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Queneau-Breton. Parcours croisés

Queneau-Breton. Parcours croisés
par Valeria CHIORE

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Introduction

Croisement

Paris, 28 juillet 1928 : Raymond Queneau se marie avec Janine Kahn, belle-sœur de Breton, après s’être rendu presqu’en secret avec elle sur la Côte d’Azur.

Le croisement Queneau-Breton, né à partir de 1924, semble être définitivement bouclé.

Dans une certaine mesure, toute familière, c’est vrai. Mais il y a, évidemment, des implications différentes, entre Queneau et Breton, que nous voudrions approcher maintenant. Elles caractérisent une parabole philosophique, artistique et intellectuelle qui mérite notre attention.

Les parcours croisés qui s’entrelacent entre eux – à partir du début des années vingt, et ensuite dans la période 1924-1930, et enfin durant toutes les années trente, au-delà des aspects familiers, sont en effet denses, riches, séduisants, et ils ont fait de Queneau, par respect à Breton, un surréaliste hétéroclite et rebelle1.

À cette séduction nous voulons nous soumettre, en suivant ses articulations intimes, la fascination (1919-1924), la rencontre (1924-1930), la rébellion (les années Trente), en analysant, de fois en fois, les éléments d’analogie, de rupture, de contiguïté.

1. Fascination

La période présurréaliste (1919-1924)

Queneau naît surréaliste, du moment où, à peine âgé de vingt ans, il connaît Breton, Leiris, Masson, qui l’introduisent dans leur milieu artistique et intellectuel. Un milieu très vivace, que le jeune Queneau fréquente avec un peu de timidité, marqué par des études de musique et de philosophie (son enfance au Havre avec Honegger ; ses études à la Sorbonne).

Étudiant à Paris, au début des années vingt, il se passionne – à la Sorbonne, faculté des Lettres et faculté des Sciences – des auteurs tels Leibniz et Proust, Guénon et Boutroux ; ou, encore, des thèmes plus divers qui fendent son ciel avec la force séduisante des météorites : l’inconscient, thème freudien, mais pas seulement freudien ; le rêve, un univers à part entière ; le hasard et la nécessité ; le monde de Fantômas et de Magritte ; l’univers de Soupault, Leiris et Breton.

La rencontre avec Breton s’impose, dans ce contexte, avec la force d’une nécessité inéluctable : si Breton n’eut pas été, le long de l’existence de Queneau, on aurait dû l’inventer.

Breton était, à cette époque, le collecteur de toute nouveauté, et le surréalisme dessinait, pour le jeune Raymond, un monde fabuleux, dans lequel il passera ses vingt ans, entre 1920 et 1929, jusqu’à ce que mûrisse, à la suite de nouvelles rencontres, sa rébellion anti-bretonienne.

Qu’est-ce qui ravit Queneau, dans l’univers Breton ? Quels sont les éléments de fascination qui capturent ce jeune génie timide et discret ?

L’inconscient, le rêve et le hasard, on disait : tout ce qui échappe au principe de réalité, aux idées claires et distinctes, au principium individuationis : tout ce qui se soustrait à la modernité, en se projetant vers le contemporain, souvent au-delà du contemporain ; tout ce qui, par rapport au réel, se pose en tant que mise entre parenthèses de la réalité : une fonction d’irréel, un ultra-réalisme, un sur-réalisme.

Ce n’est pas par hasard qu’il commence à noter, à partir de 1921, ses rêves, qu’il se propose de recopier dans son Journal2.

Ou, encore, qu’il commence à envisager des suggestions qui le conduisent vers l’aura surréaliste, tels, comme le souligne Claude Debon, « dissolution d’un monde déréalisé, appel au rêve, obsession du temps, misère humaine, paysages urbains, et déjà cette distance de l’écrivain qui engendre l’humour3 ».

Et enfin, vient le temps d’une inquiétude insaisissable qui, enregistrée dans un Autoportrait lucide en 1923, le mène tout naturellement vers d’autres frontières.

La vertu qui m’attire le plus – dit-il – est l’universalité ; le génie avec lequel je sympathise le plus est Leibniz. Mais je ne sais découvrir le côté de l’esprit – le détail – qui m’est propre. Accidents mystiques et crises de désespoir ; souci de métaphysique ; désir de sciences (mathématiques), d’érudition (bibliographie, histoire), de langues (cosmopolitisme) ; goût des voyages, de l’autre et du divers ; amour du réel, poésie, vie quotidienne, objets. /inquiétude du total, souci du complet, du tout, de la somme parfaite. /vision du particulier, du point dont on ne parle pas, du spécial dont on ne se soucie, etc. /irritabilité, susceptibilité. Périodes diverses. /Imagination énorme (gênante) : je m’imagine tout ce que je veux, en tous genres, sur toutes sortes de sujets ; je puis inventer des histoires sur n’importe quoi ; je crée des individus, des peuples, des événements, des livres, des villes. /Evidemment j’ignore la peinture, le sport, l’amour des femmes, l’humilité, la vertu, la sentimentalité, le commerce, la banque, l’industrie, l’agriculture, l’armée, la marine, la cuisine, la pêche, la chasse, plusieurs milliers de langues ou de dialectes ; je ne sais ni nager, ni danser, ni monter à la bicyclette, etc.4.

Universalité et détails particuliers et spéciaux, mystiques et désespoir, sciences mathématiques, érudition historique et bibliographique, et, surtout, une imagination énorme et gênante appellent un nouvel horizon de sens.

Les temps sont mûrs pour la rencontre.

2. La Rencontre

La période surréaliste (1924-1930)

…Et la rencontre se produit, en automne 1924, à travers la connaissance et la fréquentation de Leiris (connu en juillet 1924), Soupault (8 novembre), et, enfin, Breton (12 novembre).

Durant cette période, Queneau fréquente le Bureau central de recherches surréalistes, inauguré le 11 octobre 1924, 15 rue de Grenelle (secrétaire général Francis Gérard), ou encore les cafés Certa et Cyrano, lieux de rencontre des membres du mouvement.

Ici naît sa vocation surréaliste, une attitude qui s’articule pendant les années suivantes, en réalité une poignée d’années, utile, toutefois, pour poser son sceau sur toute une constellation de thèmes et d’arguments, marquée par la participation active du jeune Queneau à plusieurs initiatives surréalistes, de la Déclaration du 27 janvier 1925, à la collaboration à La Révolution surréaliste (n° 3 et 5, 1925 ; 9 et 10, 1927 ; 11, 1928), en passant par l’amitié avec le groupe de la rue du Château (Prévert, Tanguy, Marcel Duhamel) ; la participation à la bagarre du Vieux Colombier ; les visites aux expositions surréalistes.

C’est le cas, en 1927, de la première Exposition Tanguy (Yves Tanguy et objets d’Amérique, Galerie surréaliste, 16 rue Jacques-Callot) ; de l’Exposition Arp ; de Cadavres exquis ; ou encore, en 1928, de l’Exposition Man Ray ; ou enfin, à côté de ces expositions, du Gala Méliès, Salle Pleyel, 16 décembre 1929.

Le tout, avec la seule interruption de 1926, l’année des drapeaux et des régiments, quand il devra répondre à l’appel sous les drapeaux [en Algérie et au Maroc, entre autres, où il note, dans « Essai mort » (réflexions sur les possibilités de l’existence) :

[…]/Or – en moi, je crois devoir remarquer deux sortes de possibilités d’ordre individuel. /1° des possibilités d’ordre poétique et révolutionnaire/2° des possibilités d’ordre érudit et critique »]. Une interruption toutefois significative, comme il le souligne Debon, du moment où cette année coïncide avec la pratique des exclusions excellentes (« À peine Queneau a-t-il rencontré les surréalistes – note Debon – qu’il doit s’éloigner d’eux pour subir l’épreuve du service militaire. Lorsqu’il revient, le groupe a évolué. La crise a éclaté dès 1926 et les exclusions ont commencé. L’analyse précise de ses poèmes entre 1924 et 1930 doit tenir compte de ces faits. Ne peut-on découvrir déjà dans le poème “L’Archipel”, qui date de 1928, une attaque contre A. Breton, armé de sa pelle et de sa scie égoïne, dans un texte qui a déjà rompu avec l’écriture automatique ?5).

Le tout, jusqu’au 6 juin 1929, quand il se fâche avec Breton, inaugurant, à partir de cette date, une nouvelle tranche de vie, cadencée par de nouvelles amitiés, par de nouveaux horizons.

Une liaison continue et dense, évidemment, empruntée à une communauté de thèmes, d’esprit, de choix et de style intellectuel.

Thèmes et choix contenus soit dans les revues déjà citées, tout d’abord La Révolution surréaliste6, soit dans “Textes surréalistes”, les textes brefs, presque tous inédits, recueillis par la première fois dans le premier volume des Œuvres complètes éditées par Claude Debon chez Gallimard en 1989 (qui seront dorénavant nos références bibliographiques)7.

a. La Révolution surréaliste

La Révolution surréaliste, tout d’abord, qui représente le scénario dans lequel s’exerce la pensée du jeune Queneau pendant les années comprises entre 1925 et 1928, à travers plusieurs textes, écrits souvent à plusieurs mains avec Breton et les autres.

Il s’agit, en 1925, de Rêve, qui exprime ses premières réflexions sur le monde du songe et de l’imagination8 ; ou de La Révolution d’abord et toujours, qui, signé par plusieurs surréalistes, exalte un esprit révolutionnaire concret, capable de se confronter avec l’actualité du temps, de la paix de Brest-Litovsk – approuvée totalement, à la Guerre du Rif – repoussée, partout exprimant énergiquement sa méfiance par respect au concept de “patrie” (“étant donné – dit-il – que pour nous la France n’existe pas”)9.

Il s’agit encore, en 1927, de Hand off love, texte collectif de caractère morale, en défense de Charlie Chaplin attaqué par les ligues de décence américaines qui défendaient son épouse qui l’avait accusé à l’acte du divorce [les signataires exaltent Chaplin en tant que génie victime de la morale courante (“Le génie sert à signifier au monde la vérité morale, que la bêtise universelle obscurcit et tente d’anéantir”)]10 ; ou de Le Tour de l’ivoire, poème rêveur (“Encore une fois le crépuscule s’est dispersé dans la nuit/Après avoir écrit sur les murs DÉFENSE DE NE PAS RÊVER”)11.

Il s’agit enfin, en 1928, de plusieurs textes, parmi lesquels Le Dialogue en 1928, un échange rapide de questions-réponses parmi les surréalistes (Queneau dialogue ici avec Marcel Noll)12 ; un Compte rendu sur les séances de recherches sur la sexualité, une confrontation à plusieurs voix sans préjugés autour d’une sexualité libre et polymorphe13; un compte rendu sur l’exposition, à la Galerie surréaliste, de De Chirico, accusé d’avoir trahi, dans ses dernières œuvres, son sens originaire du mystère (“Une barbe lui a poussé sur le front, une vieille barbe de copiste, une sale vieille barbe de renégat, une sale vieille pâle barbe de vieillard”)14.

b. Textes surréalistes

Tous inédits, sauf les deux premiers (Rêve et Texte surréaliste), les Textes surréalistes, écrits entre 1924 et 1928 et publiés dans le premier volume des Œuvres complètes éditées par Claude Debon, comblent un manque dans l’Édition Queneau, en nous révélant – au de là de la première apparition de l’écriture phonétique et quasi automatique, des jeux verbaux, des libres associations, de la langue ainsi dite néofrançaise (Kathareousa, Demotiki) ensuite rejetée (Errata corrige, 1970) – un jeune intellectuel passionné de liberté et de rêves, séduit par la fascination du merveilleux et du perturbant, captivé par les phénomènes astronomiques et géologiques, ravi par les symboles numériques, les gestes inédits et les actes étranges, qui annoncent l’avènement des fous littéraires, ou, enfin, par le cinéma, qui marquera dans sa vie, à partir des années Quarante, une véritable tournure.

La rencontre des surréalistes en 1924 – soutient Debon déclenche une révolution dans l’écriture de Queneau. À la sage facture des poèmes précédents succède la libération des vers et des images15.

Et ce sont justement la libération et le rêve, la révolution et le cinéma, les thèmes principaux de ces textes.

La Liberté, tout d’abord, exaltée avec des accents libertaires, transgressifs, anti-sociologiques, tout à fait surréalistes :

Liberté ! Liberté ! Tu suffis, il y a cent cinquante ans, à jeter la France sur toute l’Europe ; il est vrai qu’alors c’était encore plus l’égalité, la raison qui animaient les armées révolutionnaires. Mais maintenant, Liberté, nous te voulons entière […] Combien je méprise ces sociologues qui ont fait de la liberté un simulacre infamant. Ils l’ont transformée en un fantoche pour réunions politiques, en une nouvelle oppression, en une formule gravée au-dessus des écoles, des casernes et des prisons […] On bafouille sans fin sur la liberté de conscience, mais de la liberté d’exprimer sa pensée il n’est jamais question, si ce n’est pour la limiter et la détruire […] Parlons donc de la liberté de l’esprit et de sa libération »16.

Liberté, donc, en tant que processus révolutionnaire de libération, libération de l’esprit, chanté par le jeune Queneau avec des accents qui font écho au surréalisme, qui précédent Foucault, Deleuze, Guattari et les thèses rebelles de l’antipsychiatrie à venir, qui font du jeune Queneau un esprit révolutionnaire et visionnaire :

L’homme qui professe la psychologie au Collège de France, cette pouilleuse institution, caractérise l’état mental psychasthénique par « l’incapacité d’éprouver un sentiment exact en rapport avec la situation présente » » – note Queneau. Mais, à son avis, « cette incapacité, cette « perte du sentiment du réel » […] que le psychiatre trouve chez ses malades, c’est en vérité les premiers symptômes de la libération de l’esprit17.

Et voici, alors, en faveur de cette libération, contre la psychologie et la psychiatrie classiques (il cite Pierre Janet, 1859-1947), les poètes, Gide et Valéry, Les Caves du Vatican et Monsieur Teste (« Les actes gratuits dont parla Gide, les mystérieuses révélations de M. Teste »), qui annoncent, à son avis, les présages d’une transformation radicale :

La libération de l’esprit n’est pas une étiquette de mouvement littéraire, c’est un défi à la vie présente, un appel aux forces inconnues, la base de la Révolution perpétuelle […] Nous apportons à ces abrutis [les hommes ordinaires] le feu, le désordre et l’anarchie […] Quand donc libérera-t-il cet oiseau qu’il couve dans ses mains, délictueux et magnétique, et dont le plumage chante la nuit pour adoucir le destin des étoiles ?18

Et, à côté de la liberté, le rêve, l’irruption du merveilleux (ce « fantôme obsédant et qui s’esquive et qui s’impose, malicieux et burlesque, que je rencontre parfois à mon grand étonnement »19), qui exerce, à son avis, une force irréductible de libération :

Les rêves ont toujours été pour moi non pas simplement un fugace événement nocturne, mais des mirages et des encouragements à résister à toutes les vexations et oppressions sociales […] Chaque fois que je puis trouver trace de rêve, dans q[uel] que œuvre que ce soit, je suis prêt a toutes les concessions. Le merveilleux, qu’il soit d’origine scientifique, littéraire, religieuse, m’a toujours captivé. Car, à chaque victoire de l’imagination sur le réel, un des liens qui retiennent notre esprit se détache et tombe. La libération commence et déjà on en aperçoit les conséquences formidables20.

Sans parler, évidemment, du cinéma, qui, fondamental dans l’esthétique surréaliste, devient dans ces premiers textes l’objet d’un véritable éloge :

Le cinéma n’est pas seulement une distraction dominicale non plus qu’une occasion à dissertations esthétiques. Nous y avons trouvé un nouvel enchantement. Le merveilleux qui nous délivre des nécessités physiques se développe de façon inattendue le long des films dits comiques et qui sont en réalité d’étonnantes œuvres se mouvant uniquement dans un domaine irréel21.

C’est le cas des Far West de légende, des machinations des vampires, des comédies de Charlie Chaplin, mais aussi de Buster Keaton (« qui plus qu’un autre nous a montré que le film burlesque américain tendait vers la féerie »), Le Cabinet du docteur Caligari. Et Queneau conclut :

À notre imagination le cinéma a donné des satisfactions aussi grandes que celles des stupéfiants. Dans les fauteuils du Ciné-Opéra, de Max Linder, de l’American Theater nous avons vécu de nouvelles heures de rêve22.

Liberté et libération, rêve et cinéma : des intérêts forts et clairs qui s’annoncent déjà dans ces courts textes.

Textes qui se posent en tant que véritable « réservoir de l’imaginaire23 », accueillant toutes les suggestions typiques de l’univers surréaliste, et qui deviendront ensuite les objets de la production la plus originale de Queneau : le goût pour le perturbant et pour le paradoxe, la propension pour les fous littéraires, l’attention aux symboles numériques, l’amour pour les bestiaires, la mer, les cristaux.

C’est le cas du personnage nommé Fissure, « qui mange ses yeux tous les soirs », qui nous rappelle Der Sandmann de Hoffmann (ce qui deviendra das Unheimliche, le perturbant de Nietzsche et de Freud)24 ; ou, encore, du récit Les habitués de la Bourse, composé en octobre 1925, riche de combinaisons numériques qui annoncent Bâtons, chiffres et lettres (« Technique du roman »)25 ; ou de sa particulière affection pour tous les phénomènes astronomiques et géologiques, qui prélude à La Petite Cosmogonie portative26 ; ou de son intérêt pour les gestes inédits, ou les actes étranges, qui annoncent son futur travail sur les fous littéraires27 ; et, en somme, tous les thèmes et les centres d’intérêt surréalistes énumérés dans ces pages :

Fétiches océaniens, psychanalyse, communisme, écriture automatique, fantômes, le marquis de Sade, révolution, amour, tableaux étranges, manifestes et manifestations, cinéma. Chanson du décervelage, chants de Maldoror, Hegel, Charlie Chaplin, Fantômas !28.

Sans parler des premières formes d’apparition de l’orthographe phonétique déjà citée29.

Le surréalisme se pose enfin en tant que source d’inspiration pour le jeune Queneau qui ensuite, dans une interview donnée à Noel Arnaud en 1948, à la question « Considérez-vous que le surréalisme a servi à élaborer (à imposer) une nouvelle conception de la poésie, de son rôle ? », répond : « Oui, le surréalisme a permis une nouvelle conception de la poésie ; d’une façon très confuse, mais c’est la première tentative depuis l’esthétique classique : il a dévoilé le caractère confondant de la poésie30 ».

Et pourtant le surréalisme, et surtout la figure totalisante de Breton, est destiné à devenir excessivement obsédant pour Queneau, pour ce génie assoiffé de connaissance et de liberté, qui n’accepte pas les indications, les prescriptions, les dogmes, ou bien les expulsions que Breton commence à faire à la fin des années vingt.

La rébellion se prépare. Et, avec elle, une véritable rupture. Une rupture qui porte un nom : Georges Bataille.

3. La Rébellion

Parcours croisés (les années Trente)

 « Je m’amuse d’ailleurs à penser qu’on ne peut sortir du surréalisme sas tomber sur M. Bataille », note sarcastiquement Breton dans le Seconde Manifeste du surréalisme (La Révolution surréaliste, 12, 15 décembre 1929)31.

Fier adversaire du pape du surréalisme pendant la période à cheval entre la fin des années vingt et le début des années trente, Bataille marque en effet la rupture entre Queneau et Breton. Et pourtant, animateur infatigable d’une entière constellation de revues – les revues éphémères et rebelles de l’entre-deux-guerres (qui recueilleront autour de soi les esprits les meilleurs de France, les plus vivaces, les plus engagés, leur permettant de se rencontrer, de s’affronter, de se croiser) – il tissera un réseau de contacts qui favorisera dans une certaine mesure la reprise des croisements entre les deux32.

Bataille et ses revues, éphémères et rebelles, représenteront, donc, en même temps, soit un élément de rupture qu’un élément de liaison entre Queneau et Breton, se configurant tel un nouveau domaine pour leurs parcours croisés.

a. Bataille en tant qu’élément de rupture entre Queneau et Breton

Ce sera Bataille, en effet, au début des années trente, qui détournera le rebelle Queneau de Breton, à l’époque de son attaque contre le surréalisme (« Dédé », Un cadavre, 1930)33.

Ce sera Bataille, encore, celui avec qui Queneau collaborera aux revues Documents (1929-31) et La Critique sociale (voir l’article Critique des fondements de la dialectique hégélienne, n° 5, mars 1932, signé par Bataille, mais conçu avec Queneau)34.

Et ce sera ensuite Bataille, celui avec qui il suivra successivement les leçons sur La Phénoménologie de l’Esprit hégélienne professées par Alexandre Kojève à l’École Pratique des Hautes Études, en 1933-193935.

Et ce sera enfin Bataille ; celui avec qui, dans la même période, Queneau songera au projet visant les fous littéraires qui aboutira aux Enfants du limon (1938) [un songe – un projet – qui sera repris ensuite, de son vivant, dans Bâtons, chiffres et lettres, 1950, et dans Fous littéraires et hétéroclites, Bizarre, n° 4, 1956, pour être enfin réalisé, posthume, en 2002, par Gallimard (le même éditeur qui l’avait initialement refusé !!!), dans Aux Confins des Ténèbres. Les fous littéraires]36.

***

Partons de « Dédé », court poème en vers, au vitriol, « Dédé » fait partie de Un cadavre (1930), violent pamphlet contre Breton, signé, entre autres, par Bataille, Leiris, Vitrac, Limbour, Desnos, Baron, Carpentier, Prévert, en réponse à l’« épuration du surréalisme » réalisée par Breton dans le « Second Manifeste » (La Révolution surréaliste, 15 décembre 1929), qui marqua un tournant dans l’histoire du mouvement et dans l’histoire intellectuelle de Queneau même qui, à partir dès lors, abandonna le surréalisme37.

En passant par Documents, revue dans laquelle Queneau publie What a life !, compte rendu d’un ouvrage anglais, repris dans Bâtons, chiffres et lettres38, et par La Critique sociale de Boris Souvarine (1931-1933), avec qui Queneau partage l’expérience du Cercle communiste démocratique et pour la revue duquel il conçoit, avec Bataille, l’article Critique des fondements de la dialectique hégélienne39 (entre parenthèse, Queneau déclara lui-même quelques perplexités devant une telle entreprise « Je n’ai guère les connaissances suffisantes pour faire figure de marxiste », Journal, le 9 octobre 1931 ; et, de sa part, Boris Souvarine en conservera le souvenir d’un jeune homme politique candide, d’un « humoriste de mentalité plutôt libertaire »)40.

En aboutissant à l’École Pratique des Hautes Études, où ils (Queneau et Bataille) connaissent Puech, Koyré et Kojève, qui les introduisent respectivement à la lecture de l’histoire des religions (gnose et manichéisme) et à la connaissance de La Phénoménologie hégélienne (les leçons de Kojève, recueillies par Roger Caillois, seront éditées par Queneau même, chez Gallimard, en 1947, sous le titre Introduction à la lecture de Hegel).

Sans parler des « fous littéraires », ces illustres méconnus, qui, entrelaçant folie et génie, séduisent profondément tous les deux (l’intérêt montré par Queneau n’est pas du tout accidentel, dans cette période, par respect pour Lacan)41.

b. Bataille en tant qu’élément de la nouvelle liaison Queneau-Breton

Et pourtant, Bataille (avec qui – attention ! – Queneau rompra en 1934, pour s’y réconcilier en 193942), dans le moment où se posera en tant qu’anti-Breton, redessinera successivement les liens de contiguïté entre Queneau et Breton, à partir de la moitié des Années Trente, lorsqu’il collaborera de nouveau avec le pape du surréalisme43.

La rébellion s’inscrira, alors, dans une plus vaste marge de proximité entre les deux, en y résultant, dans une certaine mesure, adoucie.

Ce sera le cas encore une fois des revues, de Minotaure (1933-39), à la nouvelle série de Documents (1934), jusqu’à Contre-Attaque (1935-36) et Acéphale (1936-39) et à sa complexe constellation de revue, secte, collège, encyclopédie (Encyclopédie Da Costa). Sans parler de sa propre revue, Volontés, fondée par Raymond Queneau avec, entre autres, Georges Pelorson et Henry Miller à la fin de 193744.

L’heureuse saison des revues de l’entre-deux-guerres, coïncidente avec les débuts du gouvernement du Front Populaire et empruntée au contexte intellectuel des tensions politiques et esthétiques parmi les avant-gardes des années trente – artistes, écrivains, savants et philosophes – qui, dans le moment où marque la rupture entre Queneau et Breton, en signe aussi les contours d’une nouvelle alliance possible.

L’heureuse saison des revues, qui proposait l’expérience exaltante d’un groupe de jeunes esprits libres et géniaux, qui se croisaient sur le terrain scabreux marqué par Hegel, Kierkegaard et Nietzsche (à l’ombre de Dionysos, de la mort de Dieu et de la conscience malheureuse) ; traversé par les nouvelles disciplines de la sociologie, de l’anthropologie et de l’ethnologie ; inquiété par Sade ; fulguré par le phosphore sulfureux des surréalistes.

Des esprits paradoxaux et scandaleux qui, tandis que le monde entier se préparait à se précipiter dans l’abîme de la Guerre, n’hésitaient pas à s’élancer vers des horizons nouveaux, au croisement de plusieurs domaines intellectuels, en dessinant un monde de funambules de la plume et de la pensée, séduits par l’art et l’écriture, la réflexion et la poésie.

***

Minotaure (1933-39), revue qui, dans l’intention originaire de l’éditeur Albert Skira, aurait dû être dirigée par Breton et qui, après ses incertitudes, sera dirigée initialement par Tériade, tandis que Breton figurera parmi les collaborateurs jusqu’à 1937, lorsque, en décembre, il acceptera de faire partie du Comité de direction45.

Documents, et aussi Documents 34, qui sera consacré, grâce à Breton, au surréalisme (Breton, Intervention surréaliste)46.

Contre-Attaque (1935-36), fondé le 7 octobre 1935 en tant qu’« Union de lutte des intellectuels révolutionnaires », proche du Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine, animé par Georges Bataille (qui déteste Breton dès le Second manifeste du surréalisme) et fréquenté par Breton jusqu’à 1936 et jusqu’aux déclarations « surfascistes » bataillennes. Et, à côté de « Contre-Attaque », mais séparée d’elle, « Acéphale », la revue « parallèle » de Bataille et Klossowski, qui s’intéressait non plus de politique, mais exclusivement de religion et de sacré en sens anti-chrétien et tout à fait nietzschéen, bien représenté par le Collège de Sociologie : Breton exclu, la revue restera en tout cas liée au pape du surréalisme à travers André Masson, qui y collaborera constamment47.

Volontés, enfin, dans laquelle Queneau écrit plusieurs articles, entre 1938 et 1940, souvent en polémique avec Breton, « poursuivant – comme le soutient Van der Starre – la polémique engagée contre les surréalistes et précisant ses choix esthétiques »48.

En guise de conclusion

Bataille et l’heureuse saison des revues des années trente, donc, tel élément de rupture, mais aussi de proximité entre Queneau et Breton, dans le sillage d’un parcours croisé qui semble destiné à s’entrelacer constamment, infiniment.

Une saison heureuse et hybridée, destinée, toutefois, à déboucher sur une nouvelle angoisse, sur un nouveau désarroi : la guerre qui était aux portes, la guerre qui arrachera tant d’esprits géniaux de Paris et de la France, pour les emmener vers bien d’autres destins.

Les temps heureux changeront rapidement : le parcours intellectuel de Queneau prendra d’autres directions, et, avec lui, le monde entier.

 


1. R. Queneau, Textes surréalistes, dans R. Queneau, OC I, éd. C. Debon, Paris, Gallimard, 1989, « Pléiade », p. XXVII.

2. « 1921, juillet : Il commence à noter ses rêves sur des feuillets qu’il se propose de recopier dans le Journal » (C. Debon, « Chronologie », dans R. Queneau, OC I, p. XLVIII).

3. C. Debon, « Introduction », id., ibid., p. XXVII.

4. R. Queneau, « Autoportrait, 26 janvier 1923 », « Chronologie », dans Queneau, OC I, p. XLIX-L.

5. C. Debon, « Introduction », id., ibid., p. XXVIII.

6. La Révolution surréaliste (1924-1929), la plus célèbre des revues surréalistes, fut initialement dirigée par Pierre Naville et Benjamin Péret et ensuite par André Breton.

7. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 987-1067.

8. R. Queneau, « Rêve », dans La Révolution surréaliste, n° 3, 1925. Ce texte figure aussi dans Textes surréalistes, dans R. Queneau, OC I, p. 989-990.

9. R. Queneau, « La Révolution d’abord et toujours », dans La Révolution surréaliste, n° 5, 15 oct. 1925, p. 31. Dans le même numéro, Queneau signe aussi un Texte surréaliste (p. 3-4).

10. R. Queneau, Hand off love, dans La Révolution surréaliste, n° 9-10, 1927, p. 6.

11. R. Queneau, Le Tour de l’ivoire, dans La Révolution surréaliste, n° 9-10, 1927, p. 21.

12. Le Dialogue en 1928, dans La Révolution surréaliste, n° 11, 1928, p. 7.

13. Compte rendu sur les séances de recherches sur la sexualité, dans La Révolution surréaliste, n° 11, 1928, p. 32-40.

14. R. Queneau, A propos de l’exposition Giorgio de Chirico à la Galerie surréaliste, 15 février-1er mars 1928, dans La Révolution surréaliste, n° 11, 1928, NP. Dans le même numéro paraît un Texte surréaliste, p. 13-16.

15. C. Debon, « Introduction », dans R. Queneau, OC I, p. XXVII. Et pourtant Debon souligne, au-delà des convergences évidentes entre Queneau et les surréalistes [« une partie des poèmes pourrait passer pour une défense et illustration du premier Manifeste du surréalisme d’André Breton (le principe associatif qui préside à l’écriture, les thèmes, révolte contre les institutions, ennui, érotisme, rêve »)], des différences entre eux quant à une certaine sécheresse, à un certain malheur, aussi qu’à un manque d’homogénéité dans cette période (p. XXVIII).

16. R. Queneau, Textes surréalistes, I, OC I, p. 1001-1002.

17. R. Queneau, Textes surréalistes, IV, OC I, p. 1004-1005.

18. Ibidem.

19. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1026. Les rêves représenteront un intérêt fondamental pour Queneau : 1973, 18-24 juin, lorsque le livre de Perec, La Boutique obscure, lui inspire « l’idée de raconter des petits faits comme des rêves », qu’il réalise en tant que « faux récits de rêve » qui deviendront ensuite « Des récits de rêve  à foison » (Sur ce point, voir : C. Debon, « Chronologie », dans R. Queneau, OC I, p. LXXVIII).

20. R. Queneau, Textes surréalistes, III, OC I, p. 1003-1004.

21. R. Queneau, Textes surréalistes, II, OC I, p. 1002-1003.

22. Ibidem.

23. C. Debon, « Notice », dans R. Queneau, OC I, p. 1600.

24. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1024.

25. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1016-1019.

26. R. Queneau, Textes surréalistes, OC  I, p. 1027.

27. « Je pense encore qu’il y a des fous plus intéressants que d’autres » (R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1047).

28. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1042.

29. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1045 [« On a les relations que l’on peut et quant à savoir ce kcé qu’une blatte ? », s’interroge Queneau. Et Debon commente : « Cette apparition de l’écriture phonétique mérite d’être saluée » (C. Debon, « Notes et variantes », dans R. Queneau, OC I, p. 1612)].

30. N. Arnaud, « Avec Raymond Queneau », Bulletin international du surréalisme révolutionnaire, janvier 1948, cité par C. Debon, « Introduction », dans R. Queneau, OC I, p. XXXII-XXXIII.

31. A. Breton, Second Manifeste du surréalisme (La Révolution surréaliste, n° 12, 15 décembre 1929). Sur ce point, voir : M. Lecureur, Raymond Queneau, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 128.

32. « Bataille se lie “d’une amitié étroite” avec Raymond Queneau à l’époque de la polémique contre Breton (Un cadavre). Plus tard, ils suivent ensemble les cours d’Alexandre Kojève sur Hegel. Ils collaborent à La Critique sociale. La Critique des fondements de la dialectique hégélienne que publie la revue dans son n° 5 (mars 1932, O. C., t. I, pp. 277-290), longue étude rédigée par Bataille seul, est le fruit de discussions approfondies. Cet article (dont Bataille mentionne toujours qu’il est écrit “en collaboration avec Raymond Queneau”) est repris dans Deucalion, n° 5, octobre 1955, p. 45-59. Ensemble encore, ils ont travaillé à réunir la documentation d’un livre sur les “fous littéraires” qui aboutira à la publication des Enfants du limon (Queneau) » (S. Monod, « Notes », dans G. Bataille, OC XI, éd. S. Monod, Gallimard, Paris, 1988, p. 576). Une curiosité : à Billon, en Juin-Juillet 1982, une exposition sera organisée autour de Bataille-Queneau-Boiffard.

33. R. Queneau, « Dédé », Un cadavre, Paris, 15 janvier 1930 (ensuite dans R. Queneau, Poèmes publiés non repris en volume, dans OC I, p. 711).

34. Documents (1929-31), revue éphémère (seulement 15 numéros), mais fondamentale dans la culture française de l’entre-deux-guerres, dirigée par Georges Wildenstein, marchand d’art, et Georges Bataille, qui en fait sa tribune et son œuvre, se pose – à partir du pluriel du titre, comme le souligne Georges Didi-Huberman au croisement des domaines différents des sciences humaines, de la littérature et de l’art, se posant en porte-parole du surréalisme dissident à tendance documentaire, violemment contraire à l’idéalisme de Breton (A ce propos, voir : M. Preston – A. Reverseau, Documents, une revue symbole, « Littératures modes d’emploi », 27). La Critique sociale (1931-1934), revue du Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine, recueillit, dans ses 11 numéros, plusieurs articles de Bataille et de Queneau.

35. A. Kojeve, Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie de l’Esprit professées de 1933 à 1939 à l’École des Hautes Études, éd. R. Queneau, Paris, Gallimard, 1947.

36. R. Queneau, Les Enfants du limon, Gallimard, Paris, 1938 ; id., Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, Paris, 1950 ; id., « Fous littéraires et hétéroclites », Bizarre, n° 4, 1956 ; id., Aux Confins des Ténèbres. Les fous littéraires, Paris, Gallimard, 2002.

37. Sur ce point, voir : C. Debon, « Notes et variantes », dans R. Queneau, OC I, p. 1500-1501. Le titre fait écho à celui du pamphlet publié en 1924 à la mort d’Anatole France. Le ton dur, violent, sacrilège vise sur un vers iconoclaste recourant comme un refrain et tiré de « Épitaphe pour un monument aux morts à la guerre », publié par Péret dans le n° 12 de La Révolution surréaliste. À ce tract Breton répondra à travers « Avant,/Après », qui paraîtra dans l’édition en volume du Second Manifeste du surréalisme. Sur ce point, voir : « Chronologie », dans A. Breton, OC I, éd. M. Bonnet, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1988, p. LVI.

38. R. Queneau, What a life !, dans Documents, 1930, n° 5 (ensuite dans R. Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, Paris, 1950).

39. G. Bataille, Critique des fondements de la dialectique hégélienne, dans « La critique sociale », n° 5, mars 1932 (ensuite dans Premières confrontations avec Hegel, Critique, 1966, 195-196, numéro monographique sur Bataille ; ensuite dans les OC I de G. Bataille, introd. M. Foucault, Paris, Gallimard, 1970, p. 277-290).

40. Sur ce point, voir : M. Lecureur, Raymond Queneau, op. cit., p. 138 sq.

41. Id., ibid., p. 131 sq.

42. 18 octobre : « en permission, […] à Paris, il va voir G. Bataille à la Bibliothèque nationale : “Je me sens de nouveau son ami” » (C. Debon, « Chronologie », dans R. Queneau, OC I, p. LVIII). Sur ce point, voir : M. Lecureur, Raymond Queneau, op. cit., p. 145-147.

43. Bataille même réfléchit sur le croisement entre Queneau et Breton, louant, de fois en fois, soit l’un que l’autre, en rappelant à plusieurs reprises la contiguïté entre Queneau et le surréalisme. C’est le cas de l’article Le surréalisme et sa différence avec l’existentialisme, où Bataille compte Queneau parmi les surréalistes [« Le fait d’André Breton était le coup de foudre lui-même. Frappé de la portée de la décision, il eut moins le souci de donner ses raisons que d’exprimer la violence de ses sentiments. Ce qui compta d’abord à ses yeux fut de communiquer un état tranché : il répondit à l’exigence de la passion plutôt qu’à celle de convenances intellectuelles […] ses écrits associaient à l’expression de leur objet les mouvements contenus de la colère. En chacune de ses phrases, il y va du destin infini de l’homme […] Le plus étrange est que le coupable avait bien vu à quelles conditions il pouvait parler. S’il s’était exprimé personnellement, ce n’aurait pas été soutenable. Mais la force de conviction qui l’animait lui permit de lier au jeu un certain nombre de personnes dont les noms aujourd’hui se lisent de tous cotés non des liens extérieurs de l’action, mais de ceux plus intimes de la passion » (G. Bataille, « Le surréalisme et sa différence avec l’existentialisme », Critique, n° 2, 1946, dans G. Bataille, OC XI, p. 73). Ici Bataille nomme, entre autres, en note, Queneau]. C’est le cas, encore, de l’article La méchanceté du langage, où Bataille exalte le style implicitement surréaliste de Queneau de Saint-Glinglin ou de L’Instant fatal, où « la poésie décompose la simplicité motivée des données intellectuelles : elle passe à une vérité plus profonde. Les choses n’y ont plus leur valeur d’usage. Chacune d’elles est objet de désir ou d’aversion, d’hilarité ou d’effroi » (G. Bataille, « La méchanceté du langage », Critique, n° 31, 1948, dans G. Bataille, OC XI, p. 388). Queneau, quant à lui, donnera une interview au Bulletin international du surréalisme révolutionnaire, le 1er janvier 1948 ; il collaborera au numéro 1 de la revue Le Surréalisme révolutionnaire, 1948, attaqué par Breton ;  il donnera une conférence à Clermont-Ferrand, le 14 février 1951, intitulée « Du surréalisme au classicisme » ; il interviendra le 10 novembre 1953 en faveur de Breton, accusé de dégradation des monuments publiques.

44. Minotaure (1933-39), édité par Albert Skira, avec la collaboration des surréalistes André MassonMan RayMiró, Dali, MagritteMax ErnstMarcel Duchamp, qui en dessinèrent les couvertures, de même que Picasso, De Chirico et Matisse, se proposait de « publier […] la production d’artistes dont l’œuvre est d’intérêt universel », sans isoler les arts plastiques de la poésie, et visant à dominer son temps, au lieu de se contenter de le refléter. Documents 34, Intervention surréaliste, nouvelle série, n° 1, juin 1934, rédigé par E.L.T. Mesens et J. Stéphane, illustré par Man Ray, Balthus, Dalì, Duchamp, Magritte, Tanguy et rédigé, entre autres, par Breton et Caillois. Contre-Attaque (1935-36), Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, animé par Bataille et Breton et, pendant un moment, par Roger Caillois, réunira dans sa courte vie les surréalistes et leurs sympathisants, des membres du Cercle communiste démocratique, alors en pleine décomposition, et qu’on appelait par commodité les « souvariniens » ou encore le « groupe Bataille », et, en marge de ces deux fractions organisées, des indépendants, qui s’agrégèrent parfois à l’un ou l’autre bloc, tenant leur séances initialement au Palais Royal, et ensuite place Saint-Sulpice, au Café de la Mairie du VIe arrondissement, se divisant, en dehors des séances plénières, en deux circonscriptions géographiques : le groupe Sade, rive droite, et le groupe Marat, rive gauche. À ce propos, cf. H. Dubief, « Témoignage sur Contre-Attaque (1935-1936) », Textures, 1970, p. 52-60. « Acéphale » (1936-39), dirigé par Georges Bataille, connut seulement cinq numéros, animés, au-delà de Bataille, par Roger Caillois, Pierre Klossowski, Jules Monnerot, Jean Rollin, Jean Wahl et André Masson, qui en illustrera toutes les couvertures. À côté de la revue sera organisé une société secrète, dont l’histoire demeure entourée de mystère. « Volontés », revue fondée en 1937 par Joseph Csaky, Pierre Gueguen, Eugen Jolas, Frederic Joliot, Henry Miller, Georges Pelorson, Raymond Queneau, Camille Schuwer. À côté de ces revues, on ne peut oublier « Inquisitions » (1936), « Organe du Groupe d’Études pour la Phénoménologie Humaine », revue qui comptera seulement un numéro (en raison des divergences nées au sein du groupe directorial entre la branche communiste représentée par Louis Aragon et Tristan Tzara d’une part et Roger Caillois de l’autre) et qui, dirigée entre autres par Roger Caillois, lui aussi initialement ami de Breton et ensuite scissionniste, contribue à nourrir de surréalisme le climat intellectuel de l’époque. Le numéro, publié à Paris par les Éditions Sociales Internationales et dirigé par Louis Aragon, Roger Caillois, Jules-M. Monnerot, Tristan Tzara, eut la collaboration de Louis Aragon, Jean Audard, Gaston Bachelard, P. Boudot, Claude Cahen, Roger Caillois, Raymond Charmet, René Crevel, René Etiemble, Alain Girard, Jules-M. Monnerot, Pierre Robin, Jacques Spitz, Paul A. Stephanopoli, Tristan Tzara.

45. Sur ce point, voir : M. Bonnet, « Chronologie », dans A. Breton, OC II, éd. M. Bonnet, « Pléiade », Gallimard, Paris, 1992, pp. XXXVIII et LIV.

46. « “Intervention surréaliste” serait ainsi pour 1934 l’équivalent de ce que fut pour 1929 le numéro spécial de Variétés “Le Surréalisme en 1929’’ » (M. Bonnet, « Chronologie », dans A. Breton, OC II, op. cit., p. XLI).

47. Sur ce point, voir : G. Zuccarino, Klossowski, Nietzsche e « Acéphale », dans « Quaderni delle Officine », XXV, Gennaio 2012, p. 4-5 : « Il contesto è quello, vivace e turbolento, delle effimere aggregazioni che si creano a Parigi in quel periodo. Nel 1935, ad esempio, nasce l  “unione di lotta degli intellettuali rivoluzionari” che prende il nome di “Contre-Attaque”. Rappresenta un tentativo di unire, sul piano politico, le forze del piccolo gruppo capeggiato da Bataille (del quale fa parte, appunto, anche Klossowski) e quelle della più corposa e organizzata schiera dei surrealisti di André Breton. Pur essendo accomunati da posizioni di sinistra, Bataille e Breton non sono fatti per intendersi: il loro stile di pensiero e le loro strategie d’azione restano diverse, tanto che l’unione si dissolve dopo pochi mesi. Bataille si lancia allora in altre due iniziative, gestite stavolta assieme agli intellettuali cui si sente più vicino : il Collège de Sociologie e “Acéphale”. I progetti si sviluppano in parallelo, ma l’intreccio viene reso più complesso dal fatto che la formula « Acéphale » indica due realtà distinte, l’una essoterica (la rivista che reca quel titolo) e l’altra esoterica (la setta designata con lo stesso nome). Tale interdipendenza viene descritta da Bataille in un testo autobiografico assai più tardivo, scritto in terza persona: « Dissoltosi Contre-Attaque, Bataille decise immediatamente di formare, con i suoi amici che vi avevano partecipato, tra cui Georges Ambrosino, Pierre Klossowski, Patrick Waldberg, una “società segreta” che volgesse le spalle alla politica e prendesse in considerazione solo un fine religioso (ma anticristiano, essenzialmente nietzschiano). Questa società si costituì. Il suo intento si tradusse in parte nella rivista Acéphale, che ebbe quattro numeri tra il 1936 e il 1939. Dopo pochi mesi. Bataille si lancia allora in altre due iniziative, gestite stavolta assieme agli intellettuali cui si sente più vicino: il Collège, fondato nel marzo 1936 [in realtà, nel 1937], fu in qualche modo l’attività esteriore della “società segreta” ».

48. E. Van Der Starre, Au ras du texte : douze études sur la littérature française de l’après-guerre, Amsterdam-Atlanta, 2000, p. 55.

 

 

 

Carl Einstein et le surréalisme

Carl Einstein et le surréalisme ‒ entre les fronts  et au-dessus de la mêlée
(Bataille, Breton, Joyce)

Par Klaus H. Kiefer

 

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1. Problèmes philologiques

Tout en espérant me faire comprendre dans votre belle langue, je me demande si mon compatriote expatrié et si difficilement rapatrié parlait mieux le français que moi puisqu’au fond de tous les problèmes que je vais discuter se trouve la langue, soit maternelle, soit étrangère, et en fin de compte la langue nous reste toujours « étrangère ». À ce propos, pensons aussi au langage de la littérature et de la peinture à peine traduisibles l’un dans l’autre comme Einstein dut finalement le reconnaître ; pensons encore au « langage des fleurs » – et des corps – que Georges Bataille étudia dans Documents dirigé par Carl Einstein[1]. La langue nationale marqua et marque encore la différence entre les civilisations européennes parmi lesquelles deux « clashs » fatals se sont produits du vivant de notre auteur. Pourtant, dans le contexte de l’avant-garde du XXe siècle, il y avait aussi d’autres chocs pas moins hostiles : par exemple, son « primitivisme » présuppose – pour citer Einstein – « le terrible choc de la colonisation » (all. BA 2, 401). Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Je cite encore Einstein : « L’Europe colonise et l’on colonise l’Europe. » (W 4, 286) Aujourd’hui on la terrorise…

Vu le dynamisme historique et la complexité des rapports, la recherche ne peut pas se contenter des partis pris d’une seule personne, p. ex. d’André Breton[2], pour fixer qui est surréaliste et qui ne l’est pas[3]. La liste est flottante et hétérogène, on le sait ; de surcroît il y a des « surréalistes » partiels et il y en avait de tous les temps. C’est toute une « histoire des oracles » pour reprendre le mot de Fontenelle. Au lieu d’interprètes trompeurs, c’est à nous de discuter, et en principe à l’infini, ce qu’est le « surréalisme »… Le problème méthodologique est le suivant : peut-on utiliser un terme créé par un particulier ou un groupe comme terme technique et global qui ne reste toujours qu’une synecdoque, une partie du tout « impossible ».

2. Contacts ‒ multiples et manqués

Après avoir fréquenté Paris dès 1905, Carl Einstein s’y installe définitivement en mai 1928. Compte tenu de cette date, on ne peut pas parler d’émigration, et c’est pourquoi les spécialistes de l’« Exilliteratur » ignorent très souvent Einstein, mais lui, comme Walter Benjamin et pas mal d’autres intellectuels et artistes allemands d’origine juive ou « dégénérés » souffrent déjà dans les années 20 d’attaques de la part des nazis qui préparent leur prise de pouvoir. À Paris, Einstein reprend ses multiples contacts et avec enthousiasme poursuit un projet qu’il précise en août 1928 dans une lettre au Dr Reber, industriel et collectionneur (dont il est le conseiller) : Documents ; à Ewald Wasmuth il dit : « ma revue »[4] ! Malheureusement la genèse, l’essor et la fin de cette revue légendaire ont été faussés, notamment par ses collaborateurs mêmes, Georges Bataille et Michel Leiris, et leurs adeptes crédules quoique Denis Hollier[5] apparemment se fût ravisé grâce aux recherches de Liliane Meffre[6] et les miennes. C’est à Carl Einstein que Georges Wildenstein avait confié la direction de la revue, et c’est aussi Carl Einstein qui la marqua de son empreinte esthétique et ethnologique, y compris son « ethnologie du blanc[7] ». Apparemment, les conflits avec les jeunes loups de l’équipe « Documents », tel Bataille, le firent battre en retraite, et c’est Wildenstein qui suspendit le financement face à la crise économique. Donc, contrairement à ce qu’insinua Leiris, Bataille ne « fit », ni ne « défit » Documents[8].

La question se pose trop vite : Documents était-elle une revue surréaliste[9] ? D’après mes réflexions préliminaires, ce n’est pas une question de oui ou de non. Sans aucun doute, son envergure était d’une part plus ample, plus académique, donc d’apparence moins « révolutionnaire » ; d’autre part, la dissidence « matérialiste » de Bataille se faisait remarquer de plus en plus, de sorte que Breton craignait de perdre le « copyright » du mouvement. Il s’agit donc d’une guerre sur trois fronts : Einstein versus Bataille, Bataille versus Breton et Breton versus Einstein. Un quatrième front s’ajoutera plus tard.

Pourtant, tout avait si bien commencé. C’est, au plus tard, à son arrivée à Paris que Carl Einstein expédia un exemplaire de sa Sculpture nègre rue Fontaine, dédiée : « A André Breton – confrère courageux et qui conduit bien loin ses amis[10]. » (ill. 1)

Carl Einstein
Carl Einstein

Ill. 1 : Carl Einstein : Negerplastik, dédié à André Breton

Mais Breton ne daigna pas répondre à ce contact, quoiqu’il se soit procuré, on ne sait pas quand, l’Europa-Almanach, d’ailleurs bilingue[11], édité par Carl Einstein et Paul Westheim en 1925, lequel comptait parmi ses contributeurs neufs « surréalistes »,[12] surréalistes avant la lettre puisque la préparation de l’annuaire avait commencé bien plus tôt que la fondation « officielle » du mouvement qui coïncide au premier « Manifeste ».[13]

Nico Rost témoigne que Carl Einstein a connu les premiers numéros de la « Révolution surréaliste » qui apparaissent à partir de décembre 1924. On peut croire qu’il connaît aussi le premier Manifeste, publié un mois auparavant, quoique Einstein ne le « cite » que dans son « étude ethnologique » sur André Masson en 1929 (dans Documents) peut-être à l’occasion de la deuxième édition : « C’est avec une grande timidité que nous commençons d’apprécier l’imaginaire comme dominante. » (BA 3, 26) ce qui fait écho aux réflexions de Breton :

C’est par le plus grand hasard, en apparence, qu’a été récemment rendue à la lumière une partie du monde intellectuel, et à mon sens de beaucoup la plus importante, dont on affectait de ne plus se soucier. […] L’imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. (OCBr 1, 316)

Pourquoi cette approche rarement s’y explicite chez Einstein ? Dans la fameuse lettre à Daniel-Henry Kahnweiler de juin 1923, où Einstein esquisse son esthétique « cubiste » (pour s’excuser d’une mauvaise manœuvre commerciale) il est toujours à la recherche d’« équivalents psychiques » (EKC, 48 = all. 139) afin d’ancrer l’art dans la vie sociale. L’idée de Breton d’une « interférence » (OCBr 1, 318) entre le rêve ou bien la folie et l’état de veille, fruit de sa découverte de Sigmund Freud, était apte à expliquer la production d’œuvres non imitatives et protéiformes chez Picasso, Braque et d’autres. « Répéter ou inventer ‒ il fallait se décider. » (K 3Me/St, 95 = all. K 1, 56) écrit Einstein dans  « L’Art du 20e siècle ». Ses affinités avec « la génération romantique » ‒ on le verra – vont se multiplier, mais aussi se différencier[14].

En ce qui concerne la proximité d’Einstein avec le surréalisme, j’ajoute une anecdote peu connue. En rentrant de Londres (probablement) via Paris, Einstein avait visité l’exposition de Joan Miró (qu’il connaissait bien) à la galerie Pierre en juin 1925. Citons une revue contemporaine : « Les deux salles de la galerie archipleines avaient débordé dans la rue. On buvait du champagne sur le trottoir. Tous les surréalistes étaient là […] »,[15] suivent les noms d’Aragon, de Breton, etc. Einstein nommé personnellement figure parmi les 500 visiteurs ; on ne sait pourtant pas si les surréalistes et Einstein se sont salués.

Einstein, qui, en 1926, avait la hardiesse de décréter ce que l’art du 20e siècle allait devenir dans le sillage du cubisme révolutionnaire, s’était enthousiasmé dès le début des années 20 pour un artiste à l’écart et que les surréalistes ne découvrirent comme un des leurs que trois ans plus tard : Paul Klee. Comment le partisan fervent du cubisme qu’était Einstein à l’époque pouvait-il estimer cet « enfant prodige » (« Märchenknabe ») ?[16] Or, c’est justement l’imagination créatrice chère à Breton qui fait dans la réflexion einsteinienne le chaînon manquant entre les antipodes Picasso et Klee[17], entre cubisme et surréalisme. Pourtant ni la monographie ni l’article sur Klee prévu pour Documents n’ont été réalisés, mais il est fascinant de voir comment, dans les trois éditions de L’Art du 20e siècle, les commentaires d’Einstein sur Picasso et Klee rivalisent pour aboutir à ce qui devrait être, d’après Einstein, l’esthétique « leader » des années-30. Pourtant, la datation a un sens fatal puisque le régime national-socialiste met en cause l’art moderne ; Goebbels avait beau se déclarer « expressionniste » dans son roman autobiographique Michael. Einstein, d’un jour à l’autre exilé, fait alors table rase de l’avant-garde tout entière, y compris le surréalisme bien sûr. Sa « Fabrication des fictions » est une furieuse polémique contre les artistes et intellectuels de l’avant-garde qui n’avaient pas su faire face au fascisme triomphant. Cette attaque équivaut à un véritable « suicide » puisque c’est bien lui, Einstein, qui avait « fait » l’art du 20e siècle, c’est-à-dire qu’il avait contribué de façon remarquable à son succès international.

Nonobstant, on reconnaît dans cette œuvre posthume et mal connue un fond commun avec les écrits « surréalistes » d’Einstein, en particulier son « Georges Braque » (ill. 2) qui paraît en 1934 en traduction française et avec la remarque critique « écrit en 1931-1932 ».

Carl Einstein
Carl Einstein

Ill. 2 : Carl Einstein : Georges Braque, 1934

Donc l’auteur prend ses distances envers sa propre œuvre trop « idéaliste » et « subjective », et la « Fabrication des fictions » élaborée sans doute après 1933 et avant le départ d’Einstein pour l’Espagne au cours de l’été 1936 pour lutter contre le fascisme aux côtés des anarcho-syndicalistes (ill. 3), dans la fameuse colonne Durruti, apparaît comme une négation dialectique de l’avant-garde.

Carl Einstein
Carl Einstein

Ill. 3 : Carl Einstein à Perpignan, 16 février 1939

Malheureusement il ne fut pas donné à l’auteur de former une synthèse, quoique l’idée de synthèse ne fût pas du tout dans le goût du critique, toujours « à la tête » des mouvements, comme l’écrivit plus tard son ami Benn[18]. Einstein, relâché du camp de Bassens en 1940 à l’approche des troupes allemandes et de la Gestapo, s’est suicidé peu après dans le Gave du Pau. Il se peut qu’il ait essayé de gagner la Côte d’Azur, encore en zone libre, soit pour rejoindre son beau-frère Gabriel Guévrékian, l’architecte du fameux jardin cubiste de la villa Noailles, qui s’était installé à Saint-Tropez, soit dans l’espoir de prendre le dernier bateau de Marseille pour les États-Unis.

