d’un autre monde que celui dans lequel l’homme est forcé de vivre. A notre époque, cependant, de telles exigences se font plus rares, dans la mesure où la notion d’avant-garde est devenue surtout une réalité historique ancrée dans le passé, et avec elle l’idée même d’un projet révolutionnaire et utopique dans le domaine de la littérature et de l’art.
Les manifestes d’alors reposèrent sur l’espoir d’un changement social et culturel radical, dans des temps dominés par les mouvements communistes et anarchistes, en particulier. Face au chaos ambiant, ils affirmèrent le pouvoir des rêves de la collectivité. Tout manifeste implique à cet égard la souveraineté du nous sur le Je.
Il faut donc lire les poèmes-manifestes de Dotremont comme des formes uniques et originales qui ne pourraient que difficilement se répéter de nos jours. Ils frappent par leur caractère enthousiaste et sincère, par leur élan généreux et idéaliste. Une foi profonde les anime, basée sur le sens du partage et d’un avenir meilleur.
En apparence post-surréalistes, ils sont en réalité néo-surréalistes dans leur conception de l’art de la vie. Ici cependant, l’idée doit toujours se soumettre à la force du concret et à l’inventivité verbale du poète. « Ceci n’est pas un manifeste », pourrait-on alors ajouter, mais ceci est bien un poème qui définit avec précision l’identité du mouvement Cobra.
Celui-ci fut habité par la nécessité d’un mouvement centrifuge, puisqu’en choisissant Bruxelles, Amsterdam et Copenhague comme nouvelles capitales de l’avant-garde, il se détacha de l’ombre écrasante de Paris que Breton avait en quelque sorte imposée dans sa définition personnelle du surréalisme.
Il s’agissait bien en ce sens de disséminer l’avant-garde dans un espace géographique original et encore mal connu. Concrètement, celle-ci ne possédait plus de véritable centre et s’affirmait dans son interculturalité même. ‘Je ne suis chez moi nulle part, donc je suis chez moi partout’, affirmaient ainsi le poète et l’artiste de Cobra.
Une autre dimension importante de Cobra et de son esthétique fut l’accent mis sur la représentation du chaos. Ce mouvement naquit immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, comme on l’a déjà vu, et il ne put qu’être influencé par les évènements tragiques liés à ce conflit. Les poètes et artistes de Cobra, en effet, avaient en majorité vécu leur jeunesse (leurs vingt ans) pendant ces années noires. Ils en avaient donc en quelque sorte été dépossédés contre leur gré.
Le chaos de Cobra n’était pas le chaos cubiste, encore savamment composé et organisé. Il définissait par contraste un éclatement délibéré des formes et un rejet radical de la représentation réaliste. Ce réalisme, le surréalisme lui-même n’avait pas su s’en débarrasser complètement, que ce soit dans la littérature ou dans l’art.
Je me permettrai en conclusion de citer l’un de mes propres poèmes, issu de mes mémoires poétiques L’Esprit des Lieux (24). Il fut inspiré par un voyage en Finlande dans le cadre d’une conférence internationale. Ce poème s’intitule : Au pays de Dotremont :

Au bout du vieux continent À la pointe d'un crayon Au bout d'un pinceau trempé dans l'encre noire Au pays du soleil de minuit Au pays de l'hiver sans lumière L'Extrême-Europe où on ne parlait pas sa langue Un dessin tracé dans la neige Des rêves gelés des rêves à terre Plus loin encore un Lapon ce frère insoupçonné Au bout de ce poème l'image d'une écriture qui dérive Le voyage vers le nord de l'homme qui voulait être hors Hors de soi hors du monde La traversée d'un lac imaginaire Au pays qui lui ressemblait Au pays qui n'était pas le sien Au bout du regard un ciel qui s'éclaircit Au bout du pas la question de l'art

