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Simon Hantaï. Ce qui est arrivé par la peinture. Textes et entretiens…

Simon Hantaï. Ce qui est arrivé par la peinture. Textes et entretiens, 1953-2006, édition établie et présentée par Jérôme Duwa (L’Atelier contemporain/ Archives Simon Hantaï 2022)

par Elza Adamowicz

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« La peinture existe parce que j’ai besoin de peindre. Mais cela ne peut suffire. Il y a une interrogation sur le geste qui s’impose. » Ces propos de l’artiste Simon Hantaï (1922-2008) révèlent l’importance chez le peintre non seulement de la peinture comme pratique mais aussi d’une réflexion sur la peinture, importance qui trouve un large écho dans le choix de documents rassemblés par Jérôme Duwa, Simon Hantaï. Ce qui est arrivé par la peinture. Né en Hongrie en 1922, Hantaï étudie à l’Académie des Beaux-Arts de Budapest ; en 1948 il quitte le pays devenu communiste, pour s’installer en France, d’abord à Paris puis à partir de 1965 dans le village de Meun. Il fréquente peintres (dont ses compagnons artistes à la Cité des Fleurs Michel Parmentier et Daniel Burren), philosophes (Georges Didier-Hubermann, Gilles Deleuze…), écrivains (Henri Michaux, Jean Schuster…) ainsi que les membres du groupe surréaliste (en collaborateur d’abord, en adversaire ensuite). Figure majeure de l’abstraction d’après-guerre, il inspire de nombreuses études (Anne Baldassari, Molly Warnock parmi d’autres) et expositions, dont une rétrospective au Centre Pompidou (2013) et une exposition qui ouvre en ce mois de mai à la Fondation Vuitton à Paris.

Publié par l’Atelier contemporain et les Archives Simon Hantaï, l’ouvrage est un recueil de textes (dont des inédits) et entretiens (1953-2006), sélectionnés et présentés par Jérôme Duwa. Parmi eux, des textes de Hantaï lui-même, proposant à la fois un récit de sa pratique artistique et une réflexion sur la peinture ; des entretiens (avec Georges Charbonnier, Jean Daive parmi d’autres) ; le script de films documentaires sur le peintre (par Jean-Michel Meurice 2013 ou Pierre Desfons de 1981). Cette riche documentation nous permet de suivre le fil de son interrogation sur l’esthétique, élaborée au plus près de sa création picturale, et ses prises de position, souvent polémiques. Ajoutez à cela un cahier iconographique de reproductions en couleurs de ses tableaux, de nombreuses photos (notamment d’Edouard Boubat) montrant Hantaï dans son atelier ; et une série de photogrammes extraits du film de Desfons où Hantaï semble danser avec ses immenses toiles de la série Tabulas (9 x 15 m) dans l’entrepôt Lainé de Bordeaux (pp.174-5). Le résultat : une publication riche en documents qui rendent vivants les tableaux et les réflexions du peintre, ainsi que les analyses d’historiens d’art ou de philosophes.

L’intérêt de l’ouvrage ne s’arrête pas là, toutefois. Jérôme Duwa, connu pour ses recherches sur le surréalisme d’après 1945, notamment sur Jean Schuster (Les Batailles de Jean Schuster. Défense et illustration du surréalisme (1947-1969), 2015), présente les textes en les situant dans leur contexte artistique et politique, par rapport non seulement aux grandes polémiques de l’avant-garde sur l’abstraction, mais aussi à l’invasion de la Hongrie par les troupes soivétiques en 1956 ou à la guerre d’Algérie. Il nous donne ainsi des clés pour la lecture des textes et entretiens, sans toutefois les écraser sous un savoir trop pesant, tout en y ajoutant la sensibilité de quelqu’un qui a connu le peintre et a pu ainsi suivre de près ses travaux. Particulièrement perceptives, à mon sens : l’analyse de la notion du « don » à l’occasion des notes-gloses du peintre accompagnant sa donation de tableaux au MAMVP (pp.179-81) ; ainsi que la discussion de ses rapports avec le surréalisme.

En effet, avant même de rejoindre les surréalistes, Hantaï montre des affinités avec le mouvement : il pratique le grattage, le collage, l’assemblage, il peint des formes biomorphes et des êtres hybrides, il privilégie les thèmes de l’érotisme ou de l’abject. En décembre 1952 Hantaï dépose anonymement devant la porte de Breton rue Fontaine une toile intitulée Regarde dans mes yeux. Je te cherche. Ne me chasse pas, comme un message personnel adressé au poète. Un mois plus tard celui-ci offrira au peintre sa première exposition personnelle parisienne dans la nouvelle galerie A L’Etoile Scellée dont il est le directeur. Le texte enthousiaste de Breton, imprimé sur le recto de l’invitation à l’exposition, à résonances rimbaldiennes (« Une fois de plus, comme peut-être tous les dix ans, un grand départ »), s’approprie le peintre pour le surréalisme. Les tableaux de Hantaï, tout comme ceux de Jean Degottex, René Duvillier ou sa compatriote Judit Reigl, exposés à l’Etoile Scellée, renouvellent la pratique de l’automatisme grâce à une liberté gestuelle qui donne une nouvelle impulsion au surréallisme.

Entre 1952 et 1955 Hantaï participe aux activités surréalistes, à ses jeux (« Ouvrez-vous ? ») et débats, ses réunions et ses expositions. Il contribue à la revue Médium (dirigée par Jean Schuster) où il est chargé de l’illustration du premier numéro (novembre 1953). Par ailleurs il rédige avec Schuster un essai, « Une démolition au platane » (Médium 4, 1955), où les auteurs défendent l’automatisme comme principe central du surréalisme tout en renouvelant le débat autour de l’automatisme et l’abstraction. Au-delà du surréalisme, Schuster et Hantaï s’engagent aussi dans les débats de l’époque sur l’art et l’idéologie, où s’affrontent dans des polémiques parfois virulentes : défenseurs de l’abstraction contre la figuration (« la fixation en tromple-l’œil des images du rêve ») ; tenants de l’abstraction « lyrique » contre ceux de l’abstraction « géométrique ». Artistes et écrivains cherchent ainsi à se positionner dans des terrains souvent minés, entre réalisme socialiste et expressionisme abstrait.

La réception de « Démolition… » sera largement hostile, éclipsée il faut bien le dire par l’essai de Breton publié dans le même numéro, « Du surréalisme en ses œuvres vives »,. Par la suite Hantaï prendra ses distances avec le mouvement : d’abord à l’occasion d’une exposition conçue par Charles Estienne (Alice in Wonderland) qui boude la peinture de Jackson Pollock ; ensuite par sa collaboration avec Georges Mathieu, peintre catholique et royaliste, avec qui il conçoit en 1957 l’exposition Cérémonies commémoratives de la deuxième condamnation de Siger de Brabant (qui donnera lieu au tract surréaliste violemment anti-catholique Coup de Semonce). Les « Notes confusionnelles… » de 1958 marqueront la rupture définitive du peintre avec le surréalisme.

S’étant libéré des contraintes imposées par la bande de l’entourage de Breton, Hantaï se tourne vers une peinture plus objective, et dans ce but il développe à partir de 1960 une technique particulière qu’il nomme « le pliage comme méthode ». Sa peinture se situe désormais entre deux extrêmes de l’art contemporain – « Il y a Matisse, il y a Pollock » déclare-t-il (cité par Baldassari) : entre les papiers découpés et les grands dessins à l’encre de Chine du premier, d’une part, et « l’espace décentré » et l’aléatoire du second ; entre le passage de l’espace vertical du chevalet à l’espace horizontal du plancher. Ajoutons l’influence de Cézanne, dont les toiles comportent des espaces « troués », ces blancs entre les couleurs, que Hantaï expérimentera grâce à sa technique du pliage, où la toile est froissée, pliée, aplatie, la surface peinte puis dépliée pour révéler les blancs dans les creux des plis. « Quand je plie, je suis objectif et cela permet de me perdre », affirme le peintre. En effet, grâce au pliage il établit un rapport nouveau avec la toile, qui n’est plus conçue comme un écran de projection (« Plus de miroir, de composition, de contrôle, de corrections, de positions »), mais comme une « poche d’accouchement » où l’absence d’investissement subjectif (« ne pas être propriétaire » du tableau) fait place aux surprises de l’aléatoire, de l’inattendu

L’ouvrage de Duwa réussit a rendre vivants procédés techniques, prises de position et polémiques chez le peintre, les situant dans un cadre qui comprend le surréalisme tout en le dépassant largement. Il nous offre un guide incontournable pour la visite de la rétrospective du centenaire de la naissance de l’artiste (commissaire Anne Baldassari) réunissant plus de 130 œuvres à la Fondation Vuitton du 18 mai au 29 août.

Elza Adamowicz
29.4.2022

Fernando Arrabal, du Transcendant Corps des Satrapes du Collège de ‘Pataphysique

Fernando Arrabal,
du Transcendant Corps des Satrapes
du Collège de ‘Pataphysique

Contribution de François Naudin, R.,

à la fête arrabalesque du 12 mars 2022 de la Halle-Saint-Pierre (Paris)

Votre Transcendance,
Mesdames,
Messieux,

Fernando Arrabal, à qui l’on fait sa fête ici et aujourd’hui, est titulaire d’une gloire parmi les plus spécieuses et rares au monde, gloire dont il peut se montrer particulièrement fier : il est investi, par le Collège de ‘Pataphysique, de la digité de Transcendant Satrape.

Nombreux parmi vous les dames et messieux qui n’ont du Collège que des notions partielles, éparses et souvent erronées. Les organisateurs des Arrabalesques ont souhaité qu’un membre du Collège apporte trois sept éclaircissements sur l’institution, en particulier sur le rôle dévolu à Sa Transcendance Fernando Arrabal. C’est à moi que fut confié ce soin, en ma qualité de Régent de Métaphrasie Angélique & Théorique.

Le Collège de ‘Pataphysique est une société savante. Elle fut fondée en 1948 par un certain nombre de philosophes, de chercheurs, de zigotos, d’animaux (notamment un crocodile femelle du lac Victoria et une tortue) et même de jojotes inspirés par Alfred Jarry. Par la suite, ce petit groupe sera connu des membres du Collège sous l’appellation de Satrapes de Fondation. Lorsque régnaient les Acheménides – Cyrus, Darius, Xercès, Artaxerxès et autres numéros – les satrapes étaient gouverneurs administrateurs de provinces et y prélevaient les impôts. Si leur renommée nous est parvenue, c’est à cause de leurs fastes, leurs frasques et leurs excès, de pouvoir notamment.

Antonin Artaud, Epicure, Raymond Roussel, François Rabelais, Bonaventure des Perriers, René Daumal, Lucrèce, Dietrich Grabbe, Julien Torma et maints autres ‘Patacesseurs ont été invoqués pour infuser au Collège l’esprit d’impavidité nécessaire à sa mission d’absolue inutilité publique.

Chacun comprend que dans de pareilles conditions, le Collège de ‘Pataphysique était lancé sur une trajectoire subrepticement triomphale. Le recrutement par cooptation de dames, de drôles de pistolets, d’institutions (la IV République), de personnalités exceptionnelles (le Khan des Tartares Ouïghours, le président du Syndicat libre des Sociétés Anonymes de vidange), de bêtes (Ergé, la chienne de Jacques Prévert) a étoffé le Transcendant Corps des Satrapes et plus généralement, par paiement de la phynance, le nombre des membres du Collège. Satrapes et membres de rangs inférieurs ont pour unique projet d’inventorier et collationner, reconnaître et détailler, manifester et théoriser la ‘Pataphysique.

Celle-ci se définit comme suit :

La ‘Pataphysique est la science des solutions imaginaires qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité.

Plus simplement et couramment,
La ‘Pataphysique est la science des solutions imaginaires ;
ou, plus compendieusement encore :
La ‘Pataphysique est La Science, avec une capitale à chacun des deux derniers mots.

L’inénarrable ambition du Collège consiste donc à administrer La Science, celle des solutions imaginaires, aux deux sens du verbe : administrer une municipalité ou les derniers sacrements. Une charpente robuste est indispensable à pareille entreprise. Le Collège a pour Curateur Inamovible le Docteur Faustroll. L’immanence de la Suprème Curatelle est matérialisée en ce bas monde par les Vices Curateurs. Depuis la fondation, se sont succédés à cette charge Leurs Magnificences Irénée-Louis Sandomir, Jean baron Mollet, Opach, la dame crocodile Lutembi, ces deux derniers Satrape et Satrapesse de Fondation. C’est de nos jours à Sa Magnificence Tanya Peixoto que revient la tâche d’assumer la Vice-Curatelle. Qu’Elle trouve ici l’expression de ma profonde révérence.

Immédiatement subséquent à Sa Magnificence la Vice-Curatrice vient le Transcendant Corps des Satrapes. Vous connaissez une bonne portion de ces illustres personnages : Jacques Prévert, Raymond Queneau, Eugène Ionesco, Marcel Duchamp, Max Ernst, Benoît Mandelbrot, trois cinquièmes des frères Marx, Paul-Emile Victor, Boris Vian et quantité d’autres. L’éminence de ces personnalités leur vaut de n’exercer aucune charge au sein du Collège. Ils propagent les vertus de la science des solutions imaginaires par leur rayonnement irradiant, par leur prestige panaché, par leur ascendant transcendant. Le Corps des Satrapes est indépendant des instances administratives du Collège : Auditeurs, Correspondants, Emphytéotes, Dataires, Régents et Provéditeurs qui font le boulot.

Pétitionnons le principe en demandant s’il est besoin de souligner combien le TS Arrabal emplit, jusqu’à en excéder le comble, son rôle au sein du Collège. Il fut même désigné par le Conventicule Quaternaire comme Unique Electeur, honneur ineffable, chargé d’élire SM Tanya Peixoto pour succéder à feue SM Lutembi.

Quelques mots d’Arrabal sur la ‘Pataphysique :

« Je ne crois pas que la ’Pataphysique n’ait pas de sens. Ou qu’elle soit hermétique. Nous-mêmes, la petite demi-douzaine de satrapes en vie, en donnons un à nos œuvres. Ou nous nous arrangeons pour qu’elles en acquièrent un. De préférence confus comme l’existence. Pour effectuer ce que le docteur Sandomir connaît sous le nom de « bon bond ».

« La ’Pataphysique, je l’accueille comme un éternel présent. Comme un perpétuel cadeau. Comme le pain (et le cirque) quotidien. Mais je pèche peut-être par optimisme. Est-elle inébranlable dans le changement sans fin ? « 

Le TS Arrabal se montre très actif au sein du Collège, alors que rien ne l’y contraint. Il écrit dans les publications, notamment la revue trimestrielle Viridis Candela, et ses annexes et connexes suppléments et compléments. Il est souvent présent aux fgh’cérémonies et aux manifestations. Le plus important, le plus précieux en outre, est l’amitié qui l’unit à un grand nombre de membres du Collège.

Gloire à Faustroll notre Curateur !

Nadja – Comparaison des éditions Nadja 1928/1963

Comparaison des éditions Nadja 1928/1963

Les lecteurs et les critiques se sont interrogés sur les raisons qui ont poussé André Breton à modifier le texte et même les illustrations de son volume consacré à celle qui se faisait appeler Nadja, parce que c’est « le commencement du mot espérance ». Parmi les diverses études des transformations, on a retenu celle de Claude Martin, « Nadja et le mieux-dire », Revue d’Histoire littéraire de la France, mars-avril 1972, 72 Année, n° 2, p. 274-286, notamment pour les variantes textuelles, et celle de Jean Arrouye, « La photographie dans Nadja », Mélusine, n° IV, 1982, p. 121-153, pour les illustrations. Elles sont toutes deux accessibles sur Internet, de sorte qu’on se dispense de les reproduire ici (ce qui n’exclut pas des observations fort inspirantes et justifiées).

Or, depuis cinquante ou même quarante ans, nos outils numériques ont fait des progrès considérables, de telle sorte que tout le monde dispose, avec son traitement de texte usuel, de la possibilité de comparer automatiquement et sans intervention subjective deux états d’un même texte. Il est évident que, pour un volume, il vaut mieux recourir à un outil mieux adapté à son objet.

C’est pourquoi j’ai suggéré à Lila Marchant, agrégée de l’université, doctorante à l’ENS de Lyon, de procéder à la confrontation de l’édition originale de Nadja (1928) avec celle qui est désormais entre toutes les mains (1963), à l’aide du logiciel MEDITE, produit par le laboratoire OBVIL de l’université Paris IV : MEDITE | OBVIL (sorbonne-universite.fr)

On verra ci-après ce que cela donne, pour le texte uniquement, saisi numériquement et soigneusement révisé, sans aucune intervention de quiconque.

À chacun de se faire son opinion sur la nécessité et la valeur des modifications voulues par André Breton. Toutefois, il me semble que certaines variations typographiques ont été introduites par le service de composition de l’éditeur, sans intervention de l’auteur. Ne serait-ce que pour les capitales accentuées, adoptées par ledit service après la Seconde Guerre mondiale. En tout état de cause, l’auteur les a acceptées en donnant son Bon à tirer !

Cependant, le travail ne devrait pas s’arrêter là, et le lecteur curieux pourrait, s’il le souhaite, confronter à son tour les deux versions imprimées de 1928 et de 1963 avec les jeux d’épreuves conservées par l’auteur, disponibles sur le site André Breton (cela vaut aussi pour les illustrations). Mieux, il peut s’offrir le loisir de confronter ces différents états au manuscrit original, détenu par la BnF, et désormais disponible en fac-similé aux éditions de la rue Gallimard !

Le site Mélusine se fera un plaisir d’insérer ici-même, en bonne place, les travaux proposés par nos lecteurs.

Henri Béhar

[Télécharger le comparatif des versions de 1928 et 1963 de Nadja]

Les surréalistes et la Guerre d’Algérie par M. Carassou

Les surréalistes et la Guerre d’Algérie : de la défense de Messali Hadj au Manifeste des 121

 

par Michel Carassou

[Télécharger l’article illustré en PDF]

Consulter également l’article d’Henri Béhar : « Le droit à l’insoumission. Le surréalisme et la guerre d’Algérie » 

L’entrée en politique des surréalistes résulte d’une prise de conscience du fait colonial. Leur mouvement était né officiellement en octobre 1924 avec la publication du Manifeste du surréalisme d’André Breton. Au cours de l’été 1925, la guerrehttps://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_du_Rif menée par la France au Maroc contre les Riffains d’Abd El-Krim suscite de profonds remous dans les milieux intellectuels, et spécialement chez les surréalistes. « L’activité surréaliste en présence de ce fait brutal, révoltant, impensable va être amenée à s’interroger sur ses ressources propres, à en déterminer les limites ; elle va forcer à adopter une attitude précise, extérieure à elle-même, continuer à faire face à ce qui excède ces limites », écrira Breton dans Qu’est-ce que le surréalisme1 ? Prenant le parti des révoltés, les surréalistes se rapprochent de ceux qui, en France, les soutiennent : les communistes. Ils signent l’appel d’Henri Barbusse aux travailleurs intellectuels : « Oui ou non, condamnez-vous la guerre2 ? » et ce rapprochement est concrétisé dans le manifeste La Révolution d’abord et toujours3.

À partir de cette prise de position, l’anticolonialisme va constituer une motivation permanente et essentielle dans les engagements politiques du groupe surréaliste durant ses quarante-cinq années d’existence. Dans leurs prises de position, l’Algérie occupe une bonne place : dans l’entre-deux-guerres, en raison de la présence en France des nombreux travailleurs émigrés d’origine algérienne ; après guerre, du fait de la montée des nationalismes, puis des événements d’Algérie, requalifiés ensuite en guerre d’indépendance.

Contre l’exposition coloniale

Jusqu’au début des années 1930, les surréalistes s’alignent sur la position du Parti communiste, lequel applique les directives du Komintern concernant la lutte contre l’impérialisme pour définir une politique anticoloniale. Avec lui, en 1930, ils soutiennent les Vietnamiens qui se soulèvent à Yen Bay ; l’année suivante, ils s’élèvent contre l’exposition coloniale. À l’image de la population dans sa grande masse, tous les autres partis lui sont favorables, voire enthousiastes, y compris les socialistes, à l’exception notable de Léon Blum4. Début mai, à la veille de l’inauguration, les surréalistes prennent l’initiative de diffuser un tract, Ne visitez pas l’Exposition coloniale5) : ils y stigmatisent « le brigandage colonial, le travail forcé ou libre, la complicité de la bourgeoisie tout entière dans la naissance d’un concept–escroquerie : la Grande France ». Se réclamant de Lénine qui avait reconnu dans les peuples coloniaux les alliés du prolétariat mondial, ils exigent l’« évacuation immédiate des colonies » et la mise en accusation des « responsables des massacres ». La revue Le Surréalisme au service de la révolution, l’organe du groupe, participe à la campagne anticoloniale avec des articles particulièrement virulents. Ainsi René Crevel s’en prend-il au maréchal Lyautey, commissaire général de l’Exposition : « La main dans la main. C’est du joli, vieillard obscène. Et maintenant que vous n’avez pas le Maroc, l’Exposition coloniale où puiser la satisfaction de désirs que vous croyez ceux d’un grand capitaine romain, de quelle pissotière officielle la 3 République va-t-elle vous faire cadeau6 ? » Dans le même temps, quelques membres du groupe surréaliste : Aragon, Éluard, Tanguy, Thirion, organisent une contre exposition, près des Buttes-Chaumont, La Vérité sur les colonies, dont Le Surréalisme au service de la révolution publia deux photos7. Selon la police, cet événement aurait attiré 5 000 visiteurs en huit mois : résultat dérisoire, comparé aux 8 millions de visiteurs à l’exposition de Vincennes8, et qui traduit bien le caractère très minoritaire de cette opposition au colonialisme.

L a Vérité sur les colonies

Dés cette époque, cependant, l’anticolonialisme des surréalistes ne se réduit pas à un alignement sur les positions communistes. Ils se posent en détracteurs de l’Occident et en défenseurs des peuples opprimés. Bien plus qu’un « prolétaire exotique », le colonisé représente pour eux celui qui détient des savoirs et des pouvoirs que la civilisation occidentale n’a pas encore totalement abolis et qu’il convient de préserver.

En outre, dès le milieu des années 1930, les surréalistes se montrent plus conséquents que les communistes dans leurs prises de position anticolonialistes. Le Komintern se désengage alors du terrain des luttes anti-coloniales, car il y voit un risque d’affaiblissement pour des pays opposés aux fascismes. En France, cette nouvelle orientation se traduit dans la distance que prennent les communistes vis-à-vis du mouvement nationaliste algérien qui s’est créé au sein de la population de travailleurs immigrés. L’Étoile nord-africaine, association fondée en 1926 par des syndicalistes d’origine kabyle, était devenue un mouvement puissant en France et en Algérie. Dissoute une première fois en 1929, elle s’est reconstituée sous la direction de son leader charismatique, le Tlemcénien Messali Hadj.

Lors des grèves du Front populaire, en 1936, l’Étoile nord-africaine se solidarise avec les ouvriers français, mais, craignant que, de l’autre côté de la Méditerranée, elle fasse concurrence au Parti communiste algérien, composé surtout de colons, le Parti communiste français obtient du gouvernement de Front populaire de Léon Blum qu’il l’interdise. Les surréalistes prennent la défense de l’Étoile et de Messali Hadj, rejoignant divers groupes révolutionnaires (trotskistes, anarchistes…) dans un rassemblement anticolonialiste qui préfigure celui qui se formera dans les années d’après-guerre9.

Avec Messali Hadj

Durant la guerre, sur la route de son exil américain, André Breton est personnellement confronté au fait colonial lors d’une escale forcée à la Martinique. Aimé Césaire lui fait comprendre les insidieuses pratiques coloniales en vigueur sur l’île. La revendication anticoloniale du poète martiniquais lui semble « la plus fondée du monde10 ». Puis en 1945, c’est Haïti où l’arrivée de Breton contribue à chasser le dictateur Lescot11. La négritude césairienne comme l’indigénisme des intellectuels haïtiens renforce Breton dans l’idée que ces descendants de l’Afrique qui s’opposent à l’acculturation occidentale sont des modèles de résistance.

Au lendemain de la guerre, prenant conscience que, sous l’apparence du changement, dans la politique coloniale comme dans d’autres domaines, la reconstruction est marquée par la restauration de l’ordre ancien, Breton et les surréalistes rejoignent naturellement le combat anticolonialiste qu’ils ne dissocient plus de la lutte contre le stalinisme. Une de leurs premières interventions publiques est en mai 1947 un tract contre la guerre d’Indochine, Liberté est un mot vietnamien dont le texte est publié dans Le Libertaire12. La collaboration des surréalistes avec les anarchistes va s’amplifier les années suivantes.

Contre la guerre d’Algérie, un tract signé par l’ensemble des surréalistes et daté du 26 janvier 1956, Cote d’alerte13, dénonce le massacre des populations d’Afrique du Nord. La première prise de parole de Breton sur ce sujet a lieu le 20 avril 1956, Salle des Horticulteurs, lors d’un meeting du Comité d’action des intellectuels français contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord (organisation qui réunit des personnalités de gauche et d’extrême gauche d’obédiences diverses). Son intervention, « Pour la défense de la liberté14 », ne se limite pas au combat anticolonial mais, sur ce thème, il fait amplement référence au Discours sur le colonialisme de Césaire. André Breton dénonce la « honte » de l’arrestation de Claude Bourdet, directeur de France-Observateur, comme celle de militants d’extrême-gauche qui s’étaient élevés contre les pouvoirs spéciaux conférés à l’armée ; il condamne aussi la saisie des journaux La Vérité et Le Libertaire, ainsi que la perquisition chez l’historien Henri-Irénée Marrou, lequel, dans un article du Monde, s’était élevé contre l’usage de la torture.

Avant cela, André Breton militait au sein du Comité pour la libération de Messali Hadj créé en 1952 au lendemain de la déportation en France du leader nationaliste et de son placement en résidence forcée. Messali Hadj, qui fonde le MNA (Mouvement national algérien) en 1954, au lendemain du déclenchement de l’insurrection, n’est pas seulement en butte à l’hostilité des autorités françaises, mais aussi à celle du FLN, Front de Libération nationale algérien, qui ne recule pas devant la violence pour le supplanter. Alors que le FLN trouve un soutien en France de la part d’intellectuels comme Jean-Paul Sartre et Francis Jeanson, Messali Hadj est défendu par l’extrême gauche anarchiste ou trotskiste.

Après Niort, les Sables d’Olonnes et Angoulême, Messali est envoyé en résidence surveillée à Belle-Île-en-mer ; un compagnon de route des surréalistes et membre du Comité, Pierre de Massot, réussit à lui rendre visite en juillet 1956. Il fait le récit de cette rencontre dans « Le prisonnier de la mer » Messali Hadj à Belle-Île-en-mer article publié dans la revue Le Surréalisme, même15 avec deux photos du leader algérien. De part et d’autre de l’une d’elle, figure cette formule, « Honneur à Messali Hadj », formule que l’on retrouve dans un texte inédit de Breton de la même époque16.

En janvier 1957, André Breton et Benjamin Péret sont appelés à comparaître comme témoins, au Tribunal de première instance du département de la Seine, dans une affaire mettant en cause deux membres du MNA. Refusant d’aborder le détail des faits incriminés, Breton donne à son intervention la portée d’un manifeste de soutien qui met en cause le colonialisme : « Je sais de Mohammed Maroc qu’il est délégué à la propagande du Mouvement national algérien et qu’à ce titre il a toujours revendiqué hautement sa responsabilité. Mohammed Maroc, quoique mieux placé que d’autres pour le savoir, n’est pas seul à penser que le colonialisme est d’ignorance et d’inculture. Tous ceux qui se sont penchés d’une manière désintéressée et objective sur le fait colonial ont constaté que les conditions d’inégalité faites au colonisateur et au colonisé sont appauvrissantes, dégradantes pour l’un comme pour l’autre17… »

En octobre 1957, après l’assassinat par le FLN de cinq dirigeants de l’USTA (Union Syndicale des Travailleurs Algériens, d’obédience messaliste), un texte de protestation « contre ces méthodes dignes de la Guépéou18 » rassemble les signatures de personnalités syndicales, politiques et intellectuelles, dont celles de deux surréalistes Breton et Péret, aux côtés de Pierre de Massot, Daniel Guérin, Pierre Lambert, Auguste Lecœur, Clara Malraux, Marceau Pivert, Laurent Schwartz… tandis qu’Albert Camus exprime la même position dans La Révolution prolétarienne19. Le PCF et la CGT avaient refusé de condamner les meurtriers des syndicalistes. Les surréalistes s’intègrent alors à une gauche révolutionnaire et anticolonialiste qui se définit comme antistalinienne autant que comme anticapitaliste, composée des mêmes groupes, parfois des mêmes personnes, qu’à la fin des années 1930.

Le Manifeste des 121

Cependant, du fait de la lutte féroce entre FLN et MNA, les surréalistes sont empêchés de proposer une vision des colonisés faisant bloc dans leur résistance à l’Occident. Pour eux la légitimité est assurément du côté du MNA en raison de sa base populaire, ouvrière, et de ses positions internationalistes mais, à mesure que s’accroît le poids du FLN, ils ne peuvent ignorer ce mouvement qui incarne l’avenir immédiat de l’Algérie indépendante et ils lui apportent un soutien critique, le combat anticolonial se focalisant alors sur la dénonciation de la torture et des violences de l’armée française pour aboutir au mot d’ordre d’insoumission. Breton est de ceux qui défendent ce mot d’ordre, par exemple dans son discours au Gala du secours aux objecteurs de conscience, à la Mutualité, le 5 décembre 1958, discours dans lequel il parle de la « guerre d’Algérie » – expression encore largement taboue – comme d’une « débauche de crimes.20 ».

La question de l’insoumission est à nouveau posée avec le Manifeste des 121 (qui sont les 121 premiers signataires de la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie). Un texte important par la mobilisation qu’il a suscitée autant que par ses répercussions. Dans la conception et la diffusion de ce Manifeste, les surréalistes ont été particulièrement présents avec, à la manœuvre, non pas André Breton mais Jean Schuster, l’élément le plus actif sur le plan politique au sein du groupe.

Hormis sur le front anticolonial, depuis la fin de la guerre, on doit constater que la politique n’a pas occupée une place importante dans l’activité surréaliste qui reste sur ses positions d’avant-guerre. Elle fait un grand retour avec l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle. À partir de décembre 1956, un Comité des intellectuels français réunit plusieurs surréalistes et d’anciens membres du parti communiste, comme Marguerite Duras, Dionys Mascolo ou Edgar Morin. En juillet 1958, ce comité se dote d’une publication bimensuelle, Le 14 juillet, dirigée par Dionys Mascolo et Jean Schuster21. L’objectif est de dénoncer la dictature larvée de De Gaulle qui a « conquis le pouvoir par surprise, grâce à un odieux chantage, et contre la volonté du peuple22 ». C’est au sein du comité qu’est née l’idée du Manifeste. Grâce aux manuscrits conservés par Dionys Mascolo, ainsi qu’à des notes communiquées par Jean Schuster à José Pierre23, on connaît les circonstances de sa rédaction : entre mai et juillet 1960 plusieurs versions du texte ont été écrites par Schuster et Mascolo ; un autre surréaliste, Gérard Legrand, est aussi intervenu ; la touche finale a été donnée par Maurice Blanchot. Une copie ronéotée a circulé pendant l’été pour récolter des signatures. André Breton, qui n’avait pas été consulté, exprima son mécontentement sur le principe et sur la formulation. Il craignait que ce manifeste ne vînt renforcer la position de Jean-Paul Sartre et Francis Jeanson, soutiens du FLN, au moment justement où s’ouvrait le procès du réseau Jeanson des « porteurs de valises ». Et pour lui, « il ne pouvait y avoir de droit à l’insoumission », car l’insoumission était un devoir. Néanmoins, il finit pas signer et avec lui la plupart des surréalistes, rejoignant ainsi de nombreuses personnalités, des intellectuels, des universitaires, des avocats, des artistes… Lesquels déclaraient (c’est la conclusion du texte) :

  • « Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien. »

  • « Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français. »

  • « La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres. »

Le texte est finalement publié le 6 septembre 1960 dans le journal Vérité-Liberté24. La réaction gouvernementale fut particulièrement vive à l’encontre des signataires, avec des inculpations, des interdictions professionnelles, des révocations de la fonction publique. Le journaliste Robert Barrat, accusé à tort d’être l’instigateur du Manifeste, fut incarcéré pendant 16 jours à la prison de Fresnes. Parmi les surréalistes, celui qui en eut le plus à souffrir fut Jehan Mayoux, inspecteur primaire révoqué, qui ne retrouverait son poste qu’en 1965. Pour sa part, Breton subit divers tracas juridiques et, craignant des actions violentes de groupes favorables à l’Algérie française, il quitta pour quelque temps son appartement parisien.

La plupart des surréalistes avaient donc signé. Le Manifeste des 121 fut pourtant à l’origine de la dernière crise interne que connut le mouvement d’André Breton.

Pour défendre le point de vue surréaliste qu’ils ne retrouvaient pas dans ce manifeste, deux proches du groupe, Louis Janover et Bernard Pecheur, publièrent un texte intitulé « La trahison permanente » dans le numéro unique de Sédition, une revue largement inspirée du surréalisme.

Les deux auteurs critiquaient la position du FLN qui « a réussi, de l’extérieur, à canaliser l’insurrection dans un contexte exclusivement nationaliste, écartant toute revendication révolutionnaire, tant sociale qu’idéologique, de son programme ». Le Manifeste des 121, qui n’aborde pas cette question, ne prend donc pas en compte une aspiration révolutionnaire tangible, et l’on devine l’influence de Jean-Paul Sartre : « Alors que l’instant semblait propice à un réveil de la classe ouvrière sur la base du défaitisme révolutionnaire, Sartre et ses épigones [la frange néo-stalinienne de l’intelligentsia, dirait plus tard Janover] ont replacé la lutte dans un contexte purement nationaliste, avec ses inévitables corollaires : appui à la politique du FLN, limitation des revendications à la paix immédiate25… » L’indépendance risquait donc de se faire au profit d’une faction qui imposerait sa dictature au peuple algérien.

Ce texte agite suffisamment les surréalistes pour qu’ils lui consacrent un dossier en mai 1962 dans La Brèche, la nouvelle revue du groupe26. André Breton a reçu Louis Janover et Jean Schuster pour en discuter, preuve de ses propres hésitations. Il insiste pour que la revue publie l’ensemble des échanges où Janover, s’opposant à Jehan Mayoux, discute sur le fond le Manifeste et défend l’idée d’une autre voie, « celle de l’internationalisme et de la révolution sociale27 ». Dans la déclaration qu’il rédige pour ce dossier, Breton se refuse à condamner la position dissidente (« trotskyste28 ») exprimée dans Sédition. Ne se situe-t-elle pas dans le prolongement du rejet absolu du colonialisme qui remonte aux débuts du surréalisme et s’est poursuivi avec le soutien apporté à Messali Hadj, la libération totale des peuples coloniaux représentant pour ce mouvement un moment essentiel de l’émancipation humaine ?

Dans le dossier de La Brèche, chacun reste sur ses positions, et certains de ces dissidents s’éloignent un peu plus du groupe pour bientôt fonder une nouvelle revue, Front Noir29, avec l’intention de revenir aux principes premiers du surréalisme, en poésie comme en politique. « L’avenir, malgré tout, sera surréaliste30 », proclament-ils dans une lettre collective au groupe surréaliste.

Quant aux surréalistes signataires du Manifeste, après la mort de Breton et avant la dissolution du groupe, c’est vers le Cuba de Fidel Castro qu’ils se tourneront pour retrouver le chemin de la révolution, ou plutôt celui du néo-stalinisme.

Ainsi finit le surréalisme historique, loin de ses convictions initiales. L’affaire ne se limitait pas à une « sédition provinciale31 », comme a pu l’écrire José Pierre. La Guerre d’Algérie et le Manifeste des 121 provoquèrent bien le dernier ébranlement d’importance au sein du groupe surréaliste, prélude à sa disparition.

le 5 février 2022


1. André Breton, Qu’est-ce que le surréalisme ? Bruxelles, René Henriquez, 1934, p. 10.

2. Déclaration publiée dans Clarté, n° 76, 15 juillet 1925 ; reproduite dans José Pierre, Tracts surréalistes et Déclarations collectives, Paris, Losfeld, 1980, tome I, p. 52.

3. Manifeste publié dans La Révolution surréaliste, n° 5, 15 octobre 1925, p. 31 ; reproduit dans José Pierre, Tracts surréalistes et Déclarations collectives, op. cit., tome I, p. 54.

4. Voir la page du Populaire in fine.

5. Ne visitez pas l’Exposition coloniale [mai1931], reproduit dans José Pierre, Tracts surréalistes et Déclarations collectives, op. cit., tome I, pp. 194-195.

6. René Crevel, « Du général au maréchal », Le Surréalisme au service de la révolution, n° 3, décembre 1931, p. 28.

7. « À l’exposition La Vérité sur les colonies 8, avenue Mathurin-Moreau », Le Surréalisme au service de la révolution, n° 4, décembre 1931, hors-texte.

8. Cf. Charles-Robert Ageron, « L’Exposition coloniale de 1931. Mythe républicain ou mythe impérial ? », revue en ligne Études coloniales, http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2006/08/25/2840733.html

9. Cf. Jacques Simon, L’Immigration algérienne en France. Des origines à l’indépendance, Paris, Paris-Méditerranée, 2000 ; Benjamin Stora, Messali Hadj : pionnier du nationalisme algérien, Paris, Hachette, 2004

10. André Breton, Préface à l’édition bilingue du Cahier du retour au pays natal d’Aimé Césaire, première édition dans Fontaine (Alger), n° 35, 1943.

11. Cf. Catherine Marchasson, « Haïti », Dictionnaire André Breton, Paris, Classiques Garnier, 2012, pp. 392-393 ; Gérald Bloncourt et Michael Löwy, Messagers de la tempête. André Breton et la révolution de janvier 1946 en Haïti, Pantin, Le Temps des cerises, 2007.

12. Le Libertaire, 22 mai 1947. Tract reproduit dans José Pierre, Tracts surréalistes et Déclarations collectives, op. cit., tome II, p. 27.

13. Reproduit dans José Pierre, Tracts surréalistes et Déclarations collectives, op. cit., tome II, p. 146.

14. Reproduit dans André Breton, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Pléiade », tome IV, 2008, p. 940. Le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire a été publié la première fois à Paris par Réclame, maison d’édition liée au Parti communiste français, en juin 1950.

15. Pierre de Massot, « Le prisonnier de la mer », Le Surréalisme, même, n° 2, printemps 1957, pp. 159-162.

16. Notes manuscrites d’André Breton, datées du 9 avril 1956 et destinées à son discours du 20 avril 1956 à la Salle des Horticulteurs (cf. note 13). Reproduites sur le site André Breton.

17. Manuscrit des réponses à quatre questions dactylographiées au moment du procès de Mohamed Maroc le 24 janvier 1957,). Reproduit sur le site André Breton, https://cms.andrebreton.fr/fr/person/14507

18. « Appel à l’opinion », La Vérité (journal du Parti communiste internationaliste, trotskiste tendance lambertiste), n° 473, 17 octobre 1957, p. 1.

19. Albert Camus, « Post Scriptum », La Révolution prolétarienne, novembre 1957 ; repris dans Le Libertaire, décembre 1957 sous le titre « Appel d’Albert Camus ».

20. André Breton, « Allocution au” Gala du Secours aux objecteurs de conscience”, Mutualité, 5 décembre 1958 », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Pléiade », tome IV, 2008, p. 974.

21. Le 14 juillet, nos 1 à 3, 14 juillet 1958 au 18 juin 1959 (réimpr. en un volume, Paris, Séguier, 1990).

22. Le 14 juillet, no 1, 14 juillet 1958, p. 1.

23. Fonds Dionys Mascolo, IMEC ; José Pierre, Tracts surréalistes et Déclarations collectives, op. cit., tome II, p. 392.

24. Journal clandestin créé en 1960 par Robert Barrat, Pierre Vidal-Naquet, Paul Thibaud et Jacques Panijel pour divulguer les informations interdites ou censurées sur la guerre d’Algérie.

25. Louis Janover et Bernard Pecheur « La trahison permanente » Sédition, n° 1, daté de juin 1961 mais paru en octobre 1961.

26. « La déclaration des 121,” Séditionet les surréalistes », La Brèche, action surréaliste,

n° 2, mai 1962, pp. 61-72.

27. Id., p. 68.

28. Id., p. 62.

29. Front noir, nos 1 à 7-8, juin 1963 à février 1965. Réimpr. partielle dans Front noir 1963-1967 Surréalisme et socialisme de conseil, textes choisis et présentés par Louis Janover et Maxime Morel , Paris, Non Lieu, 2019.

30. « Lettre ouverte au groupe surréaliste », Front noir, no 1, juin 1963, pp. 3-4.

31. José Pierre, Tracts surréalistes et Déclarations collectives, op. cit., tome II, p. 396..

Oser l’art dans Front Noir

Oser l’art dans Front Noir
par Georges Rubel

[Télécharger l’article de G. Rubel]

Rubel- Dans le secret de la marge.

J’ai rencontré Louis Janover et Front Noir en 1962. J’avais alors dix-sept ans, un âge où l’on prend souvent avec difficulté la mesure exacte de ce à quoi il nous est permis d’accéder. Cependant dès l’abord je ne pouvais qu’être en terrain connu : j’avais assisté déjà à de nombreuses reprises au groupe de discussion sur le socialisme de conseils animé par mon père, Maximilien Rubel.

Mon intérêt pour les mouvements Dada et surréaliste date de ma classe de première littéraire au lycée Lakanal. Nous étions un petit groupe d’élèves passionnés par la littérature, le théâtre et le cinéma, et à la recherche d’un surréalisme introuvable encore dans les manuels scolaires, mais déjà fortement influent, au moins dans le domaine des arts plastiques, qui m’intéressait au premier chef. J’avais évidemment beaucoup à apprendre, à lire, à réfléchir.

C’est la connivence intellectuelle entre Louis et mon père qui me permit d’aborder et d’intégrer en jeune camarade Front Noir, le groupe et la revue qui se réclamaient à la fois du surréalisme et d’une pensée politique tournée vers le mouvement que l’on appelait alors conseilliste.

L’exigence posée dans le premier Manifeste de Breton de lier la pratique artistique à la révolution sociale y était fermement défendue. Elle coïncidait avec la critique d’un mouvement surréaliste – ou déjà postsurréaliste – en passe d’intégration « bourgeoise ». Déjà pratiquant le dessin depuis ma plus tendre enfance, et soucieux d’apprendre une syntaxe picturale négligée désormais aux Beaux-Arts bien qu’indispensable à l’expression, je me méfiai d’un courant moderniste en pleine course erratique et influencé par certaines postures transgressives adoptées par un surréalisme d’après-guerre. Ce mouvement était déjà par certains côtés plus soucieux d’une reconnaissance carriériste que d’expression, et ses options politiques, fussent-elles qualifiées de « révolutionnaires », nous paraissaient très discutables. Nous étions déjà tournés vers le socialisme de conseils alors que certains membres du groupe surréaliste nous semblaient toujours à la recherche d’un parti qui aurait été le véritable héritier du bolchevisme, ce qui nous paraissait aux antipodes de la pensée de Marx.

Front Noir revendiquait une permanence de la révolution surréaliste contre un surréalisme en voie de consécration dans l’histoire officielle dominante. Cette revendication de permanence est toujours la mienne aujourd’hui, avec toutes les nuances que permettent la distance du temps et de l’âge.

Oser l’art dans Front Noir ? Certes, il faut admettre que nous étions totalement à contre-courant des pratiques picturales du moment, qui déjà annonçaient les conceptuels contemporains au détriment de la pratique artisanale des beaux-arts, la disparition du tableau, entre autres duchampismes aujourd’hui cotés en Bourse et répandus en abondances industrielles. Ce n’était pas pour Gaëtan Langlais, Georges Grumann – mon « pseudo » à l’époque –, Manina, Le Maréchal, Monique et Louis Janover, Serge Ründt affaire d’idéologie, car nous n’avions pas à revendiquer une quelconque esthétique d’avant-garde, mais bien plutôt une éthique ; et, sur ce plan, la présence de Le Maréchal fut déterminante, avec celle de son ami Gaëtan Langlais, qui venait comme lui des milieux lettriste et situationniste. Louis et Gaëtan me firent rencontrer l’artiste, peintre, graveur, poète – déjà apprécié par André Breton dès 1957, et figurant en bonne place dans Le Surréalisme et la peinture –, accueilli dans la revue avec des poèmes et les reproductions en noir et blanc de quelques œuvres peintes et gravées absolument fascinantes. Louis m’avait présenté à Le Maréchal comme « un jeune homme très désireux d’apprendre », et il ne croyait pas si bien dire. L’apprentissage technique que le maître (comme selon la rhétorique en usage dans les bodega du passé !) me dispensa fut en vérité aussi déterminant que son aspect existentiel, qui revêtit pour moi une importance considérable : j’avais rencontré le poète, celui chez qui l’œuvre et la vie sont indissolublement liés, l’éthicien de la vie peu soucieux des catégories historico-esthético-avant-gardistes ou non que certains spécialistes eussent été tentés de lui imposer.

Mes premières fascinations pour l’exercice de la gravure, je les dois à Le Maréchal qui, pendant la majeure partie du temps qu’il me consacra, s’était remis à la gravure. Mon itinéraire après Mai 68, et après l’épisode de Front Noir jusqu’à aujourd’hui, est celui d’un graveur. Dans certaines expositions de groupe des années 1970 à 1980, rassemblant les jeunes artistes qui œuvraient souvent en ma compagnie, figurait parfois Le Maréchal. Ce dernier ne s’accommodait d’aucune de ces opportunités d’exposer autrement que par l’amitié qu’il portait à certains d’entre nous ; j’en noterai surtout une, mémorable : Stratégie de l’ombre, exposition organisée dans les années 1980 à Douarnenez par Roland Sénéca, et préfacée par Claude Louis-Combet.

Par la suite, et pour quelques-uns – dont Le Maréchal et moi-même – à leur corps défendant, Michel Random rassembla ce groupe informel sous l’étiquette des Visionnaires. Michèle Broutta, galeriste et éditrice, consacra à notre équipe plusieurs très belles expositions – personnelles pour certains d’entre nous, dont Le Maréchal – reprenant à son compte cette incertaine catégorie de l’histoire de l’art. En réalité Le Maréchal pas plus que moi-même ne se retrouvaient dans cette catégorie inaugurée par Michel Random. Mais cependant ce dernier fut l’un des premiers auteurs à consacrer un ouvrage au Grand Jeu qui, on le sait, n’avait pas ménagé Breton et l’avant-garde surréaliste autoproclamée ; et cela illustre bien l’attitude qui était à l’époque la nôtre : la méfiance envers les avant-gardes, qu’elles se situassent en terrain politique ou esthétique, ou confondant ces deux notions ; et en ce sens cette position – au demeurant non revendiquée par la plupart des intéressés – est proche de celle de Front Noir. Seuls à cette époque Le Maréchal et moi-même avions connaissance des idées défendues dans la revue qui circulait dans les milieux artistiques dominés par l’influence du groupe surréaliste.

Mais j’y insiste encore une fois : par l’exigence – existentielle, éthique – des artistes venus librement dans Front Noir – et, au-delà, au cœur d’un environnement artistique diversement contrasté – l’espérance d’un monde transformé, d’une vie changée, est toujours restée bien vivace au cœur de notre pratique des arts.

En admettant que la posture du poète, du créateur plasticien soit aujourd’hui devenue une gageure face au débordement inconsidéré sur le marché de la culture des mots et des images, le propos majeur reste le même : encore et toujours… osons !

Georges Rubel
novembre 2021

Henri BÉHAR : Potlatch, André Breton ou la cérémonie du don (du lérot, 2020)

Henri BÉHAR : Potlatch, André Breton ou la cérémonie du don (éd. du lérot, 2020)

par Pierre Taminiaux

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Henri Béhar est Professeur émérite de l’Université de Paris III-Sorbonne nouvelle. Il est reconnu comme une autorité dans le domaine des études sur le surréalisme et l’avant-garde de la première moitié du XXᵉ siècle en France. Son ouvrage le plus récent, Potlatch, André Breton ou la cérémonie du don constitue à cet égard un accomplissement majeur dans le domaine des études surréalistes. Il est le fruit d’un ensemble étendu et méticuleux de données et de documents relatifs aux nombreuses dédicaces qu’André Breton a adressées à ses collègues écrivains ainsi qu’aux artistes durant toute sa vie.

Ces dédicaces sont mêlées aux dédicaces tout aussi nombreuses que des écrivains et artistes ont adressées à Breton. C’est ce qui explique le terme de ‘Potlatch’, inclus dans cet ouvrage, puisque le Potlatch a été défini à l’origine par les anthropologues comme un système d’échanges (de dons et de contre-dons) qui caractérise diverses sociétés tribales et indigènes.

Toute dédicace est le signe d’une relation étroite entre son auteur et son destinataire. On peut dès lors observer dans ce livre que Breton était lié à un réseau très étendu d’artistes et d’écrivains à travers le monde. Ces dédicaces démontrent en ce sens la nature internationale du mouvement surréaliste. Ainsi. Breton dédicace-t-il ici certains de ses textes au photographe américain Man Ray mais aussi au peintre roumain Victor Brauner.

De cette manière, il souligna le fait que le surréalisme existait au-delà des frontières et des identités nationales étroites. Dans cette optique, le surréalisme était mondialisé plus d’un demi-siècle avant le début officiel de la mondialisation. Il anticipa une perspective transnationale sur la littérature et sur l’art qui prédomine dans la culture contemporaine.

Ce qui rend l’ouvrage d’Henri Béhar particulièrement intéressant est le fait que certaines de ces dédicaces sont adressées à et par des personnalités qui ne furent jamais des membres officiels du mouvement surréaliste. C’est le cas autant pour Maurice Blanchot que pour Julien Gracq, par exemple. Ceci démontre que le surréalisme influença de nombreux écrivains majeurs du XXᵉ siècle et que Breton constitua pour eux une figure iconique et une sorte de père spirituel.

A cet égard, Blanchot écrivit l’un des plus importants essais critiques jamais consacrés au surréalisme, ‘Le Demain joueur’, qui est inclus dans son ouvrage L’Entretien infini. Cet essai était indiscutablement élogieux. Il définit en premier lieu le sens existentiel et philosophique du concept de communauté pour l’histoire du surréalisme. Il souligna également le rôle dominant joué par l’esprit ludique dans l’esthétique du mouvement.

A bien des égards, le surréalisme continua à se développer et à s’exprimer au-delà du surréalisme. Une telle affirmation peut sembler paradoxale, mais elle reflète néanmoins la fascination continue que l’œuvre d’André Breton a pu engendrer. Les nombreuses dédicaces issue de personnalités extérieures au surréalisme éclairent également le fait que le mouvement ne cessa jamais d’exercer son influence culturelle. Il servit essentiellement d’aimant pour tous les artistes et écrivains qui désiraient échapper aux lois strictes du rationalisme et qui étaient attirés par la monde des visions et du surnaturel.

Nombre d’entre eux virent le surréalisme comme une perspective transgressive sur la vie et sur l’art. Le pouvoir d’une telle perspective s’est quelque peu affaibli au fil des années. Néanmoins, il demeure aujourd’hui l’une des dimensions les plus originales du mouvement. Le surréalisme affirma le besoin d’une mise en question radicale des valeurs morales établies et des modes de pensée de la culture occidentale. Ce besoin ne s’est jamais réellement éteint et est encore valide pour une approche critique de la littérature et de l’art d’avant-garde au XXIᵉ siècle.

Henri Béhar est l’auteur, entre autres, d’un ouvrage de référence sur André Breton intitulé André Breton l’indésirable, qui fut publié pour la première fois en 1990 par Calmann-Lévy. Celui-ci indiquait clairement que le surréalisme constitua à l’origine une attitude de révolte à l’égard de l’ordre social et de la tradition littéraire du réalisme. L’indésirable, en effet, est celui dont les opinions rompent avec les écoles de pensée conventionnelles et qui est dès lors marginalisé en raison de sa sensibilité originale..

La forme de la dédicace est par essence concise et est en outre éminemment subjective et sincère dans son expression. Elle découle toujours en ce sens de l’affirmation d’un Je. A cet égard, Breton exprima souvent ses sentiments personnels pour de nombreux écrivains et artistes à qui il dédicaça ses œuvres. Ces dédicaces devinrent ainsi par bien des aspects de courts poèmes instantanés caractérisés par leur authenticité absolue. Elles se firent dès lors l’écho de la forme de l’écriture automatique, qui définit la perspective unique de Breton sur le langage poétique.

On pourrait ainsi identifier ces dédicaces à des fragments d’un discours poétique. Pour Breton, en effet, la poésie existait partout. Elle pénétrait le domaine de la vie quotidienne et des objets les plus triviaux, comme le démontre son roman Nadja. Dès lors, elle pouvait également exister dans les messages les plus simples, comme Henri Béhar nous le rappelle dans la quatrième de couverture de son livre. Ces nombreuses dédicaces sont souvent lyriques dans leur ton, ce qui renforce leur signification émotionnelle.

Juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Breton publia l’une de ses œuvres poétiques les plus importantes, Ode à Charles Fourier. Dans cette œuvre, il exprima son profond respect et son admiration intellectuelle pour le penseur du socialisme utopique au XIXᵉ siècle. Celui-ci préconisa un retour au monde naturel et un mode de vie libre à l’intérieur de communautés connues comme les “Phalanstères”. Ce long poème peut précisément être lu et interprété comme une longue dédicace posthume. Dans ce cas précis, la dimension poétique de la dédicace était évidente. Elle soulignait un dialogue intense entre le poète et le penseur, dans lequel Breton s’adressait personnellement à Fourier afin de démontrer le caractère similaire de leur perspective sur la vie, le langage et la société.

Les dédicaces incluses dans l’ouvrage d’Henri Béhar sont juxtaposées à de courts passages biographiques concernant les écrivains et artistes à qui elles furent adressées ou qui furent eux-mêmes les auteurs de ces dédicaces. Ceux-ci renforcent le pouvoir d’information de l’ouvrage : ces passages permettent ainsi au lecteur d’identifier ces écrivains et artistes, puisque certains d’entre eux ne sont pas nécessairement célèbres.

Parmi ceux-ci, on trouve parfois des figures surprenantes qu’on n’associe pas nécessairement à l’histoire du surréalisme. Je pense ici en particulier à Henri Jeanson, qui est bien connu pour son œuvre prolifique de scénariste dans l’industrie du cinéma français. Henri Béhar nous rappelle ainsi qu’il fut à l’origine un membre du mouvement anarchiste et qu’il participa à la fondation de l’Académie Alphonse Allais.

Ce cas particulier démontre les liens étroits entre Breton et le monde de la culture populaire, de la chanson au cinéma. Un tel monde existe au-delà de l’avant-garde littéraire et artistique. A cet égard, il ne faudrait pas oublier que de nombreux chanteurs français modernes, dont Léo Ferré, ont adapté des textes et des poèmes surréalistes et les ont ainsi rendu accessibles au grand public.

L’ouvrage d’Henri Béhar échappe aux catégories traditionnelles de la critique universitaire. Il ne s’agit ni d’un essai monographique classique ni d’un recueil de textes en prose ou de poèmes. Il accorde son attention à une forme littéraire qui est souvent négligée ou vue comme simplement anecdotique.. Ceci constitue l’aspect le plus frappant de son projet. Le nombre des dédicaces qui sont rassemblées dans ce livre de plus de 500 pages est également impressionnant.

Enfin, il faut souligner l’importance du mot : ‘don’ qui fait partie de son titre. En effet, ces dédicaces peuvent être conçues comme un ensemble de dons personnels. Par définition, le don n’est ni prémédité ni planifié. Il doit exister dans le moment, en tant que geste spontané qui n’exige ni récompense ni rétribution. En ce sens, il reflète l’esprit de l’avant-garde et du surréalisme en particulier, puisque le surréalisme célébra le rôle essentiel joué par l’instant et l’imprévu dans l’art et dans la vie.

Breton conçut la poésie comme un don essentiel de l’homme à l’homme. Selon sa perspective, le poète n’offrait pas simplement ses mots à l’autre, mais aussi son corps et son âme. La forme de la dédicace se fait donc l’écho de la pensée personnelle de Breton sur la poésie. En outre, le don implique le besoin d’un engagement total du sujet, ce que la poésie surréaliste exigeait précisément de ses adeptes.

En conclusion, il faut ici faire l’éloge du travail en profondeur que ce livre représente. Il ouvre la voie à de nouvelles formes de recherche universitaire basée sur des documents inconnus ou rares plutôt que sur des textes canoniques. Il constituera en outre un outil d’une grande utilité pour les futurs étudiants du mouvement, en raison surtout de sa perspective encyclopédique.

Pierre Taminiaux/Georgetown University

2021 Journée d’études : Front Noir et Louis Janover

Samedi 13 novembre 2021, 11h-18h

Halle Saint-Pierre
Journée d’étude sur Louis Janover et la revue Front Noir
,
dirigée par Henri Béhar, Michel Carassou et Françoise Py.


11h-12h30

Introduction par Henri Béhar. Louis Janover et la revue Mélusine

Louis Janover : Pourquoi j’ai accepté de venir entendre parler de moi. De Front Noir à Front Noir

Maxime Morel : Front Noir et surréalisme.

14h-16h15 :
Guillaume Louet : À la rencontre de l’œuvre de Louis Janover : cohérence poétique et politique.

Georges Rubel : Oser faire de l’art dans Front Noir.

Florian Langlais : Perception de Front Noir par un jeune d’aujourd’hui.


Michel Carassou : Benjamin Fondane et Louis Janover : un même combat.

Table ronde avec tous les intervenants et les organisateurs.

Lecture performance par Charles Gonzales du texte d’Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société.

De Front Noir à Front Noir* par Louis Janover

De Front Noir à Front Noir*

par Louis Janover

Communication du 13 novembre 2021 à la Halle Saint-Pierre

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De Front Noir à Front Noir. Je donne ce titre à mon intervention pour bien montrer que toutes les questions que posait Front Noir à sa naissance sont encore les nôtres aujourd’hui. C’est aussi la raison pour laquelle le fil conducteur de cette réflexion ne peut être qu’un retour sur le passé. Ce passé dit tout des idées que je défends encore aujourd’hui et de la cause pour laquelle elles sont toujours écartées. Je pense que notre temps est caractérisé par une forme d’amnésie généralisée. Ce qu’on appelait le stalinisme n’a plus sa place dans l’histoire. On fait en sorte de ne plus rien savoir de l’importance de ceux qui montraient à leur risque et péril que l’URSS était la négation des idées défendues dans le Manifeste Communiste. On n’en dit pas davantage des conséquences dramatiques de cette occultation sur nos espérances et sur notre culture. Dans un tout autre domaine, on peut éprouver un certain malaise quand en parlant du surréalisme on se demande ce qu’il est advenu du non-conformisme absolu dont il est question dans le Manifeste fondateur, de la révolte absolue et de l’insoumission totale du Second Manifeste. Tant et tant de polémiques et d’excommunications pour en arriver là, c’est-à-dire en fait à l’endroit où le surréalisme se refusait d’imaginer qu’il lui faudrait arriver. Les « poncifs » que redoutait alors André Breton ont tout envahi, et qu’ils soient bons ou mauvais cela revient au même.

Dans un deuxième temps, je veux mettre en avant le fait que Front Noir n’a aucune position originale d’avant-garde. Je peux même dire que c’est cette absence d’originalité qui en fait l’originalité. Il n’y a dans Front Noir aucune volonté de dépasser le surréalisme dans le temps et pas davantage l’idée d’une théorie dont dépendrait la classification des œuvres poétiques. Je voulais revenir à la radicalité de la Révolution surréaliste pour montrer qu’elle était en concordance avec la radicalité politique du socialisme de conseils. C’est cela qui en premier lieu différencie ma démarche de tout l’esprit d’avant-garde. Chaque avant-garde veut trouver non pas du nouveau, mais le nouveau, son nouveau, et elle peut ainsi revendiquer dans l’histoire une place qu’elle dénie aux autres d’occuper. Le dernier isme est toujours en concurrence avec l’isme précédent et c’est ce signe qui est gravé sur le socle de toutes les avant-gardes pour laisser leur marque dans l’histoire. Nous n’avons jamais eu une pensée de ce genre.

Je me suis engagé dans les deux directions qui ont orienté ma pensée. D’un côté la poésie, la poésie telle que Benjamin Fondane la sent quand il parle d’une affirmation de réalité au sens littéral du terme, de l’obscure certitude que l’existence a un axe, un répondant sensible. De l’autre côté, c’est l’utopie révolutionnaire, un mouvement d’émancipation qui répond justement à cette sensibilité poétique par la critique sociale que l’utopie porte en elle. Pour moi, le surréalisme était l’utopie comme pratique artistique. Chacun devait trouver avec lui son pouvoir de création. Et j’ai rejoint de cette façon le socialisme des conseils qui était l’utopie de la praxis ouvrière, la manifestation de l’éthique impersonnelle du mouvement ouvrier qui est destinée à rendre à chacun son pouvoir social.

André Breton a été la première de ces personnes qui ont marqué ma pensée. J’ai rencontré plus tard Le Maréchal, Gaëtan Langlais, Miguel Abensour, Go Van Xuyet et Maximilien Rubel. Aucun d’eux n’appartenait à une quelconque avant-garde et c’est pour cela qu’il a été possible d’établir un lien particulier entre les deux tendances qu’ils représentaient, et de réunir leur pensée pour une collaboration qui respectait ‘indépendance de chacun. Front Noir sera la tentative de trouver une expression collective à cet esprit. La revue prendra ses marques politiques et poétiques à l’opposé de celles des avant-gardes qui sont toutes marquées par une volonté de dépassement. Nous, on ne voulait rien dépasser, on cherchait tout simplement la juste position qui permettrait aux deux critiques de s’associer pour former un tout. C’est pourquoi qu’on se dise artiste n’avait pour nous rien de réducteur. Et c’est en même temps que nous avons découvert l’utopie marxienne que défendait Maximilien Rubel et les amis de Socialisme de conseils, avec Paul Mattick et d’autres marxistes.