3. Théorie ‒ textes ‒ images

Malgré ses efforts pour marquer l’art du 20e siècle de son empreinte, voire pour le « diriger » dans la bonne voie de Picasso ou bien de Klee, Einstein n’avait pas l’ambition de fonder une « école » quoiqu’il aimât à s’entourer dans son studio parisien d’artistes, d’intellectuels et de jeunes gens, tel Michel Leiris, qui parle de lui dans son Journal[19], et Georges Bataille, qui par contre n’en dit mot. Leiris, Kahnweiler, Masson, Klee et d’autres discutent et approuvent les idées d’Einstein[20]. Celui-ci partage avec André Breton la connaissance de la plus grande partie des peintres et sculpteurs d’avant-garde, dont je me contente de citer, parmi d’autres, Hans Arp, Juan Gris, Picasso, et Masson et Miró déjà nommés, auxquels il consacre de profondes études dans Documents. Pourtant, c’est une esthétique « surréaliste » intégrale qu’Einstein élabore dans son Georges Braque. Malgré ce titre, il ne s’agit pas du tout d’un « livre sur Braque », comme Einstein le confesse lui-même à Wasmuth en 1932 (all. DLA). Pourquoi ce titre trompeur qui empêcha qu’on prenne justement connaissance de ce livre, de surcroît mal traduit en français ? Certes, Braque était un ami intime d’Einstein, témoin de son mariage avec Lyda Guévrékian en 1932, mais peut-être les titres provisoires auxquels Einstein fait allusion dans ses lettres, « Réflexions » ou « Esthétique »,[21] apparaissent trop vagues pour l’éditeur dans la crise économique manifeste du début des années 30. (D’autres éditeurs français et anglais refusent carrément ses projets ; la version américaine de « Georges Braque » ne paraîtra pas à cause d’un éditeur frauduleux.)

En effet, on retrouve, dans Georges Braque, un problème de l’écriture einsteinienne depuis La Sculpture nègre : le manque de rapports concrets, analytiques, entre texte et image. Dans Georges Braque, l’artiste n’est qu’un exemple pour les idées einsteiniennes basées bien entendues sur une riche expérience esthétique. Autant on peut considérer La Sculpture nègre comme un manifeste cubiste, autant Georges Braque s’apparenterait à un manifeste surréaliste. Je ne doute pas qu’il soit pénible pour certains spécialistes du surréalisme de voir que la théorie de l’avant-garde contemporaine la plus élaborée ne se trouve pas chez Breton et ses amis, mais chez Carl Einstein, et surtout pas chez Walter Benjamin dont la contribution à l’interprétation du mouvement en question apparaît largement surestimée.

Pourtant Einstein ne parle du surréalisme, dans Georges Braque et ailleurs, que d’une façon assez méprisante : « Wort von verkrachtem Idealismus übersonnt » (BA 3, 324) ce qui a posé pas mal de problèmes aux traducteurs français. C’est Jean-Loup Korzilius que je cite : « “surréel” (terme ensoleillé par un idéalisme raté) » (GBKo, 86 ; cf. GBZi, 70). En accord avec Kahnweiler, Einstein blâme la « Kasernenorganisation » (EKC, 159 = fr. 75), la « discipline militaire » du groupe, et se moque encore en janvier 1939, dans une lettre expédiée d’Espagne, de ce qui serait bien « sur » ou bien « sous » la réalité (EKC, 107).[22] Constatons dans ce contexte que le sous-titre de la « Fabrication des fictions », rayé dans quelques-unes des copies conservées (ill. 4), est « Une défense du réel » (ill. 5), où le mot « réel » fait bien sûr allusion à « surréel ».

Carl Einstein
Carl Einstein

Ill. 4 : Carl Einstein : Die Fabrikation der Fiktionen, 1933-36

Carl Einstein
Carl Einstein

Ill. 5 : Carl Einstein : Die Fabrikation der Fiktionen, 1933-36

Là où il aurait fallu dire « surréalisme » à juste titre, Einstein remplace fréquemment le mot par un terme forgé par lui : « génération romantique », et il conçoit même un « intervalle romantique » dans les tendances politiques du temps. « Georges Braque » se conclut sur un credo surréaliste par excellence : « Le mythe a été réintégré dans le réel, et la poésie devient l’élément originel de la réalité. » (GBKo, 164).[23]

Le réveil a dû être terrible si on lit ce passage et pas mal d’autres à la lumière des événements de 1933 et suivants. Je cite un autre passage du dernier chapitre de Georges Braque qui apparaît comme un « mauvais message » (titre de l’unique drame d’Einstein de 1921) :

L’accentuation romantique de l’irrationnel implique une régression vers un état primitif et même, si l’on veut, vers un état de barbarie. Enfin nous ne nous contentons plus de sublimes déductions et d’une superstructure cultivée à l’excès qui exclut les forces fondamentales de l’homme et des événements. Un besoin de destin et d’obsession nous porte à nouveau. (GBKo, 164)

De ce point de vue, les aberrations d’un Benn ou d’un Heidegger face aux national-socialistes semblent moins surprenantes. Le « nous » d’Einstein est fatal, mais c’est tout de même avant 1933 qu’il prit ses distances envers le biologisme (« medizinerei »)[24] de son ami berlinois tout en considérant en même temps la publication récente du philosophe, « Vom Wesen des Grundes »[25], comme un jeu de mots vide de sens. Mais a-t-il vraiment évité le piège idéologique avec ses appels aux intellectuels et artistes pour qu’ils se soumettent aux « contraintes » politiques ‒ trop vaguement définies comme « mythiques » ou « totalitaires » ? Là aussi, la « Fabrication des fictions » est plutôt une poursuite de Georges Braque qu’une rupture bien intentionnée[26]. La tentative de faire valoir le fascisme grandiose et « latin » contre l’hitlérisme stupide et « nordique » à l’occasion de l’exposition parisienne de l’art italien en 1935 ‒ un an après le fameux discours de bienvenue de Benn sur « son excellence » Marinetti (SW 4, 117ff.) ‒ révèle tout le dilemme d’Einstein.[27] Il ne lui resta qu’à partir pour la lutte armée antifasciste en Espagne ‒ et, je le cite, ‒ « sans dire un mot » (EKC, 106). À nous de discuter pour savoir à quel point le « mythe collectif » (OCBr 2, 439), soit romantique soit communiste, propagé par Breton encore en 1935, est impliqué dans cet horizon sinistre. Ne pourrait-on pas soupçonner les dictatures européennes, y compris l’Union soviétique, d’avoir fait à leur façon ce dont les surréalistes et Einstein ne faisaient que rêver ? Le mythe n’était pas libérateur ‒ « le mythe mentit » (« die Mythe log », SW 1, 205), ainsi « parlait » Benn en 1943, et souvenons-nous de Fontenelle…

À côté de « mythe », il y a une bonne douzaine d’autres mots-clefs du surréalisme comme, par exemple le fameux « automatisme psychique » que Carl Einstein s’approprie. Ces mots eux aussi sont le plus souvent traduits par Einstein en allemand et intégrés dans son propre discours qui pourtant évolue dans un autre sens que celui des surréalistes, c’est-à-dire vers une histoire culturelle intégrale, en laissant la polémique de côté : l’agresseur se place au-dessus de la mêlée. Par ce transfert, les mots-clefs du mouvement surréaliste obtiennent une dimension plus vaste, universelle[28].  « L’art du 20e siècle [donc pas seulement le surréalisme] a été dominé par l’automatisme passif. » (FF, 140) De façon analogue, la découverte assez dilettante de l’art nègre en 1915 avait entraîné la revalorisation de tous les arts primitifs, c’est-à-dire une rupture avec le canon classique. Ce renversement se reflète dans la collection du Dr Reber où des Picasso voisinent avec des œuvres d’art des Cyclades : « Reber considère l’art moderne sub specie aeternitatis. » (BA 3, 122) C’était là, déjà, toute la gamme thématique de Documents.

Des milliers de notes, de brouillons, d’exposés, tant en allemand qu’en français, se trouvent dans le fonds dit « Parisien » d’Einstein, caché chez Braque pendant l’Occupation. Ni le « Manuel de l’art », avec un « Dictionnaire des terminologies techniques », ni l’« Histoire de l’art » ni le « Traité de la Vision » n’ont été réalisés. Il va de soi que Carl Einstein, disparu à l’âge de 55 ans, avait encore beaucoup à dire. ‒ Revenons à l’exemple révélateur du discours surréaliste, celui de l’automatisme psychique (OCBr 1, 328) pour mettre en relief la définition einsteinienne. Il est d’accord pour élever l’automatisme « au rang de moyen essentiel [mais pas absolu !] de la recherche et de l’invention » (K 3Me/St, 199 = all. K 3, 124) et, comme Breton, il juge risqué, voire masochiste, ce que Baudelaire évoque déjà dans « Les Fleurs du mal » : « Plonger au fond du gouffre […] pour trouver du nouveau » (OCBau 1, 134). Pour Einstein, l’artiste parcourt nolens volens ce « drame de la métamorphose » (BA 3, 223) et revient à la « surface » du conscient, pour ainsi dire, grâce à la censure tectonique ; il crée une « Gestalt » et par cela peut communiquer avec le public. Einstein réuni dans le terme « censure tectonique » l’influence de son ancien professeur d’art Heinrich Wölfflin et de Sigmund Freud, ce « vieux romantique » (BA 3, 643), à qui il reproche pourtant son attitude négative (BA 3, 382) non seulement envers l’inconscient plein de refoulements, donc de malheurs, mais aussi envers la censure elle-même qui installe ou réinstalle le règne de la logique conventionnelle dans un dynamisme innovateur[29].

Passons de la théorie de l’art à la pratique littéraire d’Einstein par un terme non plus créé par lui, mais défini à sa façon : celui de « psychogramme » (en français et en allemand) ; synonyme d’« écriture spontanée » (BA 3, 27), donc tout près de l’automatisme psychique. Breton ne limitait pas, il est vrai, cette fonction mentale à un art particulier (OCBr 1, 328) ; chez Einstein pourtant le composant « gramme » qui veut dire « graphique » voire « littéral » se fait remarquer puisque l’écriture se sert d’une part de signes arbitraires,[30] qu’elle utilise, d’autre part, pour contrôler l’afflux des hallucinations. Le pschogramme donc décrit une dialectique entre « informe » et « tectonique », entre « dionysiaque » et « apollinien » pour reprendre la fameuse opposition de Nietzsche. D’emblée Einstein déclare Braque « poète ».[31] Par contre il polémique contre les poètes proprement dits qui « boitent […] lamentablement à la remorque de la peinture » (EKC, 48 = allm. 139). Dans sa lettre à Kahnweiler de 1923, déjà citée, Einstein lui-même se déclare confirmé par les cubistes dans l’écriture de « Bebuquin » qui naît en même temps que les « Demoiselles d’Avignon ».[32]

Alors deux questions se posent : (a1) Faut-il parler dans son cas de textes cubistes ou de textes surréalistes ? et (b1) quel est le style littéraire d’Einstein lui-même ? Bien entendu ces deux questions sont mal posées. Il vaut mieux les transformer et les restreindre. Laissons tout d’abord de côté la littérature « cubiste » qui entraînerait des réflexions sans fin, pour aboutir à la question (a2) convenable : qu’est-ce qu’Einstein reproche exactement aux poètes et écrivains surréalistes ? Et (b2) y-a-t-il des auteurs à qui on pourrait associer Einstein, à qui ressemble-t-il ? On pourrait ajouter deux questions supplémentaires : Quels sont les confrères qu’il estime ? Dans quel milieu est-il estimé lui-même ? Pour être bref, je me limite aux environs de 1930 puisque l’admiration du jeune Einstein pour la littérature française et surtout pour André Gide est trop vaste. Tout d’abord, il faut tenir compte de ce que j’ai nommé « visuelle Wende » à l’occasion du colloque Carl Einstein à Munich 2001.[33] Cet « iconic turn » du jeune critique littéraire qu’était Einstein en critique d’art s’explique grâce à l’essor de la peinture cubiste qui a pris la tête de l’avant-garde. Certes Einstein doit reconnaître que le matériau de l’art plastique est plus « flexible », plus « prompt » à l’innovation ; pourtant il reproche aux poètes et écrivains – je reviens à la question (a2) – de trop respecter la grammaire, d’être esclave du langage qui impose ses structures, sa masse héréditaire, son pouvoir mortifiant. (« Lingua » est un leitmotiv de « BEB II ».[34]) On se rappelle combien Breton a respecté la syntaxe pendant toute sa vie : « […] je me défie à l’extrême de tout ce qui, sous couleur d’émancipation du langage, prescrit la rupture avec la syntaxe. »[35] Le seul poète surréaliste qu’Einstein nomme dans L’Art du 20e siècle c’est Benjamin Péret dont il apprécie Le Grand Jeu comme « l’entreprise la plus audacieuse » (K 3Me/St, 202 = all. K 3, 126) du groupe.[36]

Or, la déviance grammaticale est un mauvais critère pour juger de la valeur d’une œuvre littéraire. L’agrammaticalité, en particulier en ce qui concerne les « erreurs » de syntaxe, n’est pas la même dans toutes les langues. Sans doute la tolérance du français à ce sujet est plutôt faible comparée aux langues germaniques. De toute façon, il y a un auteur à l’écart du surréalisme français qu’Einstein apprécie sans réserve, ce qui est rare ; c’est James Joyce. En effet, la seule suite fragmentaire du Bebuquin publiée du vivant de l’auteur et dont L. Meffre n’ose  même pas traduire le titre provocateur « Schweißfuß klagt gegen Pfurz in trüber Nacht » (ce qui donne approximativement : « Pied infect se plaint de Pet dans la nuit sombre »)[37] ressemble à Ulysses ou même à Finnegans Wake en particulier par l’usage du monologue intérieur, des allusions mythiques, des jeux de mots, etc.[38] On ne peut pas parler d’influence puisque Einstein ignorait l’anglais, et Finnegans Wake était encore un « work in progress »,[39] mais le texte parut dans plusieurs livraisons de la revue transition éditée par Eugène Jolas, ami d’Einstein et grand admirateur de Joyce[40]. Vu l’enthousiasme du trilingue Jolas pour l’écriture expérimentale de Finnegans[41], il est inimaginable que les deux confrères n’aient pas discuté exhaustivement de la prose joycienne lors de leurs rendez-vous à Paris ou à Colombey-les-deux-Eglises où Jolas habitait. Jolas n’adore pas seulement le romantisme allemand, mais aussi les expériences linguistiques depuis la « Wortkunst » expressionniste et Dada. Il écrit lui-même des textes qu’on pourrait qualifier de surréalistes, des « paramyths » pleins de néologismes souvent multilingues et de transformations grammaticales et il traduit Bebuquin (chapitre VI),[42] « Design of a Landscape »[43] et d’autres textes d’Einstein pour transition.

À partir de 1927 les surréalistes lui accordent la traduction de bon nombre de leurs ouvrages de sorte que « transition » – je cite Jolas – « became mistakenly known as the American Surrealist review ».[44] Par contre, les rapports entre Joyce et les surréalistes étaient nuls, voire hostiles.[45] Donc il y a un quatrième front ouvert par James Joyce contre le surréalisme tout entier. Jolas en tant que reporter et éditeur est nécessairement plus généreux : « I was a friend of some of the Surrealist poets and artists, but I never was an official adherent of their principles. »[46] Il crut pouvoir distinguer son « romantisme blanc » « vertigraliste » du « romantisme noir » de Breton et des siens. ‒ Einstein, lui, restait pour Jolas toujours un « Expressionist writer ».[47] Pour désigner le style einsteinien, c’est un compromis au moins discutable. Bien qu’Einstein ait pris ses distances envers ses confrères expressionnistes – « braillards lyriques » (« lyrische Schreihälse » (BEB II, 35) – on ne peut pas négliger cet héritage. J’aimerais pourtant caractériser le « poème long »[48] d’Einstein « Entwurf  einer Landschaft » (ill. 6, « Esquisse d’un paysage ») publié par Kahnweiler en allemand en 1930 avec un mot que l’auteur attribue à Benn dans sa critique bienveillante faite deux ans plus tôt : « égoïsme hallucinatoire » (all. BA 2, 504).

 

Carl Einstein
Carl Einstein

Carl Einstein
Carl Einstein
Ill. 6

 

Ill. 7 : Gaston-Louis Roux : C E joue au football avec sa tête

 

 

Est-ce du surréalisme ou pas ? (ill. 7)[49] Mais il faut rapprocher la prose einsteinienne davantage du côté de chez Joyce. Là où il déforme et fragmente, on pourrait parler de « cubisme » – Kahnweiler[50] le fait –, mais la barrière du genre plastique est même plus haute que celle du langage.

Quand la crise économique et le Troisième Reich fermaient toutes les portes à l’exilé, Einstein dut se résigner ; il note le 18 février 1933 : « […] jamais je ne serai chez moi dans la poésie française ; car je rêve et raisonne en allemand. » (all. CEA) La langue maternelle lui manque « comme du pain ».[51] Einstein ne s’est jamais déclaré surréaliste, et certainement il n’avait pas non plus l’ambition de Dalì d’être « le surréaliste le plus surréaliste »,[52] mais en tant que critique et théoricien de l’art il a aussi bien assimilé, puis transcendé le cubisme que le surréalisme, de sorte qu’on pourrait bien l’ériger « sit venia verbo » en « sur-surréaliste »… B. J. Kospoth affirme : « People who are mystified by some modern books and pictures, such as James Joyce’s ‘Work in Progress’ and Georges Braque’s [surrealist] paintings, are advised to study Carl Einstein’s philosophy of art. »[53] « Georges Braque » et les travaux inachevés des années 30, et même la « Fabrication des fictions » autocritique, élèvent les provocations innovatrices du mouvement surréaliste au niveau d’une esthétique générale, basée sur l’ethnologie. Donc Einstein n’était ni surréaliste ni rebelle ou dissident du surréalisme au sens étroit ‒ ce qui présupposerait d’ailleurs une « orthodoxie » ‒, il était tout simplement « à la tête » de l’avant-garde intellectuelle et artistique du 20e siècle pour reprendre le mot de Gottfried Benn.

Ludwig-Maximilians-Universität München

Abréviations et sigles

all. = allemand

BA 1, 2, 3 = Carl Einstein : Werke. Berliner Ausgabe, 3 vols., éd. par Hermann Haarmann et Klaus Siebenhaar, Berlin : Fannei et Walz 1994-1996

BEB II = Notes du projet d’une suite de « Bebuquin », CEA

CEA = Carl Einstein-Archiv, Akademie der Künste, Berlin

CW = Eugene Jolas : Critical Writings, 1924-1951, éd. par Klaus H. Kiefer et Rainer Rumold, Chicago/Ill. : Northwestern University Press 2009

DLA = Deutsches Literaturarchiv, Marbach/N.

EKC = Carl Einstein ‒ Daniel-Henry Kahnweiler. Correspondance 1921-1939, trad. et éd. par Liliane Meffre, Marseille : Dimanche 1993

FF = Carl Einstein : Die Fabrikation der Fiktionen, Gesammelte Werke in Einzelausgaben, vol. 4, éd. par Sibylle Penkert, Reinbek/H : Rowohlt 1973

FJD = Fonds Jacques Doucet, Paris

fr.= français

GBKo = Carl Einstein : Georges Braque, éd. par Liliane Meffre et trad. par Jean-Loup Korzilius, Bruxelles : La Part de l’Œil 2003

GBZi = Carl Einstein : Georges Braque, trad. par M. E. Zipruth, Paris : Chroniques du jour, London : A. Zwemmer, New York : E. Weyhe 1934 (XXe siècle)

K 1, 2, 3 = Carl Einstein : Die Kunst des 20. Jahrhunderts, Propyläen Kunstgeschichte, vol. 16, Berlin : Ullstein 1926, 21928, 31931 (les rééditions revues et augmentées)

K 3Me/St = Carl Einstein : L’Art du XXe siècle [1931], trad. par Liliane Meffre et Maryse Staiber, s. l. : Chambon 2011 (Actes Sud)

OCBa = Georges Bataille : Œuvres complètes, 11 vols., Paris : Gallimard 1970-1988

OCBau = Charles Baudelaire : Œuvres complètes, 2 vols., éd. par Claude Pichois, Paris : Gallimard 1975-1976 (Bibliothèque de la Pléiade)

OCBr = André Breton : Œuvres complètes, 4 vols., éd. par Marguerite Bonnet et al., Paris : Gallimard 1988-2008 (Bibliothèque de la Pléiade)

OPC = Louis Aragon : Œuvres poétiques complètes, 2 vols., éd. par Olivier Barbarant et al., Paris : Gallimard 2007 (Bibliothèque de la Pléiade)

SW = Gottfried Benn : Sämtliche Werke. Stuttgarter Ausgabe, éd. par Gerhard Schuster, Stuttgart : Klett-Cotta 1986-2003

W 4 = Carl Einstein : Werke, vol. 4 : Texte aus dem Nachlaß I, éd. par Hermann Haarmann et Klaus Siebenhaar, Berlin et Wien : Fannei et Walz 1992

Illustrations

Ill. 1 = Carl Einstein : Negerplastik. Mit 116 Abbildungen, München : Kurt Wolff 1920 (2e éd.), dédicace, in : http://www.andrebreton.fr/work/56600100586090

Ill. 2 = Carl Einstein : Georges Braque, trad. par M. E. Zipruth, Paris : Chroniques du jour, London : A. Zwemmer, New York : E. Weyhe 1934 (XXe siècle)

Ill. 3 = Carl Einstein à la terrasse du Palmarium à Perpignan (en rentrant d’Espagne), in : Match. L’Hebdomadaire de l’actualité mondiale, n°33 (16 février 1939), p. 34

Ill. 4 = Carl Einstein-Archiv, Berlin, n°167, p. 1

Ill. 5 = Carl Einstein-Archiv, Berlin, n°131, p. 1

Ill. 6 = Carl Einstein : Entwurf einer Landschaft. Illustré de lithographies par Gaston-Louis Roux, Paris : Éditions de la Galerie Simon 1930

Ill. 7 = Gaston-Louis Roux : Illustration 1 ; association/sous-titre de Carl Einstein : « C E joue football avec sa tête » (Galerie Louise Leiris, Paris)


[1] Cf. Kiefer : Carl Einsteins « Surrealismus » ‒ « Wort von verkrachtem Idealismus übersonnt », Surrealismus in Deutschland (?), conférence internationale, sous la direction d’Isabel Fischer et Karina Schuller, Münster: Kunstmuseum Pablo Picasso, 3-5 mars 2014, in : Wissenschaftliche Schriften der Westfälischen Wilhelms-Universität Münster, série 12 : Philologie (sous presse).

[2] Dans la discussion de ma communication Henri Béhar affirma à juste titre que la réduction du « surréalisme » à la position d’André Breton est douteuse ; pourtant l’ignorance de Carl Einstein de la part de Breton semble intentionnelle et personnelle, surtout si on tient compte du « refus africain »(Vincent Bounoure, cité Jean-Claude Blachère : Les totems d’André Breton. Surréalisme et primitivisme littéraire, Paris : L’Harmattan 1996, p. 34) de celui-ci inexplicable jusqu’à présent, mais l’art nègre ‒ c’était « Carl Einstein ».

[3] En juin 1920 Aragon, Breton, Eluard, Fraenkel, Paulhan, Soupault et Péret distribuent des notes de ‒20 à +20 pour juger des « plus grands écrivains » du monde. Parmi les 200 noms se trouve aussi un certain « Einstein » qui obtient tout de même 10 points de la part d’Aragon et de Breton. Bien qu’après Jean Paul, le nom d’Einstein clôt une série scientifique ; donc il s’agit très vraisemblablement d’Albert Einstein (cf.   http://www.andrebreton.fr/fr/item/?GCOI=56600100363020). De même dans d’autres contributions au site il s’agit du physicien, à l’exception bien sûr de « Negerplastik » et « Europa-Almanach ». Je ne crois pas que dans le manuscrit « Rêve » Breton parle d’« un livre » de Carl Einstein ; « Einstein », c’est toujours Albert (cf. http://www.andrebreton.fr/person/12007 et OCBr 1, 616, OCBr 3, 972, OCBr 4, 529).

[4] Pour les sources, v. Kiefer : Die Ethnologisierung des kunstkritischen Diskurses – Carl Einsteins Beitrag zu « Documents », in : Elan vital oder Das Auge des Eros. Kandinsky, Klee, Arp, Miró und Calder, éd. par Hubertus Gaßner, München et Bern : Benteli 1994, pp. 90-103; c’est moi (KHK) qui souligne.

[5] Cf. Denis Hollier : The Question of Lay Ethnography. The Entropogical Wild Card, in : Undercover Surrealism. Georges Bataille and Documents, catalogue Hayward Gallery, London, éd. par Dawn Ades et Simon Baker, Cambridge/Mass : The MIT Press 2006, pp. 58-64.

[6] Cf. Liliane Meffre : Carl Einstein 1885-1940. Itinéraires d’une pensée moderne, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne 2002, pp. 229 sqq.

[7] B. J. Kospoth : « A New Philosophy of Art », in : Chicago Sunday Tribune. European Edition, n° 4932 (18 janvier 1931), p. 5 ; le terme se trouve aussi dans le fonds Carl Einstein (CEA).

[8] Cf. Michel Leiris : De Bataille l’impossible à l’impossible Documents, in : Critique, année 15, vol. 19 (1963), n° 195/196 : Hommages à Georges Bataille, pp. 677-832, p. 693.

[9] Cf. le catalogue Dada et Surrealism Reviewed, éd. par Dawn Ades, Arts Council of Great Britain 1978, pp. 229-250 qui l’affirme, mais qui met l’accent sur Bataille et Leiris.

[10] http://www.andrebreton.fr/work/56600100586090.

[11] Cf. http://www.andrebreton.fr/work/56600100473831.

[12] Jacques Baron, Jean Cocteau, Joseph Delteil (dont l’extrait de « La mort de Jeanne d’Arc », devrait déplaire particulièrement à Breton), Yvan et Claire Goll, Max Morise, Benjamin Péret, Philippe Soupault, Roger Vi[l]trac ‒ tous, bien entendu, des surréalistes de couleur différente. Einstein était nécessairement en contact postal avec tous ces confrères ‒ et avec des centaines d’autres. Comme je prépare une édition de la correspondance d’Einstein, je serai infiniment content qu’on me signale quelques lettres inconnues. Jusqu’à présent je ne connais des auteurs nommés ci-dessus qu’une lettre non datée (1925/26 ?) de Cocteau à Einstein dont Sotheby’s publie un extrait en 2013.

[13] Cf. l’appel à communication à Tristan Tzara du 30 juillet 1924 (FJD).

[14] C’est par l’intermédiaire de Paul Klee (K 1, 142 sq.) que la connotation péjorative de « romantisch » disparaît de son discours et devient synonyme de « surréaliste » (BEB II, 39 : « die SURR die sich immer mit sich selber, ihrem occulten leben befassen. also romantiker » [= les surréalistes qui s’occupent toujours avec eux-mêmes, avec leur vie occulte. Donc des romantiques]) pour désigner finalement l’attribut de la modernité : « Diese Modernen waren Romantiker. » (FF, 147 = Ces modernes étaient des romantiques.)

[15] La Boîte à couleurs, citée in : Joan Miró, Ceci est la couleur de mes rêves. Entretiens avec Georges Raillard, Paris, Seuil 1977, p. 197. C’est Osamu Okuda (Berne) qui m’a donné cette information.

[16] Einstein a Tony Simon-Wolfskehl, 1923 (CEA, 399).

[17] Cf. Christine Hopfengart : « Der Maler von heute » ‒ Paul Klee im Dialog mit Pablo Picasso, in : Klee trifft Picasso, éd. par Zentrum Paul Klee Bern, Ostfildern, Hatje Cantz 2010, pp. 32-63.

[18] Cf. Kiefer : Primitivismus und Avantgarde ‒ Carl Einstein und Gottfried Benn, in : Colloquium Helveticum, vol. 44 (2015) : Primitivismus intermedial, pp. 131-168.

[19] Cf. Michel Leiris : Journal 1922-1989, éd. par Jean Jamin, Paris : Gallimard 1992, pp. 137, 140, 164 ; p.ex. le 15 septembre 1929 (p. 202) : « Dîné hier chez Carl Einstein avec Zette [Louise Leiris] et les Bataille. »

[20] Cf. Kahnweiler à Masson, 7 novembre 1939 et la réponse de Masson le lendemain, in : André Masson : Le rebelle du surréalisme. Écrits, éd. par Françoise Will-Levaillant, Paris : Hermann 1976 (Coll. Savoir), p. 261 sq. ; cf. aussi Kiefer : Einstein in Amerika – Lebensbeziehungen und Theorietransfer, in: Carl-Einstein-Kolloquium 1994, éd. par id., Frankfurt/M. et al. : Peter Lang 1996 (Bayreuther Beiträge zur Literaturwissenschaft, vol. 16), pp. 173-184.

[21] Einstein à Sophia Kindsthaler, 1930 : « meine Aesthetik », et à Ewald Wasmuth, 15 février 1932 : « Réflexions » (fr. ! ), les deux DLA.

[22] Ce calembour n’a rien de commun avec la critique de Bataille quant au sentiment de supériorité bretonnien ; cf. OCBa 2, 93-109 : La « vielle taupe » et le préfixe « sur » dans les mots « surhomme » et « surréaliste ».

[23] Déjà en 1925 Louis Aragon était plus sceptique en ce qui concerne les « illusions collectives » du surréalisme et il se demande comment celui-ci pourrait induire « un peuple entier à croire à des miracles, à des victoires militaires » (OPC 1, 89 et 90), etc. Pourtant la « mythologie moderne » qu’Aragon élabore dans son « Paysan de Paris » n’est ni primitive au sens d’Einstein ni du tout moderne. Les endroits et objets qu’il décrit appartiennent le plus souvent à l’univers du 19e siècle qui touche à sa fin. Pour comparaison, les mythèmes de « Berlin Alexanderplatz » d’Alfred Döblin sont tout à fait ancrés dans la modernité. Rien d’étonnant qu’Einstein estime Döblin beaucoup, mais lui préfère finalement Joyce.

[24] Einstein à Ewald Wasmuth, 24 septembre 1932 (DLA).

[25] Martin Heidegger : Vom Wesen des Grundes, in : Festschrift Edmund Husserl zum 70. Geburtstag gewidmet, Halle a.d.S. : Niemeyer 1929, pp. 72-110. Vu la « profondeur » sans fond du titre je ne traduis pas celui-ci.

[26] Certes, la « Fabrication des fictions » « moralise » l’avant-garde (cf. Matthias Berning : Carl Einstein und das neue Sehen. Entwurf einer Erkenntnistheorie und politischen Moral in Carl Einsteins Werk, Würzburg : Königshausen & Neumann 2011 [Epistemata, vol. 734], p. 254), mais n’échappe pas aux ambivalences idéologiques.

[27] Article non publié (CEA).

[28] Karlheinz Barck (Motifs d’une polémique en palimpseste contre le surréalisme : Carl Einstein, in : Mélusine, n° 7 [1985], pp. 183-204) ne découvre pas cette dialectique ; cf. Maria Stavrinaki : Le « Manuel de l’art » : vers une histoire « tectonique » de l’art, in : Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 117 (2011), pp. 17-24 qui confirme mon hypothèse.

[29] Néanmoins le 8 mars 1930 Einstein demande à Freud (qui possédait « Negerplastik ») « quelques lignes » sur Picasso pour « Documents » du fait que les travaux de Freud avaient exercé « une influence immense sur la jeunesse intellectuelle ». (Grand merci à German Neundorfer qui m’a fait connaître cette lettre du Freud Museum London.) La réponse de Freud est inconnue.

[30] Depuis ce 1930 Einstein s’intéresse à la sémiotique puisque ses réflexions sur le signe ou les signes se multiplient ; cf. Kiefer : Bebuquins Kindheit und Jugend ‒ Carl Einsteins regressive Utopie, in : Historiographie der Moderne ‒ Carl Einstein, Paul Klee, Robert Walser und die wechselseitige Erhellung der Künste, éd. par Michael Baumgartner, Andreas Michel, Reto Sorg, Paderborn : Fink 2016 (sous presse).

[31] « Braque le poète » (BA 3, 246-250) a été traduit de l’allemand par Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach, in : Avant-guerre sur l’art, etc., n° 2 (1981), pp. 9-14. En ce qui concerne la « poétisation » de la peinture cf. Kiefer : Diskurswandel im Werk Carl Einsteins, p. 452.

[32] Comme beaucoup d’autres qui ne faisaient pas part de la « bande à Picasso » Einstein n’a vu les « Demoiselles » que beaucoup plus tard ; cf. Kiefer : « Mit dem Gürtel, mit dem Schleier… » – Semiotik der Enthüllung bei Schiller, Fontane und Picasso, in : id. : Die Lust der Interpretation – Praxisbeispiele von der Antike bis zur Gegenwart, Baltmannsweiler : Schneider Hohengehren 2011, pp. 127-145, p. 136 sqq.

[33] Kiefer (éd.) : Die visuelle Wende der Moderne. Carl Einsteins « Kunst des 20. Jahrhunderts », Paderborn : Fink 2003.

[34] Cf. https://archiv.adk.de, Einstein 4 sqq.

[35] Breton, cité in : Actes du Xe congrès international de linguistique et philologie romanes du 23 au 28 avril Strasbourg 1962, éd. par Georges Straka, Paris : Klincksiek 1965, vol. 2, p. 444. Par contre Aragon (Traité du style, Paris : Gallimard 1980 [L’Imaginaire], pp. 27-30) prétend 1928 « piétiner » la syntaxe.

[36] C’est en effet un des rares exemples où Einstein parle expressis verbis de « surréalisme » dans un texte publié ; l’hypothèse négative de Liliane Meffre (K 3Me/St, p. 7) n’est donc pas correcte ; de surcroît il est bizarre que dans l’index de l’œuvre considérée, que Meffre ne reprend que de façon incomplète, « Surrealismus » surgit et non pas « Romantische Generation » ; Péret y est nommé aussi.

[37] Cf. Marianne Kröger : Carl Einstein und die Zeitschrift « Front » (1930/31), in : Carl-Einstein-Kolloquium 1994, éd. par Klaus H. Kiefer, Frankfurt/M. et al. : Peter Lang 1996 (Bayreuther Beiträge zur Literaturwissenschaft, vol. 16), pp. 125-134.

[38] Il y a aussi des passages créés d’apparence par écriture automatique ; cf. déjà Einstein à Tony Simon-Wolfskehl 1923 : « Als ich Bebuquin publizierte hiess es ‒ ich schriebe das besoffen. » (CEA, 377, « Quand j’ai publié Bébuquin on dit que je l’écrirais bourré. »

[39] Les traductions accessibles étaient : « Ulysse », traduit en français par Stuart Gilbert et Auguste Morel, révision de la traduction par Valery Larbaud, Paris : La Maison des Amis des Livres 1929 ; « Ulysses », traduit en allemand par Georg Goyert, Zurich : édition Rhein 1930. Avec le concours de l’auteur, une équipe de six traducteurs, dont le trilingue Jolas, s’occupe de la traduction française de « Anna Livia Plurabelle » [de « Finnegans Wake »] ; le texte paraît le 1er mai 1931 dans la « Nouvelle Revue Française » [année 19 [1931], n° 212, pp. 637-646 [préface : Philippe Soupault, pp. 633-636]].

[40] À ce propos je ne signale que mes deux derniers travaux complémentaires : Dialoge – Carl Einstein und Eugene Jolas im Paris der frühen 30er Jahre, in : Carl Einstein et Benjamin Fondane. Avant-gardes et émigration dans le Paris des années 1920-1930, éd. par Liliane Meffre et Olivier Salazar-Ferrer, Bruxelles : P.I.E. Peter Lang 2008 [Comparatisme et Société, vol. 6], pp. 153-172 et Modernismus, Primitivismus, Romantik – Terminologische Probleme bei Carl Einstein und Eugene Jolas um 1930, in : Jahrbuch zur Kultur und Literatur der Weimarer Republik, vol. 12 (2008), pp. 117-137.

[41] Un critique anonyme [cité par Sam Slote : « Après mot, le déluge » 1 : Critical Response to Joyce in France, in : The Reception of James Joyce in Europe, éd. par Geert Lernout et Wim van Mierlo, London et New York : Thoemmes Continuum 2004, vol. 2 : France, Ireland and Mediterranean Europe, pp. 362-381, p. 368] exprime la vision affirmative d’Einstein : « […] il [Joyce] traite la langue anglaise en matière plastique, procédant par raccourcissements et allongements, par déformations et sollicitations, par citations ironiques et anticipations nordiques. »

[42] Transition, n° 16-17 [juin 1929], pp. 298-301.

[43] Transition, n° 19-20 [juin 1930], pp. 212-217.

[44] Eugene Jolas : Surrealism : Ave atque Vale, in : CW, 228-237, 236.

[45] C’est tout de même Jolas qui en 1928 évoque un dénominateur commun entre surréalisme et Joyce, cf. The Revolution of Language and James Joyce, in : CW, 377-382, 378 sq.

[46] Id. in : Surrealism, p. 235 ; cf. son interview avec Breton, in : CW, 102 sq.

[47] Id. : Man from Babel, éd. par Andreas Kramer et Rainer Rumold, New Haven et Londres : Yale University Press 1998, p. 123.

[48] Einstein à Sophia Kindsthaler, 1930 [DLA], all. « langes Gedicht ».

[49] Les sous-titres d’Einstein aux lithographies de Roux se trouvent dans les archives de la Galerie Louise Leiris, Paris.

[50] V. Daniel-Henry Kahnweiler : Juan Gris. Sa vie, son œuvre, ses écrits, Paris : Gallimard 1946 [3e éd.], p. 262.

[51] Einstein à Ewald Wasmuth, 21 janvier 1929 [DLA], all. « wie ein Stück Brod [sic] ».

[52] Salvador Dalì : Comment on devient Dali. Les aveux inavouables de Salvador Dali, éd. par André Parinaud, Paris : Laffont et Opéra Mundi 1973, p. 146.

[53] Kospoth : A New Philosophy of Art, p. 5.

 


Abréviations et sigles

all. = allemand

BA 1, 2, 3 = Carl Einstein : Werke. Berliner Ausgabe, 3 vols., éd. par Hermann Haarmann et Klaus Siebenhaar, Berlin : Fannei et Walz 1994-1996

BEB II = Notes du projet d’une suite de « Bebuquin », CEA

CEA = Carl Einstein-Archiv, Akademie der Künste, Berlin

CW = Eugene Jolas : Critical Writings, 1924-1951, éd. par Klaus H. Kiefer et Rainer Rumold, Chicago/Ill. : Northwestern University Press 2009

DLA = Deutsches Literaturarchiv, Marbach/N.

EKC = Carl Einstein ‒ Daniel-Henry Kahnweiler. Correspondance 1921-1939, trad. et éd. par Liliane Meffre, Marseille : Dimanche 1993

FF = Carl Einstein : Die Fabrikation der Fiktionen, Gesammelte Werke in Einzelausgaben, vol. 4, éd. par Sibylle Penkert, Reinbek/H : Rowohlt 1973

FJD = Fonds Jacques Doucet, Paris

  1. = français

GBKo = Carl Einstein : Georges Braque, éd. par Liliane Meffre et trad. par Jean-Loup Korzilius, Bruxelles : La Part de l’Œil 2003

GBZi = Carl Einstein : Georges Braque, trad. par M. E. Zipruth, Paris : Chroniques du jour, London : A. Zwemmer, New York : E. Weyhe 1934 (XXe siècle)

K 1, 2, 3 = Carl Einstein : Die Kunst des 20. Jahrhunderts, Propyläen Kunstgeschichte, vol. 16, Berlin : Ullstein 1926, 21928, 31931 (les rééditions revues et augmentées)

K 3Me/St = Carl Einstein : L’Art du XXe siècle [1931], trad. par Liliane Meffre et Maryse Staiber, s. l. : Chambon 2011 (Actes Sud)

OCBa = Georges Bataille : Œuvres complètes, 11 vols., Paris : Gallimard 1970-1988

OCBau = Charles Baudelaire : Œuvres complètes, 2 vols., éd. par Claude Pichois, Paris : Gallimard 1975-1976 (Bibliothèque de la Pléiade)

OCBr = André Breton : Œuvres complètes, 4 vols., éd. par Marguerite Bonnet et al., Paris : Gallimard 1988-2008 (Bibliothèque de la Pléiade)

OPC = Louis Aragon : Œuvres poétiques complètes, 2 vols., éd. par Olivier Barbarant et al., Paris : Gallimard 2007 (Bibliothèque de la Pléiade)

SW = Gottfried Benn : Sämtliche Werke. Stuttgarter Ausgabe, éd. par Gerhard Schuster, Stuttgart : Klett-Cotta 1986-2003

W 4 = Carl Einstein : Werke, vol. 4 : Texte aus dem Nachlaß I, éd. par Hermann Haarmann et Klaus Siebenhaar, Berlin et Wien : Fannei et Walz 1992


Illustrations

 

Ill. 1 = Carl Einstein : Negerplastik. Mit 116 Abbildungen, München : Kurt Wolff 1920 (2e éd.), dédicace, in : http://www.andrebreton.fr/work/56600100586090

Ill. 2 = Carl Einstein : Georges Braque, trad. par M. E. Zipruth, Paris : Chroniques du jour, London : A. Zwemmer, New York : E. Weyhe 1934 (XXe siècle)

Ill. 3 = Carl Einstein à la terrasse du Palmarium à Perpignan (en rentrant d’Espagne), in : Match. L’Hebdomadaire de l’actualité mondiale, n°33 (16 février 1939), p. 34

Ill. 4 = Carl Einstein-Archiv, Berlin, n°167, p. 1

Ill. 5 = Carl Einstein-Archiv, Berlin, n°131, p. 1

Ill. 6 = Carl Einstein : Entwurf einer Landschaft. Illustré de lithographies par Gaston-Louis Roux, Paris : Éditions de la Galerie Simon 1930

Ill. 7 = Gaston-Louis Roux : Illustration 1 ; association/sous-titre de Carl Einstein : « C E joue football avec sa tête » (Galerie Louise Leiris, Paris)


[1] Cf. Kiefer : Carl Einsteins « Surrealismus » ‒ « Wort von verkrachtem Idealismus übersonnt », Surrealismus in Deutschland (?), conférence internationale, sous la direction d’Isabel Fischer et Karina Schuller, Münster: Kunstmuseum Pablo Picasso, 3-5 mars 2014, in : Wissenschaftliche Schriften der Westfälischen Wilhelms-Universität Münster, série 12 : Philologie (sous presse).

[2] Dans la discussion de ma communication Henri Béhar affirma à juste titre que la réduction du « surréalisme » à la position d’André Breton est douteuse ; pourtant l’ignorance de Carl Einstein de la part de Breton semble intentionnelle et personnelle, surtout si on tient compte du „refus africain« (Vincent Bounoure, cité Jean-Claude Blachère : Les totems d’André Breton. Surréalisme et primitivisme littéraire, Paris : L’Harmattan 1996, p. 34) de celui-ci inexplicable jusqu’à présent, mais l’art nègre ‒ c’était « Carl Einstein ».

[3] En juin 1920 Aragon, Breton, Eluard, Fraenkel, Paulhan, Soupault et Péret distribuent des notes de

‒20 à +20 pour juger des « plus grands écrivains » du monde. Parmi les 200 noms se trouve aussi un certain « Einstein » qui obtient tout de même 10 points de la part d’Aragon et de Breton. Bien qu’après Jean Paul, le nom d’Einstein clôt une série scientifique ; donc il s’agit très vraisemblablement d’Albert Einstein (cf.          http://www.andrebreton.fr/fr/item/?GCOI=56600100363020). De même dans d’autres contributions au site il s’agit du physicien, à l’exception bien sûr de « Negerplastik » et « Europa-Almanach ». Je ne crois pas que dans le manuscrit « Rêve » Breton parle d’« un livre » de Carl Einstein ; « Einstein », c’est toujours Albert (cf. http://www.andrebreton.fr/person/12007 et OCBr 1, 616, OCBr 3, 972, OCBr 4, 529).

[4] Pour les soures, v. Kiefer : Die Ethnologisierung des kunstkritischen Diskurses – Carl Einsteins Beitrag zu « Documents », in : Elan vital oder Das Auge des Eros. Kandinsky, Klee, Arp, Miró und Calder, éd. par Hubertus Gaßner, München et Bern : Benteli 1994, pp. 90-103; c’est moi (KHK) qui souligne.

[5] Cf. Denis Hollier : The Question of Lay Ethnography. The Entropogical Wild Card, in : Undercover Surrealism. Georges Bataille and Documents, catalogue Hayward Gallery, London, éd. par Dawn Ades et Simon Baker, Cambridge/Mass : The MIT Press 2006, pp. 58-64.

[6] Cf. Liliane Meffre : Carl Einstein 1885-1940. Itinéraires d’une pensée moderne, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne 2002, pp. 229 sqq.

[7] B. J. Kospoth : “A New Philosophy of Art”, in : Chicago Sunday Tribune. European Edition, n° 4932 (18 janvier 1931), p. 5 ; le terme se trouve aussi dans le fond Carl Einstein (CEA).

[8] Cf. le catalogue Dada et Surrealism Reviewed, éd. par Dawn Ades, Arts Council of Great Britain 1978, pp. 229-250 qui l’affirme, mais qui met l’accent sur Bataille et Leiris.

[9] http://www.andrebreton.fr/work/56600100586090.

[10] Cf. http://www.andrebreton.fr/work/56600100473831.

[11] Jacques Baron, Jean Cocteau, Joseph Delteil (dont l’extrait de « La mort de Jeanne d’Arc », devrait déplaire particulièrement à Breton), Yvan et Claire Goll, Max Morise, Benjamin Péret, Philippe Soupault, Roger Vi[l]trac ‒ tous, bien entendu, des surréalistes de couleur différente. Einstein était nécessairement en contact postal avec tous ces confrères ‒ et avec des centaines d’autres. Comme je prépare une édition de la correspondance d’Einstein, je serai infiniment content qu’on me signale quelques lettres inconnues. Jusqu’à présent je ne connais des auteurs nommés ci-dessus qu’une lettre non datée (1925/26 ?) de Cocteau à Einstein dont Sotheby’s publie un extrait en 2013.

[12] Cf. l’appel à communication à Tristan Tzara du 30 juillet 1924 (FJD).

[13] C’est par l’intermédiaire de Paul Klee (K 1, 142 sq.) que la connotation péjorative de « romantisch » disparaît de son discours et devient synonyme de « surréaliste » (BEB II, 39 : « die SURR die sich immer mit sich selber, ihrem occulten leben befassen. also romantiker » [= les surréalistes qui s’occupent toujours avec eux-mêmes, avec leur vie occulte. Donc des romantiques]) pour désigner finalement l’attribut de la modernité : « Diese Modernen waren Romantiker. » (FF, 147 = Ces modernes étaient des romantiques.)

[14] La Boîte à couleurs, citée in : Joan Miró, Ceci est la couleur de mes rêves. Entretiens avec Georges Raillard, Paris, Seuil 1977, p. 197. C’est Osamu Okuda (Berne) qui m’a donné cette information.

[15] Einstein a Tony Simon-Wolfskehl, 1923 (CEA, 399).

[16] Cf. Christine Hopfengart : « Der Maler von heute » ‒ Paul Klee im Dialog mit Pablo Picasso, in : Klee trifft Picasso, éd. par Zentrum Paul Klee Bern, Ostfildern, Hatje Cantz 2010, pp. 32-63.

[17] Cf. Kiefer : Primitivismus und Avantgarde ‒ Carl Einstein und Gottfried Benn, in : Colloquium Helveticum, vol. 44 (2015) : Primitivismus intermedial, pp. 131-168.

[18] Cf. Michel Leiris : Journal 1922-1989, éd. par Jean Jamin, Paris : Gallimard 1992, pp. 137, 140, 164 ; p.ex. le 15 septembre 1929 (p. 202) : « Dîné hier chez Carl Einstein avec Zette [Louise Leiris] et les Bataille. »

[19] Cf. Kahnweiler à Masson, 7 novembre 1939 et la réponse de Masson le lendemain, in : André Masson : Le rebelle du surréalisme. Écrits, éd. par Françoise Will-Levaillant, Paris : Hermann 1976 (Coll. Savoir), p. 261 sq. ; cf. aussi Kiefer : Einstein in Amerika – Lebensbeziehungen und Theorietransfer, in: Carl-Einstein-Kolloquium 1994, éd. par id., Frankfurt/M. et al. : Peter Lang 1996 (Bayreuther Beiträge zur Literaturwissenschaft, vol. 16), pp. 173-184.

[20] Einstein à Sophia Kindsthaler, 1930 : « meine Aesthetik », et à Ewald Wasmuth, 15 février 1932 : « Réflexions » (fr. ! ), les deux DLA.

[21] Ce calembour n’a rien de commun avec la critique de Bataille quant au sentiment de supériorité bretonnien ; cf. OCBa 2, 93-109 : La « vielle taupe » et le préfixe « sur » dans les mots « surhomme » et « surréaliste ».

[22] Déjà en 1925 Louis Aragon était plus sceptique en ce qui concerne les « illusions collectives » du surréalisme et il se demande comment celui-ci pourrait induire « un peuple entier à croire à des miracles, à des victoires militaires » (OPC 1, 89 et 90), etc. Pourtant la « mythologie moderne » qu’Aragon élabore dans son « Paysan de Paris » n’est ni primitive au sens d’Einstein ni du tout moderne. Les endroits et objets qu’il décrit appartiennent le plus souvent à l’univers du 19e siècle qui touche à sa fin. Pour comparaison, les mythèmes de « Berlin Alexanderplatz » d’Alfred Döblin sont tout à fait ancrés dans la modernité. Rien d’étonnant qu’Einstein estime Döblin beaucoup, mais lui préfère finalement Joyce.

[23] Einstein à Ewald Wasmuth, 24 septembre 1932 (DLA).

[24] Martin Heidegger : Vom Wesen des Grundes, in : Festschrift Edmund Husserl zum 70. Geburtstag gewidmet, Halle a.d.S. : Niemeyer 1929, pp. 72-110. Vu la « profondeur » sans fond du titre je ne traduis pas celui-ci.

[25] Certes, la « Fabrication des fictions » « moralise » l’avant-garde (cf. Matthias Berning : Carl Einstein und das neue Sehen. Entwurf einer Erkenntnistheorie und politischen Moral in Carl Einsteins Werk, Würzburg : Königshausen & Neumann 2011 [Epistemata, vol. 734], p. 254), mais n’échappe pas aux ambivalences idéologiques.

[26] Article non publié (CEA).

[27] Karlheinz Barck (Motifs d’une polémique en palimpseste contre le surréalisme : Carl Einstein, in : Mélusine, n° 7 [1985], pp. 183-204) ne découvre pas cette dialectique ; cf. Maria Stavrinaki : Le « Manuel de l’art » : vers une histoire « tectonique » de l’art, in : Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 117 (2011), pp. 17-24 qui confirme mon hypothèse.

[28] Néanmoins le 8 mars 1930 Einstein demande à Freud (qui possédait « Negerplastik ») « quelques lignes » sur Picasso pour « Documents » du fait que les travaux de Freud avaient exercé « une influence immense sur la jeunesse intellectuelle ». (Grand merci à German Neundorfer qui m’a fait connaître cette lettre du Freud Museum London.) La réponse de Freud est inconnue.

[29] Depuis ce 1930 Einstein s’intéresse à la sémiotique puisque ses réflexions sur le signe ou les signes se multiplient ; cf. Kiefer : Bebuquins Kindheit und Jugend ‒ Carl Einsteins regressive Utopie, in : Historiographie der Moderne ‒ Carl Einstein, Paul Klee, Robert Walser und die wechselseitige Erhellung der Künste, éd. par Michael Baumgartner, Andreas Michel, Reto Sorg, Paderborn : Fink 2016 (sous presse).

[30] « Braque le poète » (BA 3, 246-250) a été traduit de l’allemand par Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach, in : Avant-guerre sur l’art, etc., n° 2 (1981), pp. 9-14. En ce qui concerne la « poétisation » de la peinture cf. Kiefer : Diskurswandel im Werk Carl Einsteins, p. 452.

[31] Comme beaucoup d’autres qui ne faisaient pas part de la « bande à Picasso » Einstein n’a vu les « Demoiselles » que beaucoup plus tard ; cf. Kiefer : « Mit dem Gürtel, mit dem Schleier… » – Semiotik der Enthüllung bei Schiller, Fontane und Picasso, in : id. : Die Lust der Interpretation – Praxisbeispiele von der Antike bis zur Gegenwart, Baltmannsweiler : Schneider Hohengehren 2011, pp. 127-145, p. 136 sqq.

[32] Kiefer (éd.) : Die visuelle Wende der Moderne. Carl Einsteins « Kunst des 20. Jahrhunderts », Paderborn : Fink 2003.

[33] Cf. https://archiv.adk.de, Einstein 4 sqq.

[34] Breton, cité in : Actes du Xe congrès international de linguistique et philologie romanes du 23 au 28 avril Strasbourg 1962, éd. par Georges Straka, Paris : Klincksiek 1965, vol. 2, p. 444. Par contre Aragon (Traité du style, Paris : Gallimard 1980 [L’Imaginaire], pp. 27-30) prétend 1928 « piétiner » la syntaxe.

[35] C’est en effet un des rares exemples où Einstein parle expressis verbis de « surréalisme » dans un texte publié ; l’hypothèse négative de Liliane Meffre (K 3Me/St, p. 7) n’est donc pas correcte ; de surcroît il est bizarre que dans l’index de l’œuvre considérée, que Meffre ne reprend que de façon incomplète, « Surrealismus » surgit et non pas « Romantische Generation » ; Péret y est nommé aussi.

[36] Cf. Marianne Kröger : Carl Einstein und die Zeitschrift « Front » (1930/31), in : Carl-Einstein-Kolloquium 1994, éd. par Klaus H. Kiefer, Frankfurt/M. et al. : Peter Lang 1996 (Bayreuther Beiträge zur Literaturwissenschaft, vol. 16), pp. 125-134.

[37] Il y a aussi des passages créés d’apparence par écriture automatique ; cf. déjà Einstein à Tony Simon-Wolfskehl 1923 : « Als ich Bebuquin publizierte hiess es ‒ ich schriebe das besoffen. » (CEA, 377, « Quand j’ai publié Bébuquin on dit que je l’écrirais bourré. »

[38] Les traductions accessibles étaient : « Ulysse », traduit en français par Stuart Gilbert et Auguste Morel, révision de la traduction par Valery Larbaud, Paris : La Maison des Amis des Livres 1929 ; « Ulysses », traduit en allemand par Georg Goyert, Zurich : édition Rhein 1930. Avec le concours de l’auteur, une équipe de six traducteurs, dont le trilingue Jolas, s’occupe de la traduction française de « Anna Livia Plurabelle » [de « Finnegans Wake »] ; le texte apparaît le 1er mai 1931 dans la « Nouvelle Revue Française » [année 19 [1931], n° 212, pp. 637-646 [préface : Philippe Soupault, pp. 633-636]].

