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Marko Ristić, De nuit en nuit

Marko Ristić, De nuit en nuit

Texte établi et présenté par Jelena Novaković, Non Lieu Éditions, Paris, 2019

Réflexion critique par Jean-Yves SAMACHER

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La tâche d’un éditeur peut consister à publier des best-sellers ; certains éditeurs, comme Non Lieu éditions, se proposent avant tout de faire découvrir des auteurs méconnus, appartenant souvent aux domaines étrangers (pays de la Méditerranée, pays des Balkans en particulier), ou de mettre en lumière des manuscrits anciens et oubliés, qu’ils aient déjà fait ou non l’objet d’une publication antérieure.

Paru aux éditions Non Lieu, De nuit en nuit est le titre d’un essai de Marko Ristić, l’un des fondateurs du groupe surréaliste de Belgrade, officiellement créé en 1929. D’abord écrit en serbe, et publié en 1940 dans la revue Pećat, sous le titre Iz noći u noć, le texte aurait ensuite été traduit en français, de manière incomplète, probablement par l’auteur lui-même. Du moins est-ce l’hypothèse de Jelena Novaković, qui a découvert le manuscrit inédit en réalisant des recherches aux Archives de l’Académie serbe des sciences et des arts. Cette spécialiste de l’œuvre de Ristić a procédé à quelques ajouts et adaptations, en comparant les différentes versions existantes, puis en se reportant de manière privilégiée au texte original serbe.

Dans cet essai sur les rapports entre l’art et la vie, qui propose une réflexion sensible sur la libération et la pacification de l’homme par l’art, l’auteur nous conduit « de nuit en nuit », balayant les limites géographiques et temporelles, abrasant les frontières disciplinaires, pour mieux nous faire pénétrer dans les arcanes du rêve. De nuit en nuit. L’expression choisie en guise de titre ne nous indique pas – et volontairement sans doute – le sens à donner à chacune des deux occurrences du terme « nuit », ni non plus en quel sens, au fond, s’oriente le voyage auquel nous sommes conviés.

Reprenant un motif cher aux adeptes du surréalisme, Marko Ristić développe principalement deux conceptions antagoniques de la Nuit. La première désigne une source d’inspiration inépuisable, issue des territoires souterrains et mystérieux de l’inconscient, dont l’exploitation esthétique permettrait à l’être humain, grâce aux effets cathartiques de la création, de se libérer – ne serait-ce que momentanément – de ses chaînes aliénantes. La seconde renvoie au contraire à un tarissement complet de la sensibilité, à la perte des émotions, la guerre et la misère – symptômes d’une indifférence généralisée – en constituant les corollaires. Dans son essai, Marko Ristić tente de prouver que cette part d’ombre fertile et de folie créatrice, épicentre des œuvres surréalistes, est le meilleur antidote contre le totalitarisme rationnel et mortifère, qui, en accomplissant le meurtre de l’imaginaire, en remplaçant la perception et le sentiment poétiques par une pensée mécaniste, techniciste, fasciste et belliciste, aboutit à la réification du monde, à sa complète déshumanisation.

Pour cultiver un perpétuel état d’acuité perceptuelle, à la fois dé-constructif et rédimant, l’écrivain s’appuie sur la contemplation méditative de la nature comme sur l’évocation passionnée des œuvres littéraires et artistiques de l’humanité, lesquelles ne cessent d’inspirer, d’abreuver et d’illustrer les textes surréalistes[1]. De nuit en nuit relève ainsi, au même titre que Sans Mesure, l’« antiroman » de Ristić, d’une esthétique de l’hétérogène[2] ; cet ouvrage appartient à un genre inclassable, le journal de voyage et la réflexion philosophique voisinant de près avec la critique d’art. Toutefois, le texte ne saurait se lire indépendamment des conditions socio-historiques dans lesquelles il fut écrit.