Il s’agit de définir une géographie unique, qui ne correspond pas aux itinéraires habituels des poètes et artistes modernes. L’extrême-nord de l’Europe semble être le bout du monde, en effet. Le poète et artiste Dotremont se situe bien ailleurs, selon cette perspective, dans un lieu quasiment inhabité et en quelque sorte non défriché.
Je m’efforce d’insister ici sur la matérialité même du travail de l’artiste, entre crayon et encre noire. Je fais en outre allusion au premier Logogramme conçu per Dotremont, qui fut tracé dans la neige. La Finlande se présente littéralement comme un pays à la fois étrange et fascinant, dans l’expérience en particulier du soleil de Minuit. Ce pays contient de nombreux rêves, cependant, notamment celui de fuir la réalité pour mieux la retrouver. Il est ainsi question d’être hors de soi et du monde, dans un espace imaginaire qui n’appartient qu’au poète et à l’artiste.
L’expression ‘au bout’, répétée plusieurs fois, souligne en ce sens la présence d’un espace lointain et en apparence inaccessible. Mais l’aventure de la poésie et de l’art est précisément ce qui peut rendre cet espace plus proche de nous. Le voyage, de toute façon, ne nous emporte jamais complètement. Il nous ramène toujours d’une certaine manière vers nous-mêmes. L’ailleurs, dans cette optique, constitue bien une illusion, puisque le voyage même le plus long ne nous sépare pas de notre identité.
L’errance, en ce sens, n’est pas synonyme de perte, mais au contraire de réaffirmation et de reconstitution de soi. Toute l’expérience de Cobra reposa sur ce postulat fondamental : elle engendra alors une poétique originale de la non-appartenance partagée avec autrui, et un tissu de rencontres insoupçonnées et fécondes.
Cette présentation m’a permis de mettre en valeur le rôle essentiel de la poésie dans le mouvement Cobra, alors que ce mouvement, il faut bien l’avouer, est aujourd’hui mieux connu pour sa création picturale. Sur ce point encore, Cobra rejoint à bien des égards le surréalisme. Mais elle m’a aussi conduit à définir une identité originale du poète comme homme d’idées à travers la notion même de poème-manifeste.
Le poète, en quelque sorte, est quelqu’un qui montre la voie à suivre et impose un certain projet collectif en exprimant ses valeurs et ses objectifs. Ce fut le cas de Dotremont, et aussi d’André Breton. Mais l’idée, ici, est d’abord celle la poésie, de son sens éternel et de son universalité, au-delà de tout parti-pris philosophique ou idéologique.


    1Cobra poésie, Anthologie établie et présentée par JEAN-CLARENCE LAMBERT, Paris: Orphée/La Différence, 1992, p. 108.
    2 - Ibid, p. 108.
    3 - Ibid, p. 109.
    4 - Ibid, p. 110.
    5 - Ibid, p. 111.
    6 - Ibid, p. 111.
    7 - Ibid, p. 112.
    8 - Ibid, p. 112.
    9 - Ibid, p. 113
    10 - Ibid, p. 113
    11 - Ibid, p. 113
    12 - Ibid, p. 112
    13 - Ibid, p. 118.
    14 - Ibid, p. 118.
    15 - Ibid, p. 118-119.
    16 - Ibid, p. 119.
    17 - Ibid, p. 119.
    18 - Ibid, p. 119-120.
    19 - Dans son introduction, Jean-Clarence Lambert insiste bien à cet égard sur ‘l’interspécialisme’ cher à Dotremont, qui fut aussi un antispécialisme (pp. 17-18).
    20 - Ibid, p. 120.
    21 - Ibid, p. 120-121.
    22 - ANDRÉ BRETON, Manifestes du surréalisme. Paris: Gallimard, 2000.
    23 - TRISTAN TZARA, Lampisteries précédées des Sept Manifestes dada. Paris: Société Nouvelle des Éditions Pauvert, 1979.
    24 - Paris, L’Harmattan, collection Témoignages poétiques, 2022.