[39] À ce propos je ne signale que mes deux derniers travaux complémentaires : Dialoge – Carl Einstein und Eugene Jolas im Paris der frühen 30er Jahre, in : Carl Einstein et Benjamin Fondane. Avant-gardes et émigration dans le Paris des années 1920-1930, éd. par Liliane Meffre et Olivier Salazar-Ferrer, Bruxelles : P.I.E. Peter Lang 2008 [Comparatisme et Société, vol. 6], pp. 153-172 et Modernismus, Primitivismus, Romantik – Terminologische Probleme bei Carl Einstein und Eugene Jolas um 1930, in : Jahrbuch zur Kultur und Literatur der Weimarer Republik, vol. 12 (2008), pp. 117-137.

[40] Un critique anonyme [cité par Sam Slote : « Après mot, le déluge » 1 : Critical Response to Joyce in France, in : The Reception of James Joyce in Europe, éd. par Geert Lernout et Wim van Mierlo, London et New York : Thoemmes Continuum 2004, vol. 2 : France, Ireland and Mediterranean Europe, pp. 362-381, p. 368] exprime la vision affirmative d’Einstein : « […] il [Joyce] traite la langue anglaise en matière plastique, procédant par raccourcissements et allongements, par déformations et sollicitations, par citations ironiques et anticipations nordiques. »

[41] Transition, n° 16-17 [juin 1929], pp. 298-301.

[42] Transition, n° 19-20 [juin 1930], pp. 212-217.

[43] Eugene Jolas : Surrealism : Ave atque Vale, in : CW, 228-237, 236.

[44] C’est tout de même Jolas qui en 1928 évoque un dénominateur commun entre surréalisme et Joyce, cf. The Revolution of Language and James Joyce, in : CW, 377-382, 378 sq.

[45] Id. in : Surrealism, p. 235 ; cf. son interview avec Breton, in : CW, 102 sq.

[46] Id. : Man from Babel, éd. par Andreas Kramer et Rainer Rumold, New Haven et Londres : Yale University Press 1998, p. 123.

[47] Einstein à Sophia Kindsthaler, 1930 [DLA], all. « langes Gedicht ».

[48] Les sous-titres d’Einstein aux lithographies de Roux se trouvent dans les archives de la Galerie Louise Leiris, Paris.

[49] V. Daniel-Henry Kahnweiler : Juan Gris. Sa vie, son œuvre, ses écrits, Paris : Gallimard 1946 [3e éd.], p. 262.

[50] Einstein à Ewald Wasmuth, 21 janvier 1929 [DLA], all. « wie ein Stück Brod [sic] ».

[51] Salvador Dalì : Comment on devient Dali. Les aveux inavouables de Salvador Dali, éd. par André Parinaud, Paris : Laffont et Opéra Mundi 1973, p. 146.

[52] Kospoth : A New Philosophy of Art, p. 5.

Gisèle Prassinos ou la Révolution surréaliste de l’« écolière ambiguë »

Gisèle Prassinos ou la Révolution surréaliste
de l’« écolière ambiguë »

par Annie Richard

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Gisèle Prassinos s’est éteinte le 15 novembre 2015 : cet exposé en ces journées d’étude consacrées aux « Rebelles du surréalisme » tient de l’hommage ou du tombeau dans le double sens de monument littéraire et d’éloge.

Ce sont les vers de Mallarmé à propos d’Edgar Poe qui me sont venus spontanément à l’esprit : « Tel qu’en lui même enfin l’éternité le change… », « la change », en l’occurrence, pour Gisèle Prassinos.

Avec Poe, Mallarmé, nous sommes évidemment sur le chemin du surréalisme et tout autant, sur le chemin d’une quête de dévoilement d’une œuvre mal comprise.

1– Rébellion de l’œuvre au mouvement surréaliste.

« Rebelle du surréalisme », Gisèle Prassinos l’est dans un premier sens : celui d’une rébellion de l’œuvre au mouvement surréaliste tel qu’il est constitué autour d’André Breton en 1934 quand la jeune Gisèle de 14 ans est reconnue poète par le groupe, d’une manière proprement officielle soit, selon la définition du Robert, « dont le caractère authentique est publiquement reconnu par une autorité qui en a la garantie, la caution ».

En effet, il s’agit pour les textes de Gisèle Prassinos d’un mode exceptionnel d’accueil.

Les circonstances de la rencontre ont été maintes fois évoquées : le frère de Gisèle, le peintre Mario, de 4 ans son aîné, transmet à André Breton, par l’intermédiaire de son ami Henri Parisot, les textes que sa jeune sœur écrit pour « s’amuser »[1]. Elle est alors « convoquée »[2] chez Man Ray :

« Oui, André Breton voulait s’assurer que ce n’était pas une supercherie. Avec Mario et Henri Parisot, nous sommes allés chez Man Ray et j’ai écrit devant eux avec la facilité que j’avais à cette époque. Et ils ont été satisfaits. »

On connaît la suite : Man Ray fixe l’événement par une photographie célèbre illustrant la publication de la plaquette parue chez GLM en 1935, La Sauterelle arthritique. Sont présents sur la photo, outre Mario et Henri Parisot, André Breton, Paul Éluard, Benjamin Péret et René Char. Suivront les publications dans les revues et chez les éditeurs prestigieux, qui font de Gisèle Prassinos un auteur choisi du cercle restreint des bibliophiles.[3]

Moment solennel s’il en fut, propre à impressionner « la petite fille » :

« Ils m’écoutaient tous d’un air recueilli, sans un mot, sans un geste. Ils m’impressionnaient… »[4]

La signification de ce moment dans le mouvement surréaliste est bien connue : le médium de la photo est privilégié à cause de la technicité de l’enregistrement similaire à l’automatisme recherché dans l’écriture[5]. La rencontre est de l’ordre du merveilleux[6].

La photo-preuve, photo-document témoigne de l’existence de l’écriture automatique au moment où ses productions s’avèrent quelque peu décevantes. Ce qui conforte l’hypothèse de son existence est une corrélation de taille : entre l’écriture automatique telle qu’elle apparaît sous le regard de voyants et cette toute jeune fille, Gisèle, dont l’image renvoie à la figuration de l’écriture automatique, l’allégorie de la couverture de la Révolution Surréaliste du 1er octobre 1927, celle de « l’écolière ambiguë[7] ». Man Ray fait d’ailleurs une autre photo de Gisèle avec le regard en coulisse[8], rappelant l’attitude de « l’écolière » écrivant sur un pupitre, non pas penchée sur sa feuille, mais de face et les yeux tournés vers un ailleurs d’où lui vient sans doute ce courant de l’écriture qui la traverse. Voici confirmé le lien privilégié, « naturel », entre ce mode qui échappe à la raison et l’éternel féminin qui ne peut mieux s’exprimer que du côté de la « femme-enfant », nouveau mythologème dans la tradition de la très jeune et innocente perverse, maintes fois illustrée par les symbolistes notamment Gustave Moreau apprécié par André Breton, sous les traits de Salomé[9].

Mais loin de satisfaire l’adéquation rêvée par les surréalistes de suppression par la prise immédiate, des filtres entre l’objet et le sujet, la photo est toujours une « parole d’un ou plusieurs sujets et donc amorce de fiction »[10]. Celle-ci illustre « une surenchère du masculin » comme la photo célèbre des « sérieux messieurs soigneusement costumés » autour de Simone Breton à la machine à écrire[11]. C’est visiblement ici une parole de groupe comme imaginaire spécifique d’un moment clef, fondateur qui pointe l’ambition ontologique du surréalisme visant dans les manifestes un au-delà du champ littéraire et artistique

Que signifie « entrer en surréalisme » dans ces conditions ?[12] Sous ces auspices, « entrer » » se charge d’une dimension existentielle : même pour un simple passage, limité, voire involontaire, dans la mouvance surréaliste, le rattachement au groupe fait figure de moment décisif et sans retour. Ce moment est explicitement gravé dans le marbre, en l’occurrence, « le monument impérial à la femme-enfant » selon Salvador Dali évoqué par André Breton dans la notice consacrée à Gisèle Prassinos dans Anthologie l’Humour Noir.[13]

L’épreuve de Man Ray collaborateur du groupe participe de l’élaboration de l’histoire du surréalisme : la présence de la photo dans la plaquette de consécration La Sauterelle arthritique, associée à un réseau de textes, à commencer par la préface de Paul Eluard puis la notice d’André Breton consacrée à Gisèle Prassinos dans Le Feu maniaque,[14] reprise dans Anthologie de l’Humour Noir, contribue pour une grande part à construire la réception de l’œuvre. Loin de mettre sur la voie de l’identité singulière du « qui suis-je ? », on est dans « les femmes-fantômes du surréalisme »[15] : il s’agit d’un processus habituel de pensée typologique des surréalistes à propos du féminin,[16] mais l’œuvre de Gisèle Prassinos porte un poids particulier dans le grand récit du mouvement surréaliste, associée à l’écriture automatique, au mythe de la femme-enfant et d’Alice II[17]. J’ai pu mesurer en tant que critique, l’efficacité de ce contrôle durable de la réception de l’œuvre : ainsi de la présentation du film de Fabrice Maze, « André Breton, malgré tout », illustrée par la photo célèbre de Man Ray dont la légende énumère le nom des hommes sans mentionner celui de Gisèle Prassinos devenue « accessoire, transparente, sans nom[18] ».

L’attitude des surréalistes est à l’avenant, d’une écrasante logique : quand Gisèle Prassinos revient à l’écriture par le récit d’enfance, on pourrait attendre du groupe la vindicte coutumière qui stigmatise les trahisons, pourquoi pas celle du péché majeur d’écrire des romans ? Rien cependant, aucun rappel du nom ne mentionne celle à qui « ils avaient interdit de lire pour éviter les influences[19] ». Dans une stratégie de contrôle de la réception, seul le silence a le pouvoir d’effacer la maturité d’Alice, d’éterniser la femme-enfant « cette variété si particulière qui a toujours subjugué les poètes parce que sur elle le temps n’a pas de prise[20] ». Le passage à la maturité pour tout enfant prodige est certes un seuil difficile à franchir, mais le cas de Gisèle Prassinos est « unique » pour parler en écho de la grande voix d’André Breton : « le ton de Gisèle Prassinos est unique, tous les poètes en sont jaloux… »[21]

La prise de conscience par l’artiste de l’épaisseur de discours dans laquelle l’œuvre est prise, comprise, définie et éternisée est la première étape de la rébellion, rébellion concrète, vécue avant d’être conceptualisée sous forme d’un récit de la séance de pose[22] :

« Le moment de poser pour la photographie. Il fallut prendre des attitudes très naturelles, ce qui était difficile. »

L’analyse viendra a posteriori, sous forme de jugements égrenés au cours d’entretiens[23] qui constituent en quelque sorte un contre récit historique de son rattachement « officiel » au surréalisme :

« Je n’étais pas encore lucide, mais je sentais que j’illustrais leur théorie : ils m’étaient tout à fait étrangers. C’étaient des messieurs savants qui ne s’adressaient pas vraiment à moi » (Lunes).

Se fait jour en même temps la reconnaissance d’un esprit surréaliste qui l’anime et prend source dans sa vie : « Je suis née surréaliste », « les surréalistes ne m’ont rien inculqué » (Europe).

Le surréalisme est associé à l’enfance, au compagnonnage de création avec le frère Mario dans leur famille de réfugiés grecs que domine la figure du père, érudit, peintre, ancien directeur de la revue Logos à Istanbul, avec ses tantes, sa grand-mère, sa mère morte quand elle a 7 ans :

« Famille d’exilés malheureux qui devaient travailler très dur. J’ai l’impression que nous avons voulu tous deux nous échapper de cette famille que nous adorions, mais qui parlait trop de sacrifices ». (Lunes)

L’écriture automatique ? « Je n’écrivais pas n’importe quoi… ». (Europe)

Femme-enfant ? « Je n’ai jamais compris cela, femme-enfant, ils voulaient dire « femelle-enfant, enfant de sexe féminin. Or moi, j’étais une petite fille… ». (Lunes)

La rébellion chez Gisèle Prassinos est identitaire sous le signe du clivage, entre la Gisèle Prassinos reconnue légitimement, intemporellement surréaliste et l’artiste surréaliste en devenir. Il faut ainsi considérer comme un acte de rébellion, le texte qu’elle écrit spécialement pour la rétrospective de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris : « Passage à l’acte conscient d’écrire. »[24]

C’est à ce prix sans doute que son retour à l’écriture renoue avec l’esprit surréaliste : Le Rêve[25], les nouvelles du recueil Le Cavalier[26] sont sous le signe de l’étrange, Le grand Repas est un roman surréaliste[27] dont la qualité poétique résulte d’une tension ou, dans le langage de la musique, très présente dans le roman, un mode tenu entre conscient et inconscient, entre réalité et rêve. Continuer dans la voie surréaliste, dans l’esprit surréaliste, sans être partie prenante du mouvement, ne la rapproche qu’en apparence d’autres dissidents tel André Masson qui gagne, avec la rupture, la liberté : la gageure est tout autre de trouver sa voie propre sous l’égide maintenue du mouvement constitué qui la fige à une place choisie et immuable.

Exister en tant qu’artiste exige donc dès le départ une transgression vitale, dont la portée dépasse le champ littéraire et artistique : s’engager dans la voie d’une maturité d’Alice II, c’est se situer d’emblée dans l’espace symbolique du Masculin/Féminin[28]. La rébellion soulève une question de clivage identitaire entre image reçue et individualité créatrice qui vaut certes pour toutes les femmes surréalistes engluées dans une typologie féminine, mais Gisèle Prassinos se situe à un extrême de ce clivage où la quête existentielle n’a d’autre voie de sortie, à son corps défendant, que la subversion genrée.

L’enjeu majeur du genre dans le mouvement surréaliste, avec la centralité de l’écriture automatique associée à l’éternel féminin de la femme-enfant renvoie à l’enjeu majeur du grand récit culturel qui l’englobe, où Gisèle Prassinos doit conquérir sa place d’artiste.

 Cela contribue à donner, nous le verrons, une coloration très particulière, peu attendue, à cette subversion, qui pourrait être qualifiée de subversion tendre, ce qui n’empêche pas, bien au contraire, une ampleur, une portée que nous essaierons, dans un dernier temps, d’apprécier.

2– La subversion genrée.

La reconnaissance de poète en tant que femme-enfant s’inscrit dans le grand récit culturel de partition du masculin et du féminin, telle une loi « naturelle » consentie qui conditionne l’harmonie familiale. Les surréalistes qui l’ont accueillie « les messieurs savants » renvoient au prestige du père tel qu’il est évoqué dans le récit d’enfance Le Temps n’est rien par lequel elle revient à l’écriture en 1958. La partition sexuée familiale de tradition orientale, dont les traces transcendent les époques et les civilisations[29], place les hommes du côté de l’esprit tandis que les femmes se vouent au bien-être domestique, complètement investies en l’occurrence, à cause de leur situation de réfugiés, dans les tâches matérielles et notamment la couture. Le père Lysandre contribue au travail alimentaire collectif, mais il garde sa « chambre sanctuaire »[30] lieu de l’esprit et transmet naturellement l’héritage intellectuel et artistique à son fils[31].

Dès cette époque cependant, Gisèle est rebelle « sans chercher »[32] en transcendant les limites des rôles sexués qui s’évanouissent comme par enchantement dans le temps des jeux créatifs principalement avec son frère – « j’étais garçon-fille et lui, fille-garçon[33] » et aussi avec son père : monde intermédiaire dont la tonalité ne peut être aussi qu’intermédiaire, entre ferveur sans briser l’harmonie primordiale et lucidité sans perdre La vie, la Voix[34], ce qui donne à sa rébellion une coloration inattendue, en fait une subversion tendre. Elle connaît le sésame de ces espaces, l’humour, ce ton de l’intenable, rire actuel qui traite de sujets graves : au récit sacré d’enfance Le Temps n’est rien, répond presque vingt ans plus tard, le récit familial burlesque de Brelin le Frou ou le Portrait de Famille[35], illustré d’une série de 12 dessins et tentures[36].

C’est cette création qui, selon les propos mêmes de Gisèle Prassinos, donne l’impulsion nécessaire à la continuation de l’œuvre, au-delà de la vague romanesque et poétique qui suit Le Temps n’est rien[37]. Viennent alors vingt années d’écriture de poèmes et d’« artisanat », selon sa propre appellation : œuvre à deux faces, une poétique, grave, de recherche du temps perdu[38] et une ludique, jouissive, de tentures-tableaux en feutrine et bonshommes en bois. Elle reviendra ensuite à la nouvelle[39] et finalement au dessin. C’est le geste créatif qui transforme les choses, trouve un chemin de rébellion, continuer à créer dans sa maturité en restant fidèle à son surréalisme d’enfance : l’œuvre en effet donne, à voir et à lire, l’élaboration de l’artiste « idéal »[40] depuis le surréalisme originaire des plaquettes et notamment de Calamités des origines, livre d’artiste fait avec Mario jusqu’au surréalisme original de Brelin le frou, l’artiste tel qu’elle l’écrit, le dessine et le coud à la fin du livre[41], artiste affranchi des limites identitaires génériques au double sens de genre littéraire et gender. L’artiste idéal est à lui-même son propre tableau, enfoui dans une de ces robes évocatrices du Moyen-Orient de coupe sobre aux manches en « ailes d’oiseaux » aux motifs ornementaux géométriques lisibles comme une autobiographie tel que tout peintre le cherche derrière le miroir : au-delà des déterminismes sociaux et psychiques de « son montage constitutionnel [42]». les signes arborent les associations rêvées, « idéales », tels les emblèmes sexuels mâles coexistant avec les symboles féminins du triangle pubien peut-être en guise de barbe et la corne de bovidé des déesses antiques, symbole de fertilité.

Or Brelin, artiste des « tentures-tableaux » – en abyme de l’artiste Gisèle Prassinos, qui signe GP les tentures de Brelin – est manifestement rebelle du surréalisme, dans un double sens : rebelle d’abord contre le silence du mouvement officiel, en restant fidèle à la source des jeux insolents de l’enfance du surréalisme de l’œuvre ; rebelle ensuite du surréalisme même, au niveau de « l’essor de la pensée »[43] dans le déploiement des tentures-tableaux, notamment ceux que j’ai rassemblés dans La Bible surréaliste de Gisèle Prassinos[44].

Brelin le Frou correspond à ce premier temps de la rébellion que l’on peut appeler paradoxalement, de continuité, avec l’esprit surréaliste de son histoire propre d’artiste, son histoire familiale. Brelin rebelle, mais sans guerre, sans bellum, soucieux-soucieuse du lien, allergique à la rupture, inspire une recomposition du Portrait de famille, sous-titre de Brelin le Frou.

Au départ, il y a une image automatique, comme le premier vers du poème que Gisèle Prassinos trouve en marchant : dans cette image, elle découvre un savant et entreprend de raconter sa vie. La narratrice se présente dans la préface comme en « voyage d’études » en « Frubie Ost situé entre la Bronze septentrionale et l’Hure orientale[45] » elle découvre à l’illustre Bersky, le savant, un frère aîné, artiste, le frou « vieillard entre 90 et 95 ans[46] » qui va consacrer sa vie à fixer l’histoire familiale en fabriquant des tentures-tableaux dont la signature GP fait écho à la signature de la narratrice ethnologue et au nom de l’autrice du livre Gisèle Prassinos : jeu de masques posés sur le visage à deux faces de Gisèle Prassinos, du côté de l’image et du côté du texte, association qu’elle pratique depuis ses débuts.[47] Dans Brelin le Frou, la symbiose baroque fondée sur le déguisement et la métamorphose, produit la recomposition en images et en mots du portrait familial[48]. L humour appuyé par la note[49] en souligne globalement l’aspect soudé et sexué à partir de la disproportion de la stature du père et celle de la mère toute petite.

L’exécution des tentures est accomplie en réalité, en surréalité par l’artiste idéal au-delà des clivages. Le livre ouvre un chemin d’hybridation que seul l’humour peut maintenir grâce à la parodie : tableaux promus chef d’œuvres effectivement inscrits dans leur facture dans la grande tradition picturale, depuis le dessin préalable reproduit par l’éditeur dont les proportions traduisent un souci manifeste de composition jusqu’au choix des couleurs et des matières, fusion du peintre et du tapissier, bien distincts dans la carrière de Mario qui a si continûment peint des cartons destinés à la reproduction en tapisserie. La transgression majeure est l’audace d’allier ce genre éminemment pictural au cousu vestimentaire, sans égard pour la frontière entre art et artisanat : en effet les formes découpées dans un tissu coloré, feutrine choisie pour sa qualité de couleur et assemblées, voire rebrodées, l’aiguille à la main, évoquent les patrons utilisés pour la confection des robes dont les femmes ont toujours fait un lieu d’expression personnelle et de créativité[50] et qui fournira le style de vêtement, source de l’unité de l’ensemble des tableaux cousus. Monde suspendu au propre et au figuré entre travail de peintre et travail de la couturière, entre le monde des hommes et le monde des femmes de son enfance. La surface de l’œuvre, le matériau même du tissu est en soi une véritable interrogation identitaire qui porte sur la dialectique du visible et de l’invisible, de la surface de l’œuvre et du moi profond, sorte de « peau du tableau »[51] comme métonymie du moi de l’artiste rompant avec la solution institutionnalisée de la matière comme peinture et couleur.

La liberté transgressive de Brelin peut désormais déboucher sur la Révolution surréaliste, celle de la fameuse « écolière » plus « ambiguë » que jamais, Gisèle Prassinos.

3– De la rébellion à la révolution

Au terme de ce parcours s’impose à nouveau la couverture de « La Révolution surréaliste » avec la figure de l’écolière en tablier noir, assise devant un pupitre, munie d’un porte-plume et prête à écrire sur un cahier ouvert, effrontément maquillée et coiffée à la garçonne, le point sur la hanche et les genoux relevés le plus haut possible en appui sur un tabouret. En palimpseste apparaît l’image photographique de la petite fille à l’allure modeste, Gisèle Prassinos, devant le groupe initiateur de cette « révolution surréaliste », les yeux baissés sur son texte et dont le point commun avec l’« écolière » est le col Claudine dont elle habillait encore ses poupées au moment de la photo, décliné par les tantes en ce large col blanc ornant la robe confectionnée pour l’occasion. Une nouvelle métamorphose s’opère, inattendue, avec toute la charge énigmatique de l’autoportrait, celle du « Portrait idéal de l’artiste », Brelin.

Au terme de ce chemin transgressif, nous trouvons, associée à l’image de « l’écolière ambiguë » alias Gisèle Prassinos, alias Brelin, non pas l’écriture automatique, vision réductrice d’ailleurs a posteriori du mouvement surréaliste, mais bel et bien la Révolution surréaliste, titre principal désormais lié à la révolution silencieuse, individuelle de l’artiste. Passer de la rébellion à la révolution, n’est-ce pas, non pas casser, détruire, selon l’acception d’ordre émotionnel qui lui est habituellement attachée, mais avant tout poser des questions fondamentales au sens propre, à savoir sur les fondements mêmes de l’ordre, en l’occurrence de l’ordre sexué, au niveau symbolique ? En parodiant Duchamp, ce que nous allons examiner pourrait s’intituler la « Mise à nu par l’écolière ambiguë du surréalisme, même » : par le franchissement en Brelin du cloisonnement identitaire le plus ancré, celui du genre, l’« écolière » en devenir peut dorénavant recomposer le substrat culturel et sacré des grandes figures parentales ressassées de la peinture d’histoire et opérer ainsi la mutation de notre espace symbolique. Quand on demandait à Gisèle Prassinos de quand datait la période des tentures-tableaux, elle disait spontanément, en dépit de l’exacte chronologie, « de Brelin ».[52]

Il suffit pour faire apparaître la transfiguration de notre imaginaire dans la production de vingt années, de regrouper dans les tentures d’inspiration biblique qui en constituent plus de la moitié[53], les Pères, Patriarches, Prophètes, la Mère et son antonyme, la Prostituée. Le Fils et le Saint-Esprit, ainsi que les Frères et Sœurs qui témoignent (sens propre du mot « martyr ») de la famille divine, la légende dorée des saints.[54]

Un climat de tendresse moqueuse marque ces images saintes respectueuses des Écritures ou de la Légende Dorée. Les titres y renvoient expressément : « Noë ivre et nu surpris par son fils Cham [55]», « Abraham conduisant Isaac au sacrifice [56]», « Le petit Isaac entre Abraham et Sarah âgée de 100 ans [57]»… Pourtant sous des dehors inoffensifs, c’est d’une réécriture de la Bible, procédé en faveur chez les surréalistes, qu’il s’agit. Brelin est bel et bien là dans la facture des tentures. Il était censé recopier dans Brelin le Frou pour confectionner le « Portrait de famille », une image existante, celle de l’album de famille. Ici il recopie les images saintes. « Imitation » est d’ailleurs le titre d’un des Rois[58]. Il le fait avec le même souci affiché de fidélité et le même résultat : un gauchissement subtil du modèle. Le pastiche procède d’une autocritique : il porte sur le mouvement même de la sacralisation, sur l’attitude hagiographique qui est celle au même moment du poète Gisèle Prassinos célébrant au fil de ses recueils de poèmes, l’épiphanie de son monde originel, la légende dorée familiale qui met le frère et le père sur un piédestal. Peut-être est-ce la raison de la similitude du bras démesuré du premier père en date des tentures « Saint François d’Assise », et du Père du « Portrait de Famille » dans Brelin le Frou.

L’effet perturbateur sur la stature du Père est tout de suite sensible : Noë, Abraham, Moïse, David, sont des figures écrasantes dont le poids dans la famille sacrée soudain s’allège. Il est impossible ici d’analyser chaque image : celle de « Moïse attendant d’être sauvé des eaux[59] » en bébé fessu, mais cornu, au regard sévère, donne la mesure de la dérision amusée de l’autorité infligée à tous.

Choisir la lettre avant l’esprit, c’est sans doute là qu’est l’hérésie la plus manifeste. Les titres jouent de cette littéralité, se contentant de détailler ou de suspendre, sans jamais les contester, des séquences immuables : « le petit Isaac entre Abraham et Sarah âgés de 100 ans » « Le vieux roi David, couvert d’habits pour se réchauffer. La Vierge Abisag assise sur ses genoux est aussi chargée de le réchauffer[60]. » Dans « Noë ivre et nu surpris par son fils Cham[61] », l’humour s’empare de la terreur sacrée devant la nudité du Père découverte par Cham : Noë n’est pas endormi, contrairement à la tradition iconographique, il n’en est que plus manifestement et surtout plus comiquement ivre, dansant, tel Bacchus, dans les feuilles de vigne, sous le regard effaré du fils.

Certes, l’automatisme est loin, l’artiste ne renie pas son retour « à l’acte conscient », mais le hasard n’a pas perdu ses droits : ni dans « le mot-pion » ni dans « l’objet pion, forme ou couleur » que Gisèle Prassinos associe librement, comme elle l’écrit dans une lettre de l’époque à son ami de jeunesse Jean Jacques. Au départ, c’est toujours la « phrase qui cogne à la vitre » d’André Breton : le premier vers du poème qu’elle trouve en se promenant, les crochets découverts au rayon bricolage du BHV qui constitueront la barbe de « Hueïd »[62] ou un passage de l’Écriture, source d’une tenture.

Les mots sont respectés comme les objets avec une existence propre : on les accueille comme tels au lieu de les dissoudre dans leur signification. Bien au contraire, ils vont générer des rapports nouveaux. La réécriture de la Bible par les tentures assemble mots et images en une syntaxe inattendue – la composition est primordiale pour G.P. – en un texte nouveau à déchiffrer. Les tentures paraissent innocentes jusqu’au moment où le sourire amusé se mue en enquête : il y a bien une épée dans l’histoire de Salomé, mais l’épée de Judith la justicière mise en exergue dans un cartouche perturbe « le regardeur »[63]. Le pouvoir de captation des images est bien en fait pouvoir d’associations insolites. Les signes reconnaissables, orthodoxes, voisinent avec d’autres qui puisent à des sources diverses plus ou moins identifiables : source de l’art médiéval des images pieuses, des sculptures et peintures d’églises certes, mais aussi source byzantine des icônes aux yeux immenses, aux traits stylisés, aux longues robes rigides brodées de galons ; sources africaines totémiques, amérindiennes des Kachina… Le spectateur est libre de ses analogies dans cet accueil universaliste de formes de spiritualité.
D’autres sources plus lointaines émergent du mouvement ainsi amorcé de la réminiscence. Une observation de l’ensemble dégage des constantes d’une cohésion troublante : il y a d’abord le recours fréquent pour les fonds aux montagnes, collines, tertres aux formes arrondies, couvertes d’arbres et de fleurs, parsemées de maisons enfantines, sillonnées de chemins ou de cultures : la rotondité — fertilité de la terre est bien là dessinée de façon naïve, un pôle féminin de la Création qui entre visiblement en écho d’Elizabeth et Marie dans la scène de leur rencontre, parturientes comme le paysage derrière elles. La présence fréquente de l’eau depuis le « Saint François d’Assise[64] » où la mer apparaît contre toute attente derrière la colline, tout un bestiaire, les motifs ornementaux des tuniques, chevrons, losanges, traits parallèles, sont autant de symboles occultés, mais non oubliés, particulièrement à travers la culture grecque, d’une cosmogonie archaïque surgie des découvertes de la paléoanthropologie comme du regain d’intérêt dont elle a bénéficié dans les années d’effervescence féministe, celle de La Déesse-Mère ou plutôt Mère-Ancêtre[65].

GP retrouve sans peine cette mémoire dans la culture dont elle est imprégnée et qui rejaillit si nettement du fond de son passé. L’association la plus subtile consiste à utiliser les motifs ornementaux récurrents des tuniques à la manière byzantine. Deux catégories de formes associées à la Déesse Ancêtre se répètent : les traits parallèles, chevrons, dessins labyrinthiques, losanges, esses significatifs de l’eau et le croissant, la croix, la corne, l’œuf en rapport avec la naissance et la croissance. Ils ornent impunément la robe des patriarches et des saints. Le processus d’association bouleverse les relations fondamentales entre les membres de la Sainte Famille. Les tentures, les unes après les autres, jouent de cet éventail symbolique où un bestiaire familier retrouve son ambiguïté : non seulement l’oiseau et notamment la colombe, mais aussi le poisson, le lion, autant de figures attachées à la divinité féminine qui ont survécu dans la mythologie grecque. Ces symboles ambivalents, non exclusifs, signifiant le féminin et son contraire vont à rebours de la loi symbolique de séparation et de hiérarchie qui commande de tout temps les relations du Portrait de Famille. Force ambivalente ignorante de la Différence des Sexes et conforme à la cosmogonie de l’enfance.

Pour rire, la Bible dans les tentures raconte en images une histoire étonnante.

Notre Père a beau étaler les marques de sa puissance, il n’est plus seul à imposer sa Loi. Une force venue du fond des temps, temps personnel, temps collectif, surgit à ses côtés : force de Vie terrestre et maternelle à rebours de la transcendance et de la hiérarchie des sexes. Les deux principes existent côte à côte dans les tentures, souvent ambigus. La complémentarité et la réversibilité suppriment toute hiérarchie. Les tentures surtout jettent le doute sur la guerre gravée dans les scènes fondatrices de l’identité sexuelle. Le dialogue muet de Salomé et de saint Jean qui se regardent contre toute tradition iconographique, le geste suspendu de Dalila mettent à distance leur culpabilité éternelle.

Dissemblances et ressemblances entre le masculin et le féminin désormais peuvent se nouer et se dénouer dans le jeu éternel du Désir et de la Loi. Loin de substituer la Déesse au Dieu triomphant, propos d’un féministe réducteur absolument étranger à l’artiste, une cosmologie des origines recompose l’harmonie de notre paysage humain, animal, végétal. L’image, dans sa vocation traditionnelle de traduction et commentaire de l’Écriture, transforme le récit biblique. Brelin, peintre pastiche, a retrouvé en somme le chemin de l’imaginaire de l’enfance où il prend naissance, dans le dépassement masculin — féminin du « désaccord » intérieur.

« Le désaccord existe entre moi et moi seul », murmurait le personnage fantôme du Grand Repas, double d’un narrateur d’âge et de sexe indéterminé.

S’il y a une vocation du surréalisme, c’est bien celle de faire bouger les frontières des catégories essentielles de la pensée. Il est bien de l’ordre du hasard objectif que ce soit l’écolière ambiguë de « La Révolution surréaliste » alias Alice II alias Brelin qui trouve le moyen le plus radical et le plus ludique d’accomplir jusqu’au bout la révolution surréaliste en touchant à l’ordre symbolique de clivage et de hiérarchie masculin/féminin. « Le point sublime » est bien ce point de vue où la réalité subjective de l’artiste, l’évidence vécue, vitale, merveilleuse du double à la fois semblable et différent, le frère Mario, rejoint l’universel. L’harmonie du paradis d’enfance n’est pas régression, mais corrige symboliquement la valence différentielle, pour reprendre le mot de Françoise Héritier, qui sépare les sexes, en remontant à leur source, le modèle sacré.

Dès lors le regard de « l’écolière » redevenue sujet nous amène à interroger, avec si possible plus d’acuité, ce point aveugle du Second Manifeste du Surréalisme sur le couple manquant des « vieilles antinomies » à dépasser : celui des contraires Masculin/Féminin. Certes, bousculer explicitement la pensée de la dichotomie du genre à l’époque du Second Manifeste, c’était aller à l’encontre de la psychanalyse naissante et de sa vision de la construction psychique hiérarchisée de la sexuation, prolongeant toute une tradition philosophique et religieuse où la femme a une place spécifique et seconde. Aujourd’hui, la problématique du genre permet de voir le décalage épistémologique entre l’objectif recherché du surréalisme, « l’essor de la pensée » et le mode de découverte que révèle la reconnaissance de Gisèle Prassinos : il se fait jour une contradiction majeure dans la démarche conceptuelle affichée du Second manifeste.

De l’allégorie à la photo de Gisèle Prassinos, c’est tout le passage de l’idée à la réalité extérieure : la photo entre dans la stratégie d’André Breton[66] pour réconcilier l’idéalisme des débuts et le matérialisme des années 30. C’est le temps de la production théorique de l’objectivation quand la science est désormais appelée à remplir le rôle d’une légitimation des théories surréalistes. André Breton accordait un grand prix à l’ouvrage de Bachelard Le Nouvel esprit scientifique (1934), et à celui d’Henri Poincaré La valeur de la science (1906) qu’il recommande à Jacques Doucet pour son projet de bibliothèque. L’objectif photographique capte le surgissement de l’être dans la ligne des photos spirites qui tentent à la fin du XIXe de fixer sur la plaque « les émanations de la pensée, les rêves, les images mentales »[67]. La photo est le processus même de l’éclair de la pensée consciente que Breton déplace avec la psychanalyse à la pensée inconsciente dans un « surrationalisme », terme de Bachelard utilisé par André Breton[68] C’est dans cet esprit d’accès à l’objectivité que s’inscrit la photo de la rencontre de Gisèle Prassinos et du groupe surréaliste en 1934 : l’introduction du regard observateur collectif, qui est la grande différence par rapport à la photo allégorique de 1927, et sa mise en scène entre la première et la deuxième prise, relèvent d’une ontologie naturaliste, voire surnaturaliste. La photo est le médium privilégié du « monde objectif[69] » qui naît sur la pulsion de la science moderne aux alentours du XVIIe siècle en Europe, monde matériel qui inclut par ses caractères physiques l’être qui le contemple, mais s’en différencie par l’intériorité exclusivement humaine de la conscience. Le Centre de Recherches sur le surréalisme[70] s’est interrogé sur les rapports du surréalisme et du baroque concomitant à l’émergence de l’astronomie : selon Jean-Claude Vuillemin, la lunette astronomique pointée vers le monde depuis Copernic ruine la dichotomie entre un monde engendré intelligible et un monde sublunaire hors d’atteinte qui formait un univers clos et ordonné gouverné par les analogies. Le regard libéré scrute désormais les lois mystérieuses et invisibles qui régissent une réalité à décrypter, sujette à l’illusion d’optique, invitant l’œil à se décentrer pour saisir le caché comme dans l’anamorphose ou la recherche de l’ambiguïté des formes si fréquente dans la peinture surréaliste[71].

La « Femme-enfant » s’insère parfaitement dans ce puzzle épistémologique comme notion issue du discours scientifique freudien dans la ligne d’un savoir médical constitué à partir des études sur l’hystérie de Charcot[72]. Fritz Wittels, psychanalyste né à Vienne contemporain et disciple de Freud, redécouvert par Edward Timms[73] est un des membres de la société psychanalytique de Vienne et le premier biographe de Freud. Ses mémoires personnels écrits à New York dans les années 40 relégués dans l’ombre « révèlent que durant la première décennie du XXe siècle, les recherches de la Société psychanalytiques de Vienne portèrent directement sur le demi-monde viennois dont, celle, et non la moindre, relatives aux cultes érotiques discutables qui entouraient la « femme-enfant », Irma Karczewska [74]». « La femme-enfant » est le titre d’un article de Wittels lu à Freud en privé et présenté à la Société psychanalytique puis publié dans le magazine de Karl Kraus « Le Flambeau » : Wittels dit utiliser le cadre freudien de l’enfance « perverse et polymorphe » développé dans Trois essais sur la théorie sexuelle (1905). « Elle avait été “perverse polymorphe” comme l’est un petit enfant et n’avait jamais développé d’inhibitions culturelles d’aucune sorte[75] ».

Quid dans ces conditions de la « surréalité » avant-gardiste de la photo ? Elle est évidemment du côté de ce que suggère le regard enchanté des témoins : une dimension inconnue et vertigineuse de la réalité. Mais si les sujets masculins peuvent à travers un être féminin de chair et d’os contempler l’entité de l’écriture automatique auquel il est censé renvoyer, c’est qu’ils le perçoivent sur un mode analogique, antinomique de celui qu’ils recherchent, le mode scientifique : que la femme soit dans le surréalisme le médium sacré, non individualisé, de l’univers, contrairement à l’homme, sujet agissant et autonome, correspond à une cosmologie traditionnelle inséparable de pratiques sociales, le tandem nature/culture associé au rapport féminin/masculin. Il est aisé de superposer à l’image de la rencontre de la jeune Gisèle Prassinos, celle du célèbre tableau d’André Brouillet « Une leçon clinique à La Salpêtrière[76]». La psychanalyse prend le relais de cette approche analogique avec la notion de « continent noir », de développement psychique du sujet féminin qui reste en deçà du symbolique, aboutissant au fameux « la femme n’existe pas » de Lacan : la « femme-enfant » procède d’un des grands récits, en l’occurrence la construction culturelle philosophique, religieuse et artistique, du genre féminin du côté de l’absence de maîtrise et de la nature par opposition au masculin porteur de la civilisation[77]. La vision analogiste en fait le paradigme d’épiphanies réelles et imaginaires égrenées par André Breton dans sa notice de l’Anthologie de l’Humour noir – la Reine Mab, la « jeune chimère » de Max Ernst, « l’écolière ambiguë » – et Gérard Legrand à sa suite[78] : Bettina Von Arnim, Violette Nozières, la Juliette de Shakespeare célébrée par les romantiques allemands, la Poupée de Bellmer et la Melusine d’Arcane 17.

Tout se passe finalement comme si le lien entre le principe de pensée subversif de l’avant-garde surréaliste, capable de satisfaire à la grande ambition surréaliste de redonner à l’esprit « l’accès aux choses », l’écriture automatique, et le genre essentialisé – la femme-enfant – tenait lieu de verrou à la structure cognitive archaïque issue, selon Françoise Héritier de « l’observation liminaire de l’étonnante et fondamentale différence sexuée [79]».

Mais que signifierait faire sauter ce verrou ? Quel « essor de la pensée » laisserait entrevoir le dépassement des contraires sexués dans la forme-sens de l’œuvre de l’artiste ? Il ne s’agirait plus d’opposer l’attitude d’André Breton attaché à l’éternel féminin à d’autres « qui auraient défendu un concept du genre ouvert, fluctuant, non-essentialiste. »[80] mais bien de remettre en cause l’implication du « masculin » et « féminin » dans les traits de la « machine individu [81]». Ce que « l’écolière ambiguë » alias Gisèle Prassinos, alias GP, alias Brelin mettrait finalement en cause, c’est la sexuation du monisme surréaliste. « L’écolière ambiguë » nous mènerait aux confins de notre monde, soulèverait le voile sur un paysage inconnu et surtout sur le non-dit dans le symbolique par excellence qu’est le langage.

Mise à nu par l’écolière ambiguë du monisme surréaliste, même ?

La démarche hégélienne du surréalisme vise à dépasser les aspects contradictoires de la réalité en un résultat synthétique jusqu’à ce que l’Esprit souverain mette fin à l’errance philosophique. Le concept de genre éclaire l’ordre symbolique sexué qui sous-tend ce parcours considéré comme civilisateur : le « point sublime » visé consacre l’aboutissement d’une tradition humaniste de la primauté de l’esprit, des pouvoirs de la pensée qui recoupe la distinction masculin/féminin, arrogeant aux hommes de façon exclusive, en philosophie comme en religion, les plus hautes capacités spirituelles. Le monisme, en d’autres termes, est sexué. Masculin/féminin sont les piliers symboliques de la tradition humaniste comme de la théorie freudienne : la logique dialectique du surréalisme reste dans cette tradition en prônant conformément à l’Éros platonicien, le mythe de l’Androgyne, de l’ordre de la réversibilité complémentaire masculin/féminin,

Le surréalisme est particulièrement significatif du point aveugle du sublime hégélien, bien loin de remettre en cause les catégories symboliques en matière de sexe, comme si la pensée en mouvement avait besoin de réassurer sa base axiomatique. Le hasard objectif a voulu que ce soit l’incarnation du féminin éternellement immature, « l’écolière ambiguë » en chair et en os, Gisèle Prassinos, qui s’attaque à la source symbolique de ces « éternités différentes de l’homme et de la femme [82]» à travers les représentations qui les perpétuent. Le point culminant en est sa version des Trinités, Père/Fils/Saint/Esprit où se joue le monopole masculin de l’esprit à l’œuvre dans le monisme surréaliste hégélien.

C’est à l’Esprit qu’aboutit le Verbe sacré, c’est à l’Esprit qu’aboutit Hegel comme achèvement du mouvement de la philosophie, c’est la « victoire de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle »[83] corroborée par l’instauration de la prééminence du père sur la mère, que prône l’enseignement freudien puis lacanien dans la marche civilisatrice.

C’est à ce fondement culturel imaginaire de sexuation que se trouvent les deux Trinités de Gisèle Prassinos, « Grande » et « Petite Trinité »[84] selon le respect parodique des codes de la peinture en rapport avec la dimension des tableaux.

Dans la « Grande Trinité », Fils et Père côte à côte sont surmontés et liés par l’Esprit saint, dans la « Petite », le Fils est sur les épaules du Père, l’un procédant de l’autre, selon les deux représentations canoniques, occidentale et orientale. Les trois personnes sont reconnaissables, carrées pour le Père et le Fils, soudées ô combien, inséparables ? Pourtant… Les surmontant, le Saint-Esprit certes oiseau, est une colombe bien curieuse, tenant du pélican avec un bec démesuré, un plumage semblable aux pétales fleurs de la branche fertile sur laquelle elle est installée, branche perpendiculaire aux deux branches rigides et nues qui sortent chacune de la tête du Père et du Fils. Dans la « Petite Trinité », le même oiseau coiffe un totem Père-Fils déguisé en Indien évoquant ce qui a été confirmé par les dessins faits par GP pour l’édition de luxe de la Bible surréaliste[85], l’engouement du frère et de la sœur pour le jeu des Peaux-Rouges au temps de l’enfance. Voilà que l’orthodoxie affichée devient énigme : le cocasse volatile surmonte l’entité père-fils d’un accent différent aux connotations problématiques qui rejaillissent sur le dogme de la filiation sacrée affranchie du maternel originaire à savoir que la chair procède du saint–esprit dont les deux volets sont la virginité de Marie et l’identité Père-Fils. Ici Père et Fils paraissent finalement le support du symbole le plus ambigu de la chrétienté, l’oiseau représenté en lien avec la fertilité, une des principales épiphanies de la Déesse archaïque, porteur de l’œuf cosmique consacré à Vénus dans la mythologie antique.

Il ne s’agit pas d’affirmation tranchée, surtout pas idéologique, mais de jeter le doute sur la transmission canoniquement masculine du pneuma ou du phallus. Gisèle Prassinos trouble ainsi avec humour le fondement symbolique du clivage entre les sexes. Si le même n’était pas si résolument sexué, l’autre n’apparaîtrait pas dans sa différence irréductible. Qu’il y ait du même dans l’autre, c’est la leçon de sa « Salomé et la tête de Saint-Jean » et de bien d’autres réécritures de la Bible[86]. L’évidence vécue de Gisèle Prassinos, du phénomène du double à la fois semblable et différent, son frère peintre Mario, n’inspire pas dans ses tentures, un retour enfantin à l’indétermination originelle, mais à l’opposé une démarche d’artiste d’accès à l’esprit d’enfance selon Jean François Lyotard[87], non pas infantile, mais authentiquement enfantin, état qui persiste chez l’adulte, fait d’interrogation face au monde opaque où on est jeté à la naissance et où alors, les réponses, les significations ne peuvent être données que par l’autre, mère, père, personnes de l’entourage, dans une situation de foncière dépendance et de dette. Avant tout les tentures bibliques questionnent le monde sexué en suscitant l’étonnement.

En dernier lieu, quelle question muette poseraient-elles à la pensée, au « Point sublime » du dépassement des catégories sexuées ? Selon Slavoj Zizek[88], menée à son terme, la dialectique dépouillerait de contenu les antinomies, faisant apparaître l’essence du fonctionnement symbolique humain au-delà du genre, fondé sur le manque, l’absence de l’objet que le mouvement dialectique repousse sans fin, objet de quête qui échappera toujours, comme dans le paradoxe de Zénon concernant Achille et la tortue. Hegel consacre le mouvement de l’esprit qui constitue son objet, ainsi de l’humanité fondée sur la dialectique de la différence sexuelle qui confère à l’altérité, un contenu féminin alors que l’altérité pure a pour corrélatif le vide et non plus « quelque — chose — d’autre »[89]. L’altérité pure n’est plus la femme saisie comme « relation de l’Un et du vide sous la forme d’une coexistence extérieure »[90] en tant que signifié du manque, « môme néant » [91]éloignée de la maîtrise, sujet non dans le sens moderne d’agent, mais sujet assujetti au manque inhérent au langage, éternellement castré sauf à chercher à être comblé : la fameuse envie du pénis en est une formulation désuète qui fait sourire et dont pourtant le principe est toujours en vigueur. La Bible surréaliste de Gisèle Prassinos débouche sur une question vertigineuse, celle qui fait si peur dans les discussions sur le genre, humour noir sous humour rose : la marche de la pensée ne s’arc-boute plus sur la différence absolue masculin/féminin, mais sur le vide, dans un dépassement créatif sans fin de l’humain au-delà de la bisexualité psychique, au-delà du « bi » de la différence des sexes.

La conclusion à laquelle aboutit cette réflexion[92] aurait suscité l’humour de Gisèle si elle avait pu l’entendre et témoignerait de la force parodique transmise par son œuvre : au sujet de la question si prégnante du Masculin/Féminin aujourd’hui, disons, en écho de Malraux, que « le 21e siècle sera surréaliste ou ne sera pas », en redonnant à « surréalisme », comme l’a fait « l’écolière ambiguë », tout son sens libérateur : celui d’une bonne nouvelle, jouissive, du côté de la vie et de la couleur, à l’image d’une œuvre impensée par le groupe d’André Breton, l’œuvre de maturité d’Alice II, quand le devenir artiste exige la rébellion genrée à la fois contre le mouvement surréaliste qui la fige dans l’éternité et contre l’ordre culturel sexué familial où la légitimité de créer revient au frère.

Cette rébellion cependant d’une tonalité inusitée, tendre, ne confond pas les êtres avec les idées qui les meuvent malgré eux, qu’elle définit en « imitant » le discours savant, ethnologique et psychanalytique, comme conditionnement par « les stimuli objectifs familiaux et culturels infusés » dont « dépendront les réactions spéciales intégrées de la machine individu[93]. » La démarche révolutionnaire proprement surréaliste de « l’écolière ambiguë », une fois sortie de son cadre, est, dans l’esprit d’enfance retrouvé, de débusquer le « stimulus » majeur du conditionnement, la différence sexuée. L’œuvre va, sur le mode ludique, au-delà ou en deçà de la question d’échanges, de pluralités ou d’ambiguïté d’identités sexuelles, jusqu’à sa source, l’ordre symbolique sacré de partition Masculin/Féminin, de clivage et hiérarchie, socle du monisme hégélien de marche civilisatrice vers l’esprit du côté de l’Homme, capable de s’arracher au féminin de la matière et de la nature au profit de la culture.

Le « point sublime », qui remettrait en cause dans la pensée les antinomies sexuées, ouvrirait sans doute un bouleversement de l’espace symbolique qui exigerait de modifier l’espace symbolique par excellence qu’est le langage : notamment les mots masculin et féminin qui attachent les traits partagés par les humains – passivité/activité, nature/culture, esprit/corps – au seul caractère biologique. Affaire de symbolique qui doit aboutir à dissocier masculin et féminin d’invariants et ainsi de substituer à la différence des sexes le « différend des sexes[94] », dans un rapport mouvant de ressemblances et différences. Après tout puisque le surréalisme ne désavouait pas l’essor scientifique, nous sommes bien à l’ère quantique.


[1] Lettre de Mario à Henri Parisot du 26 sept. 1934 exposée à la BHVP pour la rétrospective « Le monde suspendu de Gisèle Prassinos », 13 mars-3mai 1998, d’après le livre du même titre (Annie Richard, H.B. éditions, 1997).

[2] Entretien Gisèle Prassinos – Annie Richard, Lunes n° 5, octobre 1998.

[3] En témoignent les nombreuses reliures d’art présentes dans l‘exposition « Le monde suspendu de Gisèle Prassinos » citée note 1.

[4] Ibid. note 2.

[5] L’écriture automatique est définie en 1921, à l’occasion de l’exposition « Dada Max Ernst » au Sans Pareil, 37 avenue Kleber, Paris, comme « véritable photographie de la pensée ».

[6] Voir déf. D’Henri Behar in « Merveilleux et surréalisme », Mélusine n°XX, actes décade Cerisy la Salle (2-12 août 1999), p. 15-29.

[7] André Breton, Anthologie de l’Humour Noir, Ed.Sagittaire 1939, censuré et republié par Pauvert, 1966.

[8] Photo exposée à la BHVP pour « Le monde suspendu de Gisèle Prassinos » cit. note 1.

[9] « Salomé ou les avatars de la femme-enfant », La Femme s’entête. Paris, Lachenal et Ritter, coll. « Pleine Marge », 1998, p. 187-200. Actes colloque « La part du Féminin dans le surréalisme », Centre international de Cerisy La Salle, août 1997.

[10] Régis Durand, Pour la photographie, actes colloque de Venise 1983, Université Paris VIII, Ed. Germs.

[11] Présentation de Elza Adamowicz, Henri Behar et Virginie Pouzer-Duser de Mélusine XXXVI, « Masculin/Féminin. Le surréalisme au Japon », 2016, p. 14 et note1.

[12] Séminaire du Centre de Recherches sur le surréalisme, 2004, Nathalie Limat-Letellier, Emmanuel Rubio, Maryse Vassevieyre. Annie Richard « L’entrée en surréalisme à l’épreuve de la photographie : Gisèle Prassinos », L’entrée en surréalisme, Paris, Phénix Éditions, 2004, p.173-186.

[13] Tableaux de Salvador Dali : « Le Monument impérial de la femme-enfant, Gala, (fantaisie utopique) », 1929 et « Mémoire de la Femme-Enfant », 1932.

[14] Aux dépens de Robert Godet, 1939.

[15] Georgiana Colvile in L « entrée en surréalisme, op.cit. p. 155.

[16] Voir notamment “La femme surréaliste”, Obliques 1977 et Leonora Carrington homologuée comme sorcière dans la deuxième édition de l’Anthologie de l’Humour noir.

[17] Dictionnaire abrégé du surréalisme. (Exposition de la Galerie des Beaux-arts à Paris, 1938) : Prassinos (Gisèle) née e 1920, “Alice II” poète surréaliste.

[18] Annie Richard, « Pour Gisèle Prassinos », Courrier des lecteurs paru dans Le Monde, 19-04-03.

[19] « Rencontre avec Gisèle Prassinos », Europe, Paris, janv.-février 1994, p. 159-163.

[20] Citation de Gérard Legrand avec la mention « souligné par A.B », « À propos de la femme-enfant : contribution à une typologie de la femme surréaliste », Obliques, 14-15, 1977, p. 11.

[21] Notice Anthologie de l’Humour noir. Op.cit.

[22]Avant Propos du Rêve, éditions de la revue Fontaine, 1947.

[23] Europe numéro consacré à Pierre Reverdy, janv.-févr. 1994, op. cit.

et “Gisèle Prassinos. Une artiste au-delà du clivage entre masculin et féminin”, propos recueillis par Annie Richard », Lunes, Paris, n° 5, octobre 1998, p. 42-49.

[24] Manuscrit relié par Annie Boige. Texte inaugurant le retour à l’écriture en 1958.

[25] Éditions de la Revue Fontaine, 1947.

[26] Plon, 1961.

[27] Grasset, 1966, Annie Richard « Le Grand Repas, roman surréaliste », Mélusine, Lausanne, Éditions L’Âge d’Homme, n° XVI, 1997, p.353- 363.

[28] Mélusine XXXVI, op.cit.

[29] Cette question de la place des femmes du côté du corps, de la matière et des hommes du côté de l’esprit, est l’objet de mon dernier livre M (m) ère. Auto-essai, (L’Harmattan, 2015) tant la fréquentation de l’œuvre de Gisèle Prassinos a été pour moi une source de réflexion continue.

[30] Le Temps n’est rien, op. cit.

[31] Annie Richard : « Père-Fils, le monopole spirituel en héritage chez les Prassinos », Bahitat, Lebanese Association of women researchers, Volume XII, 2006-2007.

[32] Titre du recueil de textes, « L’âge d’Or », dirigé par Henri Parisot, Flammarion, 1976.

[33] Propos recueilli lors de la préparation de l’exposition « Le Monde suspendu de Gisèle Prassinos ».

[34] Recueil de poèmes, Flammarion, 1971, prix Louise Labé, 72.

[35] Belfond, 1975.

[36] Imprimé et tentures, fond Prassinos de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, accessible désormais en ligne au CCfr.

[37] La Voyageuse, Plon, 1959, Le Cavalier, Plon, 1961, La Confidente, Grasset 1962, L’Homme au Chagrin, GLM 1962, Le Visage effleuré de peine, Grasset 1964, Le grand Repas, Grasset, 1966, Les mots endormis, Flammarion, 1967.

[38] La Vie, la Voix, Flammarion, 1971, prix Louise Labé, 1972, Comptines pour Fillottes et Garcelons, L’École des loisirs, 1978, Le Ciel et la Terre se marient, Les Éditions ouvrières, 1979, Pour l’arrière-saison, Belfond, 1979, Mon cœur les écoute, Liasse à l’Imprimerie quotidienne, 1982, L’instant qui va, Folle Avoine 1985, La Fièvre du labour, Motus, 1989.

[39] Le Verrou, 1987, La Lucarne, 1990, La Table de famille, 1993, chez Flammarion.