Août 1939. Marko Ristić se promène entre Venise et Florence, en compagnie de sa femme, ŠÉva. Le contraste entre le merveilleux atemporel propre aux villes de la Renaissance italienne et les bruits de bottes résonnant sous les nuages noirs s’amoncelant à l’horizon, depuis l’Allemagne nazie, engage l’écrivain dans une réflexion sur les pouvoirs propitiatoires de l’art et de la culture. Une menace sourde ne cesse de planer du début à la fin de l’ouvrage, relayée par les extraits de journaux d’époque, menace qui rend paradoxalement la vie plus réelle et plus intense : Venise « jamais n’a été plus belle, jamais plus aimable qu’en ce mois d’août qui portait en soi l’inévitable malheur du meurtre du mois de septembre. La catastrophe était là, prête à éclater, à commencer son interminable, son inconcevable œuvre destructrice, le malheur de septembre était sur le seuil, là, immédiatement derrière ce bonheur, dont respirait la lumière du soleil du mois d’août d’un après-midi vénitien »[3]. La suspension contemplative, produite par les artifices stylistiques de l’auteur comme par les chefs-d’œuvre qu’il décrit avec amour et délicatesse, au fil de son texte, permettra-t-elle d’échapper aux carnages de la guerre ? L’amour pour l’art parviendra-t-il à détourner la marche forcée de l’histoire ?

Refuge contre les assauts de cette imminente « nuit sombre, hostile, menaçante, méchante, fatale, funeste » (NN105), la ville de Venise, pleine de fantaisie baroque et de sensualité, plonge l’écrivain dans une nuit nostalgique, érotique, hypnotique, fertile en visions, favorables à l’émergence de la création poétique : « Venise remplit la condition fondamentale d’une telle création, en évoquant en nous des associations troubles, exceptionnelles, avec de longs retentissements dans les profondeurs mêmes de notre pyramide psychique […], en réveillant de profondes et séduisantes réminiscences, en levant du fond de notre être tout un cortège ténébreux d’apparitions émotionnantes et de phantasmes intimes. »(NN34)

La prise de conscience de ces fantasmes et de ces vérités cachées, peuplant nos tréfonds, amorce la réconciliation de l’homme avec lui-même, au-delà de tout clivage interne ; leur expression littéraire ou artistique répond d’ailleurs à l’un des enjeux essentiels du surréalisme, qui est de laisser pleine liberté à l’imaginaire. Marchant dans les pas d’André Breton, pour qui, à l’instar de Rimbaud, « l’existence est ailleurs »[4], Marko Ristić s’oppose à toute démarcation entre réalité et surréalité : « Faite de pierre, d’eau et de rêves »(NN33), emplie de « fantômes visibles et invisibles »(NN31), Venise offre précisément tous les attraits d’un monde de songes, où la fluidité des éléments favorise le surgissement d’une nuit complète en plein jour. L’auteur, à l’instar du narrateur d’À la recherche du temps perdu, flotte ainsi « au milieu de la ville enchantée »[5], où règne la loi du hasard, s’y promène et s’y perd « comme un personnage des Mille et Une Nuits »[6].

Après une traversée en vaporetto, le chantre de la « Nox microcosmica »[7] se trouve bientôt emporté dans le tourbillon des nuits florentines, peuplées de récits tragiques, d’amours et de crimes passionnels, de cavaliers médiévaux en armures, de monstres hybrides, de sorcières et d’empoisonneurs, de femmes nues et de moines délurés ; il observe alors « comme dans un miroir concave, tout ce qui arrive autour de l’homme et ce qui reste incompris à la perception de la raison » (NN48). Au voyage géographique se superpose un voyage intérieur, à la fois subjectif et universel, féérique et démoniaque, tragique et caricatural, excursion du labyrinthe des profondeurs de l’homme non « pas seulement pour connaître, mais aussi pour se révolter, s’opposer, ne pas consentir à la norme tyrannique » (NN51).