Deux lectures m’ont guidé sur cette voie et je les retrouve d’une certaine manière dans toutes mes réflexions. La première c’est la rupture radicale qu’Antonin Artaud introduit dans l’expression de la révolte avec les poèmes de jeunesse de Tric Trac du ciel et de L’Ombilic des limbes. D’une manière assez paradoxale, la seconde lecture marquante a été celle du livre d’André Breton, Position politique du surréalisme. Elle a été tout aussi importante pour moi que le Manifeste de 1924, car c’est là qu’il expose la rupture définitive du surréalisme avec le PC, une rupture qu’il ne rapporte pas seulement à la politique mais à la relation Poésie et Révolution. C’est la raison pour laquelle il reprend la formule : Changer la vie a dit Rimbaud, transformer le monde a dit Marx. Ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un. Toute ma réflexion sera centrée sur l’interprétation de ce rapport, car le seul fait de les énoncer de manière indépendante montre que c’est à cet endroit qu’il y a un problème. L’expression se retrouve dans le dernier texte de Crevel sous une forme légèrement différente. Elle est plus brillante chez Breton, mais elle referme le problème sur lui-même, alors que Crevel en fait apparaître toute la difficulté. Voici ce que dit Crevel : « “Changer la vie ”, tel fut, comme le rappelait récemment Guéhenno, le cri très objectif du plus subjectif des poètes. Ces trois mots de Rimbaud, qui ont trouvé tout leur sens dans son attitude pendant la Commune, le situent parmi les révolutionnaires songeant, comme dit Marx, non plus à analyser le monde à la manière des philosophes, mais à le transformer. » Si l’on y réfléchit Crevel veut dire que transformer le monde contient en lui le changer la vie et que c’est dans ce sens que la révolution s’opère, car transformer le monde peut avoir plusieurs significations qui dépendent de la théorie révolutionnaire à laquelle on fait appel.

Je me suis toujours placé entre les deux mots d’ordre, changer la vie et transformer le monde, mais c’est justement la manière de penser ce rapport qui a été l’objet de mon interrogation. Qu’est-ce que changer la vie et qu’est-ce que transformer le monde ? Il s’agit effectivement de mots d’ordre. Ce sont ceux qui les portent qui leur donnent leur contenu.

Quand j’ai poussé la porte de Breton en 1954 je ne me posais pas la question de savoir à quel endroit et comment les deux points névralgiques de la Révolution surréaliste se rejoignaient, ni sur ce qui est contenu dans l’une et l’autre des deux exigences. Mais c’est justement quand les deux mots d’ordre ne font qu’un que se pose la question de savoir de quoi est fait cet Un. Changer la vie peut nous ramener aux figures de l’aliénation moderne, à ce qu’on appelle la révolution sociétale qui est portée par la pensée d’avant-garde et s’applique au monde de l’art et de la culture. De l’autre côté, transformer le monde peut renvoyer aux métamorphoses du capital, comme on l’a vu en URSS la théorie marxiste a été adaptée à un stade de l’accumulation primitive baptisée construction du socialisme dans un seul pays.

Il nous faut donc savoir comment et pourquoi ils sont utilisés séparément l’un de l’autre, et ne pas prendre l’un pour l’autre, et confondre la subversion, la transgression dans les limites du quotidien de la morale dite bourgeoise, avec la révolution, la lutte pour le bouleversement des rapports de production et de domination. Quand Marx en appelle à l’abolition positive de la propriété privée et à l’appropriation sensible de l’homme objectif, des œuvres humaines, il met bien les points sur les i. Il déclare que cela ne doit surtout pas être compris dans le seul sens de la jouissance immédiate, partiale, dans le sens de la possession, de l’avoir. Or, c’est bien de cette manière que le changer la vie est interprété dans le domaine de la culture et non dans le sens que la révolution peut lui donner, c’est-à-dire une tension créatrice de nouvelles valeurs d’émancipation. L’art est à l’image du changer la vie et le monde s’est transformé mais sans que le rapport social fondamental bouge d’un pouce, au contraire.

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C’est à ce point qu’intervient la critique de Front Noir et c’est dans le feu de cette interrogation sur les avant-gardes qu’a eu lieu au début des années 60 une rencontre décisive pour moi, celle d’un mouvement centré autour d’une revue ronéotée, les Cahiers de discussion pour le socialisme de conseils. La rupture radicale avec le socialisme de partis s’accompagnait de la reconnaissance de l’abîme qui s’était creusée entre la pensée de Marx et les interprétations et détournements qu’elle a dû subir avec les marxismes. C’était pour l’époque une véritable révolution intellectuelle que d’associer la critique sociale de Marx à une pensée de l’anarchie, de montrer comment la critique de l’aliénation économique fusionnait avec celle de l’existence concrète et que le dépassement dans les deux sphères ne pouvait se faire que par une révolution sociale dont l’utopie avait ouvert la voie.

En fait, je suis entré dans le surréalisme comme si c’était le groupe d’avant-guerre qui était encore en devenir alors qu’il était devenu le groupe de l’après-guerre. La réédition de Front Noir a fait resurgir cette histoire, et elle a modifié ma perception de ce passé. Mais dans la réalité des préoccupations du groupe tel que je l’ai vécue, il n’y avait plus d’autre perspective pour le surréalisme que la reconnaissance de son capital artistique, mais il l’exprimait avec le langage qu’il s’était forgé au cours de ses luttes. D’où la douloureuse incertitude quand il fallait affronter le décalage entre les mots et la réalité, entre les débuts et cette arrivée.

Tout ce qui pour Front Noir était vivant et objet de lutte et de disputes se retrouve aujourd’hui dans ce passé et tout ce que je peux dire du surréalisme procède d’un regard rétrospectif. Quelle place le surréalisme voulait-il occuper dans l’histoire ? Quelle place pouvait-il s’y frayer ? Quelle place y occupe-t-il ? C’est cette question centrale que le surréalisme nous contraignait alors de poser étant donné qu’il avait lui-même commencé en posant le problème aux autres mouvements. C’est la réponse à cette question qui l’a rattrapé dans l’histoire.

Toutes les querelles et polémiques sont tombées dans l’oubli. Mais on ne peut oublier la mise en demeure que Daumal adresse à Breton alors que le surréalisme faisait la leçon aux groupes qui représentaient une autre mouvance poétique en leur enjoignant de se plier aux mêmes références. « Prenez garde, André Breton de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous briguions quelque honneur ce serait d’être inscrit pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes. » Mais ce qui est le plus important dans ce rappel, c’est de comprendre que cette fin était déjà présente dans le chemin qu’empruntait le groupe, car le surréalisme qui construisait cette histoire devait fatalement s’ouvrir une page dans ces livres d’histoire.

Aujourd’hui nous savons où il est et pourquoi il en est arrivé là et nous lui appliquons les critères de jugement qu’il appliquait aux autres. Il n’y a plus rien à en disputer, tout est inscrit et ne supporte aucune rature alors que la Révolution surréaliste reste dans l’histoire comme une immense réclamation qui est restée sans réponse.

Quand on remet maintenant Front Noir en circulation, ce qui était alors devant se retrouve en arrière. Se replonger dans ce travail anonyme fait resurgir l’abîme qui s’est creusé entre la Révolution surréaliste et ce que j’appelle le surréalisme réellement existant. Il n’est plus besoin d’affronter ce qui était à l’époque une orientation encore incertaine, mais il faut comprendre pourquoi le surréalisme lui-même en est arrivé là. Ce que le surréalisme est devenu peut-il être considéré comme un échec ou comme un victoire ? Et par rapport à quoi et à qui ? Répondre à la question, c’est revenir à l’origine de cette histoire et se demander si d’autres voies n’étaient pas possible. On discutera par exemple de la place qu’il faut accorder au peintre Le Maréchal qui a collaboré à Front Noir. Il était reconnu par un milieu dont il refusait les codes de reconnaissance et il n’a jamais renoncé ni à son refus ni à sa qualité de peintre-poète. Et c’est cette double appartenance qui fait que son refus est gravé dans son œuvre. Et ce refus fait toujours partie de ce que nous apporte Front Noir.

Nous nous sommes éloignés du surréalisme sans pour autant suivre les situationnistes alors qu’ils étaient en un sens plus proches de nous dans certaines de leurs prises de position politiques. Mais la forme de retrait que nous entendions défendre était à nos yeux inconciliable avec les ambitions de l’avant-garde et des formes d’expression et d’appropriation de ce qu’elle trouvait devant elle.

C’est à cet endroit que nous avons retrouvé la critique de ce que nous avons appelé avec Jean-Pierre Garnier la deuxième droite, autrement dit les représentants de la nouvelle-petite-bourgeoisie intellectuelle. Une de ses tâches a été de débarrasser la culture des vieilleries et d’aller de l’avant en apportant les éléments critiques dont elle a besoin pour donner une direction aux transformations en cours. C’est l’avant-garde qui assume cette fonction. Les manifestes ne changent rien à la logique de ces mouvements. Comme chaque avant-garde prétend apporter ce qui manquait à l’autre, on aboutit à un ordonnancement chronologique de l’œuvre d’art et de la pensée critique. Le nom de l’avant-garde en question devient marque de valeur du produit et l’histoire du groupe une propriété privée des auteurs.

De ce point de vue, l’histoire de l’avant-garde est toujours à double face. Grâce à cette forme d’opposition elle peut se mettre en avant et exercer son influence sur les milieux sociaux qui sont sensibles à cette forme de critique. Elle s’empare des idées encore diffuses dans les milieux d’opposition pour en faire le corps d’une théorie qui se rapporte à ce qu’elle entend dépasser. La subversion est l’esprit générateur de ces valeurs destinées à faire entrer la révolte dans les formes nouvelles de représentation artistique. Les éléments de culture non-conforme sont intégrés dans une mouvance de revendications qui ne met jamais en cause les rapports sociaux dominants.

Pour le surréalisme, le symbole d’une consécration destructrice de l’aspiration des origines aura été l’exposition André Breton qui par son seul titre redéfinissait le recul de la Révolution surréaliste vers les formes de cette nouvelle appropriation : La Beauté sera convulsive. La subversion prenait ainsi le pas sur la révolution. J’avais alors détourné le tract surréaliste « Permettez ! » qui appelait comme une délivrance la destruction de la statue élevée à Charleville en l’honneur de Rimbaud ! De ce point de vue, les mêmes mots s’appliquent parfaitement à la consécration de Breton par le Centre Pompidou, puisque ce sont les principes originels du surréalisme qui ont été écrasés par ce monument.

Le caractère paradoxal du surréalisme, c’est que les mêmes faits de l’histoire du mouvement nous poussent soit à l’admiration soit à la critique. Soit on juge suivant les principes de rupture que la Révolution surréaliste avait formulé dés son origine, et alors l’entrée du surréalisme dans l’univers de l’art apparaît comme la caricature de ce qui avait été prévu au départ. Soit on se place du point de vue de ce renouvellement esthétique qu’appellent les transformations de la société, et voilà le surréalisme objet d’admiration. Les renoncements qui lui ont permis de faire entendre sa voix font parti de ce que l’on considère comme ses réussites. Aujourd’hui où la vie du mouvement n’est plus en cause, nous prenons en considération les deux points de vue mais en faisant en sorte de ne pas mélanger les deux tendances pour justifier l’une ou l’autre. J’essaie de comprendre comment le non-conformisme absolu s’est adapté progressivement à un certain conformisme. Mais dans le récit historique, tout est toujours présenté comme si la continuité avait respecté l’intransigeance des origines, la révolte absolu et l’insoumission totale.

C’est par la poésie que s’est opérée naturellement la jonction entre les termes parfois contradictoires du mouvement. Le surréalisme faisait appel dans ce domaine à l’inconscient et à l’automatisme. Il a ouvert ainsi une digue, et le flot libéré a renouvelé le climat sensible, mais il a tout recouvert d’une imagerie répétitive sans surprise dans l’attente qu’elle créait. Et c’est ce qui a tari les sources de l’inspiration poétique et qui a fait dire à Benjamin Fondane que les surréalistes n’étaient poètes que quand ils n’étaient pas surréalistes. Et quand ils sont poètes, ils s’inscrivent dans une généalogie qui ignore les injonctions et les programmes de l’avant-garde. Ici encore le surréalisme a mis en œuvre des procédés qui menaient à un tout autre endroit que celui qu’il croyait atteindre. La poésie s’est trouvée comme enfermée dans l’exploitation rationnelle de l’irrationnel.

La poésie est justement l’expression d’une idée unitaire de la vie intérieure. Le surréalisme obéit à une injonction théorique et c’est par leur distance vis-à-vis du groupe surréaliste que le Grand Jeu et Artaud apparaissent dans Front Noir comme la vérité de la Révolution surréaliste. Elle est intégrée à une expressionde la révolte qui ne se définit pas par l’adhésion à une théorie, ni aux pratiques d’une avant-garde et à ses jugements. C’est à cet endroit que l’aspiration révolutionnaire touche à son point d’équilibre. De même quand il est dit que le surréalisme c’est l’inconscient à portée de la main, et qu’avec lui « les trésors de l’inconscient invisible devenus palpables conduisent la langue directement, d’un seul jet ».

Quand Daumal place la création poétique en position d’écart absolu par rapport à la reconnaissance littéraire, il fait de cette création intérieure une véritable mystique de l’écriture. Cette conscience est conforme à un refus social sans qu’il soit besoin de la rapporter à un engagement politique pour y voir l’expression d’une opposition radicale. Au contraire, c’est la dimension incommensurable de la recherche intérieure qui donne la force de résister à l’intégration. Le refus de parvenir est l’esprit même du changer la vie, alors que parvenir par le refus n’est que la manière de s’approprier la révolte à des fins de reconnaissance.

C’est sur la base de ce refus que peut s’agréger une communauté d’amis qui relient le changer la vie au transformer le monde sans appeler à un programme d’avant-garde. C’est ce que nous appellerons après Pierre Naville une « société de réfractaires ». Elle fait de l’échec comme valeur subjective de l’homme, « une forme privilégiée de la “ résistance ” au cours objectif et triomphant des choses, et en quelque sorte le refus de la subjectivité opprimée ». Nous retrouvons ce même esprit à l’origine de tous les mouvements de contestation qui font exploser les cadres définis avant même qu’une révolte collective ne vienne au jour.

C’est à cet endroit que Front Noir rejoint une conception de la révolution en parfaite résonance avec nos positions sur la poésie. Le socialisme de Conseils s’enracinait dans le refus du culte des personnalités, dans ce que nous avons appelé avec Maximilien Rubel l’esprit anonyme du mouvement d’émancipation. Cette idée on la retrouve chez Marx quand il déclare en 1881 que « dans les programmes de parti il faut tout éviter qui laisse deviner une dépendance directe vis-à-vis de tel ou tel auteur ou de tel livre ».

C’est par sa rupture avec le PC que le surréalisme peut s’établir plus librement dans un milieu où il trouve son véritable rapport à l’esprit de révolte. Il s’éloigne du marxisme et des impératifs imposés par le Parti, et la question se pose désormais de savoir à quelle idée du transformer le monde se rapporte maintenant le changer la vie de la poésie. Le surréalisme rejoint l’histoire de l’art. A cet endroit la révolution surréaliste se tourne vers la subversion culturelle et on commence à entrapercevoir ce que sera l’histoire du surréalisme réellement existant. Mais c’est après la guerre que de nouveaux arrivants vont redéfinir les termes de la relation de l’art avec l’esprit du mouvement même.

C’est l’énigme que le surréalisme s’est efforcé de percer, alors que ni Artaud ni Daumal ni Roger Gilbert-Lecomte ne peuvent l’affronter, car ils pensent que leurs œuvres sont révolutionnaires sans qu’il leur soit besoin d’autre preuve que son expression même. Transformer le monde et changer la vie changent de sens.

« Que chaque homme ne veuille rien considérer au-delà de sa sensibilité profonde, de son moi intime, voilà pour moi le point de vue de la Révolution intégrale. » De la révolution surréaliste intégrale, aurait pu dire Artaud ! On sent vibrer la même intensité mystique dans la lettre qu’un révolutionnaire russe écrit à son ami Trotski à la veille de son suicide. « Pendant plus de trente ans j’ai admis l’idée que la vie humaine n’a de signification qu’aussi longtemps et dans la mesure où elle est au service de quelque chose d’infini. Pour nous l’humanité est cet infini. Tout le reste est fini, et travailler pour le reste n’a pas de sens ».

Chez Crevel, comme chez Roger Gilbert-Lecomte ou Fondane, la critique sociale s’enracine dans une révolte qui devient une remise en cause de la condition humaine. La même aspiration sous-tend la démarche de René Crevel. Dans « La rédemption nouvelle », il parle « d’une certaine sensation de grandeur qui seule semble propre à nous donner parfois l’orgueil de vivre ». Roger Gilbert-Lecomte énonce une même prescription  sans retour en arrière possible : « Je ne reconnaîtrai jamais le droit d’écrire ou de peindre qu’à des voyants. C’est-à-dire à des hommes parfaitement et consciemment désespérés qui ont reçu le mot d’ordre “ Révélation-Révolution ”, des hommes qui n’acceptent pas, dressés contre tout, et qui, lorsqu’ils cherchent l’issue, savent pertinemment qu’ils ne la trouveront pas dans les limites de l’humain. Ceux-là reconnaîtront toujours qu’ils sont des nôtres. »

« Poésie : Moyen de connaissance », dit Crevel, ce qui entre en résonance avec la remarque de Gilbert-Lecomte dans Retour à tout : « La Morale comme la Poésie est un mode nécessaire de connaissance (de la soi-connaissance aussi bien que de celle du monde). » « Evolution politique : communisme. Rôle des intellectuels. » Aux deux pôles de la pensée poétique Gilbert-Lecomte et Crevel se rejoignent dans la reconnaissance de la place qu’occupe la poésie dans leur œuvre. Comme pour Joffé, la dimension de l’infini est la mesure de leur lutte. Elle définit à leurs yeux l’esprit révolutionnaire, que ce soit dans le domaine de la critique sociale comme dans celui de la pensée poétique. Et pour les uns comme pour les autres tout le reste n’est que littérature.

On peut parler à juste titre d’un renversement de toutes les valeurs. Toute la vision du monde de l’art et de la littérature s’en trouve bouleversée. « Ouvrons les yeux, nous dit Benjamin Fondane dans le Faux traité d’esthétique : la poésie est un besoin, et non une jouissance, un acte et non un délassement ; le poète affirme, la poésie est une affirmation de réalité. Quand nous écoutons une œuvre d’art, nous ne contemplons pas, ni ne jouissons, nous redressons un équilibre tordu, nous affirmons ce que tout au long de la journée nous avons nié honteusement : la pleine réalité de nos actes, de notre espoir, de notre liberté, l’obscure certitude que l’existence a un sens, un axe, un répondant ». La poésie est cette éclatante parcelle d’être », « la dose d’affirmation dont l’humanité a besoin pour vivre », et nous sommes ainsi devant « la possibilité de la poésie comme vérité ».

Que dire dans ces conditions de la connaissance et de la reconnaissance du surréalisme  par le milieu artistique et littéraire? Il prend place exactement dans l’espace que lui ouvrait la modernisation de la culture, quand le grand balayage d’après-guerre met fin à la persistance des interdits et fait sauter les verrouillages de l’ancien régime. Le surréalisme est au rendez-vous de la modernité, il se pose en avant-garde, en rapport avec les transformations à l’œuvre dans la société où déjà d’autres voix se font entendre.

Front Noir s’est tourné vers de passé pour comprendre les raisons qui ont amenées le mouvement surréaliste à ce rôle qui en faisait le point de référence dans le domaine artistique et littéraire, avec ce que cela impliquait en dépit des dénégations. On voulait savoir où se situait la césure qui s’est ouverte et creusée entre le non-conformisme absolu de la Révolution surréaliste et le surréalisme réellement existant qui fait la part belle aux choses artistiques. De ce point de vue la revue n’a pas vieillie. On espérait ouvrir une voie entre le surréalisme et l’Internationale situationniste et l’on pensait naïvement que Front Noir pourrait être cette avant-garde de l’avenir, c’est-à-dire un cercle d’amis et non pas des rivaux dans l’âme prêts à l’exclusion les mal-pensants pour marquer un territoire de leur empreinte. Voilà pourquoi nous ne dissimulons ni les erreurs ni les éléments contradictoires de notre réflexion, car ce n’était pas simple de retrouver la voie perdue du surréalisme et celle de l’utopie sociale et de voir comment l’une se perdait dans l’autre pour arriver au même point.

C’est un même chemin qui nous a menés à la mise en lumière par Maximilien Rubel du détournement de l’œuvre de Marx par les marxismes. L’esprit qui a relié Front Noir au Socialisme des conseils a trouvé son expression dans une revue au titre déconcertant, les Etudes de marxologie. Cette revue aux apparences universitaires mériterait qu’on en fasse l’histoire, car elle représente un moment crucial de la pensée révolutionnaire. Au-delà de toutes les interprétations qui étaient marquées par l’appartenance à des chapelles marxistes, elle s’ouvre sur une pensée qui d’une certaine manière anticipe sur la disparition de l’URSS et ses retombées dans tous les pays.

D’un côté la revue était amenée à faire intervenir Marx critique des marxismes et des régimes du capitalisme d’Etat qui se réclamaient de son œuvre et elle s’efforçait de remettre en lumière l’utopie ouvrière et l’histoire du socialisme de conseils. De l’autre côté, et dans un même élan, nous avons développé une critique des nouvelles idéologies en formation et une analyse en profondeur des revendications subversives de l’avant-garde qui ne sont qu’une facette de ce qu’on appelle aujourd’hui la révolution sociétale. Un texte daté de 1978, et intitulé « Le Surréalisme, l’art et la politique », s’efforce de démêler dans les mouvements d’avant-garde les éléments de cette subversion et les séparer d’une pensée de l’émancipation née des luttes ouvrières. Une brochure au titre révélateur, Poésie et Révolution, qui date de 1967 témoigne de cette volonté de garder unis les deux éléments. On y voit que Breton est toujours en équilibre entre les deux et c’est la raison pour laquelle il nous est demeuré proche, en dépit des divergences parfois cruelles.

De ce point de vue tout se noue et se dénoue dans le rapport qui s’établit au Congrès des écrivains de 1935 marqué par les interrogations de Breton, de Crevel et de Fondane. Le rapport du surréalisme au politique s’inscrivait alors dans la généalogie d’une révolte portée par la poésie et par les valeurs révolutionnaires dont se réclamaient certains milieux de la culture. Tout s’est noué à cet endroit, mais c’est après la guerre que la nouvelle petite-bourgeoisie intellectuelle contestataire finira par faire craquer le corset orthopédique de la morale et de la représentation qui empêchait les milieux de l’art de respirer librement. La subversion des valeurs aura raison de la transformation du monde dont la mouvance marxiste-léniniste avait défini la méthode et le contenu. On parle de l’écrivain devant la révolution, mais le problème est de savoir de quelle révolution il s’agit et que devient l’écrivain. C’est du point de vue éthique que Breton s’interrogera dans les années cinquante sur le destin révolutionnaire du mouvement. Il est conscient du déplacement de la nouvelle ligne de rupture entre le surréalisme en voie de reconnaissance et le monde artistique qui s’en réclame. C’est ici aussi que les paroles de Front Noir ou des Etudes de marxologie conservent encore une certaine résonnance.

Chaque période a ses revendications qui déplacent le point central de la contestation. On arrive maintenant à un moment où la lutte pour le féminisme et l’écologie est devenue le centre de réflexion de la nouvelle petite-bourgeoisie intellectuelle. Si la femme est l’avenir de l’homme, de quel homme s’agit-il et dans quelle société ? C’est Joseph Déjacque, le créateur du Libertaire, qui prendra partie pour l’émancipation des femmes contre le conservatisme de Proudhon, et c’est dans les Etudes de marxologie que ce texte sera remis en lumière en 1972 par un ami qui vient de mourir, Valentin Pelosse.

L’écologie a subi le même sort. Alors qu’elle ne pouvait se concevoir sans le bouleversement des méthodes de travail et des rapports de production et d’échange, elle reste enfermée dans un cercle que le capitalisme garde sous contrôle. Les remèdes administrés n’ont pas pour but de venir à bout du mal en l’éradiquant, mais de le protéger en remédiant à ses faiblesses.

L’histoire a pris le surréalisme dans la même nasse. Dans ces conditions, se réclamer aujourd’hui du surréalisme tel qu’il nous est présenté ne signifie rien de plus que de mettre en valeur une école artistique et de la ranger dans la généalogie des avant-gardes dépassées. Le mouvement est devenu le réservoir dans lequel vont puiser ceux qui cherchent une voie vers la reconnaissance et qui veulent être entendus par ceux qu’ils critiquent par ailleurs. Surréalisme, chacun écrit ton nom, mais qu’est-ce qu’il signifie à l’heure actuelle ? L’œil existe à l’état surréaliste, mais pour regarder quoi ? Rien que ce qui est désormais inscrit dans l’historiographie ordinaire, ce qui fait que le surréalisme artistique a tout son passé devant lui et il pèse lourd dans la balance du commerce des galeries.

Cette nouvelle situation semble moins dramatique que celle que devaient affronter les écrivains devant la révolution, quand Souvarine parlait du Cauchemar en URSS. Le pire semble derrière nous, c’est vrai, mais il est bien plus difficile de trouver le ton juste pour en parler. En 1950, dans une lettre ouverte à Paul Eluard qui était alors passé dans les rangs du stalinisme Breton lui demandait d’intervenir pour sauver Zavis Kalandra un de leurs amis qui était pris dans un procès de Moscou organisé à Prague. Breton ne se référait pas à la théorie, mais à un jugement éthique. Pour lui, l’inflexion de la voix portait le signe de la vérité et du mensonge, du vrai et du faux. C’est donc à la poésie qu’il faisait appel. C’est à la poésie qu’il faut faire appel aujourd’hui pour s’assurer que le son inouï de la révolution surréaliste perce toujours le fatras du langage spécialisé mis en œuvre pour recouvrir le surréalisme.

C’est à cet endroit que je m’arrête et que tous ceux que j’ai connus se sont arrêtés. Je suis moi-même resté prisonnier de cette contradiction mais l’important c’est de savoir l’admettre. J’en parle dans la lettre où j’annonce à Jean Schuster qui était alors mon grand ami mon départ du groupe surréaliste. Il y répond avec intelligence, mais sans me convaincre. Il est le représentant d’une idée de la révolution qui ne se démarque pas clairement de la face radicale du trotskisme et il glissera même jusqu’à une certaine complaisance envers Castro, entraînant le groupe avec lui. C’est le dernier pas du surréalisme avant le tomber de rideau.

Quand on se réfère aujourd’hui à l’URSS et au mouvement qui est né de la révolution d’Octobre il est toujours question de communisme alors que la pensée d’émancipation qui défendait le communisme a été détruite par les partis qui se couvraient de ce nom et que cela commence dès Octobre. Et il n’est plus question de parler de la responsabilité historique de ces milieux intellectuels qui voyaient dans la terreur mise en œuvre par Staline et le parti bolchevique une application des théories de Marx et du communisme. Il ne reste plus rien des discussions dans la mémoire collective. L’amnésie est une forme organisée de l’idéologie pour refermer cette histoire sur le signe d’égalité entre communisme et capitalisme d’Etat.

Dans un tout autre domaine l’histoire a fait disparaître de la mémoire collective tout ce qui dans la Révolution surréaliste s’inquiétait par avance d’une possible consécration du surréalisme. Une fois le surréalisme ramené au mouvement artistique et littéraire le plus important du XXe siècle il ne reste de cette histoire qu’une certaine une idée du nouveau et de la rupture culturelle qui s’impose à travers cette vision de l’avant-garde.

Je ne veux pas terminer sans dire un mot d’une critique que l’on est en droit de m’adresser. Des amis m’ont fait remarquer à juste titre que ma présence ici pouvait être perçue comme une négation de la position de retrait que j’ai toujours défendu. La critique me paraît fondée, je la partage en un sens, et j’ai accepté néanmoins en pensant à ce que j’ai souligné dès le début de mon intervention. Front Noir est comme un rais de lumière qui souligne ce qui reste important dans la Révolution surréaliste et d’autres mouvements.

Nous sommes des survivants parce que nous avons vécu autre chose et c’est la raison pour laquelle la réédition de Front Noir occupe cette place. La revue est un témoin de cette permanence. Elle ne voulait rien apporter d’original mais montrer comment le socialisme de conseils et la pensée de Marx comme critique du marxisme s’articulait sur une réflexion sur le surréalisme et le destin des avant-gardes.

Le premier numéro de Front Noir s’ouvre sur une citation de Roger Gilbert-Lecomte pour bien marquer notre orientation sensible. J’ai fait entendre par la suite les voix de Fondane, de Crevel, d’Artaud, de Roger Gilbert-Lecomte et de Breton pour les faire entrer en résonnance et montrer leurs points de concordance qui n’apparaissent pas forcément ailleurs. On pourrait dire qu’elles s’enchaînent et que si on les mettait ensemble elles pourraient nous faire entendre un Contre-Congrès des écrivains, celui où les « vaincus » dont parle Panaït Istrati n’auraient pas été interdits de tribune et où la poésie aurait voix au chapitre. On y verrait ce qu’il en est d’Aragon qui est aujourd’hui devenu intouchable, comme si ses positions politiques étaient considérées comme sans influence sur son œuvre littéraire. C’est en 1927 que Fondane a écrit un texte où il parle d’Aragon comme d’un « adroit condottiere, un « inquisiteur féroce ». Il n’a pas eu besoin d’attendre qu’Aragon adhère au PC puisque tous ses écrits sont imprégnés d’un même esprit.

J’ai déjà cité la phrase de Crevel qui met le point final au discours qu’il n’a pas prononcé au Congrès des écrivains de 1935. Il y évoque la « sarabande des vieux fantômes féroces, où tout n’est que sang caillé, sueur froide, linceuls et chaînes tintinnabulantes. Aux revenants s’opposent les devenants ». Les fantômes dont parle Crevel portent aujourd’hui sur leurs linceuls la marque sanglante du stalinisme et ils s’efforcent d’en banaliser les horreurs en les comparant aux horreurs du capitalisme, alors qu’ils n’en sont qu’une variante. Les devenants ne reprendront vie que s’ils retrouvent ce que nous appelons les mots perdus du communisme et les mots perdus de la révolution surréaliste.

Fondane écrivait à Jean Wahl à propos de Kierkegaard que « Des problèmes de passion ne peuvent être discutés que passionnément ». Je dirai pour finir qu’il faut repassionner les problèmes en ce qui concerne le surréalisme, le communisme et tous les autres « ismes » qui ont prêté vie à une pensée collective. Cela revient à espérer que l’avant-garde à venir sera à l’image de ce groupe dont parle Heine à propos de Schelling dans De l’Allemagne : « …une école à la manière des anciens poètes, une école poétique où personne n’est soumis à aucune doctrine, à aucune discipline déterminée, mais où chacun obéit à l’esprit et le révèle à sa manière ». On peut dire que le Grand Jeu et Front Noir n’avaient pas d’autre ambition.

Une phrase de Le Maréchal qui date de 1984 nous aide à comprendre l’esprit qui fut celui de Front Noir. « Pas de nouveautés ici, nulle invention, seulement une larme individuelle dans le fonds commun. » Il faut simplement savoir qu’il y a eu plusieurs larmes pour faire ce fonds commun.

*Les Mots perdus de la révolution

suivi d’un Entretien avec Nicolas Norrito

(A paraître, décembre 2022, Editions du Sandre).

La Révolution surréaliste (1988), Klincksieck, 2016.

B. Fondane et L. Janover, même combat par Michel Carassou

Fondane et Janover, même combat

par Michel Carassou

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En 1988, je publiais dans Mélusine un court article intitulé « Du côté de l’utopie avec Fondane et Janover » (n° 10, p. 267-270). Je mettais en lumière un certain nombre de convergences entre les deux auteurs dans leur critique du mouvement surréaliste ou dans leur conception des relations entre la poésie et l’éthique. Je montrais aussi, en ce qui concerne le jugement porté sur la raison, que l’analyse de Janover n’était pas éloignée celle de Fondane. Cependant, à cette date, Louis Janover n’avait pas encore lu Benjamin Fondane.

Trente ans plus tard, c’est chose faite et Fondane occupe une place de choix dans le panthéon poétique de Louis Janover, aux côtés d’Antonin Artaud et de Roger Gilbert-Lecomte. Ce que l’on constate aussi bien dans la préface rédigée pour l’ouvrage Front Noir que dans sa nouvelle introduction à L’Écrivain devant la révolution.

Je m’attacherai ici aux circonstances de cette découverte de la pensée de Fondane par Louis Janover, découverte dont je fus à la fois l’acteur et le témoin. Reportons-nous à la fin des années 1990 : aux éditions Paris-Méditerranée, que j’animais avec Anne Soprani, nos discussions avec Louis (nos liens d’amitié étaient déjà anciens) nous amenèrent à concevoir une collection de textes polémiques qu’il allait diriger. D’emblée la collection fut placée sous le signe de René Crevel en reprenant pour titre celui d’un de ses livres : Les Pieds dans le plat. Crevel se plaisait à citer le propos de Tzara : « il n’y a que deux genres, la poésie et le pamphlet ». Lui-même savait tremper sa plume dans le vitriol pour dénoncer tous les obscurantismes. Par exemple dans Le Clavecin de Diderot, ce livre sans quoi, écrirait Breton, il eût manqué au surréalisme « une de ses plus belles volutes ». Louis Janover s’était déjà intéressé à Crevel ; il avait pu lire d’autres textes polémiques de lui dans Le Roman cassé, le recueil de ses derniers écrits qu’il avait préfacé quelques années auparavant. Tous les volumes de la collection « Les Pieds dans le plat » porteraient en quatrième de couverture cette présentation de ses objectifs :

 » Pour remettre les idées en place, ou à leur place, et les suivre pas à pas dans l’actualité, une collection qui met — et c’est là qu’intervient Crevel — ‘les pieds dans le plat de l’opportunisme contemporain, lequel plat n’est, comme chacun sait, qu’une vulgaire assiette au beurre’. »

Dans cette collection qui comporte une douzaine de titres, Louis Janover publia plusieurs ouvrages, plusieurs pamphlets, d’abord Nuit et Brouillard du révisionnisme qui fut le volume d’ouverture, puis Voyage en feinte dissidence, Thermidor mon amour et Le Surréalisme de jadis à naguère. Des titres qui suffisent à évoquer quelques-unes des thématiques qui lui sont chères. Parmi les autres auteurs publiés, on ne s’étonnera pas de trouver Maximilien Rubel avec Guerre et Paix nucléaires ; on trouvera aussi Jean-Pierre Garnier (le complice de La Deuxième Droite, un livre co-écrit), avec un pamphlet sur l’urbanisme contemporain, La Bourse ou la Ville ; puis Jean-Marie Brohm et ses Shootés du stade (le sport, la drogue et l’argent), Charles Reeve et ses chroniques portugaises intitulées Les Œillets sont coupés, également le poète touareg Hawad avec Le Coude grinçant de l’anarchie. Et enfin Fondane. Enfin ne signifie pas que le texte de Fondane fut le dernier publié, il s’agissait de donner ici une idée de l’environnement où il allait paraître.

Quand, au fond d’une valise de manuscrits de Fondane, j’ai trouvé ce texte inédit « L’Écrivain devant la révolution », toujours convaincu d’une convergence Fondane-Janover, j’ai tout de suite pensé que Louis était la personne ad hoc pour le présenter — et le livre trouva naturellement sa place dans la collection « Les Pieds dans le plat ».

Sous-titré « Discours non prononcé au Congrès des écrivains de Paris (1935) », ce texte a été écrit en marge de ce congrès initié par les communistes pour constituer un front intellectuel antifasciste. Un événement majeur dans l’histoire culturelle du xxe siècle qui avait scellé l’emprise de l’idéologie communiste (en réalité stalinienne) sur une large part de la classe intellectuelle…

Extrêmement critique à l’encontre des points de vue alors exprimés, le discours de Fondane ne pouvait manquer d’interpeller Louis Janover qui avait déjà eu l’occasion de réfléchir à la portée de ce Congrès. La première fois, ce fut avec André Breton. iil rapporte que le premier texte qu’il lut de lui, et qui l’influença durablement, fut Position politique du surréalisme, un recueil qui contenait le discours du chef de file des surréalistes pour le Congrès de 1935 et qui marquait la rupture définitive de leur mouvement avec la Troisième Internationale, emmenée par Staline. La deuxième fois, avec René Crevel, le discours de celui-ci se trouvant dans le volume des derniers écrits que Janover avait préfacé, particulièrement sensible à ses derniers mots : « au revenant s’oppose le devenant ». Et maintenant avec Fondane et son discours non prononcé.

Ces trois textes, de tonalités différentes mais qui tous expriment des positions divergentes par rapport à la ligne majoritaire au Congrès, prônant l’acceptation d’une tutelle soviétique sur la culture pour résister efficacement à la montée du nazisme, ces trois textes ont connu des destins contrariés. Ayant giflé dans la rue Ilya Erhenbourg, un délégué soviétique qui avait qualifié de pédérastique l’activité surréaliste, Breton fut interdit de congrès ; ses amis obtinrent seulement que son discours fût lu par Éluard, mais dans le brouhaha d’une fin de séance, quand le public quittait la salle et qu’on éteignait les lumières. Crevel ne lut pas son texte car il s’était suicidé la veille du Congrès et, comme on ne le retrouva pas à temps, on donna à entendre une autre déclaration de lui.

Quant à Fondane, il n’avait pas été invité à intervenir. Il écrivit son texte après coup. Les Cahiers du Sud ne le publièrent pas sur le moment, faute de place, et Fondane l’oublia au fond d’un tiroir.

Précisons qu’au cours du Congrès, une seule voix dissidente parvint à se faire entendre, et grâce à l’appui d’André Gide, celle d’une des rares femmes invitées à la tribune, Magdeleine Paz, qui réclama la libération de Victor Serge qui croupissait dans un goulag en Sibérie. (Et c’est pourquoi nous avons mis sa photo en couverture de la nouvelle édition que nous venons de réaliser.)

Comparant les trois discours, de fait tous « non prononcés », et soulignant les qualités de chacun d’eux, Louis Janover considère que de loin le plus pertinent est celui de Fondane, en raison de sa meilleure compréhension du système totalitaire (de son mode de fonctionnement) auquel les trois auteurs se heurtent et de ses prises de position sur la liberté de l’esprit qui demeurent aujourd’hui encore d’actualité.

 » L’écrit de Benjamin Fondane occupe une place toute spéciale. Il est alors un des rares à poser les problèmes sur l’art, la politique et les avant-gardes en des termes qui aujourd’hui entrent en résonance avec nos réflexions. Et d’une certaine manière, la position de retrait, qui le laissait étranger à certaines querelles et préoccupations, lui a permis de garder la précieuse distance, nécessaire pour aller au-delà de son temps. Benjamin Fondane, comme il n’a pas à répondre aux diktats intellectuels du PC, et défend le principe de cette liberté, va directement à la racine de cette hégémonie culturelle du marxisme. »

Les idées radicales de Fondane dans « L’écrivain devant la révolution », sa volonté de préserver la liberté de penser et d’écrire, étaient déjà pour l’essentiel présentes dans des écrits plus anciens, comme son article de 1927 : « La révolution et les intellectuels » ou ses textes sur le cinéma. Comment pouvait-il avoir compris, avant les autres, mieux que les autres, quelle était la nature de ce pouvoir qui se prétendait communiste et avait usurpé jusqu’au langage de la révolution ? Comment pouvait–il, lui, l’exilé roumain, à l’encontre de beaucoup d’autres mieux intégrés dans la vie culturelle et sociale, garder ses distances vis-à-vis d’une conception marxiste léniniste qui plaçait la liberté de l’écrivain sous la dépendance d’une dictature ? On aurait raison de répondre en mettant en avant son indépendance d’esprit et sa perspicacité, mais on ne doit pas oublier l’influence de Léon Chestov, le penseur existentiel qu’il avait rencontré dès son arrivée à Paris, en 1924, et dont il deviendrait le disciple. En Russie, on ne le sait pas toujours car ses écrits politiques sont rares et peu diffusés, Chestov avait été révolutionnaire et anarchiste, souvent proche des positions du prince Kropotkine. Contraint de s’exiler, dès son arrivée en France, en 1920, il avait publié dans le Mercure de France un long article, « Qu’est-ce que le bolchevisme ? » où il présente son témoignage et son analyse des événements d’Octobre. J’en extrais ces quelques lignes :

« Pour quiconque était tant soit peu clairvoyant, apparurent du coup l’essence même du bolchevisme et son avenir. Il était clair que la révolution était écrasée et que le bolchevisme était, essentiellement, un mouvement profondément réactionnaire, qu’il constituait même un pas en arrière sur Nicolas II. »

Plus loin :

« Le bolchevisme a commencé par la destruction et est incapable d’aucune autre chose que la destruction. […] Lénine et ceux de ses camarades dont la conscience et le désintéressement sont hors de tout soupçon sont devenus un jouet entre les mains de l’histoire qui réalise avec leurs bras à eux des plans directement contraires non seulement au socialisme et au communisme, mais à toute possibilité d’améliorer d’une façon quelconque la situation des classes opprimées. « 

Chestov était l’un des premiers d’une liste d’auteurs, de Boris Souvarine à Maximilien Rubel — cher à Louis Janover — qui dénonceraient l’imposture d’une pseudo révolution. Si le Mercure de France était alors une revue importante, d’orientation plutôt libertaire, l’article de Chestov ne suscita guère de commentaires sur le moment, mais il eut au moins un lecteur attentif : Fondane. Cet article et la fréquentation quasi quotidienne du philosophe devaient le prémunir contre les sirènes de cette prétendue révolution soviétique qui mettait en danger la liberté de l’esprit.

Cependant, ce n’est pas spécialement pour ses conceptions politiques qu’il s’était rapproché de Chestov. À ses yeux, celui-ci était d’abord le penseur existentiel engagé dans une lutte sans merci contre les diktats de la raison. Lui-même, dans son expérience de poète, avait perçu quel danger la raison pouvait représenter pour la création artistique et il s’était retrouvé sur la même ligne que Dada dans sa critique de la pensée spéculative. Quand il a rencontré Chestov, il l’a vu en quelque sorte comme un continuateur de Dada. Je cite son premier article consacré à Chestov, en 1928 dans la revue Europe :  » Bien qu’un mouvement d’art, qui ne fut que de l’art, n’eût su de sa part s’attirer que des réserves, il eût certainement applaudi aux pires manifestations de M. AA. l’Antiphilosophe (c’est-à-dire Tristan Tzara) . Mais là où d’autres se sont arrêtés, l’âme fourbue, il se découvre incessamment la nécessité d’aller plus loin.  » Comme c’est surtout après cette date qu’il écrit sur Dada, on peut se demander si, en fait, ce n’est pas la pensée de Chestov qui lui a fait mesurer l’importance de Dada. L’irrationalisme et, plus encore, l’antirationalisme représentent, pour lui, ce qui fait la spécificité de Dada et, après Dada, ce qu’il faut sauvegarder. Et d’abord dans le surréalisme. A

priori, Fondane admet la raison d’être du surréalisme : « Il fallait créer une catégorie qui permit l’existence d’une nébuleuse, une étoile qui justifiât la longue vue. Ce continent cherché fut le rêve. » Mais, très vite, il perçoit des déviations par rapport à l’utopie initiale : en concevant la poésie comme un document mental, comme un moyen de connaissance, — la raison qui décide de la « mobilisation de la déraison », l’occulte « clair et distinct » — les surréalistes la rendent à nouveau tributaire de la pensée spéculative ; en se réclamant du matérialisme historique, ils sacrifient le merveilleux, la poésie en liberté à l’impératif catégorique, aux préceptes moraux, à la dictature du prolétariat par la raison. Dans tous les cas, c’est la raison qui l’emporte et le drame du surréalisme, selon Fondane, est d’expérimenter « à ses frais l’impossibilité d’un accord entre l’exigence poétique et l’exigence éthique ».

À quarante ou cinquante ans de distance, Louis Janover, qui fut membre du groupe surréaliste à un autre moment de son histoire, s’interroge sur la dualité du mouvement qui présente « un critère éthique en lutte incessante contre le critère artistique ». Il prend parti pour ce qui demeure vivant dans le surréalisme par-delà les reniements, pour ce qu’il perçoit comme son utopie : « la poésie faite par tous, l’espace de la création poétique étendue à la vie quotidienne ». Une utopie indissociable d’un comportement révolutionnaire supposant le refus de toute intégration dans une société caractérisée par les inégalités entre les hommes. Selon Janover, le surréalisme a commencé à s’écarter de son utopie quand il a dissocié l’art de l’éthique, et cette dissociation s’est opérée dans la pratique poétique même, quand il s’est agi de capter les forces de l’inconscient pour les soumettre au contrôle de la raison.

L’analyse de Janover, on le constate, rejoint celle de Fondane : c’est lorsque la raison s’immisce dans l’acte poétique que le surréalisme se détourne de son intention initiale. Cependant Fondane concevait ce contrôle de la raison comme un tribut payé à l’éthique tandis que, pour Janover, il s’accompagne d’un renoncement à l’exigence éthique. Les deux points de vue sont-ils inconciliables ? Non car la notion d’éthique n’a pas le même sens dans les deux perspectives : pour Janover l’éthique commande le refus de tout compromis sur le plan de l’intégration sociale ; avec Fondane, il s’agit d’une morale normative, imposée par l’adhésion à une idéologie qui consacre la dépendance de l’individu devant la nécessité. En renonçant à la première attitude, les surréalistes ne s’étaient-ils pas retrouvés prisonniers de la seconde ?

Fondane avait évoqué, comme raison d’être du surréalisme naissant, une étoile qui justifiait la longue vue. Janover semble lui répondre quand il constate, dans Le Rêve et le Plomb, que les surréalistes oublient « la lumière de leur étoile pour préserver leur fini ». Ce fini, ce qu’il nomme aussi « satisfaction égoïste et finie », n’est-il pas ce que Fondane désignait avant cela comme « jouissance de la sensibilité ». Ce fini est bien, pour l’un comme pour l’autre, le produit de la raison qui incite à juger qu’il est sage d’accepter les lois de la nécessité, les mesquines raisons qui assurent notre tranquillité d’esprit et notre confort en ce monde. Qu’on y voit, avec Fondane, l’effet d’une soumission à l’éthique, ou avec Janover son rejet, selon le sens qu’ils confèrent au mot, c’est bien toujours l’utopie qui est oubliée et la poésie dévoyée.

Que serait donc une poésie non dévoyée ? « La poésie n’est pas une fonction sociale, mais une force obscure qui précède l’homme et le suit.  » À cette affirmation de Fondane, Janover aurait certainement souscrit et, sans être en désaccord avec son aîné, il aurait aussi reconnu dans l’acte poétique le Grand Rêve formulé par Antonin Artaud : « ne plus être rivés à la terre ».

Avec les surréalistes, contre les surréalistes, parce qu’ils avaient foi dans la poésie et non dans les prérogatives de la raison, Fondane et Janover ont toujours mené un combat pour que l’homme ne soit plus rivé à la terre.

Louis JANOVER/MÉLUSINE

Louis JANOVER/MÉLUSINE
Intervention du 13 novembre 2021(prévue pour la journée d’étude sur Louis Janover, à la Halle Saint-Pierre le 14 décembre 2019)

 

par Henri Béhar

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Répertoire : Contributions LJ dans Mélusine
1. Janover Louis « Lettre à Mélusine à propos d’une ombre qui a perdu son corps », n° 7, 1985, L’Age d’homme-L’Age d’or, 1986, p. 249-262
2. Janover Louis, Breton / Blum : Brève rencontre qui en dit long du temps que les surréalistes étaient marxistes, n° 8, L’Âge ingrat, 1986, p. 91-109
3. Janover Louis, » Ce que dit Vaché du surréalisme » 10 241-247
4. Janover Louis, « Le surréalisme révisé » 10 271-273
Les relations de Louis Janover avec la revue
Mélusine ont commencé par une lettre de 13 pages, excusez du peu, qui s’annonçait comme une discussion de l’introduction que Pascaline Moutier et moi-même avions donnée au numéro 5 de notre revue, lequel portait en sous-titre « Politique-Polémique ». La paronomase proposée à nos collaborateurs était plutôt une interrogation, portant
sur le trait d’union. N’y avait-il pas, chez les surréalistes, une manière
constamment polémique d’envisager la politique, et même le politique ?
Janover nous concède que les textes surréalistes auxquels nous faisons référence sont toujours aussi brillants et stimulants, même si leur contexte et le public auxquels ils sont destinés sont totalement différents. Toutefois, il soutient que le surréalisme a, dès le début, adopté un « écart absolu », ce qui impliquait une sorte d’auto-défense, une violence destinée à marquer sa situation hors du
monde, de ce monde. D’où l’aspiration au point sublime, la polémique consubstantielle au mouvement servant à l’isoler, tant de ses racines que de son contexte présent. Mais le fait qu’il produise des œuvres d’art le ramène dans la polémique. Phénomène nouveau, l’artiste, l’écrivain surréaliste veut abolir la distance entre la théorie et la pratique. Ce que dénote « la double structure du
surréalisme ». Et, de fait, le critique ne peut manquer d’épouser l’éthique du
mouvement s’il veut en rendre compte avec pertinence. Le surréalisme a cru pouvoir unifier ses deux tendances sous la bannière du marxisme-léninisme, mais il s’est heurté au Parti communiste. Reste l’art subversif. Ce faisant, il produit de nouveaux codes, un nouvel académisme et, pour finir, se condamne à
devenir lui-même une institution.
On le voit, cette lettre ouverte était moins une critique qu’un prolongement des opinions émises par les deux responsables de ce numéro de
Mélusine. La conversation se poursuivit hors de tout cadre et me conduisit à demander à Louis Janover de nous confier un article pour le numéro suivant de la revue, portant
sur la rencontre Breton-Blum, régulièrement mentionnée dans les histoires du mouvement, et trop minimisée à mes yeux. Je souhaitais que nos lecteurs puissent se faire une opinion circonstanciée de cette rencontre, sollicitée par Breton, dont il rendit compte lui-même d’une manière caricaturale. Nul n’était mieux armé pour fournir une relation sérieuse et circonstanciée de cette
rencontre au sommet que le co-directeur de la publication des œuvres complètes de Karl Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade et de la revue
Études de marxologie.
Publié dans le numéro VIII de
Mélusine, sous-titre L’Age d’or, L’Age
d’homme, l’article de Louis Janover s’intitule « Breton / Blum : Brève rencontre qui en dit long du temps que les surréalistes étaient marxistes », 1986, p. 91-109.
L’auteur s’attache donc à expliquer les raisons de la rencontre voulue par les intellectuels, qui ont détaché l’un des leurs pour rencontrer le leader de la SFIO, et décider avec lui de ce qu’il convenait de faire en réponse aux violences des ligues fascistes qui, le 6 février 1934, avaient tenté de liquider la république. Il s’arrête d’abord sur le Manifeste des intellectuels qui publièrent, le 10 février,
un
Appel à la lutte, signé par 90 personnalités.
Au préalable, il s’en prend au présentateur de la réédition, José-Pierre, lequel mentionne les mots d’ordre d’unité d’action et de Grève générale sans les situer, tout en faisant implicitement référence à Georges Sorel, et donc à l’anarchosyndicalisme. Laissant de côté ce débat, qui mériterait d’amples développements, Janover postule une démarche historique capable d’analyser le
mythe élaboré par les surréalistes afin d’en venir à l’événement lui-même.
Car il s’agit d’expliquer comment le meneur d’un groupe d’intellectuels s’est vu confier le soin de s’adresser au chef du socialisme français. Janover retrace la situation du mouvement social à cette date, replace les forces en présence, la
surrection des masses contre leurs leaders, les violences fascistes et leurs ambitions, sans oublier les 6 travailleurs morts. Relatant les faits dans ses
Entretiens, Breton s’intéresse plutôt à l’intelligentsia. Il s’appuie en effet sur le souci d’allier l’artistique et le politique, en rompant avec l’ordre établie. Or, le triomphe du bolchevisme en Russie leur avait offert, en quelque sorte, le moyen de s’identifier à la révolution sociale. Leurs ancêtres, Robespierre et Saint-Just,
justifient leur idéologie et leur permettent de prendre la tête du mouvement, en défendant leur statut spécifique.
Ce pourquoi, analysant la situation en Union Soviétique, certains surréalistes commencent à se défier du stalinisme (ce qui amènera Breton à s’allier avec Trotski, 4 ans après), au nom de leur indépendance d’esprit.
L’entrevue de Breton et de Blum est comme une inversion de leur devenir :
Breton veut parler en politique, tandis que Blum, qui se souvient de sa position littéraire considérable du temps du symbolisme, ramène la conversation sur ce sujet. L’échec était évident. Un extrait des
Entretiens de Breton en témoigne magnifiquement.
Très astucieusement, Janover termine en citant un extrait des
Conversations de Goethe avec Eckermann (1828) Imaginairement, Goethe, c’est Blum. Puis il se reporte aux Nouvelles Conversations (1901)… où il considère que c’est désormais Breton qui incarne Hegel.
Janover dépasse cet entretien pour situer la position politique des
surréalistes, s’attardant plus particulièrement sur les dissidents de
Contre-attaque, etc. il discerne une fuite en avant dans un hyperbolchevisme. Il termine par un exposé de la théorie marxienne de la
révolution.
La contribution suivante de Louis Janover à
Mélusine est un peu plus
qu’une note de lecture sur l’ouvrage de Michel Carassou :
Vaché et le
Groupe de Nantes
(Ce que dit Vaché du surréalisme n° 10 241-247).
s’attarde ici sur la figure d’un non-être, de quelqu’un qui a précédé le
surréalisme en posant la question de son devenir. Contradiction entre l’aspect précurseur et la fin tragique. Tendances anarchistes du groupe de lycéens, révolte dadaïste de Vaché à travers Breton. Contradiction fondamentale entre refus de l’art et destin envisagé dans les lettres… dépassement éthique dans le surréalisme. Or, « le refus de la littérature revient à la littérature, quoi qu’on fasse. L’arrivée s’inscrit dans le départ » écrivais-je. Sur quoi Janover conclut que « la révolte reste à la révolte ».
Outre le fait qu’elle signale au lecteur les points d’intérêt de volume, qui est en quelque sorte le dossier exposant les écrits de ces jeunes lycéens nantais, cette « réflexion critique » nous permet de voir comment Janover s’intéresse à un ouvrage, comment il en dégage les lignes de force et comment il les replace dans le cadre historique et intellectuel, privilégiant le principe éthique par-dessus tout.
La dernière contribution de Louis Janover que je relève au sommaire de
Mélusine, s’intitule « Le surréalisme révisé », dans le même numéro X, en 1988, pages 271-273. C’est aussi une réflexion critique, portant sur les Révisions déchirantes d’André Thirion, paru en 1987 aux éditions du Pré aux clercs.
Dans le cas présent, on sent bien que le recenseur n’a aucune affinité, au contraire, envers André Thirion, un ancien membre du groupe surréaliste, qui se qualifiait de marxiste orthodoxe, ayant quitté le groupe pour se ranger, à la Libération, parmi les supporters du Général de Gaulle. Il s’était fait connaître du grand public, en 1977, par son livre de mémoires,
Révolutionnaires sans révolution (ce titre disait déjà la distance qu’il avait prise à l’égard de ses
amours de jeunesse), publié chez Laffont, qui avait bénéficié d’extraits dans la presse hebdomadaire et d’une large couverture médiatique.
Ici, Louis Janover s’en prend d’abord au vocabulaire marxiste de l’auteur, qui lui parait totalement erroné, ainsi qu’aux formules déformées de Marx. Il a rejoint le camp de la bourgeoisie et s’il revisite les positons antérieurs des surréalistes, c’est bien pour montrer qu’il a toujours eu raison. Janover détaille
ensuite les procès d’intention du mémorialiste qui s’en prend à Benjamin Péret, par exemple. Son anti-stalinisme relativement ancien semble justifier l’ensemble de sa trajectoire et surtout la distance prise à l’égard du groupe.
Fin connaisseur de la pensée et des écrits de Marx, Janover fournit ici un compte rendu énergique, fort éloigné des recensions universitaires, engagé si je puis dire, qui a le mérite de faire clairement la part des choses et de refuser qu’on jette le bébé avec l’eau du bain.
Ici s’achève la collaboration immédiate de Louis Janover à notre revue. Pour quelle raison ? On ne sait. Peut-être le programme des livraisons suivantes ne lui convenait-il plus, peut-être s’était-il tourné vers d’autres sujets, plus généraux, sollicitant davantage ses connaissances en marxologie. Ce qui n’entrava pas nos
discussions personnelles et les projets concrets qui justifient la présente journée d’étude.

Henri Béhar

Manoir, folie et château par Georges Sebbag

Manoir, folie et château

par Georges Sebbag

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Jean-Michel Devésa, Garonne in absentia, Mollat, 2021, 160 p.

Dans les trois romans que Jean-Michel Devésa a publiés chez Mollat, les personnages sont particulièrement sensibles à l’esprit des lieux. Les périmètres dans lesquels ils évoluent fournissent le cadre majeur du déroulement de l’action. Que l’espace soit urbain ou rural, artificiel ou naturel, le terrain prend souvent les commandes de l’événement. Le roman Bordeaux la mémoire des pierres voit deux épisodes très éloignés dans le temps s’entrechoquer sur un même théâtre d’opérations. Une fille d’Alger suit pas à pas une jeune prostituée, à la mère française et au père algérien, qui officie dans un petit bordel ; ce roman s’attaque à cette période dramatique qui se conclut par l’indépendance de l’Algérie et voit la quasi-totalité des Français et des Européens traverser la Méditerranée. Le troisième roman, Garonne in absentia, nous transporte aux bords d’un fleuve ; il relate la patiente restauration par Jean et Mathilde d’une « folie néo-classique » nommée Labrune ; mais ces travaux, qui auraient dû exalter et consacrer l’union de ce couple d’amants, finissent par dresser le constat d’une lente et inexorable dégradation de leur relation amoureuse.

Tout ce récit porté par un narrateur (ou bien par une narratrice, si l’on se fie à certains passages) n’est qu’un vaste retour en arrière, un flash-back sur la longue coexistence d’un couple. Tandis que la Garonne imperturbable continue à s’écouler, l’histoire de Mathilde et Jean est appréhendée sous le spectre de leur éloignement, de leur séparation définitive. C’est aussi sous le signe d’une absence, celle de Suzanne Muzard, qu’André Breton entreprit d’écrire Les Vases communicants, où le monde de la veille n’avait d’égal que celui du sommeil. Auparavant, en août 1927, quand le même Breton s’attela à l’écriture de Nadja au manoir d’Ango, il emporta pour les relire, deux ouvrages de circonstance, En ménage et En rade de Joris-Karl Huysmans. Dans ces deux romans à tonalité autobiographique, l’auteur avait aussi campé sa compagne. Ruiné, le héros d’En rade a quitté Paris pour le château de Lourps, dans le pays briard ; il y a rejoint sa femme malade ; mais le couple trouvera-t-il refuge dans ce château laissé à l’abandon ? Telle est la trame du roman. Même si, au premier abord, le manoir d’Ango, hospitalier et confortable, semble l’antithèse du château de Lourps, malgré tout, il se trouve que Breton partage certaines épouvantes et angoisses, scrupuleusement détaillées par Huysmans dans En rade.

Une atmosphère analogue, avoisinant le roman noir, semble se répandre sur trois demeures : le château de Lourps, le manoir d’Ango et la folie Labrune. Au colombier du manoir d’Ango qui s’impose de façon hallucinatoire répond la tour ronde de Lourps servant de pigeonnier. La première nuit de son arrivée à Lourps, le héros d’En rade rêve d’un palais fabuleux, d’une vigne, d’une femme nue, d’un Roi. Or ce rêve de la femme nue se poursuit du côté d’Ango. Marcel Duhamel relatera plus tard comment Breton, alors que tous deux s’étaient perdus en pleine nuit orageuse, avait perçu ou aperçu une femme nue brusquement surgie du néant. Dans le roman de Devésa, Mathilde est complètement affolée devant l’apparition fantasmatique d’une dame qui la dévisage avec « effronterie et malignité » dans un des salons du château Labrune : « là sur le lit-bateau, une visiteuse comme une mounaque, la mimique figée dans une civilité grande allure et robe blanche ». Devésa n’hésite pas à étendre les lexiques. Ici, le mot mounaque venu de l’occitan désigne une poupée grandeur nature habillée de vêtements qu’on peut mettre en scène dans telle ou telle pose de la vie quotidienne. Le romancier use en permanence d’une langue profuse et précise, inattendue et élégante, où s’insinuent d’ailleurs plusieurs mots rares et quelques néologismes. Les rafales d’images qui se succèdent sont le fruit d’une musique sensible qui module les joies et les tourments d’un couple d’amants dont l’imagination recrée la présence jusque dans l’absence, à travers toute une série d’énigmes et d’éclats. Garonne in absentia nous apprend que Jean-Michel Devésa ne s’est pas frotté en vain à la poésie et aux écrits des surréalistes.

Georges Sebbag

De la musique avant toute chose

De la musique avant toute chose

Sébastien Arfouilloux

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À la suite de la publication de Que La Nuit tombe sur l’orchestre : surréalisme et musique1, le Centre de recherches sur le surréalisme, conjointement avec le centre de recherche en littérature comparée de l’Université Paris 4, a organisé le colloque Le Silence d’or des surréalistes2. Depuis, plusieurs manifestations scientifiques se sont intéressées à la question des liens entre le surréalisme et la musique : en 2017, Golden silence : Surrealism at 100 organisé par la Schulich School of Music, de Montreal3, puis en 2018 la journée d’études Surrealism and music in France, 1924-19524. Si le surréalisme, sous la plume d’André Breton, a refusé une valeur à l’expression musicale, toute liberté a été laissée de déterminer ce que pourraient être les composantes d’une musique surréaliste. C’est à cette tâche que s’est attelé l’ouvrage récent d’Henri Gonnard, musicologue, qui publie Musique et surréalisme en France d’Erik Satie à Pierre Boulez5.