[40] Annie Richard, « Le livre surréaliste, lieu d’élaboration de l’artiste “idéal” : de Calamités des origines à Brelin le Frou de Gisèle Prassinos » in « A belles mains. Livre surréaliste-Livre d’artiste », Mélusine n° XXXII, 2012.

[41] « Portrait idéal de l’artiste », dernière tenture de Brelin le Frou et couverture de Mélusine n° XXXIII.

[42] Brelin le Frou, op.cit. p. 149.

[43] André Breton, Les vases communicants, Gallimard, 1955, « Folio » p. 121.

[44] Belgique, Éditions Mols, 2004.

[45] Berlin le Frou, p. 12.

[46] Ibid., p. 11.

[47] Les dessins accompagnent les tout premiers textes. Mon cœur les écoute, op. cit., est publié avec des illustrations de l’auteure.

[48] « Le Portrait de famille », 1975, 75 par 104 cm, fond Prassinos, Bibliothèque Historique de la Ville de Paris.

[49] Note de l’auteur. Que nul ne soit offensé à la vue des sexes nombreux qui ornent les tableaux du frou. Ils sont factices. C’est l’usage en Frubie de porter sur sa robe l’emblème de son genre afin d’être distingué comme mâle et femelle.

[50] « L’orient des femmes » Musée du quai Branly 2011, 8 fev.-15 mai 2011.

[51] Annie Richard, « La peau des tableaux chez Gisèle Prassinos, Bona et Dorotea Tanning », Mélusine, N° XXXIII, « Autoreprésentation féminine », Lausanne, L’Âge d’Homme, 2013.

[52] La première tenture est de 1967, « Saint-François-d’Assise » et les tentures de Brelin le Frou sont confectionnées dans les années 70.

[53] Sur 132 grandes tentures, 70 sont d’inspiration religieuse.

[54] C’est ce que j’ai fait dans La Bible surréaliste, op. cit., en dialogue avec l’artiste et l’amie. Exposition « La Légende dorée de Gisèle Prassinos » à l’abbaye de Hambye, à l’occasion du colloque « Merveilleux et surréalisme » note 6.

[55] 1975, coll. particulière.

[56] 1974, 94 par 57 cm, coll. particulière.

[57] 1977, 74 par 51 cm, coll. particulière.

[58] « Charles VII », imitation du tableau de Fouquet, 75 par 62 cm. Coll. particulière.

[59] 1978, 53 par 95 cm, coll. particulière.

[60] 1981, 78 par 57 cm. Coll. particulière.

[61] 1975, coll. particulière.

[62] « Hueïd » ou « Dieu à l’envers », statue faite d’éléments hétéroclites figurant un dieu « terrible ».

[63] Annie Richard « Salomé ou les avatars de la femme-enfant », La Femme s’entête, op. cit. note 9,
Tenture 1985, 85 par 64 cm ; coll. particulière.

[64] Première tenture sur toile de jute, 1967, 120 par 150 cm. Coll. particulière

[65] Agnès Échène, « Demeter ou la voie de la mère » Mediterraneans/Méditerrénéennes, n°15, éditions de la MSH, 2011.

[66] Michel Poivert, « Politique de l’éclair : AB et la photographie », Études photographiques, n 7, mai 2000.

[67] Savine Faupin, « Dessin animé. Spiritisme, automatisme, métamorphoses », Hypnos, image et inconscient en Europe, catalogue de l’exposition, Lille, Musée d’Art moderne, 14 mars-12 juillet 2009, p. 50. Ainsi le 27 mai 1896, à l’époque de la découverte des rayons X en 1895 par Wilhlem Conrad Rôntgen, le commandant Louis Darget fait « la photographie fluidique de la pensée » en posant la main sur son front, main en contact avec une plaque photo, puis dans la même série « photo fluidique de la pensée », il place une plaque sur le front de sa femme endormie et obtient la « photographie du rêve, 25 juin 1896 ».

[68] Gaston Bachelard, « Le surrationalisme », Inquisitions, n 1, juin 1936 repris dans L’Engagement rationaliste, Paris, PUF, 1972, p. 7-8 et André Breton, « Crise de l’objet », Cahiers d’Art, n 1-2, 1936., p. 21-26.

[69] Selon la classification des visions du monde de l’anthropologue Philippe Descola, « La Fabrique des images, visions du monde et formes de la représentation », catalogue de l’exposition Musée du Quai Branly, 16 févr. 2010 – 11 juillet 2011.

[70] Centre de Recherches sur le surréalisme dirigé par Henri Béhar, Paris III, Sorbonne nouvelle. Séminaire 2010-2011 : « Surréalisme et Baroque » séance du 5 novembre 2010 : « Baroque : un concept surréaliste ? ».

[71] Exposition « Une image peut en cacher une autre », Grand Palais, Galeries nationales, 8 avril 2009-6 juillet 2009, avec notamment le tableau de Man Ray au titre significatif « Le Rébus » (1938).

[72] Jean-Martin Charcot, illustre médecin français de la fin du XIXe, professeur réputé à l’hôpital de La Salpêtrière à Paris dont Freud vient suivre les cours en 1885.

[73] Freud et la femme-enfant, Mémoires de Fritz Wittels, traduction de l’américain par Andrée May, Paris, PUF, « Bibliothèque de la psychanalyse », 1999.

[74] Ibid., préface du directeur de publication, p. IX.

[75] Ibid., chapitre « La femme-enfant », p. 70.

[76] Le tableau, exposé au Salon des Indépendants de 1887, montre, lors d’une leçon de Charcot, la patiente hystérique Blanche Wittmann à un public exclusivement masculin principalement d’étudiants et de médecins.

[77] Voir Monique Schneider, Généalogie du masculin, Paris, Aubier, « Psychanalyse », 2000 et Le Paradigme féminin, Paris, Aubier, « Psychanalyse », Flammarion, 2004.

[78] Obliques, op.cit.

[79] Françoise Héritier, Féminin-Masculin I, La pensée de la différence, Éd. Odile Jacob, 1996, p.19.

[80] Présentation de Mélusine n° XXXVI « Masculin/féminin », 2016, Elza Adamowicz, Henri Béhar, Virginie Pouzet-Duzer, présentation p.13.

[81] Gisèle Prassinos, Brelin le Frou, op.cit. p. 149.

[82] Annie Richard « La bible surréaliste de Gisèle Prassinos ou “le point sublime de la différence masculin/féminin” in Mélusine XXXVI, op.cit., p. 140.

[83] Patrick Mérot, « Dieu, la mère. Traces du maternel dans le religieux » PUF, 2014. Patrick Mérot donne une justification « naturelle » à la prééminence du père dans cette marche civilisatrice : c’est que « la maternité est attestée par le témoignage des sens tandis que la paternité n’est qu’une conjecture » (p. 99).

[84] Grande trinité, 1975, coll. particulière. Petite Trinité, 1977, coll. Particulière.

[85] 60 exemplaires de tête et 6 exemplaires d’artiste accompagnés d’une suite de 7 gravures originales de Gisèle Prassinos gravées par Didier Mutel.

[86] Annie Richard « Salomé ou les avatars de la femme-enfant », La Femme s’entête, op. cit.

[87] Lectures d’enfance, Galilée 1991.

[88] Philosophe et psychanalyste slovène de dimension internationale, Le plus sublime des hystériques avec Lacan, PUF, 2001.

[89] Ibid. p. 102.

[90] Ibid. p. 102.

[91] Annie Richard, M (è) re auto-essai, L’Harmattan, 2015 p. 125.

[92] Mélusine XXXVI, op. cit., p. 146.

[93] Brelin le Frou ou le portrait de famille, op.cit. p. 149.

[94] Françoise Collin, Le Différend des sexes, Pleins feux, 1999.

André Masson rebelle ? par Martine Créac’h

André Masson rebelle ?

Par Martine Créac’h

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Le titre de cette étude fait bien sûr allusion au titre Le Re­belle du surréalisme[1], de l’ouvrage précieux sur André Masson dans lequel Françoise Will-Levaillant a réuni les écrits du pein­tre. La question posée est cependant plus large : elle interroge l’objet, voire la réalité même de cette rébellion. Le groupe sur­réaliste est, pour Françoise Levaillant, un « groupe socialement et professionnellement hétérogène » mais « qui fonde son unité idéologique sur la révolte à l’égard des valeurs établies et sur le rejet des institutions de pouvoir[2] ». L’engagement d’André Mas­son dans le surréalisme est à comprendre d’abord dans l’élan même de cet esprit de révolte. Le peintre s’est cependant retourné contre l’autorité du groupe surréaliste même qu’il qualifie d’« orthodoxe ». Rebelle signifie alors, pour Masson, « dissident[3] » et j’examinerai les enjeux de cette dissidence. Je me suis surtout intéressée aux textes, ceux d’André Masson, mais aussi ceux de Michel Leiris et de Georges Limbour récem­ment réédités. Il ne s’agit pas, bien sûr, de vouloir expliquer les œuvres par les textes, comme dans la longue tradition de l’Ut pictura poesis, mais de reconnaître aux textes, à ceux de Masson en particulier, la qualité d’une véritable pratique d’écriture et d’interroger son rapport à la littérature.

André Masson, surréaliste car rebelle

Il faut noter, d’abord, que le caractère « rebelle » d’André Masson est bien antérieur à sa rencontre avec le surréalisme. Dans ses entretiens avec Georges Charbonnier, Masson scande les étapes de sa vie par une série de ruptures : rupture avec sa famille pour partir en Suisse (Ibid., p. 27), rupture avec son pre­mier ami Loutreuil (ibid., p. 33), rupture avec « tout le monde » (ibid., p. 10). Il évoque son enfance et sa jeunesse en soulignant tous les épisodes qui soulignent ce trait de caractère considéré comme au fondement de sa personnalité. Un mot d’enfant (« Quand je serai grand, je ne serai pas soldat et je partirai en Algérie pour élever des lions » Ibid., p. 86) est inter­prété comme la première manifestation de sa décision de ne « jamais faire partie d’un groupe » (ibid.). « Étant tout enfant », dit Masson, « j’avais horreur de tout ce qui était conformiste » (ibid.). Il cite aussi volontiers le mot du médecin qui le réforma en 1918 : « N’habitez plus jamais les villes » (ibid.). Lorsque Masson affirme : « Enfin, j’ai été tout de suite rebelle » (ibid., p. 87), il souligne bien sûr un goût précoce pour la dissidence mais également son caractère indocile : le refus de l’autorité de l’armée, de l’église et de l’école, qu’il quitte en 1907 pour l’Académie des Beaux Arts.

Si la rébellion est ainsi mise en valeur, c’est parce qu’elle est considérée comme le trait caractéristique d’une vocation de peintre que le désir de sa mère Marthe de devenir comédienne a pu anticiper et encourager[4]. La légende d’artiste de Masson s’écrit dans le choix des premiers tableaux choisis et aimés. Signalant la découverte précoce de l’œuvre du peintre James Ensor, Masson remarque : « une biographie de peintre peut commencer par cela [5]». L’intérêt pour l’œuvre d’Ensor, « consi­déré comme un dément par son époque » (ibid.), est augmenté par la connaissance de la situation marginale de son auteur par rapport à ses contemporains, par une identification à la situa­tion de celui-ci. La marginalité qui est ici valorisée est une cons­truction du XIXe siècle à partir de la représentation de l’artiste maudit, pensée et véhiculée par le romantisme qui valo­rise la liberté et l’indépendance. La notion de marginalité commence à intervenir au moment où l’œuvre d’art n’est plus considérée comme un objet de prestige mais comme un objet singulier : Nathalie Heinich parle de l’entrée de l’art en « ré­gime de singularité[6] ».

L’intérêt pour l’œuvre de Redon est plus complexe parce qu’il annonce à la fois la vocation à la dissidence et la future adhésion aux valeurs surréalistes. Masson l’analyse avec un souci argumentatif : « j’aimais Redon » dit Masson. « Pour moi, ça prouve que j’étais déjà pré-surréaliste. Comme le surréaliste orthodoxe n’a jamais aimé Redon, ça prouve aussi que j’étais déjà dissident [7]». André Masson distingue ainsi le surréalisme comme mouvement littéraire du surréalisme considéré comme un « état d’esprit qui, au cours de l’histoire, s’est manifesté chaque fois qu’un homme n’accepte pas la vie telle qu’on la lui fait, telle qu’on en trace les grandes lignes, dès qu’il s’écarte du chemin suivi » (ibid., p. 39-40). Cette façon, pour Masson, de se considérer comme plus surréaliste que les surréalistes apparaît dans plusieurs de ses écrits et notamment dans le texte qu’il consacre en 1973 « à Joan Miró pour son anniversaire » : Miró, comme lui « futur [s] surréaliste [s] », l’était déjà « avant la let­tre[8] ».

La sensibilité au surréalisme comme état d’esprit est particu­lièrement vive dans les périodes qui valorisent l’opposition aux valeurs dominantes. En 1944, dans le contexte de la Libération, Maurice Nadeau présente son Histoire du Surréalisme en oppo­sant un « état d’esprit surréaliste », ou plutôt un « comporte­ment surréaliste » « éternel », qui s’est manifesté à plusieurs reprises dans l’histoire, au mouvement surréaliste qui se développe dans un intervalle de temps historiquement circonscrit[9].

Au printemps 1968, Michel Leiris commence l’éloge de « la ligne sans bride » de Masson, une ligne qui, dit-il, « n’en fait qu’à sa tête[10] ». Il requalifie ainsi la ligne de Masson, qualifiée par Gertrude Stein de « ligne errante » parce qu’elle lui semblait très différente de celle des peintres cubistes, en « ligne vagabonde » (ibid., p. 124). À propos de cette ligne, Leiris lie la « spontanéité dadaïste » de 1918 « à laquelle Tristan Tzara attribuait la part du lion » à la « spontanéité » de 1968 « dont se sont réclamés Daniel Cohn-Bendit et autres étudiants du mouvement de mai et juin » (ibid., p. 132).

En 1968 toujours, André Masson lui-même présente l’atelier du « 45 rue Blomet » où il travailla comme un « anti-cénacle[11] » réunissant des « fanatiques » de « liberté », animés par la « certitude qu’il n’y avait d’ouverture que dans la transgres­sion », cultivant le « dérèglement de tous les sens » cher à Rimbaud par la consommation d’« excitants » et notamment d’« opium » (ibid., p. 80-81) mais, surtout, l’amour des « marginaux » et des « réprouvés » (ibid., p. 82). Convaincu que tout ce qu’on croit « découvrir » en 1968 « dans le domaine resté longtemps souterrain de l’étrange et du discordant » « était déjà familier en ces années 1922-1925 » (ibid.), il affirme que « ceux de la rue Blomet » étaient déjà « fatalement préparés, par leur manière d’être, aux futures dissidences » (ibid., p. 84).

Parmi ces « futures dissidences », le surréalisme comme « mouvement littéraire » joua, bien sûr, un rôle très important préparé par la séduction qu’exerça André Breton sur André Masson lors de leur première rencontre en 1924. Georges Limbour la raconte en 1958 dans la préface aux Entretiens avec Georges Charbonnier : il relève d’abord ce surréalisme virtuel, en puissance chez Masson avant même la rencontre de Breton, cet « enchanteur » dont il ne sait trop dire ce qu’il « avait à donner », « car les hommes très souvent ne donnent que ce qui est déjà dans le cœur des autres[12] ». Dès 1945, Limbour notait que « ce n’est pas Masson qui est allé au surréalisme, car il n’avait pas besoin de renouveler son inspiration, il n’avait rien à en apprendre ; c’est le surréalisme qui est allé à lui et a rêvé de l’annexer » (ibid., p. 199-200). Limbour relève aussi la disponibilité de Masson en situation de se laisser séduire par « l’enchanteur Breton » :

La participation de Masson au mouvement surréaliste doit sans doute être attribuée à la curiosité et au besoin de divertissement, mais peut être aussi entrait en jeu un certain élément féminin de son caractère, que ces Entre­tiens ne peuvent pas totalement nous cacher et qui fit que Masson apporta plus d’importance que cela ne valait à son rôle et à sa présence dans ce mouvement, et que cela lui occasionna, comme il nous le montre, de grands troubles[13].

Limbour revient ensuite sur la formule proposée par Masson : « Ils se trouvèrent « tout de suite d’accord sur tous les points » et demande : « Mais lesquels ? » :

D’abord, sans doute, sur ce que l’on appelait sur-natu­ralisme et ce pour quoi nul n’avait encore inventé le nom magique et révélateur de surréalisme, puisque l’on était encore dans le « flou » bien que songeant à le moderniser à l’aide de méthodes psychanalytiques ; puis sur ce plaisir que l’un éprouvait à exercer ses charmes sur un peintre génial et à s’assurer ainsi, ce qu’il aimait tellement, le recrutement d’un nouveau disciple, l’autre à se laisser faire la cour, comme une diva, par un poète au geste élégant qui jouissait d’un certain renom et dont on vantait, je ne sais pourquoi car elle était souvent faite de celle des autres, l’audace. Il faut reconnaître que Breton avait de grandes séductions : l’attitude majestueuse, le front assez étroit mais ennobli de certitudes, le regard olympien, surtout le sourire le plus affable et juvénile, une voix un peu sentencieuse mais charmeuse. […] Ainsi donc, à ce moment, la séduction réciproque fut totale, avec cette différence cependant que, pour l’enchanteur qui venait de se faire, par un renversement des rôles qu’il savait si adroitement pratiquer, ce que l’on appelle paradoxalement un nouveau disciple, l’impression n’était pas définitive, mais sujette à révision, et même susceptible d’être rejetée en cas de défaillance ou insoumission, tandis que pour l’autre qui avait plus de cœur, et un cœur passionné, et un goût anarchisant de l’amitié, l’attachement était profond, susceptible d’occasionner plus tard des ravages ou des blessures. Aussi ne sera-t-on pas étonné de trouver dans les expressions employées ici par Masson à l’égard de Breton, à la fois tant de vénération et tant d’inimitié. (ibid., p. 918-919)

Au-delà d’un récit de séduction, Limbour analyse la ren­contre de Breton avec Masson, comme une relation idéalement complémentaire entre André le poète et André le peintre nés l’un et l’autre en 1896. Il se sert pour cela de la description d’un tableau de 1630 : L’Inspiration du poète du peintre Nicolas Poussin. Apollon, dieu de la lumière, de la poésie et de la musique y couronne le poète qui la plume à la main, lève les yeux au ciel, source de son inspiration. Ce tableau est également, comme l’a noté Marc Fumaroli, un portrait allégorique du peintre dont Poussin célèbre la dignité, égale à celle du poète en cette époque où la peinture revendique une dignité d’art libéral égale à celle de la poésie[14]. En reprenant cette image, Limbour fait de Masson le peintre couronné par le poète Breton :

Que venait faire Breton chez lui ? Il venait poser sur sa tête la couronne de grand peintre du mouvement qui devait devenir le surréalisme, et l’on a beau disposer de grandes ironies, un tel honneur cela fait toujours quelque chose. Sans doute, cette couronne, Breton était-il disposé à la lui reprendre, ce qui entraînerait beaucoup de déchirements, et à la poser très momentanément sur d’autres têtes, et à la lui rendre un peu plus tard, mais pas encore définitivement, jusqu’à ce qu’enfin, tout mouvement coulant, hélas ! vers son déclin, il n’y eut plus ni tête ni couronne[15].

L’image du couronnement du peintre par le poète suggère que ce qui unit les deux hommes est bien une certaine idée de la peinture dont les voies ne sont pas distinguées de celles de la poésie. Un an auparavant, dans « Distances », Breton attaquait ceux qui, « sous prétexte que le travail manuel que les [arts plastiques] sont appelés à fournir dispose le peintre et le sculpteur autrement que le poète et le musicien » : « c’est presque toujours d’un air narquois que l’auteur d’un tableau ou d’un monument subit les commentaires que se croient autorisés à faire sur son œuvre ceux qui “ne sont pas du métier” [16]». Il « persiste à croire qu’on peut attendre de la peinture des révélations plus intéressantes » (ibid.) et pense qu’il « n’y a pas lieu de distinguer la peinture “littéraire” de la peinture, comme certains s’entêtent à le faire malignement » (ibid., p. 290).

En 1924, la peinture d’André Masson s’offre à point nommé comme la peinture « littéraire » que Breton appelle de ses vœux et, en 1928 dans le Surréalisme et la peinture, il la célèbrera comme telle :

De telles considérations qui, pour Masson et pour moi, sont à la base de tout ce que nous évitons d’entreprendre et de tout ce que nous entreprenons ne sont pas faites pour nous rendre très supportable l’attitude de ceux qui, sans penser si loin, par indigence ou pour des raisons pragmatiques, tout au soin de leur petite construction, consentant à n’être que des « mains à peindre », contemplent leur ouvrage d’un air de jour en jour plus satisfait. Comme s’il s’agissait de cela ! Si invraisemblable que ce soit, je l’ai fait observer à Chirico, cet esprit petit-bourgeois n’est malheureusement pas aussi étranger à tous les peintres surréalistes[17].

Masson, de son côté, défendra jusqu’à la fin de sa vie la légitimité d’une « peinture littéraire », comme en témoigne un article du 5 mai 1942 écrit à l’occasion d’une exposition Daumier à New York :

Daumier peintre littéraire

Aujourd’hui, pour les « peintres purs » se dénonce comme littéraire toute expression picturale ou graphique qui vise à quelque chose de plus que la répétition sur la toile, du châssis qui la supporte. Répétition qui peut être plus ou moins variée mais qui s’interdit rigoureusement toute allusion même lointaine, à autre chose que l’exaltation du moyen pictural ; celui-ci étant considéré comme « chose en soi ». Vue à cette lumière, l’œuvre de Daumier est donc littéraire. Aussi bien, c’est déjà l’opinion de Charles Baudelaire. Dans son Art romantique, parlant de Daumier, il s’exprime ainsi : « Le génie de l’artiste peintre de mœurs, est un génie d’une nature mixte, c’est-à-dire où il entre une bonne partie d’esprit littéraire[18].

De façon très significative, ce que Masson retient de l’atelier 45 rue Blomet, ce sont « les livres au pied des tableaux tournés contre le mur[19] ». Jusqu’à la fin de la vie, il s’opposera à l’autonomie des arts pour défendre au contraire une façon de lier poésie et peinture au nom de ce qu’il appelle « l’impératif poëtique ». En témoigne le texte dédié en 1972 « à Miró pour son anniversaire » :

Il est évident que pour Joan comme pour moi la poësie, au sens le plus large, était capitale. Être peintre-poëte était notre ambition et par cela nous nous différencions de nos aînés qui, même fréquentant les meilleurs poëtes de leur génération, avaient une peur folle d’être traités par la critique de « peintres littéraires ». – Peintres nous réclamant de l’impératif poëtique, nous franchissions un grand fossé[20].

Si André Masson trouve dans le surréalisme une façon de se rebeller contre une conception trop exclusivement picturale de la peinture, celle que défend la célèbre formule de Maurice Denis dans la revue Art et Critique des 23 et 30 août 1890 (« Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées[21] »), il y rencontre aussi des adeptes d’un art érotique qu’André Masson a pratiqué bien avant la rencontre avec Breton. Dès l’immédiat après-guerre (1919-1921), les premiers dessins connus sont des dessins érotiques. L’amour physique lui est apparu très tôt, selon Michel Leiris, « comme le thème majeur » qui trouve son expression privilégiée dans le dessin plutôt que dans la peinture « nécessairement plus préméditée[22] ». Leiris relève sur une feuille de correction du Journal Officiel cette note :

J’ai aussi peu de respect que d’amour pour les grands monuments de la peinture : je leur préfère les Pyramides et la Tour de Babel que je n’ai jamais vue. Mais il me restera toujours assez de désirs – sexuels ou sensuels – refoulés pour être artiste[23].

Il considère que Masson, « lorsqu’il prend pour sujet le colloque charnel », « entend surtout montrer, sous sa forme à proprement parler la plus nue, le grand élan d’effusion qui pousse chaque être humain à s’affranchir de ses bornes et à trouver, par le commerce d’autres êtres ou le maniement d’autres corps, un moyen de ne plus être un étranger dans le monde et de contraindre l’extérieur à lui fournir une réponse.[24] » En 1939, dans « Prestige d’André Masson », André Breton valorise cet érotisme qu’il considère comme « la clé de voûte[25] » de l’œuvre du peintre.

Rebelle contre tout ce qui asservit le désir, Masson fut également très tôt rebelle contre ce que Leiris appelle le « bagne de la raison[26] » et c’est cette liberté qui s’affranchit du contrôle de la raison que Breton loue dans la pratique de l’automatisme par Masson :

André Masson tout au début de sa course rencontre l’automatisme. La main du peintre s’aile véritablement avec lui : elle n’est plus celle qui calque les formes des objets mais bien celle qui, éprise de son mouvement propre et de lui seul, décrit les figures involontaires dans lesquelles l’expérience montre que des formes sont appelées à se réincorporer. La découverte essentielle du surréalisme est, en effet, que, sans intention préconçue, la plume qui court pour écrire, ou le crayon qui court pour dessiner, file une substance infiniment précieuse[27].

Enfin, si le rebelle Masson s’enrôla si aisément au service de Breton au temps de la rue Blomet, c’est parce que celui-ci, à ses yeux, représentait l’avenir. À une question de Miro : « Faut-il aller voir Picabia ou Breton ? » Masson répondit « Picabia non, c’est déjà le passé. André Breton oui, lui, c’est l’avenir[28] ». Cette formule pourrait orienter la réponse à la question que Françoise Levaillant laisse ouverte au terme de son étude sur les débuts de la carrière d’artiste d’André Masson, du côté d’une « adaptation aux nouvelles conditions historiques » plutôt que du côté d’une « transgression révolutionnaire[29] ».

Même si, comme le note Jean-Paul Clébert, après des entretiens en 1967, le peintre continue à défendre le groupe à l’extérieur[30], l’indocile Masson ne tarda cependant pas à se rebeller contre le surréalisme de Breton, surréalisme contre lequel il est entré assez rapidement en « dissidence ». Dès la fin de 1928, Masson « s’éloigne de lui-même et refuse qu’on lui accole désormais l’étiquette surréaliste » (ibid.), avant d’être exclu, par Breton, du Second Manifeste. Réconciliés au moment de la Guerre d’Espagne et de l’exil américain, Masson et Breton s’éloignent en 1942 et rompent définitivement en 1943 (ibid., p. 371-372).

André Masson, rebelle contre le surréalisme

Pour expliquer que la rébellion d’André Masson, d’abord enrôlée au service du surréalisme, se soit ensuite retournée contre le surréalisme même, plusieurs explications ont été proposées.

La première est psychologique. Pour Jean-Paul Clébert, c’est évidemment contre l’autorité de Breton et son obstination à cristalliser le surréalisme autour de sa propre personne qu’il se rebelle (ibid.). Georges Limbour note également que les surréalistes « sont par nature des citadins », ne pouvant « vivre qu’en groupe, à proximité du laboratoire ou du café », alors que Masson, pendant toute sa vie, préféra « les chemins des campa­gnes aux rues de la ville[31] », pour vivre au plus près d’une nature qui est source d’inspiration pour toute son œuvre, au-delà de la fracture souvent relevée entre les œuvres d’avant la Se­conde Guerre mondiale et celles d’après celle-ci[32]. Limbour remarque également que si les membres du groupe surréaliste et Masson partagent un même goût pour le scandale, celui-ci n’a pas le même sens dans les deux cas. Le scandale surréaliste,

mises à part quelques provocations hardies, comme quelques atteintes à l’honneur de l’armée, portées d’ailleurs par des hommes qui jouèrent un rôle effacé dans le mouvement, était généralement, dérivant du scandale dadaïste, un scandale de dilettante, un scandale publicitaire, assez bien calculé et dosé pour qu’il ne comportât pas de risque.

Les scandales de Masson étaient bien différents :

Les provocations, il ne les faisait pas de sang-froid, ayant pris toutes les précautions possibles […]. Il les faisait généreusement, spontanément, en état d’exaspération, au moment le plus inopportun et le plus dangereux, quand il n’était pas en force, ou tout seul, et il dépassait toute mesure[33].

La seconde explication est politique :

En juillet 1942, « à la demande de Rosenberg, Masson exécute, à l’occasion du 14 juillet que célèbre la Société des Amis Américains de la France forever, un panneau Liberté, Égalité, Fraternité. Cette démonstration de nationalisme, vivement désapprouvée par Breton et Tanguy, sera l’une des causes de la rupture de Masson et des Surréalistes[34].

La troisième est une explication esthétique sur laquelle je voudrais m’arrêter plus longuement. Si la pratique de l’automatisme a fait de Masson le peintre modèle de Breton, leur conception de celui-ci est aussi très différente, comme l’indique Limbour qui distingue l’automatisme de Masson de celui de Breton :

Si l’automatisme a été l’un des grands procédés surréalistes, il convient de remarquer que celui qui était recommandé par Breton dans ses manifestes étaient un automatisme méthodique, volontaire, extrêmement discipliné et dont les règles étaient formulées avec une grande précision. L’automatisme qui a présidé à l’élucubration de certains dessins de Masson est au contraire involontaire et tout spontané, c’est pourquoi il ne refuse pas, si elle se présente momentanément, sur une hésitation, l’intervention de la lucidité. […] L’automatisme n’est donc pas chez lui une méthode de création propre à remplacer d’autres moyens défaillants, un sondage expérimental de l’inconscient, elle est le mouvement naturel de l’inspiration, la vivacité de l’invention[35].

De son côté, en 1943, André Masson critique la dictature de l’inconscient surréaliste au nom d’une “matière” qui aurait été sacrifiée :

[…] la doctrine de l’automatisme pur ne peut être que dissolvante […] si on la prend pour une fin. Il est fallacieux de croire que l’on peut vaincre la résistance de la matière en niant cette résistance.
Ce qui demeure, je crois à l’actif du surréalisme c’est sa révolte initiale contre un certain formalisme cubiste, c’est d’avoir revendiqué le droit de faire allusion à autre chose qu’à des objets familiers. Mais décréter la supériorité de l’inconscient sur le conscient, du délire sur la raison, nier l’étude et le savoir afin d’encourager des “vocations factices”, à quoi bon[36] ?

Cette critique accuse la distinction entre deux conceptions dif­férentes de la peinture relevée également par des historiens d’art comme William Rubin qui distingue, dans la peinture surréaliste des années trente, la peinture de Masson, celle de Miro (l’un et l’autre pionniers du surréalisme) et, partiellement, celle de Max Ernst de celle des autres surréalistes (Magritte, Tanguy et Dali) qualifiés de peintres “illusionnistes” dont l’œuvre est caractérisée par ce qu’il appelle une forme d’“onirisme pictural” :

Une définition plus large, et historiquement plus juste du surréalisme pictural, ferait une part égale aux deux genres de peinture : l’une abstraite, l’autre illusionniste ; l’une et l’autre également engagées dans une commune recherche d’art poétique, de peinture-poésie[37].

Parce qu’elle sacrifie la dimension matérielle, la peinture surréaliste prend le risque, pour Masson, de l’académisme. En 1943, date de sa rupture avec Breton, Masson parle dans une lettre à Saidie May de “la plupart des peintures de ‘l’Académie surréaliste’” comme des “vrais ‘pompiers’ de notre temps[38].” En 1943 toujours, dans la conférence de Mount-Holyoke collège où il défend le “fait pictural” et la “saveur” (au double sens de goût et de savoir) de la peinture française, il tente un bilan de ce qui le distingue du mouvement auquel il n’appartient plus :

s’il est incontestable que le surréalisme est le seul mouvement qui se soit imposé depuis le fauvisme et le cubisme, force m’est cependant de reconnaître que l’étiquette surréaliste recouvre des tendances diverses et inconciliables. Le vieux diable académique peut astucieusement porter le masque de la modernité, il n’en est que plus pernicieux ; il insinue que l’imagination doit avoir recours à l’imitation la plus vile, la plus aguichante, pour se manifester de manière efficace, bafouant ainsi l’esprit créateur. Nous vivons dans un temps de confusion telle que l’on a pu voir des peintres révolutionnaires nous infliger un “retour à Bœcklin”[39].

Cette place accordée, contre la dimension “illusionniste”, à la dimension matérielle de la peinture, Masson l’appellera à partir de la fin des années 50 “picturalité”. Il emprunte le terme à Heinrich Wölfflin dont il a lu les Principes fondamentaux de l’histoire de l’art (comme en témoigne l’inventaire publié en 2011 de sa bibliothèque[40]) et qu’il cite dans son article de 1964 sur Delacroix[41] et dans un article de 1956 sur l’art d’Orient. Il y regrette que “pendant quarante années, notre peinture (celle qui occupa le devant de la scène) n’a guère été picturale. La roue a tourné et la picturalité (ou surgissement par la lumière, et absence de délimitation) reprend le dessus[42] ». C’est au nom de cette revalorisation de la picturalité qu’il change son regard sur l’impressionnisme et, en 1952, publie un texte intitulé “Monet Le Fondateur” dans lequel il relève la touche “entrecroisée, ébouriffée, ocellée” d’un peintre que Masson définit en une formule : “Peintre des apparences (il n’est pas théologien)”[43].

Les écrits postérieurs seront pour Masson l’occasion de revenir sur les points de discorde qui le séparaient de Breton dès leur rencontre. J’en retiendrai trois principaux : la place accordée à la musique, à l’événement et la référence à Nietzsche.

Michel Leiris affirme dans son journal que Masson aimait à raconter qu’il se rendait au concert avec Max Ernst en cachette d’André Breton qui, selon Leiris, “avait horreur de la musique[44] ». Masson partage ce goût pour la musique avec son ami Joan Miró : “Contrairement à mes amis surréalistes, je me suis toujours beaucoup intéressé à la musique” affirme Miró[45]». Cette passion pour la musique est le symptôme d’une attention à la dimension plastique de l’œuvre plus qu’à sa signification :

Je me suis toujours soucié de construction plastique et pas seulement d’associations poétiques. C’est ce qui me distinguait des Surréalistes. (ibid., p. 60)

[…] je n’ai jamais été complètement d’accord avec les Surréalistes, qui jugeaient le tableau selon son contenu poétique, ou sentimental, ou même anecdotique. Moi, j’ai toujours évalué le contenu poétique selon sa possibilité plastique. (ibid., p. 116)

Dans le texte qu’il consacre en 1939 à l’œuvre de Masson, Breton l’oppose à celle de Braque parce qu’elle « peut tenir à côté du journal de chaque jour[46] ». La peinture figurative est précisément, pour Masson, celle qui donne toute sa place à l’événement. C’est ce qui fait la grandeur, pour lui, de certaines œuvres de la peinture du passé comme celle de Poussin :

La plus simple existence, la vie la plus humble, c’est encore de l’histoire. L’écuelle brisée par Diogène s’égale au fronton du temple et le considérable laurier participe aux funérailles de Phocion[47].

André Masson se présente lui-même comme « le seul peintre surréaliste à [s] » être livré à cet acte considéré comme condamnable : peindre l’événement. […]. Mais la peinture surréaliste se voulait un peu hors de l’Histoire[48] ».

Je voudrais enfin rapidement évoquer la place de la référence à Nietzsche autour de laquelle se séparent Breton et Masson. Si l’anecdote liée à l’allusion à Nietzsche et Dostoïevski lors de la première rencontre entre Masson et Breton est connue (« Ah ! ceux-là, c’est ce que je déteste le plus ! » se serait écrié Breton[49] »), la place de la référence à l’œuvre de Nietzsche dans celle de Masson mériterait, me semble-t-il, une étude plus approfondie. Elle légitime, pour Masson, le refus d’aborder l’œuvre d’un point de vue moral alors que, selon lui, Breton restait attaché à ce point de vue (ibid., p. 43). Elle justifie également son intérêt pour les œuvres du passé alors que Breton « retenait », dit-il, très peu de choses du passé[50] » : « Enfin l’activité de mon esprit est d’ordre inactuel[51] ».

Elle a joué également un rôle décisif dans la réflexion partagée avec Georges Bataille sur Héraclite, notamment sur la valeur à accorder à la contradiction. En témoigne une lettre de juin 1936 :

Hier soir en relisant « L’origine de la Tragédie » je me suis aperçu que j’avais toujours oublié de couper les pages de la fin : des Notes (elles sont extraites de pages peu connues conservées par le Nietzsche-Archiv) – écrites en 1888. Ces remarques sur Héraclite sont si éblouissantes que je ne peux résister au plaisir de te les transcrire : c’est une digne conclusion à nos conversations (inoubliées) du mois d’Avril.
« La sagesse tragique fait défaut, – j’en ai vainement cherché les indices même chez les grands esprits de la Grèce pré-socratique. Il me restait un doute pour Héraclite, dans le voisinage duquel j’étais plus à mon aise que n’importe où. L’affirmation de la périssabilité et de la destruction, ce qu’il y a de décisif dans une philosophie dionysienne, l’approbation de tout ce qui est lutte et contraste, avec la récusation absolue de tout ce qui évoque l’idée d’“Etre” – Il faut que je reconnaisse là, à tous égards, ce qu’il y a de plus parent avec ma nature, parmi tout ce qui a été pensé jusqu’à ce jour. »
Je ne croyais pas si bien dire en affirmant d’une manière toute instinctive : que Nietzsche n’avait qu’un esprit-frère dans le passé : Héraclite[52]

Par cette valorisation d’une lecture non dialectique de la pensée d’Héraclite par Nietzsche, pensée qui préserve « la lutte et le contraste », Masson s’oppose à Breton qui, dans l’ouverture du Second manifeste du surréalisme de 1930, prône le dépassement des « vieilles antinomies » et donne à l’activité surréaliste pour mobile de déterminer le « point de l’esprit » d’où « la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement[53] », dans une perspective qui est celle de Hegel.

Masson oppose d’ailleurs explicitement les valeurs dionysiaques qu’il revendique à celles de Breton. C’est dans ce cadre que sont valorisées la fête (l’épigraphe de La mémoire du monde « Artistes, préparez-nous des fêtes ! » est empruntée à Nietzsche[54]) et la danse : « Nietzsche disait : “Si je croyais à un dieu, ce serait à un dieu dansant”. Breton détestait la danse, prise dans le sens large du mot, à savoir une sorte de libération physique un peu folle. Il n’était pas dionysiaque du tout[55] »). Masson considère Breton comme apollinien :

Au fond, je pensais, contrairement à Breton, que la valeur primordiale ne serait jamais l’automatisme, mais l’esprit dionysiaque ; l’automatisme peut très bien s’intégrer à l’esprit dionysiaque, qui correspond à une sorte d’état extatique et explosif permettant de sortir de soi, de donner libre cours à ses instincts et, par là, mener à l’automatisme. Mais, pour moi, le sentiment dionysiaque est plus permanent que l’automatisme, car l’automatisme est absence du conscient. [Breton] aurait été plutôt apollinien d’une certaine manière. Les égarements que je pratiquais lui étaient absolument étrangers. (ibid.)

Nietzsche a surtout joué un rôle important dans la place que Masson accorde à la forme dans sa conception de l’art. La for­mule que Masson répète à plusieurs reprises dans ses textes sur la peinture (« L’esprit du peintre : la forme même[56] ») put être inspirée par les Fragments posthumes de Nietzsche (XIV) : « On est artiste à condition de ressentir comme contenu, comme la chose même, ce que les non-artistes appellent “forme” ». Masson lui doit assurément une réflexion proprement littéraire sur le travail de l’écriture dont témoignent la variété des formes prises par celle-ci : aphorismes, fragments, notes. Dans l’entretien avec Jean-Paul Clébert, Masson commente pour Jean-Paul Sartre son usage du trait d’esprit à propos de ce qu’il appelle son traité d’esthétique :

J’ai fait Anatomie de mon univers comme les autres peintres, Dürer, Vinci, ont fait des traités de peinture. Cependant le côté didactique de tels ouvrages… chez moi c’est plutôt le contraire : il n’y a rien à apprendre. Toutefois quelque chose de sardonique, une ironie glacée, mais pas d’humour.
Un jour où je montrais à Sartre Anatomie de mon Univers, qui est tout de même un petit peu mon traité d’esthétique personnel, il me demanda sous quel angle il devait lire ce livre. Je lui ai dit que je ne pensais pas que ce dut être sous le signe de l’humour, mais qu’en tout cas il y avait une part d’ironie considérable. Prenez le mot dans son sens romantique allemand, un persiflage de soi[57].

Rebelle donc surréaliste, rebelle contre le surréalisme ? C’est, pour finir, à l’influence de la peinture d’Extrême-Orient que Masson attribue en 1956 son évolution vers un art qui n’est plus un art contre mais ce qu’il appelle une « peinture de l’essentiel » :

Certes, à l’époque de mes premiers tableaux de sable (en 1927), c’est bien dans le sens d’une absolue spontanéité que je m’exerçais. Sur des taches de colle projetées à la volée, du sable était répandu. C’était un pas vers le mouvement pur. Il s’agissait de faire parler la matière la plus muette, de l’arracher à son inertie, de l’animer par le geste. Mais l’instinct d’agression et le « défi à la peinture » me possédaient encore.
Il m’a fallu de longues années avant de pouvoir employer les moyens les plus hirsutes de manière sereine – sans la moindre intention provocatrice ou polémique[58].

Une remarque plus générale enfin : mon étude s’est appuyée sur des propos de Masson bien postérieurs aux événements évoqués. Il faut donc, bien sûr, prendre en compte la dimension rétrospective de la reconstruction de son trajet mais aussi le sens différent qu’il a pu prendre à plusieurs moments de la vie du peintre. La relation de l’individu au groupe n’a certes pas la même signification dans la première partie du XXe siècle où les avant-gardes liaient l’innovation au collectif et dans la seconde partie du siècle où, comme l’indique en 1953 le critique Michel Tapié, « l’ère des mouvements collectifs est révolue[59] ». Les écrits de ou sur Masson datant de la seconde moitié du XXe siècle doivent être appréciés dans le contexte de cette revalorisation de l’individu contre le groupe.

 Université PARIS VIII


[1]. André Masson, Le Rebelle du surréalisme, Écrits, Anthologie établie par Françoise Will-Levaillant, Paris, Hermann, 1994 (1ère éd. 1976).

[2]. Françoise Will-Levaillant, « Origines sociales et mutations culturelles. Les débuts d’une carrière d’artiste : André Masson », La Condition sociale de l’artiste. XVIe-XXe s., F. Levaillant et alii dir., Saint-Étienne, 1987, p. 106.

[3]. André Masson, Entretiens avec Georges Charbonnier, Paris, René Julliard, 1958, p. 77.

[4]. Françoise Will-Levaillant, « Origines sociales et mutations culturelles… », op. cit., p. 116.

[5]. André Masson, Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 36.

[6]. Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005, p. 274.

[7]. André Masson, Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 37.

[8]. André Masson, « À Joan Miró pour son anniversaire » (1973), Le Rebelle du surréalisme, op. cit., p. 88.

[9]. Maurice Nadeau, « Avertissement » (novembre 1944), Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1964, p. 5.

[10]. Michel Leiris, « La ligne sans bride » (printemps 1968 – printemps 1971), préface à André Masson – Massacres et autres dessins, Paris, Hermann, 1971, n.p. Repris dans Écrits sur l’art, P. Vilar éd., Paris, CNRS éditions, 2011, p. 128.

[11]. André Masson, « 45, rue Blomet » (Atoll, n° 2, septembre-octobre-novembre 1968, p. 15-21). Repris dans Le Rebelle du surréalisme, op. cit., p. 79.

[12]. Georges Limbour, préface, Entretiens d’André Masson avec Georges Charbonnier, Paris, Julliard, 1958. Repris dans Georges Limbour, Spectateur des arts. Écrits sur la peinture (1924-1969), M. Colin-Picon et F. Nicol éd., Paris, Le Bruit du temps, 2013, p. 918.

[13]. Georges Limbour, préface, André Masson : Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 917.

[14]. Nicolas Poussin 1594-1665, Catalogue de l’exposition des Galeries nationales du Grand Palais, L. – A. Prat et P. Rosenberg dir., Paris, RMN, 1994, p. 180.

[15]. Georges Limbour, préface, André Masson : Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 918-919.

[16]. André Breton, « Distances » (1923), Les Pas perdus, OC I, M. Bonnet dir., « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1988, p. 289.

[17]. André Breton, « Le Surréalisme et la peinture » (1928), Le Surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965, p. 36.

[18] André Masson, « Sur Daumier » (New-York, Pour la Victoire, n° 21, samedi 30 mai 1942). Repris dans Le Plaisir de peindre, Nice, La Diane française, 1950, p. 22-23.

[19]. André Masson, « “45, rue Blomet” (1968), Le Rebelle du surréalisme, op. cit., p. 78-79.

[20]. André Masson, “À Joan Miró pour son anniversaire” (1973), Le rebelle du surréalisme. op. cit., p. 87.

[21]. Voir Georges Limbour “André Masson” (Arts de France, n° 15-16, 12 novembre 1947). Repris dans Georges Limbour : Spectateur des arts. Écrits sur la peinture (1924-1969), op. cit., p. 482.

[22]. Michel Leiris, “La ligne sans bride” (1968-1971), Écrits sur l’art, op. cit., p. 125.

[23]. Michel Leiris “Éléments pour une biographie” (André Masson, Rouen, Wolf, 1940, p. 94). Repris dans Écrits sur l’art, ibid., p. 94.

[24] Michel Leiris, “Idoles” (André Masson et son univers, Lausanne, 1947). Repris dans Écrits sur l’art, ibid., p. 113.

[25]. André Breton, “Prestige d’André Masson” (1939), Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 154.

[26]. Michel Leiris, “Mythologies” (André Masson et son univers, Lausanne, 1947), Écrits sur l’art, op. cit., p. 111.

[27]. André Breton, “Genèse et perspective artistiques du surréalisme” (1941), Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 66 – 68.

[28]. André Masson, Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 41.

[29]. Françoise Levaillant, “Origines sociales et mutations culturelles…”, op. cit., p. 117.

[30]. Jean-Paul Clébert, notice “Masson”, Dictionnaire du surréalisme, Paris, Seuil, 1996, p. 370.

[31]. Georges Limbour, préface, André Masson : Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 922 et 920.

[32]. Françoise Nicol, Georges Limbour. L’aventure critique. Préface de Bernard Vouilloux, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 127-128.

[33]. Georges Limbour, préface, André Masson : Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 921.

[34]. Frances Beatty, “Biographie”, Catalogue André Masson, Galeries nationales du Grand Palais, 5 mars-2 mai 1977, p. 217.

[35]. Georges Limbour, préface, André Masson : Entretiens avec Georges Charbonnier, op. cit., p. 917.

[36]. André Masson, “Unité et variété de la peinture française” (conférence faite à Mount-Holyoke college le 27 juillet 1943, sur le thème proposé par L. Venturi “Variations du goût et permanence des valeurs”. Publié à New-York dans Renaissance, n° II et III, années 1944-45). Repris dans Le Plaisir de peindre, op. cit., p. 40.

[37]. William Rubin, “André Masson et la peinture du vingtième siècle” (11-77) in Catalogue André Masson, op. cit., p. 13.

[38]. André Masson, lettre à S. May, Carolyn Lanchner, “André Masson : Origine et Développement” in Catalogue André Masson, ibid, p. 171.

[39]. André Masson, “Unité et variété de la peinture française” (1943), op. cit., p. 39-40.

[40]. Hélène Parant, Fabrice Flahutez, Camille Morando, La bibliothèque d’André Masson. Une archéologie, éditions Artvenir, Paris, 2011, p. 39 et 474.

[41]. André Masson, “Le peintre et la culture” (1964), Le Rebelle du surréalisme. op. cit., p 148.

[42]. André Masson, “Une peinture de l’essentiel” (1956), ibid., p. 175.

[43]. André Masson, “Monet Le Fondateur” (1952), ibid., p. 131 et 130.

[44]. Michel Leiris, Journal 1922-1989, Paris, Gallimard, 1992, p. 838, note 18.

[45]. Joan Miró, Carnets catalans, dessins et textes inédits, présentés par Gaëtan Picon, tome 1, Genève, Skira, 1976, p. 118.

[46]. André Breton, “André Masson. Prestige d’André Masson” (1939), Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 152.

[47]. André Masson, “Notes” (New-York, View, avril 1943). Repris dans André Masson, Le Plaisir de peindre, op. cit., p. 28.

[48]. André Masson, Vagabond du surréalisme. Présentation de Gilbert Brownstone, Paris, éditions Saint-Germain – des-Prés, 1975, p. 142. Entretiens commencés pendant l’été de 1968, p. 7.

[49]. André Masson, Entretiens avec Georges Charbonnier, p. 47.

[50]. André Masson, Vagabond du surréalisme, op. cit., p. 43.

[51]. André Masson, Lettre à D.-H. Kahnweiler, 6 octobre 1939, André Masson : Les Années surréalistes. Correspondance 1916-1942. F. Levaillant éd., La Manufacture, 1990, p. 436.

[52]. André Masson, lettre à Georges Bataille, Tossa, juin 1936. Le Rebelle du surréalisme, op. cit., p. 290.

[53]. André Breton, Second Manifeste du surréalisme (1930), OC I, 781.

[54]. André Masson, La Mémoire du monde, les sentiers de la création, Genève, Skira, 1974, p. 39.

[55]. André Masson, Vagabond du surréalisme, présentation de Gilbert Brownstone, éd. Saint-Germain-des-prés, 1975, p. 80.

[56]. André Masson “Notes” (New-York, View, avril 1943). Repris dans Le Plaisir de peindre, op. cit., p. 28.

[57]. Mythologie d’André Masson conçue, présentée et ordonnée par Jean-Paul Clébert, Genève, Pierre Cailler, 1971, p. 63.

[58]. André Masson, “Une peinture de l’essentiel” (1956), Le Rebelle du surréalisme, op. cit., p. 173.

[59]. Michel Tapié, “Espace et expressions”, Premier bilan de l’art actuel 1937-1953, R. Lebel dir., Paris, Soleil Noir, 1953, p. 102-103.

Masson rebelle

 

L’intertexte du monde dans les « Vingt-cinq poèmes »

L’intertexte du monde dans les Vingt-cinq poèmes

par Catherine DUFOUR

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Le contexte de publication des Vingt-cinq poèmes

Le contexte zurichois

Ce recueil poétique est le premier à avoir été publié à Zurich, en 1918, avec des illustrations de Arp, et le troisième ouvrage de la collection dada, après La Première Aventure Céleste de Mr Antipyrine et les Phantastische Gebete (Prières fantastiques)  de Richard Huelsenbeck. Une réédition a eu lieu à Paris aux éditions de la Revue Fontaine avec 12 dessins d’Arp, différents des gravures de la première édition, en 1946 sous le titre Vingt-cinq et un poèmes, avec un poème inédit, « Le sel et le vin ».

À première vue ces poèmes sont obscurs, on ne sait comment y entrer. Des voyelles et des mots s’y promènent en liberté, l’énonciation en est indéterminée, les phrases sont généralement asyntaxiques, les images énigmatiques, le sens décousu. Une impression de chaos en ressort. On peut prendre le parti de ce que Tzara, dans une lettre à Breton (mars 1919), appelle l’immédiateté, et se laisser embarquer dans cet univers aux éléments hétérogènes. Ou alors, comme l’obscurité incite à l’exégèse, tenter des approches plus scientifiques, comme l’ont fait Mary Ann Caws ou Marguerite Bonnet. J’ai choisi d’y entrer par des dates : 1916-1918. Et de prendre l’expression « intertexte du monde » (H. Béhar) au premier degré de « monde européen » dans une Europe en guerre.

Contrairement à De nos oiseaux, qui comprend des poèmes écrits de 1912 à 1922, donc une palette large de production poétique, les poèmes de ce recueil ont tous été écrits entre 1916 et 1918 (en dehors de « Froid jaune » qui date de 1915). Les Vingt-cinq poèmes représentent donc un condensé des préoccupations de Tzara pendant ce laps de temps dont l’aboutissement est le Manifeste Dada 1918, lu le 23 juillet 1918 à Zurich et publié dans Dada 3 en décembre, très peu de temps après la publication des Vingt-cinq poèmes en juin. Les deux années 1916-1918 sont celles de la mise en tension entre les diverses influences issues des courants de la modernité dont Tzara peu à peu s’émancipe pour produire les nouveautés dada. Les Vingt-cinq poèmes constituent donc à la fois une caisse de résonance de la modernité européenne, qui en est un des matériaux de base, et un reflet de la gestation de Dada, dont ils sont le laboratoire poétique.

On sait bien que Tzara a proclamé, dès le Manifeste Dada 1918 : « Dada n’est pas moderne », ne cessant de reprendre cette formule qui sera à l’origine de sa brouille avec Breton, et revendiquant Dada comme rupture et refus de tout compromis avec les écoles et les théories, avant de nuancer le propos sous l’influence de l’hégéliano-marxisme des années 30, notamment dans L’Essai sur la situation de la poésie. Les influences sont pourtant lisibles dans les Vingt-cinq poèmes. L’explication en est historique et tient à l’ambiance intellectuelle de l’Europe dont un certain nombre de protagonistes convergent vers Zurich sous l’influence de la guerre. Il se produit alors un véritable précipité de la « ’’koinè’’ culturelle propre à l’Europe intellectuelle du début du XXe siècle »[1]. Le fonds dans lequel puise Tzara pour réaliser son exercice de « haute couture », cet « intertexte du monde », est composé d’«Esprit nouveau », de simultanéisme, de cubisme, d’abstraction, de futurisme, d’expressionnisme. Les Vingt-cinq poèmes sont à la fois un tissu de langues (roumain, moyen-français, langues africaines), un croisement d’influences diverses et une explosion d’énonciations, de discours, et d’images.

J’essaierai de montrer comment les grandes expérimenta­tions engagées par Tzara en 1916-1918, lisibles en écho dans ce recueil, subvertissent le simple jeu des influences.

Le contexte de publication : Tzara, les revues futuristes italiennes et les revues « cubo-futuristes » françaises

Quatorze des Vingt-cinq et un poèmes, soit la majorité, ont été publiés d’abord en France et en Italie, dans les deux pays pour « Retraite ». Neuf ont été publiés dans diverses revues futuristes italiennes en 1917, et repris en recueil avec des variantes[2]. Six autres ont été publiés en France, en 1917 et 1918, dans Sic et/ou Nord-Sud[3], revues à forte connotation futuriste et cubiste[4]. Parmi les douze autres, trois ont été publiés dans Dada 1 et dans Dada 2 en 1917[5], cinq ne paraissent en revues qu’entre 1919 et 1928[6] et quatre n’ont pas été publiés en revues[7].

Dans une lettre à Jacques Doucet datée du 30 octobre 1922 (OC1, p. 642-643)[8], qui propose le manuscrit des Ving-cinq poèmes à la vente et explique la genèse du recueil, Tzara fait allusion en priorité aux poèmes qui avaient paru dans les revues Sic et Nord-Sud, par l’intermédiaire d’Apollinaire, Reverdy (directeur de Nord-Sud) et P. Albert-Birot (directeur de Sic), soulignant à la fin de sa lettre l’intérêt manifesté à la suite de la publication des Vingt-cinq poèmes par « Apollinaire, Reverdy, Braque, Breton, Soupault… ». Il n’évoque qu’en deuxième position les revues italiennes, alors que chronologiquement les publications de Tzara y sont antérieures. Sans doute pour mettre symboliquement le futurisme au second plan, à une époque où les relations avec ce mouvement sont fortement dégradées[9]. Le ton péjoratif qu’utilise Tzara pour évoquer ses liens passés avec les futuristes est flagrant[10] et, pourrait-on dire de mauvaise foi, car il ne correspond pas à la réalité de son engagement par rapport à l’Italie : son intérêt existe dès 1915 au départ de la Roumanie[11] et devient un activisme intense en 1916 et 1917 (voyage, correspondance, échanges)[12]. Parallèlement l’influence futuriste y est minimisée. Or incontestablement, le futurisme on va le voir, a exercé un rôle non négligeable sur Tzara.