De fait, le surréalisme réside moins dans un mouvement artistique historiquement déterminé que dans une démarche existentielle et poétique, une attitude spirituelle spécifique visant l’émancipation totale de l’homme à travers la réunification du rêve et de la vie sociale ou, pour le dire plus psychanalytiquement, à travers la collusion du principe de plaisir et du principe de réalité. L’auteur désigne en effet ici l’un des buts possibles de la psychanalyse : chasser le Surmoi tyrannique et faire surgir le Ça à la conscience du sujet afin que celui-ci retrouve, dans un seul et même élan, la voie de son désir. Pas plus qu’aux surréalistes français, la psychanalyse n’est une discipline étrangère aux surréalistes serbes, même si cette discipline fait dans leurs rangs l’objet d’une réappropriation spécifique. Ainsi, en s’appuyant sur Malaise dans la civilisation[8] de Freud, Stevan Zivadinovic, dit Vane Bor, compatriote et ami de Ristić, avait tenté d’élaborer une théorie du désir[9]. André Breton, quant à lui, indiquait déjà dans son Manifeste (1924) : « L’homme propose et dispose. Il ne tient qu’à lui de s’appartenir tout entier, c’est-à-dire de maintenir à l’état anarchique la bande chaque jour plus redoutable de ses désirs. La poésie le lui enseigne. Elle porte en elle la compensation parfaite des misères que nous endurons. »[10]

Pour démontrer le pouvoir libérateur et compensatoire de l’art, pouvoir inhérent, selon lui, aux œuvres d’inspiration nocturne, Marko Ristić met à l’honneur les poètes médiévaux, baroques et romantiques, familiers des territoires de l’outre-monde : François Villon, Dante Alighieri, John Milton, Novalis, William Blake, Victor Hugo, le Comte de Lautréamont… constituant une sorte d’« armée des ombres »[11] que le Premier Manifeste du surréalisme présentait déjà comme une assemblée de prophètes et de précurseurs du mouvement. Mais Ristić s’attarde plus volontiers sur le champ de la peinture, faisant la part belle aux maîtres anciens : Andrea Orcagna, Piero di Cosimo et Paolo Uccello (de son vrai nom, Paolo di Dono), ce dernier ayant inspiré plusieurs textes poétiques à Antonin Artaud[12], dans les années 1920. L’auteur convoque également les peintres flamands, tels Jérôme Bosch et Peter Brueghel, afin d’exprimer toute la fantaisie et l’inventivité de ces artistes, situés à la charnière du Moyen Âge et de la Renaissance, rappelant au passage que Leonardo da Vinci et Piero di Cosimo, bien avant Salvador Dalí, avaient été les inventeurs d’une méthode de création que l’on pourrait qualifier de « paranoïaque critique » (NN80-81).

À l’instar d’André Breton, d’Antonin Artaud, et de bien d’autres surréalistes d’ailleurs, Marko Ristić apprécie les œuvres marquées par l’humour noir, les poèmes, récits et tableaux où à l’érotisme se mêle une certaine dose de violence et de cruauté. Car il voit dans cette attitude de défiance une forme de résilience, et de victoire sur la mort : « Dans les œuvres qui portent en elles le sceau authentique de cette hardiesse, de cette puissance de ‟l’humour noir”, avec lequel l’artiste ose regarder dans les yeux invisibles de la séduction fantomatique de l’obscurité mortelle sans sourciller, pour qu’ils lui communiquent leur puissance étrange, pour ensuite se voir lui-même et voir le monde avec leur regard, regarder la destinée humaine, dans les œuvres créées selon le modèle du monde extérieur et intérieur, tel que le voit maintenant le poète avec son nouveau regard de voyant – dans ces œuvres le triomphe de la mort, sa victoire sur l’homme, tourne à la gloire de l’homme, de la vie, de l’Éros. » (NN81-82)

Comme Ristić l’affirmait six ans plus tôt, dans le numéro 6 du Surréalisme au service de la Révolution[13], l’humour – quand bien même il serait mis au service d’une morale – ne saurait constituer en tant que tel une « attitude morale », prédéterminée, confinée dans la bienséance et la bien-pensance. Néanmoins, l’humour, notamment tel qu’il s’exprime dans l’art et la poésie – formes de sublimation des « instincts sexuels » – reste au service de la pulsion de vie. C’est ainsi, nous explique Ristić, que « Piero di Cosimo a conçu et réalisé le Triomphe de la Mort non comme une fresque ou un tableau, mais comme une mascarade pour le carnaval de l’année 1511 » (NN67), transformant la Danse macabre en « Triomphe de l’Humour » (NN67). En cela, l’humour noir – terme popularisé par l’anthologie proposée par André Breton[14] – se situerait également du côté de l’Éros.