Penser la musique à la lumière du surréalisme, tel est le projet affirmé du livre d’Henri Gonnard, qui, partant du ballet Parade de Satie, traite d’œuvres musicales contemporaines du surréalisme, comme celles de Francis Poulenc, d’Igor Stravinsky, d’Olivier Messiaen, de Germaine Tailleferre ou d’André Jolivet, mais aussi d’un compositeur considéré comme précurseur du surréalisme, Maurice Ravel, dont Gaspard de la nuit (1908) précède largement la création du mot surréalisme par Apollinaire en 1917. L’intérêt est d’ici de porter l’investigation sur des musiciens du répertoire classique, selon un empan diachronique relativement large, qui permet d’envisager un ensemble de compositions du vingtième siècle. On peut saluer, à l’appui de la cohérence du projet, la finesse des analyses musicales et la précision de la vision historique de la musique.

L’ouvrage vise à regrouper dans une même approche musicologique des œuvres se réclamant ou relevant du surréalisme à divers titres. Son propos repose sur l’idée qu’« il peut exister entre les artistes des préoccupations et des modes de fonctionnement comparables qui transcendent à leur insu leur propre territoire voire l’époque dans laquelle elles et ils s’inscrivent. Des correspondances à un niveau structurel profond se révèlent alors entre les différents champs d’expression. »6 L’étude propose un éclairage original sur des œuvres musicales a priori diverses dont elle s’attache à dégager la parenté avec le surréalisme. Elle convoque des éléments théoriques d’ordre divers, qui répondent à la gageure de s’interroger sur ce qui, dans ce langage complexe qu’est la musique, relève du surréalisme. L’ouvrage accorde également une place aux écrits de compositeurs, notamment ceux de Poulenc.

À propos de Parade, l’auteur relève la contestation subversive qui apparente le ballet à Dada, au niveau de la mise en scène mais aussi du traitement musical. L’analyse musicale donne comme preuve de l’anti-romantisme et l’anti-symbolisme de Satie une étude du traitement de l’harmonie, de la mélodie et de l’ensemble instrumental. L’ouvrage s’interroge sur la proximité de Ravel avec le surréalisme, proposant une analyse de l’emploi de motifs musicaux mis en valeur par les possibilités expressives du dispositif instrumental, qui s’ouvre à de véritables métaphores musicales du texte poétique. Par exemple, les mains du pianiste qui se resserrent dans la pièce « Le Gibet » dans Gaspard de la nuit (1908) figurent l’étranglement du pendu, de façon réaliste, dans une pièce musicale qui résulte d’un attrait du compositeur pour le rêve et le merveilleux.

Il est remarquable que la référence au surréalisme ne passe pas forcément par la contestation de l’héritage formel classique, remarque Henri Gonnard, à propos, notamment, de la fidélité à l’écriture tonale classique de Poulenc de Stravinsky et du jeu sur les registres de Germaine Tailleferre. L’ouvrage analyse également ce qui dans la musique d’André Jolivet met en mouvement une conception surréaliste de l’objet, permettant l’irruption du hasard objectif, en proposant des analyses rythmiques, harmoniques et mélodiques. Il identifie enfin Messiaen comme un compositeur surréaliste en discutant la proximité du musicien, qui reconnait l’influence sur lui de la lecture de Breton, Éluard et Reverdy, avec le mouvement surréaliste en dépit de sa foi chrétienne. Tel n’est pas le cas de Pierre Boulez, dont la partition du Marteau sans maître, vue comme un moment clé dans le parcours du compositeur, est très clairement identifiée comme un désir de mettre à distance le texte, et le mouvement, surréalistes.

En définitive, l’approche d’Henri Gonnard n’est jamais si intéressante que lorsqu’elle aborde les spécificités du langage musical des compositeurs cités et souligne combien les formes employées sont proches des théories des surréalistes français. Néanmoins, aussi convaincantes que demeurent les analyses de ces œuvres diverses, le livre ne laisse pas apparaître l’unité d’un projet esthétique commun, qui relèverait du surréalisme musical.

Si aucune définition de l’art surréaliste n’exclut par principe la musique, et s’il faut bien comprendre que l’ensemble des moyens d’expression sont susceptibles d’être employés, il n’en demeure pas moins qu’il n’existe pas de conception surréaliste de la musique. Partant, on pourrait s’interroger sur la façon dont le critère révolutionnaire, pourtant constitutif du surréalisme pourrait se trouver affaibli d’être assimilé à travers ces différentes compositions davantage à un courant artistique. S’en était déjà inquiété un compositeur, qui aurait pu trouver sa place dans cette étude, François-Bernard Mâche. Selon celui-ci, la musique, qui depuis bien plus longtemps que les surréalistes mêlait le réel et l’imaginaire, n’avait pas accompli la révolution surréaliste et avait le double inconvénient de « couper l’herbe magique sous le pied des poètes, et, tout en allant plus aisément qu’eux dans le même sens, d’échouer finalement à changer vraiment les rapports de l’esprit et du monde. »7 Existe-t-il un lien consubstantiel musique surréalisme ? En définitive, la question reste ouverte. L’intéressante incitation à croiser les approches proposée par cet ouvrage invite en tout cas à prolonger l’interrogation.


1 . Sébastien Arfouilloux, Que la Nuit tombe sur l’orchestre : surréalisme et musique. Paris : Fayard (« Les Chemins de la musique »), 2009, 541 p.

2 . Le Silence d’or des surréalistes / textes réunis et présentés par Sébastien Arfouilloux ; préface d’Henri Béhar. Château-Gontier : Aedam Musicae, 2013, 304 p.

3 . Publié dans Gli Spazi della musica [Turin]. V. 7 (2018) « Golden Silence». Music and Surrealism, 1917-2017 / sous la direction de Jeremy Cox. https://www.ojs.unito.it/index.php/spazidellamusica/issue/view/296

4 . Journée d’études Surrealism and music in France, 1924-1952 : interdisciplinary and international contexts, Institute of modern Languages research, School of advanced Study, University of London, 8 juin 2018.

5. Henri Gonnard, Musique et surréalisme en France d’Erik Satie à Pierre Boulez / préface de Caroline Potter, Paris : Champion, 2021. 182 p.

6 . Ibid., p. 89.

7. François-Bernard Mâche, « Surréalisme et musique, remarques et gloses », La Nouvelle Revue française, n° 264, décembre 1974, p. 41-42.

Charles Fourier dans l’œuvre d’André Breton

Fourier dans l’œuvre d’André Breton

Intervention HSP 16 octobre 2021 à la Halle Saint-Pierre
par Henri Béhar

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Aujourd’hui, pour situer la présence d’un personnage dans l’œuvre complète d’un auteur, il existe une méthode toute simple si cette œuvre a été numérisée. Dans le cas présent, il suffit de se reporter au site Mélusine/Surréalisme, et de cliquer sur l’index/Concordance d’André Breton. Puis, ayant indiqué le nom recherché, on obtient une cinquantaine d’occurrences, avec la référence à l’œuvre et la pagination dans l’édition de la Pléiade. Il n’est pas possible d’obtenir le contexte élargi de chaque occurrence : la loi ne me permet pas de fournir cette œuvre avant 2036.

Je me contenterai donc de situer brièvement Charles Fourier dans l’œuvre d’André Breton, avec un minimum de commentaires. Tout en constatant que ces références renvoient la plupart du temps à des œuvres très personnelles de Breton, et non à des manifestes où il s’exprime au nom du surréalisme.

I. Fourier aux USA

Depuis le débarquement allié en Normandie, le 6 juin 1944, personne ne doute de la victoire. Ce qui autorise Breton à parler, dans Arcane 17, des régimes démocratiques et des partis revenus dans les bagages des militaires sans avoir rien appris ni rien oublié. Les nouvelles commencent à parvenir directement de la France libérée. Envoyé spécial du quotidien Combat, Sartre effectue un séjour à New York à partir de la mi-janvier 1945. Au cours d’un assez long entretien avec Breton, celui-ci lui confirme que ses anciens amis Aragon, Éluard, Picasso tiennent le haut du pavé. Les staliniens s’emparent des réseaux d’information. Breton en déduit que son retour en Europe serait prématuré.

La paix revenue le 8 mai 1945, c’est l’époque où Breton se prend de passion pour Charles Fourier, le théoricien de l’harmonie universelle. Il s’intéresse plus au penseur des lois d’attraction et d’analogie qu’à l’économiste. Son ombre « frénétique » apparaît dans Arcane 17 au côté d’autres socialistes. L’article de Breton sur Arshile Gorky, à l’occasion de son exposition à la galerie Julien Lévy en 1945, constitue la matrice de l’Ode à Charles Fourier, par le biais de l’analogie (SP IV 589). Les 5 volumes des Œuvres complètes de Fourier l’accompagnent durant le voyage qu’il effectue dans l’Ouest américain avec Elisa. Ils se rendent d’abord à Reno, la capitale du jeu, dans le Nevada, bien connue pour les facilités qu’elle offre aux couples désireux de divorcer et de se remarier sur-le-champ. AB écrit à B. Péret, de Reno, le 1ᵉʳ juillet 1945 : « je passe quelques semaines à Reno, qui sont le temps minimum exigé par la procédure de divorce. Je t’annonce donc par cette lettre mon mariage avec Elisa qui aura lieu le 30 juillet très exactement. De là nous rentrerons à New York par l’Arizona et le Nouveau-Mexique de manière à pouvoir assister à quelques festivals indiens. » (Correspondance, p. 230)

Il entreprend alors un long poème, qu’il intitulera Ode à Charles Fourier. « C’est dans le jardin de la pension qui nous abritait, ma future femme et moi, que j’ai commencé à écrire l’Ode indique Breton à son commentateur, Jean Gaulmier. Il se peut qu’elle participe de la si singulière atmosphère de Reno où les “machines à sous”, […] tapissent les murs, tant des magasins d’alimentation que des bureaux de poste, et qui agglomèrent tant bien que mal la foule de ceux qui aspirent à une autre vie conjugale, aux cow-boys et aux derniers chercheurs d’or. »

Les trois mouvements du poème reflètent les circonstances du voyage.

Au plan international, on commence à découvrir la réalité des camps d’extermination nazis, l’Europe a subi un hiver d’une rigueur inconnue, les jours de disette se prolongent, la première bombe atomique souffle Hiroshima le 5 août, et reviennent « indigence, fourberie, oppression, carnage ». Confronté à ces désastres, le système socialiste de Fourier demeure opératoire.

Renversant la vapeur poétique, le deuxième mouvement du poème, très prosaïque, pointe ce qu’il en reste.

Le troisième mouvement éclaire l’analogie entre le bonheur présent et l’avenir de l’humanité : « C’est au plus haut période de l’amour électif pour tel être que s’ouvrent toutes grandes les écluses de l’amour pour l’humanité non certes telle qu’elle est mais telle qu’on se prend à vouloir activement qu’elle devienne. » (OC III, 358)

Des différentes étapes de son parcours, Breton salue le philosophe. Du grand cañon du Colorado, de la forêt pétrifiée, du Nevada des chercheurs d’or et des villes fantômes, et pour finir, du centre de la chambre souterraine et sacrée des Indiens hopis, le « 22 août 1945 à Mishongnovi ».

La date et le lieu inscrits dans le poème ont leur importance. Ils marquent l’intérêt de Breton pour le destin et la culture des Indiens pueblos. Des notes inédites, ornées de dessins, en témoignent (OC III, 183-209). Il relève ce qui concerne les végétaux, les maisons, les coutumes, en particulier les danses de la Vache et du Serpent, dont il consigne brièvement les évolutions, les costumes des danseurs, leurs bijoux, tout en regrettant le trouble qu’apportent les touristes. Le couple est accompagné par un jeune ethnologue, et Breton s’appuie sur les observations précédentes des savants. S’il lui arrive de comparer la pensée des initiés à l’attitude surréaliste, son regard se veut neutre, objectif.

Il rapporte un ensemble de poupées katchinas, mais les Hopis se refusent à lui vendre leurs masques. Quant aux Zunis, on prétend qu’ils peuvent aller jusqu’à tuer le Blanc qui serait trouvé en possession d’un de leurs masques. « Je n’ai pas abandonné l’idée de relater les impressions si vives que j’ai éprouvées dans leurs villages (Shungopavi, Wolpi, Zuni, Acoma) où j’ai pu me pénétrer de leur dignité et de leur génie inaliénables, en si profond et bouleversant contraste avec la condition misérable qui leur est faite », dira-t-il dans ses Entretiens (OC III 561), en s’insurgeant contre le déni de justice des Blancs à leur égard.

Pourtant ni ce livre de voyage, qui aurait nécessité d’abondantes reproductions, ni l’ouvrage Les Grands Arts primitifs d’Amérique du Nord, conçu en 1947 pour la galerie Jeanne Bucher, avec la collaboration de Lévi-Strauss, Robert Lebel et Max Ernst, ne virent le jour de son vivant. Ils auraient mis en évidence le regard précurseur de Breton sur les sociétés amérindiennes, tout en satisfaisant un rêve de toujours au cours de ce voyage au Nouveau-Mexique.

En somme, Elisa, Fourier, les Indiens Hopis participent d’une même attraction passionnelle : la quête d’un bonheur individuel dans l’harmonie sociale.

II L’ANTHOLOGIE DE L’HUMOUR NOIR

Après l’Ode à Charles Fourier, l’individu apparaît explicitement dans l’Anthologie de l’humour noir, mais seulement dans l’édition de 1950, avec d’autres ajouts.

Auparavant, Breton devait en traiter dans s 4 conférence prévue le 25 janvier 1946, consacrée aux penseurs sociaux : Saint-Simon, Enfantin et « l’immense » Fourier, dont Breton écrit : « Les passions, selon Fourier sont universelles et bonnes ; l’ascétisme se trompe en les niant, et c’est sur les passions que devrait s’établir la société future. C’est précisément le refrènement — on dirait aujourd’hui le refoulement des passions qui fait les vices. Ces vices disparaîtront dans une bonne organisation sociale où les passions ne seront plus combattues mais encouragées et ou il faudra veiller à leur judicieuse utilisation. ».

Il traite ainsi de « l’attraction passionnée ou révélation sociale permanente […] la projection enthousiaste de [l’amour] dans toutes les autres sphères » (OC III, 357) – ce qui revient à placer, en toute conscience, l’amour au centre même de toute l’Harmonie fouriériste.

L’éloge de la passion et du désir, de tous les désirs – contre la discipline marxiste – n’en continuera pas moins de relier au surréalisme le cœur du message de Fourier, jusqu’à placer le réformateur sous le signe de « la liberté absolue » (OC III, 265).

Le conférencier se demande quelle part d’humour teinte ses excès d’imagination prophétique, alliés à un savoir si sûr qu’il pourrait être lié à la tradition hermétique.

Si Fourier se révèle « immense » aux yeux de Breton, c’est parce qu’il « opère la jonction cardinale entre les préoccupations qui n’ont cessé d’animer la poésie et l’art depuis le début du XIX siècle et les plans de réorganisation sociale qui risquent fort de rester larvaires s’ils persistent à ne pas en tenir compte » (OC III, 598). Particulièrement sensible à cette position – analogue à celle que le surréalisme aura voulu incarner tout au long du XXᵉ siècle – le poète s’efforcera dès lors de situer l’utopiste au cœur de ce romantisme dont lui-même se disait le « suzerain » (OC III, 264). Le comparant à Nerval ou scrutant l’influence qu’il put avoir sur Eliphas Lévi puis Victor Hugo (OC III, 267 ; OC II, 910), il n’hésite pas, pour lui « rendre les honneurs auxquels il a droit », à s’opposer au jugement de Baudelaire (OC II, 911). Enfin, en ces années soucieuses d’explorer l’héritage hermétiste, et comme pour mieux le situer au confluent de toutes les sources du surréalisme, il ne manquera pas d’interroger ses rapports avec ce qu’il nomme ici « la philosophie hermétique » (OC II, 910), ailleurs « la persistante vitalité d’une conception ésotérique du monde » (OC III, 740).

Fourier entendait « refaire l’entendement humain » (OC II, 910). Dans les années 1946-1947, la formule est largement reprise par Breton (OC III, 749, 759), jusqu’à devenir un des mots d’ordre les plus décisifs du surréalisme et côtoyer les fameux étendards, « changer la vie » (Rimbaud), « transformer le monde » (Marx), sous lesquels le mouvement se sera lui-même placé (OC III, 737).

Par-delà les formes qu’aura pu prendre la doctrine fouriériste, c’est finalement cette audace, ce « doute absolu à l’égard des modes de connaissance et d’action traditionnels » (OC III, 598) qui fera aussi l’héritage le plus décisif du réformateur.

Ces considérations, et surtout le souci d’intégrer Fourier dans une anthologie de la liberté à laquelle il a longtemps songé, conduisent Breton à lui faire place dans l’Anthologie de l’humour noir (1950). Sensible à l’humour de Fourier, la critique s’interroge sur sa couleur. Pour moi, la question ne se pose pas dans ces termes, puisque ce recueil est, de fait, un rassemblement des textes que Breton a goûtés au cours de ses lectures, ceux qui ont sa préférence, et dont il veut garder mémoire. C’est ainsi qu’il conserve et donne à lire des extraits de la Théorie des quatre mouvements, du Traité de l’association domestique agricole, du Nouveau Monde industriel et sociétaire, des Dernières Analogies. Il conclut sa notice en cédant allusivement la parole à Raymond Queneau : « « Peut-être une bonne thèse, a-t-on suggéré, reste-t-elle à écrire sur Fourier humoriste et mystificateur ». Il est certain qu’un humour de très haute tension, ponctué des étincelles qu’échangeraient les deux Rousseau (Jean-Jacques et le Douanier) nimbe ce phare, l’un des plus éclairants que je sache, dont la base défie le temps et dont la cime s’accroche aux nuées. » (OC II, 912)

III. L’écart absolu

Rien de surprenant si, presque vingt ans plus tard, pour donner le la à l’exposition surréaliste de 1965, Breton – qui protesta en 1961 contre l’idée de raser le socle de la statue de Fourier sur le boulevard de Clichy – avait fait de l’ « Ecart absolu » (OC IV, 1039) un de ses points de méthode. L’Ode nous en avait déjà prévenus : « c’est le monde entier qui doit être non seulement renversé mais de toutes parts aiguillonné dans ses conventions » (OC III, 359)

La méthode a déjà été exposée en 1835 par Charles Fourier, peu avant sa mort, et dans un sens positif : « Un débutant un peu adroit réussit à se faire remarquer, en prêchant l’opposé des opinions admises, en contredisant tout dans les conférences et les pamphlets.

« Comment parmi tant d’auteurs et d’ergoteurs qui ont suivi cette marche, aucun n’a-t-il eu l’idée d’exploiter largement l’esprit de contradiction, de l’appliquer non pas à tel ou tel système de philosophie, mais à tous ensemble ; puis à la civilisation qui est leur cheval de bataille, et à tout le mécanisme social actuel de l’humanité ? » Charles Fourier, La Fausse Industrie, morcelée, répugnante, mensongère et son antidote, l’industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique, donnant quadruple produit (Paris, Bossange, 1835, p. 51)

Fourier va plus loin dans cette partie qu’il intitule « L’écart absolu » en référence au vocabulaire de la statistique (et non de la danse). Prenant l’exemple de Vasco de Gama et de Christophe Colomb, il postule qu’on ne découvre jamais rien si l’on se contente de suivre les chemins déjà parcourus.

Pour refaire l’entendement humain, il faut pratiquer un grand écart de pensée. N’est-ce pas exactement la démarche préconisée par André Breton dès le Manifeste du surréalisme (1924), loù se trouve le même exemple de Colomb pour vanter la découverte de l’écriture automatique ?

Au vrai, Fourier appuie son raisonnement sur l’exemple de Descartes, « père de la philosophie moderne », qui recommandait de pratiquer le doute. Mais le doute passif ne mène à rien, il faut pratiquer le doute actif, par la méthode de l’écart absolu, écrit-il. N’est-ce pas ce que préconisait auparavant Descartes écrivant « je ne veux pas savoir s’il y a eu des hommes avant moi » ? Phrase mise en exergue de la revue Dada, n° 3, en décembre 1918. et c’est bien à l’essentiel de la méthode cartésienne que Tzara se référait lorsqu’il préconisait le doute absolu : « A priori, c’est-à-dire les yeux fermés, Dada place avant l’action et au-dessus de tout : Le Doute. DADA doute de tout. Dada est tatou. Tout est Dada. Méfiez-vous de Dada ».

Il a donc existé, sinon en France, du moins en français, une école du doute et de l’écart, formant une chaîne continue de Descartes à Fourier puis Ducasse/Lautréamont et Tzara pour finir par André Breton, ce dernier baptisant « l’Écart absolu » la dernière exposition internationale du surréalisme qu’il organisa en décembre 1965 à la Galerie de l’Œil, à Paris. Les exposants se devaient de suivre la théorie de l’écart absolu préconisée par Fourier, et formulée dans la Théorie des quatre mouvements.

En vérité, si Breton a souscrit aussi rapidement à la théorie exposée par Fourier, ce n’est pas pour les fantaisies qu’il pouvait y trouver, ni pour l’exercice particulièrement libéré de l’imagination, c’est que la loi de l’écart absolu répond, sous forme théorique, à la définition de l’image que l’auteur de Mont de piété se donnait dès 1917 contre Pierre Reverdy. Alors que ce dernier préconisait un écart lointain mais justifié entre les deux termes de l’image, son jeune interlocuteur posait la règle de l’arbitraire le plus élevé, qu’il allait reprendre dans le Manifeste du surréalisme. La méthode de l’écart absolu, ouvertement pratiquée et revendiquée, ne s’arrête pas avec les surréalistes, puisqu’elle a été reprise et théorisée par les Situationnistes jusqu’aux Telquelliens.

Et l’exposition du même nom aura montré comment les artistes auxquels se réfèrent les surréalistes construisent un autre monde, très loin de celui qui nous enferme.

ANNEXE

Occurrences de « Fourier » dans OC numérisées :

[III0058, A.17, III0098, A.17, III0110, A.17, III0111, A.17, III0112, A.17, III0113, A.17,

III0560 ; Ent., III0571, Ent., III0595, Ent., III0598, Ent., III0603, Ent., III0605, Ent., III0607, Ent., III0610, Ent., III0611, Ent., III0612, Ent., III0613, Ent., III0617, Ent., III0626, Ent., III0633, Ent.;

III0747, C.D.C., III0767, C.D.C., III0783, C.D.C., III0797, C.D.C., III0807, C.D.C., III0846, C.D.C., III0881, C.D.C., III0906, C.D.C.,

III0909, A.H.N., III0910, A.H.N., III0911, A.H.N., III0912, A.H.N.,

IV0067, A.M., IV0068, A.M., IV0274, A.M.,

IV0498, S.P., IV0589, S.P., IV0590, S.P., IV066, P.C., IV0766, S.P., IV0828, S.P.,

IV0853, P.C., IV0863, P.C., IV0882, P.C., IV0970, P.C., IV1028, P.C., IV1037, P.C., IV1041, P.C.

René Crevel – Babylone

Suite au signalement du texte incomplet de Babylone,  dû à une rupture de lien sur notre ancien site (2007) , vous trouverez ci-dessous le texte intégral sans mise en forme

René Crevel

Babylone (1927)

&&&Babylone&&&

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CHAPITRE PREMIER MONSIEUR COUTEAU, MADEMOISELLE FOURCHETTE
Une petite fille interroge : « Qu’est-ce que la mort ? » mais, sans laisser le temps d’une réponse, déjà prévient :
Et surtout, puisque tu prétends que tout le monde meurt, il ne faut pas essayer de me faire croire que c’est comme quand on dort. Ceux qui s’amusent n’ont jamais sommeil…
D’une famille qui ne boit que de l’eau, se méfie des effets du poivre, a proscrit de sa table la sauce anglaise, les pickles et même la moutarde, mais, volontiers, entre la poire et le fromage, parle d’hygiène sociale, la mère, résignée, dès le seuil de la trentaine, à la plus grise, la plus inutile des vertus, constate :

_ Ceux qui s’amusent ont beau n’avoir jamais sommeil, ils n’en meurent pas moins, tout comme

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les autres. Nul, d’entre les hommes, n’échappe à la loi fatale, car mon enfant, la mort… la mort…

_ Ah oui, je comprends. La mort, elle ressemble à cousine Cynthia. Cynthia, même avant de la connaître, je ne pensais qu’à elle. D’ailleurs, à la maison, à tous les repas, on en parlait. On était si impatient de la voir, et grand-mère répétait : « Cynthia, ce sera notre rayon de soleil ». Alors quelle joie, le jour de son arrivée. Elle apportait des gentils cadeaux pour chacun et, avec ses cheveux rouges, sa robe verte et ses yeux gris comme les nuages, on devinait tout de suite qu’elle était née dans un pays où toi, tu n’iras jamais. On l’avait installée dans la plus jolie chambre, et elle aurait pu y rester des années et des années, mais, un beau jour, plus de Cynthia. Elle avait filé sans rien dire. Comme une voleuse. En partant, elle avait emmené papa. D’abord, j’ai cru que c’était pour rire, mais ils ne sont pas revenus. Grand-mère, comme toujours, fait la fière, dit qu’il ne faut pas les regretter et qu’il n’y a qu’à les laisser courir la prétentaine. Grand-père, lui, en veut surtout à Cynthia. Il l’appelle de drôles de noms et, l’autre soir, il a crié très fort qu’elle était une putain. Une putain, qu’est-ce qu’une putain ? Mais, au fait, dis, la mort, est-elle aussi une putain ?
Silence.
L’interrogée serre, et tant qu’elle peut, ses

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lèvres, comme si elle avait peur de laisser, par surprise, glisser une phrase, un mot. N’abdique tout de même point la curiosité puérile dont l’insistance monte jusqu’au regard de la femme, s’y appuie, pour, d’une pression, faire jaillir le noyau secret d’un mutisme :

_ Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce qu’une putain ?
Une petite voix, sans se lasser, répète sa question, et, à même la surprise maternelle, l’inquiétude, cette taupe, creuse ses galeries.
Privée, par atavisme, des possibilités païennes de la joie, pour s’arracher au souvenir de sa faillite domestique, cette blonde terne, prématurément délaissée, n’a pas été chercher midi à quatorze heures. Son mari parti pour une destination inconnue, aussi simplement qu’elle a donné neuf mois de sa vie, afin que, de son corps, naquît un autre corps, elle décida que les années à venir elle les vouerait à la formation spirituelle du fruit de ses entrailles. Au reste, son propre père, psychiatre barbu, candide et matérialiste, ne demande qu’à l’aider de ses lumières. Aujourd’hui, par malheur, le savant est en voyage. Il est vrai que, tout dernièrement, interrogé sur l’opportunité d’une éducation sexuelle précoce, il a si bien marqué la complexité de la question, que notre Maintenon en chambre n’a pas su, au bout du compte, à quoi s’en tenir. Et qui donc oserait prier de se résumer celui dont l’indulgence

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pour tous les humains, par lui mesurés, quant à leurs instincts, leurs vices, leurs folies, avec une si déconcertante précision, et aussi, les titres, l’assurance et la renommée mondiale intimident les siens autant qu’ils les flattent ?
Mais, que la petite fille, une fois encore demande : « Qu’est-ce que la mort, qu’est-ce qu’une putain ? » et plus n’est besoin de l’avis d’aucun spécialiste en psychologie pour comprendre que mieux vaut remettre à plus tard le soin périlleux d’expliquer les mystères de la génération. En attendant, impossible de n’être pas bouleversé d’une telle curiosité. La mère, elle, à l’âge de cette enfant, n’aurait jamais eu l’audace de poser semblables questions, bien plus, ne les aurait pas même imaginées. Et, certes, la faim de savoir, la soif expérimentale, pour impérieuses qu’elles soient dans la famille, ne sauraient suffire à expliquer cette insistance. Comment, d’ailleurs, un esprit docile aux faits, même dans son extrême jeunesse, peut-il ne point sentir quel opprobre est dans le mot échappé à la colère d’une bouche, qui ne pouvait tout de même pas user d’épithètes incolores, pour qualifier une coquine à cheveux rouges, venue de ses brumes originelles, à seule fin de dérober, à la plus fidèle des épouses, un mari que la vertu n’était point capable de retenir. Au fait, nous y voilà. C’est de l’infidèle que l’enfant tient son imagination saugrenue. \étrange race, que

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celle des petites filles dont les pères ont quitté les continents de sagesse pour des créatures à cheveux de flammes. Le jeune père dont il s’agit, qu’il n’ait eu ni principes, ni méthode, ni morale, sa conduite, assez éloquemment, le prouve. Reste à savoir si la petite optera pour la vagabonde frivolité de l’un ou l’austère soumission de l’autre de ses géniteurs. Que, spontanément, elle ait saisi le rôle joué par une femme peinturlurée dans la désunion du ménage, voilà, qui, pour témoigner d’un assez remarquable sens d’intuition, n’en est pas moins d’une précocité d’assez mauvais aloi. Et comment ne point déplorer son penchant pour le bizarre ? En effet, l’intérêt qu’elle porte à la fatale cousine n’est pas symptôme unique de son espèce, et la mère se rappelle toute une série de bonshommes bleus, de maisons violettes aux toits orange, de prés rouges et de bien d’autres invraisemblances barbouillées avec la première boîte d’aquarelle. Et inutile d’affirmer qu’il y a une race blanche, une jaune, une noire, une rouge, mais nulle, couleur de ciel, que les maisons se bâtissent de pierres ou de briques et sont blanches ou roses, que l’herbe des prés pousse verte. Une enfant reconstruit le monde au gré de son caprice, préfère, à tous les autres, les animaux fabuleux, se moque des cygnes du Bois de Boulogne, rit au nez des ours du Jardin des Plantes, méprise les lions, les chameaux, les éléphants et ne daigne

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regarder d’un oeil moins sévère les rhinocéros que grâce à la corne plantée là où l’on n’aurait aucune raison de s’attendre à l’y trouver. Et que de questions à propos du gnou, dont la vieille cuisinière la menaçait, à la tombée du jour, l’automne dernier à la campagne.
Pour l’heure, la bête apocalyptique, c’est la mort, et à nouveau, les yeux grands à engloutir l’univers :

_ Qu’est-ce que la mort, qu’est-ce qu’une putain ?

_ La leçon est finie, ma chérie.

_ Mais tu ne m’as pas répondu.

_ Va t’amuser. Dis à ta bonne qu’elle te donne ton goûter.
L’enfant voit qu’il est inutile d’insister. Elle ira droit à l’office, mais non demander ses tartines. Elle prend un couteau, une fourchette, court se cacher dans un coin de sa chambre, et, tout bas, rien que pour elle, déjà commence :

_ Le couteau c’est papa. Le blanc qui sert à couper, sa chemise ; le noir, qu’on tient dans la main, son pantalon. Si le blanc qui sert à couper était pareil au noir, on pourrait dire qu’il est en pyjama, mais malheureusement il n’y a pas moyen.
La fourchette c’est Cynthia. La belle Cynthia, l’Anglaise. Ce qui sert à piquer les choses qu’on veut prendre dans l’assiette, c’est les cheveux de Cynthia. Elle a une jolie poitrine, qui saute, car

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elle est essoufflée. Papa est bien content. Il caresse Cynthia et il rit parce qu’il croit qu’elle a enfermé deux petits oiseaux dans son corsage. Alors il lui fait une déclaration :

_ Tu sais, Cynthia, je t’aime. Je suis ton amoureux. Quand on passe dans les couloirs, j’ai toujours une envie folle de t’embrasser. Tu es si belle avec tes cheveux rouges et ta robe verte. Je voudrais que ma petite fille, plus tard, te ressemble. De beaux jeunes gens lui feraient la cour et on la marierait avec celui qui jouerait le mieux au tennis. Ma femme, elle, connaissait un tas de choses. Bien sûr qu’elle était aussi savante que toi, mais on ne s’amuse pas souvent avec elle. Nous, quand on est tous les deux, on rit, on chante. Alors on va faire un voyage. Chaque soir on aura une nouvelle chambre, mais toujours avec des lits jumeaux, le plus près possible l’un de l’autre, et on parlera longtemps avant de s’endormir. On fera la grasse matinée. On mangera dans les wagons-restaurants et pour que personne ne nous reconnaisse, je t’appellerai mademoiselle Fourchette. Toi, tu m’appelleras monsieur Couteau, et on nous prendra pour des Espagnols en voyage de noces. On ira dans des endroits très gais, où il y aura des fleurs aussi douces que tes cheveux et des boutiques où je t’achèterai des belles robes décolletées. Dans les pays chauds on boira de la limonade si froide et si piquante qu’on éternuera.

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Au pôle nord, avant de se coucher, on mettra tant de rhum dans notre thé qu’on rira en dormant. On montera sur toutes les Tours Eiffel. Si on rencontre des tigres, je te donnerai le bras et tu n’auras pas peur. Sur les banquises on verra des phoques qui jouent à la balle avec leur nez et on en ramènera un, pour nous distraire quand nous serons vieux. On enverra des oiseaux-mouches et des cornes de rhinocéros à ma petite fille. On lui écrira aussi sur des belles cartes postales, car je pense qu’elle doit bien s’ennuyer avec sa mère qui lui donne tous les jours des leçons d’arithmétique. Alors il faut être gentils avec elle, puisque tous les deux on est si heureux ensemble. Je t’aime tant, Cynthia. Tu ne ressembles pas aux autres femmes. Tu es bien plus belle. Tu es comme la mort, Cynthia, tu es une putain comme la mort, Cynthia, ma chérie, ma petite putain…
Quelques semaines plus tard, au déjeuner, l’enfant assise entre son grand-père et sa grand- mère, demande pourquoi il n’y a personne, devant le quatrième couvert, à la place de sa mère.

_ Ta maman était fatiguée, ce matin, mais elle va venir tout de suite. Et, en effet, quelques minutes plus tard, la porte s’ouvre, et entre la jeune femme, les yeux

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rouges dans un visage gris. Assise elle renifle, sans pouvoir avaler une bouchée. La grand-mère hausse les épaules, selon le rythme de mépris qui sert de métronome à toute son existence. Le grand-père, la barbe plus que jamais majestueuse, la fourchette dans une main, le couteau dans l’autre, comme les sceptres complémentaires de la Justice et de l’Autorité, cherche une phrase qui résumerait la situation, tandis que l’enfant ne peut s’empêcher de penser :

_ Pourvu qu’il ne s’aperçoive pas que le couteau c’est papa, et la fourchette Cynthia. Mais à peine a-t-elle eu le temps de se formuler, à elle-même, cette crainte que, déjà, le paterfamilias, de cette belle voix grave qui donne une si troublante apparence de profondeur aux moindres de ses diagnostics ou communications à l’Académie de médecine, commence :

_ Ton mari, un membre gangrené, rien à faire pour le sauver. Tôt ou tard, il fallait songer à l’amputation, sinon… sinon…
Un geste des mains ouvre le champ aux plus terribles hypothèses. Et de continuer :

_ La sagesse des nations voit juste, lorsqu’elle déclare : qui se ressemble, s’assemble. La rouquine ne le lâchera pas de si tôt. Sans doute, notre tort fut-il d’accueillir cette fille à notre foyer, mais, à défaut de celle-là, il serait parti avec une autre…

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Alors, d’entendre constater son irrémédiable infortune, l’abandonnée laisse crever son émotion, au-dessus d’un beefsteak aux pommes. Grande débâcle. Elle mâche ensemble son chagrin et sa viande, et avale avec les glouglous du désespoir une nourriture arrosée de larmes, cependant que le psychiatre-patriarche continue :

_ Je sais, je sais, tu es une affective. Tu tiens de ta chère maman. Je suis le premier d’ailleurs à reconnaître qu’on serait bouleversé à moins. Le scandale n’est pas circonscrit à une capitale. Un journal de Londres publie les photos des fugitifs, et déjà, même, annonce leur mariage, alors que votre divorce n’est pas encore prononcé…
La grand-mère, qui n’a pas vu ce document, demande qu’on le lui apporte, et voilà l’enfant priée d’aller chercher le quotidien anglais, dont la première page offre, entre la photographie d’un satyre de White Chapel quelques minutes avant sa pendaison, et une mariée médiévale à l’excès qui sort de Westminster au bras d’un jeune lord impeccable et souriant, une Cynthia ruisselante de perles, si parfaite de cou et de visage, que, même en dépit de la triste matière du papier et de l’encre du journal, l’on croirait le front, les joues, les épaules, les bras polis par un soleil de bonheur, irisés d’un arc-en-ciel plus subtil que celui du triple sautoir sur la peau, la robe. Un poignet est si lourd de bracelets qu’une main, comme un oiseau mouillé au soleil d’avril,

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se repose sur la branche d’un fauteuil, tandis que l’autre, sèche de bagues, se rafraîchit à l’écume des perles tombées en cascade du soyeux sommet des seins. L’écume des perles reçues en lac par le fragile plateau que fait de l’un à l’autre genou une robe de femme assise. Dans un petit rectangle qui découpe le miracle de la jupe, la tête du jeune père qui s’est laissé ensorceler. En bas, trois lignes pour dire qu’il est le gendre du plus célèbre psychiatre européen, expliquer l’aventure, donner quelques noms.
L’enfant sait qu’on l’attend et qu’elle ne peut demeurer des heures en contemplation. Une dernière seconde, elle regarde Cynthia de toutes ses forces, ferme les paupières pour ne point permettre à quelque nouvelle image de gâcher, par surimpression, dans la chambre noire du souvenir, la photographie de la merveilleuse photographie de Cynthia.
À tâtons, elle est revenue dans la salle à manger, où l’on est trop affairé autour du portrait, pour remarquer ses yeux clos. Mais, si elle ne peut voir la grand-mère étudier, derrière son face-à-mains, cette pièce à conviction, aussi sérieusement que les bactériologistes de la famille, les microbes à travers leurs microscopes, du moins l’entendra-t-elle rendre son jugement :

_ Ma pauvre soeur, mieux vaut pour elle être morte que de voir sa péronnelle de fille photographiée à moitié nue sous des kilos de perles

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fausses. Sa robe, avez-vous remarqué la robe de cette Cynthia ? On la croirait habillée pour le soleil de la Martinique, plutôt que pour les brumes de l’Angleterre, le dernier pays de l’Europe, pourtant, disait mon cher beau-frère, le malheureux père de cette créature, où l’on ait conservé une certaine notion de la dignité. En tout cas, notre donzelle ne mourra point de chaleur, avec ces trois chiffons autour des hanches. Et dire que nous avons reçu, hébergé pareille Messaline. Quand je pense à ma sœur si droite, si pondérée. Elle nous avait quittés fort jeune, pour épouser un collègue de mon père à Londres. Mais, à l’étranger, elle est demeurée aussi honnête qu’en France et, jamais, elle n’a failli à nos traditions de mesure. Mon beau-frère, d’ailleurs, en dépit de la différence des races, était vraiment des nôtres. Je le revois si impeccable, économe (un peu plus, on aurait même pu le dire greffé sur martin sec). Comment lui et sa femme, de si braves cœurs, ont-ils fait pour avoir un tel oiseau de fille ? Que les hommes sont bêtes. Songe donc, ma chère enfant, à la vie d’intérieur que nous offrions à ton mari. Nous ne sommes point gens à faire des galipettes. Tout de même, des esprits qui le valaient bien, n’ont jamais eu l’air de trop s’ennuyer dans notre compagnie. Et même, je ne sais plus quel interne de ton père, dans un toast, à la fin d’un banquet, vantait l’autre jour son esprit pince-sans-rire…
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… Et tralalalalalalalala… se chantonne à elle- même l’enfant, qui ne rouvrira les yeux que lorsqu’elle sera sûre que la famille s’est levée, a quitté la salle. Alors parce que les fruits lui semblent tristes dans leur compotier sans couleur, elle rêve à la volupté de manger une glace entre Cynthia et son père, bien assise sur une banquette de peluche rouge, tandis qu’un orchestre, aux fleurs disposées sur la nappe, mêlerait les notes, les accords d’un bonheur dédaigneux de mots. Cher monsieur Couteau, chère mademoiselle Fourchette !

_ Vous savez, papa, vous savez, Cynthia, si grand-mère dit des méchancetés contre vous, c’est qu’elle bisque. Au fond, elle voudrait bien avoir, elle aussi, des bracelets, des colliers, car elle sait bien qu’elle n’est pas jolie avec sa peau ridée, ses vilaines robes noires, sa vieille fourrure qui sent le chien mouillé et son chapeau bibi sur le haut de la tête. Quand elle bougonne après moi, je ne réponds pas, mais, attention, le jour où je serai grande, sûr que je ne resterai pas à jouer aux cartes ou à faire des gammes après dîner. Chaque soir je mettrai une robe nouvelle très décolletée avec des fleurs sur l’épaule. J’aurai des souliers en or et un éventail tout rose, en plumes, aussi grand que moi. Alors, je pourrai devenir une actrice. Je chanterai des choses qui ne voudront rien dire, et je rirai et je danserai comme l’Américaine qu’on a vue cet
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été à Vichy, au Casino. Comme à l’Américaine, on m’apportera des bouquets, et je reviendrai cinq ou six fois, pour la révérence. \à la sortie, des jeunes gens se disputeront pour que je monte dans leur auto. Je choisirai toujours une voiture rouge, parce que c’est plus beau dans la campagne, et, si on va très vite, on peut écraser des poules et même des moutons sur la route, sans faire de taches. Quand Cynthia est venue, grand-mère, qui n’était pas encore jalouse, répétait toute la journée : « La fille de ma soeur est une beauté, au front couronné de flammes. » C’est la vérité. Les cheveux de Cynthia sont si beaux qu’on pense qu’ils vous brûleraient les doigts si on osait y toucher. Papa doit être fier de vivre avec une si belle dame, qui a des jolies couleurs sur ses joues. Un homme ne peut pas être gai, quand sa femme a une mauvaise mine. Mais voilà, grand-père, maman ne comprendront jamais. Aujourd’hui papa porte un pantalon de flanelle blanche, puisque c’est un couteau à manche d’ivoire. Il est au bord de la mer. La nappe c’est l’océan Atlantique. Cynthia monte sur un rocher. Papa veut la suivre. Il glisse à cause des algues. Cynthia le retient et l’empêche de tomber à l’eau. Il la remercie, lui embrasse la main, pas le bout des doigts, mais l’intérieur qui est toujours si doux…
Les amoureux se serrent bien fort l’un contre l’autre, car voilà le soir et il fait froid. Tout à
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coup c’est la nuit. Un grand oiseau vient se poser sur la tête de Cynthia. Il aime mieux ses cheveux que le nid habituel.
Dans le brouillard des rêves, chaque nuit s’allume le nom de Cynthia. Il ne se passe pas un repas que l’on ne peste contre l’aventurière, la rouquine. Le savant à grande barbe, qui affirme sans se faire prier que le travail est encore le meilleur remède contre l’obsession mélancolique, pour que la délaissée achève d’oublier son malheur, lui a demandé de l’aider dans ses recherches. Alors, quand il y a du monde à dîner, ou s’il parle d’elle, le psychiatre se rengorge pour dire « ma collaboratrice », « la mieux douée de mes élèves », ou quelque chose de cette farine.
Quant au fugitif, cheville ouvrière de ce douloureux branle-bas, selon l’expression familiale, on ne l’a vu qu’une fois, durant le temps qu’il fut obligé de passer à Paris, pour les formalités du divorce. L’enfant s’était promis de lui poser mille questions sur Cynthia, ses perles, ses robes, leur voyage, leur bonheur. Mais, des monologues du jour et des rêves de la nuit, déjà s’étaient levés de trop hautains fantômes et trop péremptoires aussi, pour qu’elle acceptât, entre eux et de quotidiennes possibilités, une confrontation.
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Alors, par dédaigneuse prudence, de tout ce qui des heures et des heures avait été ses délices et sa torture, elle ne souffla mot, se condamnant au remords de ne témoigner nulle affection, ni confiance au jeune homme pâle, qu’elle avait continué d’appeler son père, mais qui avait dû sonner à la porte d’un appartement dont autrefois il avait les clefs, et où sa présence aujourd’hui, soudain, faisait le vide.
Un hiver, un printemps, Cynthia flamboie, idole dont la mémoire tour à tour éclaire un ciel gris ou réchauffe l’azur mièvre des minutes, couleur d’aquarelle entre deux giboulées. Mais, après le flamboiement, à même l’azur, de la jeune femme au casque de feu, une petite fille, les yeux encore éblouis du miracle, ne peut renier sa belle comète. Alors, l’écoeurent les piètres anecdotes, dont se rassasie la haine familiale. Cynthia, déesse rousse, de vos doigts partent des faisceaux de lumière, mais à leur éclat, s’exagère la tristesse des jours, tous pareils. Ennui, beau fils d’orgueil, une enfance déjà se jure de ne jamais accepter, pour elle-même, la répétition des faits et gestes, le ramassis d’histoires dont vivent ceux qu’on appelle les « grandes personnes ». Elle imagine des matins sans mensonge, des après-midi nues, des semaines que n’emplira nulle sottise. Qui donc oserait, en échange, lui refuser le droit sévère de juger une femme maladroite à vivre et qui ne cesse de se plaindre d’un
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homme qu’elle ne voit plus jamais ? Et le savant tout poils et lorgnons, qui répète, tant qu’il peut, que le salut est dans le travail, comme s’il avait besoin de l’affirmer à chaque instant, pour ne point cesser d’en être sûr, et cette vieille femme qui rage de savoir qu’une autre a été préférée à sa fille. L’enfant ne peut croire que des individus qui ont le droit de se promener dans la rue à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, ne s’intéressent à rien, ni à personne, en dehors d’une Cynthia et d’un gendre, qu’ils limitent, arbitrairement, aux mauvais instincts et à la frivolité.
Un hiver, un printemps. Sonne l’heure des lampes : au lieu de se lever, d’aller jusqu’au bouton électrique, une petite fille accepte la nuit qui fait illimitées les chambres de l’enfance. Songes sans images, chanson sans paroles, l’obscurité enfin balaie toutes les poussières sordides, et c’est une porte à même l’insondable profondeur. Des syllabes, rien que pour celle qui les prononce, les mains sur les genoux, à voix basse, des syllabes que nul sens n’alourdit, sont murmurées, sœurs du vent, lorsque son invisible triomphe, autour des créatures, jette une auréole d’oiseaux transparents, victoires sur la furie des océans, les cris des créatures, tourbillonnante surprise au seuil de la forêt shakespearienne et dont Cynthia, à la plus belle minute de son triomphe, dispensait la féerie, lorsque, lasse du discours banal des hommes, elle se
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perdait en plein mystère, au refrain de la chanson d’un page :
With a hey and a ho and a hey nonino.
A hey and a ho and a hey nonino. Pas plus que le vers d’As you like it, dans les rêveries de fin du jour, ne pèse Cynthia, ses perles, ses plumes, ses miracles. Mais tout le temps du dîner, hélas, il va falloir encore se résigner au langage bêtement, inutilement précis des hommes. Au-dessus des têtes, sortie de la soupière comme Vénus de l’Océan, et aussi digne fille d’un potage banal que la plus belle des déesses, de l’insaisissable écume des mers, la suspension jette ses ombres de danseuse ridicule, et, des jupes de cette ballerine, tombe, en guise de lumière, une méchanceté verte.
Alors, parce que loin, très loin, par les plaines d’une nuit, où ne brille aucun feu domestique, où nul visage n’apporte le soir, autour du repas familial, le tribut de sa vieillesse, de sa fatigue, de ses rancœurs, parce que sans se heurter aux objets, aux créatures, le vent continue sa route, chante de vivre, vit de chanter, ne craint rien ni personne, une enfant qui ne veut se laisser accrocher par les petites histoires, les petites choses, les petites gens, ferme les yeux, et tandis qu’elle avale sans goûter, à chaque battement de son cœur, perçoit le murmure invincible :
With a hey and a ho and a hey nonino.

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CHAPITRE II RESSUSCITER LE VENT
Été. Le grand-père et la mère ont été obligés de demeurer à Paris pour leurs travaux. La grand- mère s’est installée avec sa petite fille dans la propriété familiale de Seine-et-Oise.
Reine d’un jardin galonné de buis, à la seringue, la vieille dame abreuve ses roses, comme si ces mijaurées avaient besoin d’un clystère pour retrouver le joli teint, la délicatesse naturels aux fleurs. Terminé ce subtil travail, qu’elle ne voudrait, pour un empire, abandonner à l’indifférente rudesse des mains mercenaires, quand sonne l’heure de l’apothéose quotidienne, en toute dignité, elle monte sur le belvédère d’où chaque auto lui sera prétexte à regretter davantage l’ère majestueuse et sans poussière des victorias et des robes

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princesse. Mais, en dépit de l’orgueil des hispanos et de l’impertinence des citroëns, jusqu’à sa mort, elle demeurera fidèle au cher horizon que limite si artistement un salmigondis de villas, kiosques, treillages, arbres tarabiscotés, etc>.> !
« Quelle magnifique pelouse, les splendides corbeilles, la jolie campagne », s’extasie-t-elle. Un face-à-mains joue le rôle de sceptre et désigne les merveilles du paysage. Voyez plutôt la variété de ce royaume : ici, une vérandah chinoise en faïence, fer forgé, bronze et verre de couleur, dont un marchand de métaux précieux, qui avait du goût et du bon, eut l’idée d’agrémenter certaine petite folie >Z>XVIIIe si simple, si nue que les pierres en semblaient quasi impudiques ; là, sur un gazon parfait, en opposition à l’apoplexie des géraniums, l’anémie bleue des hortensias hydrocéphales, puis, un peu plus loin, tout un régiment de tortues de porcelaine que protège, du haut d’un toit, une famille d’oiseaux fabuleux…
Piètres vestiges des bois, des collines, à quelle sauce saugrenue ont tenté de vous assaisonner les prétentions de ces banlieusards. Dans les bassins cimentés, évoluent des poissons rouges en telles théories qu’on ne se rappelle même plus que d’autres, simplement gris, habitent une eau que n’emprisonnent point des rocailles peinturlurées, une eau qui coule insouciante parmi les prés où, paisibles, paissent les boeufs. Mais,
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tous les seigneurs de ces parterres cocasses n’ont jamais su que les fruits pendent innocents aux arbres, avant de se compromettre avec la crème, dans le secret douteux des tranches napolitaines.
Aux allées contournées, aux pelouses savantes, l’enfant préfère le salon figé en plein contentement de soi, louis-philippard. Là, au moins, elle trouve l’asile d’ombre, le cube de fraîcheur où elle peut oublier l’insulte flamboyante du jour. Meubles aux housses juponnées, placards secrets, canapés interminablement las, résignés à une vieillesse sans gloire, votre douceur un peu moisie donne confiance. Alors à quoi bon sortir, puisque, dès le perron, c’est une odeur lourde de travail et de servitude, sous la toile chaude d’un store, où le maladroit acrobate de feu s’est laissé choir, comme au cirque celui en maillot rose dans le filet.
Esclavage de la terre et des plantes. Un jardinier, aux manches retroussées, une vielle dame à mitaines, seringue d’une main, sécateur de l’autre, persécutent, l’un brutalement, l’autre avec des petites méchancetés de garde-malade hypocrite, cette terre, ces plantes. Seuls, quelques arbres ont réussi à sauver un peu de leur liberté, mais encore n’ont-ils pas su en user, puisque les peupliers de laisser tomber à terre leurs cotons de scrofuleux négligents, et les tilleuls, de forcer au mépris des cœurs d’or qu’ils font pleuvoir, à pleines brouettées, pour épaissir

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le feutre de leurs bonnes intentions. Un saule pleureur, platement, imite l’Andromaque des matinées classiques. Quant à ces pommiers tordus de rhumatismes, quels rêves, à leurs branches, pourraient s’accrocher protecteurs de l’enfance ? Alors, parmi la pénombre d’une maison aux rideaux tirés, dans le giron d’un fauteuil d’acajou, et velours de Gênes, c’est un réconfort, presque de la joie, d’apprendre à savoir, de mieux en mieux, chaque jour, qu’il y a des semaines, des mois, des années qui comptent pour du beurre.
Renaissent donc les brouillards roux de l’hiver ; Cynthia, Cynthia, reflet fauve dont s’éclairaient les nuits prématurées, il faudrait bien plus qu’un vrai soleil dans le vrai ciel, pour que se dissipât le miracle de ton insaisissable lumière. Minutes chaudes, heures lisses, mer d’huile, sans promesse de voile à l’horizon, béni soit le rayon de mémoire qui va percer enfin l’immobilité d’un présent dont la surface semblait sans transparence. Le flot soudain creusé, de leurs arabesques vivantes, les fougères insoupçonnées allument le secret des profondeurs. \à égale distance de la surface et du fond, un homme (frac impeccable), une femme (robe liquide, cape glauque), parallèlement font la planche. \épaves sans poids, et que la plus subtile vapeur soutiendrait, pas une créature terrestre dont le visage se soit jamais éclairé d’un sourire aussi calme,
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aussi pur que les vôtres. Mais vos mains, en dépit de l’immobilité, ont conservé cette souplesse que les créatures perdent avec le souffle de vie. Fantômes, flottez impassibles, parmi les vagues du souvenir. Sur la terre, c’est marée basse et, très loin, se sont retirées les eaux du temps. Ceux qui n’ont jamais arrêté de se mouvoir pour une existence banale, déjà ne savent plus quel prétexte se donner pour but. Midi d’été, l’heure a sonné du renoncement aux précisions que souligne la sottise des lumières habituelles. \à l’ombre des paupières closes, qui des banalités agressives défendent les regards et où, cependant, impossible demeure la nuit, à même un velours concave et de silence, s’allume l’incendie triomphal. Passé, poisson torpille, un gouffre est déchiré de bas en haut, et, de la plus inoffensive des écumes, soudain, jaillit une foudre que les profondeurs renvoient au ciel. Ainsi, au crépuscule, les alentours des cimetières se couronnent de petites flammes, feux-follets, disent les bonnes qui ont peur, lorsqu’elles passent devant le dortoir des morts, phosphore, explique un grand- père positiviste à sa petite-fille qui décide :
_ Du phosphore, mais pourquoi pas ? Phosphore, c’est encore plus joli que Jérôme qui déjà pourrait bien être un nom de fleur. Papa et Cynthia ne sont plus monsieur Couteau et mademoiselle Fourchette. Ils s’appellent monsieur et

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madame Phosphore, puisque maintenant les voilà mari et femme, monsieur et madame Phosphore… Phosphore… Mon phosphore… Son phosphore, il danse à la crête de ses rêves. Il va, couple à jamais uni par le miracle du feu. Doux nageurs de mémoire, voguez horizontaux, et que rien de l’humaine inquiétude ne vous marque. Fleurs lourdes à la tige d’un cou fatigué du poids de ses perles et d’un autre que sa prison immaculée de linge n’a point privé de sa grâce flexible, vos visages, que ne creuse la peur, ne maquille aucune fausse joie, ni ne torture la haine, vos visages, aussi parfaits qu’oeufs d’ivoire, les couronne un cortège de flamboyants poissons. Incendie d’écaille à même la mer, aurore boréale, des nacres, jusqu’au pôle inviolé, remontent les deux amants. Un fauteuil d’acajou et velours rouge est devenu la coque d’un navire, à la suite de leur éblouissant sillage. Vaisseau fantôme docile aux doux flux et reflux du silence, votre voyage, ce miracle entre ciel et terre, s’achève quand sur les jardins ridicules, tombe la nuit. Alors, l’enfant navigatrice sait que le mieux est d’accoster au sol habituel, d’abandonner le salon de l’après-midi, ses golfes à merveilles, pour le jardin banal des hommes, ses allées, ses pelouses que l’obscurité, lentement, régénère. Bientôt les vieilles dames auront quitté leurs terrasses, suivies des domestiques porteurs de

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tables à ouvrage, et la grand-mère elle-même sera rentrée. Point ne sera besoin qu’elle fasse le tour, sept fois, d’une prison, pour que des murs qui s’étaient grands ouverts au sourire infini des flots, à l’inverse de ceux de la cité biblique, se reconstruisent, et de pierres si inexorablement jointes, que nulle Cynthia, nul revenant léger ne sauraient se glisser. Dehors, l’obscurité, cette revanche, d’un peuplier aura fait une volière à chansons, et par la douce grâce d’une pénombre, illimitées seront les routes, les espoirs de l’heure. Le vent, le vent, enfin… Le vent… Mais l’heure n’a pas encore sonné de sa résurrection parmi les feuilles. Soudain une porte a claqué, une voix glapi, facile à reconnaître. Or les mots en flèches, javelots d’ordres brefs, lancés dès le seuil, ne sont point assez aigus, ce soir, pour percer la torpeur de l’office. \à les sentir s’émousser contre le mur, une femme que son accent, d’abord, avait annoncée aussi impérative qu’à l’habitude, n’a guère tardé à perdre de sa superbe. On la devine hagarde, folle de peur et, de fait, elle ne retrouve ses forces, son ton que pour hurler : « Au secours, au secours ! ». Des onomatopées inattendues expriment l’angoisse universelle. L’enfant est réclamée à grands coups de sanglots. On la supplie de dire où elle est et dans quel état, morte, blessée, étranglée, poignardée, coupée en morceaux,

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tant et si bien qu’elle n’ose plus ni parler, ni bouger, et pense que des fantômes, au moins par légions, doivent poursuivre cette aïeule, jusqu’alors fidèle aux manières pondérées, à l’impeccable maintien qui firent le beau temps des tailles de guêpes et des tournures. Or, le galop se rapproche, et la petite fille dont l’inquiétude devient plus violente à chaque coup de talon, est déjà quasi sûre que la mort, mais une mort qui ne ressemblerait guère à Cynthia, une mort au crâne de glace, aux yeux maquillés trop noirs, va faire son apparition. Déjà l’ouragan a ouvert la porte. Sur un canapé, il jette une pauvre créature racornie par la peur, le chapeau de guingois, qui très vite, au reste, reprendra du poil de la bête. Simple petit coup de tête de droite à gauche, le couvre- chef a retrouvé sa place habituelle et l’enfant constate que la grand-mère n’a pas beaucoup changé en dépit de la volubilité du discours : « La cuisinière est peut-être morte, mais toi tu vis. Alors je puis souffler. Il va falloir téléphoner au médecin, au commissaire de police, prévenir, pour qu’ils arrivent au plus tôt, ton grand-père, ta mère, mais, avant tout, je veux t’embrasser, puisque te voilà saine et sauve. J’avais une telle peur. Pourquoi ne me répondais-tu pas ? Un peu plus ton silence me faisait mourir d’inquiétude. C’est que les catastrophes n’arrêtent pas de pleuvoir sur notre famille, et j’ai beau ne pas

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être superstitieuse de nature, comment, après de tels coups, ne le deviendrais-je point ? Mon enfant, nous avons été cambriolés. Tu as bien compris ! Cambriolés. Un peu plus nous étions assassinés. Le plus fort de toute cette histoire est que cette nuit, j’ai eu en manière de pressentiment un songe… oui, un songe. Un songe, me devais-je inquiéter d’un songe ?… continue-t-elle, assez fière de pouvoir donner le ton racinien à son discours, car, si elle n’a rien d’une reine cruelle, en l’occurrence cependant, elle peut se comparer à Athalie, puisque, comme la fille de Jézabel, elle a vu son sommeil traversé de terribles signes avertisseurs. Des chiens dévorants ne s’y sont disputé les os d’aucune vieillarde peinturlurée, mais une bête y a joué un rôle et des plus sinistres. … Et déjà, de faire les honneurs d’un rêve que dominait, perchée sur le fronton d’une armoire de thuya et palissandre, une chouette coiffée d’un long voile de deuil traînant jusqu’au tapis. L’oiseau de mauvais augure sanglotait, gémissait, poussait de telles jérémiades, que celle qu’il était venu troubler, se sentait sur le point de se mettre en colère, lorsque dans les yeux de la pleurnicheuse volaille, au travers des larmes, elle vit soudain briller le regard de sa propre soeur, feu la mère de Cynthia. \émue et exaspérée à la fois de ce bruyant désespoir, elle fit un charitable effort pour être

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aimable et inviter l’intempestive visiteuse à ne point demeurer aussi inconfortablement juchée. Mais, à peine l’avait-elle priée à s’installer pour la nuit, dans un bon fauteuil, que loin de se montrer touchée d’une si délicate attention, la chouette lui éclata de rire au nez et désignant son ventre de plumes :
_ Tu es gentille, parce que tu me crois ta sœur, or, je suis une chouette. Si donc je suis ta sœur, toi-même qui es-tu ?… L’heure n’étant pas aux considérations personnelles, il fut décidé de la laisser parler, sans prêter l’oreille à ses discours, mais soudain voilà notre volaille qui hausse le ton, siffle des menaces. On la somme de dire clairement où elle veut en venir. Bien entendu, il suffit qu’on lui demande une explication pour que, tout à coup, elle se taise, et quoiqu’il n’y ait ni fenêtres, ni portes ouvertes, s’envole, disparaisse, le diable seul sait comme, au travers du mur. Mais, longtemps encore, après son départ, flotta le voile de veuve, agité en oriflamme de malheur. Au réveil, pour se ragaillardir, trois cuillerées à bouche de l’eau de mélisse des Carmes déchaussés, puis, comme la pendule marque cinq heures, un petit cachet somnifère. Mais l’angoisse de l’aube répétera le songe. Court répit, la matinée sera banale : soins aux rosiers, petite station habituelle sur le belvédère. Après déjeuner, gorge contractée, mains inquiètes,

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jambes picotées d’impatience et mille autres marques avant-coureuses des catastrophes. Alors, est décidée une visite aux amis de la Villa des Soupirs. On connaît la suite. Au retour, personne pour répondre. Mue par une force irrésistible la grand-mère entre dans le petit salon bleu. Pourquoi dans le petit salon bleu, plutôt que dans celui-ci, la salle de billard, la salle à manger, ou la bibliothèque ? C’est que, dès le seuil, au désordre, spontanément, elle a compris ce qu’avait voulu signifier, par ses menaces, la chouette du rêve : on avait cambriolé la maison.
_ … Tu entends, ma chérie, cambriolé. La petite vitrine aux souvenirs avait été fracturée. Rien n’y demeurait qu’une dent de lait de ta mère. Sans doute n’est-ce point par délicatesse que les bandits l’y ont laissée puisqu’ils ont emporté un bracelet en cheveux de l’impératrice Eugénie… mais, dis, ici tout est en ordre. Ils ne sont point rentrés ?
_ Non.
_ Alors tu ne les as pas vus ?
_ Non.
_ Les as-tu entendus au moins ?
_ Non.
_ Le chien a-t-il aboyé ?
_ Non.
_ \étrange, bizarre. Il faudra dire tout cela au commissaire. Mais récapitulons. Donc, ils

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nous ont pris un bracelet en cheveux de l’impératrice Eugénie. La cuisinière gît sur le carreau de l’office, ficelée comme une épaule de mouton. De la porte, j’ai vu du sang répandu un peu partout. Comme tu penses, je ne me suis point hasardée. Mon seul espoir c’est que le sang ne soit pas celui de la bonne, mais du poulet que nous devions avoir pour le dîner. Si la pauvre fille avait cessé de vivre, le chien hurlerait à la mort. Le mieux sans doute eût été de la déligoter. Moi, jamais, je n’aurai ce courage. Enfermons- nous à clef. C’est plus prudent. Là, voilà, reste près de moi, pendant que je téléphone à la gendarmerie, à ton grand-père. La grand-mère au téléphone. La petite soudain se sent frustrée. Pour que ressuscitât le vent, elle a passé l’après-midi à suivre en plein océan les deux amoureux, tandis que, dans la pièce voisine, on dérobait un bracelet tressé des cheveux de l’impératrice Eugénie. L’Impératrice Eugénie… Lorsque voguant sur le sillage de Cynthia parmi les îles fleuries de moisissures, les océans trop bleus au bord des continents verts, roses, jaunes, un bruit, une surprise de lumière, comme des récifs sournois ont arrêté le Rêve, son beau navire, l’enfant, obligée d’abandonner à leur miracle marin M>.> et Mme Phosphore, ne quitte le royaume liquide que pour celui plus impondérable d’éther. Ainsi, vingt fois au moins, a-t-elle

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relu l’histoire du frère et de la soeur, sans père ni mère, que l’indignité d’un tuteur obligea de fuir en ballon. Orphelins, balancés dans votre nacelle, ne riez pas trop fort, d’une surprise qui vous rappelle les étourdissantes petites barques dont la flottille ne va pas sur l’eau, mais saute de la terre au ciel. L’heure n’est plus, hélas, au joyeux souvenir des foires, chevaux de bois, nougats, marchands de plaisir. Vilebrequin à percer le plus dur des couvercles, la foudre qui a crevé ces nuages, pour une naissance de serpents de feu, la foudre, comment n’aurait-elle pas raison d’une sphère de soie. La bourrasque secoue une chevelure d’incendie, une chevelure qu’il n’est guère facile d’apprivoiser, et dont nulle boucle, jamais, ne s’enroulera, en parure inoffensive, autour d’un poignet. Deux gamins perdus parmi les mèches de cette toison de mort, ne pèsent pas plus que deux petits poux. Pour être moins lourds encore à sa colère, ils jettent leur lest, leurs habits. Alors parmi la grêle et les éclairs, ils grelottent et sont cuits à la fois. Enfin, le narrateur a pitié. Une trombe éteint ce délire et le ballon tombe dans un champ assez profondément labouré pour que la chute y soit douce. Ces naufragés du ciel, en compensation à tant de misères, sur le sol banal des hommes, vont connaître des succès vengeurs. Ainsi l’orpheline, venu l’âge des crinolines,

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s’arrange des colliers, ceintures et pendants de coquelicots, bleuets et autres fleurs dont la grâce champêtre permet à son adolescence de briller dans les bals, sans rien perdre de sa modestie. Alors, à nous les Tuileries et leurs papillons de gaz. L’impératrice Eugénie, qui l’a distinguée déjà, la compte au nombre de ses demoiselles d’honneur. Uniformes, frivolités, toute une année comme une farandole, avant la surprise froide de l’aube. D’ici peu on mangera du chat, du rat. Mais qu’importe : En avant deux, pour le quadrille. Kilomètres de tulle, en hémisphère, du pôle de la taille, à l’équateur coupé net par la surprise du plancher, sont des secrets dont les cavaliers ne sauront rien, avant le petit jour et sa tentation frileuse, au fond des landaus capitonnés de satin blanc. Un parquet s’est fait miroir pour réfléchir la splendeur et la gaieté impériales, mais sa complaisance vernie n’a tout de même pas révélé le mystère des robes qui l’effleurent. Les pieds des jolies valseuses ne sont pas plus visibles que le feu cuiseur de diamants au centre de la terre. Chaîne des dames, bouquet mauve, rose, bleu, valseuses, tourbillonnez légères, en attendant l’émeute, ce cyclope qui vous bousculera d’une simple pression de pouce, impitoyable à la catastrophe des chignons défaits, des anglaises débouclées, de toutes les chevelures balayant le sol, pauvres racines en mal de terre authentique.
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Grande ouverte à la frénésie des narines faubouriennes les corolles de vos jupes, leurs froufrous parfumés au patchouli saouleront, d’une ivresse nouvelle, les buveurs de vin rouge et ils n’entendront pas vos cris, les belles, pas plus que vous-mêmes les hurlements des pivoines, dont le meurtre ensanglantait, de gouttes trop douces, trop lourdes, l’azur de vos opalines. Pistils de soie noire offerts à leurs rugueuses caresses, vos jambes, comment leur effroi apprendrait- il la pitié aux mains des porteurs d’eau ? Leurs dents inexorables plantées à même la chair épanouie hors d’une gaine de soie tendre, il sera bien temps de vous repentir des corsages faits au tour, d’où jaillissait, pour exaspérer la tentation brutale de ces hommes, un triomphe de seins, de globes laiteux d’épaules. Bien entendu jusqu’à la dernière minute, nul ne devinera ces justes menaces, et, en hommage aux plus blanches peaux d’Europe, continueront d’étinceler diamants, saphirs, rubis et gemmes de toutes espèces. Féerie multicolore, feu d’artifice des lignes courbes, multipliées à l’infini par les pendeloques des lustres, un Empereur et une Impératrice, qui voulaient profiter de leur reste, ont, eux- mêmes, en personne, ouvert le Bal. Bien entendu, en dépit des joyeux flonflons, ils ne perdent rien de ce grand air un peu raide, à la fois signe et rançon de toute majesté terrestre.