Le contexte de la scène : des poèmes « à crier et à danser »  

Le rôle du futuro-expressionnisme

Tzara dans sa lettre à Doucet est particulièrement sévère pour trois des Ving-cinq poèmes publiés dans des revues italiennes et écrits en 1916 : « Le géant blanc lépreux du paysage », « Pélamide », « Mouvement », auxquels il faut ajouter « Sainte ». Il parle de la « brutalité excessive » de ces poèmes trop « déclamatoires ». Tzara ce faisant fait apparaître le caractère particulier de ces textes : leur destination à la scène. Plusieurs des Vingt-cinq poèmes ont en été déclamés à la soirée dada du 12 mai 1917 et reflètent les délires scéniques des soirées dada de 1916, tels que le tourbillon verbal de la Chronique zurichoise nous les restitue[13]. Et, malgré les regrets et dénégations de Tzara, nous ne pouvons qu’y reconnaître un aspect très novateur : leur dimension performative, calquée sur la geste scénique mise au service d’une expressivité rythmée, dynamique et heurtée, influencée parallèlement par la dramaturgie expressionniste[14] propice, elle aussi, à l’exacerbation. Or à Zurich les fondateurs de Dada sont majoritairement issus de l’expressionnisme allemand (Ball, Huelsenbeck, Arp, Serner etc.[15]) et eux-mêmes imprégnés de futurisme.

Particulièrement remarquables sont à cet égard « Le géant blanc lépreux du paysage » et « Pélamide », insolents, ponctués d’onomatopées, de sons inattendus, de voyelles, de mots empruntés à des langues étrangères ou inventées :

bonjour sans cigarette tzantzanga ganga
bouzdouc zdouc nfoùnfa mbaah mbaah nfoùnfa  
les bateaux nfoùnfa nfoùnfa nfoùnfa
car il y a des zigzags sur mon âme et beaucoup de rrrrrrrrrrrrrr  (« Le géant blanc lépreux du paysage »

Le lecteur-auditeur, entraîné dans une danse infernale, est en même temps insulté comme c’était la norme sur la scène dada :

  ici le lecteur commence à crier
  il commence à crier commence à crier puis dans ce cri il y a des flûtes qui se multiplient des   corails  
le lecteur veut mourir peut-être ou danser et commence à crier
il est mince idiot sale il ne comprend pas mes vers il crie (« Le géant blanc »)

Toute la première moitié de « Pélamide » est constituée de sons, et les trois premiers vers exclusivement de voyelles ou de consonnes :

a e ou o youyouyou i e ou o
youyouyou
drrrrrdrrrrdrrrrgrrrrgrrrr
morceaux de durée verte voltigent dans ma chambre
a e o i ii i e a ou ii ii ventre
montre le centre je veux le prendre
ambran bran bran et rendre centre des quatre
beng bong beng bang
où vas-tu iiiiiiiiupft
machiniste l’océan a ou ith
a o u ith i o u ath a o u ith o u a ith (« Pélamide »)

Les effets de rythme, de cadence sont par ailleurs récurrents dans les poèmes de 1916 :

vibre vibre vibre dans la gorge métallique des hauteurs
(…)
écoute écoute écoute j’avale mbampou et ta bonne volonté
prends danse entends viens tourne bois vire ouhou ouhou ouhou  (« Mouvement »)

Le jugement de Noël Arnaud sur La Première Aventure Céleste de Mr Antipyrine s’applique parfaitement à ces textes :

volonté de Dada d’être spectacle par l’échange, dans une complète incohérence, de mots…   ou de projectiles entre la salle et la scène, théâtre où chaque personnage dit ce qu’il veut   sans souci de l’autre, où les cris et les mots fusent comme autant de balles à relances[16].

Noël Arnaud rejoint en cela W. Benjamin qui écrivait déjà, dans le chapitre XIV de L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1939), qu’avec le dadaïsme, « de spectacle attrayant pour l’œil ou de sonorité séduisante pour l’oreille, l’œuvre d’art [s’était faite] projectile ». Seule une esthétique du choc, provoquant les spectateurs, répondait selon lui aux exigences du temps. Détruisant impitoyablement le potentiel auratique de l’œuvre et donc toute possibilité de « s’abîmer dans la contemplation », l’œuvre dada produisait, contre le « recueillement » de la « bourgeoisie dégénérée » une force de dispersion – modalité moderne de l’expérience » -, une salutaire « distraction très puissante », et devenait « un objet de scandale »,  un « outrage public »[17].

Les enjeux du phonétisme : entre  primitivisme, phonétisme et polyglottisme

Du primitivisme au polyglottisme

W. Benjamin évoque dans le même texte  les « manifestations barbares » de Dada. Pour expliquer les cris et les sons, il faut en effet se référer à d’autres expérimentations que futuristes : les poèmes nègres et les poèmes polyglottes.

On reconnaît dans les poèmes déjà cités des transpositions phonétiques de chants nègres mis au service de la déconstruction. Comme il le rappelle à J. Doucet en 1922, Tzara à Zurich retranscrivait  à cette époque des poèmes nègres (OC 1, p. 441-489). Les poèmes nègres entrent pour une part essentielle dans les soirées zurichoises de 1916 et 1917, sur le modèle des cabarets expressionnistes allemands. Tzara y lit des vers des tribus Kinga, Loritja, Ba-Konga et publie dans Sic en 1917 et 1918 deux notes sur l’art et la poésie nègres (OC 1, p. 394-395 et 400-401), toutes deux adressées à J. Doucet avec le manuscrit des Vingt-cinq poèmes. Rien de très original dira-t-on, tous les modernes (les cubistes, Apollinaire, Cendrars etc.) ont été fascinés par la culture nègre[18]. Mais Tzara se sert de l’inspiration primitive pour concevoir les éléments les plus révolutionnaires de Dada : invention d’une langue poétique subversive, reflet de la spontanéité primitive, insulte à la civilisation. Son premier recueil, non abouti, de tentative de destruction syntaxique (contenant des ébauches des Ving-cinq poèmes) se nommait Mpala Garoo. Et dans Dada 2 (décembre 1917) deux poèmes traduits, de la tribu Loritja, ressemblent étrangement à certains des Vingt-cinq poèmes.

Mais en terme de polyglottisme, une explication ne vient jamais seule. Certaines de ces sonorités permettent en effet d’hésiter entre le nègre et … le roumain, que Tzara intègre parfois très lisiblement dans ses poèmes :

tu dois être ma pluie mon circuit ma pharmacie nu maî plânge  [en roumain: « ne pleure plus »] nu maî plânge veux-tu (« La grande complainte de mon obscurité deux ») 

De façon plus significative, les poèmes sont remplis de ces séries dans lesquelles des connaisseurs de la littérature roumaine ont retrouvé un élément constitutif de leur tradition poétique. Si l’on en croit Vasile Maruta par exemple[19], Tzara semble s’être souvenu de rythmes, jeux de mots, onomatopées etc. appartenant à un fonds poétique et populaire roumain de la dérision présent dans les contes, poèmes populaires, proverbes, dictons, jeux de mots enfantins. Vasile Maruta nous livre même le sens précis, en roumain, des derniers vers du « Géant blanc lépreux du paysage » : incantations météorologiques issues d’anciennes croyances de la civilisation Thrace (« trac »), noms donnés aux gâteaux de Noël ou de Pâques, à des membres de la famille, ou à des objets :

nbaze baze baze regardez la tiare sousmarine qui se dénoue en algues d’or
hozondrac trac
nfoùnda nbabàba nfoùnda tata
nbabàba [20]  

L’ambiguïté est toutefois permise dans les deux derniers vers… dont on peut se demander si c’est du nègre, du roumain, ou du langage enfantin.

La revendication polyglotte internationaliste est flagrante, en cette même année 1916, dans une des grandes nouveautés dada, les poèmes simultans : « L’amiral cherche une maison à louer» est une partition en trois langues déclamées en même temps, dont plusieurs passages sont des syllabes criées par les protagonistes : « Ahoi ahoi », « prrrza chrrrza » « hihi Yabomm hihi Yabomm hihi hihi hihiiiii » « uru uru uro uru uru uro uru uru uru uro pataclan patablan » etc., « oh yes yes yes yes » etc., série reprise plusieurs fois. Tout cela au son d’instruments (sifflet, cliquette et grosse caisse) qui sont précisément ceux qu’évoque « Le géant blanc » :

dalibouli obok et tombo et tombo son ventre est une grosse caisse
ici intervient le tambour major et la cliquette

Le phonétisme dans l’air du temps : vers l’abstraction

Mais d’autres lectures de ces poèmes sont encore possibles car le phonétisme est dans l’air du temps et Raoul Hausmann en établira l’historique[21]. Ce qui est sûr c’est que le phonétisme des Vingt-cinq poèmes diffère du phonétisme mystique de Ball, liturgique, solennel, celui qu’il expérimente sur la scène zurichoise avec, par exemple, « gadji beri bimba »[22].  Il diffère aussi des préconisations de Marinetti qui, dès 1912, plaide pour l’onomatopée « directe, imitative, élémentaire, réaliste ». Les syllabes et les lettres se répandent sur la page des revues zurichoises, dans des textes écrits par des futuristes ou par P. Albert-Birot qui produit des poèmes phonétiques « à crier et à danser »[23].

Si l’on écoute Tzara lui-même, la voyelle nous met plutôt sur la piste de la revendication abstraite ou cubiste : c’est un matériau intégré au poème à la manière des éléments extérieurs insérés dans les toiles des peintres cubistes. Dans sa lettre à J. Doucet, il évoque comme nouveauté majeure des Vingt-cinq poèmes cette introduction d’éléments étrangers aux poèmes, « jugés indignes d’en faire partie, comme des phrases de journal, des bruits et des sons » (non imitatifs). Cette idée figurait déjà dans un texte lu par Tzara lors de la soirée dada du 14 juillet 1916, « Le poème bruitiste » (OC I, p. 551-552) :

J’introduis le bruit réel pour renforcer et accentuer le poème. En ce sens c’est la première fois qu’on introduit la réalité objective dans le poème, correspondant à la réalité appliquée par les cubistes dans les toiles.

Tzara insiste dans cette présentation sur la  quête dada de « l’intensité », des « éléments primaires », de la scansion par les enfants et des « éléments les plus primitifs » :

Par le poème de voyelles (…) que j’ai inventé, je veux relier la technique primitive et la sensibilité moderne. Je pars du principe que la voyelle est l’essence, la molécule de la lettre, et par conséquent le son primitif. 

Finalement la voyelle présente un grand avantage : elle condense le primitif et l’abstraction, une hantise de Tzara. En 1916, il s’essaie à des poèmes de voyelles, « La Panka » ou « La dilaaaaaation des volllllcaaans » (OC I, p. 511-512) et cite dans sa lettre à J. Doucet son poème abstrait « Toto-Vaca » – en réalité une mystification[24] – prétendument « composé de sons purs inventés par [lui] et ne contenant aucune allusion à la réalité. » Tzara faisait ici mentir son compatriote Isou qui l’accuserait plus tard d’en être resté à la « poésie à mots », refusant l’assassinat intégral du sens par la « poésie à lettres ».

Déconstruction/construction, trois modalités essentielles : les mots en liberté futuristes, le collage

Les mots en liberté futuristes

Introduire la voyelle en poésie c’est déjà un travail de déconstruction qui joue avec les codes classiques. Eluard en juillet 1919 demandait à Tzara : « Avez-vous fait ou défait tout cela ? ». En réalité l’entreprise de déconstruction de la phrase avait été amorcée en Roumanie sous l’influence du symbolisme (Corbière, Laforgue) et plus radicalement de Mallarmé, Rimbaud, Apollinaire. Les « mots en liberté futuristes » parachèvent cette démarche (substantifs disposés au hasard de leur naissance, verbes à l’infinitif pour anéantir la subjectivité, abolition des adjectifs et des adverbes, destruction du « Je » dans la littérature[25]), sans qu’on puisse toujours les distinguer des séries verticales syncopées des poètes expressionnistes allemands tels Stramm, ou Schwitters dont Tzara publiera des poèmes de ce type dans sa revue Der Zeltweg en novembre 1919.

Mais Tzara encore une fois subvertit les systèmes. Certes les « mots en liberté » sont bien là, disposés horizontalement ou verticalement sur la page, juxtaposés sans liens logiques. Mais ils sont entrecoupés par des bribes de dialogue, des conversations sous-jacentes – un rappel d’Apollinaire peut-être -, des pauses plus intimes, créant une dynamique de désir dans la chaîne verbale. Certes la dislocation de la grammaire et les ellipses sont la règle du jeu et les sauts lexicaux et syncopes prolifèrent :

les ponts déchirent ton pauvre corps est très grand voir ces ciseaux de voie lactée et
découper le souvenir en formes vertes  (« Verre traverser paisible »)

Mais l’esprit de système est aboli, en voici quelques preuves : la persistance du « je », bannie par Marinetti, de la complainte, de la sentimentalité, ce que G. Browning appelle la « litanie du néant bleu », véritable thème obsessionnel :

mon organe amoureux est bleu
je suis mortel monsieur bleubleu (« Froid jaune »)

souffrance ma fille du rien bleu et lointain
ma tête est vide comme une armoire d’hôtel
(« La grande complainte de mon obscurité deux »)

Certes encore, il y a bien des verbes à l’infinitif sans sujet (14% de l’emploi des verbes nous dit Marguerite Bonnet), comme dans « La grande complainte de mon obscurité trois » ou « Printemps », dont plusieurs vers commencent par un infinitif. Mais dans ces deux cas, l’infinitif ne fait pas système, il alterne avec des formes conjuguées : 64% de présents sont comptabilisés par M. Bonnet.

Souvent de surcroît les vers s’organisent autour de quelques mots relancés par l’organisation rythmique ou par des procédés de répétition :

les ciseaux les ciseaux les ciseaux et les ombres
les ciseaux et les nuages les ciseaux les navires
    (« Le géant blanc »)

Ou par des procédés de dérivation, de paronomase, à la manière des comptines :

sur des maisons basses plus basses plus hautes plus basses
le train de nouveau le veau spectacle de la tour du beau je reste sur le banc qu’importe le veau le beau le journal
   (« Petite ville en Sibérie »)

Ou encore par des associations thématiques : « Retraite » s’ouvre sur une colonne de mots en liberté qui semblent mimer le geste d’un enfant feuilletant un album, en écho peut-être à la modernité rimbaldienne des « petits livres de l’enfance » dans « Alchimie du verbe » :

oiseaux enfance charrues vite
auberges
combat aux pyramides
18 brumaire
le chat le chat est sauvé
entrée
pleure
valmy, vire vire rouge
pleure
dans le trou trompette lents grelots
pleure

Relances et ruptures dessinent des séquences, dans lesquelles on trouve des rejets internes aux vers, constituant des « greffons », selon Michel Murat[26], ou des mots intrus. Les combinaisons sont innombrables[27], au gré de la « machine désirante dadaïste » que Gilles Deleuze dans L’Anti-Œdipe[28] oppose à la machinerie futuriste.

Innovation : le collage au service de la déconstruction 

La prédilection de Tzara pour les mots disposés au hasard et libérés des contraintes grammaticales est désignée par Aragon du terme de collage[29], qui suit la méthode édictée dans « Pour faire un poème dadaïste » (1920), petit manuel ironique du genre et, selon G. Browning, « énoncé (cohérent) de l’incohérence intentionnelle du poème. » Cette forme de collage est aussi une affirmation de la matérialité des mots, qui tient compte de leur force interne, de leur expressivité intrinsèque, et n’est pas loin des analyses de Raoul Hausmann en 1968 dans « Matières-collages », aisément transposables au mot :

Les matériaux ne sont pas inertes, au contraire, ils possèdent une force d’expression qu’on   doit découvrir, pour démontrer qu’ils sont animés. C’est cela le caractère caché mais révélateur du collage.[30]   

Tzara en 1953 dans « Gestes, ponctuation et langage poétique » met quant à lui l’accent sur le « choc émotionnel » provoqué par le collage des mots et les ellipses :

L’image poétique devait résulter de cet approchement inhabituel des mots, de même que l’énoncé d’un seul mot ou d’un son pouvait suffire à le créer. (oc v,  p. 238-239)

Mais il existe une autre forme de collage dans les Vingt-cinq poèmes : des bribes de vers issus des Centuries de Nostradamus sont intégrées dans plusieurs poèmes. Marcel Janco a raconté[31] le choc provoqué sur les dadaïstes par cette poésie obscure, abstraite, mais très expressive et propice à l’invention d’une langue nouvelle. D’où le plagiat, c’est à dire la citation non référencée, ce type de collage qui n’est pas un ajout à une forme déjà construite, comme chez les cubistes, mais « crée sa propre plastique »[32]. Gordon Browning a étudié de très près ces emprunts[33]. Au moins cinq des Vingt-cinq poèmes utilisent ce procédé : « Droguerie conscience », « Amer aile soir » et les trois « Complaintes ». Dans « La complainte de mon obscurité trois », G. Browning a identifié plusieurs bribes de quatrains des Centuries (ci-dessous en caractères gras) et tenté d’interpréter leur utilisation. Le début du texte, nous dit-il, est clair, fondé sur des jeux d’obscurité progressive (au sens physique du terme) : crépuscule, lumière tamisée (chez nous les fleurs des pendules s’allument et les plumes encerclent la clarté), puis sur la complainte (mon fils / mon fils), puis sur le thème de la dégénérescence physique du poète et de son néant (nous sommes trop maigres), jusqu’à ce vers : « cristaux points sans force feu brûlée la basilique (Centuries, VIII, II),

À partir de cette évocation de châtiment biblique, le poème hésite entre déchéance et ascension, ambivalence structurante des trois complaintes, avant de réintroduire trois derniers vers « obscurs » issus de Nostradamus :

Vers le nord par son fruit double
Comme la chair crue
Faim feu sans (VIII, 18, VIII, 17)

La « Complainte un », enrichie de tels fragments, a une tonalité manifestement biblique : 

les aigles de neige viendront nourrir le rocher
où l’argile profonde changera en lait
et le lait troublera la nuit les chaînes sonneront
la nuit composera des chaînes (…)
le sceptre au milieu parmi les branches

Le fer changé en vin et en sel y est une référence fondamentale, qu’on trouve aussi dans le vingt-sixième poème de 1946, « Le sel et le vin », alors inédit mais plus ancien, tissé de fragments des Centuries.

L’observation des collages empruntés à Nostradamus dans « Droguerie conscience » a permis à G. Browning d’expliciter la persistante notion d’obscurité, grâce à la comparaison avec une variante de publication en revue, reprise d’un ancien poème roumain et contenant ce vers :

il faisait tellement obscur que les paroles étaient lumière

L’obscurité des Vingt-cinq poèmes serait en fait à interpréter comme lumière aveuglante, nous dit G. Browning, mais aussi Tzara dans sa « Note sur la poésie » envoyée avec le manuscrit des Vingt-cinq poèmes :

L’obscurité est productive si elle est lumière tellement blanche et pure que nos prochains en
sont aveuglés. De leur lumière, en avant, commence la nôtre. Leur lumière est pour nous,
dans la brume, la danse microscopique et infiniment serrée des éléments de l’ombre en
fermentation imprécise. N’est-elle pas dense et sûre la matière      dans sa pureté ?

Browning conclut que le plagiat, qu’il soit collage de vers écrits par d’autres ou tirage au sort des mots dans le journal, est constitutif du travail de négation inhérent à la création dada. Cette technique, qui remonte à Lautréamont, passera par Guy Debord et fera, comme on le sait, les délices de la postmodernité…

La production des images 

 Une déconstruction au service d’un imaginaire

Les Vingt-cinq poèmes forment un tissu composite de lettres, de mots, de syntagmes, de petites séquences, de tons, de styles, de lieux, de temporalités. De façon plus large, la déconstruction s’applique aux images. Dans chaque poème on observe des petites séquences discontinues, des morceaux d’imaginaires grossièrement assemblés : c’est la « haute couture », qui en 1919 est le titre d’un poème de Tzara écrit avec Picabia[34]. Ce passage de « Mouvement » en fournit un bel échantillon :

que je sois dieu sans importance ou colibri
ou bien le phœtus [sic] de ma servante en souffrance
ou bien tailleur explosion couleur loutre
robe de cascade circulaire chevelure intérieure lettre qu’on reçoit à l’hôpital longue très longue
lettre
quand tu peignes consciencieusement tes intestins ta chevelure intérieure
tu es pour moi insignifiant comme un faux-passeport
les ramoneurs sons [sic] bleus à midi
aboiement de ma dernière clarté se précipite dans le gouffre de médicaments verdis ma chère   mon parapluie
tes yeux sont clos les poumons aussi

du jet-d’eau on entend le pipi
les ramoneurs

La poésie de Tzara est cosmique : elle nous promène aux quatre coins du cosmos, « passant des cimes éthérées aux profondeurs minérales, de l’ombre à la lumière, du tourbillon à l’immobilité » (H. Béhar, OC I, p. 646). Mais en même temps, de cosmique en cosmopolite, cette poésie « discrépante » (H. Béhar), hétérogène, fait entendre différents imaginaires européens. Les études de vocabulaire entreprises systématique­ment, voire statistiquement, par Marie Anne Caws ou Marguerire Bonnet, permettent ainsi d’identifier un imaginaire dynamique proche du futurisme en peinture : impression d’un espace animé de mouvements ascensionnels ou concentriques, univers en rotation, en proie au vertige, aux métamorphoses des matières (liquéfaction, cristallisation), des couleurs, des lumières, des figures. Outre les poèmes publiés en revues futuristes, la série des « Complaintes » utilise abondamment les tourbillons, spirales, ou jaillissements ascensionnels :

froid tourbillon zigzag de sang (…)
les souvenirs en spirales rouges brûlent le cerveau (…)
tour de lumière la roue féconde des fourmis bleues (…)
les paratonnerres qui se groupent en araignées (…)

Quelques visions sont empruntées aux mythes urbains futuristes, à ses sensations électriques, ses distractions, filées dans des notations empruntées à la nature :

les jets d’eau agrandiront les usines
   (« Droguerie conscience »)

Je téléphone ailes et tranquillité d’un instant de limite construire en colonnes de sel : des
lampes de nuage neige et lampions de musique zigzag proportions anneaux monts de jaune
jaune  jaune jaune o l’âme qui siffla la strophe du tuyau jauni en sueur d’encensoir
   (« Amer aile soir »)

La guerre ou la vitesse, qui constituent les thèmes mimétiques de la nouvelle poésie selon Marinetti, sont chez Tzara des forces en action qui combinent allitérations et images :

concentration intérieure craquement des mots qui crèvent crépitent les décharges électriques des gymnotes l’eau qui
se déchire
quand les chevaux traversent les accouplements lacustres
toutes les armoires craquent

la guerre

là-bas   (« Sainte »)

Sur la vitesse Tzara écrit dans sa « Note sur la poésie », jointe au manuscrit adressé à Doucet et susceptible de devenir la préface du recueil :

Le poème pousse ou creuse le cratère, se tait, tue, ou crie le long des degrés accélérés de la
vitesse.

Ce qui est emprunté spécifiquement à l’expressionnisme

Cet imaginaire futuriste se confond parfois avec l’imaginaire expressionniste, pessimiste et morbide, et plus fréquemment représenté. La proximité entre le symbolisme de Rimbaud, Laforgue, Maeterlinck ou Verhaeren, inspirateurs reconnus de Tzara dès la Roumanie, et l’expressionnisme, a été démontrée, notamment par J.M. Palmier[35]. Les atmosphères de décomposition ou d’apocalypse, propres aux écrivains de ce mouvement (G. Benn, G. Heym, E. Lasker-Schüler, G. Trakl) et récurrentes dans les Premiers poèmes roumains de Tzara, sont  omniprésentes dans les textes de Zurich, à commencer par La Première Aventure et Le Manifeste, qui utilisent les images du messianisme apocalyptique :

Nous (…) préparons le grand spectacle du désastre, l’incendie, la décomposition. [Manifeste Dada 1918] 

M. Bonnet a répertorié les motifs expressionnistes dans Vingt-cinq poèmes et De nos oiseaux[36]: visions d’apocalypse, corps mutilés ou morcelés, monstres ou créatures hybrides, parturitions douloureuses, idées de pourrissement, distorsion des formes, phénomènes de synesthésie inquiétants. Les couleurs (une palette bleu, jaune, vert, rouge) se décomposent. Dans « Froid Jaune » de 1915, des synesthésies perturbées s’associent à des sensations olfactives désagréables, à la putréfaction (« ordure verdie vibrante »), à des lumières confuses (« sous les crépuscules tordus »), à des sensations morbides («piéton fiévreux et pourri et »). Les évocations d’embrasement, de nature en flammes, de guerre ou d’apocalypse, parcourent « Le géant blanc lépreux du paysage » et traversent « Amer aile soir » ou « Soleil nuit ». Les allusions à des menaces ou au châtiment divin se répandent dans « La grande complainte de mon obscurité trois », « Sage dans deux », « Petite ville en Sibérie ».

Le motif du morcellement « organe après organe » (mis en scène dans Le Cœur à gaz en 1921, dont les personnages se nomment Œil, Bouche, Nez, Oreille) est un des plus représenté, l’œil occupant une place prépondérante, mais aussi la bouche, le nez, les dents,

o le nouveau né qui se transforme en pierre de granit qui devient trop dur et trop lourd pour sa mère
   (« Sainte »)

les ressorts du cerveau sont des lézards jaunis qui se liquéfient
(« La grande complainte de mon obscurité deux »)

nous sommes trop maigres
nous n’avons pas de bouche
nos jambes sont raides et s’entrechoquent
(« La grande complainte de mon obscurité trois »)

des cœurs  et des yeux roulent dans ma bouche
(« Petite ville en Sibérie »)

Si le thème expressionniste du cauchemar urbain y est peu fréquent, quelques visions  s’y rattachent néanmoins :

les ponts déchirent ton pauvre corps est très grand voir ces ciseaux
   (« Verre traverser paisible »)

Surréalité avant l’heure 

Cette puissance imaginaire explique que ce recueil ait été, selon l’expression d’Aragon, à l’origine du « plus grand trauma poétique » qu’il ait ressenti, comme aussi  Breton, Soupault, Eluard. Au-delà du brassage des imaginaires simultanéiste, futuriste et expressionniste, la poésie donne libre cours au surréel. Les images des Ving-cinq poèmes sont à rapprocher de la définition du beau selon Lautréamont : G. E. Clancier commentant la réédition des Vingt-cinq poèmes en 1947 écrit :

de ce court-circuit à la Lautréamont naît l’étincelle violente, accusatrice de l’image (OC I, p. 648)

Comment ne pas songer aussi à la définition de l’image selon Reverdy, citée par Breton dans le Manifeste de 1924 ?

L’image est une création pure de l’esprit.
Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées.
Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera
forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique.

Le hasard objectif veut que cette définition de Reverdy parue dans Nord-Sud (mars 1918) soit proche chronologiquement de celle de Tzara dans sa « Note sur la Poésie » (mars 1917) envoyée à Doucet : il y parle « des éléments (qui) seront pris dans des sphères différentes et éloignées ». Là où Marinetti proposait des analogies univoques, les Vingt-cinq Poèmes proposent des images qu’on peut qualifier, sans craindre l’anachronisme, de surréalistes :

tu portes, clouées sur tes cicatrices des proverbes lunaires
lune tannée déploie sur les horizons ton diaphragme
   (« Retraite »)

acide qui ne brûle pas à la manière des panthères dans les cages
   (« La grande complainte de mon obscurité deux »)

Un groupe de poèmes de 1917 (« Le dompteur de lion se souvient », « Remarques », « Printemps », dédié à Arp, « Saut blanc cristal », à Janco) puisent dans une inspiration plus apaisée, lumineuse, sentimentale, et reflètent l’esthétique des amis peintres. Ces textes, que H. Béhar appelle « chants de la vision colorée » ou « transpositions d’art » (OC1, p. 644) n’en sont pas moins investis de cet onirisme surréel :

regarde moi et sois couleur
plus tard
ton rire mange soleil pour lièvres pour caméléons
   (« Le dompteur de lions »)

 

une rose des vents avec tes doigts aux beaux ongles
le tonnerre dans des plumes voir (…)
les petits éclats de verreries dans le ventre des cerfs en fuite   (« Printemps »)

 

voir jaune couler
ton cœur est un œil dans la boîte en caoutchouc
coller à un collier d’yeux
coller des timbres-postes sur tes yeux (…)
(« Saut blanc cristal »)

La visualité de la page : l’esthétique constructive

Je ne peux terminer sans une allusion à l’édition du recueil, puisque Tzara, éditeur de sa propre poésie[37] en 1918 et plus tard, avec la complicité des plasticiens, ici Arp, a fait de ce recueil de la collection dada, republié récemment en fac-simile par les éditions Dilecta, un objet d’art total particulièrement réussi.

Tous les procédés de déconstruction que j’ai énoncés y contrastent intensément avec la composition typographique, en colonnes étroites, presque massives, qui semble contredire le principe de déstructuration ou la dette visuelle aux mots en liberté. Rien à voir avec la sensation de dispersion sur les pages des revues dans lesquelles ces poèmes ont été publiés. Pourtant il n’y a pas de contradiction si l’on se réfère à la façon dont Tzara lui-même dans son Manifeste, a qualifié l’œuvre d’art parfaite, incarnée par ses artistes amis des Lampisteries :

Absolu en pureté de chaos cosmique et ordonné…
(Manifeste Dada 1918)

Dans les « Notes sur la peinture » de 1917-1918 (OC I, p. 553-559), consacrées aux peintres de la modernité, on constate que la simplicité abstraite organique  joue un rôle privilégié. Dans l’article sur Janco, Tzara écrit :

[L’artiste abstrait] porte sur la toile un organisme qui vit, qui a son équilibre, qui est achevé
comme un protozoaire et comme un éléphant. 

Dans la note 12 sur la poésie nègre (Sic, novembre 1918), le travail créateur apparaît comme l’aboutissement d’un dialogue constant entre le chaos et l’ordre, le désordre et la construction :

On crée un organisme quand les éléments sont prêts à la vie.

Tzara et Arp ont parfaitement réussi cette l’alliance dans les Vingt-cinq poèmes. Il faudrait certes connaître la part des contraintes éditoriales de J. Heuberger pour avoir une vision d’ensemble des choix opérés. Mais, quoi qu’il en soit, l’ordre organique de la composition confère aux poèmes une affinité avec la poésie spatialisée de Reverdy. Là encore cependant Tzara subvertit un style existant par l’inégalité des brisures. En tout cas la page y est très différente de ce qu’elle est en revues, où les concessions à la visualité futuriste dominent souvent.

Les bois de Arp jouent une rôle majeur dans cet organisme vivant. Il ont été interprétés diversement selon les critiques : flammes, calamars, crabes ou figures humaines[38]. D. Leuwers y voit de « noirs idéogrammes », « libres comme des taches », qui « rejoignent les signes élémentaires de la poésie de Tzara ». Tzara en 1927 rendra hommage à l’« alphabet idéographique » du peintre :

Et nous déchiffrons l’histoire nucléaire qui dans chaque variation contient l’immense image du
monde,
aussi
facilement que son esprit marqua les traces de son passage
sur la feuille de
papier.[39]

Conclusion

Les Vingt-cinq poèmes sont un manifeste poétique et résonnent en écho aux expérimentations dada, sur fond de métissage des courants de la modernité européenne :

*par leur dimension performative d’abord, théorisée dans le Manifeste Dada 1918, introduisant une esthétique du rythme, du cri et de la scène, issue du futurisme et de l’expressionnisme.

*par l’introduction dans le tissu poétique de recherches liées au langage : le phonétisme abstrait témoigne de la complicité de Tzara avec les peintres, le son nègre est au service de la spontanéité primitive dada, le polyglottisme au service de la revendication cosmopolite.

*par une esthétique du contraste, de la provocation, du heurt, de l’ellipse, au service d’une « langue heurtée, rocailleuse, abstractions prenant corps sous le fouet d’images concrètes, langue toujours portée à la plus haute intensité, à hurler dans la tempête pour dominer les vents furieux », fondée sur « un mélange de vocables, de langues et d’énonciations destinés à déstabiliser la parole » (Noël Arnaud).

*par la déconstruction de la syntaxe, la désarticulation des formes. Tzara est ici à l’origine de toute une tradition du déconstruire / construire dans laquelle puiseront A. Ginsberg, W. Burroughs, B. Gysin et les artistes du «cut up ». Tzara cherche à « atteindre la poésie par la destruction du poème » (G.E. Clancier), comme Isou, Godard ou Debord tueront le cinéma en faisant des films.

*par la puissance onirique, surréelle,  expression  d’une totalité créatrice ouverte, d’un chaos qui « n’est pas un état informe, ou un mélange confus et inerte, mais plutôt le lieu d’un devenir plastique et dynamique »[40], un chaosmos » selon le mot-valise fabriqué par Joyce dans Finnegans Wake, exprimant à la fois le chaos et le monde ordonné (cosmos en grec).


[1]. François Orsini, « Expressionnisme allemand et Futurisme italien», Germanica n° 10, 1992, p. 11-34.

[2]. « Droguerie conscience », « La grande complainte de mon obscurité un », « Mouvement », « Le Géant blanc lépreux du paysage », « Retraite », « Froid Jaune », « Amer aile soir », « Pélamide », « Sainte », publiés dans les revues Cronache letterarie, Le Pagine, Crociere barbare, Noi, Procelleria, La Diana.

[3]. « La grande complainte de mon obscurité deux », « Verre traverser paisible », « La grande complainte de mon obscurité trois », « Petite ville en Sibérie », « Retraite », « Danse caoutchouc verre ».

[4]. Pour des détails sur le « cubisme littéraire », voir M. Sanouillet, Dada à Paris, Paris, Flammarion, 1992, p. 71 et sq.

[5]. « Pays voir blanc », « Saut blanc cristal », « Printemps », en juillet et décembre.

[6]. « Le dompteur de lions se souvient », « Gare », « Soleil nuit », « Sage danse mars », « Instant notre frère ».

[7]. « Sage danse deux », « Moi touche-moi touche-moi seulement », « Remarques, « Le sel et le vin ».

[8]. Œuvres complètes de Tristan Tzara, éd. établie par H. Béhar, Paris, Flammarion, T. I à VI, 1975-1991.

[9]. Voir G. Lista, « Encore sur Tzara et le futurisme », Les Lettres Nouvelles, déc. 74-janv. 75.

[10]. Il parle de ses « relations avec ce peuple trop enthousiaste » et se présente comme celui qui a subi passivement leur influence (« Je fus bombardé de lettres de toutes les contrées d’Italie »).

[11]. Avant son départ de Bucarest en 1915, Tzara poète symboliste, mais déjà passionné par la modernité européenne, avait sollicité Marinetti dans l’idée de réaliser une anthologie poétique.

[12]. Les liens de Tzara avec l’Italie sont détaillés par G. Lista, art. cité.

[13]. La Chronique Zurichoise 1915-1919, publiée en partie sous le titre Chronique Zurich dans Dada 4-5 en 1919, est reprise dans Dada Almanach (1920), OC I, p. 562-563.

[14]. F. Orsini dans « Expressionnisme allemand et Futurisme italien », art. cité, montre que l’expressionnisme et le futurisme, qu’on a cherché souvent à différencier, sont des mouvements parfois très proches, y compris dans les techniques d’écriture, parce que le futurisme a été fortement promu en Allemagne par le Sturm. Sur tous ces aspects, voir aussi Lionel Richard, D’une apocalypse à l’autre.

[15]. Pour plus de précisions, voir le chapitre « Dada et l’expressionnisme » de S. Fauchereau, Expressionnisme, Dada, Surréalisme et autres ismes, Denoël, 1976, p. 215-245.

[16]. Noël Arnaud, « Tristan Tzara », Encyclopædia Universalis.

[17]. W. Benjamin, Œuvres III, Gallimard, folio essais, 2000, p. 308-309.

[18]. Voir l’ouvrage essentiel de J.-C. Blachère, Le Modèle nègre : aspects littéraires du mythe primitiviste au XXe siècle, Dakar, NEA, 1981.

[19]. Vasile Maruta, « L’expression de la poésie roumaine dans la création de Tristan Tzara », Présence de la Roumanie en France, en Italie : Colloque international franco-italo-roumain, 9-10-11 mai 1984, UFR d’italien et de roumain, Université de Paris III, (1986), p. 25-42.

[20]. Vasile Maruta, La poésie et le théâtre Dada de Tristan Tzara : continuité d’inspiration et rupture, Université Strasbourg II, Littérature française et comparée, 1989, p. 427.

[21]. « Poème phonétique », Courrier Dada, 1956. Hausmann produit des poèmes à lettres dès 1918, prolongeant une tradition bien antérieure à Dada comme il le rappelle lui-même. Ces techniques en Allemagne remontent à Paul Scheerbart, auteur en 1897 d’un poème phonétique, Kikakokú! Ekoraláps, et à Christian Morgenstern qui signe en 1905 « Le Grand Lalula » (Kroklokwafzi? Semememi!
etc.).

[22]. Ball écrit à la date du 23 juin 1916 de son journal : « J’ai inventé un nouveau genre de poésie, la ‘‘poésie sans mots’’ ou poésie phonétique ».

[23]. « Voir « Dune » (Marinetti) dans Cabaret Voltaire (1916) ou « Addioooo » (Francesco Cangiullo). Dans « Dune » on lit : « tlac tlac cic-cioc », « aih aiiiiii aiiiiii fuuuuut » « karazuc zuc zuc », etc. ; dans Cangiullo : « tta tta ttatatatata », « fiiiiiischiando etc.. Les poèmes phonétiques « à crier et à danser » de P. Albert-Birot annoncent le lettrisme et la poésie sonore. Lui aussi figure dans les pages des revues zurichoises : « Rasoir mécanique » est émaillé d’onomatopées (des séries de « AN AN AN » etc., de « IIIIII » etc., de POUH POUH etc.) et produit un vers en rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr comme dans « Le géant blanc ». On retrouve encore les onomatopées de P. Albert-Birot dans Dada 3 et Dada 4-5 (« Crayon bleu »), revues pourtant différentes des premiers numéros de Dada.

[24]. Il s’agit en fait d’un poème maori publié dans Dada Almanach en 1920, OC I, p. 454-455, que Tzara essaya de faire passer pour un poème abstrait ; voir les explications de H. Béhar, ibid., p. 717.

[25]. Voir le « Manifeste technique de la littérature futuriste » (1912), in G. Lista, Futurisme : manifestes, proclamations, documents, L’Age d’homme, 1973, p. 133-134.

[26]. Michel Murat, « Vers et discours poétique chez Tzara et Breton », Chassé-croisé Tzara-Breton, Mélusine n° XVII, Lausanne, L’Age d’Homme, 1997, p. 253-274.

[27]. Voir H. Béhar , « Dada comme combinatoire nouvelle », in Littéruptures, Lausanne, L’Age d’Homme, 1988, p. 109-118.

[28]. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Editions de Minuit. 1972.

[29]. « Petite note sur les collage chez Tristan Tzara et ce qui s’en suit », in Les Collages, Hermann, 1965, p. 149-157.

[30]. Courrier Dada, Allia, 2004, p. 167.

[31]. « Dada créateur », Monographie d’un mouvement, Verkauf et Niggli, 1957, p. 35

[32]. H. Béhar, Le Théâtre dada et surréaliste, Idées/ Gallimard, 1979, p. 209-210.

[33]. G. Browning, Tristan Tzara, Europe, n° 555-556, juillet-août 1975, p. 213.

[34]. « Haute couture », texte imprimé à deux mains, tête bêche, dans le n° 8 de 391.

[35]. J.-M. Palmier, « Visions d’apocalypse », L’Expressionnisme et les arts, Tome 1, Portrait d’une génération, Payot, 1979, p. 281-304.

[36]. Des détails sur cette étude se trouvent dans une notice de H. Béhar, OC I, p. 645-646.

[37]. Voir Hélène Besnier, « Les livres illustrés de Tzara », in Tristan Tzara l’homme approximatif, Catalogue des Musées de la Ville de Strasbourg, p. 175-189.

[38]. Pour D. Leuwers ce sont des flammes, in « Tzara critique d’art », revue Europe, op. cit., p. 217 ; pour G. Hugnet « les taches du jamais vu, [qui] ne se rattachent à aucun style, à aucune école ». L’Aventure dada, Paris, Galerie de l’Institut, 1957, p. 28 ; pour Perez Jorba, la « vivante assimilation des polypes des calamars et des crabes à des gestes humains et à des figures humaines », OC 1, p. 648.

[39]. Article « Arp », Les Feuilles libres, 1927, OC IV, Le Pouvoir des images, p. 415.

[40]. Manola Antonioli, « Chaoïde », in Le vocabulaire de Gilles Deleuze, Les Cahiers de Noesis n°3, 2003, p. 55.

Déchansons en chœur

Déchansons en chœur

David CHRISTOFFEL

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La poésie aime la musique parce qu’elle va lui donner un charme dont elle n’est pas capable toute seule. La poésie semble attendre de la musique d’en tirer des pouvoirs qu’on ne lui prête pas assez. Par exemple, la musique permet à la poésie d’être plus populaire. De ce point de vue, la poésie peut se rapprocher du chant de la même façon qu’elle peut tendre vers le langage folklorique, selon une remarque faite par Tzara dans Les Écluses de la poésie :

(…) l’introduction en poésie de processus parallèles à ceux du langage folklorique jointe à l’inclination de cette poésie au chant, indiquent une de ses tendances généralisées vers une sorte de poésie à résonance populaire.

Mais au lieu de se ruer sur ces pouvoirs, Tzara est plutôt soucieux d’un renouvellement que la musique peut donner à la poésie, même si le renouvellement ne semble pas lui apparaître comme une valeur en soi, là où il est candidat pour être le meilleur moyen pour prolonger ladite « résonance populaire ».

Aragon, en parlant du chant, qualité inhérente au lyrisme depuis les troubadours jusqu’à Rimbaud et Apollinaire, a montré la voie d’un renouvellement possible de la poésie qui, de cette manière, serait mise en concordance avec les instincts poétiques des masses populaires[1].

Dans les Premiers poèmes de Tzara, on trouve un certain nombre de textes dont les titres font directement référence au lyrisme : « L’orage et le chant du déserteur », « Chant de guerre », « Vieux chant », « La chanson de la fiancée », « Chante, chante encore ». Et on trouve dans ces poèmes présentés comme chant, une adresse qui n’est pas si évidente dans les autres poèmes. Ainsi, « Vieux chant » commence par « C’est près de la mer que je fis ce chant / Écoutez-les – et dites-le-lui si vous la rencontrez / Elle est grande, ses yeux sont bons et calmes / Et comme l’herbe elle est blonde qui a senti le frisson de la faux[2] ». Ou, dans « La chanson de la fiancée » : « Ô, mon amour en prière prends tes mains toi-même / Ecoute la fin de tout bourdonner dans les oreilles » (ibid., p. 82).

C’est comme si, en se faisant chant, le poème s’entreprenait dans une interlocution plus serrée, pour faire entendre par plus de contraste l’ampleur des enjeux qu’elle veut remuer. Mais en même temps – et peut-être même en cela, chaque fois que le poème fait chant, on dirait que la musique fait la poésie vieillissante. Cela ne veut pas dire qu’une exigence de nouveauté pourra y faire quelque chose : le problème doit être plus profond, c’est toute la puissance d’expression qui est touchée. Pour preuve, il n’y a pas un compositeur pour rattraper l’autre. C’est du moins ce que laisse entendre le n° 18 de la revue Littérature : en mars 1921, la revue (dirigée par Aragon, Breton et Soupault) propose aux amis de noter près de deux cents grands noms de l’histoire intellectuelle, avec l’idée d’en finir avec les problèmes de gloire. Le grand tableau de notes est ainsi annoncé :

On ne s’attendait plus à trouver des noms célèbres dans LITTERATURE. Mais, voulant en finir avec toute cette gloire nous avons cru bon de nous réunir pour décerner à chacun les éloges qu’il mérite. À cet effet nous avons dressé la liste suivante et établi une échelle allant de -25 à 20.

Les différents participants comme Paul Éluard, Benjamin Péret, Georges Ribemont-Dessaignes, avaient le loisir d’attribuer une note plus ou moins méprisante à des célébrités telles que Poussin, Mistinguett ou Lénine. Et à ce petit jeu, Tristan Tzara apparaît clairement comme un notateur sévère, on peut le vérifier par le nombre de fois où il distribue la note minimale de -25 : 121 fois sur 191 noms notés, là où Breton dont la sévérité est pourtant réputé ne donne jamais que 21 fois la note -25 sensée afficher sans ambiguïté « la plus grande aversion ».

Si on veut affirmer l’évaluation de l’ampleur du mépris en s’arrêtant sur le panel des notes, on s’aperçoit que Tzara donne très rarement une note positive (cela doit arriver moins de 50 fois). Il est même régulièrement anti-consensuel : quand, pour Mallarmé, les notes des uns et des autres s’échelonnent du -1 de Breton au 15 d’Eluard, la note de Tzara est -25. Il fait souvent figure de dissident quand, pour Baudelaire, tout le monde met des notes entre 11 et 18, à l’exception de Gabrielle Buffet qui met 0 et de Tzara qui met un -25 (et qui font descendre la moyenne à 9). De même pour Goethe à qui tout le monde a mis entre 10 et 20, alors que Buffet et Tzara ont mis respectivement 0 et -25 (et qui font descendre la moyenne à 7,63). La précision ayant été donné plus tôt que l’échelle va de « -25 à 20 (-25 exprimant la plus grande aversion, 0 l’indifférence absolue) ». De même pour Dostoïevski : Gabrielle Buffet a mis 0, Philippe Soupault 2, tout le monde entre 14 et 20 et Tzara : – 25. C’est comme un petit rituel : pour Hegel, Philippe Soupault met 0 pendant que tout le monde met entre 4 et 20, à l’exception de Gabrielle Buffet et Tzara qui mettent -25.

Et puis, on peut vérifier le degré de mépris dont les 11 notateurs sont capables en comparant la note qu’ils se mettent respectivement à eux-mêmes par rapport à la moyenne qu’ils obtiennent. Aragon s’octroie un agréable 16 alors que sa moyenne est de 14,10. Breton se donne la note la plus haute possible, qui est aussi la plus haute des auto-évaluations : un 20 alors que l’ensemble lui donne 16,85 en moyenne. Eluard 19 contre 15,10 de moyenne, là où Tristan Tzara s’octroie un 15 pour une moyenne de 13,3. Même s’ils sont tous assez généreux avec eux-mêmes, il faut bien dire qu’ils sont surtout très aimables entre eux, quand on relève les moyennes des autres qui sont globalement beaucoup plus faible. Lamartine a une moyenne de -14,18, Marc-Aurèle de -13,18 et alors que Jésus-Christ s’en tire avec un -1,54, très légèrement au-dessus de Mahomet qui arrive à -1,72, malgré le -25 égalitaire de Tzara pour l’un comme pour l’autre, les moyennes des participants dépassent toujours 10.

Tout ce jeu quantitatif permet de mettre en évidence la place particulière que la musique peut avoir pour Tzara. Si on fait le relevé des quelques noms qui lui inspirent une note au-dessus de zéro – et qui ne sont pas parmi les notateurs complices de la revue Littérature –, il y a la possibilité de mettre en avant deux catégories : ceux que Tzara note positivement mais encore moins bien que les autres (la note de Tzara restant inférieur à la moyenne obtenue) :

Apollinaire (3 contre une moyenne de 12,45), Arp (12), Bach (2 contre une moyenne de 5,09 : j’y reviendrai), Bolo (3), Bonnot (7), Charlot (10 contre 16,09), Johnie Coulon (2), Cravan (4), Ducasse (5 contre 14,27), Morand (1), Pansaers (3), Paulhan (4), Picasso (3 contre 7,90 – soit presque 5 points d’écart, ce qui a été ma limite de mention), Reverdy (3), Synge (1 contre 8,45), Vaché (7 contre 11,9).

Ce qui est très net, c’est la différence d’activité des grands noms que Tzara note mieux que la moyenne :

Beethoven (1 contre -3,81), Claude Bernard (3 contre -8,63), Birot (1 contre -13,45), Cendrars (2), Duchamp (12), Edison (5), Einstein (10), Ernst (10), Fatty (9), Hart (W) (8 contre 1,18), Max Jacob (3), Man Ray (11 contre 3), Picabia (12), Satie (3), Stravinsky (4), Trotzky (3 contre -3,63).

Beaucoup de plasticiens, de scientifiques et trois musiciens. Enfin, si on reprend l’ensemble des notations des compositeurs, au-delà des aversions plus ou moins hasardeuses, il y a quelques traits catégoriques :

Par deux fois, Tzara donne une note positive à un compositeur dont la moyenne est nulle ou négative : c’est le cas pour Beethoven -dont la moyenne de -3,81 n’empêche Tzara de lui donner 1) et de Stravinsky (qui a 0,00 de moyenne, malgré un 4 de Tzara) – ce qui est donc une bonne note pour Tzara, du moins la meilleure note qu’il donne à un compositeur. Vient ensuite Satie à qui il donne 3 (moyenne de 2,72) : Satie étant le seul compositeur français à recevoir une note un peu respectable, non seulement de Tzara, mais aussi de la revue Littérature puisque Debussy reçoit -9,18 de moyenne, dont un -25 de Tzara, alors que Berlioz a même -10,27 de moyenne, dont un -25 de Tzara… cela dit, il met aussi -25 à Wagner (qui a -3,36 en moyenne), alors qu’il met une note positive, un 2, à Bach (qui a 5,09 de moyenne).

Suivant les frontières musicales de l’époque, on pourrait se sentir obligé de creuser la frontière franco-allemande : en faisant abstraction de Stravinsky, le fait est qu’il n’aime pas les musiciens français emblématiques (Berlioz et Debussy) et qu’il fait exception pour Satie, tandis qu’il aime les musiciens allemands (Bach et Beethoven) et qu’il fait exception pour Wagner.

On pourrait formuler l’hypothèse selon laquelle il aime Satie pour le côté Embryons desséchés, la manipulation de matériaux vieillis qui présente l’avantage de pouvoir facilement en manipuler de différents types. Tant c’est une spécificité des plus intéressantes des chansons de Tzara d’user de procédés d’écriture usuels au point d’être usés, notamment dans le recueil des 40 chansons et déchansons.

Les 40 Chansons et déchansons disent bien qu’il s’agit de faire coexister des impératifs contradictoires et qu’il n’y a pas lieu de s’arrêter pour ça. Contradictoire parce qu’il y a le projet tout-comme auto-légitime de s’avancer dans le terrain de la chanson. Parce qu’il y a une méfiance – autrement auto-légitime – à l’égard de ce que faire chanson pourrait nous faire faire. C’est comme ça que la chanson semble encourager à tapoter son désarroi ou magnifier son confinement pour ce que son pittoresque pourrait valoir pour lumière nouvelle sur le monde. Ainsi, la quatrième :

ils sont plus de deux
les amoureux
ils n’aiment pas qu’on parle d’eux
mine de rien
j’en extrais des poèmes

Il y a donc une différence de motivation entre faire chanson et faire poème. « j’en extrais des poèmes » dédramatise la banalité du « mine de rien » que les amoureux chéris faute de préférer faire parler d’eux. Mine de rien, Tzara montre bien que la chanson, en tant que forme poétique, est très ramassée, mais en disant qu’il y a tout de même poème, faut-il entendre, au sujet des poèmes présentés comme chansons et déchansons, qu’ils fonctionnent comme des parodies de poèmes ? Quoiqu’il en soit, ce sont des poèmes sans prétention poétique et, par leur légèreté de forme, capables de s’autoriser de ces niveaux de vue : la septième :

je dis comme je vis
je vois comme la voix
je prends comme j’offre
ma vie est ainsi
je ne dois rien à personne
je dois tout à tous les hommes

Entre le « je ne dois rien » et le « je dois tout » pour faire ressortir l’opposition entre « personne » et « tous les hommes » : le chiasme produit de la généralité si bien immature qu’il faut au poème une intention chansonnière pour aller jusque-là. C’est surtout la petite musique qui aura quelque pouvoir à faire sautiller des vérités un peu trop proverbiales pour être attachantes. La perspective du chant et de ses contentions en cadence donne un humour particulier, mais aussi particulièrement efficace : la douzième sonne autant comme une leçon de vie que comme une blague :

le patron dit à la patronne
nous patrons
je veux dire nous partons

partez partez fit l’employé
qu’on ne vous revoie jamais

Au-delà de la farce, on peut prolonger le jeu d’anagramme P A T R O N S / P A R T O N S, pourrait aussi donner TRANSPO, PORSANT ou PAR TONS en deux mots (au sens de la gamme « par tons ») : à force, écouter dans la pratique de l’anagramme une réinscription de ses poèmes dans une tradition au moins aussi ancienne que Villon. « Réinscription », car c’est justement à partir du fait de faire « chant » que ces réactivations sont notables. Les jeux d’associations et de permutations pour provoquer des coïncidences ne sont pas le propre des poèmes qui prennent modèle sur les chants (on peut en trouver dans bien d’autres poèmes de Tzara), mais : ces chansons et déchansons en réactivent la dimension traditionnelle, si ce n’est ancestrale.

Et puis, à un niveau existentiel : cette manière de faire très bref tout en embrassant des séquences pleines de la vie, revient à raccourcir de quoi la vie peut être pleine : en séquençant l’existence avec des unités de temps pas beaucoup plus longues que des jeux de mots. On en déduit qu’il n’y a pas de place ici pour les espoirs révolutionnaires qui supposent des plages de temps plus étendues. Ce que confirme l’exemple d’un destin individuel aspiré par des envies trop belles, comme dans la quatorzième :

il a pris la clé des champs
pour ouvrir l’horizon
est entré dedans vivant
n’en est jamais revenu

On serait presque tenté d’ajouter un –e à « ouvrir » pour pouvoir avoir que des vers de 7 syllabes. Sans cela, on entend quand même le balancement des 3 et des 4 qui font la récitation scolaire : 1 2 3, 1 2 3 4. Si le petit rythme risque de produire de la petite pensée, c’est ce que Tzara lui-même thématise dans « Les écluses humaines de la raison » quand il établit que « Deux pôles de l’existence humaine se disputent la prééminence des modes de penser : celui de l’état de veille et celui du sommeil. Mais en reliant l’un à l’autre, l’homme passe par une infinité de degrés intermédiaires[3]. »

Du reste, comme pour anticiper le comportementalisme acoustique apparu dans les années 1930, Tzara thématisait déjà dans L’Antitête l’idée que la musique projette dans un ordre de déduction spéciale.

Le directeur de l’avachissement international viendra en personne lire aux pieds de moutons les dernières conclusions morales du point de vue des bœufs[4].