Freud lui-même a souligné que l’humour, espace d’expression pour la mégalomanie de l’homme, n’était autre qu’une force de résistance face à la maladie et à la mort : l’humour a « un côté grandiose » qui « se trouve sans aucun doute dans le triomphe du narcissisme, dans l’invulnérabilité victorieusement affirmée du moi. Le moi refuse de subir une offense, de souffrir par des causes venant de la réalité, il persiste à croire que les traumas du monde extérieur n’ont aucune prise sur lui, il va même jusqu’à prouver qu’ils fournissent des motifs à son plaisir »[15]. Sur ce point, l’exemple donné par Freud dans son article se révèle particulièrement éloquent : « Voilà une semaine qui commence bien ! », déclare le condamné à mort qu’on emmène, le lundi, à la potence.

Visant à déjouer l’angoisse ontologique de l’homme, l’art nocturne auquel nous convie Marko Ristić implique une certaine prise de risques, tant pour les créateurs que pour les spectateurs ou les lecteurs, lesquels se retrouvent en effet confrontés au flux instable des passions, au revers de leur image, à la violence de la libido – quoique sublimée –, éléments théoriquement irreprésentables mais symbolisés dans De nuit et nuit par les figures mythologiques du Minotaure ou d’Hécate. Ainsi s’instaure une dialectique profonde entre Éros – tisseur de lien, à l’instar d’Ariane, fille de Minos – et Thanatos, alias le Minotaure – agent de déliaison et de corruption. L’amour de l’art ne s’arracherait-il qu’au prix du sang ? À l’instar du héros grec Thésée, « l’homme doit avoir du courage pour errer dans l’obscurité de son labyrinthe, là où se trament des sortilèges impurs qu’il peut débrouiller uniquement s’il ne les fuit pas, s’il ouvre pour lui-même son obscurité infernale où se sont répandus ces sortilèges. Pour se sauver des puissances de l’obscurité, de leur effet nuisible, destructeur, corrosif, l’homme doit avoir confiance en lui-même, mais aussi en elles, en ces mêmes puissances de l’obscurité, ne pas les ignorer, ne pas les mépriser […], les aimer même, de l’amour étrange dont tous les poètes aiment leur daïmôn » (NN71). Sur le modèle de Socrate, tout homme ne devrait-il pas tirer son fil, depuis le cœur des Ténèbres, en écoutant – par-delà toutes considérations de logique ou de morale – son démon intérieur ?

Désignant le versant dionysiaque de l’art, l’allusion de Ristić à La Plainte d’Ariane (NN72-74), poème de Friedrich Nietzsche, n’est pas fortuite. Si toute vérité est obscure – et n’est pas forcément bonne à dire –, l’exprimer poétiquement ou artistiquement, par le biais de la joie extatique, du rire ou de la fureur, permettrait de ne jamais céder à la pure jouissance, grâce à un dépassement, un « surpassement »(NN60, 62) dialectique (Aufhebung). Ce qui semble a priori rejoindre la conception cathartique du théâtre, telle qu’elle fut exprimée autour de 1935 par Antonin Artaud : « Quels que soient les conflits qui hantent la tête d’une époque, je défie bien un spectateur à qui des scènes violentes auront passé leur sang, qui aura senti en lui le passage d’une action supérieure, qui aura vu en éclair dans des faits extraordinaires les mouvements extraordinaires et essentiels de sa pensée, – la violence et le sang ayant été mis au service de la violence de la pensée, – je le défie de se livrer au-dehors à des idées de guerre, d’émeute et d’assassinat hasardeux. »[16] Le crime virtuel, rendu possible à travers le fantasme traduit par l’expression artistique sur une « autre scène »[17], empêcherait tout acte de violence réel de s’accomplir.