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Frère et soeur en magnificence de ces éléphants, dont les bestiaires médiévaux prétendaient sans jointures les pattes (grâce à quoi, dès qu’on avait réussi à coucher le mastodonte, en sciant par exemple un arbre contre lequel il s’était endormi forcément debout, privé de tout secours de jarret, il devenait pour les chasseurs la plus facile des proies), les souverains, semblablement, sont d’un naturel par trop superbe pour tolérer qu’on puisse croire leurs jambes faites de plusieurs morceaux réunis par des charnières de chevilles, de genoux. Taillés d’une seule pièce, à même la plus précieuse des matières humaines, ils tournent, marionnettes que les chamarrures des décorations, les plaques de tous ordres, les diamants de la couronne, brocarts et camées embellissent d’un éclat, en comparaison duquel sembleraient ternes, les miroirs exposés au plein soleil. Et qui pourrait imaginer plus belle que l’impératrice ? Des hanches au décolleté, une simple dentelle laisse deviner les plus roses secrets. Pour la crinoline, aussi blanche que le Chantilly est noir, aussi ample et mystérieux qu’il est complaisant et ajusté, sa réserve met en valeur le dédaigneux triomphe d’une poitrine, sur quoi l’empereur lui-même, en dépit du caractère hiératique de la danse, n’a pu s’empêcher de loucher. Mais, en toute justice, il faut dire que s’il a laissé s’accrocher son regard aux merveilles qui

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effleurent son uniforme, pas une seconde, il n’a songé à profiter de l’excuse du rythme, pour les serrer de plus près. Au reste, des Majestés qui ouvrent un bal devraient se couper le poignet, les lèvres, plutôt que de céder à une de ces tentations, si naturelles chez ceux du vulgaire que la petite fille n’a pas été, le moins du monde, étonnée, la première fois qu’elle a vu le jardinier mordre à pleines mâchoires le cou de la femme de chambre. Mais à supposer que les dents de l’empereur aient osé pareille audace, à même la gorge ou la nuque de l’impératrice, cette dernière ne serait point femme à glousser d’aise, comme la boniche sous l’étreinte du ratisseur. Après le bal, quand les Tuileries étaient redevenues vides, sans doute, la blonde Eugénie permettait- elle à son majestueux époux de jouer avec une chevelure, pour lui déroulée. Cette blondeur entre les doigts amoureux glissait comme un fleuve dont ne pouvait rien retenir la coupe des mains. Or, d’une toison sur laquelle le monde avait eu les yeux fixés, n’était demeurée qu’une tresse, si étroite, que, lors de l’héritage qui la mit en leur possession, la grand-mère et sa soeur furent incapables de la partager, et la mère de Cynthia dut se contenter d’une simple mèche du petit prince impérial. Cynthia porte aujourd’hui à son index la frêle natte, comme d’autres une alliance. Alliance dont ne peut avoir nulle jalousie un amoureux,

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puisque les Zoulous ont tué le fils d’Eugénie. Les Zoulous sont des géants, couleur de cambouis, avec des anneaux dans le nez, et une petite houppe au sommet d’un crâne rasé. Ils assassinent les explorateurs à coups de flèches, puis s’assoient en rond autour d’un grand feu et chantent : « Zoulou, zoulou, zoulou », tandis que les prisonniers cuisent lentement. Les Zoulous sont des anthropophages, mais la grand-mère qui ne sait distinguer le sang de poulet du sang d’une cuisinière, qu’elle a, d’ailleurs, comparée à une épaule de mouton, si on lui sert un pouce, en lui disant que c’est le pilon de quelque volaille, ou un morceau du bras, en guise de rouelle de veau, ne mangera-t-elle point cette chair ? Déjà un martyre possible pare la cuisinière des mêmes grâces qu’un jeune homme dont le cadavre se dore au feu régulier, monotone, comme la chanson des sauvages : Zoulou, zoulou, zoulou, zoulou, zoulou… La domestique est si grosse, si rougeaude que si les bandits l’ont éventrée, de sa blessure, le sang a dû couler un bon quart d’heure, au moins, comme d’un vrai robinet. Zoulou, zoulou, zoulou, glouglou-glou-glou. Si elle est morte, les plus beaux souvenirs qu’elle emportera dans la tombe seront les édifiantes féeries de la couverture des « Veillées des Chaumières ». Lui, le petit prince, rien que d’avoir respiré la chevelure de sa mère, lorsqu’elle venait l’embrasser,

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avant d’aller ouvrir le bal, il devait avoir des rêves, pour toute sa vie. Les cambrioleurs qui ont volé la boucle précieuse, sans doute, simplement à cause d’un fermoir en or, ne savent point de quelle merveille ils se sont emparés. Maintenant, ils filent à toute vitesse dans la campagne qui devient mauve. La grand-mère téléphone pour qu’on parte à leur poursuite. Et qu’adviendra- t-il d’eux ? Dans l’armoire aux livres, moisissent des illustrés vieux de quinze ans, qui racontent l’histoire d’une terrible bande. Des jeunes hommes volaient des autos, puis, à des vitesses folles, sillonnaient le pays, sans pitié pour qui s’opposait à leur passage. Douceur provinciale des petites villes soudain secouées à grands fracas, banques pillées, pavés sanglants, coups de carabine qui firent tragique un hypocrite printemps d’\île-de-France, à lire le récit de ces prouesses meurtrières, il était impossible de ne pas souhaiter que ne fussent point pris les inexorables garçons. La peur inventait des épithètes pour salir ces conquistadors égarés dans un siècle bureaucrate. Mais, Hannibal, avec ses soldats, ses éléphants, était-il allé vers de plus justes conquêtes ? Hélas, bandits aux joues roses, la fatigue bientôt courba vos fières épaules, puis vint la trahison. Certains choisirent une mort volontaire, d’autres durent se résigner à subir la terrible attente de la guillotine, la curiosité sournoise des hommes et des

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femmes qui vont voir juger et, avant le couteau sur la nuque, d’interminables heures dans les cellules sous les préaux qui sentent le papier mouillé. Et toutes ces tortures, pour avoir voulu ressusciter le vent…
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CHAPITRE III LA BUVEUSE DE PÉTROLE
Toute la famille, réunie autour de la cuisinière qu’on vient de déficeler, écoute l’histoire de la chouette. Parce qu’elle connaît les merveilleux secrets des rêves, l’enfant tout à l’heure est entrée de plain-pied dans celui de la grand-mère. Mais elle a été la seule et les autres, le grand-père, la mère, les gendarmes n’y ont vu que du feu. Aussi, la conteuse qui sent la quasi-unanimité de l’auditoire à sa merci, Orphée d’un nouveau genre, fait-elle tout son possible pour entraîner les écouteurs dociles, parmi les forêts du mystère et de la peur. L’effroi qui marque chaque visage, lui permet de mesurer son charme, mais elle évite le regard d’une petite fille qui a trop bien compris l’étrange farce de mémoire et se rappelle qu’hier

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encore, cette inspirée usait de mots scientifiques et incompréhensibles, empruntés au vocabulaire du savant son mari, pour rendre compte de ses états d’âme. Or, parjure à tout un passé positiviste, la nouvelle sibylle, d’un seul coup, a jeté aux chiens les déductions affûtées, armes logiques à tir sûr et direct, flèche de raison, tout ce qui constituait l’arsenal de ses arguments habituels. Un mépris bien neuf lui interdit l’usage de termes, références qui l’ont, toute sa vie, légitimée. Elle n’a d’ailleurs point perdu au change, puisqu’elle oublie sa terreur initiale au seuil de la cuisine, en présence du corps garrotté, que l’empire du monde ne l’eût pas décidé à toucher. Le champ de bataille sur le carreau, de la meilleure foi du monde, elle pourrait affirmer qu’elle y fut à son aise et tout aussi impériale que Napoléon à Austerlitz. Les taches fleuries, en sinistres soupçons le long des murs, dont elle se demandait si elles étaient du sang de poulet ou de domestique, elle les ajoute au bouquet de ses pressentiments. \à chacun de ses sens elle reconnaît un pouvoir de pénétration égal à celui des rayons X, et, pour un peu, s’affirmerait absolue maîtresse des destinées qui l’entourent. Conséquence : la cuisinière qui s’était crue au tombeau, soudain se sent renaître par la grâce d’un énergique : « Vous vivez, ma fille, vous n’avez pas été assassinée. »
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Cette simple phrase répétée deux ou trois fois et, petit à petit, un à un, elle a repris ses esprits. La voilà maintenant qui traverse d’un pas gaillard le cercle de la famille et de la maréchaussée, pour retourner à ses casseroles. Mystère d’un cordon bleu ressuscité, cette rougeaude qui met du pain à tremper pour la soupe, sans doute fût-elle glissée au néant, si sa patronne, elle-même, ne l’avait repêchée, obligée de continuer à vivre. Pleurs, pleurs de joie, pleurs d’orgueil, pleurs de triomphe. Pentecôte domestique, la flamme bleue du fourneau à gaz va-t-elle venir se plier autour d’un front où, soixante armées durant, furent seules admises les pensées bien enchaînées, les hypothèses sans éclat, les déductions sages à paraître ternes. Mais, une telle humilité, pour qui savait y voir, de tout temps, fut annonciatrice d’un grand destin. Le cambriolage a été une pomme de Newton. Une pomme douloureuse sans doute, mais puisque le théâtre du crime incite aux comparaisons alimentaires, la sagesse des nations ne dit-elle pas qu’on ne fait jamais d’omelette sans casser d’oeufs. Au reste, si Newton avait reçu sa pomme sur le nez, au lieu de la voir tout bêtement tomber à terre, qui sait si la modalité de cette chute ne nous eût point valu deux découvertes au lieu d’une ? Quoi qu’il en soit, n-i ni, fini le règne de la monotonie. Une ère sans couleur est révolue.
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\à nous, l’éloquence, les étranges volontés, leurs surprises et leurs miracles. Une bonne a été la première à bénéficier de ce fluide. Déjà elle prépare un repas lyrique. Il suffit de la voir éplucher ses pommes de terre pour la deviner poreuse aux plus subtils effluves. La famille, la maréchaussée ont appris de qui désormais dépend leur sort. Poitrines oppressées, coeurs qui vont tambour battant, il y a du prodige dans l’air. Parlez du nez de Cléopâtre, Pascal, et tant qu’il vous plaira, l’honnête et jusqu’à ce jour réaliste épouse du plus fameux psychiatre de la troisième République sait que les gourgandines, les Cynthia ne sont pas seules à bénéficier, pour leur usage personnel, de certains dons. Dehors, un soir d’été pèse sur les jardins de toute sa masse, mais sa lourdeur n’écrasera, ne froissera pas même les mystères pourtant fragiles de cette maison, car déjà s’épanouit silencieux et invisible tout un gulf stream d’ondes magnétiques. \à même le désordre d’une cuisine que les bandits ont saccagée, un espoir inattendu fait la roue. Sanglés dans leurs tuniques, des gendarmes d’\île-de- France ouvrent la bouche pour mieux entendre ! Un matérialiste septuagénaire et convaincu, d’écouter la compagne de sa vie, soudain, a senti s’effriter ses plus impérieuses certitudes. Une jeune femme qui n’avait pas encore souffert dans son corps, d’être privée d’amour, parce qu’elle ne trouve rien de mieux pour apaiser

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la soudaine et inquiétude fringale de ses doigts, caresse les cheveux d’une petite fille qui, elle, sans broncher, écoute l’invocation aux étoiles, aux planètes, dont la joie trop scintillante tout à l’heure fera frémir les uns et les autres, comme si le ciel pris à témoin n’était qu’une énorme injustice aux dents de lune. Oiseau de sinistre augure chapeauté en veuve, du sommet d’une armoire de thuya et palissandre, comme de quelque néfaste Olympe, tes yeux où brillait un regard familier, quel sort ont- ils jeté sur cette famille ? Le brigadier ceinturonné, botté, lui-même est si ému que, pour reprendre ses esprits, avant de commencer son enquête, il a demandé qu’on lui verse un peu d’eau de Cologne sur son mouchoir. Maintenant, afin de se donner une contenance, il frise ses moustaches, mais continue à n’en mener pas large. Il surveille le fourneau, comme s’il craignait de voir des hiboux, par légions, s’en échapper. Seule, l’enfant a conservé son sang- froid. Du fond du coeur elle remercie la tante au ventre de plumes et long voile, grâce à qui vient d’être enfin rompue la monotonie des jours. Une bassinoire de cuivre, derrière la tête de la nouvelle mystique, dessine une auréole fauve, et, touché par tant de majesté, le vieux savant, qui voudrait trouver, dans le désordre de son esprit, de quoi étayer sa foi chancelante, fortifier sa soumission déjà moins certaine aux

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faits, sans frustrer d’une grandeur inattendue celle qui porte son nom, en toute conscience, cherche quelles raisons, logiquement, ont bien pu décider sa défunte belle-soeur à se métamorphoser, ainsi, en chouette.
_ Peut-être est-ce encore un nouveau coup de Cynthia. Pourtant nous avons toujours fait pour elle tout ce qui était de notre devoir.
_ Si quelqu’un a quelque chose à se reprocher, ce n’est certes pas de notre côté.
_ Alors ?
_ Alors, reprend la grand-mère, cet ensemble de faits me trouble d’autant plus que, si nous avons toujours été, ma chère soeur et moi, comme les deux doigts de la main, il me faut bien avouer que, par exception, à la mort de la cousine de Compiègne, dont nous étions les deux seules héritières, nous avons eu une scène et des plus violentes et, précisément, à propos du bracelet de cheveux de l’impératrice Eugénie, que nous voulions conserver l’une et l’autre. J’invoquais mon droit de primogéniture, à quoi elle répondit que mes convictions républicaines me destinaient peu à être la dépositrice d’une relique impériale. N’étant point parvenues à nous accorder, nous tirâmes le bracelet au sort. Il me fut attribué et, jamais plus, avec ma pauvre soeur, nous ne parlâmes de la discussion que nous avions eue à son sujet. Or, tout à l’heure en rentrant, lorsque, dès le vestibule, j’ai compris

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ce qui venait de se passer, savez-vous dans quelle chambre je suis allée ? Je me suis précipitée dans le salon bleu et j’ai été droit à la vitrine qui contenait le souvenir. Il n’y était plus. Sa place était vide. Les bandits avaient emporté le bracelet… Le choeur familial de reprendre sur le mode funèbre :
_ Le bracelet.
_ Oui, le bracelet, le bracelet en cheveux de l’impératrice Eugénie.
_ Un bracelet en cheveux d’Impératrice.
_ En cheveux d’Impératrice, vous l’avez dit, ma fille.
_ Madame peut croire que j’aurais mieux aimé qu’ils me tuent, si seulement j’avais pu les empêcher de le prendre. Quand je les ai vus, je leur ai dit : « Des fois que vous me passeriez sur le corps, plutôt que de partir avec un bien qui n’est pas le vôtre. » Alors les garnements ont ri tout leur saoul et elle, Madame, elle m’a traitée de vieille baderne.
_ Elle, qui elle ? il y avait donc une femme dans la bande ?
_ Eh oui, Madame, et même que je l’ai maudite. Je ne suis qu’une pauvre bougresse de cuisinière, n’empêche que je l’ai maudite et à la face du ciel et de la terre. Après toutes les bontés que Monsieur et Madame ont eues pour elle.
_ Nous la connaissons donc ?
_ Si Madame la connaît ! Je m’étonne même

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que Madame, voyante comme elle l’est, n’ait pas encore deviné.
_ Taisez-vous, je sais, je sais : Lucie, la petite femme de chambre…
_ Voilà encore une fois Madame qui tombe juste. Oui, Madame, la femme de chambre et son bon ami l’aide jardinier, et encore des tas de copains à eux. Voilà belle lurette que j’en ai gros sur le coeur. Si j’avais su, il y a longtemps que j’aurais parlé, mais j’étais bête à force de bonté. D’abord je ne me suis doutée de rien. \ça vous avait des yeux baissés, un air innocent, mais fiez-vous aux saintes nitouches. Primo, elle avait un caractère, cette fille. Des jours une vraie chipie, d’autres on était à tu et à toi, si bien qu’on ne savait jamais sur quel pied danser. Et puis elle aimait trop la vadrouille. Pour l’excuser, je cherchais des raisons : C’est une anémique, que je me disais. Le fait est qu’elle vous avait des mines de papier mâché. Dame, on a beau se coller plein de rouge sur la margoulette, lorsqu’on gigote jusqu’à des trois heures du matin… \à Paris tous les soirs bal et rebal, je te danse et je te redanse. Bien souvent elle ne rentrait pas avant potron-minet et, le dimanche après- midi, pour se reposer, le cinéma. Quand on est venu ici, elle a pris des airs, à croire qu’elle avait tout à fait perdu la boule. Est-ce que j’étais sa mère pour l’empêcher de verser à pleines cuillerées du vinaigre dans tous ses plats ? C’est

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comme pour la moutarde. Elle en étalait des épaisseurs sur son pain, mordait au beau milieu d’une tartine, de quoi faire éternuer tous les diables, et se mettait à pleurer comme une Madeleine. La vie est déjà bien assez triste sans qu’on se force à manger des choses qui vous tirent les larmes aux yeux. Mais allez faire entendre raison à cette butée. Un jour, je suis rentrée dans ma cuisine comme elle suçait un morceau de charbon, un autre, c’était à n’en pas croire ses yeux, elle buvait du pétrole. Le soir du pétrole elle a été malade, mais d’un malade à rendre tripes et boyaux. Alors tout de même je me suis permis une petite observation. Elle m’a répondu que c’était pour faire comme la nièce de madame, mademoiselle Cynthia, qui buvait, fumait, prisait des tas de cochonneries, dont la Lucie m’a dit les noms, qui étaient des drôles de noms que je ne rappelle pas. Tout le temps que la rouquine était là, elle lui chipait ses trucs, s’en flanquait un bon vieux coup, puis fermait les yeux, et elle se croyait au paradis. Moi, je lui ai dit que tous ces systèmes c’étaient ni plus ni moins que des poisons, et que, si elle tenait tant à imiter quelqu’un, elle ferait mieux de ne pas choisir la Cynthia. Ouitche. Elle en était coiffée, et maintenant qu’elle ne pouvait plus fouiller dans son bazar à vices, parce que, révérence parlée, elle voulait à tout prix se rendre dingote, elle bouffait du charbon et s’envoyait

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des lampées de pétrole. Madame pense bien que plus d’une fois je me suis demandée d’où ça pouvait venir pour avoir de tels goûts. Je l’ai souvent questionnée sur sa famille. Elle n’aimait pas ce sujet. Tout ce qu’elle m’a jamais avoué, c’est qu’elle avait un frère qui doit s’occuper dans l’aviation, puisqu’il est, à ce qu’elle prétendait, un monte-en-l’air… Lucie, buveuse de pétrole, aussi jolie avec son tablier blanc que les petites maids des films américains. L’enfant la revoit assise dans la lingerie, un refrain aux lèvres. Les monte-en-l’air. Cette grosse bête de cuisinière ne comprend rien à rien, et la femme de chambre avait un sourire si pâle, si doux, quand pour une petite fille qui connaissait et savait garder son secret, elle chantait une chanson aux paroles plus tristes que la pluie d’hiver sur le zinc, la chanson des monte-en-l’air. Des pleurs brillaient dans ses yeux que les tartines de moutarde avaient, depuis longtemps, habitués à la voluptueuse torture des larmes. Frêle petite buveuse de pétrole, une enfant écoutait l’histoire de votre monte-en-l’air, le gars costaud et souple qui n’a pas froid aux yeux. Surpris en train de visiter un appartement, il est sorti par la fenêtre et pendant des heures il a erré sur les toits de Paris. Ses espadrilles blanches à rubans bleus trouaient la nuit, les chats miauleurs s’enfuyaient entre ses jambes et vingt fois, par leur faute, il a failli se rompre le cou. Le

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froid mordait à même ses muscles, mais la police a dû attendre le petit matin et ses traîtrises aigres avant d’avoir raison de son courage. Enfin on s’est saisi de lui. On l’a enfermé pour des mois et des mois, dans la prison où, petit à petit, meurent de silence et d’immobilité tous ceux qui voulurent ressusciter le vent. Afin d’oublier ses tristesses, sa soeur trop sensible a fouillé dans les armoires de Cynthia. Elle a trouvé de quoi reprendre confiance et puis le jardinier aimait à l’embrasser dans le cou. Hélas, le malheur fit qu’ils n’eussent pas un liard, et pourtant des amoureux ne peuvent vivre entre quatre murs. Alors comme le père et Cynthia, ils ont décidé de partir. Pour ne pas crever de faim en route, ils ont emporté les fourchettes, les cuillers, toute une argenterie dont personne ne se servait jamais et, parce qu’ils avaient du goût, qu’ils étaient sentimentaux, à cette quincaille ils ont ajouté le bracelet en cheveux de l’Impératrice Eugénie. Mais la fugitive, pourvu qu’elle n’ait pas froid dans l’auto qui fait se lever en frissons légers, légers, l’espoir sur les routes d’une épaisse nuit. Le jardinier (il a de la force pour deux, a déclaré la grand-mère ce matin même en le voyant bêcher) doit la serrer bien fort pour lui tenir chaud. Et si elle ferme les yeux, elle voit des millions d’étoiles. Amour, amour, fuite à toute vitesse, le père et

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Cynthia partis comme des voleurs, les voleurs partis comme le père et Cynthia. Deux couples ont dû crier de joie, au premier tournant, lorsque sont devenus à jamais invisibles l’ennui de cette bâtisse, l’orgueil des peupliers. Deux couples, c’est-à-dire huit yeux un peu fous. Les hommes acceptent de se sentir les esclaves de minces créatures leurs compagnes. Cléopâtre, dit-on, aimait à enrouler des serpents autour de ses poignets. Voilà qui vaut des bracelets en cheveux de l’Impératrice. Si pour cette Africaine le jeu a mal tourné c’est qu’elle l’a bien voulu. Cynthia, la petite femme de chambre n’ont pas un goût aussi théâtral et point ne leur est besoin, non plus, de batailles en haute mer pour connaître de miraculeuses tempêtes. Que le vent se taise, elles se ressusciteront par les drogues de leurs boîtes étranges, de leurs flacons secrets. Dire que cette grosse bête de cuisinière ne se rappelle même pas ce qu’il faut respirer, boire, fumer pour deviner le soleil dont les flammes dorent ces amantes. Espoirs chancelants, rêves qui ne savent encore à quoi s’accrocher, il va falloir inventer des mots dignes de baptiser les extases, aux foudres lyriques, dont l’enfant veut que, plus tard, soit traversée sa vie. Sans doute n’aura-t-elle jamais le courage de boire du pétrole, mais son ennui, elle saura bien, pour le griser, retrouver les philtres qui faisaient si profondément insondables les yeux d’une Cynthia.
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Bonheur, apothéose. Alors elle sera vengée des jours, des semaines, des mois, des années d’attente. Les échos du monde entier prolongeront les tonnerres de ses inoubliables minutes. Jamais plus de ces dîners autour d’une table sans joie. Déjà ce soir, la simple fuite d’une bonne amoureuse allume des astres inespérés à même l’habituelle monotonie. Que la patience est difficile. Tout à l’heure, après le discours de la grand-mère, l’interrogatoire de la cuisinière et les constatations d’usage, quand les gendarmes sont partis, l’enfant s’est sentie presque jalouse de ces gros hommes moustachus, pour qui toute grande s’ouvrait la nuit. Maintenant, regard dédaigneux sur une tranche de veau froid, plus que jamais elle regrette qu’on ait, sous prétexte d’hygiène, banni de cette maison la moutarde. Petite revanche, le grand-père, heureux d’avoir trouvé de nouvelles raisons de flétrir Cynthia, n’attendra point les légumes pour donner les noms que la cuisinière avait sottement perdus :
_ Du joli, du propre, tempête l’homme de science. Et quand je songe que ces scandaleuses pratiques avaient pour théâtre ma maison. J’apprends que Cynthia ne se contentait point d’être une débauchée, une femme sans pudeur. Elle était, par surcroît, toxicomane. Sans doute a- t-elle été assez habilement vicieuse pour s’attacher qui vous savez par ces charmantes habitudes. Nous qui ne buvons que de l’eau, nous

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n’étions pas en mesure de lutter avec une créature qui offrait le luxe néfaste de ses paradis artificiels. Diable, diable, que pouvait-elle bien prendre ? De la cocaïne, de l’opium, de la morphine, de l’éther ? Voyez l’exemple : Lucie, cette domestique d’abord irréprochable, s’est mise à boire du pétrole ! Elle est devenue pétrolomane. Soit dit en passant, je signalerai cette curieuse perversion à quelque séance de l’Académie de Médecine. Malheureusement je n’aurai point d’autres cas à citer et ma communication ne sera guère étoffée. Il ne faudra rien déduire qu’avec la plus grande prudence. Voyons un peu. J’ai soigné des toxicomanes de tous les genres. Caractéristique commune : les uns et les autres se signalent par leur amoralité, ce qui n’empêche nullement les déviations spécifiques. Pour les pétrolomanes, je les croirais volontiers voleurs, comme les cocaïnomanes, menteurs, les morphinomanes peu soignés, les opiomanes sédentaires…
_ Les pétrolomanes voleurs. La jolie découverte que voilà. Au moins on ne peut vous accuser de vous compromettre par une trop grande audace dans l’hypothèse, siffle la grand-mère. La cuisinière elle-même ferait ce diagnostic. Une buveuse de pétrole fiche le camp avec d’inestimables souvenirs de famille. Vous concluez : Les pétrolomanes sont voleurs. Bravo. J’admire votre esprit de déduction. Il fait merveille.

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Le seul malheur est que nous ne sachions de quel côté nous tourner. Trêve de balivernes et avouez tout bonnement que vous, un psychiatre renommé, un démonteur d’âmes, vous ne voyez pas plus clair à toute cette aventure que le premier pandore venu. Plus de trente années durant, j’ai eu, en vous, une foi aveugle. Je vous croyais un grand psychologue. Eh bien, cette affaire aura eu au moins le triste avantage de me dessiller les yeux. Je mesure ma naïveté, ma sottise. Votre science, c’est un mot, ça ne sert à rien.
_ Quoi, quoi, ma bonne. Se peut-il ?
_ Il se peut et j’ai bien dit. Voyez plutôt. Vous avez bien mené votre barque et la nôtre. Récapitulons. Vous choisissez pour votre fille un garçon sans principe. Cynthia vient vivre avec nous. Vous la trouvez charmante, parfaite, jusqu’au jour où elle nous enlève notre gendre. Ce jour-là, fort de votre déterminisme, vous concluez à l’inévitable. L’inévitable, l’inévitable ? Laissez-moi rire, vous vous prétendez soumis aux faits, mais vous pourriez vivre centenaire, que vous n’en apprendriez jamais rien. Votre maison va de mal en pis, et si le hasard avait voulu que je fusse assassinée, aujourd’hui, vous n’auriez pas même su donner la liste des objets dérobés. Enfin, grâce au ciel, je suis là, bien vivante, avec mes quatre membres, en chair et en os. D’ici peu, il sera mis bon ordre à cet état de choses.
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_ Mais ma bonne, que signifie ? Je ne comprends pas.
_ Si vous ne comprenez pas, on ne demande qu’à vous expliquer. Dorénavant, je gouvernerai seule cette maison. J’y serai maîtresse et maîtresse absolue. Depuis mon rêve, ces pressentiments réalisés, je suis une autre femme. J’ai conscience de ma valeur, et n’accepte plus d’être soumise à vos méthodes. \écoutez-moi. Vos procédés expérimentaux, votre chère déduction, je leur ris au nez. Je crois au génie, à l’intuition. Vous n’êtes plus mon idole.
_ Je ne suis plus votre idole, ma bonne, j’entends bien. Dieu merci, la pratique des sciences m’a donné une grande humilité. Votre attitude, pour douloureuse qu’elle me puisse être, je ne m’en plaindrai pas, du moins en mon nom propre. Mais vous, vous, chère amie, la compagne de mes travaux depuis un tiers de siècle, ne croyez-vous pas qu’il y ait quand même un peu de légèreté à changer aussi brusquement du tout au tout. Vous vous rappelez ma théorie des actes-champignons. Vous savez que je réserve ce nom à tout ce par quoi se manifeste une activité dont, logiquement, nous étions en droit d’attendre sinon le contraire, du moins quelque chose d’assez différent. Je m’explique : les actes-champignons sont tous les actes qui n’ont pas plus de causes raisonnables que les champignons de racines. Les uns et les

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autres risquent fort d’être vénéneux, encore que les imprudents aiment à s’en régaler. Par ailleurs, il est justice que la plante la plus spontanée, soit la moins bien accrochée au sol nourricier de toute végétation. Ainsi, les actes-champignons, dont les hurluberlus se plaisent à louer la prompte éclosion, les apparences éclatantes et, souvent, même, à tirer je ne sais quelle notion plus ou moins extravagante de liberté, les actes- champignons, vous dis-je, parce que rien de sage, de certain ne les attache, ne les fixe au temps et à l’espace, en dépit de l’empreinte, dont leur surprise marque l’esprit mouvant des hommes, nous savons ce que peut durer leur action. Qu’Alcibiade fasse couper la queue de son chien, une excentricité qui bouleverse trois jours durant la cité, aux yeux des générations futures, les seules juges que je me reconnaisse, ne prouvera que l’humeur instable de son auteur…
Pauvre vieux savant, perdu en pleine théorie des actes-champignons, pied à pied il défend une autorité domestique dont on essaie de le frustrer. Il n’y a jamais si fort tenu que depuis la minute qu’il la sent menacée. Le regret ride sa figure, la zèbre. Semblable frisson, jadis, décomposa le visage de la Grèce, le jour que naquit le vent de feu qui dessécha l’Ilissus, brûla l’illusion pacifique des oliviers, foudroya la sagesse des Philosophes, et confia aux échos d’un

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monde qui allait inventer les chaussettes, les panneaux-réclames dans la campagne, les autobus, les crises de conscience, les maladies vénériennes, les conserves de homard à la pieuvre, le ragoût de mouton, les talons en caoutchouc et le casse-noisette :
Pan, le grand Pan est mort.
Du fouillis des dieux antiques, des héros spartiates, des généraux athéniens, une petite fille ne se rappelle que Pan, à cause de cette plainte. Robes d’eurythmie déchirées, polluées la force insouciante des athlètes et la plus blanche des laines blanches, on alla même jusqu’à priver les morts de leurs gâteaux de miel. Piètre compensation, désormais, leur fut accordé l’honneur des voiles noirs, de ces longs voiles qui traînent jusqu’à terre, quand du haut d’une armoire à glace, la mère de la dernière païenne vient annoncer des malheurs.
Pan, le grand Pan est mort.
Pan qui osa défier Phoebus. Lentement se sont éteintes les étoiles d’\éleusis. Les profils parfaits se sont tordus. Le malheur et les hiboux surveillent l’univers. Mortes les Pythies aux cheveux de vipères, les belles inspirées à la bouche de feu, au regard d’eau. Une sorcière domestique, aujourd’hui, n’invoque les secrètes puissances que pour menacer les amoureux et, à leur poursuite, lancer la police de Seine-et- Oise. Si réussi ait pu être le bal des Tuileries,

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une boucle de lumière impériale vaut-elle que soient frustrés de seul bonheur possible deux jeunes gens qui n’avaient pas trente-six moyens de vivre l’un près de l’autre, sans le tourment d’une quotidienne servitude ?
La grand-mère, après le copieux exposé de la théorie des actes-champignons, décidément parjure au grave et modeste idéal, vient à nouveau d’affirmer sa foi toute fraîche, dans le génie, l’intuition. Elle parle d’un jeune magistrat entrevu l’après-midi chez les amis de la Villa des Soupirs et, cette découverte qui s’appelle Petitdemange, comment déjà n’en point remercier le ciel ? Petitdemange par-ci, Petitdemange par-là. Elle est sûre qu’il va retrouver les cambrioleurs, donner des conseils, des adresses, une philosophie, en résumé tout ce qu’il faut à la vie matérielle et spirituelle d’une famille. Petitdemange, à la fois un nom de clown, de catastrophe ou de cannibale, pense l’enfant qui, toute la nuit, rêvera de cet inconnu avec qui l’on va faire alliance, contre un jardinier sentimental et sa jolie buveuse de pétrole. Le rire de Petitdemange, qu’elle ne peut mettre encore sur aucun visage, de mille menaces, poignarde son sommeil. Mais comment protéger ceux que leur passion arracha au secours des murs et des lois ? Paravent de papier fragile, la tendresse d’enfant endormie, d’une chiquenaude, Petitdemange crève cette défense transparente. Les routes sont aux amoureux
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du monde entier. Le vent nourrit leur poitrine, éclaire leurs regards. Mais quel trou, à l’horizon, leur permettra de s’échapper, de monter aux étoiles ?
D’un rideau, s’élèvent en plein ciel les fleurs imprudentes dont on les parsema. Très haut, se balancent des calices de pourpre. Parmi les nuages, danse une Montgolfière à crinoline. Une auto de plus en plus rouge fait une tache vertigineuse de folie sur le goudron en rubans, en filets qui empêche le paysage de s’envoler. Or, au matin, le vent dont croyaient vivre les plus altières créatures, a éparpillé leurs forces. Et elles tombent à terre, sur la terre dure, sur la terre froide, marionnettes d’un cirque lugubre. On les range dans une longue boîte montée sur deux roues, et un petit cheval d’ivoire, par saccades, les traîne aux travers d’un pays de désolation. Bientôt, c’est le seuil d’une forêt de pierres. Le sol y perd à jamais ce que les plantes en échange de l’invisible nourriture lui abandonnent de douceur végétale. Cailloux, silex, ferrailles, mais le sabot d’un cheval d’ivoire ne craint pas les avenues de cruautés, ni son front les flammes de ce soleil qui va s’écraser en lettres du plus inexorable vert pomme, sur le rose à grincer des dents de la boîte aux marionnettes : Poupées amoureuses, annoncent les planches de ce cercueil indivis.
Poupées amoureuses, afin de les mieux narguer,
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au carrefour le plus désolé, sont assises en rond, les méchancetés du monde entier que secoue un rire jumeau de celui de Petitdemange. Halte-là cheval d’ivoire ! Il est l’heure d’ouvrir la boîte. Tu vois, un vrai jeu d’enfant. De soi- même a glissé le couvercle à charnière. Chairs fripées, yeux clignotants, tous les couples fameux se lèvent, pour de piètres résurrections. Revanche inespérée, seuls ont conservé un espoir possible, Cynthia plus fraîche qu’une glace au citron, en dépit de sa longue traîne d’or déchirée, le père de si bel air dans son habit aux basques pourtant plus tristes qu’ailes d’oiseaux mouillés, une petite femme de chambre buveuse de pétrole et son amoureux, le jardinier.
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CHAPITRE IV ENCORE UNE IDYLLE
Le matin suivant, comme il n’y a plus de femme de chambre pour porter à domicile les petits déjeuners, très tôt, la famille se trouve réunie autour de la table de la salle à manger. Bon prétexte à conciliabules. Cette assemblée en pyjamas et robes de chambre rappelle à l’enfant les bivouacs après la bataille, tels que les décrivent, par le récit et l’image, les livres consacrés aux guerres du premier Empire.
Or, bien qu’on soit au lendemain d’une rude épreuve, personne qui ait une mine de Waterloo. Le grand-père lui-même feint d’avoir oublié l’algarade d’hier au soir, et la nouvelle sibylle, sans se départir de sa classique autorité, donne, avec le bonjour, les heureux présages d’un rêve. Au reste, cette nuit, bien des sommeils ont été visités. Ainsi la cuisinière à son tour vient de
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faire connaissance avec la chouette. Mais dans sa mansarde, l’oiseau de mauvais augure n’a point trouvé d’armoire où se percher, et, faute d’une tribune digne de celle dont était réincarné l’esprit, très vite a repris son essor et d’assez méchante humeur. Or l’âme défunte et volante, qui n’avait pu se nicher sous les combles, de descendre à l’étage de la grand-mère, non sans toutefois renouveler son costume. Débarrassée de son crêpe, plus subtile que reflet sur l’eau, éblouissante aux yeux de la dormeuse, elle est réapparue poisson féerique, parfaitement à son aise sur la glace qui lui servait d’étang.
Petit lac figé entre des berges de thuya et palissandre, le miroir soudain perd ses limites et, parce que se trouve révolu le temps des sinistres présages, l’héroïne d’un songe aquatique, tout simplement, à la bonne franquette se présente : « Je suis un goujon folichon ». Un ventre d’écailles blanches éclaire les eaux sereines et merveilleuses du songe. Rien de plus facile que d’interroger l’âme fraternelle devinée sous ce corset.

_ Quel destin aujourd’hui t’a poussée à prendre cette apparence pour me visiter ?

_ Je m’échappai d’un fleuve.

_ De quel fleuve ?

_ Le fleuve du bonheur.

_ Le fleuve du bonheur ? Je veux me baigner dans ses eaux. Quel est son nom ? Quel pays arrose-t-il ?
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_ Le fleuve du bonheur n’a point de nom. Il n’arrose aucun pays.

_ Comment, alors, pourrai-je le connaître jamais ?

_ Puisque tu insistes, ô ma soeur, pour toi je manquerai aux muettes coutumes des poissons. Le fleuve dont je me suis échappée cette nuit, poisson-présage, ce fleuve n’est point né de quelque insensible glacier ou d’une source banale, mais d’un altier et noble visage. Le bonheur, pour toi et ta maison si longtemps éprouvées, coule à flots d’une barbe royale. Dès lors, il t’est facile de savoir de qui viendra votre salut.
_ Son nom, son nom ? Je n’ose le dire.

_ Et tu le sais. Tu sais qu’il s’agit de ce jeune magistrat d’avenir entrevu cet après- midi à la villa des Soupirs. Toi-même n’en as-tu point déjà parlé aux tiens ?

_ Petitdemange.

_ Petitdemange lui-même. Alfred Petitdemange.

_ Merci ô ma soeur, mais ne t’en va pas encore. Demeure près de moi et, si tu pars, laisse-moi espérer que bientôt je te reverrai.

_ Jamais plus, hélas, je ne pourrai revenir. Vois mes écailles, vois mes nageoires. Tu te rappelles que, en dépit des sévères principes, selon quoi nous fûmes élevées par une mère économe et collet monté, tu te rappelles que, toujours, au contraire de toi, j’ai eu le goût
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des jolies robes et des grands chapeaux. Cependant la coquetterie ne m’a point seule décidée à revêtir ce tea-gown aquatique. Vois mes paillettes, vois mes tulles. Ce qui de mon corps ne brille est toute transparence. Or de tout cela je ne saurai me réjouir. Je glisse et resplendis, mais cette métempsychose sera la dernière, car elle est ma condamnation au néant final. \à l’aube, ce qui me reste de vie me sera dérobé, dévoré, entends-tu, mangé, mâché, avalé et cela par ma propre fille, Cynthia. Cynthia, impudique et nue dans le lit de son amant, son ventre de lait ceinturé par le bras brun de celui qui fut ton gendre, ses jambes mêlées à celles du mâle contre qui elle s’est si rageusement frottée, avant de s’endormir, Cynthia, ma fille, dont les amours n’ont point connu la bénédiction du mariage, dans son sommeil a des remords, et en ce moment même doit s’avouer qu’elle n’est qu’une grue. Une grue. Les grues, croit-elle, se nourrissent de poisson. Tu vois d’ici le danger de la métaphore des mots. Ainsi, notre grand- tante Laura fut-elle demi-mondaine, par la faute d’un nom prédestiné dans un temps où l’on appelait « lorettes », les femmes qui se conduisaient mal. Pour l’époque, menant une vie que ni la misère ni l’exemple ne l’autorisaient de choisir, ma fille est une grue. Qu’adviendra- t-il de moi ? Cynthia, mon enfant, sois pardonnée, mais, quel désolant spectacle. Une
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vie commencée dans le scandale se continue par le crime. \ô ciel je meurs. Elle me mange. El-le me mange. El-l-l-l-le m-m-m-m-me, man- man-an-an-an-an-g-g-g-g-g-g-g-g-ge.
Les syllabes, les lettres se liquéfient. L’écho une dernière fois répète la sourde onomatopée dont clapote, avant sa male mort, une voix de revenante qui ne reviendra plus. Vagues de malédiction, écume d’effroi, tout s’abolit des profondeurs, à la surface du sommeil. Un océan à peine se ride encore, et, sur son silence ne demeure qu’une danse concentrique de cercles, de plus en plus large, de moins en moins nette, comme après une noyade, un naufrage.
Encore heureux que cette ultime visite ait affermi la grand-mère dans son impression première sur Petitdemange. Il ne faut plus hésiter. C’est bien à lui, à lui seul, pas à un autre, qu’on va faire appel. Si on lui téléphonait de suite ? Tout de même il est un peu tôt pour déranger ce jeune, mais grave magistrat. La pendule marque huit heures et demie. D’ici une demi- heure, ce sera parfait. Pour prendre patience, un petit toast. Une dent orgueilleuse le déchire. On dirait d’un lion, mais d’un lion qui ne se limiterait point férocement dans sa gloire. Le samovar ronronne, sa douceur, sa chanson se métamorphose en mots légers, légers, et parce que toute la famille renaît à la confiance, une voix n’attend plus pour prendre des ailes et
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demander le numéro du juge à barbe d’or. Il passera cet après-midi. La soeur-fantôme avait raison. Triste qu’elle ne puisse revenir. Ses pressentiments étaient d’un tel secours. Mais pourquoi Cynthia, et jusque dans les rêves, continue-t-elle d’accumuler crimes sur crimes ? Pourvu qu’elle ne s’avise point de prendre Petitdemange, le dieu inespéré. Mais peut-on jamais savoir à quoi s’en tenir avec la Rouquine qui a déjà ravi un gendre, avec la grue qui a dévoré la plus clairvoyante des poissons- chouettes, dont ait jamais été visité songe terrestre.
Le règne de Petitdemange.
Parce que la vieille dame se sent nerveuse, le grand-père est retourné seul à ses savants travaux. Celle qu’il nommait si fièrement la plus dévouée de ses élèves, la plus intelligente de ses collaboratrices passe l’automne, avec sa mère, dans la propriété de Seine-et-Oise (ce théâtre du cambriolage, dit-on maintenant, non sans fierté). Chaque jour, Petitdemange, plutôt deux fois qu’une, visite ces dames. Il est leur coqueluche, leur idéal de l’éternel masculin. Elles en raffolent, et un peu plus, d’heure en heure. Elles vont même jusqu’à découvrir qu’il est le portrait tout craché de François Ier.
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L’enfant, parce qu’elle ne partage point cet enthousiasme et pense qu’on surestime ce nouveau, cherche dans ses livres d’histoire et le Petit Larousse illustré des documents, images, descriptions qui lui permettent de se persuader du total défaut de ressemblance entre le vainqueur de Marignan et le voisin barbu asservi à la coalition contre Cynthia et le père, la buveuse de pétrole et son amoureux.
Mais le moyen de prouver à ces embéguinées que leur magistrat ne mérite point une si flatteuse comparaison ? Rien à faire ; Petitdemange avoue qu’il a peur des assassins, ne sort jamais sans son revolver, scrute le regard des chauffeurs de taxi avant de leur confier sa précieuse destinée, ne se couche sans avoir regardé sous son lit, en choeur, on s’écrie : Quelle prudence. Quelle sagesse. Comme il a raison !
Parle-t-il du mauvais tour joué à un collègue grâce à quoi sera facilité son avancement, d’un accord parfait, il est conclu : « Petitdemange est plus subtil qu’Ulysse. » S’il vient déjeuner, à sa gloire, la grand-mère, dès onze heures, commence à édifier des pyramides de pêches, poires, pommes, raisins, et, ce faisant, regrette que l’automne n’ait pas de plus beaux fruits.
Les compotiers arrangés, comme elle a quelque peu oublié son Gotha mythologique, elle demande :
_ Comment se nomme la déesse des moissons ?
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_ Cérès.

_ Cérès, parfait.
Et d’aller à la porte de sa fille, pour lui dire que de sa propre main, elle-même a cueilli ce qu’il y avait de mieux aux espaliers : « Notre invité se croira chez Cérès. La déesse des moissons ce sera toi. Tu vas mettre ta robe d’organdi jaune et une combinaison rose par-dessous. Tu me diras que nous sommes au beau milieu de l’automne et que l’organdi… Ma chérie, dans l’existence, il est des jours où il faut savoir risquer. Nous avons un vrai soleil d’août. Que sa splendeur soit notre alliée. Le rose de la combinaison sous le jaune de l’organdi sera d’un tel effet, que je ne serais pas étonnée, oh ! mais pas étonnée du tout, si Petitdemange, aujourd’hui, se déclarait. Cher Alfred, artiste comme nous le connaissons, il ne saurait demeurer insensible au charme d’une jolie teinte chaude, ardente sans provocation. Tu étais en maillot de bain, le jour que tu fis la connaissance de ton premier mari. \à vingt ans, tu avais les hanches étroites. Aujourd’hui, ce n’est pas que je veuille dire que tu sois une vieille femme, mais tu as passé la trentaine et, d’une enfant nerveuse et maigre te voilà devenue jeune femme belle et calme. D’ici peu tu seras imposante. Or, un magistrat de grand avenir ne peut s’éprendre d’une freluquette. Petitdemange, notre cher Alfred, j’en mettrais ma main au feu,
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choisira une compagne majestueuse. Déjà, il me semble te voir en grand décolleté, avec tous nos diamants, toutes nos dentelles, épouse respectée et même un tantinet enviée. Alors, ma chérie, alors, comme nous serons vengés de Cynthia. Mais il n’y a pas une minute à perdre. Donc, je résume : tu mets ta robe d’organdi jaune, une combinaison rose par-dessous et te voilà dorée comme le marbre de la Grèce, le soleil de midi, la barbe de Petitdemange…
Et d’égrener un chapelet de comparaisons, toutes du plus pur lyrisme, tandis que, docile, la jeune femme se vêt. La toilette achevée, on descend au salon. Quel dommage que ces meubles d’acajou refusent de se prêter au romantisme d’un certain et vivant désordre : On les ferait virer dans tous les sens, et pendant des heures, qu’on arriverait tout juste à laisser croire que la maison n’a pas été rangée depuis six mois. « La prochaine fois, décrète la grand’mère, nous le prierons à dîner. Je ferai descendre du grenier la harpe de tante Sophie. Tu t’envelopperas dans ta longue écharpe verte. Quelques roses effeuillées, un vase de cristal, une partition ouverte sur le piano, un chapeau de paille d’Italie, comme par hasard sur ce canapé ! \ça nous aura un de ces petits airs Malmaison. Tu te rappelles le musée Grévin, une réception de Joséphine aux beaux temps de Rueil…
Les beaux temps de Rueil. Joséphine, la
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créole, fidèle aux voiles légers qui font de chaque femme un petit nuage de lumière dans les soirs transparents de la Martinique. L’enfant n’a pas oublié ce jeudi, où on l’a menée dans la maison des poupées de cire, grandeur nature. L’impératrice aux mèches brunes, à la flottante robe grecque, valait bien l’autre, celle de la crinoline et des boucles blondes. Un salon s’ouvrait sur l’immobile nuit bleue. Regards à l’ombre des paupières mauves, cheveux en turban, diadèmes, minces jambes devinées dans le secret des longs plis, bras abandonnés aux courbes douces des meubles, pour l’éternité, ces créatures avaient leurs sourires, leurs ambitions, leurs bonheurs. Qu’en pouvaient deviner ceux et celles d’aujourd’hui ? De tout ce silence ils ne percevaient point les échos et cependant, d’un clavecin que les visiteurs aux sens grossiers avaient cru muet, des doigts aux ongles mieux dessinés, plus roses que ceux des mains admirables à la devanture des coiffeurs, faisaient jaillir une musique dont la fraîcheur rappelait certaine fleur… Rose-géranium qui avait donné son nom au parfum de Cynthia. Rose-géranium, dont telle était la subtilité, que du temps où la rousse cousine vivait à la maison, Lucie, la buveuse de pétrole, de trois gouttes de ce parfum se grisait.
L’enfant sait qu’on pourra descendre la harpe de tante Sophie, ouvrir à n’importe quelle page
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telle ou telle partition, pas plus que le contenu des flacons tarabiscotés sur la coiffeuse de sa grand-mère, n’est digne d’être comparé à l’inégalable rose-géranium, dans sa petite bouteille toute simple, ainsi, nul geste, nulle volonté ne vaudront jamais aux deux femmes dont Petitdemange est la proie visée, ce mystère, cette grâce, qui promettent à d’extraordinaires résurrections, les visages, les corps dédaigneusement impassibles dans leur exil du musée Grévin mais dont la cire est plus vivante que la vraie chair, la vraie peau de ces femmes qui respirent.
La grand-mère d’ailleurs très vite constate :

_ Trop d’orgueil nous serait néfaste. Assieds- toi donc, tout bonnement dans cette bergère. Fais bouffer ton organdi. Rien de plus joli que ce volant jaune qui laisse deviner un dessin de toile de Jouy Parme. Prends cette rose entre le pouce et l’index de la main gauche. Dans la droite, un livre, mais vite, dépêchons-nous. J’entends une auto qui s’arrête. Ce doit être lui. Si on avait eu le temps, on aurait cherché le Musset. Tiens, voilà un Baedecker. Tout de même c’est assez poétique. Les voyages, l’Italie, Venise, la Méditerranée, la Sicile, oui, ça va, ça va. Regarde la fleur, respire le livre. Dieu, que je suis émue, la langue m’a fourché. Respire la fleur, regarde le livre. Je me sens plus troublée que s’il s’agissait de mon propre sort. Tu en as
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une chance. Souris, souris. Bonjour, cher ami. Bonjour, comment va ?
Petitdemange baise des mains. L’enfant a pitié de sa mère, qui, figée dans tout cet organdi jaune, a l’air d’un lampion du 14 juillet qu’on aurait oublié d’allumer.
*
Toute la famille est rentrée à Paris.
Arrive une gerbe de fleurs. On la met dans le salon.
« Enfin, nous tenons un gendre, et du coup un bon, m’est avis », constate la cuisinière. Elle annonce la bonne nouvelle à la domesticité de l’immeuble, décrit le futur : « Il a une barbe comme un soleil, il est tout sourire et ses dents brillent si fort au milieu du poil doré qu’on dirait d’une boîte à sardines, dans un champ de blé, au plein midi, l’été. C’est la vieille qui a tout manigancé. En voilà une qui n’est pas gnolle. Elle sait se défendre, allez. Pas fière, mais habile, finaude. Une vraie Catherine de Médicis…
La vraie Catherine de Médicis envoie chercher la petite fille :

_ Ma chérie, j’ai à te parler.

_ Oui, j’ai déjà compris. Maman se marie avec le barbu. Dis, est-ce qu’elle va mettre un voile et une robe blanche à traîne ? La nouvelle femme de chambre a dit qu’elle n’avait pas le droit…
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Un mot rude contraint au silence la questionneuse. Mais le moyen de l’empêcher de juger tout bas : Petitdemange et maman, des fiancés, mais pas des amoureux… Et de songer encore, toujours, au père, à Cynthia, M>.> Couteau et Mlle Fourchette. M>.> et Mme Phosphore, qui dansaient légers, légers, à la crête des rêves, la nuit…
À la vérité celle qui, selon la formule ancillaire, a tout manigancé, ne semble, elle-même, point trop satisfaite de son ouvrage. Elle a beau s’extasier : « sont-ils délicieux ! » la conviction n’y est pas. Bien plus, elle est à trois doigts de la neurasthénie. Jusqu’à ce jour, pas une minute de son existence qui n’ait eu son but, sa joie, sa colère. Or la voici en train de faire connaissance avec l’ennui. Le temps coule insaisissable et monotone. Elle doit s’avouer son vague à l’âme. Et le vieux positiviste de mari qui file si doux qu’elle ne trouve pas le moyen de reprendre la controverse commencée le soir du cambriolage. Elle se compare au créateur, mais à un créateur qui n’aurait pas eu besoin de six journées pour achever sa besogne. Son travail tôt fini, devant soi, jusqu’à la consommation des siècles, ne demeure que la perspective d’un interminable dimanche.
Ainsi, peu à peu, en vient-elle à se dire qu’elle a été dupe. Elle a cru donner à l’univers sa loi, et elle a tout simplement sacrifié sa propre existence.
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Jamais elle n’a pris une seconde pour songer à soi, à sa beauté. Elle a choisi la mauvaise part. On l’a jouée, flouée. Mais pourquoi, au fait, pourquoi accepter que se prolonge un tel état de choses ? Déjà la révolte d’une inquiétante flamme allume son regard. Elle compulse des livres d’adresses, s’étudie dans les glaces, passe la revue de sa garde-robe. Sans indulgence elle juge ses nippes et elle-même. Sans indulgence, mais sans fausse modestie, et, finalement, elle décide de tirer parti et le meilleur parti possible d’un corps, d’un visage injustement négligés.
La voilà donc un beau matin, qui se met à courir les coiffeurs, les instituts de beauté, les modistes, les couturières.
La métamorphose va si bon train, qu’au bout d’une semaine, une amie de l’été, une des dames au belvédère, venue la féliciter du prochain mariage de sa fille ne pourra la reconnaître. Elle a jeté au diable son corset, fait teindre en jaune, aux couleurs de Petitdemange, ses cheveux coupés très court, et use d’un fume-cigarette façon jade. Et à l’avenir défense de l’appeler « mère, grand-mère ». Tout le monde doit la nommer « Amie ».
Parce qu’il se plie difficilement à cette nouvelle règle, un soir que, sans le faire exprès, il a cédé à l’habitude vieille d’un tiers de siècle et lui a dit : « Ma bonne », le psychiatre, en dépit de son poil chenu, est tancé d’importance.
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… Ma bonne par-ci, ma bonne par-là… Elle le contrefait, le ridiculise tant et si bien que le bonhomme, en dépit de son naturel pacifique, finit par éclater.