C’est dire si Tzara fait un lien entre le contexte d’énonciation et les possibilités de contenus – avec une adresse qui laisse accuser ce qu’elle pointe sans avoir à se faire plus explicite.

que c’est drôle voyez-vous
ça ça et ça
trois jeunes filles dans la tour
ça ça et ça
ont changé la nuit en jour
ça ça et ça
sont venues me mettre en tête
ça ça et ça
puis s’en sont allées ailleurs
joliment conter fleurette

On peut fredonner tout ça ensemble, mais la ronde tourne brève, c’est la loi de la chanson : on ne pourra pas élargir la communauté à l’infini. La longueur des phrases s’envisage alors du point de vue de la force de projection qui mérite à son tour de se penser selon la qualité de la dénonciation. Puisqu’il s’y joue à la fois la dénonciation comme décharge et la force de la décharge comme régime d’intensité critique – pour ne pas dire économie pulsionnelle (c’est l’âge) et puisqu’il s’agit de ne pas le dire : questionner l’espace chanson comme corset de ladite force, puisque mise en étau de la phrase. C’est le côté post-nihilo : la création tient dans le fait que le monde existe, principe d’action assez consistant pour faire l’impasse sur comment créer alors qu’il n’y a plus rien de très sensé à attendre de tout ce qui se passe.

Puisque la pensée est concernée par la dimension que vont prendre les phrases du fait de ce chanter, exposer sa logique à l’espace de sa projection, c’est toute l’insouciance – ou ce qui se définit en avant-garde au sens littéral. Mais comme la projection est ici relevée, en plus de son exposition à la gratuité des événements, la question peut consister à chercher de quoi l’intensité de cette projection est symptôme ? C’est un peu comme le problème de l’étoile filante… Elle passe, ils font des vœux, est-ce que ça la regarde ? Et est-ce qu’elle peut faire autre chose que de leur faire faire des vœux même si elle ne fait pas plus que de les laisser faire ou fait beaucoup d’autres choses qu’on ne veut pas voir tout le temps qu’on est en train, la voyant, de faire des vœux.

 

Quand il y a superposition du parler et de la musique, il y a un changement énonciatif de la parole, mais aussi de la musique qui apparaît alors comme un objet sonore, comme l’explique l’historienne du mélodrame, Jacqueline Waeber qui repère le phénomène dès l’Ariane à Naxos de Benda, même dans la tradition des Bardes. Wagner déteste le mélodrame en tant que genre impur qui mêle du musical et du non-musical. Et le fait est que, nous l’avons vu, que Tzara déteste Wagner : peut-on supposer qu’à l’inverse, Tzara aime l’impureté de mêler le musical et le non-musical. Le paradoxe serait alors que le mélange du musical et du non-musical est d’autant plus envisagé par Tzara qu’il ne reconnaît aucune signification à la musique et qu’il entretient peut-être même attrait pour le caractère spécialement non-significatif de la musique. Maintenant, comparer la poésie de Tzara aux mélodrames savants pourrait ne pas paraître sérieux. Ce qui est doublement intéressant. En premier lieu : ça laisse entendre un choc des cultures qui thématise Tzara et le mélodrame savant comme incomparables. Nous avons eu l’occasion, dans une précédente enquête sur Tzara et la musique (Le mépris du tsoin-tsoin) de relever que dans la poésie de Tzara, la musique doit faire l’objet de méfiances. Mais il s’agit de méfiances qui font l’objet de grands intérêts. On peut lire, dans le poème Approximation « ne sois la dupe des attractions sonores[5] » et « tu cours parfois après le clair l’illimité pourquoi de tes actions » (ibid.) tant la musique est couramment impliquée par Tzara dans la description des démêlés intellectuels. C’est dire s’il est intéressé par la puissance de désorganisation des idées à laquelle la musique nous expose, pour autant que ses recueils semblent vouloir capter au compte de la poésie, la force de renouvellement de la pensée que sa désorganisation par la musique peut promettre.

Alors, que penser, des résonances et résonances accueillies dans L’Homme Approximatif où, dès le premier poème : « les cloches sonnent sans raison et nous aussi[6] ». Pour dire l’importance du constat, Les cloches de la terre d’Alain Corbin viennent bien rappeler que :

Maîtriser l’usage des cloches, c’est posséder le monopole de l’information et de l’injonction instantanées : privilège considérable en un temps où, seules, les tournées du facteur et du garde champêtre permettent d’informer la majorité des membres d’une communauté[7].

Si le monde dont Tzara hérite est un monde dans lequel l’esprit de clocher peut être littéral, les cloches sont les emblèmes sonores d’un ordre moral où tout est question de réputation, où les gens sonnent avec raison…

La lecture attentive des documents d’archives montre que la majorité des conflits qui déchirent les communes ont alors pour enjeu fondamental la préservation d’un capital symbolique. Le souci de l’honneur, la crainte de l’humiliation se trouvent au cœur de presque toutes ces joutes, trop longtemps jugées insignifiantes. Le maire et le desservant vivent dans la peur d’être traités comme des enfants par le sous-préfet. L’un et l’autre craignent, en permanence, d’être humiliés par leur rival ; et ces mêmes sentiments s’étendent aux membres du conseil municipal et à ceux du conseil de fabrique. Le défi, la vexation, la dérision, le souci de vengeance ordonnent les conflits communaux. La fierté, l’estime en constituent les enjeux majeurs. Cela résulte de la structure même de la société d’interconnaissance et du dessin de l’aire de la réputation. L’anonymat de la grande ville d’aujourd’hui empêche de comprendre la sensibilité avivée à tout ce qui met en cause l’honneur, ou plutôt l’estime, et donc les représentations de soi, de la famille, de la communauté[8].

Tout ceci laisserait entendre que c’est un certain état de l’industrialisation du monde, de l’urbanisation des relations sociales qui mène Tzara à tellement s’attarder sur le désordre sonore auquel nous sommes exposés, à cause duquel nous pourrions même nous trouver mentalement déformés.

À regarder l’instrumentarium choisi pour l’intermède rythmique de « L’amiral cherche une maison à louer » : entre le sifflet de Janko, la Cliquette de Tzara et la grosse caisse de Huelsenbeck, on peut avoir l’impression que l’impératif bruitiste a été intériorisé par le Cabaret Voltaire de Zurich en 1916. Mais à lire le manifeste que Russolo publie en 1913, au lieu d’une provocation, on trouve dans L’art des bruits un souci esthétique à l’égard de ces sonorités musicalement indignes, alors qu’intéressantes :

Dans l’atmosphère retentissante des grandes villes aussi bien que dans les campagnes autrefois silencieuses, la machine crée aujourd’hui un si grand nombre de bruits variés que le son pur, par sa petitesse et sa monotonie, ne suscite plus aucune émotion[9].

Russolo entend, par la valorisation musicale du son des machines, élargir le panel des couleurs phoniques tout en le rapprochant de l’environnement urbain. Sans être encore aussi voluptueux à l’oreille que la musique, l’environnement est entendu, jusque dans ses mécanismes, comme de mieux en mieux égal en dignité esthétique avec la musique. On pourrait parler d’un paradoxe de Russolo qui consiste à accuser d’une démultiplication des sons liée à l’industrie, que L’art des bruits prolonge autant en défiance à l’égard des musiciens dans leur difficulté à intégrer ces bruits qu’en optimisme à l’égard du monde de voir ses critères musicaux s’étendre à ces sonorités nouvelles.

À la suite de ces 40 chansons et déchansons, cherchons comment entendre ces poèmes de Tzara qui font tinter le monde dans l’ordre de ce qu’on appelle aujourd’hui l’écologie sonore qui voudrait nous laisser penser que nous avons avancé dans la réception esthétique de ces sons extra-musicaux, dans notre façon d’écouter le monde comme s’il était une musique. Jean-François Augoyard et Henry Torgue nous ont prévenus que « le bruitisme est entré dans le bagage sonore courant du compositeur[10] » pour en déduire que l’écologie sonore est née de l’éducation cinématographique de l’oreille, suivant l’idée que l’environnement sonore s’entend avec autant d’acuité que la musique symphonique et, par suite, peut mériter autant d’attention esthétique que le grand répertoire. Pour forger cette idée, les auteurs vont jusqu’à établir une liste des catégories qui instruisent une intelligence de l’écoute de nourrir la perception sonore de l’environnement comme une expérience esthétique. Par exemple, l’effet de rémanence : Augoyard et Torgue se font fort de lire Murray Schafer dans l’espoir d’une rééducation de la sensibilité sonore :

L’effet de rémanence est très utilisé comme élément de composition dans un certain nombre de paysages sonores enregistrés pas Murray Schafer. Les cornes et sirènes embrumées qui ouvrent la séquence de l’entrée dans le porc de Vancouver, provoquent une rémanence si forte que le reste du paysage en est profondément imprégné[11].

À la suite de Russolo, on trouve dans cette manière de poser les enjeux de l’écologie sonore, l’idée d’une continuité à revaloriser entre la musique-musique et les manifestations sonores du monde :

« Si différentes formes musicales jouent sur l’effet de rémanence, on peut considérer que cet effet, strictement défini, intervient dans tout effort de communication sonore[12]. »

Cette actualisation de la sensibilité sonore au monde s’accompagne d’un appareillage poétique qui amène Augoyard et Torgue à cette citation : « Tant le frémissement de son temple tacite / Conspire au spacieux silence d’un tel site / Vous me murmurez, ramures! … Ô rumeurs[13]…. », trois vers extraits des Fragments du Narcisse de Paul Valéry – Paul Valéry qui, dans le classement de Littérature, recevait -25 de Tzara pour une moyenne générale de 1,09 !

Il consigne du sonore là où d’autres se contentent de regarder. Il est difficile de savoir si l’homme approximatif est donc une théorie de l’approximation ou de l’humanité ou si le niveau d’intrication rend les considérations séparées infaisables. Mais il apparaît utile de considérer comme paradigmatique, dans Le Cœur à gaz, le dialogue des organes ; le fait par exemple que Bouche dise « La conversation devient ennuyeuse n’est-ce pas ? » et que Œil réponde « Oui, n’est-ce pas ? » : si tous les organes du visage s’entendaient à dire la même chose, ce pourrait produire une polyphonie faciale. Henri Béhar évoque le simultanéisme comme préfiguration de l’automatisme et comme mise en commun de la pensée. C’est là que la chanson est ralliement et pour autant que le ralliement répute le cri. Sinon que la chanson fait le texte beaucoup plus régulier et contenu. Et la régularité et la contention n’aident pas à faire la pensée tellement commune.

Dans la forme, il n’y a pas plus différent qu’un poème simultané tel que Boxe (p. 263) et, à suivre dans le recueil De nos oiseaux, la « Chanson dada » (p. 265). Mais on peut en déduire que, par ses rythmes, ses rimes et ce qu’ils forcent en contention, l’hyper-régularité du texte de chanson se joue comme une manière d’amplifier la variété des formes. De là à en tirer des conclusions générales sur le rapport de Tzara à la musique, plusieurs hypothèses sont possibles : il veut bien chanter pour peu d’avoir préalablement déchanté, jusqu’à : il faut s’amuser du chant dès lors qu’il y a eu déchant : ou ou : ce n’est pas parce que les hypothèses paraissent contradictoires qu’elles ne peuvent pas cohabiter. Au contraire : le poème simultan se définit, hétérogénéité typographique à l’appui, comme un lieu de coexistence de voix différentes, si ce n’est des plus différentes possible ; là où la chanson peut s’entendre comme serait dans l’ordre de l’A.B.C du « Manifeste dada 1918 » : « J’écris ce manifeste pour montrer qu’on peut faire les actions opposées ensemble, dans une seule fraîche respiration ; je suis contre l’action ; pour la continuelle contradiction, pour l’affirmation aussi, je ne suis ni pour ni coutre et je n’explique pas car je hais le bon sens[14]. » (qui vient à la suite de « Imposer son A.B.C. est une chose naturelle, donc regrettable.. » p. 279).

Légèrement plus loin, Tzara évoque les écrivains qui « s’entêtent à voir danser les catégories lorsqu’ils battent la mesure » (p. 282) et encore un peu plus loin, à propos de « toutes les autres belles qualités que différents gens très intelligents ont discuté dans tant de livres » », entre autres déductions : « autorité de la baguette mystique formulée en bouquet d’orchestre-fantôme aux archets muets » (p. 283). C’est dire si la musique au sens de la bonne organisation d’un style personnel vaut pour embourgeoisement de l’esprit ou : intellectualité en mode gestion de bon père de famille. De ce point de vue, Tzara et la musique, c’est surtout la poésie comme mauvaise conscience face à la façon privative – « à dire que tout de même chacun a dansé d’après son boumboum personnel… » (p. 283)

D’où l’affirmation, dans « Proclamation sans prétention » : « Si chacun dit le contraire c’est qu’il a raison » (p. 288-289) et l’hypothèse que « Monsieur Aa l’antiphilosophe » en Aa par retour au stade antérieur du principe de non-contradiction qui se formule d’abord comme exclusion de cohabitation de A et non-A, ce qui permet de relever la force antiphilosophique au sens de rimes qui riment et des phonophonies importantes pour qu’en plus de dire le contraire, elles arrivent à le faire en disant pourtant la même chose. Ou alors : le paradoxe de la dégustation qui, supposant un peu de mastication de la même chose, entend mettre son ravissement dans la gourmandise d’une saveur évolutive, mais pas trop longtemps, si on déduit du conseil donné dans le texte Tristan Tzara : « Appelez entre famille au téléphone et pissez dans le trou réservé aux bêtises musicales gastronomiques et sacrées. » (p. 293)

 


[1]. Tristan Tzara, Les Écluses de la poésie, Paris, Flammarion, Œuvres complètes t. V, 1982, p. 241.

[2]. Tristan Tzara, Premiers poèmes, in Poésies complètes, Paris, Flammarion, 2011, p. 80.

[3]. « Les écluses humaines de la raison », Grains et issues, OC III, p. 141.

[4]. « Les brosses à musique militaire », L’Antitête, OC II, p. 369.

[5]. « Approximation », L’arbre des voyageurs, 1930, OC II, p. 31.

[6]. Chant I, L’Homme Approximatif, 1931, OC II, p. 79, p. 80…

[7]. Alain Corbin, Les Cloches de la terre, Paris, Albin Michel, 2004, p. 200.

[8]. Id., ibid., p. 199-200.

[9]. Luigi Russolo, L’Art des bruits, Manifeste futuriste 1913, Paris, Allia, 2006, p. 12-13.

[10]. Jean-François Augoyard et Henry Torgue, À l’écoute de l’environnement. Répertoire des effets sonores, Editions Parenthèses, 1995, p. 5.

[11]. Ibidem, p. 97.

[12]. Ibidem, p. 99.

[13]. P. Valéry, Fragments du Narcisse, [1938], Œuvres 1, Paris, Gallimard, 1957, pp. 123 et 125.

[14]. Tristan Tzara, « Manifeste dada 1918 », Poésies complètes, 2011, p. 279-280.

Où boivent les loups, de Tristan Tzara

Où boivent les loups, de Tristan Tzara : une question difficile.

Marc KOBER

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Je tiens tout d’abord à remercier les organisateurs de ces lectures, et en particulier M. Henri Béhar, éditeur des Œuvres Complètes de Tzara, de m’avoir aimablement invité à analyser une partie de ces œuvres dont le titre m’enchante tout particulièrement, Où boivent les loups. Et dans le même temps, je dois prévenir l’auditoire du caractère très modeste que prendra ma contribution à cette journée. Je ne donnerai que des « pistes », des « traces », ou des « routes » pour parler de l’intérieur du poème.

Je tiens également à dire que ma lecture de Tzara remonte à une époque ancienne, et s’était limitée alors, dans le volume de Mélusine XVII, « Chassé-Croisé Tzara-Breton », qui faisait suite à un colloque international à la Sorbonne en mai 1996, à une réflexion ludique sur l’image du cercle et de la transparence, sous le titre « Breton-Tzara : la quadrature du monocle ».

Relisant ces pages des années après, je suis frappé par l’arbitraire mais aussi par la cohérence de cette lecture qui partait de la fréquence de certains mots ou de certaines images du poète pour évoquer l’ambition et les traits saillants du mouvement Dada. Une aspiration à la purification du monde s’exprimait à travers le cri (« que chaque homme crie […] »), mais ce cri était long, et il charriait une très grande quantité de mots, une matière verbale et émotive extrêmement riche. L’activité verbale visait à un absolu moral, et aboutissait, à partir du constat de l’insuffisance du regard, et par le rejet de l’esprit logique, à un art cosmique. Dès lors, le paysage poétique étendu sous le regard était un horizon inversé, un cosmos différent, mais qui n’avait rien d’inhumain. Au contraire, il était relié à une aventure humaine : la lutte entre la tentation du silence et l’affrontement avec le mal absolu inclus dans l’existence, la mort (L’Homme approximatif, I, II) ; le constat d’une impossible évasion (on ne s’évade pas aussi facilement de la vie unie à la mort) et l’affirmation, contre les prisons, de portes et d’échelles de transparence.

Peut-être l’adéquation des analyses à toute l’œuvre poétique de Tzara, du moins enjambée la partie la plus véhémente et manifestaire de celle-ci, explique que je m’y retrouvais en terrain familier. Je n’ai pas le souvenir d’avoir lu en particulier, ni cité Où boivent les loups.

À la demande d’Henri Béhar, c’est pourtant ce titre qui est venu. En tout cas, je constatai peu après que ma décision de donner suite à cette proposition s’était liée dans mon esprit au moins à un nom de lieu : Strasbourg. « – Où boivent les loups – A Strasbourg ». En réalité, nous n’irions pas à Strasbourg, plus simplement à Paris, rue Vivienne. L’homme est approximatif. Reste que cette question posée à un poème de savoir ce qu’il voudrait dire, ou comment on pourrait le lire, s’adressait déjà à un titre surprenant. Surprenant non parce qu’il était une image à forte charge/décharge, telle que les aimait André Breton, mais par la tranquillité, par l’évidence de l’énoncé proposé qui était une phrase, ou plutôt un fragment de proposition relative circonstancielle de lieu, par exemple « (la ville) où boivent les loups ». Justement, ce qui était dérangeant était l’effacement d’une partie du texte, cette allure de texte palimpseste. On avait gratté une partie de la phrase. Gratté avec une griffe de loup. Ce qui du coup donnait à l’énoncé une valeur autrement plus forte (mais sans les artifices de la métaphore) : presque un oracle à demi-effacé, une révélation biffée. Une énigme puissante. Et s’il manquait une partie du texte à gauche de cet énoncé, à jamais effacé, la tentation était grande alors de rétablir cette énigme à droite du texte, d’en faire une question, très enfantine et très scolaire (mais non moins chargée de poésie et d’inconscient) : « Où boivent les loups ? ». Et c’était alors une question qui était posée, celle de savoir où buvaient ces fameux loups.

Dès lors qu’il y avait question, quelqu’un posait cette question et un autre devait répondre, comme dans les « nursery rhymes » anglaises, ces comptines fondées sur un usage immodéré du nonsense, et qui jouèrent un très grand rôle dans la formation poétique de Joyce Mansour. Où boivent les loups ? C’était ce genre de question dépourvue de sens, mais qui en prenait un tout à fait dramatique et émotionnellement renversant (pour un petit enfant). Car savoir où boivent les loups, c’était savoir où se réunissaient ces animaux très inquiétants, dont le rôle est de premier plan dans l’imaginaire enfantin. Savoir où est le loup est d’une nécessité capitale au moment de s’endormir. Je ne parle même pas d’avoir vu le loup, etc. Le contenu émotionnel de la figure du loup, venu des émotions les plus archaïques, les plus profondes, est immense. Restait à mettre un contenu éventuel sur cette figure, ou des contenus historiques, biographiques, humains, pour mieux comprendre ce titre, et donc posséder une clé de lecture, car quelle meilleure clé nous était donnée en dehors du titre, à condition de ne pas le considérer comme arbitraire ?

Néanmoins, Où boivent les loups n’est pas un titre à la forme interrogative. En tout cas, dans l’édition critique consultée, le titre n’est pas vraiment questionné, et nulle variante n’apparaît. Tel quel, il n’est pas une question, mais une affirmation. On pourrait dès lors le comprendre autrement, comme le titre par exemple d’un chapitre de roman anglais construit par digressions : « Où l’on apprend que l’auteur avait eu raison de redouter… », bref une manière de dévoiler, un boniment qui donnerait envie d’entrer dans la lecture, mais radicalement raccourci, elliptique au possible. Énigmatique toujours. « Ici, l’on apprendra où boivent les loups ». Un traité du loup en quelque sorte, qui nous expliquerait un aspect de leurs mœurs. Un traité du chasseur de loups, ou de son observateur. Qui en divulguerait des points essentiels. Car savoir où boivent les loups, c’est pouvoir s’en emparer, être maître de leur vie et de leur mort.

Nous laissons de côté pour l’instant le signifiant essentiel, boire, et l’implicite image liquide, aquatique qui est impliquée par un tel titre. En effet, « où boivent les loups » est une énigme seulement pour ceux qui le veulent bien, car nous savons bien, nous autres, où ils boivent. Cet énoncé simple, mais incomplet, c’est là son charme, ouvre pour chaque lecteur des visions claires, des images de la vie sauvage. Sans être au fait des mœurs des loups, chacun peut imaginer une source, une rivière, une flaque d’eau qui serait le contenu implicite et essentiel du titre : « la source ». Et ces mots ne sont pas indifférents : ils renvoient à une origine, à un trajet, à un cycle naturel, qui relève de la métamorphose et du temps.

Et ces loups, que nous avons arbitrairement associés à ceux de l’imaginaire enfantin, aux peurs archaïques exprimées dans les chansons et dans les fables, à un domaine commun de l’humanité, aux commencements de la vie donc, rien n’interdisait d’en interroger le sens. Pourquoi le choix de cet animal considéré comme destructeur, dangereux (un fléau, digne image pour un poète dadaïste) ?

Que pouvait-on dire encore de sa nature grégaire, des rituels collectifs de cette espèce ? Hurler à la lune (crier disait Tzara à son époque Dada), et terrifier au passage les sédentaires ?

Que penser du choix de cet animal nomade, furtif, invisible le plus souvent ? Comment passait-on du collectif au singulier, de la horde au loup solitaire ? Y avait-il des combats ? Des blessures de vieux loup ? Cette histoire de « source » ne contenait-elle pas aussi une réflexion sur l’origine, sur le commencement, un récit mythique ? Le loup n’était-il pas un totem particulier à Tzara, lui connaisseur et collectionneur d’arts nommés alors « primitifs » ?

Alors quelle lecture au fond pouvait-on entreprendre de ce recueil de 173 pages paru chez Denoël en 1932 ? La même se posait pour Clair de Terre. Une réponse de poète, ou de surréaliste, serait de dire : apprécie, goûte ces images, ces mots dans leur plénitude simple car ils n’appellent pas d’explication. « Ce que le poète a voulu dire il l’a dit ». Vouloir les expliquer serait contraire à leur nature. Mais une édition critique existe, et une notice dans l’édition parue chez Flammarion des Œuvres Complètes. Pour dire la vérité, je n’avais pas lu cette notice avant d’accepter le principe de cette communication. Or qu’y lisait-on dans cette notice ? « Où boivent les loups est le désespoir du critique, comme on dit de la saxifrage pour le peintre. Si encore le vocabulaire en était compliqué, la formulation hermétique, on pourrait tenter de traduire ou du moins d’attaquer ce qui résiste. Or, rien ne paraît à la fois plus simple et plus inabordable. ». Je compris en lisant ces mots le sens de cette invitation : une mission impossible. Tout de même, relativisons.

Deux pages et demie d’analyse du recueil suivaient ce début aporétique. Je ne les résumerai pas ici, sinon en disant que la difficulté de lecture de ce livre résidait, selon H. Béhar, dans la résistance du texte aux hypothèses de Jakobson sur la réunion de toutes les fonctions du langage dans le langage poétique. Au contraire que la fonction poétique, centrée sur le langage, y prédominait. Et de faire l’inventaire de ces fonctions et de leur faible activité dans le texte d’Où boivent les loups : fonction expressive centrée sur l’auteur, fonction conative (pas d’adresse), fonction dénotative (pas de je, pas d’autobiographie), pas de fonction métapoétique (ou métalinguistique), pas de fonction référentielle pas de référent autre que le texte… À partir de là, une lecture des moyens strictement poétiques du poème semblait s’imposer, et Henri Béhar en proposait de nombreux.

Dans un second temps, notre éditeur et critique s’appuie (faute de lectures critiques suffisantes) sur la lecture que Tzara propose lui-même de ses poèmes dans Essai sur la situation de la poésie (1931). Car tout de même, il y avait bien un saut (mais aussi bien chez Breton) le pli adopté d’un recueil en bonne et due forme, avec ses sections titrées, et le rejet initial de toute poésie, de toute littérature. Même si cette poésie était paradoxale, elle existait bel et bien comme telle. Sa justification tenait dans le mot révolution. La pratique révolutionnaire de l’auteur et la nature révolutionnaire de cette poésie la justifiait tout entière[1]. Là aussi, la glose est condamnable. La nature révolutionnaire se vérifie à l’œil nu si l’on peut dire. Mais le régime d’images qui est présenté comme celui de cette poésie, images en ordre de bataille pressées, nombreuses, ne peut qu’appeler, et pas uniquement les images, une glose même muette. La lecture n’est-elle pas d’ailleurs inséparable d’une interprétation ? Et même si Tzara met l’accent sur la puissance de rupture de ce langage poétique, doit-on ignorer l’ordonnancement de cette parole et ses différentes phases (Béhar en propose une approche, celle de la dynamique architecturale du recueil) ? Non, certainement. En fait, je serais personnellement favorable à une lecture de la matérialité de ce texte, rejoignant là le primat effectif accordé à la fonction poétique du langage, qui est bien une « source », celle indiquée par le titre, et celle que le surréalisme prétendait avoir trouvée sans exactement la préciser – inconscient, langage, continent mental, culture souterraine commune – ou plus exactement, celle que le surréalisme pensait pouvoir découvrir toute entière grâce à la baguette de sourcier nommée « écriture automatique ». Mais dans ce cas, il serait prudent de revisiter d’une manière plus large ce recueil de poèmes en se demandant si, à la marge des fonctions du langage, celles-ci ne trouvent pas à s’exercer malgré tout, pour la plupart, dans un texte dominé par la fonction poétique. Où boivent les loups, pour prendre un exemple, serait bien un titre métapoétique et métalinguistique à part entière. Mais l’ensemble de ce qui constitue les fonctions du langage semble ici gouverné, dominé par une fonction poétique invasive, perturbante, et subversive. Cela n’empêche pas pour autant de comprendre ce texte difficile dans le contexte d’une vie, d’un moment existentiel pour Tzara, et dans le contexte d’une relecture de l’aventure Dada, une forme de « Point où j’en suis » (Mandiargues), moins explicite certes, mais probable et nécessaire. Le biographique et le réflexif retrouvent leurs droits, mais sous le visage d’une fable : la fable des loups et de leur soif. Sans hésiter, une lecture bachelardienne ou à la Jean-Pierre Richard, serait loin d’être absurde dans le cas de Tzara, et de ce recueil en particulier. Parce que le texte dit, à travers la rêverie de la matière (ou de l’animal), quelques traits essentiels de la vie humaine dans ses structures profondes. Et le titre de « poèmes tzaristes » relevé par Béhar pour cet ensemble sur manuscrit, renverrait au mot terre (ţara, Tzara en roumain). Or, terre se dit en fait pamant et le nom de Tzara renvoie plutôt à la notion de « pays » ou de « campagne » ; des poèmes de la terre ? Ce qui se vérifie par le lexique et les images utilisés : « ô terre vipérine, ô misère de la terre », déclare le poète de façon très maldororienne dans « Pièges en herbe ».

Ce qui n’empêche pas de le considérer non plus comme parfaitement situé et historiquement explicable. Où boivent les loups, ce sont les sources de l’art surréaliste. Des « philtres de fantase » pour reprendre les mots d’Apollinaire sur ses propres contes[2]. Une boisson magique, un lait, et une matrice. Les sources du surréalisme sont nombreuses, ce sont les aînés, les modèles, comme Arthur Cravan, Jacques Vaché par exemple. Et Tzara, à bien des égards, fut, on le sait, le substitut pour Breton, loup assoiffé, grand lecteur de Rimbaud, d’un Jacques Vaché. Tzara le sait bien, et il n’est pas sans le savoir quand il écrit, en 1932, ce recueil annoncé dans le n° 5 du Surréalisme Au Service De La Révolution[3], revue qui est distribuée par ce même éditeur, « Les Cahiers Libres ». Tzara, à ce moment-là, est au cœur du dispositif surréaliste dans ce qu’il a de plus vital : la revue, Breton, cet éditeur. Or, on ne boit pas sans soif ni sans désir. Ce qui caractérisait les surréalistes, et les dadaïstes, était plutôt un dégoût face au monde, un rejet des œuvres parce qu’elles étaient le reflet réaliste ou mimétique d’un monde honni.

Les loups sont beaux et solitaires. Ils se déplacent en bande. Ils sont mobiles, indétectables. Ils meurent seuls et nul ne se préoccupe de cette disparition. Certes, il est question d’humour dans l’alliance si fréquente des mots et des morts, mais les allusions si nombreuses à la mort dans ce recueil (comme dans les autres) ne sont-elles pas significatives d’une tentation du suicide et du silence poétique qui traverse le surréalisme ? Les hordes de loups, animal réputé dangereux, féroce, destructeur (et cet imaginaire traverse encore nos cerveaux reptiliens, et le cerveau des hommes d’aujourd’hui, entre écologie et métaphore du politique), formaient une contre armée, une vague qui semblait devoir déferler sur les coteries littéraires des années 20.

La source mystique de l’art, son miroir renversé, fut un urinoir nommé Fountain, envoyé en 1917 au comité des Indépendants de New York, et signé R. Mutt par Marcel Duchamp. Breton mentionne ce nom, celui de Marcel Duchamp, comme une « véritable oasis pour ceux qui cherchent encore […] »

Et les manifestations Dada de Paris sont l’occasion de s’abreuver aux injures du public et de l’invectiver en retour. Si ce recueil fait signe vers l’histoire encore toute chaude de Dada et du surréalisme mêlés, c’est l’histoire d’un assèchement, d’une privation d’éléments de combustion[4] : le dadaïsme devait bientôt s’éteindre privé d’éléments de combustion. Ce qui alimente la subversion poétique et artistique, c’est là où boivent les loups. Une source perdue qui pose la question du remplacement de cette source par une autre. Quel combustible poétique trouver en 1932 quand on s’appelle Tristan Tzara et que l’on publie dans une revue « au service de la révolution » avec André Breton ? Comment favoriser cette révolte ? Car, et bien à tort certainement du point de vue des éthologues, le loup est perçu toujours comme un grand révolté ! Plus précisément, l’espèce comporte autant de solitaires que de grégaires…

Le non-sens, la trouvaille absurde ont-ils encore un avenir ? Doit-on passer à un autre régime poétique, où effectivement émergerait une autre fonction du langage que la poétique, notamment la fonction conative et l’expressive. La réponse est à trouver dans le texte joyeux de René Lacôte pour le « Poètes d’aujourd’hui » n° 32 paru chez Seghers en 1952 (année significative). Tout l’exercice est de faire comprendre aux jeunes lecteurs l’inexplicable par un minutieux argumentaire de pensée bolchevik[5] : le passage du poète Dada éructant sa colère contre toute forme d’organisation humaine au poète militant de parti. Je ne lis que la conclusion rayonnante : « Il n’a, répétons-le, jamais changé, le même homme a grandi dans un mouvement d’inspiration et de pensée qui sans cesse est allé en s’organisant et en s’élucidant ». On aimerait bien lire avec autant de clarté les textes de Tzara. En tout cas, l’expression « en s’élucidant » est remarquable. Oui, la poésie de Tzara peut être lue comme une entreprise d’élucidation de soi, de sa trajectoire, ce qui fatalement pour un poète concerne les moyens poétiques.

Le loup embourbé dans une barbe forestière
crépue et brisée par saccades et fissures
et tout d’un coup la liberté sa joie et sa souffrance
bondit en lui un autre animal plus souple accuse sa violence
il se débat et crache et s’arrache
Solitude seule richesse qui vous jette d’une paroi à l’autre
de la cabane d’os et de peau qui vous fut donnée comme corps […] (L’Homme approximatif, OC II, 144)

Un tel loup ne se retrouve pas dans Clair de terre, à première vue du moins. Mais ce recueil, Où boivent les loups, est annoncé en même temps que Les Vases communicants, que Le Revolver à cheveux blancs ou La Vie immédiate (Paul Éluard) dans le SASDLR n° 5. À ce moment-là, Tzara est encore dans la lisière de Breton, habite la même forêt (qui n’est pas enchantée, mais lourde). Il s’abreuve encore à l’atelier de la rue Fontaine bien nommée… La source des loups. Il pose sur une photo de Man Ray – ? – André Breton, Benjamin Péret, Paul Éluard, Tristan Tzara, comme quatre mousquetaires dit-on, ou quatre loups, la bande croit certainement aux vertus d’un langage poétique qui servirait à l’exploration de l’inconscient, la source commune, le génie en commun, sans que personne n’ait à abdiquer sa personnalité. Le loup de L’homme approximatif est sans aucun doute un gage de liberté, le totem libérateur de Tzara embourbé dans certaines contradictions qui se résolvent magnifiquement, parce que poétiquement.

L’idée de l’homme loup ne vient pas de nulle part. Elle a été appliquée comme un sobriquet, celui de l’homme-loup à Petrus Borel. Comme une surdétermination de l’appellation « poète maudit ». C’est une façon de dire la précarité du poète dans la société, comme le rappelle Jean-Luc Steinmetz dans sa biographie. Tzara aurait d’ailleurs vu en Petrus Borel l’exemple même de la poésie-vie, comme Tzara l’exprime dans « Essai sur la situation de la poésie ». Ce terme de « loup » vient de Plaute, en passant par les philosophes Bacon et Hobbes. Finalement, il s’agit peut-être d’une relecture lycanthropique de l’histoire des avant-gardes mais sous forme poétique. Notamment par la camaraderie du Bousingo, où les bousingots avaient la mauvaise réputation d’être « graines d’émeute » aux yeux des partisans de l’ordre[6]. Mais le « bouzin » ou le « bouzingo », c’est aussi le vacarme, le tapage, le vacarme, autant de termes appliqués à l’activité Dada à Paris. L’homme-loup, c’est aussi une façon de raconter (autobiographiquement) la période qui sépare la sortie du surréalisme de Tzara et son retour au sein du groupe, période d’une solitude toute relative d’ailleurs, très mondaine et ouverte en fait, mais que Tzara se plaît à dire lycanthropique[7].

Cette image du loup trouve d’ailleurs à s’employer dans ses potentialités inconscientes de manière éloquente dans les arts visuels, sous deux formes exemplaires, avec le Loup-Table imaginé par Victor Brauner pour l’exposition internationale du surréalisme en 1947 à la galerie Mæght, et les loups se mettent à table littéralement, quitte à s’auto-consommer. Mais Tzara s’intéresse-t-il alors encore à ses loups ? Plus proche de lui, le Déjeuner en fourrure, est un objet de Meret Oppenheim conçu en 1936, composé d’une tasse, d’une cuiller et d’une assiette recouverts de fourrure, invitation à boire et manger dans la fourrure de l’animal même, l’animal sauvage. Ces artistes étaient-ils au fait du recueil de Tzara ? Rien de certain, mais la parenté n’est pas non plus fortuite entre ces objets poétiques. Le loup figure dans le dictionnaire abrégé du surréalisme de 1936, sous la forme de citations de Rimbaud et de Paul Éluard. Mais elles ne sont pas aussi percutantes que le beau titre de Tzara.

On ne perçoit pas l’appel à la sauvagerie, à la sortie de la société, dans les espaces inhumains. Ni le « lâchez tout », le départ, l’appel à la rupture, qui rappelons-le, concernait aussi Dada : « Lâchez Dada »… Le où est l’origine. Il pose la question de l’origine, celle-là même qui est posée par l’art moderne, et que préfigure la triple injonction de Paul Gauguin : « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? ». La question du retour à une innocence primitive, aux mythes non européens, à l’interrogation métaphysique, mais non religieuse, tous ces éléments sont implicitement présents à l’orée de ce recueil exemplaire par sa réticence à l’analyse.

Je suivrai un autre fil, une autre glose, une approche intertextuelle qui n’est pas plus ni moins légitime qu’une autre, et qui a le mérite de s’appuyer sur le sens non seulement du titre, mais aussi du recueil qui interroge au fond notre (son) désir de révolte, de révolution et de poésie. Ce fil, je le trouve chez Rimbaud, figure même du marcheur, « passant considérable » (Mallarmé), incarnation à tort ou à raison de la révolte, icône sacrée au même titre que le Che (Gevara) est une icône religieuse sud-américaine. Et sous les deux espèces de la « faim » et de la « soif ». Car les loups sont affamés, on le sait, et ils ont soif (précise Tzara).

La métaphore animale de la soif assimile les êtres humains à des êtres de désir et d’espérance, des êtres projectifs, à des nageurs en mouvement, « vers quels buts buveurs d’espoir/qu’on achète au prix de lentes semences/[…] qu’on boit dans les abreuvoirs avec des reniflantes narines de cheval ». Chevaux assoiffés de L’Homme approximatif, ou bien loups avec Où boivent les loups, les animaux qui servent de comparaison à l’homme sont rarement paisibles ou rassurants. « Comédie de la soif » et « Fêtes de la faim » sont deux poèmes écrits par Rimbaud en mai 1872, à 50 ans de distance de ceux d’Où boivent les loups.

Dans la partie sous-titrée « les parents », Rimbaud écrit « que faut-il à l’homme ? Boire ». Et il ajoute plus loin : « aller où boivent les vaches »

En effet, il s’agit bien d’un « Pauvre songe » (deuxième sous-titre) : boire tranquille en quelque vieille ville…

Au fond, le renoncement à la révolte. Aller à Canossa. Battre sa coulpe. Porter le collier du chien, et renoncer à la vie sauvage du loup (comme dans la fable de La Fontaine). Le loup de la fable est incorruptible. Il saute dans la nuit et disparaît. Aller où boivent les loups, c’est boire à la source de la liberté. Et ce désir n’a pas abandonné Tzara en 1932. Il pose en tout cas toute la question de l’activité surréaliste, qui devient non plus affrontement, mais collaboration avec un public, en vue de faire triompher un nouvel esprit. C’est la conversion des voies marginales et négatives en un désir d’agir à l’intérieur de la société. C’est un changement dans la façon de concevoir la poésie que tient à préciser Tzara lui-même dans son « Essai sur la situation de la poésie » de 1931 cité par H. Béhar dans sa notice.

« Fêtes de la faim » coïncide peut-être moins étroitement à l’esprit d’Où boivent les loups, mais il traduit sous une autre forme la question du goût – ou pas – de vivre, de continuer son existence d’homme quand au fond le dégoût initial, l’inappétence globale pour le monde, ne sont pas passés entièrement. Le recueil exprime par les thèmes, les mots et les images convoqués, une dominante de la terre, du chemin, d’une fuite en avant qui est mimétique de celle des loups abreuvés de terre plus que d’eau. Le poème de Rimbaud exprime cette exhortation à la fuite, notamment dans le refrain : « Ma faim, Anne, Anne/fuis sur ton âne ». Et cet appétit inexplicable, cet écœurement qui se détourne des nourritures normales pour aller vers un étouffement, un empoisonnement : « si j’ai du goût, ce n’est guères/que pour la terre et les pierres/dinn ! dinn ! dinn ! dinn ! mangeons l’air,/le roc, les charbons, le fer ».

Pour revenir à la lecture de Tzara lui-même, celle qu’il fait de sa poésie, de la poésie en général, Béhar nuance : « tout en suivant Tristan Tzara dans sa démarche critique, on ne saurait l’imiter absolument, le poème étant pour nous la trace matérielle d’une activité de pensée dont on peut cerner les formes, le régime, la dynamique[8] ». Et c’est ce qui reste à faire à présent… qui ne sera pas fait ici, mais je dirais, pour aller vite, qu’il est plus vital de considérer la poésie de Tzara (et celle de Breton, ou de tout rebelle du surréalisme) en tant qu’elle est une « activité de l’esprit » qu’en tant qu’elle est « moyen d’expression », ou plutôt qu’elle est, d’un bout à l’autre, moyen d’expression d’une pensée en train de s’élucider (pour parler comme René Lacôte), et comme telle à élucider par nous, lecteurs, par tous les moyens d’analyse, interne et externe.

Université Paris 13
Sorbonne Paris Cité – Pléiade


[1]. Idem, OC II, p. 441.

[2]. Sarane Alexandrian, L’Art surréaliste, Hazan, 1969, p. 28.

[3]. En abrégé SASDLR.

[4]. Alexandrian, op. cit., p. 45.

[5]. Et le bolchevik, forme supérieure du révolutionnaire, est par opposition à l’anarchiste, celui qui pose les fondements de la société communiste.

[6]. Jean-Luc Steinmetz, op. cit., p. 85.

[7]. H. Béhar qualifie la période 1924-1928 comme celle du « lycanthrope » : « Le recueil Où boivent les loups relève ne serait-ce que par son titre de la lycanthropie antérieure. Mais tout son contenu a été élaboré depuis qu’il adhère au surréalisme », Henri Béhar, Tristan Tzara, OXUS, Les Roumains à Paris, 2005, p. 111.

[8]. Tzara, OC II, p. 441.

Pourquoi l’homme approximatif ?

Pourquoi L’Homme approximatif  ?

Henri BÉHAR

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Ce titre en forme d’interrogation pose en réalité deux questions : d’une part il demande comment il faut comprendre le titre du recueil de Tristan Tzara ; d’autre part, il s’interroge sur le libellé donné à l’exposition de Strasbourg, laquelle qualifie ainsi le poète lui-même. Je cite : « TRISTAN TZARA/ L’homme approximatif/ Poète, écrivain d’art, collectionneur ».

Je n’entrerai pas dans le détail du parcours qui nous a conduits, de changements de responsables en reports, jusqu’à l’inauguration de cette magnifique présentation strasbourgeoise, la première à montrer la totalité de l’activité artistique de Tristan Tzara. La directrice du Musée d’art moderne et contemporain, Estelle Pietrzyk, qui est aussi commissaire de l’exposition, m’écrit qu’elle l’a choisi un peu intuitivement, en considérant que L’Homme approximatif (1931) est certainement le texte qui demeurera parmi la cinquantaine d’ouvrages de l’auteur, et surtout en se souvenant de ce vers baudelairien : « homme approximatif comme moi comme toi lecteur et comme les autres ») l’invitant à penser qu’il n’y est pas question uniquement d’un individu extérieur à l’auteur. Pour ma part, je me souviens seulement d’avoir fait remarquer, à plusieurs reprises, que je ne trouvais aucune explication du sous-titre faisant appel au titre de Tzara, « L’Homme approximatif », dans le catalogue en cours de rédaction, à plus forte raison dans le communiqué ni dans le dossier adressé à la presse.

Ce qui présente, malgré tout, un avantage : à défaut d’explication, d’encadrement, de guide, le lecteur, le visiteur (qui sont souvent les mêmes) peuvent l’interpréter à leur guise : Tzara = L’Homme approximatif, c’est-à-dire l’auteur du recueil ainsi dénommé, qu’on ne connait pas totalement, quelque peu imparfait, inachevé, et donc complété par la présentation d’un poète, d’un écrivain d’art et, ce qui est moins connu, d’un collectionneur. Mais on peut lire la formule autrement, en se disant que l’exposition sera focalisée sur cet ouvrage de la maturité du poète, son chef-d’œuvre au dire de la critique contemporaine.

La lecture du dossier de presse, qui m’a été aimablement communiqué par la direction du Musée, nous convainc que nul commentateur ne s’est attardé sur le recueil de poésie, ni même sur le titre de l’exposition.

Il semble aussi que tous les efforts des organisateurs ont porté sur le souci, non pas d’éliminer Dada (toujours présent), mais de le réduire à sa plus simple expression, par peur de le voir tout envahir, par son énergie intrinsèque.

Circonstances du poème

C’est à partir du printemps de 1925 que commencent à paraitre, en français et même en anglais, dans diverses revues d’avant-garde, plusieurs chants d’un long poème de Tristan Tzara intitulé L’Homme approximatif. Jusqu’au moment, en décembre 1929, où La Révolution surréaliste en donne un fragment, qui deviendra le dernier chant de l’édition définitive du recueil du même titre. Le choix ne pouvait être plus judicieux, au moment où la revue officielle du mouvement interrogeait son public : « Quelle sorte d’espoir mettez-vous dans l’amour ? ». En prélude, André Breton, directeur de cette publication, expliquait pourquoi elle avait cessé de paraitre. Son argumentaire revêtait la forme d’un manifeste : le Second Manifeste du surréalisme, publié en totalité avant qu’il ne sorte en volume, légèrement augmenté.

C’est évidemment à cette rédaction, de premier jet dira-t-on, qu’il faut se reporter pour lire en son entier l’appel qu’il lance à Tzara, après s’être livré à un examen général de la situation poétique depuis le premier manifeste :

Ceci dit, il nous prend par contre l’envie de rendre à un homme de qui nous nous sommes trouvés séparés durant de longues années cette justice que l’expression de sa pensée nous intéresse toujours, qu’à en juger par ce que nous pouvons lire encore de lui, ses préoccupations ne nous sont pas devenues étrangères et que, dans ces conditions, il y a peut-être lieu de penser que notre mésentente avec lui n’était fondée sur rien de si grave que nous avons pu croire. Sans doute est-il possible que Tzara qui, au début de 1922, époque de la liquidation de « Dada » en tant que mouvement, n’était plus d’accord avec nous sur les moyens pratiques de poursuivre l’activité commune, ait été victime de préventions excessives que nous avions, de ce fait, contre lui – il en avait aussi d’excessives contre nous – et que, lors de la trop fameuse représentation du Coeur à barbe, pour faire prendre le tour qu’on sait à notre rupture, il ait suffi de sa part d’un geste malencontreux sur le sens duquel il déclare – je le sais depuis peu – que nous nous sommes mépris. C’est très volontiers, pour ma part, que j’accepte de m’en tenir à cette version et je ne vois dès lors aucune raison de ne pas insister, auprès de tous ceux qui y ont été mêlés, pour que ces incidents tombent dans l’oubli.

Depuis qu’ils ont eu lieu, j’estime que l’attitude intellectuelle de Tzara n’ayant pas cessé d’être nette, ce serait faire preuve d’étroitesse d’esprit que de ne pas publiquement lui en donner acte. En ce qui nous concerne, mes amis et moi, nous aimerions montrer par ce rapprochement que ce qui guide, en toutes circonstances, notre conduite, n’est rien moins que le désir sectaire de faire prévaloir à tout prix un point de vue que nous ne demandons pas même à Tzara de partager intégralement, mais bien plutôt le souci de reconnaître la valeur – ce qui est pour nous la valeur – où elle est. Nous croyons à l’efficacité de la poésie de Tzara et autant dire que nous la considérons, en dehors du surréalisme, comme la seule vraiment située. Quand je parle de son efficacité, j’entends signifier qu’elle est opérante dans le domaine le plus vaste et qu’elle est un pas marqué aujourd’hui dans le sens de la délivrance humaine. Quand je dis qu’elle est située on comprend que je l’oppose à toutes celles qui pourraient être aussi bien d’hier et d’avant-hier : au premier rang des choses que Lautréamont n’a pas rendu complètement impossibles, il y a la poésie de Tzara. « De nos oiseaux » venant à peine de paraître, ce n’est fort heureusement pas le silence de la presse qui arrêtera sitôt ses méfaits.

Sans donc avoir besoin de demander à Tzara de se ressaisir, nous voudrions simplement l’engager à rendre son activité plus manifeste qu’elle ne put être ces dernières années. Le sachant désireux lui-même d’unir, comme par le passé, ses efforts aux nôtres, rappelons-lui qu’il écrivait, de son propre aveu, « pour chercher des hommes et rien de plus ». À cet égard, qu’il s’en souvienne, nous étions comme lui. Ne laissons pas croire que nous nous sommes ainsi trouvés, puis perdus.

Je cite longuement, intégralement. Tant d’autres se sont référés à ce Second Manifeste comme à un simple livre de comptes, de règlement de comptes, veux-je dire, qu’il me faut bien faire entendre en son entier le raisonnement d’André Breton lorsqu’il accepte de revenir sur son attitude antérieure. Il n’était pas homme à se repentir, et il faut croire qu’il avait d’excellentes raisons pour en arriver là, sans savoir si son appel serait entendu. Il avait suivi attentivement les publications de Tzara depuis le moment où il l’avait, en quelque sorte, exclu du groupe, et il reconnaissait en son œuvre les qualités qu’il attendait de toutes les œuvres publiées à l’enseigne du surréalisme. Il faut croire qu’il était si loin du compte qu’il acceptait de revenir sur son intervention personnelle lors de la soirée du Cœur à barbe en juillet 1923, sur les injures tant verbales qu’autographes proférées à son encontre. L’excuse alléguée ne manque pas de sel : il se serait mépris sur la signification du geste de Tzara devant la police, à l’entrée du Théâtre Michel. En conséquence, il lui offre la paix des braves, sans lui demander compte de ses opinions du moment.

En effet, tandis que le surréalisme évoluait vers l’engagement auprès du Parti communiste, Tzara, qui, depuis les débuts de Dada, se défiait de tout enrôlement politique, continuait à prêcher l’indépendance totale du poète. C’est pourquoi Breton n’hésite pas à dire que la poésie de Tzara est la seule qui soit située. Le terme est à prendre dans le sens que lui confère Max Jacob en préface au Cornet à dés : « Tout ce qui existe est situé » (1916). Une poésie située est une poésie issue du langage personnel, une poésie de son époque, qui exprime les idées et les sentiments des hommes.

C’est pourquoi Breton lui rappelle le but qu’il assignait à la poésie : « chercher des hommes », et lui demande de reprendre cette quête en commun.

En résumé, Tzara n’avait pas tort de poursuivre son chemin solitaire, mais, au vu de sa production poétique, il devrait rejoindre le mouvement surréaliste. Il ne lui sera fait aucun reproche, et même on ne lui demandera pas d’épouser les thèses communisantes de ses nouveaux anciens amis. La preuve en est fournie par la publication du dernier chant de L’Homme approximatif immédiatement à la suite du Manifeste, à la manière de Poisson soluble, destiné à suivre et exemplifier les thèses du Premier Manifeste du surréalisme.

En revue, le lecteur ne pouvait savoir qu’il lisait une partie du chant XIX et dernier d’un long poème épique, qui ne devait paraitre intégralement en volume que deux ans plus tard, sous le même titre.

Le texte de la Révolution Surréaliste

D’après ce seul fragment, nous pouvons déterminer ce qui a pu séduire les surréalistes jusqu’à fraterniser avec son auteur dissident.

Au premier chef, il y a ce fait, surprenant pour certains lecteurs, que Dada n’a pas réduit l’activité poétique à néant. Au contraire, pourrait-on dire, elle est ressortie toute neuve et comme régénérée par le traitement qu’il lui a fait subir. La poésie de Tzara ne concède rien au lecteur. L’auteur n’accepte aucun compromis, aucun retour vers la poésie formelle ou narrative. De même, il n’accepte aucune des recettes de l’automatisme surréaliste (je dis bien recettes, et non aspirations). De sorte qu’un ton nouveau émane de ce chant individuel, qui proclame les difficultés de l’homme à vivre au monde, au sein d’une nature fondamentalement hostile.

Comment ne pas se sentir impliqué par ce repetend[1], à la manière baudelairienne, cette sorte de refrain de trois ou quatre vers revenant à plusieurs reprises avec une variation interne :

et rocailleux dans mes vêtements de schiste j’ai voué mon attente
au tourment du désert oxydé
et au robuste avènement du feu

La suite du chant, non publiée dans La Révolution surréaliste, montre bien que, dès l’origine, il était pensé pour servir de conclusion à cette épopée lyrique en récapitulant toutes les approximations humaines, les inquiétudes et les vertiges à quoi l’homme se trouve confronté, à la mesure de ses épreuves. L’efficacité de cette poésie ne s’apprécie pas en termes de pratique mais d’action spirituelle, d’adhésion du lecteur contemporain, je veux dire du temps de l’écriture comme du temps présent.

Ce faisant, je n’ai pas expliqué le titre, L’Homme approximatif. Il me semblait conforme à la définition du Littré, plus exactement du Petit Littré que Tzara pratiquait assidument : « Approximatif : Qui est fait par approximation. Estimation approximative. Calcul approximatif. » C’est dire que l’adjectif désigne des approches successives, tout en marquant sa proximité avec le vocabulaire mathématique. Apparemment, il n’y a là aucune difficulté particulière, d’autant plus quand nous savons le goût prononcé de Tzara pour cette discipline.

Toutefois, la dernière traduction du volume proposée en Espagne et en espagnol, met en évidence la double acception de l’adjectif. Elle est titrée El hombre aproximado (2014), remplaçant l’académique El hombre aproximativo (1975). Même si l’on n’a pas été élevé dans la langue de Picasso, on sent bien la différence[2]. Le traducteur s’en explique en accusant son prédécesseur d’user d’un gallicisme. En somme, il s’agirait de distinguer entre la forme passive et la voie active : une valeur fixe, toute relative, s’opposant à une connaissance par des approches répétées.