Même si la réalité ne cesse, hélas, d’apporter un démenti à cette analyse, Marko Ristić, inspiré comme nombre de surréalistes de son temps par les thèses marxistes, veut croire en un futur bienheureux, en un être humain enrichi par les sensations et les émotions, l’intelligence, l’art et la culture, l’éclosion des beaux jours eut-elle être repoussée à demain. À moins qu’il ne faille regarder plutôt vers les civilisations du passé ? « Je cherche l’or du temps », formulait pour sa part André Breton, dans l’« Introduction au discours sur le peu de réalité »[18]. À l’image de la chatte qui dort et se dore au soleil, et dont il contemple le repos extatique dans un palais vénitien, Ristić éprouverait le désir, pour lui-même comme pour le public, de s’unir aux œuvres d’art, nourrirait l’espoir de se noyer dans les tableaux des grands maîtres, de se perdre au milieu des sculptures fantomatiques et des dédales architecturaux de la « cité-chimère » (NN35), comme pour mieux échapper à la fuite du temps et à son sempiternel cortège d’horreurs sanguinaires.

Il n’est pas étonnant, sur ce point, que Ristić témoigne de la même fascination qu’Artaud pour les peintures d’Uccello : car elles sont, à l’instar du triptyque de la Bataille de San Romano – réalisé vers 1450-1455 pour le palais de Côme de Médicis –, l’expression d’un « nouveau monde hermétiquement fermé et enchanté » (NN88), comme figé hors du temps : « Dans ce monde autonome, dans cet espace dont la profondeur, la tridimensionnalité est systématiquement construite par des effets isolés de la perspective, les hommes et les chevaux ne sont plus que les parties d’une construction. Ils sacrifient leur vie individuelle à la vie de l’ensemble, à la vie totale des formes, des lignes et des couleurs, ce qui leur donne incontestablement ce caractère statique, cristallisé, raide, des objets morts. Mais ces objets, en tant qu’objets, vivent quand même, vivent d’une vie intense, telles des parties intégrantes de ce nouveau monde, immobile et extraordinairement dynamique en même temps, d’un dynamisme intérieur, puissant, structural et chromatique, en formes et en couleurs. » (NN88) Plongée dans sa virtualité hypnotique et féérique, la Bataille de San Romano s’oppose ainsi au violent cauchemar de la réalité historique.

Le même pouvoir de suspension du temps pourrait d’ailleurs être attribué à certaines œuvres musicales. Comme le relate Marko Ristić dans son essai, le lundi 28 août, à Florence, La Traviata de Verdi, résonnant devant le Palazzo Vecchio, parvint à faire oublier à quelques milliers d’auditeurs, au cours d’une trop brève soirée, les malheurs à venir…(NN100-104) Mercredi 30 août : « Tutta l’Europa in armi. »(NN105) Malgré la tentative de l’entraver, se poursuit inéluctablement l’avance des troupes armées… Jeudi 31 août : la Pologne est bombardée. À la fuite inexorable du temps, mettant un terme à l’extase contemplative, correspond la débâcle et l’exode des populations, toutes nationalités confondues, depuis l’Italie du Nord vers l’Europe de l’Est et les Balkans, et la transmutation quasi instantanée du train de vie en train de mort : « Cet après-midi déjà, l’express qui partait de Florence était fiévreux et bondé. Quand il entra dans la nuit, c’était déjà un train de guerre, qui retentit à travers les gares aux lumières éteintes où ne brûlaient que de petites lampes bleues, qui portait en lui l’inquiétude et la hâte, et l’angoisse devant cette hâte, où emportait-il si hâtivement cette foule multicolore de voyageurs polonais, roumains, bulgares, yougoslaves ? » (NN105)

Bien que datant d’avant la Catastrophe, De nuit en nuit, témoigne d’un état d’inquiétude et de fébrilité, l’odyssée culturelle à travers l’art, la poésie, l’histoire et les mythes se métamorphosant peu à peu en voyage au bout d’une « aube plus horrible que toutes les visions infernales, l’aube noire du meurtre européen contemporain, cette aube noire du jour blanc […], pleine du feu de l’artillerie, de naufrages dans la mer glacée, d’étouffements sous les ruines des maisons bombardées, de hurlements et de sang répandu sous les bombes, de sang et d’entrailles et du martyre insensé […] »(NN106) Ces paroles ne préfigurent-elles pas le « lait noir de l’aube »[19] bu par des hommes promis à un destin funeste dans la Fugue de mort (Todesfuge) de Paul Celan, poème écrit à Bucarest en 1945 ? N’annoncent-elles pas les fantômes d’une autre nuit, celle du Nacht und Nebel, faisant sourdre de l’innommable ces êtres émaciés et dépossédés d’eux-mêmes, atrocement exilés, qu’évoquait Benjamin Fondane, comme par une funeste prémonition, dès 1937 [20] ? Quoi qu’il en coûte, il conviendrait de conserver cette vision des destructions et massacres de masse causés par la Seconde Guerre mondiale pour apprécier dans toute sa force conjuratoire et salvatrice l’essai de Marko Ristić.