_ Est-ce la sénilité, madame, qui vous fait ainsi perdre tout sens moral ? Quoi de plus triste que de voir une femme de votre âge se donner en spectacle, jouer à la petite fille. Vous avez été la première à flétrir Cynthia, ses extravagances. Mais vous-même, je vous le demande, où voulez- vous en venir avec ces bras nus, ce décolleté comme si vous étiez toujours sur le point de vous rendre au bal de la présidence. Et ces cheveux jaunes…
_ Ces cheveux jaunes, riposte Amie. Avez- vous donc oublié le peu que vous connaissiez du savoir vivre ? Toute cette mercuriale parce que je ne m’habille point comme une centenaire. Je suis blonde, c’est un fait. Je ne le nierai point. Je suis blonde, car tel est mon bon vouloir. J’en avais assez de ces cheveux gris que, par votre faute, j’ai eu bien avant l’âge. Quand je pense à la vie que vous m’offrez depuis plus de trente ans. Que n’ai-je écouté mon coeur, mes désirs. Je serais partie en 1898 avec le prince persan, qui me fit une telle cour, vous vous rappelez, à Vichy. Quels yeux il avait, j’en suis folle encore rien que de me les rappeler. Des yeux grands comme des assiettes, et d’une expression. Il m’offrait de partir avec lui pour Ispahan.
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Ispahan, cité des Roses : Les roses d’Ispahan dans leur gaine de mousse ; on a chanté cette mélodie à la petite soirée que nous avons donnée en votre honneur quand vous avez été décoré, juste après la guerre. J’avais un horrible regret en écoutant l’artiste de l’Opéra-Comique évoquer, de sa chaude voix, cet Orient où j’aurais pu être adorée en plein rêve. Mais je pensais au ruban rouge, flambant neuf à votre boutonnière. Je voulais être sourde, aveugle, oublier à quelle féerie pour vous j’avais renoncé. Pour vous, folle que j’étais. Vous pensez bien d’ailleurs que le prince persan ne fut pas seul à me parler tendrement. Ils ont été plus de quatre à me conter fleurette, et même, ne vous en déplaise, même, parmi vos collègues, vos amis. J’étais la femme belle, jeune, désirable d’un homme qui s’endormait sitôt la tête sur l’oreiller. Il m’a coûté plus d’un effort ce visage de marbre que j’opposais fièrement. \à chaque violence que je me faisais, j’étais un peu plus dévouée à votre nom, à vos travaux. Pour écarter les tentations, je me suis vêtue de noir. J’appelais la vieillesse, et, pourquoi ne pas l’avouer, la mort. Ah monsieur le savant, un peu moins de cosinus mais un peu plus d’ardeur, d’intelligence des âmes. Quand je pense qu’il m’a fallu six lustres de martyre monotone pour me lasser à jamais de vous. Qui donc aurait eu ma patience ? Enfin l’heure est venue. J’ai les cheveux jaunes,

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comme vous dites si aimablement. J’ai les cheveux jaunes et, si fantaisie m’en prend, demain, ils seront rouges et verts après-demain…
Là-dessus, départ en beauté. Amie claque les portes et se retire dans ses appartements. Le positiviste l’y suit, qui implore sa grâce. Peine perdue. L’enfant de sa chambre peut entendre de quels reproches à nouveau il est cinglé. On lui dit qu’il a du sang de navet. Quoi d’étonnant si sa fille n’a pas su retenir son mari. Cynthia, dont, soit dit en passant, on a singulièrement exagéré les torts (c’est toujours Amie qui parle), Cynthia, certes, avait beau jeu. La fiancée de Petitdemange saura-t-elle même garder un homme aussi exemplaire ? Tout est à craindre avec un tel père. On combine, on taille, on rogne, on se donne un mal de chien. \à quoi bon. Le mieux est encore de dormir pour oublier cette vie médiocre, sans possibilité lyrique. Allons, ouste, au pieu. Bonsoir.
_ Bonsoir, Amie, chevrote une pauvre vieille voix.
De l’autre côté du mur, Amie se retourne toute la nuit. Insomnie ou sommeil qui ne vaut guère mieux ; le lendemain, pour arranger ses yeux battus, ses joues pâles, couche supplémentaire de maquillage. Mais après une confidence de miroir, sans doute craint-elle de céder à quelqu’une des tentations que sa jeunesse retrouvée chaque jour sous ses pas ne peut

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manquer de faire éclore, plus nombreuses, plus chaudes, car, déjà, aussi blanche de voix que fraîche peinte de figure, et, en dépit de la gorge offerte, des bras nus, qui vous ont de ces frissons d’impatience, à croire qu’ils ne peuvent plus continuer d’accepter, serait-ce une seule minute, leur piètre destin, résignée encore et toujours à la monotonie, dont le visage remis à neuf lui vaudrait vingt occasions pour une de s’évader, à la fiancée elle confie :
_ Ton père m’inquiète. Il baisse. Il faut que tu sois mariée très vite.
_ Bien, mère.
_ Ce soir, Alfred et moi fixerons la date exacte. Le plus tôt sera le mieux. Sinon… Sinon… que veut-elle dire avec ce sinon… ouvert à même le redoutable inconnu. Hier soir elle était à deux doigts de défendre Cynthia. Au reste, depuis qu’elle a opté pour une hurlante crinière, elle copie quelque peu l’Anglaise jusqu’alors maudite. Elle n’a pas seulement imité la coiffure de la déesse au casque de flammes, mais ses gestes, son accent, son rire. Cynthia, l’objet d’horreur et de mépris, devient le modèle d’une métamorphose inattendue. Sinon… sinon… chantonne Amie. Que peut- elle bien vouloir dire avec ce sinon… qui est aussi sûrement à menaces que les armes sont à feu ? Contre qui se décidera-t-elle à en user ? La tentation certes doit se trouver bien proche, bien

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commode, car Amie semble soudain si peu éloignée d’y céder, que, pour écarter le désir mauvais, elle répète en conclusion :
_ Oui, ce soir Alfred et moi fixerons la date exacte du mariage. Mais, le soir, à l’heure habituelle, pas plus de Petitdemange que sur ma main. Lui, d’une telle exactitude. Amie s’inquiète, téléphone, retéléphone à tous ceux chez qui, vraisemblablement, il pourrait être. Peine perdue. Le temps passe. Alfred n’arrive point, demeure introuvable.
_ Mon Dieu, mon Dieu, se lamente Amie.
_ Cynthia ne serait-elle point à Paris ? suppose timide, le grand-père.
_ Cynthia, toujours Cynthia. Mais c’est donc un cauchemar pour vous, Cynthia. Que voulez- vous donc insinuer ? Vous avez l’hypocrisie des faibles. Cynthia à Paris. Quoi, vous pensez qu’Alfred le fiancé de votre fille, mon meilleur, mon seul ami… Mais avez-vous donc fait un voeu d’insolence ? Votre supposition m’est une injure directe et personnelle, vous m’entendez, une inj… Amie, l’attente aidant à la nervosité, et la nervosité à l’éloquence, sans doute recommencerait tout un discours si, à l’instant même, la sonnerie du téléphone ne lui coupait la parole. Bégayé un « allô » qui résume l’angoisse universelle, en torrents d’effroi se précipitent les

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questions : Quoi ? Blessé. Vous dites « blessé » ? Grièvement ? \à l’hôpital Boucicaut ? Le coeur n’est pas atteint ? Les poumons ? Le foie ? L’estomac ? Donnez des détails. Je suis femme de médecin… Le pauvre. Il n’y a aucun danger de paralysie au moins ? Je meurs d’appréhension. Oui, oui, j’arrive. Viens, mon enfant. C’est toi la fiancée, après tout. Alfred a été poignardé. La malédiction du ciel est-elle donc sur nos têtes ?
L’hôpital.
Dans la chambre où l’on a mis Petitdemange tout est blanc sur blanc. La seule note de couleur, une barbe dont l’éventail allume le haut du drap. Comme une cible, un appât, un talisman, cet or fauve fascine Amie.
_ Alfred.
_ Amie.
_ Alfred. Je touche votre barbe, votre moustache. Votre coeur bat. Je le sens. Vous vivez. Mais que n’ai-je, pour vous, redouté. \à mon angoisse mesurez ma tendresse. Alors, cher Alfred, on a voulu vous assassiner. Quel est le monstre, le coupable ?
_ La coupable. Il s’agit d’une femme et plus audacieuse que les grands criminels classiques. Ses mains, comme celles de Lady Macbeth, tous les parfums de l’Arabie…
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_ Alfred, ne vous énervez pas. Mais que veulent dire ces parfums de l’Arabie ? s’agirait-il d’une manucure, d’une marchande d’odeurs, d’une coiffeuse ? Expliquez-vous…
Le lendemain lorsqu’elle rendra compte de sa visite à l’hôpital, Amie commencera par avouer la crainte première d’un drame passionnel. Pensez donc si Petitdemange avait eu quelque liaison cachée. Mais non. Seulement son esprit battait la campagne. Sous le coup de l’émotion il délirait. L’infirmière n’arrivait pas à le faire taire. Tant mieux, d’un sens, car il a eu de ces trouvailles !
Se rappelant les rêves d’Amie, l’histoire de sa chouette-poisson, ne l’a-t-il point baptisée « son baromètre de l’au-delà » ? Et quelle diction. Malgré la fièvre, les mots s’arrangeaient selon une telle ordonnance que, sans exagérer, il y avait des moments où l’on aurait pu facilement se croire au Français, à une représentation d’Andromaque par exemple, quand Pyrrhus commence son discours au préambule fameux :
Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix.
Touchante et sublime évocation d’un juge horizontal sur son lit de souffrance, qui parle en prose aussi bien que feu Mounet-Sully en vers, et fait un récit à tirer des larmes aux plus durs, des épreuves qu’il a dû subir, fidèle à son devoir de justicier, à sa promesse de retrouver le bracelet en cheveux de l’Impératrice Eugénie.
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Le bracelet en cheveux de l’Impératrice Eugénie, voilà des semaines et des semaines qu’on n’en parlait plus, mais Petitdemange n’oubliait pas. De tous ceux qui furent mêlés à l’affaire, personne, certes, n’aurait jamais imaginé qu’un cambriolage vieux de plusieurs mois, comme un vulgaire pommier se prolonge à terre par d’effrayantes ombres, la nuit tombante, projetât sur le destin du fiancé d’aussi terribles menaces. Et pourtant il vient d’être quasi assassiné. S’il était mort tout à fait, la nouvelle blonde inconsolable sait bien que, malgré la teinture de premier choix, elle fût redevenue grise du coup. Par bonheur (touchons du bois) la soeur-fantôme-chouette-poisson ne s’était point trompée dans ses heureux présages. Grand fut le péril. Qu’un homme ait pu y échapper suffirait à donner notion du miracle. Une secrète puissance protège Petitdemange, et le protégeant, la famille tout entière. Dans huit jours ne sera plus qu’un simple souvenir l’attentat où la mascotte à barbe manqua laisser sa peau, son poil blond, et le plus bel avenir. Tout de même, quelle émotion !
Le matin même on avait été informé, au Palais, de l’arrestation de Lucie, la petite femme de chambre, dans un hôtel du boulevard de la Chapelle, où, profitant du sommeil du garçon jardinier, son amant, qui la terrorisait, d’une main sûre et inexorable, elle lui avait planté un