Pour connaitre le sens que Tzara voulait donner à ce titre (qui revient 7 fois dans les vers), et en avoir le cœur net, je ne connais pas d’autre méthode que de relever toutes les occurrences du vocable dans l’œuvre complet de Tzara, afin de voir quel sens, quelle nuance particulière il conférait à ce vocable. Dans tous ses écrits, vers et prose mêlés, il emploie approximatif 14 fois, approximative 4 fois, et 10 fois le substantif approximation (au singulier et au pluriel). Dans le cadre de la présente journée d’étude, je n’ai pas le loisir d’afficher chaque occurrence avec son contexte. On les trouvera en annexe ci-après. Retenons seulement cette déclaration du Manifeste Dada 1918 : « l’approximation fut inventée par les impressionnistes » (I, 360), qui nous ramène à l’univers de la création picturale. Vient ensuite un poème intitulé « Approximation », publié en 1924 et repris dans L’Arbre des voyageurs (II, 31). C’est, à n’en pas douter, le noyau primitif du chant III de notre recueil, et même de l’ensemble du texte, le poète interpellant :

tu viens tu nages tu rêves tu lis
Tu cours parfois après le clair l’illimité pourquoi de tes actions (OC II, 31)[3]

Plus tard, au temps des souvenirs, Tzara s’est expliqué très clairement sur sa réalisation, au cours de ses entretiens radiophoniques avec Georges Ribemont-Dessaignes :

L’Homme approximatif a été écrit entre 1925 et 1930. C’est en 1929 qu’un fragment de ce poème parut dans La Révolution Surréaliste, les événements m’ayant amené à me réconcilier avec les surréalistes. Parallèlement à eux, mon évolution me fit abandonner le caractère démonstratif, provocant, et négateur de la poésie pour une expression plus constructive de la matière poétique. Je me dirigeais vers une conception de la vie où l’individualisme extrême qui était le mien allait se concilier avec les sentiments de base communs à la plupart des hommes. Ce n’étaient plus les mots qui, par leur rapprochement insolite faisaient éclater leur signification coutumière, mais c’est le complexe de l’image poétique qui se substituait comme une composante à mes premières préoccupations. C’était là le passage vers une nouvelle objectivité. (OC V, 405)

Mais nous possédons un témoignage du temps même de l’élaboration du recueil, que les surréalistes français ne devaient guère connaitre, car ils se seraient certainement insurgés contre certains jugements concernant leur récent engagement politique. Le paradoxe est bien là : tandis que, de nos jours, Tzara passe pour le poète le plus lié au Parti communiste (après Aragon, évidemment), c’est lui qui, de Dada jusqu’aux années trente, est le plus hostile au rapprochement du groupe avec toute organisation politique ! Il dit :

Reconnaître le matérialisme de l’histoire, dire en phrases claires même dans un but révolutionnaire, ceci ne peut être que la profession de foi d’un habile politicien : un acte de trahison envers la Révolution perpétuelle, la révolution de l’esprit, la seule que je préconise, la seule pour laquelle je serais capable de donner ma peau, parce qu’elle n’exclut pas la Sainteté du moi, parce qu’elle est ma Révolution, et parce que pour la réaliser je n’aurai pas besoin de la souiller à l’aide d’une lamentable mentalité et mesquinerie de marchand de tableaux. […] Le communisme est une nouvelle bourgeoisie partie de zéro ; la révolution communiste est une forme bourgeoise de la révolution… (OC II, 418)

Or, tenez-vous bien, il dit cela au poète Ilarie Voronca, venu l’interroger dans sa magnifique villa de l’avenue Junot, qui publie ses propos dans la revue roumaine Integral en avril 1927, (intégralement reproduits dans les Œuvres complètes).

Deux formules les résument : en 1920, il écrivait « pour chercher des hommes ». Déçu de sa quête, il poursuit : « Je continue à écrire pour moi-même, pour l’instant, et à défaut de trouver d’autres hommes, je me cherche toujours. » (OC I, 417)

S’agissant d’une quête de soi-même, il convient de bien dater chacun des propos. C’est le moment, en effet, où, tout en proférant ses attaques contre le groupe surréaliste et son meneur, Tzara en vient à réviser ses positions, à tel point que, deux ans plus tard, il serrera la main de celui qui l’avait le plus ostracisé.

À l’inverse, il est fort possible, comme l’expliquent les historiens et le sociologue du surréalisme, que Breton ait vu là une occasion de rééquilibrer ses troupes après les ruptures et les grandes purges qui firent suite à la réunion du Bar du Château. Avec le départ de Soupault, Vitrac, Artaud, Desnos, Baron, Leiris, Limbour, Prévert, Queneau, etc., le retour d’un poète de la dimension de Tzara était une aubaine pour le groupe, d’autant plus qu’il allait s’accompagner de l’entrée en scène de René Char, Dali, Georges Hugnet, Georges Sadoul, André Thirion, René Magritte. Cependant je reste persuadé que, par-dessus tout, la qualité poétique des œuvres de Tzara est la cause nécessaire et suffisante de ce rapprochement.

En ce temps là, nous en avons maint exemple, les poètes se lisaient encore entre eux ! Ils n’avaient pu demeurer insensibles à la remarquable évolution qui, des Vingt-cinq Poèmes et des Sept Manifestes dada (1924) menait à L’Indicateur des chemins de cœur (1928) et à L’Arbre des voyageurs (1930), pour aboutir à ces dix-neuf chants de L’Homme approximatif. La profondeur du chant prenait le pas sur l’anecdote, la mesquine fâcherie humaine, à tel point que les éclats de la représentation du Cœur à gaz (1923), les propos accusateurs des Pas perdus et de Nadja se trouvaient dénoncés par leur propre auteur. La réconciliation se fit en 1929, et nous avons plusieurs exemples de l’amitié retrouvée, mais je préfère citer, car il est d’ordre privé, ce témoignage moins connu de leur réconciliation, que l’on peut découvrir dans une des vitrines de l’exposition :

À Tristan Tzara
à la poésie qu’il incarne
et qui aura eu son front ses yeux
son rire (son rire inoubliable) quand
j’avais vingt ans, trente ans et
encore bien d’autres âges,
et à l’homme que j’adore
qui est fait d’idées étonnantes pour les cheveux, de sentiments hors ligne
pour les moindres mouvements, d’actions
futures pleines de signification et de grandeur pour la main fine et parfaite,
avec l’orgueil et la joie de
le connaître à toutes les minutes
où je ne me tue pas
17ndré 13reton.

C’est l’envoi autographe porté sur un exemplaire de l’édition originale du Revolver à cheveux blancs (1932). L’individu Tzara est donc la poésie en soi, et le meilleur remède contre la déprime, l’angoisse et le désespoir !

La lycanthropie

Ce n’est pourtant pas l’image que le commun des lecteurs se fait dudit poète. J’en déduis que Tzara, tout aussi ambivalent que l’ami retrouvé, avait réussi, au moyen du poème, justement, à dominer sa propre solitude, le sentiment de ce qu’il nommait la lycanthropie[4]. Ce terme, caractérisant la nature même du poète, n’apparait pas dans le recueil L’Homme approximatif. Tzara le définira peu après dans son « Essai sur la situation de la poésie » comme « un état latent de fureur et de haine, d’explosion et de frénésie » (1931), puis au sujet des Bousingos, dont Pétrus Borel fait partie. Il se nommait lui-même « le lycanthrope », faisant de cette attitude mentale le symbole de la révolte d’individus s’estimant supérieurs, contre la société et contre Dieu. Il commente :

La Lycanthropie de Pétrus Borel n’est pas une attitude d’esthète, elle a des racines profondes dans le comportement social du poète […] qui prend conscience de son infériorité dans le rang social et de sa supériorité dans l’ordre moral. (OC V, 111)

En ce qui le concerne, l’auteur de L’Homme approximatif est partisan d’une révolution individuelle et perpétuelle. Le moi solitaire se livre à une longue introspection :

je me vide devant vous poche retournée
j’ai abandonné à ma tristesse le désir de déchiffrer les mystères
je vis avec eux je m’accommode à leur serrure (OC II 87)

Tout se passe comme si l’individu devait retourner aux origines du monde pour se connaître et comprendre sa destinée, à travers une révolte toujours contenue.

Épopée de l’homme solitaire, L’Homme approximatif, toujours aussi gauche et inachevé, émerge des profondeurs de l’inconscient, surgit du magma originel. Le chant est si puissant qu’on a pu parler de poésie épique, d’une sorte de Légende des siècles se référant à l’histoire de l’homme dans ses relations avec la nature. Tzara se révèle ici pasteur de mots, les guidant à travers l’obscurité primitive jusqu’au soleil de la vie. Saisi dans son être incertain, avant toute reconstruction logique, c’est un homme, ou une pierre, ou un arbre qui parle, comme au quatrième des Chants de Maldoror.

Toujours l’angoisse domine : « la terre me tient serré dans son poing d’orageuse angoisse » (OC II 83), déclare-t-il au seuil d’une longue errance. Lycanthrope, le poète l’est plus que jamais dans ce chant IX où il s’identifie à l’animal solitaire, celui qui veut ignorer l’instinct grégaire de la meute :

le loup embourbé dans la barbe forestière
répue et brisée par saccades et fissures
et tout d’un coup la liberté sa joie et sa souffrance
bondit en lui un autre animal plus souple accuse sa violence
il se débat et crache et s’arrache
solitude seule richesse qui vous jette d’une paroi à l’autre
dans la cabane d’os et de peau qui vous fut donnée
comme corps
dans la grise jouissance des facultés animales paquets de chaleur
liberté grave torrent que tu puisses enlever ma chair mon entrave
la chaîne charnue autour de mes plantes vertigineuses impétueuses tensions
aventures que je voudrais jeter par flaques paquets et poignées
à ma face honteuse timide de chair et de si peu de sourire
ô puissances que je n’ai entrevues qu’à de rares éclaircies
et que je connais et pressens dans la tumultueuse rencontre
frein de lumière marchant d’un jour à l’autre le long des méridiens
ne mets pas trop souvent ton carcan autour de mon cou
laisse jaillir ma fuite de ma terreuse et terne créature
laisse-la tressaillir au contact des terreurs corporelles
s’échapper des caverneuses veines des poumons velus
des muscles presque moisis et des ténèbres délirantes de la mémoire (OC 114)

À la fin de ce chant, le loup désembourbé va trouver son berger, « le berger des incommensurables clartés » que l’on pourrait identifier à je ne sais quel dieu des religions mais qui, pour Tzara, ne peut être que le principe ordonnateur du langage, régnant sur les « célestes pâturages des mots »[5].

Ce qui fera dire à Jean Cassou dans Les Nouvelles Littéraires :

extraordinaire poème primitif, l’un des plus résolus, des plus complets témoignages de la poésie contemporaine. Il démontre qu’en poésie il n’y a jamais d’impasses et que, seules les positions extrêmes sont valables. En s’obstinant dans ce qui pouvait ne paraître qu’un acte de négation stérile, une explosion fatale, Tristan Tzara produit une œuvre positive, abondante, généreuse, passionnée, et qui imite tout ce qu’il y a de plus ardent et de vorace dans la création. (OC II 419)

Tzara développera et radicalisera cette image du poète comme loup solitaire, mu par un désir excessif de pureté, dans Où boivent les loups (1932), paru l’année suivante, et il en analysera la fonction particulière dans son « Essai sur la situation de la poésie », une poésie qui, selon lui, s’est développée sur deux axes simultanés et successifs, la « poésie activité de l’esprit » et la « poésie moyen d’expression », qui se rejoignent et rivalisent à l’époque contemporaine, destinés à produire la « poésie-connaissance ». Cet examen critique du « principe de lycanthropie » et de la « nécessité poétique » se poursuivra dans d’autres essais, parfaitement analysés et synthétisés par la critique.

Pour finir sur ce point central, il ne me parait pas anecdotique de préciser que, dans la correspondance déposée au fonds Doucet, sa femme, Greta Knutson, à qui L’Homme approximatif est dédié, le nomme toujours loup.

Composition

J’ai dit que L’Homme approximatif fut connu par la publication de fragments ou de chants entiers dans diverses revues. L’ordre de la publication ne suit pas nécessairement le temps de l’écriture, dans la mesure où chaque revue a son propre rythme de parution, et aussi parce que Tzara n’a classé définitivement ses dix-neuf chants qu’au moment où il a remis son manuscrit à l’éditeur. Ici encore, je reporte à l’annexe un tableau présentant l’ordre chronologique de parution des chants, confronté au choix final, en laissant au lecteur le soin de déterminer s’il y a adéquation du texte proposé à l’orientation de chaque revue. L’examen des divers états du texte, du carnet aux brouillons, aux dactylographies et aux multiples états manuscrits ne laisse apparaitre aucun plan ni aucun principe de classement. Il est clair toutefois que la forme, un long poème en plusieurs chants, est première. Dès le début, en 1925, Tzara sait ce vers quoi il tend.

Le lecteur, le public populaire que Tzara désigne dans son commentaire sur les genres littéraires, n’a pas coutume de lire des fragments de l’épopée, publiés dans le désordre, au gré de l’édition. Aussi me suis-je demandé, en présentant le recueil dans les Œuvres complètes, s’il y avait un ordre de composition préalable. J’ai recherché un projet, un plan parmi les nombreux brouillons, sans en trouver la moindre trace. Il n’empêche qu’à le lire dans sa continuité, on a bien le sentiment d’une composition cohérente, d’un mouvement allant, par approximations successives, cela s’entend, d’une expression angoissée de l’individu, à la pleine conquête de son être.

En 1929, Jean Cassou (1897-1986), conseiller littéraire du libraire-éditeur Jacques-Olivier Fourcade (1904-1966), l’informe que celui-ci souhaite reprendre la conversation au sujet de cette publication, qui comportera en frontispice une gravure de Paul Klee, signée par l’auteur et l’illustrateur, pour orner les dix exemplaires de tête.

L'homme approximatif
Paul Klee, L’homme approximatif (1931)

Paul Klee n’intervient pas par hasard dans la fabrication du volume. Aux temps de Dada, à Zurich, Tzara l’avait exposé à la Galerie Dada (17 mars 1917) et à la fin du même mois, il avait organisé une conférence à son sujet, présentée par le Dr. Waldemar Jollos. Il l’avait aussi sollicité, avec succès, pour la revue Dada. Correspondant malheureux de Vanity Fair, invité à traiter de l’expressionnisme allemand, il lui consacre un élogieux paragraphe, le présentant comme « la personnalité la plus remarquable de cette école de Weimar », ajoutant plaisamment : « Klee a réussi à faire une œuvre importante dans un petit format, au moment où tous les peintres cherchaient une monumentalité extérieure. » (OC I, 602). Plus tard, il expliquera pourquoi les surréalistes rejetèrent le cubisme au profit de ses propres peintres, ainsi que de Picasso et de Klee, lesquels assignaient à l’art le but d’éclairer les principes vitaux de la création et de l’imagination. Et surtout, il devait lui consacrer une magistrale transposition d’art (ekphrasis), « Paul Klee l’apprenti du soleil », publiée dans le numéro fêtant la résurrection des Cahiers d’art, en 1945, modulant quelque peu, avec le même enthousiasme, l’« Hommage à Paul Klee » de 1929. Il faut aussi noter que, hormis cette eau-forte, le peintre n’a jamais illustré que deux livres, tous deux en 1920 : Candide, et Postdamer Platz de Curt Corinth.

C’est donc sans surprise qu’il reçut à Dessau le papier pour l’impression de l’eau-forte, ce qu’il fit à Leipzig pour des raisons de qualité[6].

Dédié à Greta, sa femme, épousée en août 1923 à Stockholm, le recueil est daté 1925-1930, ce qui correspond exactement à l’étendue de sa composition, le premier chant (1925) et le dernier (1930) restant inamovibles dans tous les projets de classement.

Évitant de répéter ce que j’ai déjà écrit dans les notes des œuvres complètes, et afin de fonder mes impressions sur une démarche un tant soit peu scientifique, j’ai soumis le recueil à une analyse factorielle des correspondances. Et là, prodige : tous les chants se retrouvent groupés au centre du graphique, au croisement des abscisses et des ordonnées, sauf le chant X et le chant IX, qui s’opposent radicalement tout en se situant à l’écart de tous les autres. Rédigé en 1925, le chant IX qui commence par ce vers : « le loup embourbé dans la barbe forestière » est le chant de l’homme-loup errant solitaire, inquiet, affirmant sa certitude lorsqu’il proclame l’omnipotence d’un berger créateur, pasteur de mots, et fait état d’une inquiétude religieuse, ce par quoi il se distingue de l’ensemble.

À l’opposé, le Chant X n’a plus rien de mémoriel. Il est globalement tourné vers l’exploration des espaces arides et dépouillés en altitude.

Il faudrait pouvoir poursuivre l’analyse de chacun des chants, en la confrontant aux données de la statistique lexicale, sans doute la plus indiquée dans ce cas, puisque tout prélèvement cohérent ne peut apparaitre que comme un coup de force. Ce sera l’œuvre de nos successeurs !

Classement générique

Devant l’ampleur de cet ouvrage et son unité, certains se sont interrogés sur son identité générique. Soulignant son lyrisme généralisé, comme on parle de la relativité généralisée, la critique a aussitôt parlé de poésie épique, allant jusqu’à parler d’« épopée antihumaine », par référence au qualificatif que Tzara attribuait aux Chants de Maldoror (OC I, 418). Disant cela, on avançait prudemment, car le poème de Tzara ne présente aucun des traits de l’épique médiévale, et surtout on n’en voit pas le héros, sauf à considérer que l’homme moderne est toujours « antihumain ». En développant ses réflexions sur la poésie, Tzara tenait le genre épique pour un moyen d’expression, tendant à exalter le sentiment religieux ou national, ce qui n’est évidemment pas le cas du présent recueil. D’autant plus qu’à ses yeux, la seule forme à la fois lyrique et poétique s’adressant au peuple assemblé, ne se trouvait désormais qu’au cinéma, avec la série des Fantômas par exemple.

Comment pouvaient-ils penser, ces critiques à la manque, comme disait familièrement Tristan Tzara à la radio, qu’il ait pu écrire un seul mot « antihumain » ? ni qu’il ait pu s’intéresser à des adversaires de l’humanité ? Certes, il admirait Lautréamont depuis son séjour zurichois, en expliquant à qui voulait l’entendre que plusieurs personnages fictifs y prenaient tour à tour la parole : « l’assassin illuminé », « le petit bourgeois agaçant », le « prophète illuminé », autant de figures de l’antihumain, à ses yeux.

Il conviendra donc de lire cette épopée tzariste en déterminant la nature de l’homme qu’il chante et, du même élan, de fixer les caractéristiques de l’aède, celui qui dit Je, à la différence de l’épopée traditionnelle. Là encore, il me faudrait bien des pages pour suivre de près les différents acteurs de cette composition lyrique, et le sujet de leur propos. Aujourd’hui, je m’en tiendrai à ce qui me semble l’essentiel, l’homme.

Qu’est-ce que l’homme ?

« Qu’est-ce que l’homme, pour que tu te souviennes de lui ? Et le fils de l’homme, pour que tu prennes garde à lui ? » interroge le psalmiste (Psaumes, 8, 4-5). Et Kant, à son tour, sans répondre vraiment à la question. Tzara s’empare de l’interrogation et développe sa réponse tout au long de ces chants.

Soit l’expression « homme approximatif », qui donne son titre au recueil.

Elle est employée sept fois dans l’ensemble, dont 4 au Chant II et ensuite à la clôture des Chants VIII, XIV et XVI, tout en précisant l’identité d’un tel homme avec le récitant, le lecteur et, finalement, tout autre individu. Toutefois, Tzara ne se contente pas de cette reprise formelle, il varie le contexte d’une manière telle que je ne puis me dispenser de citer, d’abord dans la même laisse du Chant II :

homme approximatif comme moi comme toi lecteur et comme les autres
amas de chairs bruyantes et d’échos de conscience
complet dans le seul morceau de volonté ton nom
transportable et assimilable poli par les dociles
inflexions des femmes
divers incompris selon la volupté des courants interrogateurs
homme approximatif te mouvant dans les à-peu-près du destin
avec un cœur comme valise et une valse en guise de tête
buée sur la froide glace tu t’empêches toi-même de te voir
grand et insignifiant parmi les bijoux de verglas du paysage
cependant les hommes chantent en rond sous les ponts
du froid la bouche bleue contractée plus loin que le rien
homme approximatif ou magnifique ou misérable
dans le brouillard des chastes âges
habitation à bon marché les yeux ambassadeurs de feu
que chacun interroge et soigne dans la fourrure de caresses de ses idées
yeux qui rajeunissent les violences des dieux souples
bondissant aux déclenchements des ressorts dentaires du rire
homme approximatif comme moi comme toi lecteur
tu tiens entre tes mains comme pour jeter une boule
chiffre lumineux ta tête pleine de poésie (II, 84)

Puis en clausule de trois chants, en opérant une réduction progressive :

homme approximatif comme moi comme toi et comme les autres silences (VIII, 113) 1931
homme approximatif comme moi comme toi lecteur et comme les autres (XIV, 147) 1927
homme approximatif comme moi comme toi (XVI, 155) 1929

Or, s’il est impossible de dater la première citation, les suivantes ont paru, respectivement en 1931, 1927, 1929. On ne peut aboutir qu’à une seule conclusion : l’homme que Tzara conçoit, par approches successives, est universel et permanent, à défaut d’être éternel ! Et l’intention du poème n’a pas varié d’un chant à l’autre dans le temps de l’écriture.

L’homme est visiblement une préoccupation essentielle du poète qui l’invoque plus de cinquante fois, sous la forme composée que nous venons d’examiner, mais aussi seul, déterminé, comparé à une « fournaise d’invincible constance » dans la dernière laisse du dernier chant (XIX, 170), mais aussi soumis au feu : « un homme qui vibre aux présomptions indéfinissables des dédales de feu » (XIX, 171). Rappelons celui qui apparait au chant précédent : « homme un peu fleur un peu métal un peu homme » (XVIII, 162). De fait, comme il arrive souvent dans un corpus d’une certaine longueur, le vocable apparait comme par rafales, ainsi au centre du chant XV :

un homme voudrait brûler une forêt d’hommes
au bruit des troupes phosphorescentes dans la nuit de mes consolations
un homme voudrait pleurer un homme
un homme voudrait jeter sa tête dans la rivière fraîche sa tête
une femme voudrait pleurer sur l’homme
un homme est si peu de choses qu’un fin filet de vent l’emporte
l’homme (145)

ceci à la fin d’une laisse où l’individu est à la fois violence et faiblesse, si incertain qu’on croirait entendre les paroles de l’Ecclésiaste, fils de David ! Ce sentiment de totale vanité, le lecteur l’aura déjà éprouvé au chant IX :

tant craint l’homme la face de son dieu que dépourvu d’horizons il
tremble
tant craint l’homme son dieu qu’à son approche il tombe il se noie
tant craint l’homme sans horizons sa mort que dépourvu de dieu il
cache sa tombe
tant craint l’homme » (116)

Toutefois, il ne faudrait pas se hâter de conclure que Tzara parle de sa foi. Il me semble qu’il traite ici de l’homme primitif et des dieux qu’il a bâtis, monumentaux, en divers points de la terre. Encore l’emploi du singulier permet-il le doute. Plus loin, le récitant expliquera clairement sa fonction : « je chante l’homme vécu à la puissance voluptueuse du grain de tonnerre (XIV, 144). Non pas lui, mais tout l’homme, dans sa dimension historique.

Qu’est-ce que l’homme ? ai-je demandé ci-dessus, en le situant dans son espace cosmique. On peut aussi le définir par ses actions, que voici en série, dans l’ordre alphabétique des verbes d’état ou d’action :

« l’homme déchiquette la proie de sa rancune » (129)
« et des griffes saisissent l’homme en quête d’un merci de brique (132)
« et l’ homme grandissait sous l’ aile de silence » (113)
« l’homme marche prisonnier dans la doublure de son âme » (132)
« l’ homme nidifie ses sens et ses proverbes » (137)
« l’homme se raccourcit avec l’année infiniment » (98)
« l’homme se raccourcit avec l’ombre jusqu’à la nuit » (98)

Conclure

En répondant à l’invitation des surréalistes, Tzara leur apportait le recueil le plus beau, aussi désespéré qu’il proclame la présence d’une énergie vitale. Retraçant l’évolution de l’humanité, des cavernes primitives aux explorations cosmiques, l’ontogenèse récapitule la phylogenèse, dirai-je en parodiant le principe de Haeckel. Seule sa trajectoire poétique, partant d’un lyrisme néo-symboliste, explosant sous les coups de boutoir de Dada, ouvrant tout grand les portes de l’inconscient, pouvait lui permettre de s’exprimer ainsi, à la recherche de la vérité. Et, comme si cette interrogation sur l’homme, cette quête de l’humanité devait être sans fin, il la prolonge dans le recueil Où boivent les loups, qui sera lui-même suivi de Grains et Issues, ce poème en prose qui mêle le lyrisme onirique aux notes, à la réflexion sur la poésie en train de s’écrire. On le sait, ce volume, Tzara en fera son cadeau de divorce avec le surréalisme. Ce qui ne veut pas dire qu’il ait, à partir de là, renoncé à cette poétique. Il la poursuivra, en effet, tout en la transformant pour tenir encore meilleur compte de l’histoire dans laquelle il baignait jusqu’au cou, dira-t-il.

 

Université Paris III
Sorbonne Nouvelle

[1]. Ne pas confondre cette forme poétique avec la notion de segment répété, tel que « tout n’est que pierre », qui revient 11 fois dans le corpus, ou bien : « et tant d’autres », encore plus fréquent (17 occ.).

[2]. Voir, respectivement : Tzara, El hombre aproximativo, trad. y prologo de Fernando Millan, Madrid, Visor, 1975, 152 p. et El hombre aproximado, éd. bilingue de Alfredo Rodriguez Lopez-Vasquez, Madrid, Catedra, 316 p.

[3]. Toutes less références aux œuvres de Tzara renvoient aux volumes des Œuvres complètes, présentées et annotées par Henri Béhar, Paris, Flammarion, t. I à VI, 1975-1991, par le sigle OC suivi du tome en chiffres romains.

[4]. Voir Jeanne-Marie Baude : « Poésie et lycanthropie dans l’œuvre de Tristan Tzara », dans Amoralité de la littérature, morales de l’écrivain, actes du colloque international, réunis et publiés par Jean-Michel Wittmann, Paris, Champion, 2000, p. 215-227.

[5]. Le lecteur s’assurera du sens attribué à ce terme dans les 23 occurrences du recueil. On notera les segments répétés, notamment « l’immobile berger », le « berger des vagues ». En voici la concordance, dans l’ordre chronologique :

bateaux des oiseaux des hypocrites et berger aussi de ceux qui s’aiment
a trouvé son berger l’immobile berger celui qui mène tous les yeux
immobile berger dans le nimbe de poussière aurifère chante
a trouvé son berger le berger de la divine constellation
berger de nos défiances dans lesquelles nous nous
berger des bateaux des oiseaux des hypocrites et
de sauterelles berger des éternelles neiges et plus haut
berger des évocations guerrières se ruant les unes
berger des humbles hésitations paysannes des horizons
le berger des incommensurables clartés d’où naissent
chante berger des journées qui passent feuilletant
berger des pavés qui vont en troupeau dans le sens
berger des pluies voyageant de pays en pays berger
de pays en pays berger des tristesses déraisonnables
du berger immobile berger des vagues chevauchant
les mains confiantes et graves du berger immobile berger des vagues
barbe forestière a trouvé son berger l’immobile berger
a trouvé son berger l’immobile berger si grand
a trouvé son berger le berger de la divine constellation
a trouvé son berger le berger qui mène tous les troupeaux
périodiquement berger qui mène nos destins dans tant de sens
a trouvé son berger le berger qui mène tous les troupeaux et tous les
a trouvé son berger l’immobile berger si grand qu’il n’a pas besoin de marcher

[6]. Cf. 4 lettres en allemand de Paul Klee à Tristan Tzara, conservées au fonds Doucet, MS. TZR C 2258-TZR C 2261, [23 février 1916]-13 juillet 1931.

Actes des Journées d’études « Rebelles du surréalisme »

Le samedi 28 novembre 2015 s’est tenue à l’INHA la journée d’étude de l’APRES consacrée à l’œuvre poétique de Tristan Tzara, organisée par Henri Béhar et Françoise Py.

On trouvera ci-après le texte des interventions selon le programme suivant (cliquer sur le nom de l’intervenant pour obtenir le fichier HTML ou télécharger le fichier PDF).

10-11 : Henri Béhar : Pourquoi L’Homme approximatif ?
11-12 : David Christoffel : Déchansons en chœur, Tzara et la musique.
12-13 : Catherine Dufour : « l’intertexte du monde » dans les Vingt-Cinq Poèmes.
14-15 : Eddie Breuil : Mouchoir de nuages : « la plus remarquable image dramatique de l’art moderne » (Aragon).
15-16 : Émilie Frémond : Lecture de Grains et Issues.
16-17 : Marc Kober : Sur Où boivent les loups
17-18 : Gabriel Saad : sur Personnage d’insomnie
18-19 : Maryse Vassevière : sur La Fuite

Samedi 23 janvier 2016

(journée organisée par Henri Béhar et Françoise Py)
Matin : 10h30-12h30
John Westbrook : Monnerot, l’exorbitant exorbité
Marc Décimo : Marcel Duchamp est-il rebelle ?

Après-midi : 14h-18h : André Masson, le rebelle du surréalisme
Martine Créac’h : André Masson, rebelle ?
Pascal Bonafoux : André Masson, M comme Masson et M comme Merci
Film de Fabrice Maze en sa présence : André Masson, le peintre en métamorphose : 1941-1987 (70’).
Table Ronde avec le réalisateur, Martine Créac’h, Pascal Bonafoux, Henri Béhar et Françoise Py

Le théâtre/roman de Tzara…

Le théâtre/roman de Tzara ou le mélange des genres 

Maryse VASSEVIÈRE

[Télécharger le fichier PDF de cette communication]

Introduction

Entreprenant cette dernière intervention de la journée d’études sur Tzara et en la centrant sur La Fuite, je voulais simplement répondre à l’injonction d’Aragon dans «L’aventure terrestre de Tzara » (LF n° 1010) : la nécessité de tirer son théâtre de l’oubli.

La Fuite a été écrit pour l’essentiel dans le Midi en 1940 et publié seulement en 1947 chez Gallimard (avec pré-originale de l’Acte IV en 1946 dans Europe)[1]. Ce « poème dramatique en 4 actes », selon Tzara lui-même, n’a été joué que deux fois : une première fois le 21 janvier 1946 au Vieux-Colombier dans une lecture-spectacle avec une mise en scène de Marcel Lupovici et une musique de Max Deutsch, radiodiffusée ensuite, et une deuxième fois en 1964 au Théâtre Gramont à Paris dans une mise en scène de Jacques Gaulme et Claude-Pierre Quémy directeurs de la Compagnie de L’Anacelle. Pourtant cette pièce, qui constitue les racines mêmes du théâtre de l’absurde, se caractérise par la hardiesse d’avant-garde d’un mélange des genres au cœur même de son écriture.

La Fuite est en effet – comme l’était aussi Mouchoir de nuages en 1922 – à la fois poésie et théâtre et Tzara lui-même, présentant son texte avant la représentation dans Les Lettres françaises n° 91 du 18 janvier 1946, ajoute la comparaison avec une symphonie[2]. J’ajouterais volontiers pour ma part le fonctionnement dialogique du roman, qui me pousse à vouloir étudier ce « théâtre/roman » de Tzara, en empruntant à son vieil ami Aragon ce concept même de « théâtre/roman », qui permettra de montrer la proximité de ces deux écritures et de placer encore une fois mon approche de l’œuvre théâtrale de Tzara sous le patronage d’Aragon[3], comme je l’avais fait une première fois à la demande d’Henri Béhar pour le colloque «Breton/Tzara : chassé-croisé » (Mélusine n° XVVI, 1997). Une boucle est ainsi bouclée…

I. Du réel à l’imaginaire : le poème

1. La continuité avec les grands recueils précédents

La Fuite se présente d’abord comme un extraordinaire texte poétique dans la continuité immédiate de Grains et Issues, de Où boivent les loups ou de Midis gagnés lorsque Tzara poursuit son avancée poétique après l’épuisement de l’aventure dada.

Relèvent ainsi de l’écriture poétique tous les poèmes chantés qui jalonnent cette pièce d’un genre insolite. Par exemple le poème chanté par la fille à la scène IV de l’Acte I sur le thème de la mémoire et de l’oubli et la pratique de l’inversion si caractéristique de Tzara dada : ainsi là où le manuscrit de ce poème donne « j’ai bu à la fontaine de la clémence » la version définitive fait tenir à la sœur déjà bouleversée par le départ prochain du fils un discours nettement plus pessimiste (« j’ai fui les yeux de la clémence »).

Tout aussi mélancolique est le chant entonné à l’Acte III par la Première Récitante à la Mère et la Fille désormais seules dans la chambre désertée par le Fils : « Le vent s’est brisé s’est brisé / contre la porte d’amande ». Ce court poème est paru en pré-originale dans Centres (Cahiers littéraires dirigés par Georges-Emmanuel Clancier, René Margerit et René Rougerie, Limoges, n° 3, 28 février 1946) sous le titre « Berceuse ». De même à l’Acte IV dans la gare où il ne passe plus aucun train comme une métaphore de la guerre, une jeune fille puis un soldat chantent la chanson des amants séparés par le « temps misanthrope » de l’Occupation.

2. Le poids du réel : les circonstances de la guerre

C’est qu’en effet cette poésie est une poésie de circonstance, comme le disait Philippe Soupault dans sa présentation (« Une pièce de circonstance »)[4]. Écrite dans le Midi[5], à Sanary, cette pièce en porte des échos dans le texte : ainsi par exemple le mistral du manuscrit qui sera effacé de la version définitive (« La guerre éclate de partout. Les pays s’entremêlent comme sous l’action désespérée du vent [mistral], p. 466), ou encore à l’Acte IV, qui est celui de la guerre, l’évocation de la plage sous les pins : le Premier récitant donne à imaginer le Fils parti (« Je le vois parcourir la longue langue de plage abandonnée », « Le voilà maintenant à l’ombre de tes pins […] et taciturne dans le monde merveilleux du vent », p. 499.) Le mistral (« Le monde merveilleux du vent ») et les cigales constituent la merveille de l’expérience sensible du Midi découvert pourtant dans le contexte des circonstances douloureuses de la guerre : « Puis ce fut la maison le rocher caressé la lointaine étendue de cigales / donnant un corps sensible à l’espace à la lumière » (p. 499) et « quelqu’un l’a pris par la main et l’a conduit vers cette douce demeure sur la plage devant les pins » (p. 508).

Comme « le temps misanthrope » d’Aragon pour désigner l’Occupation dans Les Yeux d’Elsa, le temps concret de la guerre donne lieu dans cette pièce au déploiement de toute une écriture poétique et métaphorique. Ainsi par exemple il est question du « plomb du temps » (p. 498) ou encore d’un temps « ligoté » (p. 499) et même d’un temps sanglant (la maison sur la plage « d’où le temps s’était mis à saigner », p. 508). Sans parler de la métaphore énigmatique de « l’homme à la moustache » (p. 508).

Mais c’est surtout la diégèse de l’Acte IV qui est tout entière métaphorique : on y voit les policiers de Vichy dans une gare elle-même métaphorique faire la chasse aux réfugiés. Un soldat commente ainsi les brutalités commises par les gendarmes : « Et vous pensez que ça c’est l’ordre ? Ils ne sont forts que parce que nous sommes lâches. Partons. Je vous montrerai le chemin. », p. 506). Car si la fuite du fils poète résonne aussi comme une métaphore de l’exode, le sursaut du soldat métaphorise aussi l’engagement du poète dans la lutte : « Il est celui qui vient et qui repart / et qui serre un cœur de pierre sous la mousse / il est parti pour mettre l’homme en marche / celui qui vient et qui repart au cœur de gros pavés de routes » (p. 508). Ainsi la fuite et le retour pressenti du Fils deviennent-ils la métaphore de l’itinéraire du poète lui-même ayant rompu les liens avec ses origines et avec l’humanité pour la retrouver dans le temps « qui saigne » avec l’espoir renouvelé. C’est ce qu’affirme le Premier Récitant à la sœur à l’acte III en une sorte de résumé poétique de l’itinéraire du poète :

Puis c’est l’hiver. Ce long hiver dans lequel on s’engouffre ne sachant plus si jamais on en sortira. […] Douloureux, tout ce qui de ce monde est étranger à sa torture, le blesse et l’écorche vivant. Il ne hurle pas encore, mais dans sa tête la ville entière hurle et se débat. […] Malgré sa bonne volonté, il ne peut rien contre le fer rougi qui le transperce et brûle en lui. Mais la souffrance le grandit, brûle tout en lui, le purifie. Il se croit prêt à disparaître, mais une voix cachée en lui lui dit, bien faiblement, bien clairement, que ce n’est pas possible ainsi, qu’il y a toujours, ne serait-ce qu’à travers la poussière d’un espoir, un lendemain, qu’après l’hiver il y a le printemps et que la mort ne peut venir que lorsque chaque part d’espoir est morte en soi et qu’il n’en est pas encore là. (p. 486-487).

3. La puissance de l’imaginaire poétique

Dans sa présentation de La Fuite souvent reproduite et finalement reprise dans Brisées (Mercure de France, 1966), Michel Leiris insiste beaucoup sur le pouvoir de la poésie, relevé aussi par Pol Gaillard dans son article des Lettres françaises du 2 février 1946 : « Dans ce poème qu’il a écrit sur le thème de La Fuite et dont l’expérience atterrante de l’exode – survenant comme un signe des temps – a été le principe cristallisateur, on retrouve, jouant sur le plan humain ce sens des pulsations vitales qui fait le fond de toute la poésie de Tzara. »[6]

Cette puissance de l’imaginaire poétique transparaît surtout dans l’écriture métaphorique dont nous venons de parler avec les métaphores du temps et dont on donnera un dernier exemple : le « Je suis le temps » du Récitant (p. 464)… Car c’est aussi dans le phénomène de la superposition des temps, directement lié à l’expérience de la mémoire que s’exprime le plus fort ce pouvoir de la poésie, de la même manière que plus tard il s’exprimera dans De mémoire d’homme (1950). Ainsi à l’Acte III le discours poétique du Récitant superpose pour la famille réunie toutes les étapes de la vie du fils qui a fui : « Il se voit partir enfant pleurant le monde perdu / Il se voit dessinant les plans minutieux du souvenir / Vacances de tant d’attente le jour lui semble irréel / qu’il soit venu du fond du monde revenu / […] il s’étonne que les maisons soient si petites qu’il avait quittées bien hautes / il lui semble qu’il pourrait sauter par-dessus elles lui dit sa joie et la mémoire le grandit / aux yeux de tous les gens qui le regardent » (p. 501-502)

Enfin c’est surtout dans la méditation lyrique sur la vie et le sentiment amoureux que s’exprime le mieux ce pouvoir de la poésie comme nous allons le voir.

II. Du général à l’autobiographique : le roman (les histoires racontées)

Je parlais déjà à propos de Mouchoir de nuages dans mon premier article sur Tzara déjà évoqué de la manière romanesque dont Tzara « se délivre de Dada moribond » (H. Béhar). Peut-être pourrais-je dire la même chose pour cette œuvre de transition, cette œuvre des limites qu’est La Fuite.

1. L’histoire d’une famille (et/ou d’un fils)

Car c’est bien le roman d’un fils enfui et revenu que nous raconte cette pièce, ainsi qu’en donne résumé la présentation de Leiris déjà évoquée :
Le thème directeur en est le déchirement, ce divorce constant, cette séparation qui répond au mouvement même de la vie. Fuite de l’enfant qui pour vivre sa vie doit s’arracher à ses parents. Divorce des amants qui ne peuvent rester l’un à l’autre sans aliéner leur liberté et qui doivent nier leur amour s’ils ne veulent pas eux-mêmes se nier. Mort d’une génération dont se détache peu à peu, pour monter à son tour, une génération nouvelle. Fuite de chaque être vivant, qui se sépare des autres, souffre lui-même et fait souffrir, mais ne peut faire autrement parce que pour se réaliser il lui faut une certaine solitude. Fuite des hommes. Fuite des saisons. Fuite du temps. Cours implacable des choses, qui poursuit son mouvement de roue. Fuite historique enfin : exode, déroute, dispersion de tous et de toutes à travers l’anonymat des routes et dans le brouhaha des gares où se coudoient civils et militaires. Faillite, effondrement, confusion, parce qu’il faut ce désarroi total pour que puisse renaître une autre société impliquant d’autres relations entre les hommes, entre les femmes, entre les femmes et les hommes.[7]

J’ai cité un peu longuement Michel Leiris, parce qu’il donne là une merveilleuse définition de la pièce de Tzara dont le point de départ est bien la donnée universelle de la fuite des fils comme il l’explique dans le long entretien accordé à Charles Dubreuil dans Les Lettres françaises du 21 janvier 1946 :

La Fuite s’efforce précisément de dégager le sens dramatique du départ des fils, de la volonté nostalgique des parents de les retenir. Mais c’est dans cet instinct de fuite des fils, dans cette volonté des parents que naît le conflit. […] Il déborde l’individuel, car ce processus des fuites et des déchirements, des naissances et des morts, engage toutes les vies humaines, et non seulement les individus mais aussi les collectivités. C’est à travers ces crises que sociétés ou individus naissent peu à peu à la conscience. […] C’est toujours en dehors du mécanisme intellectuel que se passe l’essentiel. Seule, la poésie trouve accès à ces domaines. Il appartient à chacun de se laisser emporter par elle… [8]

Cette analyse du conflit familial en des termes très hégéliens qui dégagent le point de croisement de la dialectique individuelle et de la dialectique historique s’enracine dans l’expérience personnelle la plus intime de Tzara.

2. L’histoire d’un couple

Car cette pièce est aussi l’histoire douloureuse d’un couple où se rencontrent désespoir et joie, comme le souligne encore une fois Michel Leiris, en écho d’ailleurs avec Grains et Issues où Tzara donne un exposé « très freudien » (Henri Béhar) de «l’ambivalence des sentiments »[9]. Ainsi dans la grande scène de l’Acte III entre le poète et la femme aimée s’exprime clairement cette dialectique amoureuse au cœur de la vie et de l’œuvre de Tzara : « tu m’as rendue esclave et double, car je te hais tout en aimant » analyse lucidement celle qui va quitter l’homme aimé.

Cette douleur d’aimer, fort proche des formulations aragoniennes du Fou d’Elsa d’ailleurs, souligne le rôle positif de la souffrance dans toute relation humaine, que ce soit celle de la femme avec son amant (p. 483) ou celle de la mère avec son enfant (p. 489).

Et c’est cette dialectique sombre de l’amour qui fait toute la beauté du couple dans l’épilogue poétique qui exalte à la fois l’angoisse et la joie : « Je dis qu’il soit pardonné à ceux qui ont refusé le cœur de leur pardon entier / leur souffrance en dépasse le jugement / […] Le monde aussi par son sens renouvelé / les jardins partagés l’air ouvert les routes muettes de la joie » (p. 510).

3. Les échos autobiographiques

On le voit, la diégèse de cette pièce s’enracine très profondément dans l’histoire de Tzara : les échos autobiographiques sont nombreux avec l’enfance en Roumanie (Acte IV), la sœur (Acte I), la souffrance et l’espérance de la mère (Acte IV[10]) et surtout la femme aimée : la grande femme blonde (qui part et garde le fils). Mais je n’ai pas le temps de m’attarder plus longuement sur cette démonstration et ce relevé des échos autobiographiques.

III. Le théâtre/roman de l’écriture : un théâtre contre les conventions

Ce qui fait pour moi le prix très précieux de cette pièce c’est surtout qu’elle met en place un théâtre contre les conventions, ainsi que le soulignent Tzara lui-même parlant d’une « action constamment transposée » (p. 621) dans le Prière d’insérer pour introduire la publication de l’Acte IV dans Europe, mais aussi Henri Béhar dans ses notes[11].
1. Le découpage et l’espace théâtral : des scènes mentales

L’originalité de La Fuite réside d’abord dans le découpage et l’organisation de l’espace théâtral qui transforment en scènes mentales la scène du théâtre. Comme dans Mouchoir de nuages, on assiste à l’alternance de deux espaces (l’espace de la scène défini par les didascalies – la maison familiale avec la table au milieu pour les trois premiers actes et la salle d’attente d’une gare à l’Acte IV – et le hors scène d’où émergent les Récitants qui finissent par s’intégrer à la scène elle-même). Et cette alternance qui fait éclater les limites du théâtre permet la superposition des temps déjà évoquée.

Par ailleurs le décor assume très vite une dimension symbolique : ainsi la table des trois premiers actes (cuisine ou salle à manger, les didascalies ne le précisent pas, laissant une marge de liberté au metteur en scène) devient, comme dans la pièce de Brecht La Noce chez les petits bourgeois, l’emblème même du foyer. De même que le hall de gare de l’Acte IV résume le vide angoissant du pays occupé dans une sorte d’anticipation du théâtre de l’absurde. Reprenant les propos de Tzara lui-même, Francis Crémieux dans son article d’Europe (1er mars 1946) analyse ce théâtre comme « l’expression d’un réalisme stylisé. Il n’y a pas de réalisme absolu. Le langage du théâtre, la succession des évènements, la construction d’une pièce, l’encadrement par les actes, la scène, le feu de la rampe, sont autant de conventions acceptées par le public et par l’auteur. »[12]

2. La fonction des « Récitants »

Comme avec les « Commentaires » dans Mouchoir de nuages, l’originalité de La Fuite réside aussi dans la fonction des « Récitants »[13] ainsi expliqués par Tzara dans son Prière d’insérer :

Les personnages principaux en sont : la Mère, le Père, la Fille et le Fils. À ce dernier, qui à partir du Ier acte n’entre plus en scène, se substitue un Récitant. Celui-ci, en parlant à la troisième personne, rend compte de l’activité du Fils et le représente à l’occasion. Deux Récitantes personnifient respectivement deux femmes : l’une qui est abandonnée par le Fils, l’autre, qui le quitte en rendant à l’instinct de fuite dont le fils est possédé son impérieuse justification. Sous l’emprise d’une émotion violente, à plusieurs reprises, au cours de dialogues passionnés, le Récitant et les Récitantes se transforment dans les personnages qu’ils incarnent et parlent comme s’ils étaient eux-mêmes le Fils et les Femmes respectifs. Mais une fois la crise résorbée, ils reprennent leurs rôles de Récitants. (p. 621.)

C’est ainsi que le rôle des Récitants permet le passage du « je » au « il » et transforme l’énonciation théâtrale en énonciation proprement romanesque avec la distanciation que cela implique. Le Récitant doué d’une sorte de double vue s’écrit « : je le vois qui… » et se charge de donner à voir le fils enfui dans le vaste monde à la famille restée dans la cuisine[14].

Puis le rôle des Récitants permet aussi le passage du « il » au « je » : le Récitant et la Deuxième Récitante jouent le rôle du fils et de la femme aimée sous les yeux des spectateurs puis redeviennent récitants en marge de la scène. Et cette subtilité des énonciations est clairement soulignée par des didascalies ajoutées dans la version définitive par rapport au manuscrit. Par exemple : « reprenant son rôle de récitant, tandis que l’éclairage, peu à peu, rend à la scène son premier aspect. » (p. 470). Ou encore les deux didascalies éclairantes ajoutées pour la Deuxième Récitante : « en proie à une tension violente, se transforme dans le personnage qu’elle incarne, tandis que l’éclairage a fini de changer, donnant un aspect nouveau à la scène et au décor. La Fille silencieuse dans l’ombre. » et pour le Récitant : « subissant le même changement, joue le personnage du Fils. L’éclairage et quelques sommaires transformations vestimentaires finissent par lui donner l’aspect du personnage qu’il incarne. » (p. 481). Et l’exemple le plus étonnant est peut-être l’inversion capitale de la didascalie concernant le Récitant au début de l’Acte IV : le « est un peu à l’écart » (p. 492) a été substitué au « est mêlé aux autres » du manuscrit…

Tous ces dispositifs énonciatifs constituent autant de ruptures des conventions théâtrales qui introduisent des effets de distanciation proches du fameux effet V de Brecht. On voit qu’il s’agit là d’un jeu subtil qui suppose une dramaturgie spéciale et des artifices scénographiques (projecteurs, noir, vidéo aujourd’hui, etc. sans parler de « quelques sommaires transformations vestimentaires » indiquées par la didascalie ajoutée par Tzara.)

3. Fonction méta textuelle

On conclura cette analyse rapide de la dramaturgie de Tzara par l’insistance sur la fonction métatextuelle de tous ces dispositifs qui donnent toute sa force à la dimension réflexive de ce théâtre : c’est un théâtre de la double vue sous l’influence directe du surréalisme…

Ainsi les personnages sont conscients d’en être, et cela produit des effets réels sur le spectateur (comme avec l’effet V brechtien encore une fois ou comme avec le théâtre dans le théâtre shakespearien repris dans Mouchoir de nuages). On assiste là à la production du réalisme en art, mais d’un certain réalisme, proche de celui de Brecht ou d’Aragon… et qui n’a rien d’un « réalisme absolu » comme le disait Francis Crémieux…

Enfin pour souligner la filiation surréaliste – et/ou dadaïste – de cette pièce, on fera remarquer que cette double vue c’est aussi le regard de l’enfant sur lequel le texte insiste (« il est avec des yeux nouveaux / avec les yeux de l’enfant » p. 500). Ainsi se trouve établi le lien évident entre réalisme et poésie dans ce théâtre de l’écrivain vieillissant de l’après-guerre tout entier occupé à rendre compte du pouvoir de la mémoire, comme le fera aussi le vieil Aragon dans Blanche ou l’Oubli

Conclusion

Cette réflexion sur La Fuite aura donc été menée « à la lumière d’Aragon »… Peut-être aussi pour marquer combien la bienveillance amicale d’Aragon dans la critique littéraire s’était opposée en 1947 à la réception mitigée de la pièce[15]… Mais surtout pour mettre en évidence, encore une fois, la proximité entre les deux écrivains…

Tant pour leurs itinéraires parallèles, sur le plan humain comme sur le plan littéraire. Que pour leur fraternité de combat dans la Résistance (dont on a un écho dans cette pièce) et pour leur même espoir dans l’avenir (celui-là même du poète de la pièce qui fait dire au Récitant : « il a ouvert la porte où devait luire ce long soleil / qui sur les routes l’a conduit »[16], p. 507).

De cette fraternité témoigne la publication de l’Acte IV de La Fuite en pré-originale dans Europe et l’article élogieux d’Aragon (sur l’Acte IV) dans Les Lettres françaises n° 1011 à la mort de Tzara en 1964, « L’Homme Tzara ». Dans ses notes, Henri Béhar le rappelle vivement : « Prenant le contre-pied de l’opinion commune, Aragon allègue la fin de la dernière scène du quatrième acte de La Fuite pour illustrer l’image du «moraliste » que Tzara a toujours été depuis Dada, et pour réparer l’injustice qui en fait « une poésie maudite » (p. 625).

Loin d’être « une régression » comme le regrettait Serge Fauchereau, La Fuite, dont la modernité apparaît encore plus nettement aujourd’hui, fait plutôt figure d’avancée majeure dans l’art du théâtre, sans cesser d’être dans la continuité de toute l’écriture dadaïste ou surréaliste, sans cesse soulignée ici et pas vue par la réception mitigée de l’après-guerre, déjà liée par les entraves idéologiques de la guerre froide… Peut-être maintenant le temps est-il enfin venu où tout doit être, et peut être réexaminé… En gardant toujours à l’esprit ce « cerfeuil de l’humour », selon la belle expression employée par Aragon à propos de Tzara dans son article nécrologique des LF et qui sera aussi mon dernier mot…

Université Paris III
Sorbonne Nouvelle


[1]. De cette reprise après la guerre d’un texte pour l’essentiel écrit avant – ou du moins au début de la guerre, avant les grands engagements de la Résistance — témoignent les nombreux ajouts manuscrits tardifs sur le tapuscrit donné à l’éditeur. Voir les notes et le relevé des variantes dans l’édition d’Henri Béhar : Tristan Tzara, Œuvres complètes, tome 3, Flammarion, 1979. Toutes les citations du texte seront faites dans cette édition.

[2]. « La Fuite essaie de dégager la signification dramatique du départ des fils, de la volonté nostalgique des parents de les retenir, de la continuité de cette fuite qui demande qu’à chaque naissance corresponde, sur un plan déterminé, une mort, une rupture. Par l’accumulation des fuites et des mutilations, des créations et des naissances, comme dans une symphonie, la fuite se généralise et déborde le cadre individuel. » Cité par Henri Béhar, op. cit., p. 622.

[3]. Qui a, par ailleurs, dans Les Lettres françaises, applaudi à cette œuvre pour son incontestable nouveauté.

[4]. Philippe Soupault dans Journal d’un fantôme, Le point du jour, 1946. Cité par Henri Béhar, p. 623.

[5]. « La Favière. Août-septembre 1940 » indique la fin de la pièce. Est-ce le nom de la villa de Sanary où Tzara était réfugié avant de gagner le Lot où il entrera en résistance ? C’est aussi le nom d’un quartier (et d’une plage) de Bormes-les-Mimosas, un peu plus à l’est sur la côte varoise…

[6]. Cité par Henri Béhar, op. cit. p. 623.

[7]. Cité par Henri Béhar, op. cit. p. 623.

[8]. Cité par Henri Béhar, op. cit. p. 622.

[9]. Op. cit. p. 47. Avec la note 5 d’Henri Béhar.

[10]. Ceci est encore souligné par l’ajout signifiant dans les didascalies concernant le personnage de la mère : « (On étend la mère près de la femme morte.) » (p. 503).

[11]. Par exemple dans sa note 1 de la p. 485 où il signale la difficulté pour les acteurs de jouer de tels rôles.

[12]. Cité par Henri Béhar, op. cit. p. 624.

[13]. … mais avec l’humour en moins dit Henri Béhar…

[14] . Ce dispositif proprement théâtral sera repris presque tel quel dans De mémoire d’homme avec l’intégration de cet artifice de théâtre sans autre forme de procès dans le texte poétique où le « il » voisine avec le « je » et même le « tu », soit trois personnes pour désigner le poète lui-même… Ex : I. « Je ne chante pas je sème le temps » ou IV. « Là j’ai passé j’ai nettoyé les souliers de l’oubli » et XII. « te souviens-tu – c’est à moi que je parle / si je parle ce n’est pas dit ce n’est ni bien ni mal » et XIII. « À la fin, après avoir fait le tour d’une mémoire saccageante, il se vit à nouveau sur le parvis gras en train de farcir l’aigre viande de son temps de douceurs imaginaires. […] Qu’a-t-il fait pour ne plus savoir se servir de la clé, celui qui défiant son propre avenir s’était enfermé derrière les barreaux de l’avarice ? »

[15]. Henri Béhar dans son édition a constitué tout le dossier de presse de cette réception passablement idéologique (p. 624-625) : Tzara maintenant communiste y est accusé d’une régression vers l’époque symboliste et d’un oubli du surréalisme…

[16]. Et comment ne pas voir là un écho autotextuel au poème de Terre sur terre « Une route seul soleil » où il faut lire en filigrane l’acrostiche des initiales de l’URSS…

Lecture de Grains et issues

Grains et issues, du recueil « divers-cosmique » à l’épopée épistémologique[1]

Émilie FRÉMOND

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Tristan Tzara ? illisible. C’est sur ce premier jugement en forme de décret, de mise à l’index que j’aimerais commencer, tout simplement parce que j’ai choisi cette année de mettre au programme de l’un de mes cours Grains et issues et qu’en adoptant le point de vue de l’étudiant de troisième année, j’ai craint que le destin du recueil soit moins d’être rangé parmi les bizarreries de la littérature, que d’être rangé tout court. Sans avoir été lu… Non pas difficile, mais impossible à lire. Une rapide consultation des bases bibliographiques confirme la chose : 11 thèses soutenues sur Tzara depuis plus de 40 ans (1972) et 2 en préparation dont l’une assez généraliste sur la poésie dadaïste. Le corpus critique reste peu fourni et surtout, chacun d’entre nous l’aura peut-être remarqué, la critique anglo-saxonne s’est bien davantage intéressée à l’œuvre de Tzara que la critique francophone. Sans doute ce déséquilibre s’explique-t-il par le meilleur accueil qui fut réservé au mouvement Dada, en particulier dans le champ de l’art, aux États-Unis[2], au moment où il était rejeté en France. L’enjeu pour moi n’est pas de me livrer ici à une analyse de la fortune critique de l’œuvre de Tzara, bien que ce soit aussi une manière pour nous, qui nous réunissons aujourd’hui pour parler de quelques recueils, de faire œuvre de résistance — résistance non pas civique (et encore…), mais critique.