Cette volonté d’apaisement, cette recherche du bien-être contemplatif, cet anti-conformisme dans les choix artistiques, cet appel à la résistance contre la barbarie du quotidien, qui parcourent De nuit en Nuit, s’efforcent de repousser les prodromes d’une barbarie bien plus cruelle encore, celle qui sera véhiculée de manière exemplaire par l’idéologie nazie, et dont les symptômes tendent à ressurgir, avec une triste régularité, dans la Serbie contemporaine. Au cours de sa vie, Marko Ristić sera amené à exercer de hautes fonctions diplomatiques. Censuré en 1938 sous la régence du Prince Paul[21], dénigré par Tito, en 1939, en tant qu’« ami intime du trotskyste parisien et bourgeois dégénéré André Breton », il sera emprisonné pendant la guerre – un temps du moins – à la prison de Kruševac, avant d’être nommé ambassadeur de Serbie en 1945, en raison de son rapprochement avec le régime en place. Nourri par le même désir d’unité et de fraternité, il sera élu membre correspondant de l’Académie yougoslave des sciences et des arts de Zagreb en 1951, puis deviendra président de la Commission des relations culturelles étrangères et président de la Commission nationale yougoslave pour l’UNESCO en 1958. Dans la Serbie post-titiste – celle de Milošević comme celle d’Aleksandar Vučić –, il semble pourtant que son nom et son œuvre aient été entièrement oubliés, sinon effacés. Alors qu’ils mériteraient justement d’y être remis à l’honneur. De nuit en nuit ne résonne-t-il pas aujourd’hui comme un signal d’alerte prémonitoire que l’auteur aurait adressé en premier lieu à ses compatriotes, proies récurrentes de la folie nationaliste ?

Malgré le poids et les menaces de l’histoire, Marko Ristić, dans les dernières pages de son essai – qui ne valent pas forcément conclusion –, montre qu’il demeure un incurable humaniste. Si « l’effroi du Moyen Âge rôde toujours dans les plis sombres, glacés et venteux de cette nuit, cette nuit menaçante, minotaurienne, dans laquelle tremble convulsivement, comme dans une caverne, et s’agite l’homo sapiens actuel »(NN93), l’idéal marxiste qu’il défend, comme maints surréalistes, l’incite à croire en une vision résiliente et utopique d’un « art de l’avenir » (NN96) : « Quand elle ne sera plus conditionnée par cette obscurité sociale, la nuit psychique sera purifiée de bien des terreurs, de bien des fumées noires de l’enfer, et l’être psychique n’aura peut-être plus besoin de construire, à partir de la matière même de son obscurité, des systèmes spontanées de défense, il ne devra plus payer à Minos l’amende du sang, ni offrir de sacrifices à Hécate. Sans doute l’art cessera-t-il en grande partie d’exercer la fonction de soulagement, de moyen de défense contre les traumas provoqués par la réalité sociale inhumaine […] car entre la nécessité et la liberté, au sens social pour le moins, il n’y aura plus de différence. »(NN96-97) L’effacement de la nuit sociale n’effacera pas pour autant toute trace de la nuit cosmique, et ce en raison de la nature même de l’homme. C’est pourquoi, « dans les tableaux rayonnants d’un Piero della Francesca aussi, subsistera encore, dans le grain de la lumière, quelque chose du rayonnement nocturne, mystérieux, insaisissable, du clair de lune d’Uccello »(NN99).