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couteau entre les deux épaules. Son collègue, chargé de l’instruction, avait invité Petitdemange à se rendre, s’il lui plaisait, à la reconstitution du crime, que l’on devait faire sur les lieux dans le courant de l’après-midi. Bien entendu, il n’allait pas laisser se perdre une si belle occasion. Ici, portrait détaillé de la coupable, telle qu’elle est apparue à Petitdemange : Jupe fripée, corsage voyant et défraîchi, oeil mauvais, les joues grossièrement fardées, la bouche non point exactement rouge, mais écarlate, violette et molle à croire que ses lèvres étaient taillées à même le bâton, dont elle les avait peintes.
Une fois achevée cette description, qui n’est pas une fantaisie (insiste la conteuse) mais reproduit aussi fidèlement que possible le propre témoignage de ce cher Alfred, le psychiatre, qui joue ses derniers atouts, d’approuver par un diagnostic ad hoc, la colère qui gonfle soudain la voix d’Amie, la suffoque, l’étrangle. On a dû lui chercher un verre d’eau. L’homme de science profite de l’entracte. Toute douceur, toute prudence, il opine : comme je comprends votre indignation. Dans la chambre même où s’est accompli son monstrueux forfait, cette fille se présente, maquillée. Merci de votre compte rendu. Je note ce trait pour ma communication à l’Académie sur les pétrolomanes. Perversion du goût. Perversion de l’esprit. Absence complète de sens moral. Névropathie de l’espèce la
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plus dangereuse. La société doit se défendre…
_ Il est bientôt temps. Si vous aviez vu Alfred comme nous, hier soir, sur son lit de douleur. Rien que d’y penser, mes forces m’abandonnent. Encore une gorgée d’eau. Là, maintenant ça va mieux. Je continue. Donc voilà notre fiancé au milieu de ses collègues. On discute pour savoir si l’inculpée n’a pas eu de complices, car non seulement sa victime a été lardée de coups de couteau, mais encore elle présente des marques indéniables de strangulation. Or, la boniche se vante d’avoir exécuté toute seule ce sinistre travail. Elle prétend que rien n’était plus facile, et, si l’on veut, elle va montrer comment elle s’y est prise. Entre parenthèses, remarque Amie, depuis mon mariage, tous les jours de la vie j’entends répéter que la médecine est un sacerdoce qui demande une totale abnégation. Et la magistrature ? Pensez-vous qu’il ne se doutait point du danger couru, votre futur gendre, lorsqu’il a offert de s’allonger sur le lit, à la place même où avait été assassiné le garçon jardinier. N’empêche qu’il s’étale à plat ventre à côté de la meurtrière qui le prend à la gorge, et, vlan, lui plante au beau milieu du dos le canif qu’un de ces messieurs du Parquet lui avait prêté pour figurer l’arme du crime. Le sang ruisselle. On se précipite. Blanc comme un linge, Alfred essaie de se soulever. La douleur tord sa bouche, mais il trouve encore
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la force de parler : « Je suis perdu. Adieu, mes amis. Vous direz que j’ai été heureux de donner ma vie pour la justice. » Et là-dessus, il retombe. On croit qu’il se meurt, qu’il est mort en héros. Par bonheur le médecin-légiste qui assistait à la reconstitution ne perd pas la tête. On transporte le blessé à l’hôpital. La chance veut que la plaie ne soit pas trop profonde. Il sera vite guéri. Mais quelle secousse ! Si j’avais été là, j’aurais étranglé, de mes propres mains, la petite femme de chambre. En tout cas, j’espère bien la voir condamnée au maximum. Il y a de quoi. Récapitulons. Et d’en énumérer les crimes :
Cambriolage.
Coups et blessures (il s’agit tout bonnement de la cuisinière ligotée).
Assassinat.
Tentative d’assassinat sur la personne d’un magistrat dans l’exercice de ses fonctions.
Le mieux qu’elle puisse espérer, conclut Amie, c’est de n’être point guillotinée, mais elle ne coupera sûrement point aux travaux forcés à perpétuité…
La guillotine, les travaux forcés à perpétuité.
L’enfant frissonne. Plus la grand-mère blondit, se pare de bijoux baroques, moins on ose parler de Cynthia. Tout le monde est bien content que soit retrouvée la buveuse de pétrole. Au moins voilà quelqu’un sur qui taper. Et le grand-père qui la traite de
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névropathe, parle d’elle, comme il n’oserait pas d’une chenille ou d’un ver de terre. Elle était pourtant bien jolie, lorsqu’elle chantait la triste chanson des Monte-en-l’air. Ses crimes ? Elle vient d’assassiner son amoureux. Mais il la battait. Il était si fort, ce garçon, qu’un jour ou l’autre, il aurait bien fini par l’assommer. Il avait l’habitude de la terre qui ne crie jamais quand on la martyrise. \à bêcher il s’était fait de rudes muscles. Alors, quand il cognait, il ne se rendait pas compte. « Il la terrorisait », a, d’elle-même, avoué la grand-mère. Il la terrorisait. Une nuit la peur a été trop forte. Sur la table, il y avait un couteau. La brute dormait…
Quant à la tentative de meurtre sur la personne d’un magistrat dans l’exercice de ses fonctions, il ne faudrait pas exagérer. En tout cas, bien fait pour Petitdemange. Poussé par une abominable curiosité, il s’est étendu sur une couche de crime et d’amour. Il a profané le mystère de la mort et des caresses. Par mépris une frêle créature s’était maquillée avec une telle rage que nul signe de son vrai et touchant visage ne pouvait être deviné des hommes de loi. Sur le papier fleuri du mur elle reconnaissait une à une les roses grossières où chaque jour, au réveil, s’accrochait son premier regard. Elle se rappelait un couplet qui parle de prison, d’échafaud. Une minute même, elle a eu la tentation de le fredonner. C’est à ce moment-là qu’on lui
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a demandé de montrer comment elle avait fait pour… Un frisson. Puisqu’elle a tué son dominateur, pourquoi prendre en pitié un de ceux-là qui insultent à sa douleur, poussent l’insolence jusqu’à feindre de la croire incapable de s’être débarrassée toute seule de ce beau butor qu’elle aimait trop fort pour le quitter, l’abandonner à une autre ?
Petite buveuse de pétrole qui jetiez en cachette, sur vos mouchoirs, trois gouttes du parfum de Cynthia, trois gouttes de bonheur, votre désespoir aux dents serrées, vos fines mains meurtrières, on les noierait sous des litres et des centaines de litres de rose-géranium que toujours à vos narines transparentes serait la même obsession. Le sang. Pas celui insipide et trop clair de Petitdemange, bien sûr. Le dédain de vos doigts, de vos paumes, de vos bras, votre corps et votre coeur ne sauraient en être tachés, pas même marqués. Mais l’autre, liquide de pourpre et de vie qui donnait sa force, son odeur aux membres, au torse, au visage, à toute cette chair rude contre laquelle aimait à se froisser votre peau, l’autre, chaude jaillissure dont fut éclaboussée une nuit sans sommeil, comment l’oublieriez-vous, le sang épais et foncé du costaud, qui, de vous avoir prise dans ses bras impérieux, de vous avoir broyée sous une étreinte de rage et d’os, mordue à même la nuque, vous avait révélé la simple joie des fruits au soleil, petite vierge qui mangiez
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de hautes tartines de moutarde et mariiez à la pluie d’hiver les refrains de votre désespoir. Mais ces larmes dont vous n’essuyiez point les gouttes sur vos douces joues, comme si vous les croyiez l’unique rosée possible à votre vie, vous a-t-il donc désappris de les pleurer, ce roi des jardins qui sait regarder bien en face, droit dans son unique et gigantesque oeil de feu, le ciel d’août ?
Boulevard de la Chapelle, vous avez montré un visage sec. Petitdemange blessé, vous n’avez pas eu un geste, pas un mot. Vous auriez pu le tuer, et tous ses collègues à la queue leu leu, vos lèvres n’auraient pas daigné s’entrouvrir pour un seul regret. Grandeur sans pitié d’une créature livrée à la justice méprisable des hommes. Amie voudrait inventer des supplices, le grand- père flétrit les toxicomanes, invoque le bien social, toutes les voix s’unissent dans un choeur de réprobation, mais les uns et les autres, quel vertige les arracherait de leur sol banal, s’ils pouvaient entrevoir le gouffre creusé par chaque minute à même certains silences.
Petite buveuse de pétrole, on vous lapide des plus horribles noms. Cynthia au temps de son excommunication majeure, on la traitait de rouquine, de grue. Mais vous, on vous appelle monstre infâme, ignoble fille, roulure.
Roulure : avant que le globe fût devenu rond à souhait, que de labeurs pour le modeler,
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d’épreuves pour le polir. Les tristes copeaux d’éléments et d’êtres jetés aux quatre coins du ciel, afin que plus égale, plus parfaite devînt la courbe terrestre, les attendrissants rebuts éparpillés, toutes les épluchures de cosmogonie, le vent, la pluie, le feu du ciel, plus tard d’un geste tourbillonnant, les rassembleront, les pétriront en plein éther. Alors, unis, fondus, ils retombent sur le sol, déchets que le miracle des tempêtes pouvait seul, là-haut, plus haut encore que la ménagerie des nuages, mêler pour la plus éclatante résurrection. Roulure, ce mot si gras, si laid, dans les bouches familiales, se purifie, s’allume, éclaire, dore les songes de l’enfance, y roule en soleil. Roulure, jolie fille que plus rien d’humain ne saura retenir, roulure, ô belle silencieuse. Une enfant, de sa vie, n’oubliera la chanson des monte-en-l’air, et ne saura, non plus, pardonner à certain juge d’instruction de se prétendre assassiné, alors que, sous prétexte de convalescence, on vient de l’installer dans la plus belle chambre de la maison, celle où Cynthia, des semaines et des semaines, a vécu, parmi les fleurs, les robes, les valises, fleuries de noms de palaces aux lettres étranges, et les flacons aux parfums de mystère et les rêves. Cynthia qui est une putain comme la mort, la petite buveuse de pétrole qui est une roulure, ceux qui n’ont d’alliés que le banal, le morne, bien sûr ne peuvent les aimer. Mais le fumier
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d’injures s’entrouvre pour un jaillissement des plus glorieuses floraisons. Qu’on essaie de les profaner. Rien ne peut salir ces amoureuses. Ce qui, au reste, ne saurait empêcher d’en vouloir à celui qui a pris la place de la déesse rousse et dont toute la maison vante les mérites. Amie a découvert qu’il était le magistrat le plus célèbre du monde. Bonne nouvelle que la cuisinière, se hâte d’aller porter par tout l’escalier de service. Elle explique : « Le fiancé de ces dames, toutes les femmes en sont folles. Des tas d’actrices, de chanteuses, de bourgeoises, des marquises et des princesses qu’il n’a jamais vues, qu’il ne connaît ni d’\ève ni d’Adam, lui envoient des kilos de déclarations. Chez nous, c’était d’un triste depuis le départ du premier monsieur. Aujourd’hui, c’est un bonheur à ne pas se douter.
_ Oui, mais il y a le revers de la médaille, se laissera un jour aller à soupirer Amie.
Déjà ses inquiétudes se précisent. N’est-il point décidé que les futurs époux feront leur voyage de noces aux \îles Canaries. Or la fiancée supporte mal le soleil et dès qu’elle est au grand air sa peau cuit, bout… Parti avec une femme grise, Petitdemange ramènera une langouste.
Et Amie cependant n’aura cessé de rajeunir.
Déjà en plein air, face au soleil, à partir de trois heures de l’après-midi, l’hiver, entre quatre et cinq, au cours de saisons intermédiaires (printemps, automne), à six en été, d’une part, et,
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d’autre part, à n’importe quel moment du jour à la maison, grâce à l’apaisant secours des rideaux de tulle ocre, judicieusement choisis, elle sait que sa nouvelle coiffure, ses boucles d’oreilles, boules de topaze où sont gravés les signes du zodiaque, ses robes savantes, ses chapeaux protecteurs, l’usage subtil des fards, l’aide discrète du soutien-gorge, lui valent un visage et un corps, capable d’attirer l’attention et, qui plus est, digne de la retenir…
Et le parfum, pas un parfum à la Cynthia qu’on ne peut deviner que les narines collées à la peau. Quand on se parfume au moins que ça se sente, constate, judicieuse, Amie, et elle arrose ses bras nus d’un mélange audacieux. Petitdemange, alors, prolonge les baisemains. Lentement ses lèvres apprennent à connaître le chemin qu’il faut suivre pour atteindre à la saignée du bras, cette oasis de délicatesse, qui frissonne si doucement sous la surprise de la barbe, de la moustache.
_ Arrêtez, arrêtez, implore Amie.
_ Je perds la tête. Votre parfum me grise. Son nom ?…
_ C’est un mélange de Tendresse et d’\éternel désir.
_ …….
_ ……. Un mélange de Tendresse et d’\éternel désir. Qui donc ne se laisserait point prendre à de tels pièges ? Parfums ?
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Amie, Petitdemange, immobiles sur un canapé, rêvent aux secrets de vos ventres saugrenus et triangulaires, de vos hanches hexagonales. On vous décapite du diamant qui vous sert de tête et, pour des aisselles de frais rasées, soudain, c’est le miracle. Dire que leur poil dru qu’on laissait jusqu’alors pousser en liberté des années et des années durant, n’a connu d’autres confidences que celles du plus morne savon à l’amande. Que de temps perdu. Mélange de Tendresse et d’\éternel désir. Deux êtres ne demanderaient qu’à se laisser emporter dans une commune et tourbillonnante extase. Leurs âmes orgueilleuses cependant ont peur des tentatives trop fragiles. Figés dans le silence, le renoncement. Petitdemange avec sa barbe parfaite rappelle les colosses assyriens. Amie veut encore résister à la passion vertigineuse, se rattraper aux mots.
_ Je suis votre future belle-mère ; on a livré les faire-part ce matin même, et dans huit jours, à cette heure-ci, à la mairie du seizième…
_ Dans huit jours à cette heure-ci à la mairie du seizième…
_ J’ai bien dit, dans huit jours, à cette heure- ci à la mairie du seizième.
_ Tant pis, s’écrie Petitdemange, qui n’en peut plus. Et soudain, une épouse qui n’a jamais embrassé d’autres hommes que son psychiatre découvre
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que, décidément, les positivistes savent bien mal y faire. Dans sa bouche, sur la langue est une autre langue qu’elle suce comme les sucres d’orge de l’enfance : Un amant, j’ai un amant, pense-t-elle… Indifférente à tout, au scandale même, elle ne songera point à bouger lorsque la porte s’ouvrira. Petitdemange qui se rappelle, mais un peu tard, les inconvénients du flagrant délit, aura du mal à l’écarter, et, pour ne point perdre un souvenir de salive étrangère derrière ses mâchoires, elle demeurera cinq minutes au moins sans parler, en présence de sa fille blême et aussi muette qu’elle.
Enfin ressaisie, elle constate :
« Le destin. Nous avions tort de lutter. Mon enfant, ton bonheur n’était point là. C’est moi, tu te rappelles, qui ai reçu la visite du poisson présage… Nul ne peut aller contre le sort… ».
*
Au dîner, ni Petitdemange ni Amie ne paraissent. On dit à l’enfant qu’ils sont partis pour un voyage.
_ Comme papa et Cynthia ? interroge-t-elle. Demain elle entendra la cuisinière expliquer aux domestiques de l’immeuble :
_ Cette famille, un vrai beurre à la poêle. \ça fond, à croire que bientôt il ne restera plus
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que moi toute seule devant mes fourneaux. Les femmes partent toujours avec celui qu’elles ne doivent pas. Et la jeune est bec de gaz. Enfin, c’est la vie, mes amis. C’est la vie. C’est l’amour. Revenez, je vous tiendrai au courant.
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CHAPITRE V L’ENFANT QUI DEVIENT FEMME
Une carte postale avec la vue des Pyramides, apporte le bon souvenir égyptien d’Amie.
_ J’ai des nouvelles de grand-mère. Elle m’écrit des bords du Nil. Elle est allée voir le Sphinx. … Les bords du Nil, le Sphinx, répète, indifférent à ces rêves insondables, au monstre énigmatique, un homme trop curieux des sciences pour que l’en puissent distraire le rêve illusoire des voyages, un prestige de fleuve ou de bête légendaire.
Peu lui importe le continent foulé par des pieds coupables. Une infidèle et son complice parcourent le globe. Un chercheur désormais à l’abri des mots, mines et regards, par quoi menaçait d’être empoisonnée sa confiance, a repris son travail, heureux de savoir que, plus
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jamais, ses efforts ne seront ridiculisés, ni bafouées ses découvertes. Ce qui lui reste à vivre, il va le consacrer à la mise au point de la théorie des actes-champignons et le sérieux de tels travaux, leur délicatesse aussi, tant d’hypothèses et de déductions ne laissent pas le temps de maudire une femme adultère. Qu’elle saute donc à pieds joints par-dessus l’équateur, traverse les déserts à dos de chameau, se baigne dans tous les Océans du monde, elle ne risque nullement de périr lapidée. Le positiviste n’a pas la moindre envie de jeter même un tout petit caillou. Bien plus, parce qu’une sévère discipline le protège des exagérations passionnées, il n’éprouve point qu’il dispose du droit de pardon.
En veut-il à la mer de ses marées, au ciel de ses orages ?
Une sexagénaire, après avoir jeté son corset par-dessus les moulins, est allée quérir près du Sphinx quelques-unes des énigmes dont sa soeur-chouette-poisson lui donna le goût dangereux. Toute à l’exaltation d’avoir ravi le fiancé de sa propre fille et teint en jaune sa chevelure mutilée, ivre d’une liberté fraîche cueillie, la voilà au pays des Pharaons, mais un psychiatre que ne peut abuser le romantisme des apparences, du haut de sa tranquille sagesse, comme d’un phare où en dépit de la colère des nuages, des cris du vent, du sabbat de flots, très simple apparaîtrait le jeu grandiloquent des tempêtes,
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sait fort bien que cette tardive pécheresse n’a fait qu’obéir aux lois naturelles qui déterminent les êtres, en dépit d’eux-mêmes.
_ Nymphomanie sénile, diagnostique l’observateur scrupuleux. Au reste, hélas, ce n’est point là mal si rare. Démon de midi. De midi à quatorze heures, sourit-il _ revanche innocente, _ car, avec le calme, il a retrouvé cet esprit de pince-sans-rire que la fugitive elle- même, jadis, se plaisait tant à louer. Mais, s’il y a nymphomanie sénile, c’est-à-dire psychose morbide et peut-être même lésions organiques, il faudrait n’avoir aucun sens de justice, pour oser condamner, se mettre en colère, poursuivre une vengeance, exiger par exemple, à titre de représailles, le divorce… Et puis en vérité quel est le plus ridicule, le plus à plaindre, du savant qui achève, dans les honneurs, sa carrière, ou du magistrat qui a brisé son avenir, pris ses cliques et ses claques pour suivre, à travers des terres exotiques, une vieillarde oxygénée ?
Heureux d’en être quitte à si bon compte, un homme raisonnable, dès le soir où lui fut annoncée la fuite de Petitdemange et de celle qu’il avait appelée, plus de trente années durant, la compagne de sa vie, au lieu de crier, gémir, serrer les poings, sans rien perdre de sa sérénité, pria que lui fût accordé le temps d’un rigoureux examen des faits. Enfermé dans son cabinet de travail, il y demeura trois heures à
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réfléchir. Silencieuses, sa fille, sa petite-fille attendaient dans le grand salon. Quand il vint les rejoindre, la femme esquissa un geste pour signifier à l’enfant de se retirer. Lui, d’un mot, exprima la volonté contraire, sûr que serait d’un merveilleux enseignement cet exemple encore tout chaud, dont il était si facile de tirer des conclusions, fort propres à former un jeune esprit. Et, tout de go, il commença :
_ Le désolant spectacle des catastrophes dues à la rêvasserie, au goût d’un vague et mystique inconnu, décide l’intelligence au culte de ces deux maîtresses de l’Univers : la Raison et l’Observation. Par elles seules, nous atteignons à la connaissance de la réalité. Cette connaissance ne nous flatte pas toujours dans notre orgueil humain. Mais les délices du mensonge, des paradis artificiels cachent bien d’autres dangers. Nous voilà ce soir réunis, pour déplorer de bien tristes événements. Et toi, ma fille, plus encore que moi, tu es à plaindre. Mais mon devoir d’homme et de positiviste est de t’aider à voir le plus clairement, même si ce doit être le plus douloureusement, parmi tout cet imbroglio. Le diagnostic établi, nous chercherons le remède. Dois-je t’avouer que je crois le connaître. Dans quelques jours, à nouveau, tu seras heureuse, et cette fois, pour la vie, mon enfant. Mais n’anticipons point. Je récapitule. Deux femmes de ta famille, dont ta propre mère, t’ont volé, chacune,
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à quelques mois d’intervalle, deux hommes qui t’avaient juré, chacun, foi éternelle. Ce n’est ni le lieu, ni l’heure de faire une apologie de Cynthia. Tout de même, sans m’être jamais permis de la subir, je comprends quelle séduction pouvait, à la rigueur, exercer cette belle rousse, mais ta mère ? Autant me mettre à jouer les gigolos. Pourtant elle et Petitdemange filent le parfait amour. Ce serait un vaudeville, si ce n’était pas une tragédie ? Qui aurait prévu semblable dénouement ? Les sciences de l’âme, il est vrai, de par leur défaut de soumission aux faits, se trouvent encore à l’état embryonnaire. Paradoxe de notre civilisation. Il faut subir un examen pour avoir le droit de conduire une auto et n’importe quel songe creux, impunément, revendique pleine et entière liberté de vie affective. Ainsi, des créatures qui sont de réels dangers sociaux peuvent, sans entraves, exercer leurs dons néfastes. Par leur faute, les plus honnêtes maisons se métamorphosent en Babylone et la moindre prophylaxie est impossible. Sous mon toit, à mon nez et à ma barbe, on a fumé l’opium, bu du pétrole, débauché un magistrat jusqu’alors intègre. Mais le mal qui est fait n’est plus à faire, et puisque nous voilà débarrassés de Cynthia et de ma femme, il s’agit d’interdire qu’elles reviennent et te frustrent à nouveau. Ceci résolu, examinons tes possibilités de bonheur. Tu as hérité de ma
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nature régulière. Donc, il importe que tu te refasses, et au plus vite, un foyer. Or l’expérience nous a guéris de la superstition des hommes du monde soi-disant irréprochables. Et puis, si, comme je l’ai constaté, le mal qui est fait n’est plus à faire, celui qui n’est pas fait est encore à faire. Ce qui signifie que nous n’exagérons point les garanties d’un passé sans faute, mais au contraire verrons les promesses d’un avenir sinon parfait, du moins régulier dans de vieilles erreurs, dont les suites auront à jamais guéri du désir de les recommencer, qui les aura commises. Aussi, après mûre réflexion ai-je décidé que, pour toi, le mieux serait d’épouser certain repenti de ma connaissance. Missionnaire, il ne se contente point de sa besogne évangélique, mais enseigne les bienfaits de la sagesse positiviste aux sauvages de l’Afrique, à la pègre de l’Europe. La société de protection par l’expérience raisonnée a écouté maints de ses rapports avec le plus grand intérêt, le plus grand profit. D’origine anglaise, ce révérend qui a nom Mac-Louf…
_ Mac-Louf ?
_ Oui, Mac-Louf. \à des oreilles françaises ce nom semble peut-être moins flatteur que La Rochefoucauld ou Talleyrand-Périgord, mais la satisfaction que les hommes tirent de trois ou quatre syllabes qui les désignent à l’attention de leurs contemporains, nous savons ce qu’elle vaut. L’orgueil de s’appeler comtesse de X>.>,
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baronne de Z>.>, quelle vanité en comparaison d’une paix respectable.
_ Sans doute, père.
_ Alors tu ne soulèves aucune objection à ce mariage ?
_ Non, père…
_ Voilà qui est bien. Je me réjouis. Mais pour que tu ne sois point surprise la première fois que tu le verras, je veux d’abord te dire que Mac-Louf n’est pas précisément un géant. Il ne mesure pas tout à fait un mètre cinquante. Or, si la taille est modeste, il a eu l’esprit assez subtil pour en tirer parti. D’une excellente famille, mais orphelin dès l’âge de six mois, Mac-Louf, de fort bonne heure, a dû pourvoir à ses besoins, et je me permettrai de faire remarquer en passant que cette vie à la dure est encore la meilleure école. Tour à tour groom, prestidigitateur, sacristain, herboriste, le pauvre garçon, un jour qu’il se trouvait sans emploi, fut, pour ne pas mourir de faim, obligé de fixer à ses épaules une bosse en carton. Il l’emplissait de stupéfiants qu’il allait vendre où il pouvait. Ainsi, pendant trois ans, parcourut-il le monde, avec tout un choix de drogues sur son dos. Il était assez petit pour que la gibbosité n’étonnât point. Le malheur voulut que, mal assujettie, elle se mît un jour à brinquebaler, en pleine douane, à Vintimille. La supercherie fut reconnue.
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Condamné à plusieurs mois de prison, Mac-Louf eut le loisir de méditer. \à ses dépens il avait appris à savoir où mène une existence hors la loi. Sa peine expirée, il se rendit au bureau central des Missions \évangéliques, à Marseille. Comme, du temps de sa bosse, il avait fréquenté les hors-la-loi, et qu’il était au courant de la franc-maçonnerie des bas-fonds, très vite, il fut chargé des prédications en argot dans les ports. Il va dans les beuglants, les maisons louches, et avec des mots dont les créatures dévoyées usent elles-mêmes, commente l’\évangile et parle des réalités humaines. Son discours n’a rien à voir avec un vulgaire préchi-précha. La Société de protection par l’expérience raisonnée et la Ligue positiviste lui ont délégué certains pouvoirs. C’est dire qu’il n’est pas le premier venu. Dois-je l’inviter demain à déjeuner ?
_ Oui, père.
*
Le lendemain, lorsqu’elle rentre du cours, la petite fille entend la cuisinière qui, pour la domesticité de l’immeuble, commente les événements du jour.
_ Ce tourbillon, mes amis. D’abord, ce matin, je vais porter les frusques de la vieille
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chez le Petitdemange. Elle-même est venue m’ouvrir, fagotée comme une vieille cocotte avec un pyjama de soie rose. Une dame qui portait encore, voilà quelques mois, les chemises de son trousseau, des chemises toutes simples avec juste un petit feston à l’encolure. Elle me mène dans une chambre où je vois le juge qui se gobergeait au milieu du lit qui aurait dû être celui de ses noces avec la jeune. Vous parlez d’une secousse. Toute saisie, je retourne à la maison. \à peine j’étais arrivée, bigne, voilà le vieux qui entre dans ma cuisine. C’est trotte- menu, mais ça vous a une tête solide sur les épaules. En personne, tout grand savant qu’on le dit, il m’a commandé le menu. Un fin déjeuner. Il paraît qu’il y avait un invité copurchic. \à une heure, coup de sonnette. Le valet qui était allé ouvrir, nous revient en tire-bouchon, mes amis, à croire qu’il souffrait d’une colique de miserere. Mais ouitche. C’était la simple rigolade, une rigolade qui le tortillait, comme s’il allait, toute sa vie, demeurer pareil à un crochet à bottine. Enfin, quand il retrouve l’usage de la parole, il m’annonce :
_ Ils ont invité un nain.
_ Un nain, que je riposte. Et comme il me déclare qu’on n’a pas, tous les jours, occasion de contempler pareil gringalet, je vais risquer un oeil. Je vois un avorton, haut comme un choux, gros comme un rat, de noir
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vêtu, quasi comme un curaillon. Eh bien, devinez. Ce mal bâti épouse la jeune dame…
*
_ Ils nous ont fait ça en trois coups de cuiller à pot, devait constater la cuisinière le lendemain même des noces de Mac-Louf et de la mère. Et maintenant, à nous les voyages. La vieille est chez les Bédouins, nos jeunes époux s’en vont aux Indes. Ce mari d’un mètre carré, il vous traverse un océan comme nous allons à Saint-Cloud. D’ailleurs tout le monde a la bougeotte. La Cynthia et son amoureux se trouvent quelque part dans les Amériques. Le vieux et la gosse sont les seuls à rester là… Rester là. Pendant que trois couples font le tour du monde. Le père et Cynthia, pour ne point se laisser salir par l’habitude, cette mousse dont la tristesse verdâtre habille les corps et les coeurs immobiles ; Petitdemange et Amie, parce qu’il veulent embellir leur amour, se promènent la main dans la main sur les pentes de l’Himalaya, interrogent les lamas du Tibet, frissonnent parmi les ruines énigmatiques d’Asie, prient sur l’Acropole, parcourent les forêts vierges à quatre pattes, se cuisent au soleil de Palm Beach et trouvent encore le temps d’aller demander aux cartomanciennes de toutes les capitales d’Europe quand donc, enfin, leur permettra
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de convoler en justes noces la mort d’un vieillard qui s’obstine à ne divorcer point ; Mac-Louf et la mère, en Afrique, s’occupent à convertir des nègres.
Tout le monde a contemplé les chutes du Niagara, l’étable natale du Christ et les villes drôlement chapeautées de Chine. Leurs pieds ont foulé un sol où l’herbe pousse à vue d’oeil, tandis qu’une petite fille demeurée dans sa grise Europe, regardait couler le temps. Le Temps, drôle de fleuve. Les jours, les années, affluents esclaves se perdent dans la masse informe d’on ne sait où venue. Naufrage indifférent. L’eau monotone monte. Une enfant ne peut même en saisir quelques gouttes pour sa soif, après une chanson essayée. Au plus haut point du cruel azur brille un astre de métal et cuiseur de terre. Acier dont la lumière coupe, crève, poignarde. Comme du temps des ballons rouges, une baudruche, pour avoir fait la fière au-dessus des arbres, soudain retombait fripée, moribonde, sur les pelouses, ainsi les nuages égorgés ne peuvent rappeler aux yeux chercheurs, le troupeau entre ciel et terre, que menait, berger invisible, le vent. Lambeaux de misère, pauvres choses fanées, loques pendues aux clous des étoiles, leurs ombres des premières années, golfes fabuleux, ouverts à même l’ennui horizontal des jours, ne s’épanouiront plus. \à des lumières trop blanches, trop crues, se dessèche,
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s’effrite l’espoir. Des pieds, de leur empreinte, comment marqueraient-ils ce désert ? Jambes trop dédaigneuses pour tituber par le marais des petites haines, mains qui ne sauriez consentir à tripoter à même les débris sordides des heures, poitrine qui sent croître son coeur et qui voudrait se tendre haletante et désarmée vers ces pierres dont l’angle fait jaillir toute source, esprit trop orgueilleux pour accepter jamais d’être flacon à recueillir des gouttes de mémoire, ô toi enfant qui deviens femme, et ne daignes t’incliner, pour cueillir les fleurs faciles et la verdure de ruse que l’habituelle lâcheté des hommes essaie d’arranger en bouquet, plus rien de ton passé ne saurait te retenir. Mais où sont les grands fauves, fétides et magnifiques, dont les cris semblent eux-mêmes du soleil ? Et comment, pour eux, bâtir des forêts de marbre, sur cette poussière. La nuit, de gigantesques serpents de jade, haut dressés, et qui mourraient s’ils redevenaient rampants, soutiennent de leur minuscule tête de rubis, un dôme aux couleurs de Cynthia : roux, blanc, vert. \à l’aube, ils se cristallisent, deviennent arbres de sel, fondent, ne se rappellent aux hommes que par des petites plaques noirâtres. Mémoire, encre qui corrompt toute chair, tout éclat. Dans la bibliothèque du grand-père, il y a un livre bien curieux sur les tatouages. L’enfant qui devient femme sait de quels dessins, pour tromper le temps et
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l’oubli, les marins aux jolies lèvres tachent l’innocence de leurs pectoraux, bafouent la poussée vigoureuse des sexes. Et pas un acide qui puisse redonner sa candeur à l’épiderme ainsi pollué. Souvenir, tatouage, dont croient se faire des cuirasses, les faibles, les trahis, les exilés. Or à peine achève de se nouer autour d’un bras la guirlande sentimentale, et déjà un coeur a changé d’amour. Le père et Cynthia n’ont jamais éprouvé le besoin de rien écrire sur leur peau. De même, ils ont méprisé tout ce dont les créatures entourent, croyant les protéger, leurs destins. Il n’y a pas un coin du globe où leur soient des habitudes, une maison, des meubles communs. Nul témoignage de leur passion qui puisse demeurer pour des remords ou des regrets. Et pourtant, vagabonds parallèles, qui ne se sont jamais rien demandé, rien promis, voilà des mois, des années qu’ils s’aiment, chaque jour un peu davantage. Au contraire, la jeune femme qui avait pris mille précautions, se croyait protégée par les garde-fous légaux, deux fois de suite a été abandonnée. Et la voilà réduite à suivre un missionnaire nain au pays des bêtes fauves. Elle, qui avait peur des simples guêpes d’\île- de-France, elle dort dans une cahute de jonc à toit de feuille où, la nuit, s’entend toute chaude et menaçante la danse des panthères, qui n’ont jamais sommeil. Alors pour l’effroi de ses rêves
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s’allument des chapelets d’yeux félins. Cauchemar couleur de soufre, songes déchirés à grands coups de griffes, enfin c’est l’aube. De sa paillasse, elle regarde dormir le pieux Mac-Louf, couché sur le dos, les mains jointes. Ce mari d’un mètre carré, comme dit la cuisinière, si les nègres anthropophages avaient envie d’ajouter un petit supplément humain à leur menu, bien sûr que les tenterait peu sa chair apostolique. Et c’est la jeune femme qui serait cuite à la broche. Décidément le petit matin d’Afrique n’est guère fait pour réconforter les jeunes mariées. Très saint Mac-Louf, levez-vous, quittez cette longue, cette puritaine chemise de nuit qui vous donne l’air d’un ange vieillot et parcheminé. Mais que vous avez le sommeil dur, maintenant que vous n’êtes plus hanté par l’effroi des polices et des douanes. On vous a rendu la paix de l’âme en vous confisquant votre bosse de carton. Et vous laissez passer l’heure des caresses. Sonne celle de la prière. Debout, il le faut, debout, révérend. Baisers sur le front, puis un jeune ménage en robe de nuit s’agenouille pour demander au Tout- Puissant sa bénédiction. Ensuite un paravent est déplié. Côté messieurs, côté dames, on procède à des ablutions discrètes. Quand elle a fini de se laver les dents, Mme Mac-Louf supplie son époux d’inviter, sous menace d’enfer, les catéchumènes à la charité. Alors, ce soir,
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de la rivière où l’on n’ose se baigner par peur des crocodiles, hippopotames et autres doux animaux, peut-être apporteront-ils une cruche supplémentaire. La toilette achevée, on replie le paravent. Mac-Louf apparaît cravaté de noir impeccable dans sa redingote d’alpaga. Il boit son thé, puis, une bible à la main, quitte sa case. Dehors il ouvre une ombrelle doublée de vert. Il marche entre les cabanes bizarres de ce village primitif et il est ému, car de chaque porte à son passage sortent ses ouailles qui le suivent semblables aux poulets qu’assemble derrière les servantes un espoir de nourriture. Nourriture spirituelle s’attendrit-il. Mais déjà nous voilà sur la grand’place, où se donne la becquée de l’âme. Des géants insolemment nus s’assoient autour du petit homme habillé. Les uns mangent des bananes, les autres montrent des bonnes dents de cannibale. « Poussière, tu n’es que poussière », avertit Mac-Louf, et les catéchumènes, pour le contredire, se donnent de grandes claques. « Poussière, tu n’es que poussière ». Le bruit des paumes nues, le tamtam nerveux des ventres couvre le préchi-précha. Mais, sur les corps, sonore, le jeu risque de se faire un peu moins innocent. Mac-Louf que la chaleur dessèche de tout désir, abandonne à ses tentations un peuple qui ne connaît d’autres vêtements que les anneaux dans le nez. Parmi les hautes herbes, c’est tout une fricassée de cuisses.
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Désirs tout roses dans la laine noire, le porteur de bonnes paroles aime mieux ignorer ces détails. Il retourne à sa case où la nouvelle épouse ravaude le linge. Lunch léger. On consacre l’après-midi à la rédaction des rapports. Il faut que l’Europe sache le mal que donnent ces bamboulas poussés encore plus vite que les plantes gigantesques et arbres monstrueux de leur pays. \à neuf ans, ils sont hommes et femmes. Et leur intelligence n’a pas le loisir de croître parallèlement. D’où l’état précaire de leur civilisation, l’indécence de leurs moeurs, le caractère saugrenu de leurs actes qui entrent tous dans la fameuse catégorie des actes-champignons. Le missionnaire a le génie des communications officielles. Il est aussi un épistolier de premier ordre. Alors, pour un psychiatre parisien ses lettres, ses moindres cartes sont pain béni. Et que de réflexions sur la manière d’organiser un continent où il n’est point rare de rencontrer des mères de dix ou onze ans. Heureuses petites négrillonnes nues en plein midi d’Afrique. Donnez-vous-en à coeur joie sur vos matelas d’herbes tropicales, tandis que le prédicant de sa plus belle encre, pour sa vieille marionnette de beau-père, déplore votre précocité sensuelle. Une enfant qui devient femme apprend à détester les villes à rues droites, maisons bien construites, où la vie se passe à ne faire qu’attendre. Cette poitrine où sont deux petits seins, des
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seins, très petits, mais deux vrais petits seins, personne encore n’a voulu la caresser. Si nous étions en Nègrerie, nul n’ignorerait ces fruits tendres. Des jeunes garçons aux fines jambes se détourneraient pour sourire. L’un d’eux, par hasard rencontré, saurait si bien insister des dents, du regard, qu’un jeune corps tout neuf s’abandonnerait aux exigences des longs doigts noirs. Mains de nègres, vos paumes plus fraîches que grenades ouvertes, quelle tentation pour une jeunesse qui rêve d’amour comme le printemps des fruits. Soient mélangées la saison des lilas et celle des pêches, soient mélangés aussi les continents, l’Europe trop habillée, l’Afrique sans même un pagne. L’enfant qui devient femme tombe amoureuse. D’abord elle ne sait pas de qui, mais bientôt elle n’ignore plus que c’est un garçon de couleur. Elle l’aime. Elle a vu son portrait. Il s’appelle le Nègre. Le >Z>XVIIIe siècle déjà l’avait prévu. La Tour a peint son visage, son buste. Il l’a vêtu. Mais sous la mousseline de la chemise, le velours rose de l’habit, facilement on devine par quelles épaules s’achève le cou. La tête est tournée de trois-quarts. Une topaze prolonge la seule oreille qu’on voit. Les yeux sont tristes de cet exil dans un cadre, au beau milieu d’une ville grise. Tous les jours de la quinzaine qu’elle a dû rester à Genève, avec son grand-père, venu suivre les travaux d’une Commission pour la
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défense internationale contre les stupéfiants (attention, Cynthia. Mais à quand la défense internationale contre les actes-champignons ?), la petite vierge est allée voir le Nègre. Sa visite achevée, sur l’eau du lac elle se penchait pour ne point perdre le souvenir mauve et marron de son visage. Du pont du Rhône, bien sûr que le Nègre, s’il avait pu quitter la toile, cette prison plate, n’aurait pas hésité à disperser aux quatre vents l’hypocrisie de la veste et du linge. Et quel bain dans ce torrent d’émeraude et de froid, dont ses muscles auraient déjoué les perfidies. René de l’écume avec l’enfant qui devient femme, il eût été dans un parc où sont de vrais arbres, de jolies biches. Hélas, on sort du temps puéril comme d’une maladie, avec une courbature de rêves et de croissance. \à Genève, triste dans son velours rose sur fond bleu pastel, demeure le Nègre. Dès onze ans, selon Mac-Louf, sa soeur la Négresse est mère. Donc elle a connu l’amour.
Qu’un psychiatre s’obstine à parler de toutes les hygiènes, la physique, la spirituelle, la sociale, l’enfant qui devient femme, voudrait mettre en pièces son discours, rideau sempiternellement baissé entre une inquiétude et la scène où doivent se jouer la vraie comédie, le vrai drame.
Enfin, miracle, expédiée du Congo par le missionnaire arrive une petite bonne femme de
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couleur pour aider la cuisinière qui se fait vieille. Des deux adolescentes, celle qui décline les verbes grecs réguliers se découvre l’ignare, puisque l’autre avec des mots d’une syllabe, juge la vie, ses joies, ses peines et sait par expérience, pour de vrai, combien douces aux jeunes seins sont les grosses lèvres des garçons de son pays. Ombre bleue des palmiers, oasis de midi, quels jeux avec les tétons noirs, mordillés, pressés de doigts impatients, fruits durs et froids dont il s’agit de faire jaillir les pulpes.
_ Oui, mais à vingt ans, interrompt la femme de chambre arriviste et trop prévoyante qui a remplacé la buveuse de pétrole, à vingt ans les poitrines, ma petite, c’est balloti et ballotin.
_ Balloti. Ballotin. Rigolo ça, constate à pleines dents la négrillonne.
_ \ça dépend pour qui, ma chère, riposte la boniche pincée, j’ai un oncle qui a été adjudant au Sénégal. Il raconte que là-bas les femmes peuvent jeter leurs nichons par-dessus leurs épaules, les faire passer sous les bras, et ramener les bouts par devant. Un sein de négresse, on dirait d’un vieux pneu. Vous trouvez ça drôle.
_ Moi, m’en foutre. Mais, déjà, plus moyen de tirer un mot à la petite Bamboula. Ses yeux blancs qui méprisent le pitchpin de cette lingerie, retrouvent un pays planté de cuisses nerveuses, d’arbres charnels, où les feuilles sont des mains dures et habiles
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aux caresses. Balloti-Ballotin. Sur une Europe aux toits de zinc tombe une pluie pourrisseuse d’espadrilles et dont la plainte traîtresse accompagne pour un plus grand désespoir la chanson des monte-en-l’air. Là-bas, en Afrique, s’écrasent de grosses gouttes chaudes qui ressuscitent les couleurs, redonnent aux plantes grises de fatigue une jeunesse verte-vernie, et font mieux accueillantes aux amours du lendemain, les herbes. Le vieux monde, lui, on a beau l’arroser, plus rien n’y pousse. Villes de fer et coeurs de pierre, tout se construit sans chanson. Autour des bâtisses où n’est pas visible un morceau de bois, dans les squares ossifiés nulle surprise végétale. \à Paris une seule rue souffre que les pissenlits croissent entre ses pavés. Elle n’est pas moins perdue dans ce siècle, ni étrangère à ses moeurs, ni prête à s’en indigner que ne le fut de son temps l’homme qui lui a donné son nom. Elle s’appelle Agrippa d’Aubigné. Or, en 1927, rue Agrippa-d’Aubigné, il est facile d’oublier l’ennui du positivisme, la félonie barbue des magistrats et la laideur des missionnaires. Voilà bien de quoi décider à la choisir pour leur halte, l’enfant qui devient femme et la négrillonne, un après-midi que s’est obstiné à les suivre certain jeune ouvrier siffleur. Le bel insolent est de taille à supporter l’insistance de deux fois deux yeux. Une casquette se soulève, une
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mèche glisse. Un apprenti des faubourgs met un sourire sur ses lèvres, comme les jeunes Arabes une fleur au coin de leurs bouches. Deux coeurs trouvent trop étroites leurs poitrines. Les jeunes filles tremblent. Ce n’est point de peur. Le soleil retrouvé, de sa confiance, illumine l’infinie promesse bleue là-haut, tout là- haut, et, en dépit du grès écraseur de sol, une corolle jaune rappelle la vraie terre douce à fouler. L’enfant qui devient femme rougit, car elle pense que, sous une veste de toile qui ne permet pas de voir un pouce de linge, celui qui ose la regarder en face, peut-être est nu. Mais on est toujours nu sous quelque chose, découvre- t-elle soudain. Le nègre de Genève était nu sous du velours vieux-rose, comme ses frères non exilés nus dans la simple, l’éclatante chaleur du jour. Nu, il n’y a de bonheur que pour les corps libérés de leurs vêtements. Alors de sa cote d’azur l’adolescent, l’ouvrier siffleur va-t-il sortir, comme des flots, le dieu de la mer. Ici serait la plus miraculeuse des plages, mais si elle touche même du bout du doigt, ce garçon qu’elle ne connaissait pas ce matin, comment oser continuer à vivre ? Et l’herbe qui rougira entre les pavés de la chère rue Agrippa-d’Aubigné. L’Européenne a honte. Pas la sauvageonne qui s’approche, se hausse sur la pointe des pieds, parce qu’elle veut que ses dents cognent contre celles du siffleur. Déjà, collée à un corps dont l’impatience
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des petits doigts noirs éprouvent le désir, pour mieux se rappeler la poitrine, le ventre, les cuisses de ses compagnons de jeu au plein soleil des midis d’Afrique, elle ferme les yeux et une vague la ramène au pays des impudeurs géantes, des pluies tropicales, de l’amour.
L’enfant qui devient femme, appuyée contre un mur, pleure.
Elle hait la rue Agrippa-d’Aubigné, les négresses, les voyous, le monde entier.
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CHAPITRE VI LA VILLE DE CHAIR
Leur mission achevée les Mac-Louf voguent sur la mer du retour.
Et, la même semaine, dans le même port, doivent arriver deux autres couples : le père et Cynthia, Petitdemange et Amie. D’une pierre, il s’agit donc de faire trois coups. Le psychiatre qui avait décidé d’aller au-devant des Mac-Louf, emmènera sa petite-fille, afin qu’elle puisse rencontrer ceux qui, pour ne s’être point toujours montrés aussi réservés qu’ils eussent dû, n’en demeurent pas moins de la famille. La négrillonne sera, elle aussi, du voyage, car maintenant qu’elle accepte de se fagoter en maid anglo-saxonne, il importe qu’elle soit, à titre d’exemple vivant, vue aux côtés du convertisseur qui eut tant de mal à la persuader de vouloir bien mettre une chemise, le jour qu’il l’expédia d’Afrique en Europe.
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Adieux au fauteuil à rêves où pour l’enfance s’épanouit, par-delà les océans, le sourire d’une belle Anglaise rousse, puis, pour l’âge qui n’était pas tout à fait puéril, le regard si tendrement triste du nègre à l’habit rose pastel et enfin, première vraie tentation à portée de la main, la belle insolence du jeune ouvrier, dont malgré le désir d’entendre parler de lui, jamais ne fut demandée la moindre nouvelle à la sauvageonne qui, elle, avait osé.
Celle qui devient femme, jusqu’alors on l’a condamnée à une vie si casanière que, de partir pour un port méditerranéen, elle se sent déjà devenue autre. Sa vie antérieure dans une maison où Cynthia fuma l’opium, une future criminelle but du pétrole, Amie débaucha Petitdemange, un savant mit au point sa théorie des actes-champignons et une jeune Congolaise à peine nubile décrivit les moments et les joies de l’amour, comme une Européenne de son âge eût rendu compte d’un goûter ou d’une après- midi de cinéma, tout ce passé qu’elle laisse, pour aller à la rencontre de trois couples voyageurs, elle sait qu’elle n’en retrouvera rien, et ne veut rien en retrouver, au retour.
Wagons sur les rails, vos roues ne sont pas aussi simplement rondes qu’on aimerait à les croire. Le lourd flux et reflux de vos refrains de fonte, dans la nuit fragile que protège, seul, à l’ombre des paupières de drap bleu, l’oeil
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clignotant et veilleur du gaz, le rythme dur de votre espoir vagabond, et entre une saccade et une reprise rauque, vos temps de pause, voilà les vraies chansons du départ. Semblable à quelque brume sur votre rythme inexorable, la respiration fragile des créatures endormies. Le positiviste, posément étendu sur sa banquette, ronfle à petits coups réguliers. La négresse rit dans ses songes, et l’enfant qui devient femme, entre l’état de veille et le sommeil, entre la terre et le ciel, écoute s’éloigner le temps, mais ne peut imaginer quelles paroles seraient justement scandées par ce train qui se précipite tête-bêche dans les tunnels du futur.
Elle ne sait plus rien, mais demeure inapte à prévoir.
Des flancs de l’obscurité, plus tard renaîtra le nègre, dont la seule oreille qu’on voit se trouve prolongée par une topaze. Il s’appelle Avenir. Par la portière il a jeté les habits rococo, dont on l’avait affublé. Dans le lot des voyageurs il va choisir le plus digne de ses muscles, de sa zézayante mélancolie, et de sa boucle d’oreille. Déjà sa main effleure une nuque. Mais sa soeur aînée, une négresse aussi, elle a nom Mémoire, jalouse, parce que l’inceste, selon les rapports de Mac-Louf, est monnaie courante au pays d’Afrique, de ses mains traîtresses serre un cou marron et mauve. Avenir qu’on assassine dans le silence, corps de nègre, qu’on précipite d’une
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nuit en marche, cela ne fait guère de bruit, guère de tache. Personne jamais ne saura le crime de Mémoire. Elle a les membres souples, et le 100 à l’heure ne l’empêche point de sauter d’un pied léger sur la voie. Libre dans le matin, elle rit de voir le serpent d’acier et de fer se précipiter au néant. Pour ajouter à sa joie, à paumes plates, elle frotte le bout de ses seins du noir le plus vierge, et accompagne ce mouvement rotatoire de paroles difficiles à traduire :
Ho la rio to atcho palaïo
Aïo la mïo vokno Rotadcho
Digo mugo rudou banaïou.
Tout le poids de son crime et de son corps reposant sur le pouce d’un pied, elle va, en pointes tourbillonnées, jusqu’au cimetière. Là des fleurs de perles qui poussent à même les tombes, elle fait un bouquet. Quel éclat, créature d’inexorable onyx sous cette végétation de deuil. Les bras lourds de pensées géantes, de palmes du vert le plus cru, tu gazouilles, colombe de cirage. Les parures que les veuves réservent aux maisons des hommes morts elles font bien sur ta peau. Entre tes seins tu piques une tache violette, et, à la suite d’un premier reflet, tout un arc-en-ciel s’allume à même ton ventre poli. Mais que cherche, dans l’aube grelottante, ce fauve déguisé en jeune ouvrier siffleur ? Jolie brute, la ruse des faubourgs se fait ensorceleuse
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de négresse. Sur la pierre qui rappelle aux vivants l’existence achevée d’on ne sait quel Dupont, il est facile de coucher la bouquetière du passé. Toc et retoc. Et de jouir à hurler d’une fleur autrement douce à l’épithélium des mâles, que les autres, en toute simplicité végétales, ou encore celles dites du souvenir. Mais petit coq, tu pars sans même réveiller d’un cri triomphant la négresse assoupie. Elle aura beau se tendre pour d’autres viols, il lui faudra partir avant l’arrivée des fossoyeurs.
Elle va et les ruisseaux rencontrés lui montrent, écrites en lettres de poussières, des noms de cadavres dont marqua sa nudité, le séducteur qui la prit entre son désir et un tombeau. Poisson d’ébonite vous méprisez les réconfortantes surprises des fleuves, parce que sur votre peau est quelque chose à ne point effacer. Mais dites donc, vous dont le triomphe noir déjà n’est plus que grisaille, croyez-vous que les endives qui blanchissent dans les caves aiment à se rappeler le soleil ? Vous saviez nager en naissant, comme les bébés civilisés, spontanément grognent, mais parce que l’eau dont vous étiez la nymphe ne respecterait point la minute qu’une fragilité poudreuse perpétue, même vos pieds las ne veulent plus de ce frais secours, dont vous ruisseliez toute, du temps que vous n’aviez rien à vous rappeler. Et cette fatigue pour l’orgueil d’une broche qui traverse votre dos, supplication
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diagonale partie de la fesse ouest pour aboutir à l’est de la nuque et recommander :
Priez pour lui.
Lui ? Qui ? Lui ? Le rôdeur sans visage qui fait d’une couche de marbre jaillir des forêts d’étincelles ? Le rapace de toile bleue ou l’oiseau de sang, que le voyou de la rue Agrippa- d’Aubigné appelait : Pucelage.
_ Avez-vous votre pucelage, mademoiselle ? Voilà ce que demandent les apprentis flâneurs, au printemps, après une de ces chansons qui donnent leur optimisme aux menuisiers du monde entier. L’enfant qui devient femme n’a pas répondu à cette question et elle a fui les yeux brûlés de pleurs semblables à ceux que tirait d’Iphigénie le désespoir de mourir sans avoir jamais connu l’amour. Les mortes-vierges, dit-on, ne pourrissent point. Chasteté embaumeuse, les trains, la nuit, sont des mosaïques de sommeil solitaire. De tous les voyageurs pas un qui n’ait fermé son coeur à clé. Leurs corps brinquebalent les uns contre les autres, mais ne s’effleurent pas une seconde pour la plus furtive volupté. S’ils allaient demeurer calés dans leurs coins pour l’éternité, avec, en guise d’auréole, trois lettres fatidiques : P>.>L>.>M… Pureté Longue Mort…
Revanche : Au bord du matin, en plein soleil, comme un fruit, éclate une ville.
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Marseille, tout le monde descend.
On trouve les Mac-Louf débarqués de la veille, installés à l’hôtel. Le Révérend qui ne conserve pas un trop bon souvenir de ses ouailles équatoriales, aura-t-il plus de chance avec celles d’ici ? Ne soyons pas trop optimiste. Déjà, en signe de joyeux avènement, les journaux locaux annoncent la découverte chez le plus fameux médecin du cadavre d’un garçon de recette disparu depuis des mois, qu’on s’attendait à retrouver vivant et déshonoré dans quelque bouge, et qui s’était contenté de charogner bien sagement chez un soigneur réputé de tout repos, que les exigences d’une maîtresse devaient métamorphoser en assassin.
Simple histoire, mais digne de bouleverser une ville ouverte à même la mer, où les filles sentent le coquillage, où les débardeurs à la peau couleur de cheveux, après le bain qui les lave, en fin de journée, de la fatigue des docks, bombent des thorax autrement fiers que ceux des ouvriers siffleurs de la capitale.
Saint Mac-Louf, elles vous promettent un joli travail, toutes les marionnettes de peau fraîche. Et quelles paroles ramèneraient dans les chastes voies, ces marins qui ont dormi à l’ombre des ventres de toutes les couleurs, et, dont la chair ne perdra qu’avec la vie ce parfum de sel et d’aventure. Marseille brune de peau sous le sang du
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corsage, tu ne la fais pas à la pose. L’enfant qui est presque femme, avec un petit coup au coeur, reçoit chacun de ces regards qui glissent si doux au fil des paupières… Qu’un missionnaire condamne les danses à petits pas qui asservissent à des rôdeurs les esthètes du monde entier, qu’il dénonce l’ingénuité feinte des souliers trop petits dont s’émerveillent les Roumaines, l’oeillet derrière l’oreille et le tourbillon des javas qui met les taches rouges du désir sur les visages des Anglo-Saxons de tous âges, sexes et confessions, la moindre gifle d’un piano mécanique, jusqu’à la fin du monde, réveillera pour de hurlantes folies les soirs des ports de mer. Incendie de chansons que le soleil allume à son coucher, l’enfant qui est presque femme sait tromper son monde, pour aller jusqu’à la petite place rectangulaire où les matelots du monde entier étalent les bazars de leurs désirs. Torses pétris de joie, visages taillés à même le mépris, lèvres gonflées de force cruelle, que peuvent contre la marée de chair les hommes d’os et de drap noir ? Mac-Louf, par les quartiers que sa femme appelle les vilains quartiers, répand des kilos de brochures pieuses. Et lisez plutôt ce petit papier rose qui s’échappe d’entre leurs feuillets :
« Si vous désirez le pardon de Dieu, en acceptant le Seigneur Jésus-Christ comme Sauveur et divin Maître, selon la simplicité de l’\évangile
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et en dehors de tout ce que les hommes ont inventé et brodé, nous serons heureux de vous envoyer gratuitement le Nouveau Testament et des brochures, et de correspondre avec vous.
« \écrire à M>.> Core, chez M>.> Willy, 310, boulevard Chape, Marseille. »
Le pardon de Dieu. Jolie formule pour troubler. Mais que peut cette hypocrisie contre une insolence libre épanouie ?
Le pardon de Dieu. Ils ont de si bons muscles les gars, et elles aiment tant ces muscles, les filles, que Mac-Louf et sa clique les amusent à la manière d’un guignol ou d’une parade. Dans l’ombre douce des bistrots, quand ils n’ont rien de mieux à faire, une main au front, en abat- jour, de l’autre, ils feuillettent ces livres. Entre deux paraboles, à petites mais savantes gorgées, ils se délectent d’un apéritif façon absinthe, et cependant, s’étonnent qu’il y ait eu des gens assez salauds, pour jeter des pierres à la femme adultère.
La négrillonne qui ne s’empêtre pas dans la fidélité, n’est pas longue à éprouver les ressources amoureuses de cette ville de chair. La voilà qui rentre à l’aube délicieusement fourbue. Ses lèvres gardent le souvenir des baisers qui sentent le vin rouge, la virilité bien cuite au soleil, l’ail et la férocité. Sur sa poitrine entre la peau et la chemisette, elle serre l’\évangile selon saint Jean, dont vient de lui faire cadeau, à la minute des
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adieux, le compagnon de sa nuit, matelot en partance qui avait hier même reçu toute la collection sainte. Douce saison des pivoines, les corps après l’amour ont l’odeur du pain chaud. Les matafs qui demain vogueront, aujourd’hui, narines frémissantes, accordent tout ce qu’ils veulent aux beaux Anglais, aux couples coloniaux et aux petites filles sans âge. Que de fois deux jambes ont senti vibrer un mystère vigoureux, bien réglé, à répétitions. Mais, pour remercier du billet ou de la chanson zézayante qui paient leurs rudes caresses, à tous ceux, à toutes celles que rencontre leur désir, ces gosses impudiques et généreux qui gagnent cinq sous par jour, chaque fois ont donné quelqu’un des livres du révérend. Palestine, rose bleue, sable d’une couverture. La nuit, une négrillonne glisse la brochure-souvenir sous le traversin à côté d’un cher grigri gardé en cachette. Au matin Mac-Louf lui demande si elle ne se sent pas plus heureuse depuis qu’elle vit en chrétienne. Elle fait oui des yeux, mais ne peut s’empêcher de sourire à la douce candeur des missions évangéliques, allègres sous le plomb fondu des plus inexorables Afrique ou ballottées insouciantes sur les flots les moins fiables. Leur cargaison de cache-sexe, caleçons de madapolam, jupons de calicot et scapulaires, n’empêcheront de s’épanouir nul désir. Aux heures lourdes, il n’est pas de regard qui ne s’allume d’une
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nouvelle convoitise et du flot foncé des uniformes, s’échappent, pour la plus rose, la plus nue des Résurrections, les marins du monde entier.
Chaussures à tiges claires, chemises de la même couleur que les glaces à dix sous dont se parfume l’innocence des bouches, Amie n’a eu qu’à poser son pied sur le quai pour sentir, illico, croître sa fringale. Il y a de trop beaux, de trop comestibles gigolos par toute la ville. Son voyage de volupté l’a encore affamée. Comme Petitdemange, pour elle, résume toute cette chair fraîche, le joli sabbat que leur première nuit à l’hôtel Beauvau. Le lendemain, parce que voilà des mois et des mois qu’elle vit privée de confidente, à sa petite-fille venue lui faire visite, la blonde amoureuse va décrire tous ses bonheurs. Elle jette des noms de fleuves, de montagnes, de déserts. Elle n’a pas oublié comment s’appelait un seul des hôtels, où, par de profonds baisers, achevaient de se creuser les mystères du jour. La buveuse de pétrole (qui, soit dit en passant, vient d’être condamnée à la réclusion à perpétuité) cueillait des roses fortes en couleur au méchant papier des garnis. Amie, elle, a su arranger les plus subtils bouquets, à l’ombre des murs qui protégeaient la floraison de ses joies. Fille d’\ève, après la longue patience de sa vie, quelle revanche. D’abord la liberté, en elle, a été
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comme un vide. Il lui semblait qu’elle venait d’accoucher. On l’avait allégée d’un rude fardeau. Mais, depuis tant d’années, elle s’y trouvait si habituée que, de ne plus se sentir lourde d’aucun esclavage en contrepoids, elle pensait ne jamais pouvoir retrouver son équilibre. Ainsi la jeune mère qui sort de son lit le ventre soudain inhabité. Mais vite se retrouve la souplesse de ces minces créatures, dont il paraît à peine croyable qu’un souci, une menace ou même une simple attente aient empli les flancs. Amie qui a troqué son répertoire classique contre un plus digne de sa nouvelle existence, et n’a point demandé la sanction d’une progéniture aux caresses de Petitdemange, Amie cite Baudelaire.
La froide majesté de la femme stérile.
La froide majesté de la femme stérile. Et certes, quelle impassible grandeur, pour retracer les phases de son extraordinaire destin. Pendant quinze jours elle pourrait, sans se taire un seul instant, continuer le récit de ses aventures. Elle a tout vu, tout senti. \à son insatiable curiosité, pas une heure qui n’ait apporté son tribut. Les dernières minutes n’ont pas été les plus banales, sur le bateau du retour, dont l’équipage, grâce au prétexte d’une traversée à prix réduits, sut persuader quelques Africains (qui donc apprendrait la crainte de la chaleur
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aux fils du soleil ?) de se laisser rôtir près d’une chaudière. Or, quand il s’est agi de déboulonner les plaques de tôle qui tenaient prisonniers ces passagers spéciaux, au lieu d’hommes bruns on trouva des hommes bleus, mauves, beiges. Narines frémissantes, Amie, qui, des grands fauves, n’a point seulement les couleurs, mais aussi l’impitoyable désinvolture, au simple souvenir se saoule encore, d’un relent de sidis crevés, dont l’abominable surprise éclata, dernier bouquet, lorsque déjà, la terre banale de France n’était plus qu’à vingt ou trente mètres.
Amie désigne une eau qui clapote, fardée au cambouis, parfumée à la pelure d’orange. Quelle magnifique tombe, si les matelots avaient eu le bon esprit d’attendre avant de libérer leurs berbères étouffés. Des pierres dans les poches pour remplacer l’arc-en-ciel pauvre des portefeuilles marocains, et, avec du poids, les corps prennent une discrétion suffisante. Donc, rien de plus facile que de les laisser doucement, doucement glisser, au plus secret d’une liquide obscurité, qui, plus tard, dans quelques heures à l’aube redeviendra la mer, la vie.
Mais, pour un cortège d’honneur au bateau du père et de Cynthia, qui doit demain entrer au port, du fond des flots, ne seraient-ils point ressuscités ces Africains amateurs des voyages à bon compte ? Jambes de noyés, usées par le caprice invisible des larmes, dans les précipices
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sous-marins, vous vous mettez à refleurir d’une vie transparente de nageoires. S’allument les monstres électriques. Points d’interrogation à tête de cheval, des hippocampes montent verticaux. Les algues s’élèvent en arcs de triomphe. Une femme accueille l’hommage des vagues, mais les yeux hauts, continue à suivre les navires fantômes qui écrivent leurs marches en plein ciel. \étoile de Cynthia la rousse, astre de soufre et d’amour, là-bas, très loin, plus loin, plus haut que l’horizon et l’habitude, liberté, ventouse inexorable du mensonge universel, toi qui sais de l’esprit faire jaillir les geysers et des rues disjoindre les pavés dont l’hypocrisie des hommes a vêtu le sol nourricier, dont le mirage, sous la fallacieuse apparence d’une blonde barbe de magistrat pour une infatigable tentation de continents saugrenus et de mers inclémentes, a, de sa vertu, arraché l’épouse d’un psychiatre fameux, soleil qui frappe à coup de folie la faiblesse des coeurs et des crânes, ô toi, que seul peut accepter, sans en pâlir à mort, le regard de l’innocence, demain traversera la canicule une femme à l’écharpe de vent. Elle sera l’étrangère au seuil des rues. Son compagnon, le père, aura des yeux jaunes comme s’ils étaient d’un métal qui ne serait pas de l’or. Les loques pendues aux fenêtres, en l’honneur de ce couple, claqueront de toutes les couleurs, et l’été, pour un jour, un seul jour, qui ne pourra jamais être
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oublié des créatures qui l’auront vécu, l’été ne souffrira la moindre précaution de pénombre.
Cynthia, l’abreuvée de brises on ne sait d’où venues, tu es le pont de la planète minuscule et précise au mystère souverain. Tu es celle qui confond scrupules et scrofule, incapable de te rappeler, de ces syllabes moites à ne point toucher, lesquelles désignent l’hésitation des justices fabriquées, lesquelles, le mal qui carrie les os, laboure les muscles, pourrit les glandes.
Fragile et invulnérable, ton mépris des autres, de tous ceux qui ne sont point le silencieux amant, te protège des tentations de banal orgueil. Tu es sans chercher à savoir, quoi, comment, pour qui, pour quoi. Tu ne te reconnais aucune raison de t’intéresser au sort de ta vagabonde personne, de t’y attendrir, plutôt qu’à celui d’une botte de roses en train de mourir de chaleur à l’éventaire d’un fleuriste, plutôt qu’à la fleuriste elle-même ou bien encore au premier caillou heurté du bout de ton soulier.
Voilà pourquoi, par ce midi flambant haut, tandis que tu marches entre l’enfant qui devient femme et son père, tout ce qui peut renvoyer ton image te révèle soeur des murs et des pavés où, depuis des jours et des jours, les épingles de soleil ont crevé, chacune, sa goutte d’inutile couleur entre les mailles des pierres. Si tu avais la vanité des apparences, tu pourrais donc te réjouir, puisque même la chaleur te prouve
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aussi peu que possible semblable aux autres créatures, qui, elles, se gonflent, oscillent et donnent à croire que, s’il en prenait fantaisie à la mer, là-bas, leurs corps se détacheraient du sol, pour s’envoler cahin-caha, jumeaux des Montgolfières dont les zigzags et l’inquiétude, au-dessus des arbres, poursuivent de leurs cauchemars l’enfance, durant la saison des kermesses, dans les villes d’eau.
L’heure sent le jouet vernis, la paille de litière, la friture, la glace à moitié fondue sur le poisson qui n’en peut mais, les sorbets à l’eau croupie, le cervelas, les gestes sans joie.
Arc-en-ciel d’ironie, sous le panama du psychiatre, sous le chapeau de paille noire à bords larges et plats du Révérend Mac-Louf, la concupiscence repeint les petits tas d’os et de crins qui servent de visage. Ni l’un ni l’autre ne semblent avoir reconnu ceux qu’ils viennent de croiser. Sans doute, est-ce que, de tout l’univers, ils ne voient plus que deux énormes mollets de fille. Le désir comme un oedème tend leur peau fanée. Et cependant Cynthia demeure aussi fraîche que cerise, parmi toutes ces hâtes tourbillonnantes et qui chancellent, tachées, qui d’indigo, à la lanterne d’un bouge, qui de moisissure lilas au silence hypocrite d’une église, qui de piètre vantardise aux mensonges des affiches. Tout ce qui respire est bleu, vert, pourpre, violet, jaune. Mais que le
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soleil pique des bouquets trop lourds dans les chevelures grasses, allume de guirlandes insolentes les poitrines, ou les gifle d’une main de feu et plaque sur les animaux eux-mêmes ce qu’il a mis des semaines à prendre de fatigue brune à la terre, d’impertinence aux boutiques, de fatigue aux feuilles, il est une femme que la folie du jour ne saurait tacher.
Cynthia, fille de Neige et de Miroir, ton âme est un miracle sans geste, sans image, le ruisseau qui se mire en soi-même, où nul Narcisse jamais ne retrouve, pour s’y chérir et s’y perdre, sa piètre humanité. Tu vas, et sur la ville, ce ciel se creuse, frère insaisissable des flots et si profond que, des amants du monde entier le père et toi, seuls, oserez y toucher, cette nuit dans les rêves.
Romances des brasseries, raclées à même les nerfs, encourageante douceur des disques de feutre sous les boissons glacées, cuir des banquettes secourables à la fièvre des paumes, table de marbre, l’amour pourtant n’est pas un remède facile. Les vendeuses de baisers, les voyous et les marins trop souples, déjà, n’entendent plus les sérénades, ni ne songent à leurs manigances. Aux mailles des carrefours, les vampires soudain hésitent, plus timides que les mouches exploratrices de toiles d’araignées. Et toutes celles et tous ceux pour qui le trottoir était le fil bien tendu, cessent leurs danses.
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Des petites vestes de toile bleue pendent, pauvres ailes qui n’ont plus l’audace d’un vol nouveau. Et ces morceaux de crânerie, les casquettes sur l’oreille, tout à coup se soulèvent pour des saluts aux grand’mères putains.
Cynthia, Cynthia, vois ton miracle.
Tu es plus belle encore que ne l’imaginait l’enfant qui devient femme. Elle veut savoir toute ton histoire. Non point celle de ton amour, de tes voyages, mais de la vie qui fut tienne avant le bonheur, avant le triomphe. Et voilà que tu parles de tes premières années, de ta campagne anglaise, d’un petit cimetière éparpillé dans le gazon autour d’une église. Ton adolescence triste sans cesse pensait à la mort, jusqu’au jour où, par hasard étant entrée dans une épicerie toute clinquante de réclames, par haine du Bovril et des chocolats Lyons, tu résolus de vivre.
Un beau matin une invitation d’Amie te décida de quitter ta rose maison d’orpheline. Adieu aux pelouses, aux murs chevelus de lierre. Tu ne leur laisses pas grand-chose de ton coeur. Il y a maintenant des années et des années, quand tu avais quinze ans, venait bien un garçon qui aimait à plonger ses doigts dans le feu de ta toison. Il est parti pour un voyage, et sous la Croix du Sud, il dort, devenu de marbre. Plus subtile que pinceau chinois, une maladie a eu raison de cette noire vierge qu’il appelait son
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avenir. Frères des poissons, des étoiles de mer, des coraux, la dentelle des nageoires effleure son grand rêve immobile et les écailles ne sont plus froides à son ventre blanc. Au fond de l’océan, sa tête est la plus précieuse des éponges pétrifiées et d’insaisissables colonnes de bulles d’air montent de sa bouche, ses narines au toit mouvant des flots.
Mais, Cynthia, aurais-tu jamais connu d’autre amour, si Amie, porte-voix du destin, ne t’avait appelée à Paris ? Dès l’instant que tu partis, déjà tu avais prévu ton sort merveilleux.
Tu te rappelles à Londres, où tu passas quelques jours avant de t’embarquer pour la France, un petit bar exotique à force de se vouloir parisien, avec une végétation en boule et sans racine, des sièges noirs, une verrerie compliquée, sur des murs lavables. Là, un soir, d’un coup s’abolit toute mémoire des minutes antérieures. Parce que tu étais rousse, on t’a prise pour une Française. Ton voisin de chambre te reconnaît chez le parfumeur où tu viens de découvrir la « Rose-Géranium ». Il te parle de l’étrange maison où vous habitiez toi et lui, te vante cet endroit où l’on peut dormir et faire l’amour au sommet, prendre des bains et des douches au milieu et au rez-de-chaussée parmi les araucarias, les cactus, les palmiers nains, passer des nuits entières à se saouler en compagnie de Berlinois obstinément noctambules et d’esthètes judaïco-
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saxons. \à cet homme que plus tard ton souvenir devait appeler l’homme sans visage, tu n’osas confier que le hasard seul t’avait conduite dans ce lieu. Silencieuse et supérieure tu acceptais le parallèle qu’il entreprenait pour te séduire entre Renoir et Cézanne. Puis il te parla d’un génie adolescent de Chelsea, de la mode des bracelets d’ivoire massif, qui ossifiaient en serpents nègres les bras de telle étrange jeune femme, des colliers de plume dont telle autre hérissait son cou. L’homme sans visage continuait à conseiller d’écrire et tu ne l’écoutais même pas. Seulement, parce que tu pensais qu’il était un peu sot à une jeune femme de ton âge d’arriver vierge dans une France que tu croyais fleurie de sensualité, avec lui tu acceptas de passer la nuit. Apprentissage indifférent. \à l’aube il ouvre une grande valise, en sort de longs bambous, des fourneaux d’argent, de jade, allume une petite lampe. Et tu acceptes que devienne transparent ton corps. Demain l’homme sans visage partira pour l’Inde. En souvenir du service qu’il t’a rendu tu acceptes un peu de sa drogue, et tout ce qu’il faut pour en jouir.
Alors, quel merveilleux midi, après le long matin immobile. Tu es toute seule devant ta glace. Tes oreilles sont trop jolies pour que tu les montres toutes les deux. Tu secoues ta chevelure et d’un coup, fais chavirer sa masse entière à droite. \à gauche un coquillage rose
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transparent est couché sur un lit d’algues flamboyantes. Alors, satisfaite, tu vas vers la maison où n’est point d’autre lumière que le flamboyant caprice des poissons derrière les glaces.
Ballons d’espoir, étoiles de folies, buissons de haine, bulles d’arc-en-ciel, orchidées d’amour, lianes de traîtrises, grouillements de soif, fruits de mer et fleurs de vagues, colombes diaphanes, oiseaux du ciel d’eau, quelle aurore au fond des mers a peint ces acrobates de nacre. \à leurs maillots les soleils inconnus ont laissé de tels rayons que de les regarder, Cynthia, tu es devenue éclatante pour la vie. Glissez anguilles, ô vous descendues des montagnes où vous êtes serpents, pour aller au plus creux de la mer des Sargasses vous nouer les unes aux autres. Des gueules mauves de chanteurs muets se cognent contre les vitres. Le centre d’un onyx monstre s’allume de l’incendie magnifique, cependant que sur la poussière de ses facettes extérieures, des petits singes de rien du tout contraignent les moqueurs à ne plus rire et à reconnaître sur des visages de bêtes leurs angoisses orgueilleusement humaines. Mais les cinocéphales et leurs désirs satisfaits à pleines mains n’étaient pas faits pour t’amuser, promeneuse. Et que t’importaient aussi leurs frères géants qui n’ont d’autres jeux que de métamorphoser en fleurs délicates des épluchures de bananes.
Au milieu du jour, dans la plus grande capitale
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d’Europe, tu sens croître ta force. L’herbe est verte, le soleil rond, et plus simples que les chemins des champs les routes qui traversent le parc aux plantes, aux animaux. Tu vas honteuse d’une partie du monde qui doit aux autres demander ses fauves et dont nul de ceux-là ne saurait encore pousser les grands cris déchireurs de forêt. Une jungle de fer peinturlurée, à chauffage central, a beau essayer des imitations d’Afrique, c’est un grondement sournois d’exilés, au lieu de la rauque et libre chanson. Encens fétide des tortues géantes, ridicule colère des lions, injure des tigres, mépris des panthères, coquetterie de cobras trop lisses pour être honnêtes, sommeil menteur des crocodiles, Cynthia, jamais tu n’oublieras les cages et l’aquarium au milieu des pelouses, mais parce que ne doivent fixer ton destin ni ce poisson exceptionnellement plat, ni cette pieuvre, ni ce guépard, tu abandonnes sans te retourner, ce Zoo. Le même soir à sept heures, tu seras dans une capitale de l’autre côté de la Manche, et tu accepteras toute une famille à cause d’un gendre trop beau, et dont les yeux te semblent de la couleur même du ciel, d’un ciel de Havane qui ne serait point bleu, mais tabac. Grâce au cadeau de l’homme sans visage, ce marron azur se métamorphosera peu à peu en métal jaune. Ainsi, soit doublement loué celui qui, t’ayant opérée de ta virginité, te fit par surcroît don d’une
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valise à rêves. Tu voyages avec ton paradis, et chacun de tes jours a des heures en oasis d’immobilité.
Or, voici le moment de halte. Tu as marché par les rues de chair. Pour l’enfant qui devient femme, tu as parlé. Mais il est tard, mystérieuse. Tu es la passante. Il faut dire adieu. Demain tu repars pour tes brumes originelles. Dans une cité rouge et grise, tu auras une chambre sans couleur, aux murs d’argent, aux fenêtres ouvertes à même les nuages, dont tu es soeur. C’est en plein ciel qu’il faudra chercher l’ombre de ton visage, les gestes de tes doigts.
*
Les jambes écartées, une ville s’endort, nue sur la mer phosphorescente.
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CHAPITRE VII LE TRIOMPHE Indifférent
Ce sommeil, que l’ombre lumineuse de Cynthia protège, il ne demanderait qu’à durer jusqu’à la consommation des siècles, où, tout au moins, à défaut d’éternité, volontiers se prolongerait quelques heures encore dans le matin, mais Mme Mac-Louf, tête-bêche se précipite et, en dépit de son calme habituel, se met à crier plus fort que si le feu prenait à la maison.
Et de jeter sa fille à bas du lit, lui couvrir le corps d’un kimono et la pousser dans la chambre voisine où, effondré sur un tas de brochures pieuses, le missionnaire présente, répandus par toute sa personne, les signes d’une indéniable perplexité. Il gratte son front apostolique, mord les ongles de ses mains bénisseuses, gémit, implore :
_ Sans doute pourrez-vous m’aider, mon enfant. Votre secours est mon dernier
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espoir de salut. Notre catéchumène semblait avoir pour vous un réel attachement, et vous- même, étiez, à son endroit, pleine de gentillesse. Ne la considérais-je point d’ailleurs un peu comme ma propre fille ? Or, écoutez, cette petite malheureuse est perdue, assassinée, en fuite, que sais-je ? Au réveil, votre vénérée mère, surprise qu’elle ne vînt point, à son accoutumée, ouvrir nos persiennes, inquiète d’une absence que, par un sentiment tout chrétien de charité, d’abord elle voulut imputer à quelque maladie, après avoir en hâte passé un peignoir, s’en fut frapper à sa porte. Elle appelle. Nulle réponse. Elle entre. Personne. La couverture n’était point défaite, Mme Mac-Louf en déduit que la servante a passé la nuit dehors. On fait comparaître le portier de l’hôtel. Pressé de questions, cet homme finit par avouer se rappeler qu’il a bien vu, en effet, sortir celle que nous cherchons, mais qu’elle n’est point rentrée. On prévient la police. Les ports de mer, hélas, ne manquent point de chausse-trapes. La pauvre enfant a- t-elle été ravie, embarquée ?
_ Dame, dame, observe le psychiatre, s’il ne s’agissait en l’occurrence d’une fille de couleur, je ne serais guère éloigné de croire que nous sommes en pleine affaire de traite des blanches. Mais avec une négresse…
_ Hé, hé, une négresse, celle-là surtout peut passer pour un fin morceau. En tout cas une
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négresse ne se perd point comme une épingle. Je veux bien qu’il y ait ici des créatures de toutes les peaux. N’empêche que notre sauvageonne, dont plusieurs feuilles ont publié le portrait, ne semblait guère risquer de passer inaperçue. Dire que je l’avais choisie entre toutes. Des âmes dont je prenais soin, elle m’avait paru la plus fiable. J’étais content d’elle, et son existence, si elle se fût poursuivie décente et digne dans une société civilisée, eût prouvé l’action bienfaisante de notre chère ligue. Pourvu qu’on ne la repêche point dans quelque mauvais lieu. Vous vous rappelez le poète qui évoque : >JC>Une négresse par le démon secouée>JC/>. Certain de mes collègues, qui d’une mission avait ramené un Sénégalais, dont il était fier, n’a-t-il point surpris le grand gars noir en train de se livrer à des actes coupables sur la personne du concierge du temple où, chaque dimanche, il donnait son prêche. S’il y a fugue et si mes ennemis parviennent à l’établir, je ne coupe point à la disgrâce et me voilà envoyé au fin fond de la Patagonie.
_ Je vous y suivrai, Révérend.
_ Vous m’y suivrez, chère épouse. Votre tendre fidélité sera un grand secours. Mais pour l’heure, faisons en sorte que Dieu ne permette pas que soit si durement éprouvé son serviteur. Votre fille, au reste, ne saurait manquer de nous aider. Je suis impatient de connaître son avis. Parlez, mon enfant…
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Tant pis pour Mac-Louf et le prestige d’une oeuvre qui ravitaille en chair fraîche le pipelet de l’oratoire. L’interrogée ne trahira point sa brune amie. Le jour où la négrillonne commencera à avoir soif du pardon de Dieu, elle est assez grande pour trouver toute seule, la maison où elle n’ignore point que l’attend un choix complet d’évangiles, de saintes brochures et de faiseurs d’oraisons. Sans doute n’a-t-elle point encore trop grande hâte de retourner au régime du boeuf bouilli et de la prière en commun, celle qui n’aime vraiment que sa liberté, les noix de coco et les cuisses d’homme jeune, surtout dans les hautes herbes, au midi d’équateur. Révérend, la Patagonie vous pend au bout des tétons. Ce départ sans tambour ni trompette, on ne pouvait pas vous jouer de meilleur tour. Vous vous plaisiez à montrer votre catéchumène que vous produisiez avec la même fierté que Vaucanson, le canard automate. Et quel orgueil aussi, lorsque pour une comparaison, qui n’était certes point à votre défaveur, de votre poche, vous sortiez des photographies : avant, après sa conversion.
Avant. Après. Comme à la devanture des stoppeurs où voisinent deux carrés jumeaux d’étoffe, le premier déchiré au beau milieu, le second, censé l’avoir été, mais ne l’être plus. Ainsi, la petite Bamboula servait d’échantillon. Maintenant, toute noire sur un matelas creusé
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en barque, par une longue nuit d’amour, elle se frotte contre qui et de la manière qu’elle aime. Matelas, beau navire, heureux voyage et meilleure chance à la négresse qu’à la buveuse de pétrole. Encore une de partie, la cuisinière avait raison qui déclarait : Cette famille, un vrai beurre à la poêle…
En attendant, Mac-Louf ne sait à quel saint se vouer. \à quel saint, ni à quel diable. Pour un peu il irait demander conseil à Petitdemange. Ici même, pour que soit faite la volonté d’Amie qui ne veut plus quitter la ville de chair, l’ex- magistrat doit incessamment ouvrir une agence de recherches. Tout de même, un missionnaire ne peut aller au couple irrégulier. Il poursuivra seul ses recherches, dont le centre est le quartier des filles, qu’il ne quitte pour ainsi dire plus. Il va, parcourant les rues de haut en bas, de long en large. Sur chacune des chambres à plaisir, ouvertes en boutiques, il risque un oeil. Ces dames l’ont surnommé Ratichonnet. Et parce qu’elles trouvent le temps long sur leur seuil, elles s’amusent à poursuivre Ratichonnet, tirer les basques de son habit, enlever son chapeau, lui lancer des trognons de choux. Résigné, il continue sa route, interroge : Avez-vous vu une négresse ? Pour toute réponse des haussements d’épaules selon un rythme difficile à interpréter, des rires gras, de grosses tapes sur des cuisses trop visibles. Les maritornes d’ailleurs
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ne se contentent point d’avoir donné à Mac-Louf un sobriquet, de lui jouer mille tours, mais encore se permettent de ces familiarités par trop précises qui font perler la sueur au front, trembloter la voix et ployer des petites jambes maigriottes.
Révérend, elle est lourde à porter votre croix, et pénible à gravir ce Golgotha qui sent le saucisson à l’ail, l’humidité louche, les contrefaçons d’absinthe et la viande qui a beaucoup servi. Si vous voulez faire repos, appuyé contre un mur, une grosse main baguée de zinc vous secoue. Une voix de brune, sur votre fatigue éclate, comme le soleil, là-haut, sur le pavois des loques.
_ Hé quoi, mon joli. Tu languis. Un peu de pastis. On connaît des belles filles, té. Maquarelle, tu ne réponds rien. Tu as du vice toi, encore. Hé fils de pute. Il te faut des sensations, ma beauté, on t’en fera. Si tu aimes mieux, j’ai des collègues hommes. Veux-tu qui s’appelle Lucien. On l’a baptisé la Fauvette, ici, dans le quartier, parce qu’il chante comme un ténor. Mais le mignon, il n’a pas que la voix de bonne. Une nuit, il a rendu treize Japonais heureux. Et ces petites lunes jaunes, il ne faut pas leur en promettre. Si tu ne veux pas la Fauvette, il a un frère moins jeune, mais plus costaud encore. Un qui a cinq femmes, des dames qui travaillent sur le trottoir de la Cannebière, plus une de la
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noblesse, une nommée Loute d’Oisy, qui fait le théâtre. Mais répondras-tu, Bourri ?
_ Avez-vous vu ma négresse ?…
_ Ta négresse, tu me la cours, avec ta négresse. Ratichonnet, si tu veux la voir, ta négresse, regarde. Un lambeau de chemise se soulève, et à deux mains un geste qui fait fuir l’homme de Dieu. Comment, avec toutes ces épreuves, ne point regretter le temps où, déjà consacrée aux vices, son existence avait charge non de les corriger, mais de les satisfaire. Colporteur des rêves, avec une bosse de carton, il parcourait le monde. Contre une bible, il a troqué cette gibbosité à péchés. Mais du faix coupable ses épaules sont- elles donc marquées encore, que le soir, le voyant descendre harassé, vers la ville, les prostituées et leurs amis, ceux aux muscles et les autres, les jolis garçons aux joues trop roses, avec une indulgence pleine d’illusions, sourient : ce ratichonnet, ce ratichonnet… La négresse cependant continue à demeurer introuvable. Coup de grâce. Un jour le grand- père ne descend point pour le déjeuner. Est-il donc en fuite, à son tour ? On va frapper à sa porte. Pas de réponse. On entre et on trouve à jamais immobile sur son lit le malheureux savant. Il a cessé de vivre. Sans bruit, comme une déduction va du fait à ses conséquences, de la cause à l’effet, il est passé de vie à trépas. Mac-
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Louf rend honneur à cette fin modeste, tandis que sa femme sanglote :
_ Mon père, mort ici, loin de chez lui, dans un lit d’hôtel.
_ Votre père rappelé dans le sein de Dieu, corrige le Révérend. Cette après-midi, il va interrompre ses recherches pour demeurer en prières auprès du cadavre. Ainsi, ces dames auront le temps de s’occuper de leur deuil. Donc le missionnaire commence à lire ses psaumes. Soudain, le tire de sa pieuse besogne l’arrivée d’une blonde inconnue, qui se met à étaler des roses rouges sur le drap mortuaire.
_ Je suis la veuve.
_ Je suis le mari de la fille.
_ Votre belle-mère.
_ Votre gendre.
_ Votre mère.
_ Votre fils.
_ Vous êtes le mari de ma fille.
_ Et vous la mère de ma femme.
_ Le gendre.
_ La veuve. Situation délicate. Grâce au ciel une parenté se laisse décliner jusqu’au retour de Mme Mac- Louf. Alors, Amie, d’autorité, constate :
_ Feu ton père n’a jamais voulu divorcer. Donc je suis sa veuve. Devant la mort oublions
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nos erreurs, nos dissentiments. Embrassons- nous… C’est moi qui ai apporté les roses rouges. Il les aimait tant, le pauvre. Tu te rappelles ta jeunesse, le belvédère, les fleurs que j’arrosais moi-même à la seringue. Mon enfant, en présence du problème de la destinée tout s’éclaire d’un jour nouveau. Soyons généreuses. Embrassons- nous, encore une fois… Un de mes amis, M>.> Petitdemange, m’a dit que s’il pouvait vous être utile en quelque chose, il se tenait à votre entière disposition. Il est très lié avec le directeur de la maison de Borniol. Nous nous devons de faire un bel enterrement. Ton père était le plus grand psychiatre des temps modernes. Sa théorie des actes-champignons sans doute peut être discutée. N’empêche qu’elle était d’un esprit audacieux. Il faut honorer nos savants. Mais puisque la vocation de ton cher mari vous oblige à courir le monde et que moi-même me voilà fixée dans cette ville, pourquoi n’y point choisir la dernière demeure de notre cher disparu ? Ainsi, pourrai-je prendre soin de sa tombe, chaque jour, l’orner…
_ Quel tact et quel admirable fonds de charité dans cette âme un instant égarée, conclura le missionnaire après le départ d’Amie. Votre mère a raison, chère épouse, et, somme toute, comme elle a dit si justement, jamais elle n’a cessé d’être la femme de votre père. Sa femme devant Dieu et devant les hommes. Alors, devant Dieu et devant
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les hommes oublions le passé. Au reste, du mal, pour nous, est né le bien, et sans un coupable amour, impossible eût été notre innocent bonheur. Donc, soyez clémente, et de toute votre âme, jurez que vous avez pardonné.
_ J’ai pardonné, Révérend.
* « Un bel enterrement doit être aussi bien réglé qu’un ballet », décide Amie, qui ordonne avec le plus grand soin les funérailles du positiviste. Rien qui soit laissé au hasard, à l’improvisation. Sa toilette, son linge, ses chaussures, tout, jusque dans les plus infimes détails, a été mûrement concerté. Lorsqu’elle arrive à la maison mortuaire, elle semble redevenue celle que le défunt appelait la compagne de sa vie. Elle s’est déguisée en elle-même d’autrefois. Le chapeau des veuves ne laisse pas voir un seul de ses blonds cheveux. Sous les voiles que le soleil de midi fait plus tristes, plus noirs, elle a retrouvé son port vertueux, cet air collet monté qui la ferait prendre pour une héroïne classique. Perdu en pleine foule, Petitdemange qui a jugé plus décent de ne point se montrer, dans le secret de son coeur fait des voeux pour que celle qui bientôt portera son nom (puisque maintenant va enfin pouvoir être régularisée leur situation)
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un jour suive aussi digne, finalement aussi fidèle, son propre convoi.
Après Amie viennent les Mac-Louf, Madame discrète et résignée, le Révérend qui mâchonne le discours à prononcer tout à l’heure sur la tombe. La petite-fille du mort ferme le cortège familial, que prolonge le flot des délégations et des curieux.
Les cuivres de la fanfare municipale rappellent à l’assistance que la mort n’est point chose si triste. Du moins, pour un orphéon. Du moins, aussi, sans doute, pour une négresse, puisque tout contre un grand gars la catéchumène fugitive est là qui rit à pleines dents. Mais le Révérend, tout au souci de l’oraison à prononcer sur la tombe, ne voit point cette nique. Tant mieux, car de ses deux devoirs, il n’eût certes manqué d’oublier l’actuel, celui d’un gendre meneur de deuil, pour l’autre, celui du berger d’âmes. Alors, par la faute d’une paire d’yeux qui dansait drôlement dans un visage couleur de perle noire, il eût quitté la place que le protocole et Amie lui avaient assignée, et de ce coup, l’harmonie des funérailles eût été rompue. La sauvageonne, qui ne tient guère à se laisser ramener au bien, avait, il est vrai, pris ses précautions, et, tandis qu’elle s’amusait du char aux plumets brinquebalants et couronnes excessives, elle invoquait le grigri, remis à sa place, sur la poitrine, entre les deux petits seins frais, là même
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où elle avait dû porter la croix des missions. L’idole de son jeune âge, divinité de bois odorant, d’un si bel orgueil physique, au nombril d’indulgence, aux cuisses de désir, par delà des mers veillait sur elle, pour empêcher que triomphât le Dieu de Mac-Louf et sa tristesse juponnée de calicot. Ainsi, la fille des candides anthropophages a eu raison de la sournoiserie des buveurs d’eau et, juste après un petit geste à celle qui bien sûr ne la trahirait point, elle est restée dans son mystère.
Qui donc pourra jamais l’en déloger ?
Dès le retour de l’inhumation recommencent, et non moins en vain, les recherches.
Petitdemange qui a repris honorablement rang dans la famille, grâce à sa qualité de futur fiancé d’Amie, et tient à prouver qu’il n’a rien perdu de cette subtilité qui lui valut toute sa gloire de magistrat, au temps de la buveuse de pétrole, Petitdemange a beau faire des pieds et des mains et Amie chercher le feu de son prophétique génie d’antan, jusque dans la transparence des plus faibles étincelles de rêve, leur action demeure sans résultat.
Mac-Louf recevra donc, comme il s’y attendait, l’ordre d’aller en Patagonie, où les arbres sont inconnus, les habitants si minuscules et défectueux de proportions que, lui-même, d’après ceux qui l’y envoyaient, aura au moins,
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dans ce pays, le surprenant bonheur de se croire Hercule ou le dieu Mars.
En Patagonie, de tous les animaux, seuls les moutons, qui se contentent de peu, trouvent assez d’herbe, entre les pierres, pour leur subsistance. D’où flore et faune médiocrement variées. Pour les indigènes, dont les jambes ne sont que de huit à dix centimètres, leurs bras, qui, par contre, s’allongent jusqu’au sol, servent de béquilles à leur marche précaire. Ils vont sur l’eau dans des barques de cuir mal tanné et qui puent la charogne. La nuit, ils ramènent sur la rive ces navires grossiers, les retournent et dorment à leur abri. Ils ne vêtent point, mais huilent leur corps. De vivre en pleine solitude désertique, on dit qu’ils ont perdu le sens de l’ouïe. En tout cas, nul ne leur connaît de langage articulé, ce qui n’est point fait pour rendre aisée la mission des Mac-Louf. Afin de se donner du coeur au ventre, ces derniers se disent que la Patagonie aura au moins sur l’Afrique le grand avantage de n’être point assez luxuriante, ni même comestible pour qu’y soient à craindre les panthères, mais on leur répond que se chargent de la besogne carnassière d’abord les Patagons eux-mêmes, et aussi des bijoux de vautours, finement empennés, mais à serres d’acier, qui vous tombent, sans crier gare, d’un ciel sournois et glacé, libres de tout préjugé, prêts, à défaut de brebis ou d’indigène, à se régaler d’un morceau
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mâle ou femelle de couple prêcheur. Aussi Mme Mac-Louf qui, fidèle à sa promesse, va suivre le Révérend par ces terres de désolation, laisse-t-elle sa fille en France, confiée aux bons soins d’Amie.
L’embarquement : la même fanfare joue les mêmes airs qu’aux funérailles du psychiatre. On en a la chair de poule. Opérateur de cinéma. Bouquets, cantiques, bannière des missions qui claque au vent. On largue les amarres. Amie pleure. Petitdemange agite un mouchoir. Le bateau s’éloigne. Mac-Louf n’est plus qu’un point noir, sa femme une virgule grise.
Amie, pour se changer un peu les idées, propose un tour à la villa qui doit abriter son bonheur, à quelques kilomètres de là sur la colline parmi le sel, le soleil et le pin marin :
_ Nous aurons des terrasses, n’est-ce pas, cher Alfred ? Je ne saurais maintenant me contenter d’un simple belvédère comme celui que j’avais dans ma propriété de Seine-et-Oise. Nous avons quitté un département de grisaille et d’ennui pour une région d’amour et de feu. Alors, il nous faut des terrasses, des terrasses où nous promener, nous baigner en pleine lumière, en plein rêve. Des terrasses et même, pourquoi pas, des jardins suspendus autour de la maison, et ce ferait une propriété que nous appellerions Babylone. Babylone. Qu’en dites- vous, cher Alfred ?
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_ Beau nom, certes. Mais n’est-il point quelque peu sonore, Amie ?
_ Sans doute, mais digne de nos pergolas, nos escaliers, nos points de vue, notre joie présente, nos extases à venir. J’ai retrouvé une fille, un gendre et les voilà voguant vers la mort peut- être. Suis-je donc une femme sans coeur que jamais de ma vie, je ne me suis sentie à tel point lyrique, inspirée ? N’était cette mode ridicule, mon deuil et ma robe étroite, Alfred, pour vous, je danserais dans le couchant. Babylone, Babylone, nous allons vivre à Babylone…
Babylone.
À la même minute, d’une même angoisse, voilà que se mettent à frissonner un ex-magistrat à barbe blonde, une jeune fille. Il y a un incendie là-bas sur la mer. L’horizon est tendu d’un fil brûlant de pourpre, et le ciel est taché de sang. Funèbre Loïe Fuller, une vieille femme, sous ses voiles de veuve, en plein visage reçoit des gros paquets de rouge, de jaune, de bleu. L’heure la gifle d’une main gantée d’azur perfide et de flammes. Elle ressemble à sa soeur, la chouette, lorsque incompréhensible dans son flot de crêpe, elle menaçait de calmes destins. Une créature qui se croyait entre deux mariages, comme la truite entre deux eaux, qui, sous le noir protocolaire, laissait deviner juste ce qu’il fallait des dessous de soie mauve, était à la fois et une veuve impeccable et une ardente fiancée qui
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regardait son rêve se dorer aux rayons de la ville de chair, soudain, à elle seule, devient un terrifiant ballet.
Babylone. Babylone, danse parmi les pierres que nul ciment n’a jointes. Babylone, quels doigts assembleront ces matériaux épars dont bâtissent leurs demeures, les hommes ? Ce soir une maison inachevée déjà semble une ruine, et demain, quand elle ira porter les fleurs promises à la tombe du positiviste, Amie s’effraiera du visage de Cynthia reconnu dans les veines du marbre. Lors de son voyage de noces en Suisse avec le défunt, voilà bientôt trente-cinq ans, à chaque montagne les jeunes et purs époux s’amusaient (plaisir innocent) à chercher des ressemblances entre le méli-mélo de roches, glace et sapins et les traits des parents et amis. Mais, Cynthia retrouvée, par la complicité d’une nervure blanche sur la pierre rouge, Cynthia, pourquoi hante-t-elle l’ultime sommeil d’un grand honnête homme qui l’avait maudite et mourut sans lui pardonner d’avoir de son foyer fait une Babylone ?
Babylone, toujours Babylone. Sur le lit phosphorescent des flots, la ville de chair écarte ses jambes. Sa tête aux cheveux de fraîcheur est sur un oreiller de jardins suspendus. Ses arbres, ce sont les membres qu’alourdissent des grappes de caresses, ses feuilles des gestes impurs. Là- bas pour conseiller l’incertitude des navigateurs,
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il n’est d’autre phare qu’un gigantesque Phallus. Des plantes obscènes poussent partout. Et cependant Petitdemange se ratatine et se ternit son poil. La nuit l’effraie. Déjà il n’est plus à la hauteur de son beau sabbat. Amie erre, affamée, insatiable. Un garçon boucher la regarde, et elle voudrait sucer le sang des bêtes sur ses grosses pattes. Jeune marchand de volaille aux manches retroussées et vous qui vendez des poissons et avez des écailles aux bouts des doigts, ils promettent vos poignets épais. Vos mâchoires de carnivores se plantent dans n’importe quelle viande, mordillent n’importe quel épiderme à plaisir. Alors, tant pis si vient la vieillesse. Amie ne s’effraie plus des rides qui la creusent, oublie d’aller chez le coiffeur pour son henné hebdomadaire. Qu’importe, l’univers a retrouvé son rythme, le désir. \à quoi bon la coquetterie, ce métronome. Jetez vos fards à la mer, femmes, le soleil a mis ses flèches dans les veines des mâles. Jaillissent les fleurs de chair. De coeur on peut ne point cesser d’être fidèle à Petitdemange, et ne s’en promener pas moins par le jardin de sensualité. Quelles rencontres. Les heures sont pavées de telles concupiscences que la minute ne sait qui choisir pour son caprice. Les voyous de la ville de chair ne font point de l’oeil, mais de la bouche. En trois lippes ils résument toutes les possibilités labiales, et autres, puis sifflotent. Amie se retourne. Trop tard.
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La marionnette de peau fraîche a déjà trouvé preneur. Un de perdu, dix de retrouvés, il n’y a qu’à choisir parmi ces marins qui vous sortent des pantalons à pont de splendides mouchoirs, frais tachés d’amour et parfumés au tabac et au cognac. Chacun des flâneurs du vieux port, de son regard oblique, pour cinquante francs, promet une virilité savante et robuste, une poitrine fraîche, du ventre dur, des cuisses qui, d’ignorer l’hypocrisie des caleçons, sentent bon le drap un peu rêche. Et, par-dessus le marché, un recueil des pensées pieuses du missionnaire Mac-Louf. \à propos, Révérend, puisque vous voilà revenu sur le tapis, pourquoi, de Patagonie, ne rapporteriez-vous un de ces autochtones dont les jambes hautes de huit à dix centimètres ne sauraient manquer de valoir une belle surprise à votre belle-mère, assoiffée de tout connaître ?
Tout connaître. Et pas seulement des plaisirs du sexe.
Dans un petit bar, au seuil de l’eau clapotante et moirée dont elle aime à s’imaginer les secrets croupis, Amie a fait connaissance d’une autre fille d’\ève, baptisée la Reine, parce qu’elle fut la maîtresse, aux environs de 1895, d’un roitelet des Balkans. Ces dames très vite sont devenues intimes. La Reine est gaillarde buveuse. Amie, qui ne veut point rester en plan, exalte son ardeur naturelle par de savants mélanges d’alcool. Elle rentre le visage allumé, le chapeau de guingois,
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la parole abondante mais pas très sûre. Petitdemange n’ose point risquer d’observation et l’enfant qui devient femme ne se reconnaît aucun droit d’accabler même en pensée une vieillarde qui veut, elle aussi, ressusciter le vent. Tout de même, elle pourrait s’y prendre un peu mieux, et Cynthia, jadis, a choisi sans visage l’homme dont elle accepta la valise à rêves. Amie, elle, impose la Reine maquillée avec une violence si décousue, que c’est à croire sa figure faite de morceaux pris au petit bonheur et assemblés couci-couça.
« Voilà nos carabosses, annonce la cuisinière qu’on a fait venir de Paris et dont le Midi attise la verve. Elles sont fraîches. Encore un tour à la Cynthia. Un vrai diable, cette rouquine. Tout le monde a voulu la copier et c’est dingo et compagnie. La jeune dame est encore la plus heureuse, là-bas, chez les sauvages, avec son mari d’un mètre carré. Mais la vieille aux cheveux tricolores, dire que j’ai connu ça, petite bouche et d’un fier, qu’on l’avait baptisée pour rigoler Mme de Grand Air. Elle est chouette Mme de Grand Air. Elle encore ce n’est rien. Mais, sa copine. A-t-on jamais vu pareil oiseau, et fagotée…
La Reine porte en effet des robes de soie trop lourde, éraillées et recoupées tant bien que mal à la mode du jour. Elle a gardé longs les cheveux que le Royal amant appelait le manteau de cour
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de sa chère favorite. En 1898, quand une Révolution la contraignit à fuir, déguisée en paysanne, dans un sac à pommes de terres, elle emporta toutes les plumes dont elle avait une superbe collection, aujourd’hui encore complète bien qu’un peu défrisée.
_ J’avais des aigrettes, des poufs, des panaches, Amie. Voyez cette amazone. Elle vient d’un feutre de chasse très genre Mlle de Montpensier. J’ai de quoi orner mes chapeaux jusqu’à la fin de mes jours, car voyez-vous, d’avoir mené la vie de cour, j’ai conservé le goût du décorum. Les petits bibis drôlement retournés qu’on porte aujourd’hui, sans doute ça vous a un petit cachet. Mais pas pour deux sous de majesté. J’aime les robes à traîne, le rêve, les séances du trône. Pour sûr le Roi m’aurait épousée, si sa femme, une Hohenzollern, ma parole, ne se l’était attaché par des fausses- couches. Quand même il l’aurait répudiée. Hélas, on ne lui en a pas laissé le temps. Il a été assassiné. Fini mon ciel sur la terre. Heureusement que j’ai trouvé de quoi me consoler un peu. L’éther, la morphine, le chloroforme, la coco… En désirez-vous ? Une petite prise ?
_ Volontiers, accepte Amie, qui ne veut point paraître démodée.
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Quelques jours plus tard, Amie confie à la Reine :
_ J’ai jeté au diable l’Eau de mélisse des Carmes déchaussés dont je n’avais cessé, depuis l’âge nubile, d’user contre mes migraines. Votre poudre blanche, ma chère, vous redonne un de ces coeurs au ventre. Je m’explique le succès de ma nièce Cynthia… Encore une pincée…
Un beau matin, la Reine arrive affolée. Elle craint une descente de police. Où cacher ses munitions ? Amie a un éclair de génie. Au cimetière, sur la tombe du psychiatre, se trouve une vasque au fond de laquelle un commissaire de police n’aura jamais l’idée de venir fouiller. Chaque jour, sous prétexte de prière, on ira se ravitailler.
Babylone, se lamentait un positiviste, de son vivant. Babylone, toujours Babylone, encore Babylone. Amie sourit en pensant que l’auteur de la théorie des actes-champignons, l’ennemi juré des toxicomanes, dans sa dernière demeure… Quand même, pour un mort, il n’est pas trop à plaindre. Chaque jour le visitent la Veuve et la Reine. Elles apportent des fleurs, les arrangent, tournent, virent et le gardien du cimetière qui les voit revenir toutes reniflantes, croit à des larmes et les cite en exemple de fidélité.
Du dortoir des morts, elles descendent au bistrot, à moins qu’elles n’aillent aux offices
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religieux, car la Reine qui a un fond de mysticisme explique :
_ Amie, quand j’en ai plein le nez, il me suffit d’entendre un Tantum ergo ou un Kyrie eleison, pour prendre mon pied. Demain, il y a grand’messe à la cathédrale. On y va ? On s’installera derrière un pilier… La grand’messe. L’orgue, les voix mâles. La Reine, le chef couvert d’un jardin de plumes, la gorge et le col sous l’écume d’un boa, sanglote. \à l’autel, est un homme tout doré. Doré comme jadis la barbe d’Alfred, doré comme le pain chaud. Amie a envie de mordre à pleines dents les belles mains au bout des bras dont joue l’homme doré, pour d’harmonieuses bénédictions. Une sonnette tinte trois petits coups et se baissent toutes les têtes. Alors on ne verra point cette femme qui va droite entre les rangs des chaises, et dont nul ne pourrait d’ailleurs empêcher l’ascension, car la force qui la mène déjà n’est plus de terre. Elle étend les bras. Encore trois pas et elle pourra toucher l’homme doré, qui sourit aux anges et ne se doute point de quel feu s’éclaire le visage de celle qui arrive. Mais pour qu’il sache enfin, qu’il comprenne, un cri, un vrai cri du corps déchire le silence de l’église. Amie a sauté sur l’homme doré, l’étreint, lui mord le cou, et celui-ci, un saint prêtre qui fidèle à ses voeux de célibat n’a jamais connu l’amour, abandonne son corps à la folie de dix
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vieux doigts fourrageurs, tandis qu’une voix hurle : « La viande, la belle viande blanche ».
*
On prétend qu’Amie est devenue folle.
Tous les dimanches, Petitdemange, inconsolable, va la voir. Elle lui demande des nouvelles de Babylone. Quand donc sera fini le palais de leurs amours ? Elle veut, dans le grand salon, un trône doré à plusieurs places, parce qu’elle n’est pas égoïste. La Reine et elle s’y assoiront, et entre elles deux, ce cher Alfred. Mais à part Babylone, le monde, le reste du monde, comment va-t-il ? Sa petite-fille doit être une femme maintenant. Dites, Alfred, répondez. Est-elle femme ?
Femme, oui, une femme, Amie, votre petite- fille est une femme, la femme vêtue de toile bise et couronnée de paille naturelle. La ville elle- même ne la tente plus, et cependant, parce qu’elle ne s’autorise point de son indifférence pour céder aux mirages du sommeil, du repos, ces oasis, elle continue d’aller, comme si, une fois franchi le seuil de lassitude, son acharnement à ne point s’arrêter, dans la fatigue, savait encore trouver ses raisons.
Dédaigneuse d’un choix, d’un lieu de halte, jamais elle ne se demandera à quoi ou à qui, finalement la mènera le chemin tant de fois
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parcouru, dont le plus désintéressé des êtres habituels voudrait au moins tirer notion d’une consolante éternité. Mais parce que des espérances, des hantises communes à la masse, plus rien déjà ne la peut mesurer, ses pieds, dédaigneux des méandres des morales opportunes, ont voué une complète obéissance à d’invisibles gulf streams, dont ils deviennent, pour les suivre, les souterrains mystères.
D’où la sécurité de ses mains vides, la liberté de ses jambes que n’encourage aucun but. Nul besoin de se justifier ne l’alourdit. Une cuirasse méprisante la protège du temps et de l’espace, et, pas plus que la chanson monotone des rues, elle n’entend les cris des heures, ces grands fauves, que ses voisins de trottoir, les hommes, continuent, mais vainement, à tenter de domestiquer. Elle voit des trous incompréhensibles, à la place des horloges sur les murs, des montres à la vitrine des bijouteries, au seuil des bazars. Compter n’est pas son fait, non plus que la ville un cadran. Elle est celle que la faim ne creuse, ni la colère ne hérisse, ni l’ennui ne désagrège. Invulnérable, sans que besoin eût été de la prendre par le talon et la plonger dans un fleuve, moins précaire que la force d’Achille, sa fragilité n’offre nul but aux flèches des instants, au heurt des objets, aux sournoiseries des individus. Aussi, les hommes honteux d’un désir qui ne peut l’atteindre, s’écartent gonflés de balbutiements,
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sans que les femmes, auxquelles, pourtant, rien n’échappe de leur trouble, songent à salir, de leur jalousie, la passante.
*
Promeneuse qui ose regarder le ciel bien en face, ô toi pour qui les flammes de midi sont plus douces que les langues des lions, aux mains de Blandine, toi que ne ralentissent ni les tentations fraîches des portes, ni l’ombre acidulée des boutiques où l’on vend des glaces, ni le secours illusoire des pleurs, la foule multicolore baisse la tête et s’injurie de ne point retrouver, sur le sol, la couronne que tes pieds dessinent. Feu follet au négatif, parmi les férocités d’un cirque de canicule, dans l’incendie d’été, indifférente aux braises de la soif, à la fumée des faims, tu volètes. Couronnée de paille naturelle, ta tête ne pèse pas plus à ton corps, que celui-ci, vêtu de toile bise, à tes chevilles. En ta personne tout se révèle égal. Triomphe de l’unité panthéiste, ton orteil ne vaut ni plus ni moins que ton mollet, ta cervelle ou ton nez. Tu es la première à ne point regarder ton crâne comme une boîte à pensées précieuses, la première à laisser battre ton coeur, sans le prendre pour le métronome des sentiments exceptionnels. Parfois tu rencontres la Reine, et tu souris à cette pauvre carne, qui fut autrefois chair à
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plaisir, et où toute caresse creusa son sillon, chaque baiser son ravin. Mais qu’elle voie ton doux regard, et, pour elle, c’est jour de fête. Ses yeux, îles sans joie, dans l’océan fripé des paupières, alors s’allument du beau soleil de surprise. Elle envoie des baisers à tes pieds plus frêles qu’oiseaux dans la cage des souliers. Et, comme elle, les vieillardes du trottoir, toutes celles qui s’obstinent à refaire le chemin d’amour, sous les loques qui les habillent à l’ombre des arêtes qui les coiffent, soudain, sans regret se rappellent les soies et les amazones des beaux jours.
Dans leurs robes taillées à même de vieux rideaux, elles ont retrouvé ce qui, de leur temps, s’appelait une tournure, et c’est à jurer que, transfuges de l’avant-dernier siècle, elles ont pris des leçons de la célèbre Mme Campan. Pourtant, ce matin, comme tous les autres, elles se sont maquillées au sang de boeuf, à la suie, au Ripolin. Dès l’aube, elles ont cherché des boutiques fraîches repeintes où voler le plus possible d’arc-en-ciel pour des visages respectés jusque dans la plus effroyable misère.
Or, l’illusion, ce besoin qui décide des centenaires juives-errantes de l’amour, à ramasser les broches de zinc, se faire des bagues du papier argenté des tablettes de chocolat, combiner des perruques de ficelle et d’amadou, de brinquebalants sautoirs, de vieux bouchons et piquer
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les fleurs pourries des poubelles à même leurs corsages en toile de sac à pommes de terre, ce rêve de grandeur sous la calembredaine du costume, la femme couronnée de paille naturelle, vêtue de toile bise, sait qu’elle vaut à des majestés sordides qui ne trouveraient pas de clients à deux sous, d’être, aux mieux huppées de leurs soeurs sédentaires, ce qu’apparaît la Reine de Sabbat en comparaison d’une présidente de la troisième République.
Incroyablement misérables, corsetées d’indifférence terrestre, justice enfin vous soit rendue et transparents deviennent vos haillons pour que brillent vos flancs plus lumineux que lucioles d’août, ces insectes dont le ventre est ballon de feu parmi les fouillis des feuillages, vous entendez, ballon de feu et capable de faire crever de jalousie les papillons, les nuits de canicule.
Corps lourds de tout le plomb de la fatigue humaine, qui tenez, vous-mêmes ne savez comme, aux plus subtils réseaux de brouillards dans les capitales du Nord, aux festons de soleil, aux dentelles d’ombre dans les ports méditerranéens, de ne plus vous accrocher à des buts terrestres, vous devenez jumeaux des astres. Et vos pieds inventent une confiance dédaigneuse de tout prétexte, car ils savent qu’ils ne sont pas faits pour des prisons de cuir, une torture de pavé, mais la nudité de la peau, à même la nudité du
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sable. L’heure louche, alors, n’ose plus ses séductions. Entre ses paupières de fonte, le gaz retrouve la pureté originelle de la flamme, et les talons sur quoi, depuis des siècles, chavire la chair à jouissance ; les talons soudain, se brisent, tandis que du macadam jaillissent des fleurs non semées. Et nul mensonge n’est plus toléré, fût-ce celui si mince des semelles de corde. Plus loin que l’horizon les voyous jettent leurs espadrilles et les putains sont douces qui passent sur leurs lèvres un doigt taché du sang de leurs dernières amours. Dans une ville ronde, les femmes qui ne se donnent même plus la peine de faire des signes tournent, tournent. Ambassadrices des étoiles, des planètes, de quel mystère suivent-elles les contours ? Autour d’elles, leur marche se met à creuser un vide, et voici que les plus prompts à se moquer déjà s’écartent, n’osant plus rire des invraisemblables falbalas de ces douairières. Sur les pavés impondérables elles seules savent naviguer. Le sol qu’elles effleurent devient plus léger qu’éther, et y tient si mal le passant qui les regarde, qu’il se demande comment font les nuages pour ne point tomber du ciel ; s’il suivait les vagabondes, ce serait son naufrage, car en lui n’est pas ce mystère d’audace et de mépris qui permet d’atteindre au point gratuit, liberté lumineuse dont n’approchent les péripatéticiennes qu’après les myriades d’épreuves galantes, de baisers
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vendus, de maladies reçues de gestes sans joies, de pleurs, de crimes.
Or, une femme qui ne s’est jamais tachée à la pourpre des rideaux d’Andrinople, et trop altière pour user de mots, de couleurs, aujourd’hui bouleverse la ville, plus incompréhensible qu’un diamant dont les feux ne supposeraient point de gigantesques forêts en flammes, un océan d’incendie sur la chevelure des arbres, et le travail, au long des siècles, des souterraines puissances.
Femme-enfant, vous irez jusqu’à la limite de l’ombre et du soleil. Là au seuil d’un paradis de frissons et de loques, vous vous arrêterez, simple forme qui ne tenez ni au ciel ni à la terre et cependant servez de charnière à l’une et à l’autre, frêle tache dans le grand trou béant de la lumière. Négative et immatérielle, à seule fin de voir et juger sans être, vous-même, ni vue, ni jugée. Les filles, sur le pas de leurs chambres, déjà, ont pris honte de leurs lubricités, de plain- pied, de leur visage tout en bouche.
Depuis peu sur ce royaume criard, ces dames et leurs bariolages de chairs nues, de fards, de rubans et de cotonnades, régnait en mules violettes et jupon bayadère, une négresse. Si, d’aventure, quelqu’un passait son chemin, sans paraître se soucier du rire blanc de la souveraine ou des promesses bien rondes dans les peignoirs de ses vassales, Sa Majesté, de chacun de ses
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yeux, faisait un disque et, au signal fixé, ses sujettes et elle-même ramassaient forces pelures, noyaux, débris de légumes, épluchures et déchets dont leurs doigts sans préjugés composaient des projectiles pour un tir impitoyable dans le dos de l’indifférent. La victime se retournait mais la négresse, plus que jamais impératrice, soutenait son regard, retroussait ses lèvres pour un sourire éclatant, saisissait son cotillon à deux mains et, après une révérence de cour, allait en personne s’excuser d’un malheur fort imprévu dans ce domaine dont, pourtant, n’avait, une seule minute, cessée d’être fameuse la réputation de bonne hospitalité.
Discours mieux bourdonnant et plus léger qu’abeilles de midi, par sa grâce, sortaient de leurs cocons journaliers les mots. Et voilà des phrases de putain sénégalaise voletant autour du trop chaste touriste.
Drôle d’arc-en-ciel, des papillons multicolores laissent le rêve de leur poussière sur des yeux, des lèvres. Les langues, parce qu’elles envient à l’essaim des syllabes, leur ruche, une caverne ourlée de rose, n’ont d’autre tentation que d’un serpent écarlate dans un trou d’ombre et de naufrage. Et il succombe à son tour, celui pour qui vient de ressusciter la mystérieuse chanson des gouffres, où se perdirent corps et âmes tant d’honorables capitaines.
Bouche de bouche, lèvres de lèvres, au centre
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de la terre est un baiser. Golfes de pétales, piqués entre les volcans, ces seins d’une poitrine aux poumons de feu, les tiges du mouvant bouquet de mers n’oublient point que d’autres fleurs de lave et de secret, dans les profondeurs s’ouvrent. Pour venger des mains tièdes, des minutes sans péril, mais sans espoir, se réfléchit la chaleur centrale sur cette écorce où s’obstine la marche des insectes tristes. Casse tes jambes araignées des jours grelottants, et toi, éclate, ballon de feuilles que les branches attachaient pour une verte servitude. Frères et soeurs du baiser universel ont jailli des créatures. \écoutez leurs chants, voyez leurs gestes. Elles sont aussi belles que la Cynthia de l’enfance, plus souples que les fauves et leur peau a la même fraîcheur que l’ombre légendaire, où, d’avoir dormi, nul n’a jamais voulu se réveiller. Soulevez-vous, flammes des rideaux rouges. La Calypso d’ébène au fin fond de sa grotte, combien de jours saura-t-elle retenir l’Ulysse en Oxford’trousers ? Sur un mauvais canapé, l’univers entier s’abolit pour deux pieds de soie violette, deux longues jambes couleur de cannelle, et une petite gueule de caoutchouc doublée de corail. Le mâle n’a d’autre volonté que de prendre toutes les figues de cet arbre.
Petite fleur de cirage, caprice de couleuvre, anguille, goutte de plomb fondu, braise du ciel, on lui en donne des noms. Les mains appuyées à son flanc deviennent plus lourdes que les
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barques ivres de mort. Voyageurs, ce serait trop simple, si, une fois pour toutes, acceptaient de vous ensevelir les vagues d’onyx. Il faut partir, continuer la vie, et dans le soleil à chaque pas, de mieux en mieux, apprendre à savoir qu’il n’est de plus doux oasis que la rue de la négresse.
\à la face du ciel tout est poussière, et, cependant, ces échoppes à caresses, l’humidité les tapisse d’un velours fidèlement frais. \ô jour sans âme, il n’est qu’un chemin, celui de chair, par où l’on va ne pensant qu’à des corps contre des corps, à des radeaux de nudité pour d’autres nudités.
Babylone, Babylone, Babylone.
On vous traite de folle. Amie, on vous a enfermée. Vous seule pourtant aviez raison. La viande, la belle viande blanche. Ce soir, l’orage mâchera les nuages, comme les dents, les ventres. Au cimetière, la Reine, d’un seul coup achève sa provision de drogues. Elle tombe sur le marbre froid. Babylone, Babylone, Babylone, Amie hurle son désir. On lui passe la camisole de force. Babylone. Babylone. Babylone. Et cette maison face à la mer qui ne sera jamais achevée. Petitdemange, seul avec sa barbe blonde, pense que toute cette aventure ressemble diablement à de l’Ibsen. Heureux ceux qui ont pu échapper à la débâcle, dans leur Patagonie aux pierres glacées, les Mac-Louf, au moins, ont la paix du coeur. Cynthia et son amant, pour leurs extases quotidiennes,
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ouvrent la valise de l’homme sans visage. \étendus sur le dos, les yeux perdus dans un ciel délicat, ils suivent d’impondérables cortèges, cependant qu’ici midi tombe plus lourd que plaque de fonte. Le soleil poignarde une ville et n’a pitié que de la rue aux putains. Bouées de désir, ces dames, elles, flottent sur un lac d’ombre tandis que là-bas se décomposent leurs soeurs honnêtes. Canicule. Vive la canicule. Ne les appelle-t-on point chiennes ? Vive donc la canicule, saison des cuisses ouvertes et des lourdes mamelles. Et vous, famélique troupeau des mâles, quittez vos chaussettes, vos faux-cols, vos caleçons et vos pauvres cerveaux, de vos pauvres moelles, donnez le dernier feu à cette bidoche étalée. Mais attention. Aujourd’hui le sang est près de la peau. Tout de même ce n’est pas une raison d’avoir peur : quoi, cela suffit-il pour que vous n’osiez approcher ? Et ces femmes soudain immobiles ? Un grand cri. La négresse est tombée à la renverse. Tombée raide morte, parce que, tout à coup, lorsqu’elle a eu reconnu la femme couronnée de paille naturelle, vêtue de toile bise, tout à coup, elle n’en a plus pu. On vous fera un enterrement blanc, catéchumène du pieux Mac-Louf, chère sauvageonne, mais l’autre, cette créature quasi transparente, au seuil de votre paradis, d’avoir entendu la syllabe, en quoi le dernier instant d’une vie résumait toute l’angoisse amoureuse
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du monde, comment n’aurait-elle pas deviné qui vous étiez, petite soeur noire de Cynthia, de la Buveuse de pétrole, d’Amie, de la Reine, des juives-errantes de l’amour, d’elle-même…
Alors elle a fui, plus légère que l’ombre.
Elle n’a pas eu la chance de rencontrer comme vous jadis, Cynthia, l’homme sans visage. Un gars qui ressemblait à la fois à celui de la rue Agrippa-d’Aubigné et au père, avec une peau couleur de cheveux et les yeux ciel de Havane, seul, doucement, l’a regardée.
Il avait la fierté de ceux qui travaillent et déchargent les bateaux, des muscles précis sous le maillot brun que le soleil tisse à même la peau.
Habillé d’azur, hormis la toile des vêtements, il était nu. Nu comme la joie, les fleuves, les pierres. Nu comme l’herbe, les gencives, les dents. Il souriait. Mais la femme n’a pas répondu à son sourire. Passe ton chemin, joli voyou. Tu es au bord des vagues. Tu commences à danser sur leurs crêtes. Quelqu’un là-bas, très loin, a cousu le ciel à la mer. Baladin des flots, oublie une rue qui sentait la cave et la poudre de riz à la violette.
Garçon, tu aimais trop les guirlandes de ta marche. Une femme était là et tu n’as fait qu’effleurer sa fragilité. Midi. \à cette heure-ci, à cet âge-là, Cynthia regardait les acrobates de nacre, et les ballons d’opale à même un ciel d’eau.
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L’anniversaire, tu l’as vécu au seuil du paradis des frissons et des loques, mais pas plus que Cynthia dans son aquarium, tu ne retourneras vers tes soeurs aux jambes écartées. Silence. Le souvenir n’est plus un doux pavot. Descends vers le port. Marche, à jamais dédaigneuse du temps et de l’espace. Fini le matin pourpre parmi les bouquets de coquillages. Continue ta promenade. Et pas un mot de désespoir. Un arc-en-ciel louche suit le caprice clapotant des flots. Tu te rappelles les noyés que se plaisait à imaginer Amie, dans ce mouvant tombeau. Toi-même, dis, tu te vois en Ophélie, glissant sur l’huile qui salit la mer. Et par quoi remplacerais-tu ces longues fleurs pourpres dont la jeune fille ceignit son front avant d’aller au ruisseau, ces longues fleurs pourpres que les vierges appellent doigts d’homme mort, mais que les bergers silencieux désignent d’un nom moins réservé ? Tu te vois, la chevelure poisseuse de ces violets que les poissonnières vendent avec des petits clins d’yeux, à des voyageurs, qui se demandent pour quel stupre ont été arrachés aux rochers ces obscènes fruits de mer ?
Femme couronnée de paille naturelle, il faut renoncer au bleu de la tendresse, au rouge du désir, au jaune de la joie, et même au mauve de la fatigue. Sur les quais, les tonneaux, lentement, perdent leur parfum feutré de géranium. Terre insensible, heure vide, Babylone, après les cris,
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les morsures, c’est grand silence. Une digue continue dans la mer ce sol charnel, ce grand corps de continent que l’insolation divinise.
Une femme, une ville luttent d’indifférence.