Si l’œuvre de Tzara est illisible aujourd’hui, il ne semble pas que ce soit d’avoir été arrachée à son terreau culturel d’origine — les années trente — ni qu’elle souffre de quelques inactualité en ce début du XXIe siècle où « l’angoisse de vivre » pas plus que le « rêve » ne sauraient être considérés comme les concepts un peu poussiéreux d’une psychanalyse datée, à la manière par exemple dont peuvent l’être les « esprits animaux » pour la médecine moderne. Dès sa publication en 1935, rappelons-le, la réception se plaint d’une difficulté de lecture ou manifeste, à tout le moins, un agacement et ce, autant devant les idées développées que devant les choix formels ou l’écriture du poète. André Rolland de Renéville exprime son malaise devant la forme même du recueil, ce « genre hybride et déconcertant » qui voit se succéder une utopie, des récits de rêve, des considérations sur la mémoire et l’amour entrecoupées de passages versifiés et Gaston Derycke dans les Cahiers du Sud vitupère contre l’usage du jargon freudien et résume le style de Tzara par la caricature, en retournant la phrase de Lautréamont contre son admirateur : « tics, tics et tics ! ».

Je me suis donc interrogée sur les raisons de cette illisibilité, replongée moi-même dans cette écriture avec laquelle il faut sans cesse en découdre, une écriture qui à force d’épouser la pensée imagée, le penser non-dirigé ou pour le dire autrement, «le décousu du rêve », sature les capacités cognitives du lecteur ; une écriture qui pourtant, à l’inverse, cherche à suturer ce que la culture, l’habitude et la langue ont au contraire « minutieusement séparé » et finit par provoquer un effet de sidération, revers peut-être de la détestation.

Or, c’est un peu par hasard que je suis tombée sur ces lignes de Christian Prigent en préambule d’un essai de 1996, Une erreur de la nature :

Je suis de ces écrivains qu’on dit difficiles, voire illisibles. Ce n’est pas être en mauvaise compagnie. Compagnie disparate d’ailleurs. On y trouve aussi bien Pétrarque […] que Tristan Tzara (qui voulait faire « des œuvres fortes, droites, à jamais incomprises »).

Et Prigent de citer ensuite Rabelais, Rimbaud et Ducasse, les dadaïstes, Péret ou Cravan. Ainsi Tristan Tzara apparaît-il en deuxième position dans cette anthologie de l’illisible qui, comme l’Anthologie de l’humour noir de Breton, permet au poète de se constituer une famille, sinon un foyer et de s’y faire une place. On aura reconnu au passage une phrase du Manifeste Dada 1918 qu’il peut être intéressant de regarder avant d’entrer dans le vif du sujet.

L’art est une choses privée, l’artiste le fait pour lui ; une œuvre compréhensible est produit de journaliste » […] et l’on songe ici bien évidemment à « l’universel reportage » de Mallarmé fait avec « les mots de la tribu ». L’auteur, l’artiste loué par les journaux, constate la compréhension de son œuvre : misérable doublure d’un manteau à utilité publique ; haillons qui couvrent la brutalité, pissat collaborant à la chaleur d’un animal qui couve les bas instincts.

C’est alors, une fois déclarée l’expulsion du « penchant pleurnichard », que Tzara déclare : « Il nous faut des œuvres fortes, droites, précises et à jamais incomprises. La logique est une complication. La logique est toujours fausse. » Quoiqu’il s’agisse là du mot d’ordre de celui qu’on a définitivement figé dans son costume d’« inventeur de la révolution dada » ou encore dans sa tenue de « dompteur (des acrobates) », Grains et issues, écrit quinze ans plus tard, témoigne encore paradoxalement des mêmes refus, au moment même où Tzara entreprend pourtant de s’expliquer, de se livrer à un effort de théorisation et s’autorise en partie la confession lyrique. Grains et issues (désormais abrégé G&I) est-il donc de ces « œuvres fortes » et « à jamais incomprises » telles que les réclamait le Manifeste dada ? c’est à cette question que j’aimerais essayer de répondre en examinant quelques aspects du recueil.

Comment comprendre en effet que l’homme — si fermement engagé à transformer la société par les pouvoirs de la poésie, à penser simultanément l’homme (biologique, psychique, social) et le monde — ait pu choisir une forme qui suspend l’échange, le diffère ou le menace par la manière dont elle embrasse tous les genres, tous les savoirs et combine les discours ? La question de la lisibilité du recueil rejoint, on le voit, la question de l’unité du recueil. Le titre est à cet égard programmatique ou révélateur d’une volonté de ne pas choisir : tandis que les auteurs des Champs magnétiques donnaient congé à la littérature en se présentant comme les fournisseurs en « Bois et Charbons », spécialistes en combustibles, que l’Aragon du Traité du style se présentait en « bijoutier des matières déchues », en « sertisseur des déchets sans emploi », demandant aux bluteurs la paille, tandis que Tzara lui-même envisageait dans son « Essai sur la situation de la poésie », en 1931, de « séparer le bon charbon du mâchefer » en matière de poésie, il ne saurait être question de privilégier cette fois le fruit à l’enveloppe, le grain de blé au son grossier. Il est significatif, de ce point de vue, que le mot « résidu » soit employé pas moins de 15 fois dans le recueil : résidu irrationnel, résidu de désirs, résidu irréductible de la poésie, résidu d’homme ou de rêve. Or ces résidus ne cessent de se mélanger, il y a «enchevêtrement », « interpénétration », action réciproque. L’élément lyrique et l’élément logique sont d’emblée considérés comme des « matières interchangeables».

De ce refus de choisir entre penser non dirigé et penser dirigé, qui justifie que le lecteur soit confronté à toute une gamme de produits plus ou moins raffinés, à divers mélanges, résulte une œuvre-monde, totalisante, qui ne cesse donc de menacer ses conditions de lisibilité. Si le but était de consigner scrupuleusement les impressions de réveil d’un côté, mais d’exposer, de l’autre côté, une conception nouvelle, dialectique, de la poésie, on se demande quelle forme pouvait à la fois satisfaire la volonté de ne pas trahir le scrupule de l’archiviste et la volonté de convaincre du théoricien. La notion de cosmique, utilisée à plusieurs reprises dans les années vingt dans le discours critique du poète, fournit peut-être une partie de la réponse et nous permettra de mieux appréhender ce recueil, à vocation universelle, qui prolonge à de nombreux égards L’Homme approximatif. C’est au sujet de l’œuvre de Reverdy et du trio Rimbaud, Lautrémont, Jarry que Tzara emploie la notion de cosmique ou de « cosmique-divers ». Voici ce qu’il en dit : tout d’abord le cosmique consiste à « donner une importance égale à chaque objet, être, matériau, organisme de l’univers », ensuite à « grouper » autour de l’homme les « êtres, les objets », enfin la diversité cosmique serait selon Tzara « le suprême pouvoir d’exprimer l’inexplicable simultanément, sans discussion logique précédente, par sévère et intuitive nécessité» (Lampisteries, OC I, 398-399).

C’est donc à la lumière conjointe de l’illisible et du cosmique que l’on pourrait essayer de lire aujourd’hui G&I, en essayant de voir si la relation critique n’est pas commandée précisément par une œuvre cosmique qui donne « une importance égale à chaque objet, être, matériau, organisme de l’univers », une œuvre qui laisse se « manifester simultanément » tous les éléments et, jusque dans la syntaxe elle-même (Lampisteries, OC I, 400). L’hypothèse que je ferai est que, de l’épopée de l’Homme approximatif à G&I, la tentation de l’œuvre totale reparaît et s’accroît et ce, bien au-delà de l’anthropologie poétique qui était à l’œuvre dans le recueil de 1931. Avec G&I, on a affaire à une somme encyclopédique, une œuvre-monde, cosmique donc, diverse et ordonnée où, quel que soit l’échelle à laquelle on choisit de l’envisager — échelle des genres, du monde physique ou des mots au sein de la phrase — s’exprime l’ambition de croiser l’ensemble des connaissances et l’ensemble des règnes de la nature. J’organiserai donc mon propos en trois temps qui devraient permettre d’interroger l’unité du recueil sous trois angles : j’envisagerai d’abord la diversité-cosmique des genres à l’œuvre dans le recueil, puis l’homme nouveau qui apparaît comme un homme-paysage ou un homme-macrocosme et enfin la phrase, «diverse-cosmique », dont on pourrait dire ce que Tzara disait de l’œuvre de Reverdy, qu’elle est un « radiateur de vibrations [dont] les images […] se déchargent dans tous les sens » (Lampisteries, OC1, 398)

La saturation des genres et des discours : une poétique du mélange et de l’interpénétration

Commençons par rappeler ce qui fait l’originalité du recueil et que Tzara revendique lui-même dans le « Prière d’insérer ». Dans une longue période, qui marque comme on le sait le style du poète, après s’être dégagé de toutes les normes supposées d’une œuvre surréaliste (Breton rappellera longtemps qu’il n’y pas de criterium de l’œuvre surréaliste), Tzara affirme : « l’auteur essaie dans cet ouvrage, sous une forme poétique, narrative et théorique, de dégager les données de quelques problèmes tels qu’ils se posent aujourd’hui à l’ensemble de la jeune génération » (OC III, 511-512). Le mélange des genres est alors nettement formulé voire revendiqué, comme la meilleure façon de traduire l’interpénétration des pensers dirigé et non dirigé qui s’exprime à travers l’alternance de ce que Tzara appelle des « rêves expérimentaux » et des « contes philosophiques ». Au sein du surréalisme, une telle œuvre apparaît comme un hapax et on pourrait même se demander si Grains et issues peut être comparé à quoi que ce soit[3]. Pourquoi ? On sait que Poisson soluble, versant pratique et poétique du Manifeste théorique était censé constituer un seul ensemble, mais force est de constater que les deux œuvres furent publiées séparément, accentuant peut-être le caractère littéraire des historiettes qui avaient pour vocation d’illustrer la démarche expérimentale décrite dans le Manifeste.

L’Immaculée conception publiée en 1930 avait sans doute marqué un tournant. On y voyait se développer une anthropologie polémique sous une forme inédite : «L’Homme » (1ère section) relevait de l’automatisme, la série des « Possessions » et les différents essais de simulation des pathologies, relevait d’une démarche expérimentale qui cherchait à réhabiliter par les discours déviants les instincts primitifs, tandis que les « Médiations » obéissaient à la technique du collage et à certains procédés automatiques. Nulle trace cependant des parleurs, Éluard et Breton, dans cette œuvre, nulle confession assumée sur le sens de leur démarche à l’exclusion de la préface des « Possessions ».

Dans cette préface, Breton et Éluard avouaient avoir « pris conscience, en [eux], de ressources jusqu’alors insoupçonnables » en adhérant provisoirement à un discours pathologique, autrement dit à un procédé. Dans Grains et issues, le mélange des genres est tout autre et ne se réduit pas à l’usage d’une série de procédés, de pastiches ou de collages parce que l’anthropologie qui s’y déploie hérite de la veine épique explorée déjà dans L’Homme approximatif.

Aussi schématique qu’elle puisse paraître à première vue, la bipartition de Grains et issues en un « rêve expérimental » et une série de notes théoriques — bipartition qui semble relever bien davantage de la philosophie, Le Songe de Kepler est constitué d’une partie fictionnelle et d’une série de notes savantes — cette combinaison reste inédite dans le corpus surréaliste d’autant plus qu’elle est compliquée dans la première partie d’allers et retours incessants entre le récit et le discours, la poésie et l’essai, un entrelacement auquel les grandes proses lyriques de Breton restent tout à fait étrangères. C’est peut-être le lieu et le moment de le dire, les grandes proses lyriques de Breton sont ce que la littérature française connaît finalement de plus classique : longues périodes parfaitement balancées, références à la culture savante (il y a Fantômas, Chéri Bibi, Mac Sennett, mais il y a aussi Thésée, Vinci, Lewis Carroll, Rimbaud, le père Enfantin…). Quand Breton, dans Les Vases communicants, dans L’Amour fou ou Arcane 17 théorise le surréalisme, énonce un programme de libération de l’homme, en s’émouvant devant Paris qui s’éveille (Les Vases communicants) ou devant un champ de sensitives sur l’île de Ténérife (L’Amour fou), c’est toujours dans un style parfaitement concerté qui coexiste avec le versant expérimental, mais ne se mélange jamais avec lui : de ce côté-là, les vases communiquent peu.

Au contraire Tzara ne craint jamais de trop embrasser : on trouve ainsi successivement ou alternativement dans le recueil : une utopie, un nouveau traité de prosodie, un récit de rêve, un apologue (l’apologue du lézard), un poème, un essai et à défaut d’une épopée au sens propre, certains passages épiques. Que l’on change de lunettes pour regarder du côté des formes du discours et la diversité ne sera pas moins grande : celui qui décrit le monde futur enfin réconcilié avec la part nocturne de la conscience parle en tribun, en harangueur ; celui qui raconte son rêve parle en spectateur ignorant et inquiet ; celui qui ausculte son écriture parle en critique et poète ; celui qui fait parler le vent pour condamner l’homme contemporain parle en prophète et celui qui pense les facultés humaines, le langage, la mémoire ou le rêve parle avec les mots du botaniste, du chimiste, de l’artisan ou de l’économiste, qui sont aussi ceux du physicien puisqu’on sait que les effets de levier et les problèmes d’équilibre, de régulation des flux empruntent à la mécanique :
(les mots du chimiste) : « Il ne pourrait s’agit de brouiller sa vue grâce à des nébuleuses de brume, mais de dissoudre les objets de la vue dans ce quelque chose d’insupportable, de pertinemment trouble et acide, dans un bain de fondement qui aura saturé, de par son extension, les manières mêmes de la perception […]. Il faudra dresser l’inventaire de tout ce qui, pour chaque secteur, est reconnu comme figurant le meilleur dissolvant. Les armatures de la réalité objective qui semblent résister aux chocs les plus forts ne consistent qu’en filaments de gomme ayant pris les traits particuliers et prolongés d’un échafaudage de métal, quoique, au su des empreintes de glaise, elles soient ourdies par la bouche d’un enfant. » (Des réalités nocturnes…, 65)

(Botaniste/naturaliste) « le poisson suit ondes et traces sans se soucier de l’heure qu’il porte inscrite sur un fronton de glace, toujours la même, toujours bonne et alléchante et qui, sans marquer la distinction entre le rêve et la transparence de l’eau, le mène aussi sur la ligne d’une poussée végétative où chaque passage de la saison dilate l’écorce de l’arbre et insère entre elle et le noyau encore une couche merveilleuse de fibre et de soleil, de ce soleil durci, tanné sous mille pressions égales, fortes et douces, dont l’homme ne connaît plus la volupté » (Des réalités nocturnes …, 33)

(mécanique des fluides): ainsi le récit de rêve laisse un « résidu irrationnel de nature lyrique » qui « déborde du récipient qui lui est assigné, submerge et inonde, […] la base, le fondement, la charpente rationnelle du récit », le rêve est de son côté « qualité d’un dégagement de forces qui, sous l’action d’un levier […] est capable de faire passer d’un état à l’autre certains phénomènes en vue d’une synthèse » (Note I, 101-102)

(physique) : « Ce qui est relativement statique est transformé en relativement dynamique et les facultés inhibitoires du rêve se transmuent en facultés exhibitoires de la poésie. Le rêve et la poésie seraient, sur des plans différents, le même pivot autour duquel les refoulements arriveraient à être objectivés. » (Note V, 130)

Les lecteurs qui découvrent le recueil en 1935 sont tous gênés, je l’ai dit, par l’hybridité du recueil, mais tous, c’est là le plus intéressant, ne sont pas gênés par les mêmes choses. C’est du défaut d’un « point de repère dans cette lourde masse de prose » que souffre André Rolland de Renéville, de ce point de repère qui « permett[rait] [au lecteur] d’accommoder sa pensée, soit à la réflexion discursive, soit aux associations de l’écriture automatique ». De fait, la syntaxe n’est pas toujours un appui solide et Denis de Rougemont va même jusqu’à relever les incorrections qui perturbent la lecture et dont il tire une interprétation psychanalytique. Ce qui est pour André Rolland de Renéville le mérite du surréalisme — « avoir su isoler la pensée inconsciente de la pensée éveillée » (oublierait-il « l’infortune continue de l’automatisme » que reconnaissait Breton dès le Second Manifeste ?) — devient par son impureté (trop de scories et d’issues sans doute) la tare du recueil.

C’est bien le mélange des genres et des discours qui fait problème : certains reprochent au recueil d’être par trop dogmatique et didactique, d’autres lui reprochent la langue choisie pour théoriser la doctrine surréaliste. L’une des meilleures commentatrices du recueil, Micheline Tison-Braun, le qualifie d’ « étrange pot-pourri de libre-association, de textes lyriques […] de méditations et de violences prophétiques » et regrette dans le même temps qu’il s’achève «fâcheusement sur une série de Notes où le poète parle en théoricien » tandis qu’elle renvoie le chapitre initial à la fadeur et la facilité des utopies révolutionnaires. Bref, tout le monde ne retire pas la même farine de son tamis…et il me semble que c’est moins l’abus du vocabulaire marxiste et des concepts freudiens ou jungiens qui rend le texte parfois illisible que la manière dont il est pris dans un réseau d’images, comme nous le verrons avec le statut de la science physique.

Œuvre-monde, Grains et issues l’est à plus d’un titre et j’ai choisi de partir de l’utopie sur laquelle s’ouvre le recueil pour en montrer quelques aspects. Dans le numéro 6 du Surréalisme au service de la Révolution (SASDLR) où paraît le premier chapitre de Grains et Issues justement, on peut lire, quelques pages auparavant, l’enquête intitulée « Sur certaines possibilités d’embellissement irrationnel d’une ville ». C’est l’occasion pour les surréalistes de s’en prendre à la culture monumentale, aux autorités de l’histoire française et de s’exercer à de ludiques expériences d’urbanisme. L’utopie développée par Tzara dans ce premier chapitre s’inscrit pour partie dans cette transformation du monde — de la ville, de l’amour, de l’objet — à laquelle s’exerce les surréalistes dans les revues, les enquêtes, les expositions, autrement dit dans un surréalisme collectif et émancipé de la notion d’œuvre. Notons à cet égard une coïncidence qui mérite peut-être notre attention : c’est Tzara qui ferme la marche dans le dernier numéro de la Révolution surréaliste en 1929 avec le début de L’Homme approximatif, c’est Tzara de nouveau qui ferme la marche dans le dernier numéro du SASDLR, en 1933, avec le début de Grains et issues, comme si chacune des deux revues se refermait sur l’annonce de l’avènement de l’homme nouveau et d’une société à son image.

Cependant, l’utopie que propose Tzara dépasse largement les propositions que l’on peut lire dans les revues par la manière dont elle envisage l’homme dans sa totalité, selon un mode précisément cosmique. À la manière de Charles Fourier, c’est l’ensemble des domaines de la vie qui se trouve transformé : non seulement les conditions de vie avec un nouvel urbanisme, de nouveaux rituels sociaux, mais aussi une logique nouvelle (qui exclue la causalité), des sentiments nouveaux, des besoins physiologiques nouveaux (la faim, le sommeil), un temps nouveau (cosmique et métaphysique) et un rejet de la parole au profit du silence (« la foule aux lèvres cousues »), à peine entrecoupé de chants, cette nouvelle anthropologie étant en quelque sorte le corolaire direct du « reboisement des rêves ». Je voudrais me concentrer sur le traitement qui est réservé au langage, traitement assez complexe. Si, rappelons-le, seuls les « Rescapés de l’Alphabet » auront le droit de lire et d’écrire pour enregistrer les scènes marquantes de l’histoire collective, l’abolition des mots et de la langue parlée qui est réclamée, au nom du surréalisme peut surprendre le lecteur si l’on se souvient que le surréalisme a pour but de « restituer le langage à sa vraie vie »[4] et que Breton écrivait en 1924 « après toi mon beau langage ». C’est donc là un autre facteur de perturbation. On comprend bien ce qui motive Tzara ici : la disparition du langage verbal, langage de l’aliénation, de l’habitude, de la connaissance figée dans les mots et de la soumission aux catégories a priori de la perception aura un effet sur l’action, qui sera ainsi libérée par un transfert de forces : à la pensée en mots se substituera en effet la pensée en images.

Pourtant, et c’est là une autre cause d’ambiguïté dans le recueil, il est aussi question de transformer les mots et de ne pas en rester à cette « foule aux lèvres cousues » qui à travers le rêve retrouverait la poésie. Si comme on peut le lire dans la note IV la « langue [étant] faite à l’usage des stades antérieurs, périmés » il s’avère qu’elle s’est « attardée à des systèmes déjà dépossédés de leur contenu », bref qu’elle est en retard sur la connaissance, il est logique qu’il soit question, après l’étape du silence et du chant ritualisé, de renouveler les mots. Là encore, l’apparition du modèle physique, s’il semble unifier le recueil par sa récurrence, n’a pas le même sens lorsqu’on le rencontre dans le discours poétique ou dans le discours théorique. D’un côté : règne de l’analogie, de la pensée imagée, les mots sont de la matière en mouvement, ils se confondent avec la nature > usage poétique :

Ainsi les mots eux-mêmes, par l’insolite accouplement non prévu dans des dictionnaires de granit, sont susceptibles de prendre la teinte nouvelle d’un sens ou d’une perte de sens selon le principe du débordement d’un liquide en état d’ébullition et des changements de nature qui se produisent à l’intérieur de celui-ci. » (48) Nous soulignons.

On dirait presque du Lautréamont… beau comme le principe du débordement d’un liquide… De l’autre, dans la note IV, on retrouve l’idée de matière (ainsi il appartient au poète de démontrer la ductilité, le « caractère de mollesse dans l’adaptation », le « laisser-aller voluptueux de la matière linguistique), mais aussi le langage comme ensemble de signes proprement culturels, historiques qui loin d’obéir aux lois de la physique reflète les mécanismes sociaux. Le modèle physico-chimique sert donc la pensée imagée, les principes de la physique permettent de décrire de manière analogique l’évolution du langage (tout autant que l’évolution biologique d’ailleurs) puisque la création du langage est conçue comme une reproduction « sur une autre échelle » de la phylogénèse, (rapport avec Jean-Pierre Brisset ?). La description du langage paraît donc sans cesse hésiter entre un modèle naturel, prégnant en matière poétique et un modèle historiciste, assez difficilement compatibles.

Voyons à présent comment l’anthropologie qui se développe dans le recueil, la description qui est faite de l’homme, l’exercice de ses facultés et sa relation au monde — monde physique, social ou affectif — comment cette anthropologie matérielle qui investit le sujet d’ « inédites cosmogonies »[5] et en fait le lieu d’un manque (« ma faim de terres et d’astres », 47) illustre le caractère divers-cosmique … un caractère divers-cosmique dont j’ai suggéré qu’il était sans doute à la fois constitutif de l’illisibilité du recueil et à l’origine de la fascination qu’il exerce.

Une anthropologie épique : l’homme-macrocosmique

On a souvent dit que l’homme nouveau à la formation duquel appelait le recueil de 1931 L’Homme approximatif, ne se trouvait nulle part mieux représenté que dans Grains et issues, qui conserve à certains égards une dimension épique. Bien que le recueil de 1935 comporte une dimension plus personnelle puisque le rêveur est le sujet d’une expérience d’écriture, c’est pourtant d’une lutte de l’homme contre la société qui l’opprime et d’une exploration de l’inconscient qu’il est question — une lutte et exploration qui, par l’intermédiaire des paysages intérieurs, retrouvent une couleur épique et ce, malgré la présence du discours théorique. Le vers « je suis resté étranger à tout on m’a laissé en dehors de tout » qui interrompt les développements en prose dans le chapitre « De fond en comble la clarté » et revient comme un refrain, rappelle par exemple certains vers de l’Homme approximatif, avec cet effet toujours un peu tragique du passé composé : « j’ai marché sur le ciel avec l’année infiniment » (Chant V, OC II, 98) ou encore ces vers plus lumineux de la fin : « et rocailleux dans mes vêtements de schiste j’ai voué mon attente/ au tourment du désert oxydé/ et au robuste avènement du feu » (Chant XIX, OC II, 167, 169, 170, 171). Les quatre âges de l’humanité horticole, l’imprécation du vent lancée contre l’humaine condition, mais aussi le chant final auquel s’adonne le poète à la fin du « Rêve expérimental » suffiraient à confirmer ce que Grains et issues doit à l’épopée. Je n’en citerai ici que quelques vers : que se brisent les lances que l’homme enfin s’élève et grandisse en marche
pour remettre l’homme en place à la mesure juste de son règne
qu’il soit roi du domaine qu’il est qui le hante […]
ainsi porteront tes épaules un homme nouveau encore invisible mais qui sera remué du vertige du ciel et de la pureté de la flamme neuve insoupçonnée (96)

Mon intention toutefois n’est pas de chercher ce que le recueil doit à l’épopée mais de montrer comment le discours anthropologique, en s’assimilant à la fois les contraintes du genre épique et une série de savoirs techniques finit par offrir avec Grains et issues la représentation d’un homme cosmique.

Bien que les réseaux métaphoriques soient nombreux, proliférants, il existe quelques constantes qui permettent de tracer les contours de cet homme cosmique, « être défriché » qui aspire au « reboisement des rêves » et qui, la nuit, monte par des « chemins qui s’ouvr[ent] au centre même du corps humain ». Le récit de cette promenade allégorique (Des réalités nocturnes et diurnes, 1) qui s’effectue dans un « paysage de touffes de mort, de buissons de précautions oratoires et d’ouate, de touffes de flocons de mort opaque qui s’ouvr[ent] devant [le rêveur éveillé] comme une raie sur la tête bien dessinée d’un monticule » (65) rappelle autant un récit comme Le Point cardinal de Michel Leiris que La Divine comédie. Le Point cardinal tout d’abord, parce que le rêveur semble progresser, comme chez Leiris, vers un pôle, une éminence, qui n’est autre que le lieu de la pensée. Mais peu à peu c’est à Dante que l’on se met à songer tant la progression au sein d’un paysage infernal et allégorique, bientôt relayé par la présence d’une femme aimée rappelle les pérégrinations de Dante. L’expérience de l’homme moderne qui découvre le monde renversé de l’inconscient a sans doute peu à voir avec l’épreuve du chrétien à la fin du moyen âge, mais elle en garde dirait-on le souvenir. Il ne s’agit plus de descendre parmi les chemins qui traversent les cercles de l’enfer, mais de suivre les chemins intérieurs qui s’ouvrent « sans égard ni pour le ciel ni pour la terre » et de s’ « agripper » aux « cercles tangents » devenus de « translucides bouées de sauvetage ». Les cercles de l’enfer se sont mués en cercles concentriques, ces cercles du bois qui permettent de matérialiser le passage du temps et de remonter ainsi vers l’origine ou le centre de la terre (rappelons que le pseudonyme choisi par Tzara signifie «terre»). C’est pourquoi le parcours du sujet qui ausculte le rêve est me semble-t-il aussi souvent associé au bois. Incapable de « s’éplucher à l’extérieur », l’homme est, comme l’arbre, constitué d’une série de cercles que l’expérience du rêve lui permet de suivre. Rappelons d’ailleurs à cet égard que Tzara écrit au même moment Personnage d’insomnie, l’histoire de l’homme à branches…

Les choses pourraient être simples si les analogies ne se superposaient pas les unes aux autres dans ces passages où l’élan lyrique de la pensée imagée semble l’emporter. Mon but, je le rappelle, est bien d’envisager ce qui, dans l’ambition cosmique et totalisante du recueil, en menace constamment la lisibilité. Or, si l’on prend l’exemple de ces cercles concentriques que le rêveur parcourt dans la 1ère séquence de la partie intitulée « Des réalités nocturnes et diurnes » sur les chemins qui s’ouvrent pour lui dans la nuit, on verra que la promenade sur les chemin qui s’ouvrent au centre du corps et retrouvent les formes de l’arbre à la faveur d’une analogie qui fait passer du réseau veineux, à l’embranchement et de l’embranchement au destin (la croisée des chemins en somme) — on verra donc que cette promenade se complique, se ramifie à son tour. Elle fait en effet intervenir un autre personnage que le sujet prend en filature : il s’agit de l’un de ces êtres que l’homme abrite et qui peut rappeler, à certains égards l’image du pagure sur laquelle jouaient les auteurs des Champs magnétiques.

La matière, le temps autant que l’identité paraissent donc feuilletés, recouverts d’une écorce, d’une couche, divisés, dédoublés. On passe ainsi, naturellement si j’ose dire, des cercles, des branches, aux passagers de la nuit puisque l’homme, selon Tzara, enferme un autre homme et que la mémoire est elle-même « à multiple et extensible fond ». Le « misérable passager de la nuit », ce serait un peu l’homme du renoncement, l’homme blessé et anesthésié que chacun porte en soi et qui cohabite avec d’autres êtres, ceux-là merveilleux ; ce serait le fantôme qui hante chacun de nous, un Moi vide, soumis à la force d’inertie et aux superstructures… Peu à peu, en s’épluchant donc vers l’intérieur le sujet rencontre son double nocturne et introduit le thème de la mémoire, après celui de la promenade. C’est alors que Tzara, de manière tout à fait inattendue introduit le poisson qui lui aussi « suit [des] traces ». Du rêveur qui suivait les traces de son double nocturne, de ce prisonnier de la nuit qu’il renferme, on est passé au poisson qui remonte le courant. Et des ondes que le poisson remonte jusqu’au lieu de son origine, on passe aux cercles de l’arbre qui permettent de remonter à la naissance de l’arbre. Mais il faut voir avec quel art du bouturage Tzara élabore cette arborescence qui paraît vouloir assumer tous les règnes, lui qui annonce dans son utopie la confusion des règnes (impossible de citer ici la phrase entière, qui fait 20 lignes, soit un paragraphe entier) :

Et plus allègrement que le pêcheur sortant de l’eau finie l’heure qui n’a pas encore fermé l’éclat de son éperdue ressemblance avec celle qui l’a précédée ou avec celle qui la suivra [… le poisson suit ondes et traces sans se soucier de l’heure qu’il porte inscrite sur un fronton de glace, toujours la même, toujours bonne et alléchante et qui, sans marquer la distinction entre le rêve et la transparence de l’eau, le mène aussi sur la ligne d’une poussée végétative où chaque passage de la saison dilate l’écorce de l’arbre et insère entre elle et le noyau encore une couche merveilleuse de fibre et de soleil, de ce soleil durci, tanné sous mille pressions égales, fortes et douces, dont l’homme ne connaît plus la volupté, le poisson s’infiltre entre les algues et remonte le courant de sa lente maturité, vers les éternels veloutés des mères et des pierres, des amours abandonnées sans rupture ni douleurs et retrouvées sanglantes et fraîches aux commissures des rivières et dans les craquelures des donjons. (« Des réalités nocturnes », 36-37 )

La couche et le noyau sont d’ailleurs des images que l’on retrouve tout au long du recueil, « couche merveilleuse de fibre et de soleil » comme celle-ci, celle de l’aubier, du bois vivant (aubier, motif bretonien s’il en est, mot pourtant absent du texte de Tzara, sans doute peu familier des aubes), « couche d’enfance restée intacte dans l’enchevêtrement des serrures » ou au contraire « couche animale de glace » — « greffes successives » qu’il s’agit de retirer comme autant de colmatages étouffants, l’enjeu de la société future étant que certains hommes engagés dans l’expérience de sa transformation soient capables d’ « enlever leur vie comme une couche d’écume ».

L’arborescence de la syntaxe dont je dirai quelques mots avant de clore cette réflexion et qui tient aussi d’un certain empilement correspond donc finalement assez bien à l’image de l’intimité telle qu’elle se construit au fil du recueil : l’image physique d’un monde stratifié, fait de couche, de pelage, d’enveloppes, (l’intimité étant, rappelons-le, étymologiquement « ce qui est le plus en dedans »). On voit là d’ailleurs à quel point Tzara renouvelle la représentation de l’inconscient comme subconscient très présente chez Breton qui subit l’influence de Myers et des travaux de Pierre Mabille. S’il y a bien toujours une surface et une profondeur, on voit qu’elle s’élargit à l’ensemble des éléments naturels. Des cercles concentriques de l’arbre aux taches de l’agate, qui apparaît un peu plus loin pour figurer la vie humaine, il y a loin cependant, même si la « coupe transversale » rappelle la coupe de l’arbre et ses cercles.

La vie m’est apparue en coupe transversale comme une agate dont les taches sont mouvantes dans une fuite perpétuelle de contorsions de vers qui se côtoyent pour s’éviter et cherchent dans un constant équilibre une issue contournée à des oppositions, à des barrages et à des interdictions provoquées par le mouvement lui-même. (49)

Tzara y découvre plutôt une vision qui rappelle la physique atomiste (« fuite perpétuelle de contorsions de vers qui se côtoient pour s’éviter »), mais le souhait, exprimé quelque lignes plus bas, qu’il puisse y avoir « une brèche dans le cadre », le fait que l’obscurité (le contraire de la connaissance) soit comparée à un « globe de verre, une tumeur » qu’il suffit de casser « pour que la lumière se fasse et envahisse la mémoire » participe bien de la même idée d’une écorce qui empêche l’échange entre le dedans et le dehors ou d’une excroissance, comme il est dit ailleurs, qui « obstru[e] les voies vitales ».

En projetant sans cesse l’histoire psychologique du sujet sur des processus matériels, sur des schèmes tantôt biologiques (fruit, écorce, arbre), tantôt chimiques (les résidus, les dépôts) ou mécaniques (la circulation des voies, les écluses), Tzara paraît poursuivre l’entreprise de Lautréamont, pour ouvrir une autre voie au lyrisme et à la connaissance des profondeurs de l’homme, bien plus impénétrables on le sait que les profondeurs de l’océan. La poésie y gagne assurément et la « promenade en zone interdite » qu’évoque Breton dans le Second manifeste n’aura probablement jamais été menée aussi loin. Tzara ouvre lui aussi sur le cœur des « fenêtres creusées dans [la] chair », mais loin de donner comme dans Les Champs magnétiques (« La Glace sans tain ») sur « un immense lac où viennent se poser à midi des libellules mordorées et odorantes comme des pivoines », c’est sur un paysage de désolation que s’ouvre cette fenêtre, un cœur plus proche du cœur du pitre qui « bave à la poupe » chez Rimbaud ou d’un saltimbanque histrion qui fait la roue :

il sera dit une fois pour toutes que les excursions ne se produisent pas à partir de l’épiderme vers l’extérieur, mais en deçà des couches de graisse qui, par le chemin le plus long, aboutissent aux grèves désertes du cœur plaignant de paon (« De fond en comble la clarté », 85)

Le rapprochement avec Les Champs magnétiques est d’ailleurs sans doute moins fortuit qu’il n’y paraît… quelques lignes après ce passage, tandis que Tzara décrit le «bal des quatre rages », où l’on voit les cinq âges de la théogonie d’Hésiode se mêler à la théorie antique des quatre fureurs dans une sorte de bacchanale qui n’est qu’une parodie du Grand soir, on peut lire en effet : ce n’est pas encore l’heure de l’œil, ce n’est pas le portique de peau ni la garde de l’avant-jour d’un sou qui, cognant à vos croisées de chair, vous appellent au plus vif réveil d’une rentrée impromptue, de plain-pied avec l’air, dans une légale joie de terre. Ce sont les glaçons qui s’entrechoquent dans leurs vipérines lucidités.

La poésie gagne sans doute à voir se croiser ainsi les savoirs de la nature qui transforment le sentiment lyrique en symptôme organique, en relief géographique ou en concrétion chimique. Que l’angoisse de vivre se transforme tout à coup en une marine (« dans un vacarme de coques brisées, dans le sifflement des amarres coupées, dans le choc épouvantable des bateaux éventrés », 53), que les mouvements psychiques deviennent des « formations cristallisées sur la surface d’un cœur mal écorcé » (51), voici probablement de quoi doubler avec profit l’analyse psychanalytique des images qui lui manquent. Rien ne dit cependant qu’en refermant le livre, le lecteur garde autre chose que la trace d’une pensée imagée et que la théorie que cherche à élaborer Tzara soit encore audible s’il faut à la fois maîtriser le matérialisme dialectique, la psychanalyse freudienne, jungienne et être capable de passer d’une science à l’autre sans perdre le fil.

La phrase irradiante

Perdre le fil… c’est à partir de cette image qui renvoie à la désorientation et à l’égarement que j’aimerais enfin proposer quelques remarques sur le dernier niveau que je m’étais proposée d’étudier : non plus celui des genres, ni celui des discours, mais celui de la phrase. Denis de Rougemont parlait, pour qualifier la phrase de Tzara d’une progression par « contagion », je parlerais quant à moi plutôt de phrase irradiante, parce qu’il semble qu’on parte d’un centre dont la phrase ne cesse, en progressant, de s’éloigner à mesure qu’elle dissémine pourtant sur son passage des images qui accrochent le regard, le ralentissent et finissent parfois par l’aveugler… l’effet peut-être de cette « poétique précieuse et somnifère » dont parlait justement Denis de Rougemont. La singularité du recueil de Tzara tenant aussi à cette prose dont seuls des textes courts ou autonomes avait donné l’exemple dans L’Antitête, c’est bien la phrase lyrique qu’il s’agit de considérer dans la manière dont elle s’efforce d’embrasser la totalité de l’homme. Il va sans dire, et chacun des lecteurs de Tzara l’aura remarqué, que c’est d’abord l’alliance de l’abstrait (concepts philosophiques, aspects de la vie psychique, de la vie sociale ou de l’écriture) avec les matières, les textures, les processus ou les gestes les plus concrets, relevant de l’expérience sensible ou des savoirs techniques qui introduit un premier degré de complexité dans la phrase, autrement dit une écriture constamment allégorique mais, pour prendre une image musicale, une écriture qui ne tiendrait pas la note. L’allégorie sans cesse éclate à force de se voir ramifiée sans cesse. Qu’un « alluvion d’une ferveur de songe » apparaisse, en aucun cas il ne sera suivi d’une description thématisée du rêve comme le fleuve d’on ne sait quelle plaine. Lorsqu’on parvient à reconstituer un réseau thématique, comme dans l’exemple qui suit, « les centres sensoriels », « les jalons (comme des semailles) plantés autour des frontières de nos consciences » paraissent enclencher la description d’un paysage intérieur, agraire, comme il y en a tant dans le recueil.

déjà sa souveraineté s’imposait à moi, mais elle hésitait encore, sous des mains délicates, à dépasser les centres sensoriels, les jalons plantés autour des frontières de nos consciences, comme des semailles immortelles, palpables et massives, de nuit en nuit hantées, plus transparentes que le silence, dévorant l’automne lent. Tout l’or qui sourd du haut des rêves, dans la connaissance atténuée de la mort, et tinte, lourdement présent au travail hautain de l’eau, vous enveloppe alors de fines erreurs végétales et des solitudes des oliveraies en pente, éveillées parmi les larmes. Le désespoir fondait sa chance de nidifier à feux épars sur la persistance d’une qualité de chaleur propre aux parfums criblants. Pour toute moisson, le silex choisit sa fronde. Des oiseaux comme des leviers guettent les troupes de citadins et répandent une subtile levure de destin sur leur masse amorphe et insouciante. (Des réalités nocturnes …, 36)

Or la phrase suivante substitue à l’espace géographique qui avait commencé à se dessiner un milieu, un flux : le rêve est représenté comme un flux d’où semble pouvoir sourdre de l’or et c’est l’or, heureux résidu, heureuse issue, qui tout à coup se met à « [n]ous envelopper […] de fines erreurs végétales et des solitudes des oliveraies en pente ». Nous sommes bien dans un passage où le penser non dirigé prend le pas sur le récit de rêve. On voit d’ailleurs ici comment on passe du récit de rêve à l’imparfait à une forme de discours généralisant au présent qui s’adresse au lecteur et s’efforce de décrire une expérience commune pourtant proche de l’incommunicable. Ce passage de la narration à l’analyse complique d’un degré supplémentaire la progression thématique. Pourtant, comme des semailles justement, Tzara continue à disséminer des échos de cet imaginaire agraire avec les « erreurs végétales », les « solitudes des oliveraies en pente », la moisson, les oiseaux. Mais comme on le voit c’est le désespoir qui « nidifie » et non les oiseaux, tandis que les oiseaux répandent, eux, « une subtile levure de destin ». Si l’attelage est la figure dominante de l’écriture, ce sont les constants allers et retours dans la construction des génitifs qui perturbe la lecture : si tous les mots abstraits (« erreurs », « destin », « solitude ») occupaient une place fixe dans la construction du groupe nominal (dans le GN [N1 de N2 ] ou [N1 + adjectif ] celle du noyau N1 ou celle des expansions ), l’allégorie peut-être pourrait prendre . Mais ici on le voit, la « solitude des oliveraies » (N1 occupe la place de l’abstrait) s’oppose, dans sa construction, à la « levure de destin » (c’est N2 qui occupe la place de l’abstrait cette fois). Que s’ajoute à cela des comparaisons empruntées à un autre thème (le travail de l’eau, le levier) et l’on comprendra que le sens ne se construit sans doute pas de la même manière lorsqu’on lit un texte de Tristan Tzara que lorsqu’on lit un texte de Julien Gracq qui recourt lui aussi très souvent à ces schèmes biologiques ou chimiques pour parler de la poésie ou du sentiment. Tout se passe comme si l’écriture tissait, entremêlait à un discours philosophique sur la conscience, le rêve ou le destin une série de vignettes tout juste ébauchées, comme une leçons de choses, avec une rapidité telle que le lecteur n’a pas le temps de construire la moindre représentation. Seules, ainsi, certaines images resteront après le passage au crible de la lecture.

Il faudrait encore parler de la syntaxe, de la complexité des groupes nominaux qui produisent ces chocs ontologiques, des phénomènes d’ambiguïté provoqués par l’encadrement de certains groupes dont le référent peut se situer avant ou après[6], de l’abondance des phrases nominales et de la chute que provoquent parfois les principales longtemps retardées et qui exigent de se laisser porter par le courant ou de revenir sans cesse sur ses pas, au risque d’avoir oublié ce qu’on cherchait. Une image comme celle-ci, à l’amorce d’une phrase : « les sources de verre aux jambes de cuir » (81), placée en position de sujet, suivie de nombreux autres sujets proliférants a pour groupe verbal « apparaissent dans les membres épars d’une désillusion totale ». Il faudra sans doute renoncer à chercher l’endroit où fixer ce corps écartelé de la désillusion et éprouver, plutôt que comprendre, les liens entre ces sources transparentes, gainées et empêchées qui entraînent l’homme, à force d’opacité, au désespoir.

Grains et issues, illisible ? telle est donc l’insolente question dont j’avais voulu partir. On serait tenté de reprendre et tant pis pour le choc des cultures, la phrase de l’Annoncier dans Le Soulier de satin : « Écoutez bien, ne toussez pas et essayez de comprendre un peu. C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouverez pas amusant qui est le plus drôle. » Il ne s’agit peut-être pas de comprendre ces excursions sous l’épiderme, parmi ces paysages métaphysiques et organiques qu’une série de notes vient compléter d’un discours pratique qu’on préfèrerait lire comme un guide vert signalant les sites remarquables et les panoramas, plutôt que comme un nouveau discours de la méthode où Descartes aurait été remplacé par Marx et Engels. Non pas les comprendre mais en éprouver les lueurs, les déflagrations d’images.

De manière probablement fortuite, le poète semble avoir cependant inscrit à l’intérieur du recueil, la question du lisible à travers un livre imaginaire qui fait l’effet d’une miniature dissimulée dans l’ensemble divers-cosmique. L’essai de transcription sonore qu’on peut lire dans l’utopie du premier chapitre et qui s’efforce d’établir une véritable phénoménologie des sons renvoie en effet à un livre énigmatique, dans le long commentaire qui est fait de la prononciation d’une syllabe du vers « pain de minuit aux lèvres de soufre ». Chacune des syllabes reçoit en effet une transcription de la manière dont elle devrait être chantée par une « voix résistante » — celle d’une belle femme au milieu de la « foule aux lèvres cousues ». Une série d’expériences permet alors de donner à entendre ou à sentir le ton, la durée et l’intensité de chacune de ces syllabes. Voici la manière dont la dernière syllabe –fre devrait être prononcée à l’avenir :

-fre sera le point terminal d’un ascenseur, amorti par des tampons d’ouate dans des sacs de laine qui imiteraient les pattes d’éléphants des jouets d’enfants blonds de préférence — ni trop long ni trop court, ce sera un livre qu’on ferme, mais un livre de velours où la justification des pages fera croire que des poèmes réguliers y sont imprimés, mais inutile de dire que rien ne sera lisible dans ce pseudo-livre de poèmes de velours et que le lecteur patient n’y verrait que des soupçons de beauté dont il sera seul l’auteur momentané, l’éditeur et le lecteur et qui, par la subite fermeture décèlera le sourire de l’homme content d’une œuvre accomplie en d’heureuses conditions (18-19)

Dans ce flot d’images qui cherchent à exprimer la quantité et la qualité des mots, leur intensité et leur effet, surgit comme on le voit un étonnant livre, le seul livre dont il soit vraiment question dans le recueil et dont on est tenté de croire qu’il n’est pas sans rapport avec celui que nous sommes en train de lire. Les « soupçons de beauté » dont le lecteur patient serait l’auteur momentanée, n’est-ce pas là le travail du critique ? Une oralisation, du soufre au souffle, qui serait en même temps qu’une herméneutique, un plaisir du texte, une extraction de la beauté et une expérience du soupçon.

Université paris III
Sorbonne nouvelle
THALIM, « Écritures de la modernité »


 

[1]. L’ensemble des références est donné dans l’édition Flammarion des Œuvres complètes, tome III.

[2] Voir à cet égard une thèse soutenue en 2012 sous la direction de Philippe Dagen: Cécile Bargues, Dada après dada dont une version apparemment réduite vient de paraître : Raoul Hausman. Après Dada, Bruxelles, Mardaga, 2015.

[3]. On peut s’étonner toutefois de la liberté avec laquelle Jude Stéphan a pu reprendre le titre de Tzara et intituler à son tour une œuvre « Grains et issues ».

[4]. André Breton, 1953

[5]. « Faire le tour de soi-même, c’est voir se lever à chaque point limitrophe un horizon d’incertitude, une vague tremblante d’inédites cosmogonies. » 60.

[6]. Dans la phrase suivante (p. 60) « Une sensation de réalité intoxiquée par [les tiraillements (1)] et [les dépouilles des errances (2)] et [l’instable écheveau que fait courir, tout autour de son souriant abandon, la cupidité des veilles versatiles (3)], ont fini par mettre en fuite les derniers retranchements des soi-disant solidités de vivre au soleil » — tout concourt à déstabiliser le sens. L’adjectif « intoxiquée » et les complément censés identifier les différents agents du procès d’intoxication ne sont pas congruents. Ce qui empoisonne la « sensation de réalité », ce sont des « tiraillements » et des « dépouilles » d’errance …(le pluriel compliquant d’un degré les choses). L’attente programmée par le mot « intoxiquée » est déçue par les compléments qu’il reçoit. Même en rétablissant l’ordre logique de la relative qui caractérise ensuite le nom « écheveau », on a du mal à identifier le référent du possessif « son » dans l’expression « son souriant abandon »… : [***la cupidité (des veilles versatiles) fait courir, tout autour de son souriant abandon, un instable écheveau ]. Le mot abstrait « cupidité » commande grammaticalement l’ensemble des actions, le sourire et l’abandon, mais on comprend bien, à force de relire le segment, que le véritable noyau, sémantique, plutôt que grammatical est « veilles ». Ce sont les fluctuations de l’abandon et de la censure qui dans l’homme de jour dessinent cet « instable écheveau ».

Journées d’études 2015-2016 – « Rebelles du surréalisme »

« Rebelles du surréalisme »
Journées d’étude organisées par l’APRES

(Association pour l’étude et la recherche du surréalisme) avec le soutien de l’université Paris VIII.
Toutes les séances, sauf la première, se tiendront à l’INHA, Salle Giorgio Vasari.

Samedi 28 novembre 2015

(journée organisée par Henri Béhar et Françoise Py)
À l’occasion de l’exposition TRISTAN TZARA, L’HOMME APPROXIMATIF, POÈTE, ÉCRIVAIN D’ART, COLLECTIONNEUR
qui se tiendra à Strasbourg, MUSÉE D’ART MODERNE ET CONTEMPORAIN,
du 24 SEPTEMBRE 2015 au 17 JANVIER 2016,
l’APRES consacrera une journée d’étude à l’œuvre poétique de Tristan Tzara,
le samedi 28 novembre 2015, de 10h à 19h,
INHA, salle Walter Benjamin.

10-11 : Henri Béhar : Pourquoi L’Homme approximatif ?
11-12 : David Christoffel : Dėchansons en chœur, Tzara et la musique.
12-13 : Catherine Dufour : « l’intertexte du monde » dans les Vingt-cinq poèmes
14-15 : Eddie Breuil : Mouchoir de nuages : « la plus remarquable image dramatique de l’art moderne » (Aragon).
15-16 : Émilie Frémond : Lecture de Grains et Issues.
16-17 : Marc Kober  sur Où boivent les loups
17-18 : Gabriel Saad sur Personnage d’insomnie
18-19 : Maryse Vassevière sur La Fuite

Samedi 23 janvier 2016

(journée organisée par Henri Béhar et Françoise Py)
Matin : 10h30-12h30
John Westbrook : Monnerot, l’exorbitant exorbité
Marc Décimo : Marcel Duchamp est-il rebelle ?

Après-midi : 14h-18h : André Masson, le rebelle du surréalisme
Martine Créac’h : André Masson, rebelle ?
Pascal Bonafoux : André Masson, M comme Masson et M comme Merci
Film de Fabrice Maze en sa présence : André Masson, le peintre en métamorphose : 1941-1987 (70’).
Table Ronde avec le réalisateur, Martine Créac’h, Pascal Bonafoux, Henri Béhar et Françoise Py

Samedi 2 avril

(journée organisée par Françoise Py)
Matin :
10h30-11h30 : Annie Richard : Gisèle Prassinos ou la subversion tendre.
11h30-12h30 : Basarab Nicolescu : René Daumal, de la révolte à l’accomplissement.
Après-midi :
14h-15h : Klaus H. Kiefer : Carl Einstein et le surréalisme.
15h-16h : Anne Foucault : En marge du surréalisme, un dandy solitaire et voyageur, Claude Tarnaud.

Samedi 21 mai

(journée organisée par Françoise Py)
Matin : 10h30-12h30
Astrid Ruffa : Salvador Dali et ses « mythes » rebelles
Georges Bloess : Klee surréaliste? «Petit voyage » au «royaume de l’entre-deux »

Après-midi : 14h-18h : Raymond Queneau, rebelle ?
François Naudin : Queneau dissident
Valeria Chiore : Raymond Queneau, André Breton, parcours croisés
Projection du film de Jacques Rutman : Queneau, une belle vie (60′) Présentation du film par le réalisateur.
Table Ronde avec le réalisateur, Valeria Chiore, Astrid Ruffa et François Naudin.
Synthèse des journées sur les surréalistes rebelles par Henri Béhar, Françoise Py, Gabriel Saad et Maryse Vassevière.
INHA, Galerie Colbert, 2 rue Vivienne, 6 rue des Petits Champs, 75002 Paris.
Métros : Bourse, Pyramides, Palais Royal.
Accueil des participants et du public dès 10h15.

Journées d’étude 2014-2015 – « Surréalistes et rebelles »

Journées d’étude 2014-2015
« Surréalistes et rebelles »

Toutes les séances se tiendront à l’INHA, Salle Giorgio Vasari.

Journée d’étude 5
Jean-Christophe Averty-22 Novembre 2014.

(en sa présence)
Organisée par Caroline Barbier de Reulle, Henri Béhar et Françoise Py
Matinée : 10h00 – 12h30 Accueil et première partie des communications
1. François Jost : Cinq raisons d’aimer Averty
2. Jacques Besson : Étude de différentes thématiques présentes dans l’œuvre de J.-C. Averty illustrées par le documentaire Si Averty c’est moi, avertissez-moi !
3. Bernard Papin : À partir des Raisins verts
Déjeuner au restaurant de l’INHA (dans la galerie Colbert)
Après-midi : 14h-19h suite des communications, conclusions.
4. François Naudin : Du bois dont on fait les flèches
5. Jill Gasparina : Figures de l’ubiquité chez J.-C. Averty
6.  Henri Béhar : Marcel Duchamp s’invite chez Jarry dans Le Surmâle de J.-C. Averty
Pause café
7.
Sandra Lischi : Entre télé et art vidéo : quelques notes d’imagination électronique
8. Caroline Barbier de Reulle : L’Autoportrait mou de Salvador Dalí
9.
Anne Legrand : La passion du jazz pour une télévision d’avant-garde
Les interventions, d’une durée maximum de 30 min, seront accompagnées d’extraits de l’œuvre de J.-C. Averty.

Journée d’étude 6 — 24 Janvier 2015.
Les surréalistes roumains, des rebelles ?

Organisée par Françoise Py, Gabriel Saad et Maryse Vassevière.

Matin, 10h 30-12h30 :
Florin Oprescu : Gherasim Luca : cubomanies, graphomanies, bégaiements et autres résurrections surréalistes.
Charlène Clonts : Ghérasim Luca : sortir de la pensée circulaire :  l’expérimentation hégélienne

Après-midi : 14h-15h45
Petre Raileanu : Perahim, surréaliste sans affiliation
Rose-Hélène Iché : Victor Brauner et Jacques Hérold à l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale
— 16h-18h15 : Film de Fabrice Maze sur Jacques Hérold (édition Seven Doc, collection Phares)
— Présentation par Rose Hélène Iché
— projection du film (1h50)
— débat avec Rose-Hélène Iché et Françoise Py


Journée d’étude 7
Surréalistes et rebelles. 7 Mars 2015.
Organisée par Gabriel Saad et Maryse Vassevière

 — Matin :
10h30-12h30

Mickaël Mesierz : Un rebelle discret : Julien Gracq, entre indépendance et fidélité
Gabriel Saad : Alejo Carpentier, rebelle du surréalisme ?

— Après-midi :
14h-15h45
Bruno Duval : Robert Crégut : le plein des sens
Stéphane Massonet : Roger Caillois, le masque de Lautréamont

— 16h-l8h30
Projection du film de Fabrice Maze sur Wifredo Lam « Au carrefour des mondes » (1902-1946) », 87’.
Présentation du film par le réalisateur. Débat avec le réalisateur et Françoise Py.

Journée d’étude 8
Les surréalistes et les rebelles.  Samedi 30 Mai 2015

Organisée par Henri Béhar et Françoise Py
Matin  10h30 -12h30
Sébastien Galland : Breton contre Breton
Martine Créac’h : Yves Bonnefoy et les surréalistes

Après-midi  14h – 18h
Maryse Vassevière : Aragon rebelle ?
Daniel Bougnoux : autour d’Aragon
Philippe Ivernel : Walter Benjamin et sa relation à Aragon et au surréalisme
Fabrice Pascaud : André Breton et l’occultisme : histoire d’un malentendu.

 

 


INHA, Galerie Colbert, 2 rue Vivienne, 6 rue des Petits Champs, 75002 Paris.

Métro : Bourse, Pyramides, Palais Royal.
Accueil des participants et du public dès 10h15.