Si la nature de cet art à naître, celui d’un au-delà de la nuit sociale, reste encore à définir, nous pouvons néanmoins rêver avec Marko Ristić que l’essor de la culture parmi les classes les plus défavorisées puisse contribuer à instaurer un ordre moins inégalitaire, et détrôner un jour l’industrie de guerre. Gageons qu’un espoir persistera tant qu’un homme sera capable de s’émouvoir du rire d’un enfant, d’apprécier un poème, un tableau ou un chant, et de verser au moins une larme sur le malheur de ses semblables.

 


[1] Ces derniers intègrent parfois dans leurs pages des photographies de paysages ou d’objets, ou encore des reproductions picturales, que l’on se réfère sur ce point à Nadja ou à L’Amour fou d’André Breton, mais aussi à Sans Mesure, de Marko Ristić.

[2] cf. conférence de Jelena Novaković : « Hybridation des genres dans le surréalisme. Sans Mesure de Marko Ristić », Institut français de Serbie, Belgrade, 19 octobre 2012 (disponible sur le site nadrealizam.rs).

[3] Marko Ristić, De nuit en nuit, Paris, Non Lieu éditions, 2019, p. 31-32. Par la sute, nous indiquons les références à ce livre par l’abréviation NN suivie du numéro de page.

[4] André Breton, « Manifeste du surréalisme » (1924), in Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, « Folio/essais », 1996 (1re éd : 1985), p. 60.

[5] Marcel Proust, Albertine disparue, chap. 3, Paris, Gallimard, « Folio/classique », 1999 (1e éd. : 1989 et 1992), p. 230.

[6] Ibid.

[7] Marko Ristić, op. cit., p. 47. Ristić est également l’auteur d’un recueil de poèmes, composés entre 1923 et 1953, intitulé Nox microcosmica.

[8] Ouvrage composé en 1929 et paru en Allemagne en 1930.

[9] cf. « Introduction à la métaphysique de l’esprit » (1930) et Talent et Culture (1934).

[10] André Breton, « Manifeste du surréalisme » (1924), op. cit., p. 28.

[11] L’Armée des ombres est un roman de Joseph Kessel écrit en 1943, qui sera adapté au cinéma par Jean-Pierre Melville en 1969. Dans le titre, les « ombres » désignent les Résistants.

[12] En particulier, « Paul les Oiseaux ou La Place de l’Amour », in « L’Ombilic des Limbes », in Antonin Artaud, Œuvres complètes, t.I*, Paris, NRF/Gallimard, 1994, p. 54-56, et « Uccello, le poil », in « L’Art et la Mort », in Œuvres complètes, op. cit., p. 140-142.

[13] « L’humour est-il une attitude morale ? », in Le Surréalisme au service de la révolution, n° 6, 1933, p. 36-39.

[14] N’est-il pas significatif que la première version de l’Anthologie de l’humour noir, publiée en 1940, ait subi la censure du régime de Vichy ?

[15] Sigmund Freud, cité par Ristić dans « L’humour est-il une attitude morale ? », op. cit.

[16] Antonin Artaud, « En finir avec les chefs-d’œuvre », in Le Théâtre et son Double, Paris, Gallimard, « Folio/essais », 1964, p. 127.

[17] cf. Octave Mannoni, Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Paris, Seuil, « Points Essais », 1985.

[18] André Breton, « Introduction au discours sur le peu de réalité », in Point du jour, Paris, Gallimard, « Folio/essais », 1970, p. 9.

[19] « Fugue de mort », in « Pavot et Mémoire », in Paul Celan, Choix de poèmes réunis par l’auteur, traduction et présentation de J.-P. Lefebvre, éd. bilingue, Paris, NRF/Gallimard, 1998, p. 52-57.

[20] Les poèmes de Benjamin Fondane seront rassemblés de manière posthume en recueil, sous le titre Le Mal des fantômes (cf. édition Verdier/Poche, 2006). Fondane sera déporté par les nazis et mourra à Auschwitz le 2 ou 3 octobre 1944.

[21] L’édition du poème Turpitude fut saisie par la police de Zagreb et détruite quasi intégralement. Seules quelques copies seront retrouvées ultérieurement sur un marché aux puces. Le poème sera publié pour la première fois en 1955 dans la revue Delo.