Le (dé)plaisir, Recherches en Esthétique n°26, janvier 2021

Le (dé)plaisir, Recherches en Esthétique n°26, janvier 2021

Compte rendu par Catherine Dufour

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La graphie particulière du titre du n° 26 de la revue Recherches en esthétique1, Le (dé)plaisir, annonce la dimension essentiellement dialectique du thème choisi. Le refus d’opposer les notions de plaisir et déplaisir et la volonté d’en analyser les ambivalences, interactions et variations d’intensité, constituent la ligne directrice de ce numéro dans les trois domaines énoncés : I. (DÉ)PLAISIR ESTHÉTIQUE, II. (DÉ)PLAISIR DE LA CRÉATION, III. (DÉ)PLAISIR DE LA RÉCEPTION. Les références philosophiques et esthétiques innombrables et les reproductions d’œuvres, au fil des articles, contribuent à une réflexion richement étayée. Un chapitre est consacré, comme dans les autres numéros, aux significations particulières des notions étudiées dans le contexte de la Caraïbe : IV. (DÉ)PLAISIR EN CARAÏBE À LA RÉUNION. Dans le chapitre V. HOMMAGES, Dominique Berthet et Françoise Py célèbrent deux pionniers de la critique d’art disparus en 2020, Aline Dallier, passionnée d’art féministe, et son mari Frank Popper, théoricien de l’art cinétique, tous deux collaborateurs de la revue sur une durée de vingt ans. Le dernier article, de Dominique Berthet, est un hommage à la personnalité joyeuse et attachante de Marvin Fabien, artiste multimédia, martiniquais d’adoption, décédé à 42 ans, et à sa passion pour la culture Bouyon, un courant musical populaire né à la Dominique. Une reproduction issue de ses vibrants Caribbean bodies figure sur la couverture de ce numéro 26. Un cahier central propose d’autres belles reproductions en couleurs d’œuvres étudiées en cours de revue. Le dernier chapitre enfin, VI. NOTES DE LECTURE, PUBLICATIONS RÉCENTES, offre un riche élargissement critique.

(DÉ)PLAISIR ESTHÉTIQUE

L’entretien inaugural entre Dominique Berthet et Marc Jimenez2 (Malin dé-plaisir !) commente les nuances sémantiques des mots plaisir et déplaisir, de la poésie courtoise ou de la tragédie du XVIIe siècle jusqu’à nos jours, soulignant à quel point ils sont inextricablement liés. Les théories de Freud (Au-delà du principe de plaisir) ou de Kant (Critique de la faculté de juger) constituent des étapes essentielles de cette réflexion. L’article montre que la dialectique plaisir/déplaisir ne recoupe que très partiellement la distinction entre beau et laid et que la subjectivité individuelle est un critère très relatif. Les préférences esthétiques d’une époque sont en revanche très significatives, comme les transgressions récurrentes d’un art contemporain kitchérisé et soumis au marché. La dimension critique est ici amorcée…

André-Louis Paré (Plaisir esthétique et création artistique) se consacre aux liens entre émotion esthétique et corps sensible, de l’érotique platonicienne et de la hiérarchie des plaisirs selon Épicure jusqu’à l’esthétique existentielle de Michel Foucault et l’esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud. Chez Nietzsche, l’ivresse érotique inhérente à la création l’emporte de loin sur la rationalité kantienne.

Jean-Marie Schaeffer (Adieu à l’esthétique) mentionne le fait que la notion de plaisir esthétique, trop subjective, n’est quasiment pas prise en compte par Heidegger. La théorie critique d’Adorno, d’inspiration marxiste, dévalue de même le plaisir individuel, inféodé à la culture du divertissement. Mais Hans Robert Jauss réhabilite la jouissance esthétique, créative et cognitive et, à la suite de Kant, propose de concilier distance esthétique et plaisir désintéressé. Barthes quant à lui, dans Le plaisir du texte, réconcilie l’expérience du corps et l’esthétique de la réception.

La tendance actuelle des arts visuels est de ne pas minimiser l’importance des émotions au fondement de l’acte créatif (Maxime Coulombe, Le Plaisir des images). André-Louis Paré analyse une série d’œuvres ou de performances contemporaines inspirées par le désir amoureux, voire la pornographie.

Christian Ruby (Du plaisir de la surprise à la haine du déplaisir. Du rapport aux œuvres à la manipulation du public) rappelle qu’à l’époque classique et au XVIIIe siècle le (dé)plaisir venait de la surprise provoquée par la mimèsis et résultait de la contemplation directe des tableaux et sculptures dans les musées. On pouvait tomber en extase devant une œuvre, s’identifier à elle jusqu’à l’aliénation, ou inversement en éprouver du dégoût. La confrontation avec le jugement des autres était indispensable, d’où le succès des Salons.

Notre époque a déplacé la question du (dé)plaisir esthétique résultant de la rencontre sensible, en un lieu précis, entre un sujet et une œuvre, vers un débat sur la légitimité même d’un art contemporain (Art, Yasmina Reza) qui ne cesse de repenser ses supports (le corps, le public, les institutions) et ses conditions de production. L’enjeu n’est plus le (dé)plaisir individuel mais l’évaluation globale du système artistique. Le philosophe américain John Dewey (L’art comme expérience), en désignant l’art comme analyseur fondamental de notre rapport au monde, a contribué de façon décisive à ce déplacement. La recherche de la transgression dans les œuvres, source possible d’un plaisir esthétique obtenu par voie de déplaisir, et la censure qui en découle, font partie intégrante du questionnement.

Jean-Marc Lachaud (Notes dispersées sur la question du (dé)plaisir esthétique) se demande si le plaisir ressenti devant une œuvre est un des critères de sa beauté. La question traverse les siècles, de Platon (Hippias majeur) à Jean Lacoste (L’idée de Beau, 1986).

Longtemps le plaisir des sens a été jugé inférieur au plaisir de l’esprit. Rainer Rochlitz (L’art au banc d’essai, 1998) se situait encore récemment dans cette perspective, aux antipodes de la critique passionnée de Baudelaire ou de l’hédonisme esthétique de Brecht. D’autres auteurs, nuançant le plaisir vaut jugement de Schaeffer ou de Genette, ont adopté la position intermédiaire d’une esthétique fondée sur la valeur rationnelle de l’œuvre sans exclure la subjectivité individuelle (Yves Michaud, Marc Jimenez).

Après une longue méditation sur l’expérience esthétique vécue à domicile pendant le confinement sanitaire imposé par le Covid19, Jean-Marc Lachaud rappelle que c’est le XVIIIe siècle qui a ouvert la possibilité du jouir de l’art (A. Lontrade), exalté à la fin du XIXe siècle par Nietzsche. Mais les ambitions spirituelles de l’art n’ont pas disparu pour autant. Pour Freud les pulsions sont sublimées par l’art, qui a une vocation civilisatrice. Pour Adorno l’injonction au plaisir esthétique est un avatar de l’idéologie marchande. Pour Marcuse, dans le sillage de Reich, le plaisir esthétique et le plaisir érotique ont des racines communes, envisagées avant lui par André Breton ou Walter Benjamin.

Nathalie Heinich analyse les sentiments négatifs engendrés par l’art contemporain. Mais Carole Tagon-Hugon précise que plaisir et dégoût vont souvent de pair et que la laideur ou la violence ont toujours existé dans les œuvres d’art, transcendées par la forme.

La question abordée par Bruno Péquignot (Le plaisir différé…) est celle de l’hermétisme esthétique (Mallarmé), possible source de déplaisir. Mais le plaisir spontané, immédiat, est-il le plus propice pour bien juger une œuvre ? N’est-il pas une concession à un horizon d’attente conformiste ? Une lecture digne de ce nom doit être active, engagée, créatrice.

Pierre Macherey considère que le plaisir, non nécessaire, survient de surcroît. L’accès à la vérité, selon Nietzsche, passe par une désillusion démystificatrice et, selon Max Weber, par un désenchantement du monde. Accéder à une œuvre par l’effort produit une satisfaction supérieure, appelée jouissance par Lacan. Milan Kundera nomme kitsch (L’art du roman, 1986) tout ce qui va dans le sens de la culture d’un moment. Godard oppose l’art qui dérange et la culture qui rassure. Se confronter à une œuvre hermétique (Jeanne Dielman de Chantal Ackerman) suppose un déplaisir initiatique.

L’élitisme de Mallarmé est finalement mis en perspective par l’auteur, qui conclut, avec Marx, que la vocation de l’art authentique est de former un public apte à le comprendre.

Pour nous arracher à quelques idées reçues sur le supposé intellectualisme absolu de Kant en matière de jugement esthétique, Michel Guérin (Urgence et patience de vivre ou l’origine du désintéressement) nous invite à une méditation très savante sur quelques lignes de l’Introduction à la Critique de la faculté de juger.

A force de se focaliser, quand on parle de Kant, sur l’idée d’un plaisir esthétique qui ne serait que plaisir de contemplation, on omet le plaisir d’apprendre à laquelle il est mêlé. Cessons donc de penser Kant en termes de passivité réceptive au profit d’une reconnaissance de l’agir du sujet dans ce mélange du plaisir et du connaître.

La beauté chez Kant ne se conçoit pas sans une part d’émotion individuelle. Elle parle à la double nature de l’être humain, animal raisonnable qui n’est ni bête ni pur esprit. Le sentiment esthétique est un travail sur soi de l’auteur et du récepteur, qui allie une forme de plaisir à un processus de réflexion. Comme la pensée il s’enracine dans un affect informe, affiné et sublimé par distanciation. Plaisirs intellectuel et sensuel ne peuvent être absolument différenciés.

En un festival de définitions et de nuances, d’Épicure à Nietzsche, Dominique Berthet (L’expérience esthétique, plaisir et déplaisir) arpente les différents registres du (dé)plaisir jusqu’à celui, décisif, de la rencontre, ce basculement qui émerveille ou terrorise. De la surprise à la disponibilité totale de l’être, André Breton a tiré une philosophie de vie, dont témoignent Nadja ou L’Amour fou.

Pour René Passeron (L’œuvre picturale, 1980) la création est action, c’est une poïétique, qui entraîne l’artiste, corps inclus, entre tourments et extase. Du côté du récepteur, la mission de l’art a été longtemps de plaire, en vertu de normes imposées (Aristote, l’harmonie classique). Pour Kant, le beau, rationnel et voué à l’universel, se distingue de l’agréable, qui ne s’adresse qu’aux sens, et dépend des goûts de chacun.

Mais pour Baudelaire, le beau est toujours bizarre. Il procède d’un choc, d’un écart, d’un contact avec l’insolite. Les modernes vont creuser ce sillon, remettant en cause les normes de représentation, la mimèsis et le souci de plaire. Les avant-gardes ont poussé la logique à l’extrême, surtout le Dadaïsme. Le scandale est aujourd’hui gage de notoriété (le sextoy géant de Paul McCarthy) ou de prise de conscience sur la violence d’état (les photos numériques de Chen Chieh-Jen représentant des supplices insoutenables).

Le beau est relatif, subjectif, idéologique. Des œuvres qui ont déplu en leur temps ont atteint des sommets de reconnaissance après coup. Le facteur culturel joue un rôle essentiel dans l’appréciation esthétique (Tanizaki, Éloge de l’ombre). De nombreux artistes travaillent avec des déchets ou des rebuts.

Le (dé)plaisir esthétique n’est pas nécessairement en contradiction avec l’exercice du jugement rationnel que réclamait Hegel. Diderot, Baudelaire, Breton l’ont prouvé par leurs écrits. Toute œuvre émotionnellement bouleversante donne aussi à penser.

Christophe Génin (L’esthétique des polarités réversibles) souligne, grâce au Gorgias de Platon notamment, que plaisir et déplaisir ne sont pas antagonistes. L’insupportable vacarme urbain a été transformé en écriture musicale par Pierre Henry (Messe pour le temps présent, 1967). La violence picturale, le cinéma gore ou le grand-guignol peuvent procurer du plaisir.

L’Esthétique de Hegel démontre qu’il est vain d’opposer comédie et tragédie. Toutes deux sont structurellement semblables et le plaisir du spectateur est le même, orienté en sens inverse.

Christophe Genin s’amuse à comparer, à la lumière de l’esthétique kantienne, les expériences d’un amateur de Rameau et d’un fan de rap, que tout à première vue divise. Mais qui est le barbare de qui ? Un « goût pur », un plaisir désintéressé et universel peuvent-ils vraiment exister ? L’histoire de la musique ne prouve-t-elle pas que la réception d’une œuvre est historiquement et socialement déterminée ? Le rappeur se comporte comme un barbare haineux, mais peut-on attendre autre chose d’une communauté opprimée ? Et l’amateur de Rameau n’est-il pas le barbare de la contemplation bourgeoise, si peu universelle ? Cette querelle a traversé toute l’histoire de l’art, des temps bibliques aux westerns, de la musique méprisée des Noirs américains à la culture rock’n’roll internationalement adulée.

Comparant trois interprétations récentes de l’air des « Sauvages » dans les Indes galantes, Christophe Genin loue avec insistance celle de la Cappella Mediterranea (Opéra Bastille, 2019) qui, ayant intégré le krump et les créolités urbaines dans son dispositif multimédia, réussit, sans trahir Rameau, à subvertir les catégories kantiennes, au profit d’une universalité métissée et d’une altérité du goût émancipée des idées reçues.

(DÉ)PLAISIR DE LA CRÉATION

Les notes d’atelier de Richard Conte (Se rincer l’œil. Une divagation poïétique), prises pendant les deux mois du confinement sanitaire de 2020, ont accompagné une errance picturale de nature poïétique (Valéry, Passeron), menée sur une liasse de papier de pulpe de coton de 180 pages, à partir des thèmes plaisir/déplaisir.

Se rincer l’œil, c’est la première phrase, le 7 février. Une rêverie commence sur la peinture comme désencombrement de la toile vierge (Deleuze, Logique de la sensation). Chaque page est purification du regard et recommencement du monde. Ce plaisir alterne avec le ressenti tragique de la peinture comme pansement du vide ontologique qui nous habite (Passeron).

Au fil des jours l’artiste médite sur la texture des pages, leurs possibles, les sentiments associés. Des yeux animaux peuplent ses peintures. Plaisir compulsif de la divagation sur les pages. Massage du papier par la peinture. Érotisme des mains caressant la liasse.

Le lecteur est invité à prendre connaissance des techniques, des outils, des substances enrôlés dans la création. Mais aussi des ratures, des accidents du papier, des motifs qui naissent des coulures aléatoires. La liasse est une rêverie bachelardienne, encouragée par les paréidolies qui autorisent toutes les régressions vers l’enfance et l’embryogenèse.

Tourner la page. S’ouvrir à l’inconnu, au merveilleux. Les figures animales sont une révélation, au sens photographique du mot. Le pangolin et la chauve-souris nous menacent d’épidémie, châtiment de notre animalité foncière.

Se la couler douce. Suivre la courbe du désir pour arriver au plaisir. Laisser faire le processus imaginal (Henry Corbin).

Absence de texte. Plaisir de l’effeuillage infini, du feuilletage à rebours, pour remonter le temps, contre la tradition occidentale. Impossibilité d’arracher les pages imparfaites, au risque de voir s’effondrer la liasse. Celle-ci, qui s’ouvre à 360°, est un continuum temporel vivant, traversé par l’invisible, qui transcende le confinement. Des fantômes furtifs peuplent les mythologies et musées imaginaires, personnels et collectifs.

La liasse est aussi routine, passe-temps obsessionnel, expérimental ou paresseux, addiction. Ni carnets d’essais, ni défouloir, c’est un mode d’existence (Souriau, Les différents modes d’existence, 2009). C’est une œuvre se faisant, source d’un plaisir sans cesse renouvelé.

Élisabeth Amblard (Le plaisir et la tourmente : l’argile aux mains des artistes) médite sur la sensualité des gestes de l’argile, depuis la très ancienne Figurine féminine de Halaf, symbole de fécondité triomphante. La matière n’est pas muette et répond en générant une forme mouvante (Tim Ingold). L’argile à la fois résiste (Bachelard) et se soumet avec bienveillance. Les gestes de Rodin, le prestidigitateur, effleurent, caressent ou violentent l’argile, engendrent des corps vivants (Paul Gsell). L’attention de la main et celle de l’œil se combinent (Gérard Traquandi). Le plaisir du démiurge est dionysiaque.  

La nature de l’argile est une viscosité de terre et d’eau mêlées, un état idéal de la matière (Bachelard).

Penone revit l’expérience plastique primitive du serrage des doigts (Earth, 2015). Pétrir est un travail, au sens étymologique de tourment. Bachelard parle de cogito pétrisseur. Orozco en dévoile la dynamique physique et mystique dans Mis manos son mi corazón (1991). La morphogenèse (Bachelard, Tim Ingold) est une rencontre de forces et de matériaux. Plus que la forme, ce qui compte c’est la vie en devenir.

Soffio 6 (Penone, 1978), sorte d’amphore en terre cuite de taille humaine, porte l’empreinte en creux du corps de l’artiste. Appui et abandon à la matière, étreinte, suffocation, incorporation mortifiante. Fontana en 1950 transperce une plaque de terre avec des entailles et des trous agressifs, qui semblent remonter à la plus haute Antiquité.

Mais cette agression d’une matière qui se soumet, définitivement fixée par la cuisson au four, est aussi jubilatoire. Le travail de la terre, bien que violent et régressif, déploie mille rêveries. Il est jouissance primordiale enracinée dans une vitalité archaïque. L’argile est un médium malléable, symbole psychanalytique de fusion et de dégagement. La perte des limites est restaurée par la forme, dans un acte résilient d’amour ou de haine.

Par sa capacité à la ductilité, à la résistance et à l’abandon, à l’empreinte et à l’étreinte, la terre est une matière miroir du corps.

La nature, les corps, la couleur, la lumière sont, d’après Hélène Sirven, les principaux ingrédients de la peinture de Cézanne. (Recherche du plaisir, le travail de l’artiste et ses environs. La leçon de Cézanne). Le travail de l’artiste est souvent laborieux, voire douloureux, mais toutes les nuances du mot plaisir sont présentes dans ses propos sur le processus créateur (Ambroise Vollard, Conversations avec Cézanne, 1899). Plaisir de partager avec sa femme le bonheur d’une œuvre finie, de contempler longuement la nature pour en faire jaillir la sensation divine. Émerveillement du voir et retour aux sources mystagogiques de l’art. Le plaisir esthétique, bien au-delà de la mimèsis, est un sentiment poétique qui enveloppe l’être tout entier.

Le plaisir de la création c’est aussi le plaisir de se rapprocher des maîtres (Véronèse, Rembrandt, Holbein, Pissarro, Monet), de discuter avec Émile Bernard, l’ami, le critique et le soutien face aux incompréhensions. Jouissance de donner corps aux visions intérieures. Désir sensoriel de plénitude, proche de Matisse. Plaisir situé entre invention et imitation (Maurice Denis). Plaisir de restituer l’éphémère, le transitoire, les mystères archaïques des lieux et des espaces. Plaisir de sentir vibrer ensemble tous les arts, musique, littérature, peinture.

Le panthéisme de Cézanne le rapproche de Rodin. Comme Gauguin il savoure les mots des amis contre l’isolement. Comme Matisse il goûte le bonheur de la prise de risques dans la création, du lâcher-prise, de la contemplation de l’œuvre finie, du dépouillement et de l’amour à la racine de toute création. Anticipation du plaisir du regardeur, charnel et spirituel à la fois. Plaisir de donner forme, comme Giacometti, à la réalité nue.

Selon Jean-Pierre Changeux (Raison et plaisir, 1994) l’émotion esthétique réconcilie plaisir et raison, faisant intervenir la mémoire personnelle du sujet, ses expériences, sa connaissance et ses empreintes culturelles inconscientes. L’art tend vers le maximum d’être (Michaux).

(DÉ)PLAISIR DE LA RÉCEPTION

Dominique Chateau s’est intéressé à trois dispositifs immersifs (Le (dé-)plaisir en situation immersive (Christian Boltanski, Pascale Marthine Tayou et Sam Mendès) produits en 2029-2020.

Rapprochant l’exposition de Boltanski intitulée Faire son temps (Centre Pompidou, Paris) et celle du camerounais Pascale Marthine Tayou, Black Forrest (Fondation Clément, Martinique), Dominique Chateau questionne l’ambiguïté ressentie par le visiteur (La clarté confuse de Baumgarten). Le plaisir esthétique se mêle à la douleur causée par le souvenir de la Shoah et du traumatisme colonial. Ici l’auteur convoque Burke (Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, 1757), son refus d’opposer plaisir et douleur et son analyse de leur interdépendance. Après la visite, quelque chose d’angoissant continue de hanter la mémoire, entretenu par l’intensité du plaisir esthétique. Le spectateur est confronté à une artialisation (Alain Roger), c’est-à-dire une transformation en art de quelque chose qui n’est pas de son domaine. Cette artialisation est elle-même à l’origine d’une esthétisation (Walter Benjamin), soit un transfert dans le domaine des valeurs (la beauté) de quelque chose qui est le contraire de ces valeurs (la violence). D’où le malaise…

Le film de Sam Mendès (1917, 2019), qui traite du traumatisme de la guerre des tranchées, est une expérience d’immersion immobile. Des reproductions de captures d’écran minutées permettent de percevoir la précision du travail cinématographique. Toutes les techniques utilisées aboutissent à un brouillage drastique du seuil entre le monde de l’image et le monde réel. Dominique Chateau, dans la lignée de Pierce, les considère pourtant comme des icônes, à distance du réel tout en produisant un effet de réel. L’effet immersif n’annule pas l’effet iconique, contrairement à ce que prétend Andrea Pinotti. Il l’augmente au contraire, produisant cette hallucination paradoxale commentée par Freud, Metz, ou Souriau.

Du trouble hypnotique surgit un déplaisir physique et psychique. Parfois il y a conflit entre l’horreur référentielle et le plaisir du dispositif (massacres chorégraphiés dans certains films asiatiques ou chez Tarantino). Mais une immersion, fût-elle hypnotique et hallucinatoire, n’abolit jamais totalement la conscience qu’a le spectateur des performances de tournage et de montage. Cela fait partie du plaisir et/ou du malaise ressentis…

Dufy est plaisir, écrivait Gertrude Stein en 1946. L’artiste jubilait de sa pratique du métier de plasticien et d’artiste décorateur, de sa maîtrise de multiples savoir-faire : dessin, huile, aquarelle, gravure, céramique, tapisserie. Gisèle Grammare (Au plaisir Monsieur Dufy !) a retenu quatre grands thèmes de la rétrospective Raoul Dufy, le plaisir au MAM (Paris, 2008).

Les Tableaux de fête ou de plaisir représentent souvent le Havre au XIXe siècle, ses promenades, vers Sainte-Adresse, son estacade, ses régates, ses fêtes. La Rue pavoisée est déclinée en onze versions.

Le thème des Baigneuses est prolifique, influencé au début par Cézanne et par le cubisme, dans des toiles qui connaissent des variations, de style, de couleurs, de décors, de motifs, imprégnées de souvenirs d’enfance émerveillés et d’esprit joueur.

La série des Ateliers mise sur les bleus de différentes nuances, jusqu’à l’outremer foncé, mais aussi sur le rose des modèles, les fenêtres ouvertes sur la mer, les tableaux dans le tableau, festifs et colorés.

Le quatrième thème, La Musique, incarne la fantaisie en peinture. Les représentations d’orchestre se multiplient en plusieurs versions aux teintes recherchées : piano bleuté, partition rose orangé et ocre rouge, décor floral du jaune au vert froid. Tous les violons de Dufy sont rouges, contrastant parfois avec la lumière blanche des partitions. Le rouge serait-il la couleur du plaisir ? Le geste vif du peintre, enthousiaste, est visible dans les tracés fluides et le brossage rapide.

Éric Valentin ne cache pas son trouble, voire son déplaisir devant les manifestations d’admiration inconditionnelles suscitées par Anselm Kiefer (Anselm Kiefer : une évaluation critique). Dans les années 1970 et 1980, les sujets choisis par le peintre incarnent un retour à l’ordre, contre les néo-avant-gardes allemandes et américaines. Sa peinture est nationaliste et, de surcroît, ses représentations de ruines d’architectures nazies ne se démarquent pas toujours de l’art nazi, tout en prétendant le critiquer.

A partir des années 1980, la mythologie germanique de Kiefer passe au second plan pour laisser parler la mystique juive et la kabbale. Son œuvre cite la poésie de Paul Celan et la Shoah (Pavot et mémoire-L’Ange de l’Histoire, 1989). La monumentalité néoclassique laisse la place aux ruines désublimées, sous l’inspiration d’Ingeborg Bachmann.

Pour mieux cerner les intentions de Kiefer, Éric Valentin compare ses interprétations picturales de la théologie mystique de Louria avec celles de Barnett Newman. Celui-ci en a tiré une dimension messianique, lumineuse, abstraite, couplée à une vision optimiste, humaine et politique de l’art. Tandis que Kiefer offre des coulures de plomb toxiques et mortelles en guise d’émanation divine (Émanation, 2000) et des symboles figuratifs de la catastrophe originelle (la brisure des vases) qui le hante (voir sa bibliothèque de plomb, Chevirat Ha-Kelim, 2000).

La spiritualité syncrétique de Kiefer (rosicrucisme, bouddhisme), parfois confuse, s’inscrit dans la tradition d’un romantisme philosophique allemand spéculatif et irrationnel qui culminera dans la théosophie de Rudolf Steiner – inspiratrice de Mondrian, Kandinsky ou Beuys.

Pour Kiefer, l’art est essentiellement religieux, mais rarement éthique. Il s’intéresse surtout aux cosmogonies. Ses références fondamentales sont Novalis et Friedrich. La question des origines y est capitale. L’art est occulte, le discours sur l’art impuissant. Ses références philosophiques sont datées : Lyotard, Derrida, Deleuze, Foucault en sont absents. L’art est un absolu, tenu à distance des interprétations. Cette conception est mystificatrice et non subversive comme il le prétend : l’artiste n’a aucune vocation à changer la vie ou la société. L’art et la vie doivent être dissociés, contrairement à la revendication des avant-gardes. Son antimarxisme est flagrant. C’est pourquoi il a récusé les Documenta 10 (1998) et 11 (2002), très politiques, mondialistes et engagées esthétiquement (Hirschhorn). Il s’intéresse au mythe, pas à l’actualité. Il est du côté du confusionnisme d’Aaron, de l’ineffable, de l’incommunicable, de l’occulte, de la forme reine, du divin figuratif, contre Moïse, la loi, le concept, la morale. Les mythes sont chez lui au service de l’imagination individuelle et des sens, non du dévoilement de la vérité. Le titre de sa leçon inaugurale au Collège de France, L’art survivra à ses ruines, glorifie implicitement son œuvre, sur fond de déchéance des avant-gardes et néo-avant-gardes…

Hugues Henri situe le Théâtre des orgies et des Mystères des actionnistes viennois (Plaisir et déplaisir chez les actionnistes viennois !) entre bacchanales païennes, catharsis du théâtre antique, nouvelle eucharistie purificatrice et performance extrême impliquant le public. Cultivant le blasphème et la violence, ce dispositif radical utilisait à outrance le sang, le sexe et les excréments. Provoquer le plaisir ou le déplaisir extrêmes avait pour but de dénoncer la répression des individus par la société et les pouvoirs. La psychanalyse de Freud, puis celle de Reich, et sa théorie de l’orgone, ont directement influencé les actionnistes. Dans la lignée de l’Action Painting de Jackson Pollock, ils maltraitaient les œuvres, voire s’automutilaient (Günter Brus, Épreuve de résistance, 1970).

Après 1971, les orientations paroxystiques d’Otto Mühl mènent à l’expérience communautaire de l’AAO, aux relents totalitaires, étayée par La Révolution sexuelle de Reich et son rejet de la famille patriarcale comme origine des névroses. Sa thérapie de la régression émotionnelle, destinée à permettre une renaissance (Aktionsanalyse), conjuguait les théories de Reich avec celles de la Gestalt-thérapie, de la Bioénergie et du Cri primal. Dans les années 1990, Mühl est condamné à la prison pour dérives autocratiques, sectaires, et détournement de mineurs.

Le mouvement actionniste viennois a des affinités avec le courant antipsychiatrique, avec L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, avec les Propositions sensorielles de l’artiste brésilienne Lygia Clark. Il a eu de nombreux héritiers en Europe (Orlan et ses métamorphoses chirurgicales), aux États-Unis (Paul McCarthy / Bob Flanagan mettant en scène sa maladie dans Sick, 1991) et chez des artistes non occidentaux (l’américano-cubaine Ana Mendieta ou la brésilienne Adriana Varejão).

Laurette Célestine (L’expression du déplaisir à travers des cliparts et illustration diverses) entrecroise des considérations hautement scientifiques (Freud, Paul Eckman) et lexicologiques, concernant les manifestations émotionnelles du (dé)plaisir, avec une analyse minutieuse des cliparts, ces petites images numériques, émoticônes (émojis) ou personnages miniatures intégrés dans des documents informatiques. Classifiées et scrutées minutieusement à partir de leurs mouvements de bouches, d’yeux ou de sourcils, de leurs variations de couleurs, de leurs gestes, ces images laissent cependant planer des doutes sur les interprétations à leur donner…

Il apparaît finalement que les deux grandes approches de connaissance du sujet, la psychanalyse et les neurosciences, se rejoignent sur plusieurs points. Ces dernières (Pierre Magistretti, François Ansermet) ont confirmé l’interaction cérébrale fondamentale du binôme plaisir/déplaisir. Le circuit du plaisir (relié à la dopamine) est une réaction à une situation de déplaisir préalable et ne peut fonctionner sans cette préexistence (Ansermet). Ce que confirme en partie Malaise dans la civilisation

Mais cette conception est strictement occidentale. Pour les bouddhistes la souffrance n’est pas à fuir, ni à rechercher, mais à accepter comme principe constitutif de vie. Plaisir et déplaisir peuvent être vécus sur le plan neuronal avec une même sérénité, grâce à une ascèse adaptée

(DÉ)PLAISIR EN CARAÏBE ET À LA RÉUNION

Christelle Lozère consacre une étude (Lieux de plaisir et de débauche dans l’iconographie coloniale des Antilles coloniales et françaises) à l’iconographie érotique et pornographique qui, en Europe, aux XVIIIe et XIXe siècles, rendait compte des pratiques du monde colonial et de la maltraitance du corps noir.

L’analyse détaillée d’une caricature de tenancière de bordel, par Thomas Rowlandson à la fin du XVIIIe siècle, met en évidence la dépravation des corps comme symptôme de la traite. Un courant de satire anglaise se développe à la même époque, qui tourne en dérision les riches esclavagistes. Mais la caricature abolitionniste masque souvent un contenu pervers susceptible de plaire aux amateurs d’images pornographiques… Dans les Antilles françaises, les dangers qui menacent les femmes blanches déchaînent au contraire une propagande antiabolitionniste. (Masson, Scène nocturne aux Antilles, 1855).

Après 1830, les estampes cultivent une représentation pittoresque de la nature tropicale, masquant la violence raciale. La scène de genre, nourrie par le réalisme social d’après 1848, représente le petit peuple rural et les habitants des villes dans des régimes postcoloniaux érigés en modèles.

Mais ce modernisme néocolonial s’accommode parfaitement des descriptions misérabilistes et d’un érotisme complaisant (Une nuit d’orgie à Saint-Pierre de la Martinique, roman, 1892). Les représentations érotiques orientalistes de la femme antillaise par les peintres européens (Fulconis, Gauguin) se répandent, ainsi que l’iconographie de l’immoralité interraciale (José Simont). Les scènes galantes de Gustave Alaux dans les années 1930 (Danse sur une plage martiniquaise), inspirées du XVIIIe siècle, offrent une vision idyllique de la société esclavagiste aux Antilles françaises.

Parallèlement se diffusent, dans l’entre-deux guerres parisien, les images de la sensualité noire des cabarets et music-halls, véhiculées par les revues (Frou-frou, Le Gai-Paris) et magazines (Voilà, Vu) à grand tirage. Mais le sourire exotique, à l’heure de l’exposition coloniale (1931), peine à dissimuler les clichés les plus racistes, également déchiffrables dans les images de jolies créoles en costume traditionnel proposées par les artistes insulaires. Les illustrations du roman Vaudou de Charles Royer puisent encore, en 1944, dans les fantasmes de domination du patriarcat blanc occidental…

Scarlett Jésus constate (Trouble(s) face au corps de l’homme noir) que la colonisation chrétienne a jeté l’opprobre sur la nudité innocente. Cette situation est exacerbée en Caraïbe par les églises protestantes américaines et la proximité de la Jamaïque, où l’homosexualité est encore aujourd’hui punie de prison. Mais le panthéon vaudou, comme le Quattrocento qui avait troqué la vision médiévale du supplice de Saint Sébastien contre une représentation androgyne de ravissement, a intégré Saint Sébastien dans une mythologie ouverte au genre. Erzulie Dantor est protectrice des queers, homos et trans…

L’artiste haïtien Maksaens Denis réalise en 2014 une série de onze photomontages numériques de Saint Sébastien, qui compose avec l’iconographie traditionnelle, le sacré, l’homosexualité, l’obscénité, dans des mises en scène variées du couple désir/dégoût susceptibles d’exorciser la peur de l’autre en soi (Daniel Welzer-Lang). Puisant dans la culture occidentale, le saint haïtien en même temps s’en détourne, en tant que martyr emblématique de l’intolérance. La vidéo Tragédie tropicale manie également le fantasme raciste, et sadomasochiste, du corps noir hyper-sexualisé, mais dit aussi, en version multimédia, le rejet de la reconnaissance ancestrale des genres au profit d’une hétérosexualité occidentale normative, conquérante et homophobe.

Dans le même esprit, Barbara Prézeau-Stephenson représente des hommes nus endormis, hors genres, peu virils (Exotisme, 1998). Le Réunionnais Abel Techer, né à l’époque du Gender Trouble de Judith Butler, remodèle agressivement sa virilité pour exhiber un corps vulnérable d’avant la norme. Le jeune Guadeloupéen, Audrey Phibel réalise des performances inscrites dans l’univers des drag queens.

Après avoir passé en revue les grandes ruptures politiques et sexuelles propres aux avant-gardes du XXe siècle, Christian Bracy (Dérision, (dé)plaisir, division) se consacre à trois artistes guadeloupéens aux dissonances expressives signifiantes.

Chantaléa Commin c’est la révolte picturale (À corps perdu, esthétique du corps décati, 2017) face à la déchéance et la mort, la méditation sur un passé douloureux et sur les transformations destructrices imposées à la Guadeloupe par l’économie mondialisée. Ses corps engloutis dans des tourbillons se souviennent des corps noyés des ancêtres. Ses Ipomoea-Pès Caprae 1 et 2 (2019) déplorent le désensablement littoral d’un pays littéralement liquidé. L’installation Jardin créole nouveau (2019) fait planer la mort dans un espace attristé et oppose nos vies consuméristes à celles des petits paysans guadeloupéens autarciques, économes et généreux.

Stan Musquer situe son Adam & Ève chassés du paradis occidental (2019) dans un petit jardin clos, sinistre, surplombé par un Saint-Michel aux couleurs de la mort.

François Piquet réutilise dans ses sculptures humaines ou animales – Bèf chapé lizin (2007), La Dette et Devoir de mémoire (2008) – le tressage des bandes d’acier qui cerclaient les tonneaux de rhum. Le résultat impressionne par ses allusions à la violence esclavagiste et à la dépossession identitaire. Fuckrace (2019), une série des dessins à l’encre de chine, scannés, numérisés puis imprimés, dit la révolte par l’humour noir et la satire.

L’article se clôt par un questionnement amer sur l’évaluation qui est faite des œuvres d’art par des institutions, critiques d’art et circuits marchands dont les choix restent souvent obscurs. L’écart entre les réalités guadeloupéennes et internationales ajoute de la complexité à ces situations…

Claude Cauquil est un artiste né en France, où il a suivi des études d’art, et installé à la Martinique depuis 2001. Sophie Ravion d’Ingianni le questionne dans son atelier (Mon métier…donner à voir), un lieu de vie total.

Son approche de la couleur lui a été inspirée par la découverte des peintres abstraits américains (Rothko, Jasper Johns). Cauquil repeint sur ses tableaux ou les jette quand il le faut. Le déplaisir vient de la difficulté à être satisfait. A l’intuition initiale succède souvent l’inattendu, le hasard, l’accident imprévu, qu’il faut exploiter. Un plaisir du moment peut être suivi d’un grand déplaisir…

Son plus grand bonheur est celui des tâtonnements, à partir de visuels présélectionnés. Du temps passé et de l’expérience émerge une aisance du geste, une impression de liberté par rapport au modèle. Bien fait ou mal fait, peu importe.

La réalisation de séries sur les droits civiques aux États-Unis (King’s Dream) a changé sa vie et transformé son regard sur le monde. Le vrai plaisir est dans ce bouleversement. 

Cette série a donné lieu ensuite à des installations : plaisir de la mise en espace, de la rencontre entre des œuvres et un public, mais aussi crainte de la foule, des contacts.

Au plaisir premier de réaliser des portraits se mêle l’angoisse de capter les regards, de basculer vers un au-delà du miroir de l’être, de découvrir la faille propre à l’humain.

Cauquil dit ignorer le plaisir de la transgression mais savoure celui de refuser les concessions. Les réalisations de fresques et sculptures urbaines, des commandes acceptées pour apaiser ses inquiétudes matérielles, lui procurent le plaisir de permettre à ceux qui ne fréquentent ni les musées ni les galeries de se réapproprier un quotidien embelli par l’art. Malgré les inconvénients liés au travail in situ dans des lieux abandonnés, souvent ingrats et agressifs, il apprécie le plaisir brut de cette expérience humaine, vivante, moins solitaire que celle de l’atelier.

Dominique Berthet s’entretient avec Stan Musquer (Abolition of new colonial slavery. Anatomies d’une culture guadeloupéenne), artiste né en France et vivant en Guadeloupe depuis son adolescence, auteur de nombreux détournements des représentations occidentales de La Genèse. Adam et Ève chassés du paradis occidental ou La colonisation dit le rôle destructeur du catholicisme sur les peuples insulaires. Questionné sur les raisons de cette appropriation, Stan Musquer remonte à sa scolarité d’enfant blanc dans une classe d’élèves noirs, et à la présence obsédante des représentations occidentales de la Genèse. De l’ambiguïté post-assimilationniste, le peintre a tiré une hantise : le droit pour deux cultures, souvent antagonistes, de ne pas rester enfermées dans leur Histoire. Le caractère mixte de la réalité guadeloupéenne doit s’imposer dans la création contre toute forme d’exclusion.

Une série de ses tableaux représente des Guadeloupéens sans visages, présences énigmatiques réduites à de simples silhouettes et à un prénom (Joël, 2019). D’autres personnages de ses Anatomies de culture sont peints avec des accessoires emblématiques de la double culture (le costume, la « Grena », célèbre mobylette antillaise). Des textes fantaisistes rythment ses tableaux, mots-poèmes improvisés ou puisés dans Le créole sans peine d’Hector Poullet.

La série consacrée à l’anatomie humaine, depuis 2014, met souvent mal à l’aise. Les membres de corps écorchés recouverts de noir (Des parcelles de peau noire sur la peau blanche, 2014-2019) témoignent cruellement de la question raciale.  

Stan Musquer explique longuement que l’émotion engagée dans son activité de peintre n’est pas dénuée de déplaisir. Mais son plus grand plaisir est d’enrichir ses canonisations artistiques de la société guadeloupéenne, dans des tableaux bordés d’enluminures semblables à celles des missels.

CONCLUSION

Cette dernière contribution de Dominique Berthet sur le (dé)plaisir selon Stan Musquer, dans le contexte guadeloupéen, met en évidence, comme les articles de Scarlett Jésus, Christian Bracy ou Sophie Ravion d’Ingianni, que la souffrance mémorielle et la jouissance créatrice sont étroitement imbriquées. La création caribéenne s’inscrit dans le registre d’un plaisir réparateur, grâce au foisonnement des médiums, pour célébrer une histoire criblée de douleur. Les corps dansants, effrénés et provocants de Marvin Fabien n’expriment-ils pas une revanche sur la domination ancestrale du corps noir étudiée par Christelle Lozère ? L’ensemble du chapitre IV, consacré à la Caraïbe, octroie une profondeur particulière aux exposés des chapitres I, II et III sur le thème du (dé)plaisir comme notion déterminante des théories et pratiques artistiques occidentales. L’expérience esthétique qui, étymologiquement, relève du sensible, des sensations, et émotions (aesthesis) alimente, depuis l’Antiquité, une pensée complexe, dont la présente revue nous offre un panorama très documenté, étendu au contemporain et à un espace géoculturel élargi.


1Revue du Centre d’Études et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques (CEREAP), publiée en Martinique depuis 1995 et dirigée par Dominique Berthet, critique d’art, professeur à l’Université des Antilles et de la Guyane et chercheur associé au Laboratoire d’Esthétique Théorique et Appliquée de l’Université Paris 1.

2 Marc Jimenez, très ancien collaborateur de la revue et auteur de plusieurs ouvrages sur l’art contemporain, est professeur d’Esthétique à l’Université Paris 1 et directeur du Centre de Recherche en Esthétique.

Échanges avec le Japon, A littérature-action n° 9, oct.-déc. 2020

Échanges avec le Japon, A littérature-action n° 9, oct.-déc. 2020, Marsa Publications Animations, 212 p.1

Compte-rendu par Catherine DUFOUR

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Le n° 9 de la revue internationale A littérature-action, coordonné par Martine Monteau, critique d’art, et Atsuko Nagai, professeure à l’Université Sophia de Tokyo et auteure de nombreuses études sur le surréalisme, inscrit sa première partie sous le signe de la Rm3 Route Mondiale Saint-Cirq-Lapopie / Tokaido.

La deuxième partie, Études, lectures, regards… est une mosaïque éclectique d’études par / sur des auteurs et artistes français (la sculptrice Simone Boisecq), anciens ou contemporains (Louis Chardoune / Geneviève Briot), et des publications du monde entier (surréalisme arabe, œuvres de l’antillais Daniel Boukman, de l’algérien Mohammed Dib, du mauritanien Beyrouk), etc. La vocation de la revue est « transculturelle », anticoloniale, féministe (Renée Vivien / Dits du désir au féminin) et engagée (Jean-Michel Devésa et les « gilets jaunes »).

La troisième partie, Création-monde, propose de nombreuses créations originales, textuelles ou graphiques, issues de tous horizons, de la poésie québécoise aux écrits d’adolescents d’un quartier déshérité de Limoges.

C’est la première partie, Rm3 Route Mondiale Saint-Cirq-Lapopie / Tokaido, consacrée aux échanges passés et présents avec le Japon, qui m’intéressera ici. Elle comprend un cahier Surréalisme au Japon, suivi de deux chapitres consacrés à des artistes contemporains, Échanges Japon / Occident et L’artiste Takeshi MOTOMIYA.

Les éditoriaux d’Atsuko NAGAI et Martine MONTEAU, et de Laurent DOUCET, Depuis Saint-Cirq-Lapopie et la revue A littérature-action, la Route mondiale de la Paix passe par le Japon, retracent les échanges avec le Japon qui, depuis 2015, ont jalonné la préparation du présent cahier. Faut-il rappeler que Laurent Doucet, co-directeur avec Marie Virolle, ethnologue, de la revue A littérature-action, est aussi président de l’association La Rose impossible qui œuvre pour la réhabilitation de l’ancienne maison d’André Breton à Saint-Cirq-Lapopie, et instigateur de la Rm3 (Route mondiale n°3), imaginée entre ce village et le Japon pour relayer l’utopie de la première route mondiale de la paix ouverte en 1950 entre Cahors et Saint-Cirq-Lapopie (« Route sans frontières n°1 », photos p. 6). D’un voyage au Japon en 2015, Laurent Doucet ramène un long poème, Japon. Midaré à l’extrême de l’Occident, dont Atsuko Nagai propose une traduction en japonais dans le chapitre Échanges Japon / Occident. Quelque temps après, Kanji Matsumoto, un des plus grands érudits japonais du surréalisme, visite la maison du Lot et permet de retrouver l’ancien emplacement du café de Cahors où Breton rencontrait Toyen… Pour témoigner de son intérêt pour le surréalisme, Matsumoto offre à ses hôtes une publication des conférences d’Annie Le Brun prononcées au Japon à l’occasion du centenaire de la mort d’André Breton, et la première traduction en japonais du livre de Radovan Ivsic, Rappelez-vous cela, rappelez-vous bien de tout (Gallimard, 2015), évoquant notamment ses années parisiennes dans l’entourage de Breton. Atsuko Nagai, invitée en 2018 dans la maison de Saint-Cirq-Lapopie, y prononce une communication sur le surréalisme au Japon. C’est à cette occasion que, dans la foulée d’un projet de création d’une nouvelle route mondiale à destination de l’Amérique du Sud, envisagé par des artistes en résidence à Saint-Cirq-Lapopie sous l’égide du surréalisme argentin, surgit l’idée de créer la Rm3.

Au-delà de l’anecdote, ces événements témoignent de l’intensité des échanges qui ont toujours existé entre les avant-gardes japonaises et occidentales. L’éditorial de Laurent Doucet établit une résonance symbolique entre Les Pierres de forme (1941), une toile du peintre surréaliste Gentaro Komaki inspirée par les dôsojin, ces pierres ancestrales placées à des carrefours pour déjouer l’influence des mauvais démons, et les bornes de la « Route sans frontières ». Confisqué par la police fasciste japonaise, le tableau de Komaki fut recréé par son auteur en 1950, à l’époque où André Breton, participant à un rassemblement des Citoyens du Monde, découvrait Saint-Cirq-Lapopie. Un hasard objectif relierait-il l’œuvre de Komaki à la Langue des pierres (1957) de Breton et à cette « minéralogie visionnaire » synonyme d’un souffle poétique disséminé à travers le monde ?

SURRÉALISME AU JAPON

Ce cahier, Illustré par des reproductions d’œuvres précisément commentées, prolonge deux publications antérieures, coordonnées par Martine Monteau et Atsuko Agai : Soleils Levants (2014), numéro spécial de la revue Passage d’encres, et le dossier Le Surréalisme au Japon (2016) paru dans le numéro XXXVI de la revue Mélusine.

Le lien du surréalisme avec le Japon est de nature particulière, du fait des spécificités de la culture et de l’art japonais, enracinés dans l’univers des rêves, de l’inconscient, et d’un bouddhisme zen associé au principe de non-contradiction. Le présent dossier s’attache à le démontrer en analysant le travail de divers artistes.

Dans TAKIGUCHI et MIRÓ : un échange fertile, Françoise NOVARINA-RASLOVLEFF décrit la minutie du travail mené en commun par le peintre Juan Miró et le poète Takiguchi, artiste majeur du surréalisme au Japon. Pratiquant l’automatisme de 1927 à 1931, il traduit Le Surréalisme et la peinture de Breton en 1930 et publie en 1936 le poème JOAN MIRÓ, dans une anthologie éditée à Tokyo en collaboration avec Breton et Éluard. Lors de la rétrospective Miró de Tokyo en 1966, il publie un deuxième poème en hommage au peintre, AVEC DES ÉTOILES DE MIRÓ. Dans un chapitre de sa monographie sur Miró consacré aux relations du peintre avec le Japon, Jacques Dupin insiste sur cet accord entre poésie et peinture qui le rapproche de la tradition orientale. Miró et Takiguchi échangent poèmes et dessins et leur correspondance aboutit à deux livres notoires, Proverbes de la main (1970) et En compagnie des étoiles (1978).

L’article suit pas à pas la correspondance des intéressés et leur collaboration parfois laborieuse. Miró en effet se montre extrêmement exigeant dans la réalisation du livre, conçu comme « une sculpture taillée dans le marbre » (p. 13) et non comme un simple recueil de poèmes illustrés. Pour le réaliser, il souhaite s’inspirer de la calligraphie japonaise. Takiguchi lui envoie des poèmes courts, très proches du Haïku. Le résultat final, qui a nécessité trois ans de tâtonnements, associe un dessin calligraphique simple et dense à une poésie « d’une belle architecture » (Miró, p. 15). Le grand format en longueur évoque le kakémono japonais (Takiguchi, p. 15). En compagnie des étoiles, édité à Tokyo, donne lieu à des années de négociations encore plus difficiles. Mais le résultat, un « iconotexte » (p. 21) plié en accordéon, est exceptionnel. Les dessins s’harmonisent parfaitement avec la calligraphie verticale du poète. L’ensemble du lexique de Miró (personnages-pictogrammes, traits, éléments du corps, de la nature et du cosmos) est présent dans « cet espace déplié », rythmé par de riches couleurs primaires. Le « conflit entre l’instant et la durée, le visuel et le discursif » (p. 21) est aboli.

Takigushi se passionne en fin de vie pour Duchamp, créant des œuvres manifestement inspirées de lui, To and From Rrose Sélavy (1968), livre-objet montré à Paris lors de l’exposition Duchamp au Centre Pompidou (1977) ou The Oculist Witnesses (1977), un multiple tridimensionnel, réalisé en collaboration avec l’artiste plasticien Kazuo Okasaki. L’article Sur Shuzô TAKIGUCHI : la direction de l’index retranscrit un entretien entre Kazuo OKAZAKI et Toshinori KUGA – qui se remémorent leur collaboration avec Takiguchi – et le chercheur Nobuhiko TSUCHIBUCHI. Dans le long poème de Takeguchi dédié à Okazaki, qui clôt l’article, on reconnaît plusieurs allusions aux œuvres « assorties dans une boîte » (p. 31), à la mode duchampienne…

C’est à Dali qu’on songe en regardant les reproductions des peintures de Hamao Hamada (p. 38). Yoshiteru KUROSAWA en donne les trois clefs de lecture dans Hamao HAMADA : temps narratif, décoration scénique et esprit ludique. Très impressionné par l’Exposition internationale du surréalisme de 1937 à Tokyo, Hamada s’oriente de façon décisive vers le surréalisme, à la suite de Takiguchi. Ses paysages et scènes oniriques sont proches cependant davantage des affiches de cinéma et de leur trame narrative que des représentations molles ou psychanalytiques de Dali. Les artifices de la scène de théâtre ou de la projection cinématographique, le goût du dispositif y triomphent, libérant trucages, images doubles, humour. Visions, onirisme, capacité imaginaire latente font de cet artiste un authentique surréaliste. Sa conférence Le surréalisme et moi (1975) témoigne d’un grand désir de liberté dans une époque répressive. Le surréalisme japonais est à ses yeux synonyme de « parodie, satire, sophistication, humour noir, plaisanterie, attitude fumiste ou nébulosité », de « grotesque » même (p. 34), voire d’excrétion, ce qui est attesté par son article TOUT-À-L’ÉGOUT (1939). Son écriture est de la plus pure veine surréaliste, comme on le perçoit dans ces quelques phrases : « Mon cœur jeté crache de l’eau, de l’eau coagulée / Le poil vert des aisselles commence à se flétrir » (p. 35).

Mobilisé en 1944, l’artiste est envoyé en Mandchourie. De retour à Tokyo en 1949, il fonde en 1953, avec des dessinateurs et photographes, un groupe de créations expérimentales très investies dans les arts publicitaires. Son univers rappelle parfois celui des marionnettes tchèques. En 1970, une journaliste a publié une description de la maison d’Hamada, un « nid d’objets » : un « mannequin sans tête à l’ombre d’un platane, vêtu d’un filet de pêche, des dépouilles de cigales semées depuis sa poitrine jusqu’au bas de son vêtement », mille mains semblables à celles d’un bouddha surgies du cœur d’un autre mannequin, des poupées poussiéreuses flottant dans l’ombre, un « Satan au corps de fil de fer », un « homme de papier, un couteau dans la poitrine », une Niké grecque « faite de déchets de métal fondu », une lampe-insecte, etc. (p. 37) Cet espace abandonné aurait pu être une de ses plus belles œuvres, parmi ses productions très variées, tableaux, photos, objets, dessins, signes d’un sens à donner à la vie.

Les Photos-dessins et collages d’EI-KYU analysés par Shogo OTANI font penser à Man Ray. Mais cette comparaison fréquente a exaspéré l’artiste jusqu’à la dépression, tant elle niait la spécificité de ses expérimentations. Ses photo-dessins, inaugurés en 1936 avec Raison du sommeil, diffèrent en effet des photogrammes de Moholy-Nagy ou des rayogrammes de Man Ray. Aux objets placés sur la plaque photographique, Ei-kyu ajoutait des pochoirs de dessins découpés, produisant des structures complexes et des surimpressions multiples. De ses manipulations de la plaque sensible résultaient des images violentes : crocs menaçants enserrant un cadavre de chat, main sortant d’un œil. Les collages réalisés à partir de 1937, dont la série des Réel, disent la quête d’une autre réalité, explicitée en 1937 dans son article Sur la réalité. Ceux qui sont reproduits ici exhibent, par exemple, le visage découpé d’une actrice, des parties de corps morcelées ou des réunions aberrantes d’organes. La présence inquiétante de l’œil, toujours maltraité, fait penser à Bataille et à la tête coupée d’Acéphale (1936). L’œil inséré entre des jambes écartées (L’Œil, 1936) renvoie même de façon troublante à l’Histoire de l’œil (1928). Pourtant Bataille n’était encore pas connu au Japon à cette époque, malgré sa fréquentation amicale d’Okamoto Taro à Paris. Air du temps, hasard objectif, affinités souterraines ? Quoi qu’il en soit, Ei-kyu et Bataille partageaient sans se connaître le même scepticisme vis-à-vis d’une pseudo-rationalité et aspiraient à ce bas « réel » qui hante la revue Documents (1929). Shogo Otani insiste sur le fait que Ei-kyu n’a pas été « influencé » par les surréalistes, mais qu’il a inventé un monde qui, de facto, le rapprochait des surréalistes.

L’article de Tomoyo SHIMUZU, Le « style de tableau bouddhiste » chez Gentaro KOMAKI… une forme du surréalisme au tournant de l’histoire du Japon, nous décrit un jeune peintre qui, hanté depuis son enfance par une aspiration à l’absolu, passionné de littérature et de philosophie et concerné par les mouvements sociaux, s’était créé dès les années 30 un univers de formes primordiales et sexuelles. Vivement impressionné par la peinture surréaliste occidentale découverte à l’Exposition de la Confédération des artistes d’avant-garde Paris-Tokyo (Kyoto, 1933), et surtout par Tanguy et Ernst, il s’intéressa alors à la psychanalyse. Peindre à la manière surréaliste fut pour lui une autoanalyse, un moyen d’explorer les couches profondes de sa personnalité. Sans formation académique, il assouvissait ainsi une pulsion, plus qu’il ne cherchait à explorer un style pictural. Un tableau de cette époque, La généalogie d’une race (1937), en a toutes les caractéristiques : entremêlement de visions nocturnes, formes en gestation, métamorphoses. En 1941 tout bascule, des artistes sont arrêtés pour leur implication dans l’avant-garde. Mais Les Pierres de forme, tableau censuré et perdu, sera récréé sous le titre de Dôsojin (1950), accentuant les formes sexuelles et blasphématoires des pierres de routes symboles du désir inconscient.

Entre 1941 et 1947, à l’heure où la répression anti-surréaliste incite la peinture à revenir aux traditions religieuses, Komaki, qui s’est passionné entre-temps pour le bouddhisme, le shintoïsme et les édifices religieux, de Kyoto notamment, la ville par excellence des temples et de l’art classique où il réside, se convertit alors au tableau « de style bouddhiste », de connotation nationaliste / pacifiste en temps de guerre. Mais ses tableaux (Image de Bosatsu [Bodhisattva] qui flottent dans l’air) détournent les codes du bouddhisme dont ils semblent s’inspirer. Les ombres peintes sur La Kannon à onze têtes (1943), qui évoquent les bouddhas ciselés du temple Kasagi, suggèrent la cruauté sociale et le subconscient douloureux du peintre. Cette inspiration bouddhiste ou shintoïste des années 40 interprétait la spiritualité japonaise dans le sens de l’irrationnel subjectif et de l’inconscient social, tout en restituant quelque chose du Japon mythique broyé par Hiroshima. Elle conciliait les aspirations populaires à la paix avec l’expression des tourments cachés de l’être.

On n’en finirait pas de parler de la présence du bouddhisme dans la peinture d’avant-garde japonaise. J’en profite pour signaler que la question particulière des affinités entre le dadaïsme et le mysticisme oriental a été largement documentée2.

Ikumi WATANABÉ, chercheur spécialisé dans l’étude du surréalisme, auteur dans le numéro XXXVI de Mélusine d’un article sur « la découverte des références au zen chez André Breton » et dans le n° 38 des Lettres françaises d’un « André Breton et le zen » (2018), affine ici sa problématique : André BRETON et un dialogue zen sur le « précieux » : notions préliminaires à une étude sur l’interprétation du zen chez André Breton. Il compare un dialogue traditionnel entre deux bonzes japonais, sur la non-existence du sacré et la prééminence du vide, avec un dialogue zen plusieurs fois mentionné par Breton. A la question posée au moine Sozan Daishi sur ce qu’il y avait de plus « précieux » au monde, celui-ci répondait dans L’Art magique (1957) : « N’importe quoi. Une charogne, la tête d’un chat mort. » Dans un passage précédent, Breton convoquait Léonard de Vinci et Cosimo, l’un conseillant aux peintres de puiser leurs sujets dans « les images accidentelles des vieux murs », l’autre dans les crachats des malades. « Le message automatique » (1933) se référait lui aussi aux imperfections triviales des murs décrépis, objectives car elles existaient en dehors du sujet, mais subjectives car elles soumettaient la création au désir. Plus que celle de l’imagination, la question soulevée par Breton, dans ces différents textes, était celle du rapport entre sujet et objet. La relation non contradictoire entre le monde et le moi était au final éclatante. Léonard de Vinci apparaît encore dans L’Amour fou (1937) : tout ce que l’homme veut savoir est écrit « en lettres de désir » sur l’écran du hasard objectif, potentialisé par les fantasmagories des murs. Le chat mort du bonze équivaut donc aux taches du mur et aux crachats, déplaçant la fausse question du « précieux » vers le désir du sujet.

Il y a néanmoins une grande différence entre les bonzes traditionnels et Breton, qui a extrait de leur dialogue les nouveaux signifiants du hasard objectif, propices à un imaginaire et à un désir de changer le monde récusés par le zen, au nom du renoncement aux illusions et de la passion du vide. Watanabé conclut en montrant comment l’interprétation du zen par Breton est circonscrite par les sources dont il disposait et les implicites culturels.

Le dossier Surréalisme au Japon se termine par un hommage à Vera Linhartova, référence incontournable du surréalisme japonais, comme l’atteste son Dada et le surréalisme au Japon3 de 1987. L’article de Hervé-Pierre LAMBERT, Vera LINHARTOVA : de l’exil à la culture japonaise, nous permet de mieux connaître cette historienne d’art et poétesse tchèque, auteure d’une prose « méditative, hermétique, inclassable » (Kundera), qui s’exila en France au moment de l’invasion soviétique de 1968, et y approfondit sa connaissance des cultures chinoise et japonaise. Hantée par l’exil et le nomadisme culturel, elle publie en 1974 un essai sur le peintre Joseph Sima, membre du groupe d’avant-garde pragois Devětsil, émigré en France en 1921. L’imaginaire de Sima, en résonance avec le taoïsme et le bouddhisme chàn, faisait écho à ses propres affinités avec la culture japonaise et l’idée de vision intérieure. Les recueils de Vera Linhartova publiés de 1974 à 1996 (Twor, Portraits carnivores, Mes oubliettes), en français, révèlent un univers « orientalisant » (p. 61) et une sensibilité à l’impermanence et à la vibration des choses.

Dans les années 80, elle se consacre au surréalisme japonais. Ses essais, La peinture surréaliste au Japon.1925-1945 puis Dada et le surréalisme au Japon, énoncent une identité entre poésie et peinture commune au surréalisme et à la tradition japonaise. Des « affinités profondes » existent entre les artistes japonais et les dada-surréalistes. Linhartova note toutefois l’asymétrie entre un Japon avide, dans les années 1925-1930, de traduire les surréalistes français et de s’en inspirer, et un surréalisme parisien qui, à la même époque, ne s’intéressait guère au surréalisme japonais. L’exposition Japon des avant-gardes 1910-1970 à Beaubourg en 1986-1987, dont elle fut une des commissaires, tenta, mais un peu tard, de compenser ce manque.

Linhartova consacre un chapitre de son essai de 1987 à Takahashi Shinkishi, pionnier du mouvement dadaïste dans les années 1920, et dresse un panorama du dadaïsme japonais et de ses différentes tendances, modernistes, « surréalistes », ou orientées, comme le dadaïsme berlinois, vers l’activisme politique et l’art prolétarien (Murayama Tomoyoshi dans les années 1923-1926). Je précise que le dadaïsme japonais est aujourd’hui bien connu, notamment grâce à l’essai Dada au Japon de Marc Dachy4 publié en 2002, et aux chapitres sur le sujet figurant dans le catalogue de l’exposition Dada du Centre Pompidou5 de 2005 et, cette même année, dans l’ouvrage collectif Dada circuit total6.

Le nihilisme de Shinkishi, devenu star de la poésie zen dans les années 60, est facile à rapprocher de la pensée négative du bouddhisme chàn, importé au Japon par l’école Rinzai. Son premier texte dadaïste s’intitule d’ailleurs Dada-butsu-mondô [Dialogue de dada et du Bouddha]. Dangen wa dadaisuto [Sans réplique, le dadaïste] compare « l’abnégation » du Bouddha, qui affirme que « tout est tout », à DADA, qui « dit oui et non à tout, sans appel. » Les commentaires du Manifeste Dada 1918 par Takigushi, dans Dada yori shururearisumu e [De Dada au Surréalisme], texte fondamental de 1929, vont aussi dans ce sens.

Une autre grande référence est le peintre et poète Koga Harue, étudiant en bouddhisme et auteur d’un premier surréalisme japonais assez indépendant du mouvement parisien. Linhartova montre que c’est grâce aux avant-gardes que cet artiste a pu renouer avec les tendances profondes de l’art japonais refoulées par le modernisme. Elle cite le peintre surréaliste Fukuzawa Ichizô, pointant en 1937 les similitudes entre le haïku de l’école Danrin et l’indifférence dadaïste, entre l’intérêt surréaliste pour l’objet et les pierres posées dans les bassins de l’époque Muromachi, entre l’absolu des surréalistes et celui du zen. A la même époque, le peintre Kitawaki Norobu analysait les analogies entre le cadavre exquis et le haikai renku, sorte de poème collectif.

Linhartova est reconnaissante aux peintres japonais d’avoir su utiliser le surréalisme occidental comme catalyseur d’un retour à la poésie japonaise ancienne, sans s’enfermer dans un dogme. Sur un fond blanc – écrits japonais sur la peinture du XIᵉ au XIXᵉ siècle (1986), une anthologie d’illustrations et de textes traduits et commentés, approfondit sa réflexion sur le surréalisme japonais par une recherche des fondements théoriques de l’art japonais. Elle oppose les périodes où l’art a été conçu comme pratique spirituelle à celles où il ne fut que divertissement et souligne le grand mérite de l’enseignement chàn, puis zen, d’avoir mis l’accent sur le processus créateur, synonyme d’éveil, au détriment du résultat concret. En 1999, Linhartova publie Dôgen : La présence au monde, un choix de quatre chapitres du Shôbôgenzô de Dôgen (XIII siècle), encore très incomplètement traduit à l’époque. Le moine zen y défend de nouveau la primauté de la vision intérieure sur les formes picturales…

ÉCHANGES AVEC LE JAPON

Cette deuxième section est consacrée aux relations entre artistes japonais contemporains et création occidentale.

Françoise Nicol interroge L’énergie de Tsukui TOSHIAKI, peintre et sculpteur diplômé de l’école des Beaux-Arts de Tokyo, qui s’installe en France en 1963 et crée, entre Paris et Tokyo, aux côtés de son épouse, philosophe et poétesse. Ses œuvres sont déchiffrables en fonction de cette « énergie » qui se nomme ki en japonais (souffle, puissance des éléments et de l’esprit) et energeia en grec ancien (force en action). L’artiste entretient un rapport essentiel avec la nature, sa vitalité interne et sa force de destruction, en accord avec la tradition artistique japonaise. Mais l’énergie émane aussi de l’acier de ses sculptures, rompant avec la tradition du bois des temples de Kyoto. Il en résulte des peintures, sculptures et installations qui combinent la nature avec la pierre (tempera sur papier avec des pierres) ou le métal (cages insérées dans le végétal). Cette double inspiration, naturelle et industrielle, est perçue comme non contradictoire, en vertu des principes fondamentaux du taoïsme. Les sculptures métalliques et végétales sont traversées par des forces vives (attraction, répulsion, métamorphoses, équilibre-déséquilibre, décalage). Les installations pérennes de l’artiste intègrent le végétal dans les espaces publics, à grande échelle dans les 3000m2 du parc Nogi de Tokyo, incitant les visiteurs à interroger leur rapport à la nature et au nouvel espace créé. Dans le parc du musée d’Ōhara à Kurashiki, un dialogue interculturel s’instaure entre les tubes d’acier en faisceaux de l’artiste et une statue de Rodin.

Motoko NAKAMURA, historienne d’art née à Paris et vivant à Tokyo, analyse les œuvres de Marta Pan – sculptrice française d’origine hongroise – installées au Japon (Marta PAN et le Japon). Ses « sculptures flottantes », représentatives de l’abstraction organique, s’accordent avec « la vision japonaise du monde flottant » (p. 80) et l’impermanence incarné par l’ukiyo-é (« image du monde flottant »), mouvement artistique de l’époque d’Edo appliqué surtout aux estampes. Sortes d’îles en harmonie avec l’art des jardins japonais, les sculptures de Marta Pan renvoient aussi au ma hongrois, la « notion spatiotemporelle de l’entre-deux » (p. 81). L’auteure de l’article analyse les interpénétrations culturelles subtiles qui jouent avec la complémentarité symbolique des couleurs (le rouge et le vert), la combinaison traditionnelle des espaces, profanes ou sacrés, dans les jardins des temples, et exaltent le silence et le bruit de l’eau, la pureté et la simplicité de l’esprit shintoïste. En même temps, ces œuvres correspondent à une conception moderne de l’espace public.

Deux extraits de L’Ami japonais (2020) de Marc PETITJEAN (La rencontre / L’Autre) nous racontent le Japon à travers les rencontres de l’auteur, photographe et documentariste. Un rendez-vous a lieu notamment avec Kunihiko Moriguchi, dans l’ancien hôtel Okura de Tokyo, chargé d’histoire et d’architecture occidentale/orientale. Moriguchi est le créateur d’étonnants kimonos, ornés de motifs géométriques, disposés parfois en trompe-l’œil pour ressembler aux papiers carrés (shikishi) utilisés pour la calligraphie de poèmes ou de dessins. Une cérémonie du thé est l’occasion d’évoquer, de façon très savante, l’art des bols anciens, des jardins, les couleurs fondamentales – le noir et le blanc – aux significations si différentes des nôtres. Le bouddhisme zen n’est pas loin…

L’article de Shungo MORITA, Quand le papillon s’envole d’une carafe – l’enjeu de l’atelier de lecture de poésie française au Japon, soulève une question passionnante : comment un étudiant japonais en poésie française moderne peut-il comprendre des textes dont la syntaxe, selon l’expression d’Aragon, « est piétinée comme le raisin » (p. 91) ? Chercheur en poésie française contemporaine, et auteur d’une thèse récente sur Henri Meschonnic à l’Université Sorbonne Nouvelle, Morita ouvre son article sur un extrait de l’Introduction au discours sur le peu de réalité de Breton, visant à prouver que la poésie n’a d’autre sens qu’elle-même et qu’il est vain de vouloir l’interpréter. Or cela est bien difficile à entendre pour des étudiants japonais curieux de poésie française et confrontés à des textes si hermétiques, si polysémiques, que la question du pourquoi des mots devient un casse-tête existentiel ! Mais au final, remarque Morita, les tâtonnements linguistiques affolés de ces lecteurs, pas très aidés par l’usage fébrile des dictionnaires, ne les transforment-ils pas en démiurges d’une langue en train de se faire, ce qui est l’essence même de la poésie ?

Impressions du Japon (2016), les gravures de Dominique LIMON, peintre, sculpteur et éditeur à l’Isle-sur-la-Sorgue, viennent ponctuer avec une grande justesse (p. 66, 93, 94) l’idée, présente dans plusieurs articles, de l’identité entre peinture et poésie au Japon

L’ARTISTE TAKESHI MOTOMIYA

Cette dernière section rend hommage à Takeshi MOTOMIYA, artiste multidisciplinaire né à Tokyo et vivant à Barcelone depuis 1986. Atsuko NAGAÏ propose une traduction de L’Alpiniste & le Peintre, un texte de l’artiste qui compare ses émois devant la toile blanche à ceux de l’alpiniste levant les yeux vers une cime inexplorée proche du divin. Puis elle décrit La « Manufacture » de Barcelone, située au pied du Mont Tibidabo. Cet atelier, dont l’appellation a une connotation artisanale, ressemble à un chantier de charpentier, à une crypte ouverte sur l’infini, à un hangar à bateaux offert au vaste monde…

Martine MONTEAU prolonge ce portrait (Takeshi MOTOMIYA, méditer) par une description du travail de l’artiste, appliquant sur des panneaux de bois, comme Tapiès et Barcelò aux côtés desquels il a pratiqué la gravure, des pigments naturels destinés à se transformer en lumière et en textures diverses. Au Japon les choses ont une âme. Les œuvres de Motomiya sont « sobres, silencieuses, morandiniennes » (p.99), figurant d’éphémères apparitions de figures humaines ou dévoilant des objets simples et symboliques, au seuil de l’invisible. Son invitation à la méditation sur les traces et usures du temps n’exclut ni l’abîme, ni les Enfers. Mais le Réel achoppe sur un « espace du visible » (p. 99) qui souvent nous protège d’un exil menaçant. Le sacré, les passerelles vers un ailleurs et la relecture des mythes (grecs, bibliques, etc.), reflétés par les titres, vibrent au gré des couleurs saturées ou contrastées, des mandalas chamaniques et bouddhiques, des transformations de la Roue mystique, des interprétations symboliques données à notre temps…

CONCLUSION

Ce numéro de la revue A Littérature-action nous a convaincus des liens profonds entre l’art japonais et l’art d’occident, surréaliste ou contemporain. Avec Dada c’est la part du vide, inhérente au bouddhisme zen, qui établit la passerelle. Avec le surréalisme c’est celle du rêve, émanant de l’ancienne peinture japonaise en écho avec l’inconscient psychanalytique. Quant à la part de révolte commune à ces deux mouvements, elle s’est inscrite, différemment selon les époques et les artistes, dans un contexte japonais souvent troublé ou répressif. L’art contemporain, dans une version certes plus « globalisée », rejoue la même partition : remise en question des frontières, entre les pays et les cultures (la sculpture japonaise ultra-contemporaine et Rodin), les styles (le ma hongrois et les sculptures flottantes), les arts (poésie et gravure) et les éléments (nature et acier). Cette partition est une ode à l’esprit transculturel revendiqué par la revue.

1On peut commander cette revue sur le site www.revue-a.fr ou par mail à marsa@free.fr

2On pourra se référer en particulier au chapitre très complet « Dada and mysticism : influences and affinities » de Richard Sheppard, in Dada spectrum : the dialectics of revolt, edited by Stephen C. Foster, Rudolf E. Kuenzli, 1979, p. 91-113.

3Dada et surréalisme au Japon (1987), Publications orientalistes de France, textes choisis, traduits et présentés par Vera Linhartova.

4Dada au Japon, PUF, 2002, 225 p.

5JAPON, in DADA, catalogue dirigé par Laurent Le Bon, p. 540-543.

6JAPON LEVANT, in Dada circuit total, dossier coordonné par Henri Béhar et Catherine Dufour, L’Âge d’homme, 2005, p. 445-458. L’article de Fumi Tsukahara, « Dada, Mava, Néo Dada. Histoire abrégée du dadaïsme japonais et de ses environs » (2005) est accompagné d’une traduction du premier manifeste dada japonais de Takahashi Shinkichi, « L’affirmation est dadaïste » (1921), et d’une chronologie du dadaïsme japonais de 1929 à 1970.

Fortunes et infortunes du surréalisme en Italie de 1924 à 1969

Fortunes et infortunes du surréalisme en Italie de 1924 à 1969

Le surréalisme en Italie 1929-1954

conférence d’Alessandro Nigro

Cette conférence a eu lieu en visioconférence le  3 avril 2021 dans le cadre des activités de l’APRES.

On analysera la manière dont le surréalisme a été perçu en Italie pendant la période d’existence officielle du mouvement. Il n’est pas surprenant que dans l’Italie des années 1920 et 1930, opprimée par une dictature totalitaire, il y ait eu peu d’occasions de se confronter à un mouvement d’avant-garde libertaire ; l’attention portée au surréalisme à cette époque est en effet restreinte et révèle des clichés et des malentendus plutôt qu’une connaissance effective de la poétique et des objectifs du groupe de Breton. Il y eut cependant des exceptions importantes, comme dans le cas du numéro monographique de la revue Prospettive, dont le directeur était Curzio Malaparte (Il surrealismo e l’Italia, 1940).
Il est en revanche beaucoup plus étonnant de constater les difficultés de compréhension du surréalisme après 1945 et tout au long des années 1950 : dans une Italie divisée entre le conservatisme catholique et une gauche encore fondamentaliste, le surréalisme apparaît comme un corps étranger qui suscite des inquiétudes sur tous les fronts, tant sur le plan idéologique que formel : en témoignent le climat contrasté qui accompagne la présentation de la collection de Peggy Guggenheim à la Biennale de Venise en 1949 et la vive controverse qui marque la présence du surréalisme à la Biennale de Venise de 1954.
Un tournant dans la connaissance du surréalisme en Italie peut être enregistré dans les années 1960 grâce à l’activité de certaines galeries d’art, en particulier celles de Carlo Cardazzo et d’Arturo Schwarz, et au succès des œuvres surréalistes sur le marché de l’art italien et auprès des collectionneurs d’art. Enfin, une grande exposition comme celle organisée par Luigi Carluccio pour la Galleria d’arte moderna de Turin en 1967 (« Le muse inquietanti. Maestri del surrealismo »), même si elle n’était pas exempte de malentendus sur le mouvement, peut être considérée comme le premier moment d’institutionnalisation du surréalisme en Italie.

Alessandro Nigro a étudié l’histoire de l’art à l’université de Rome “La Sapienza” et à l’université de Padoue. Il est professeur associé à l’université de Florence depuis 2005. Ses thèmes de recherche portent sur l’histoire de la critique d’art du XVIIIe au XXe siècle, sur l’histoire des avant-gardes (notamment le futurisme et le surréalisme) et sur le portrait. ll a été chercheur invité à la Fondazione Cini de Venise en 2017 et Directeur d’études associé à la Maison des Sciences de l’Homme de Paris en 2018. Parmi ses dernières publications : « ‘L’Homme 100-têtes’ : André Breton photographié par Man Ray devant L’Énigme d’une journée de Giorgio de Chirico. Entre portrait et autoportrait » (in Autoportrait et altérité, 2014) ; « Bernard Berenson, Charles Vignier e i mercanti d’arte orientale a Parigi » (Studi di Memofonte, 2015) ; « “Au carrefour de la poésie et de la révolution” : la critica militante di René Crevel nella Parigi degli anni Venti» (Ricerche di storia dell’arte, 2017) ; « Edward Gordon Craig e i Berenson » (Biblioteca teatrale, 2018) ; « Il prezzo di un ritratto nella Parigi dell’Ancien Régime: prime osservazioni sul Discours sur la portraiture (Genève, 1776) » (Ricerche di storia dell’arte, 2019) ; « « Le muse inquietanti. Maestri del surrealismo » (Turin, 1967) : histoire d’une exposition surréaliste mémorable » (dans Le Surréalisme et l’argent, Heidelberg 2021).

« Montage et assemblage », Recherches en Esthétique n°25, janvier 2020 par C. Dufour

« Montage et assemblage », Recherches en Esthétique n°25, janvier 2020

compte-rendu par Catherine DUFOUR

[Télécharger « Montage et assemblage » C. Dufour en PDF]

Recherches en Esthétique est la revue du Centre d’Études et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques (CEREAP), dirigée par le professeur Dominique Berthet1. Publiée en Martinique depuis 1995, elle rassemble autour d’un même thème de nombreux articles produits par des artistes ou théoriciens du domaine des arts plastiques, de l’esthétique, de la littérature, des arts du spectacle, de la photographie, du cinéma, etc. Chaque numéro consacre une place importante aux artistes contemporains, de la Caraïbe notamment, ce qui lui confère un intérêt particulier. Ce numéro 25, paru en janvier 2020, au format A4, compte 272 pages richement illustrées en noir et blanc et un cahier de reproductions en couleur. Les 37 pages de notes de lectures substantielles qui complètent les articles portent sur des ouvrages récents en relation avec les questions traitées, sur le cinéma notamment.

La revue comprend six sections. La première est un tour d’horizon théorique des pratiques de collage, montage et assemblage. La seconde envisage le cas spécifique du montage dans le cinéma soviétique et chez Hitchcock. La troisième aborde des domaines aussi inattendus que la pâtisserie, la « sape » congolaise, le sampling, les luttes et danses du Sénégal et du Brésil. La quatrième et la cinquième approfondissent les univers de quelques artistes, du Sénégal, de France et du Québec (IV), puis de Martinique, Guadeloupe et Cuba (V). La dernière enfin est un panorama de la XIII biennale de La Havane (2019), assorti d’une étude approfondie de deux artistes exposants.

COLLAGE, MONTAGE, ASSEMBLAGE

Après son éditorial de présentation, Dominique Berthet s’entretient avec Marc Jimenez2 (« Hiéroglyphes du futur »), qui juge nécessaire de questionner le montage et l’assemblage dans le contexte de la création contemporaine et de la mondialisation. Cet entretien témoigne d’une volonté de décentrage de pratiques artistiques longtemps considérées comme exclusives de la modernité européenne. Accordant une place de premier plan aux Caraïbes d’aujourd’hui et à une approche politique « décoloniale » de la création, la revue, tout en s’inscrivant dans le sillage des idéaux avant-gardistes européens, a vocation à les réinterpréter ou les contester.

Cet entretien pose plusieurs questions, de définition d’abord : en quoi montage et assemblage se distinguent-ils ? qu’ont-ils en commun avec le collage ? Le « montage » est un terme ordinaire dans le domaine du cinéma qui, par découpage et recomposition, produit toujours une forme achevée, fût-elle placée sous le signe de l’hétérogénéité. L ’ « assemblage » désigne le processus de mise en œuvre du montage et suppose une remise en cause du réel et de l’harmonie classique.

Berthet et Jimenez sont amenés inévitablement à aborder les grandes polémiques de philosophie esthétique suscitées par la pratique du montage, culminantes dans la sphère marxiste de la fin des années 30. Le titre de l’entretien, « Hiéroglyphes du futur », est un hommage à Ernst Bloch, génial précurseur d’une contemporanéité artistique qui ne pouvait se penser qu’en termes de fragments et de dislocations. Mais Bloch a été vivement contesté par Lukács, chantre d’un « réalisme » étayé par l’idée hégélienne de totalité et hostile aux « montages » des avant-gardes, jugées « décadentes ». Pour Walter Benjamin au contraire, l’œuvre d’avant-garde, issue d’une modernité en crise, ne pouvait être que divisée. En cela il était proche d’Adorno, qui souscrivait, comme Bloch, au principe d’une œuvre envisagée comme « reconfiguration de fragments épars ». Mais ni Benjamin ni Adorno ne partageaient l’idéalisme de Bloch et sa croyance en une fonction utopique du montage, procédé qu’ils rattachaient plutôt à une conception de l’histoire comme catastrophe…

Berthet et Jimenez rappellent que l’assemblage se développe surtout dans la seconde moitié du XX siècle, ce dont témoigne l’exposition The Art of Assemblage (MoMA, 1961) que Marc Jimenez n’hésite pas à qualifier d’origine de l’art « contemporain ». Le fragment, le discontinu, le chaos s’imposent, dans le sillage des dada-surréalistes (Ernst, Hausmann, Hannah Höch, Man Ray), relayés par les murs de Mai 68, les détournements des situationnistes, puis des designers, plasticiens, publicitaires et artistes du numérique. Collages et assemblages sont encore très vivants aujourd’hui : voir les greffes de peaux d’Orlan, le terrifiant Ruan de Xiao Yu (un assemblage transgénétique dans le formol), les collages photographiques de JR contre les politiques migratoires, la fresque de Pascal Boyart, La Liberté guidant le peuple 2019, solidaire des « gilets jaunes ».

Jean-Marc Lachaud (« Collages, montages, assemblages… Vers une esthétique de la non-cohérence ! ») rappelle que les cubistes, futuristes, dadaïstes, ont tous pratiqué le collage dès les années 1910, et commente à son tour l’exposition décisive de 1961. Le mot « assemblage » à cette époque prend le pas sur le mot collage, pour faire surgir la diversité des procédés et des matériaux utilisés. La démarche est souvent démiurgique : il s’agit d’arracher au monde des morceaux de réalité, de tailler dans l’existant, de fouiller les entrailles du réel pour imaginer un monde différent, onirique, surréaliste, fantasmatique, inscrit dans une volonté délibérée de ne pas dissocier art et vie grâce aux nombreux matériaux (y compris le vivant) et corps de métiers sollicités. L’assemblage devient la nouvelle façon de créer, qui remplace la peinture et la sculpture. Très concret, il contredit la pureté abstraite prônée par Clement Greenberg. De nouveaux objets sont inventés pour « passionner le monde », comme jadis les objets surréalistes, mais, issus de la société de consommation, ils ne peuvent en omettre une composante essentielle : le déchet, utilisé déjà par Schwitters. La non-cohérence n’est pas l’incohérence, c’est une nouvelle cohérence entre équilibre et déséquilibre, dans laquelle le regardeur a un rôle à jouer.

Pour approfondir les procédés de montage et d’assemblage, qui nient la mimésis et l’esthétique classique de la représentation, Dominique Berthet (« Montage et assemblage : une esthétique du choc ») accorde une place de choix aux cinéastes de l’avant-garde soviétiques, grâce auxquels le montage a mérité le statut de « concept » (cf. Dominique Chateau, Contribution à l’histoire du concept de montage. Kouléchov, Poudovkine, Vertov et Eisenstein, 2019). Refusant de copier le monde pour pouvoir le recréer, le montage disjoint ce qui est joint et inversement, produit des écarts et des rythmes inattendus entre des fragments, ce qui caractérise l’œuvre d’avant-garde. Différent du collage aléatoire, le montage est révolutionnaire car il produit des « réalités augmentées » à la hauteur des grandes secousses politiques de son temps.

Berthet revient sur les querelles entre penseurs de la sphère marxiste. Pour Lukács, le montage est inapte à remettre en cause le capitalisme et à rendre compte dialectiquement des rapports de forces sociaux et de la réalité objective. Pour Brecht au contraire, l’ébranlement de la fonction sociale de l’art par le montage et sa faculté de « nettoyage » du réalisme préparent la Révolution. Pour Adorno il n’y a pas d’esthétique révolutionnaire sans rejet d’un sens illusoire – qui résulterait du rapport fond/forme – au profit d’un sens restauré par une forme disloquée, résistant à un réel aliéné.

Berthet envisage les différentes facettes du fragment. Synonyme de manque, d’inachèvement, il est doté cependant d’une énergie propre. La force transgressive du montage, révélée au XX siècle, atteint au XXIᵉ une extension inédite grâce à la génétique, la robotique ou l’informatique…

Pour Christian Ruby (« Montage de part et d’autre ») c’est la notion même de « public » qui, de façon assez inattendue, est le résultat d’un « processus de montage », dont l’auteur s’attache à observer « les splendeurs et les misères » au fil de l’Histoire, en fonction des représentations dominantes ou des besoins de légitimation des institutions. Le public n’est ni une essence ni une forme unifiée.

En même temps que l’art cherche à s’exposer, le public devient au XVII siècle le baromètre de la réception de l’œuvre, en des lieux dédiés (théâtre, opéra), réservés à des communautés spécifiques.

Les élites parfois se sentent autosuffisantes en matière d’esthétique, parfois au contraire elles se définissent par rapport à un public jugé, selon les cas, actif et éducable, ou méprisable et passif. Les utopies de Schiller ou Kant ont tenté une troisième voie, celle d’un public capable de réguler ses contradictions internes.

Les approches sociologiques récentes rétablissent malheureusement des critères essentialistes : le public est bon ou mauvais (le « grand public »). Mais on ne peut souscrire à une telle négation d’un « public-montage » attesté, plus près de nous, par les provocations des avant-gardes (la « gifle au goût du public » de Maïakovski). La reconnaissance du « non-public » (la masse qui n’a pas accès à la culture) dans le manifeste de Villeurbanne (1968) a été une étape importante du processus. La « querelle de l’art contemporain », les arts de la rue, le spectacle vivant en immersion confirment l’existence de forces hétérogènes qui traversent un « public » en tension avec l’Art, à l’opposé de l’idéal kantien d’universalité du goût.

Artiste ayant vécu entre la France et la Martinique, Sentier (« Le tragique dans l’assemblage ») définit l’assemblage à partir du concept d’apeiron par lequel Anaximandre désignait l’informe, le principe originel de toute chose, l’indéfini, l’illimité, étroitement lié à l’Un, hantise de l’Antiquité et axe souterrain de l’assemblage, stable en apparence mais instable par essence. Son indétermination spatio-temporelle ouvre à tous les possibles d’un Réel sans cesse menacé. Il s’oppose à l’art traditionnel qui prétendait figer les forces antagonistes inhérentes à la création (Gilbert Simondon), les contenir grâce au cadre du tableau, à la sculpture en ronde-bosse, à la précision du socle ou au dessin sous vitre. L’assemblage peut s’effondrer à tout moment, par retrait d’un de ses fragments reliés au hasard chaotique de l’univers. Il n’est pas étonnant que les dadaïstes et surréalistes l’aient pratiqué, à une époque où les valeurs et certitudes scientifiques et philosophiques, corrélées aux monstruosités de l’Histoire, vacillaient. Le « bricolage » de Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage en est également une incarnation.

Sentier remarque que les assemblages de nombreux artistes (Beuys, Louise Bourgeois, Ana Mendieta, Tomas Hirschhorn, etc.) sont engagés politiquement et témoignent d’une sensibilité anticoloniale. Antonio Negri et Michael Hardt valorisent le collectif et la multitude, en adéquation avec la pratique de l’assemblage. L’assemblage refuse d’achever, c’est-à-dire de tuer. Il condamne la supériorité du tout sur la partie. Le manque, le lacunaire y sont valorisés. Il parle de l’intolérable et de la « logique du pire » (Clément Rosset) contre toutes les harmonies mensongères.

MONTAGE ET ASSEMBLAGE DANS LE CINÉMA

Si la pratique du montage par les cinéastes de l’avant-garde russe est d’une richesse incomparable, c’est qu’elle a tenté de se nourrir de théorie. L’article de Dominique Chateau (« Montage : un concept léniniste ») est un va-et-vient entre les écrits de Lénine, lecteur de Hegel, Marx et Engels, et les prises de positions des cinéastes soviétiques. Le montage quasi « gestaltiste » d’Eisenstein doit beaucoup à la dialectique hégéliano-marxiste, prônant le heurt entre des fragments qui prennent sens par leur emplacement dans une suite. Le Kinoglaz (Ciné-Œil) de Dziga Vertov propose une relecture du monde grâce aux « intervalles », ces écarts entre deux images successives dans un même plan, obligeant le spectateur à des « sauts dialectiques » révélateurs du décalage entre réalité et représentation.

Malgré leurs désaccords, Eisenstein et Vertov accordent tous deux une importance primordiale au dynamisme des images et au mouvement, par fidélité à un hégélianisme qui considérait le devenir et la transformation comme les processus essentiels du Réel. Leur conception du « mouvement » ne se réduisait pas au « rythme » de l’image mouvante du cinéma américain des débuts du XX siècle (Edwin S. Porter), mais recherchait un « dépassement dialectique » par le montage.

Aspirant à un cinéma révolutionnaire, les cinéastes russes n’ont pas fait allégeance au réalisme socialiste. Eisenstein était partisan d’une « auteurité » singulière – La Grève c’était de l’art – et Vertov était hostile à toute vulgate stérilisante. Tous deux ont trouvé dans les écrits léninistes un soubassement théorique à leur pratique, et les arguments dialectiques d’une résistance à une idéologie qui devenait totalitaire.

L’article de Bruno Péquignot (« Montage / assemblage : dialectique vs mécanique ») prolonge le précédent en approfondissant les théories de Dominique Chateau. La distinction entre « montage » et « assemblage » se calque parfaitement sur celle que fait Marx entre matérialisme classique et matérialisme dialectique. Transposées dans l’univers du cinéma, les oppositions binaires et mécaniques du matérialisme classique seraient du côté d’un « assemblage » réduit à un simple collage dans une continuité narrative. Or le « montage » d’Eisenstein recherche un « saut qualitatif », analogique de la transformation hégéliano-marxiste de la quantité en qualité et apte à désorganiser la logique ordinaire, à la dialectiser par la puissance du choc, en une sorte de distanciation brechtienne. Le montage n’est pas une « somme » mais un « dépassement ». Le tout « rétroagit » sur les parties, en vertu du « principe d’organicité » énoncé par Kouléchov.

Le montage est donc aux antipodes de la « théorie du reflet » du réalisme socialiste, niant l’être en perpétuel devenir (Héraclite) et « le processus éternel du mouvement, de la naissance des contradictions et de leur résolution » (Lénine).

Analysant les processus de « déconstruction » du célèbre Psycho (1960), Sébastien Rongier (« It’s all in your imagination », Alfred Hitchcock, « Sublime Psycho ») montre comment Alfred Hitchcock a su tirer parti des leçons de montage des avant-gardistes russes pour assouvir ses propres objectifs (La Mort aux trousses). Hitchcock excellait dans l’art de mettre en abyme les relations spectateur / auteurs comme Dziga Vertov qui, dans L’Homme à la caméra (1929), avait révélé les ficelles du montage. Hitchcock maniait à merveille les techniques de distanciation pour tromper l’attente du spectateur. Rien de tel que le procédé de « démontage publicitaire » de la bande-annonce, dans laquelle le cinéaste nous propose une visite des lieux du crime…

Le moment crucial est la célèbre scène du meurtre sous la douche. Choc et sidération, fascination et terreur, horreur et jouissance sont au rendez-vous de ce moment digne du « sublime » kantien et de son « surgissement » inouï. Mais si chez Kant il s’agit de phénomènes de la Nature, chez Hitchcock l’horreur surgit au cœur de la banalité. Le sublime selon Kant produit un « plaisir négatif » qui induit un jugement. Cela s’applique à la scène de la douche : ce qui n’aurait pas dû advenir, ce qui ne devrait susciter que dégoût est perçu inéluctablement comme un « montage », dont le spectateur ressent le vertige et dont il décompose intellectuellement les procédés, en une indéniable jouissance esthétique.

Hitchcock a contourné la censure hollywoodienne en faisant « voir » ce qu’il ne fallait pas voir. Au point que la « mise en désastre » ne concerne pas seulement le crime sous la douche mais représente la première anticipation, visuelle et populaire, d’une violente crise de société en gestation.

MONTAGE, ASSEMBLAGE ET DIVERSITÉ

Hélène Sirven (« Esthétique des pièces montées d’Antonin Carême, assemblages délicieux ») nous régale de l’univers fabuleux d’Antonin Carême (1783-1833), fondateur de la haute gastronomie et véritable architecte de la pièce montée de luxe, très prisée des cours de toute l’Europe. Ses « montages » culinaires insensés et ses installations de tables s’inspiraient de ses voyages et de son immense culture, du classicisme antique et de la décoration égyptienne jusqu’aux jardins anglais ou exotiques…

L’art contemporain s’est souvenu de cet art du montage éphémère, comparable à un spectacle onirique tout en étant un memento mori transformé en performance participante. Par son esthétique de l’instabilité, Carême n’ignorait pas la fragilité des mondes. Ses pièces montées représentaient une élévation avant « la digestion puis la disparition des délices et des vanités ».

D’autres artistes se sont exercés à la création culinaire, d’Arcimboldo au contemporain Saverio Lucariello. Daniel Spoerri a été l’un des plus talentueux artistes monteurs et assembleurs du gastronomique.

L’article de Laurette Célestine (« L’univers de la sape : art de l’assemblage vestimentaire ou art de vivre ? ») nous entraîne sans transition dans l’univers de la sape. Tout y est bon pour se fabriquer les assemblages les plus audacieux de grandes marques et d’accessoires de luxe, par la débrouille s’il le faut (échanges, marché noir, recyclage). La sape a sa langue spécifique, ses jeux de mots, ses surnoms pittoresques, ses joutes verbales, toute une mythologie parodique.

Est-elle née avec la friperie européenne d’Afrique de l’Ouest ? Descend-elle des dandys français du XIXᵉ siècle ou des « teddy boys » endimanchés des milieux populaires anglais (Manuel Charpy) ? Est-elle apparue avec le retour des combattants congolais de la première guerre mondiale ? Ou dans les années 50, quand des Congolais ayant étudié à Paris ouvraient des boutiques « existentialistes » avec des habits griffés ? Ou encore dans le quartier de Bacongo à Brazaville lors des folkloriques années 70 ?

La sapologie témoigne de la violence coloniale et des désirs d’émancipation identitaires. Les sapeurs se sont opposés à Mobutu. La dissidence de ces exclus a produit « une créolisation de la mode occidentale » (Alain Mabanckou).

La sape perdure en tant que révolte, malgré les critiques qu’elle subit. A Paris les sapeurs sont à Château Rouge, à Barbès, dans les boîtes de nuit, mais aussi de plus en plus dans les banlieues. Les églises évangéliques les accueillent un peu partout. Au Congo ils essaiment dans les villages. Ils sortent des frontières, du fait des migrations, et intègrent les femmes. La sape devient planétaire. C’est une culture qui réactualise les mythes, un art de vivre politique et non violent étendu à d’autres arts.

Steve Gadet (« Le Sampling ou l’art de l’échantillonnage dans la culture hip-hop : assemblage ou vol ? ») est enseignant-chercheur en civilisation américaine à l’Université des Antilles et rappeur immergé dans la culture hip-hop, qui concerne la danse, la musique, les arts visuels (graffitis), le DJing (techniques des DJ) et le rap.

Le sampling (l’échantillonnage) est un assemblage de fragments sonores hétéroclites insérés par les beatmakers dans des œuvres existantes. Il est né dans le Bronx des années 70, où les artistes, condamnés à la débrouille, se passionnaient pour l’emprunt, la transgression, le détournement. Enlever ses lacets, mettre sa casquette ou son jean à l’envers, exhiber des griffes de luxe malgré sa pauvreté, détourner le sens des mots : toutes ces idées ont été réinvesties dans la mode et la haute couture.

Cet art a été souvent mal jugé à cause de sa supposée facilité, de ses profits extravagants dans les années 80, de ses guerres de propriété intellectuelle et de ses procès (Copyright Criminals de Benjamin Franzen, 2009).

En fait, le sampling malmène la culture dominante en réduisant l’écart entre créateurs et consommateurs – tout le monde peut créer à partir de la boîte à rythme – et exacerbe de façon menaçante l’intérêt pour une culture noire américaine méconnue.

La presse musicale populaire, la grande industrie culturelle, bon nombre de musiciens et de critiques n’ont pas bien compris les subtilités de cet art pris pour du plagiat… alors qu’il descend d’Andy Warhol et d’une esthétique maîtrisée du collage.

Edu Monteiro (« Parangolaamb ») nous décrit la lutte sénégalaise (« laamb » en wolof), ce rituel magique de la tradition africaine, devenu un véritable sport national. Les lutteurs sont recouverts de vêtements (manteaux, housses) et accessoires (colliers, cornes, serpents, têtes de chèvres, cuir) qui forment des « assemblages » extravagants dotés de pouvoirs surnaturels. Aujourd’hui hautement médiatisée et urbanisée, la laamb, pratiquée dans les plus grands stades, se perpétue dans les villages les plus reculés. La ladja de Martinique et la capoeira du Brésil sont des réminiscences diasporiques de ces luttes qui ont pour fonction, grâce à la transe, de capter l’invisible.

Edu Monteiro tisse des rapprochements entre la laamb et les Parangolés de l’artiste brésilien Hélio Oiticica, ces couches de vêtements aux matériaux, couleurs et textures variés, souvent pauvres, semblables aux accoutrements des sorciers, danseurs et combattants africains, ce qui valut à Oiticica d’être désavoué par l’anti-africanisme de la dictature militaire (1964). Ces assemblages s’accordaient tout à fait avec la favela et la samba, née à de Rio de Janeiro au XIX siècle et héritière des percussions des esclaves africains.

Inspiré par Rauschenberg, Jasper Johns et Dubuffet, Oiticica ne s’est pas contenté de repenser des formes : ses Parangolés convoquaient l’ensemble de la culture et incitaient à la fusion du spectateur-acteur avec « le potentiel primitif de la vie ». Cet « anti-art » allait plus loin que les tentatives des avant-gardes occidentales de réintroduire du mythe (Breton) dans l’étroitesse du monde intellectuel et bourgeois.

PRATIQUES MONTAGISTES ET ASSEMBLAGISTES (SÉNÉGAL, FRANCE, QUÉBEC)

Babacar Mbaye Diop (« Daouda Ndiaye, un artiste dans la transversalité des formes d’expression ») rend hommage à un artiste très célèbre du Sénégal. Formé à l’art-thérapie, Daouda Ndiaye crée dans un esprit de développement personnel. Il coordonne de grands projets environnementaux, utilisant le recyclage et la récupération dont il est un adepte fervent. Habitué aux collectes de papiers, bouteilles, tissus, goudron, filets, plastiques, objets usagés, il les métamorphose par le dessin, le collage, la photo ou les installations. Les objets et matériaux les plus incongrus figurent dans ses assemblages : grigris ou vieilles chaussures, fragments de moteurs ou de télévision rouillés, disques grattés, cartons d’emballage, roseaux, et ainsi de suite… L’expérience jubilatoire de l’assemblage prime sur la réalisation d’une forme.

L’auteur distingue deux tendances dans l’assemblage contemporain : celui qui agence des objets ou des matières choisies pour leur histoire, leurs significations diverses, sans préjuger du résultat ; et celui qui part d’une idée précise de création et choisit des objets en rapport avec cette idée. Daouda Ndiaye pratique les deux méthodes.

Dans le premier cas il fait surgir les potentialités, l’instable et le provisoire, le gâchis de la société de consommation (la série des Consommables). Mais il transforme et sculpte aussi le papier récupéré pour concevoir le projet « 100 papiers » et la gigantesque Muraille des sans-papiers (2000), ou des flèches de chasseurs massaï en hommage au passé de l’Afrique…

Heiner Wittmann (« Du montage-livre aux assemblages mobiles de Michel Sicard, poète et plasticien ») nous fait pénétrer dans les livres d’artistes de Michel Sicard. Berlin palimpseste (1994) fait apparaître la ville comme « espace de stratification » dans un univers d’effacement et d’oubli.

Sicard est passé des concepts de dispositifs empruntés à Deleuze et Lyotard à la création sur matériaux vivants, tissus ou déchets. À partir de 2004 il produit en duo avec Mojgan Moslehi. L’exposition « Signes et Flux » (2008) joue sur l’érosion, la fluctuation, l’impossibilité de l’image à se fixer. Le thème du corps absent domine dans la série Corps spectral, compositions de peinture et vêtements découpés et vides, mus par une sorte de tornade. C’est le monde de l’aléatoire, du hasard et de la catastrophe (Paul Virilio), un « univers dystopique ». La langue des astres (2004) est un livre non feuilletable dont la déconstructivité inspirera d’autres installations « écartelées » comme Notes de brouillard (2017).

Ensuite viennent des assemblages mobiles, « sculptures de papiers flottants » qui jouent « des chevauchements, des superpositions, des coulures » (24 heures de pluie), des tableaux noirs qui « font bouger l’écriture » (Darkroom, 2016), des œuvres nourries de « dark energy », à la frontière de la peinture et de la physique, ou d’impermanence (Remanence). Le « montage/collage recto-verso » est censé rendre sensible une réalité obscure du passé, (The Hidden Face of the Moon).

On renvoie aux explications quelque peu hermétiques qui accompagnent la « non-œuvre » du duo d’artistes présentée dans une « non-exposition » (« Enfermement », Saint-Denis, 2019) pour parler de « disséminations, tremblements, ruptures », de « tourbillon de possibilités, virtuelles ou vivantes », lisibles en termes sartriens de « rien, sinon un « pullulement de ceci » !

L’artiste plasticien Bernard Paquet (« Monter la peinture à la recherche d’un milieu ») nous introduit beaucoup plus concrètement dans les secrets de fabrication d’une série d’œuvres réalisées entre 1987 et 1995. Le dispositif initial se compose d’une toile peinte tendue au mur et d’une série de documents personnels, tous de forme rectangulaire, librement disposés sur une table. Les documents viennent s’intégrer à la toile peinte, formant une grille aux démarcations régulières, éloignée de l’unité illusoire de la peinture traditionnelle comme de l’assemblage chaotique.

L’artiste s’intéresse plus au montage, sans principe préétabli, qu’au projet lui-même. Il raconte comment chaque document vient se placer sur la toile, géométriquement, mais aussi selon le principe des associations libres du « séparer pour mieux joindre, réunir pour mieux dissocier ».

La grille de l’artiste n’est pas celle de Dürer, qui sert de trame à une œuvre qui, une fois finie, fait disparaître les sutures, contrairement à la sienne. Elle se différencie aussi de la grille de Rosalind Krauss, cette structure régulière emblématique du modernisme. Sa grille joue sur des liaisons tâtonnantes sans cesse différées, dans une jubilation qui anticipe celle du regardeur. L’harmonie de la peinture hollandaise fait place aux sauts expérientiels, aux échanges de transparences et d’opacités, aux visions multiples.

Une dynamique centrifuge/centripète s’opère entre le fragment et le tout selon les priorités du regard. Cohésion et morcellement, ouverture et fermeture, dedans et dehors, vide et plein ne s’opposent plus. Comme Merleau-Ponty, Paquet constate que « si les choses empiètent les unes sur les autres, c’est parce qu’elles sont l’une hors de l’autre ». La toile est un « mi-lieu » qui « adoucit les déchirures inhérentes à la diversité », un plan visuel « pré-linguistique » et « transcatégoriel », un « entre-deux » d’émotions indicibles qui permettent à l’artiste de « s’assembler ».

MONTAGE ET ASSEMBLAGE EN CARAÏBE

Pour Frédéric Lefrançois (« Assemblage du paradigme proto-esthétique aux Amériques »), le paradigme proto-esthétique des Amériques est né avec le « traumatisme fondateur » de 1492, qui a posé les bases d’une « déterritorialisation de l’esthétique », d’une « chaosmose » (Guattari), d’une « pensée comme hétérogenèse » (Éric Alliez). Du choc des mondes, analysé ici de façon très documentée et érudite, devait naître cette sensibilité « composite et tectonique » qui caractérise l’esthétique du Nouveau Monde : puzzle, mosaïque, kaléidoscope, « hybridité éruptive » toujours remaniée à partir de fragments, dont l’existence même trouble la pensée de la « raison organisatrice » et de l’unité, chaque fragment étant en lui-même un microcosme. Édouard Glissant, à l’aide des métaphores du Tout-Monde et du rhizome, a réfléchi inlassablement aux passerelles, métissages, tissages et assemblages rendus possibles par les chocs incroyables, tremblements de terre naturels et séismes historiques à l’origine d’une modernité singulière. Entre esthétique occidentale (Baumgarten, Hegel) et sensibilité décoloniale, « légataire » de la proto-esthétique transaméricaine », cette nouvelle modernité s’incarne par exemple dans les étranges « assemblages transhistoriques » hybrides du Jamaïcain Colin Garland ou les installations en apparence chaotiques de la série Entrechocs de Valérie John.

Pour Scarlett Jésus (« Réflexions sur les notions de montage et d’assemblage à propos de quelques œuvres de trois artistes : Sébastien Jean, Eddy Firmin et Florence Poirier-Nkpa ») le montage artistique est une recomposition libre qui n’a rien à voir avec la « chaîne de montage » qui ajuste des pièces détachées pour réaliser un produit fini. Le montage digne de ce nom est « susceptible à son tour d’engendrer de nouveaux assemblages » et de rendre de la grandeur à des éléments méprisés.

Scarlett Jésus décrit une œuvre sans titre (2012) du Haïtien Sébastien Jean, faite d’éléments collectés au hasard mais triés à dessein : sommier à ressorts, tôle endommagée, volant de voiture, fil de fer, planches, aluminium. Du savant assemblage de ces fragments émerge une silhouette sombre encagée ou crucifiée. Le vaudou rôde. La pensée mythique de Lévi-Strauss revit dans les étranges compositions (les bris-collage) de l’artiste.

Scarlett Jésus s’intéresse ensuite aux Egoportraits d’Eddy Firmin, des assemblages parodiques qui mettent en scène la « ruse de l’intelligence » des descendants d’esclaves, « bidouillant » avec les moyens du bord. Ses moulages de tête déclinés à l’infini sont des chefs-d’œuvre d’errance imaginative, d’humour décapant anti-occidental, sans crainte du trivial ni du mauvais goût.

Florence Poirier-Nkpa à Saint-Martin réalise des « avatars », images de synthèse obtenues à partir d’éléments de son propre visage greffés sur les portraits numériques d’autres individus. Ses chimères transgenres, qui se métamorphosent inévitablement, sont souvent inquiétantes, comme son NoName#21 (2018) avec ses trois têtes emboîtées inidentifiables.

L ’ « esthétique du brouillage » questionne l’identité, l’altérité et le genre, au nom d’une « créolisation » en devenir.

Christian Bracy (« Articulations, désarticulations, reformulations ») s’approprie les mots « culture » (Lévi-Strauss), « crise du sens », « désajustement » pour défendre une conception politique de l’art. Les œuvres doivent rendre compte des chocs subis par l’artiste dans l’après-Auschwitz (Adorno), confronté au seul matériau brut et à une toile qui « n’est plus fenêtre » (Alberti, XVᵉ siècle) « mais surface » (Françoise Monnin).

L’auteur applique ses observations à cinq artistes guadeloupéens contemporains. Antonio Roscetti crée à partir de dessins spontanés réélaborés indéfiniment à l’aide du numérique et de matières hétérogènes. Michel Rovelas travaille « aux frontières du chaos », à la recherche d’une unité perdue. Daniel Dabriou, « photographe-auteur », produit des assemblages légendés de phrases détournées. Les dessins et les images de « corps-monuments » de Béliza Troupé mêlent la terre, l’eau, les textiles, les médecines traditionnelles, pour célébrer les autochtones amérindiens et leurs « afro-descendants ». Stanislas Musquer associe inspiration picturale haïtienne et emprunts à des livres d’heures du Moyen Âge chrétien ou à des planches anatomiques (Des parcelles de peaux noires sur la peau blanche, 2018).

L’art est-il métaphysique comme le prétendait Malraux ? Christian Bracy, à la suite de Nathalie Obadia (Géopolitique de l’art contemporain, 2019), réfléchit de façon plus terre à terre aux promesses de l’art mondialisé. Sa conclusion est pessimiste : les œuvres émancipées ne trouvent pas toujours d’interlocuteurs, car les pays du Sud restent tributaires des univers économiques et symboliques médiatisés des pays du Nord.

Dans son entretien avec Sophie Ravion d’Ingianni (« Hétérogénéité, discontinuité, assemblages et collages dans l’œuvre d’Hugues Henri »), Hugues Henri désavoue les assemblages « post-modernes » vides de sens. Et s’il compare ses « lambiscopes » (des objectifs vissés à des coquillages du Pacifique, les lambis) aux « téléphones-homards » de Dali, ludiques et poétiques, la plupart de ses œuvres sont engagées. Son installation Balseros de La Méduse (2019), outre l’allusion à Géricault, n’offre aucune difficulté d’interprétation : c’est un assemblage de gilets de sauvetage, valises, mâtures de bois, couvertures de survie, l’une enveloppant un mannequin peint en acrylique terre de sienne, le regard vide et les dents blanches. Il en va de même pour Opinion publique européenne qui réunit des dessins de personnages munis de lunettes 3D, des mannequins la tête en bas et des maquettes d’immeubles ceints de ferraille et surmontés de fausses caméras vidéos. Guerre civile – Guerre si visuelle (1995) parodie le martyre de Saint-Sébastien par ses empalements de machines à écrire, d’ordinateurs éventrés par des tiges métalliques, ses composants électroniques et panneaux mimant des logiciels. Les montages vidéos d’objets médiatiques transformés en armes matérialisent le « leurre virtuel » de Paul Virilio.

L’artiste tient à se différencier de Braque et Picasso, de l’Arte Povera et du Nouveau Réalisme. Il préfère se revendiquer de Rodtchenko et El Lissitzky, ou d’Eisenstein quand il décrit ses photomontages numériques d’Amérindiens, dont les parures de plumes circulaires coïncident avec les roues d’une machine à vapeur, dénonçant ainsi la dispersion des derniers Kalinagos de Guadeloupe à l’arrivée des machines de l’industrie sucrière. Son assemblage-colonne AMERIKKK FIRST, de 2016, est un message antiraciste explicite contre l’élection de Donald Trump.

Martine Potoczny (« Assemblage, montage et métamorphoses : regards croisés sur les pratiques de Christophe Mert (Martinique) et de Kcho (Cuba) »), qui s’est entretenu avec Mert et Kcho dans leurs ateliers, reconnaît dans leurs œuvres « ouvertes » (Umberto Eco) des affinités avec Schwitters. L’artiste martiniquais Serge Hélénon ajoute que celles-ci répondent aux spécificités de l’assemblage caribéen, conditionné par une culture de la survie et une société d’économie primitive.

Christophe Mert a grandi en bord de mer dans un ancien lieu d’habitation amérindienne. Objets ramassés dans le sable, coquillages, vieux bois, rebuts rejetés sur la plage de son enfance, déchets arrachés aux « encombrants » et aux décharges sauvages le mènent nécessairement à l’assemblage. Il malmène le bois des palettes ou les bidons de fer arrivés par bateaux. Il les démantèle, les brûle, les détruit sur place avant de créer. La tôle récupérée ici et là, les restes de rails et de wagons utilisés pour transporter la canne vers les usines sucrières parlent d’épaves humaines. Mert recrée à partir de « bribes et de morceaux, témoins fossiles de l’histoire d’un individu ou d’une société » (Florence de Mèredieu).

Son atelier est un invraisemblable bric-à-brac d’objets et matériaux accumulés sur un sol qu’il nomme « assemblage chaos » ou « magma créatif », et sur lequel poussent ses totems géants, ses Guérisseurs d’âmes en ferraille et petit électroménager, semblables aux vieux guerriers de Chamoiseau. Ses Atoumo (2013) sont des panneaux en bois brut et tôle imbriqués, écaillés, blessés, scarifiées et rouillés. Un système d’éclairage y dévoile des paroles, des visages et des présences…

Né dans une île au large de Cuba, Kcho appartient à la génération des artistes de 1990 hantée par l’isolement, la migration, la navigation et l’exil. Lui aussi pratique la collecte et l’appropriation : branches sèches, feuilles de palmier, filets, terre noire et rouge de Cuba, morceaux de quais, de pontons, de barques trouées, de cordes, rames, hélices, bouées et autres rebuts de la mer. Ses « embarcations loufoques », « surréalistes », à la fois bateaux, voitures ou maisons, sont démembrées et recomposées. El David est une gigantesque sculpture flottante. Le monumental El Pensador, interprétation cubaine sans cesse remaniée de Rodin, assemble des matériaux et objets de la terre et de la mer. Selon Emmanuel Guignon, l’œuvre de Kcho équivaut à « un naufrage ».

DOSSIER 13ᵉ BIENNALE DE CUBA

L’article de Lise Brossard (« Sept jours à la 13 Biennale de La Havane ») propose une déambulation illustrée dans les différents lieux d’exposition de la 13ᵉ Biennale d’art contemporain de La Havane d’avril-mai 2019, « La Construcción de lo Posible », dont la diversité et l’inventivité des œuvres émerveille. Utopie, engagement, participation des habitants, mondialisation, croisement des cultures du passé et d’aujourd’hui, mémoire des tragédies en sont les maîtres-mots.

Lors de cette biennale, deux artistes ont particulièrement impressionné Anne-Catherine Berry (« Montage et assemblage chez Richard-Viktor Sainsily Cayol (Guadeloupe) et Juan Roberto Diago Durruthy (Cuba) : un acte de résistance et de déconstruction ») qui tous deux ont recours à des fragments « collés, cloués, agrafés, cousus, emboîtés, attachés », symboliques d’une perte de totalité,

Grands Crus 2.0, de Richard-Viktor Sainsily Cayol, est une installation lumineuse de fûts de rhum, tiges métalliques et lampes à LED. Les défauts du bois, volontairement visibles, évoquent le vieillissement du rhum, la culture de la canne, l’esclavage de l’homme noir et le commerce « triangulaire » (comme le socle de l’installation). Les piques de métal, symboles de l’ordre occidental, donnent aux barils un air de poissons armés ou de poupées vaudou. Le fût métaphorise les tortures du corps noir et l’enrichissement des colons.

Les peintures, sculptures ou installations de Juan Roberto Diago Durruthy expriment les blessures de l’espace cubain, passées (la traite) et contemporaines (la crise économique des années 90, le réaménagement du socialisme, l’émigration de masse, l’afflux des touristes). Resistiendo en el tiempo (Résister dans le temps) est une sorte de conteneur, un montage d’éléments rouillés, une imbrication de pièces de structures différentes, une mosaïque colorée laissant apparaître des vides. Autant de variations que d’ « identités brisées, recomposées et plurielles ». Le métal représente Ogún, dieu de la guerre et du renouveau dans la mythologie yoruba. C’est une peau qui garde les cicatrices laissées par le feu de la forge, symbole de souffrance et de régénération. Les points de soudure ou de couture et le bois calciné renvoient aux blessures de l’esclavage et à l’art africain des scarifications. Ciudad quemada (Ville brûlée) est un agencement de boîtes en bois brûlé semblables aux habitats précaires de l’île et de tous les migrants du monde…

Paraphrasant Césaire l’auteur conclut que l’art est une arme non-violente contre la violence de l’Histoire.

CONCLUSION

De la lecture de cette revue ressortent des définitions claires des concepts de montage et assemblage, et relativement homogènes, avec quelques nuances précieuses selon les auteurs. Les présentations d’œuvres des sections III à VI sont riches en rêveries, utopie et poésie, et fortes d’une quête d’identité à restaurer. La dimension métaphorique immédiate des assemblages décrits relaie l’abstraction théorique des parties I et II, mais tous les articles sont émaillés de références historiques, philosophiques ou esthétiques, souvent très récentes.

Le cosmopolitisme revendiqué fait écho aux aspirations des premières avant-gardes, même si « l’art global » (contesté vivement par un des auteurs au moins) n’est plus l’internationalisme des débuts du XX siècle… On ne peut s’empêcher de penser que la biennale de La Havane ressemble beaucoup à celles d’autres grandes capitales…

Mais preuve est faite que le montage et l’assemblage sont des pratiques absolument contemporaines, illustrées par la richesse exceptionnelle de la production caribéenne, qui ne se prive pas, tout en puisant aux sources européennes, de les « créoliser » ou de les tourner en dérision au nom d’une révolte « décoloniale ».

Le plus émouvant est sans doute l’allusion, dans plusieurs articles, à une source « primitive » du montage, puisqu’à Zurich en 1918 Dada se voulait « nègre » avant tout, entre danses et tambours furieux de Huelsenbeck et masques de Marcel Janco, ces assemblages de matières pauvres, porteurs, comme les œuvres décrites ici, d’un potentiel de contestation de l’ordre dominant.

Février 2021

  1. Dominique Berthet est directeur du Centre d’Études et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques, critique d’art, professeur à l’Université des Antilles et de la Guyane et chercheur associé au Laboratoire d’Esthétique Théorique et Appliquée de l’Université Paris 1.

2. Marc Jimenez, très ancien collaborateur de la revue, est auteur de plusieurs ouvrages sur l’art contemporain, professeur d’esthétique à l’Université Paris 1 et directeur du Centre de Recherche en Esthétique.