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Nadja/Léona Delcourt et André Breton par J.-F. Rabain

Nadja/Léona Delcourt et André Breton

par J. -F. Rabain

Conférence de l’APRES,  qui s’est tenue à la Halle Saint-Pierre le 24 juin 2023.

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Nous allons parler de Breton et de Nadja. Nous allons découvrir les Lettres que Nadja a adressées à André Breton, des lettres d’une grande beauté, écrites par la femme réelle qui les a envoyées. Nous allons en effet rencontrer deux Nadja, celle qui a été rêvée et décrite par Breton dans son livre Nadja, un ouvrage qui a fasciné toute une génération de surréalistes et qui nous fascine toujours, et une autre Nadja, la femme réelle qui a rédigé ces lettres et que nous allons découvrir.

Deux comédiens, Yannick Rocher et Charles Gonzales, vont lire ici des textes essentiels. Yannick va lire les Lettres que Nadja a écrites à André Breton, lettres n’étant connues jusqu’alors que de rares spécialistes et Charles lira les passages les plus significatifs du livre d’André Breton. Ce sera donc un dialogue qui va s’instituer entre eux et chacun de vous pourra entendre ce qu’il souhaitera des mystères comme des limites de cet échange.

Avant d’évoquer ces Lettres de Nadja, un mot sur le surréalisme. Le surréalisme n’est pas un bric-à-brac d’idées invraisemblables ou absurdes dans le sens du mot que l’on entend à la télévision. Il ne se limite pas à la moustache provocatrice de Salvador Dali. Le surréalisme fut un grand mouvement littéraire qui a conduit ses pionniers à l’engagement révolutionnaire. Le surréalisme a réuni Marx et Freud, l’inconscient et le politique. Il a lié la révolution poétique – changer la vie – à la révolution – transformer le monde.

Dès son origine le surréalisme a été un mouvement multi – dimensionnel, à la fois poétique, politique et existentiel. Après Rimbaud et Hölderlin, le surréalisme a considéré la poésie, non seulement comme quelque chose que l’on écrit ou que l’on récite, mais comme ce qui devait être vécu. La poésie est considérée par le surréalisme non comme une variété de littérature, mais comme un « devoir-vivre », a écrit Edgar Morin.1

L’exploration du langage a été au cœur de l’expérience surréaliste. Le Surréalisme prend la suite du projet d’Arthur Rimbaud : transformer le langage, transformer le monde par les mots. Il faut « mettre le feu au langage », interpréter l’invisible, entendre l’infini. Il faut se faire « voleur de feu », comme l’écrit Rimbaud, entendre l’inexprimable, fixer les vertiges, « les choses inouïes et innommables ».

Le surréalisme fut donc iconoclaste en toute chose, sauf en amour. Le surréalisme a fait de l’amour un absolu de l’être humain. Il exalte l’amour courtois, l’amour-fou et l’érotisme. Un ouvrage d’André Breton s’appelle L’amour fou. Un autre de Georges Sebbag s’appelle André Breton, L’amour folie.2 Dans Nadja, comme dans L’amour fou ou Arcane 17, c’est la rencontre avec une femme, rencontre toujours « capitale », « subjectivée à l’extrême », « envisagée sous l’angle du hasard »,3 qui devient pour le sujet ébloui « la pierre angulaire du monde matériel ».4

Qui est donc Nadja, cette mystérieuse jeune femme rencontrée par André Breton, rue La Fayette, à Paris, le 4 octobre 1926 ? Qui est cette jeune femme qui disait s’appeler Nadja « parce qu’en russe, c’est le commencement du mot espérance – Nadyejda – et parce que ce n’en n’est que le commencement ». Avait-elle au moins existé ou bien était-elle une créature imaginaire, un personnage de fiction ? En suivant le récit de Breton, on savait qu’après leur rencontre et la décade enchantée qui s’en est suivie, Nadja avait très vite sombré dans la tourmente et la folie. Elle avait été internée à l’hôpital Sainte-Anne au cours d’un accès délirant, puis à l’hôpital psychiatrique de Perray-Vaucluse. Mais qui était-elle vraiment ? On ne savait rien d’elle, rien de son histoire, ni même son nom véritable…

C’est Georges Sebbag qui, le premier, a révélé le véritable nom de Nadja dans son livre André Breton l’amour-folie, publié en 2004, puis dans un article paru la même année dans la revue Mélusine. Nadja s’appelait Léona Delcourt. Henri Béhar cite également le nom de Léona Delcourt dans son livre André Breton, paru chez Fayard en 2005.5 Puis Hester Albach a retrouvé une des petites-filles de Leona et a pu reconstruire toute l’histoire familiale, qu’elle a publiée dans son livre Léona, héroïne du surréalisme, paru en 2009 chez Acte Sud.6 Son ouvrage contient également les certificats d’internement rédigés par les psychiatres, lors de l’internement de Nadja/Leona à Sainte-Anne, à Perray-Vaucluse, puis à l’asile de Bailleul, dans les Flandres, où elle a été internée jusqu’à sa mort en 1941.

L’ensemble des Lettres écrites par Nadja/Leona à André Breton a été connu du public lors de la grande vente de l’Atelier de Breton, qui a eu lieu en 2003, à l’Hôtel Drouot. Un lot de 29 lettres écrites entre le 9 octobre 1926 et le 4 mars 1927 a été vendu 140.000 euros et préempté par la bibliothèque Doucet.7 Toutes ces lettres avaient été conservées par Breton alors qu’il n’avait conservé, semble-t-il, aucune autre correspondance amoureuse. Ces Lettres sont aujourd’hui accessibles sur Internet.

Qui était donc Nadja ? Nadja s’appelait en fait Léona Delcourt. Il semble qu’elle ait emprunté ce nom, Nadja, à la danseuse aux seins nus Beatrice Wanger qui se produisait au Théâtre ésotérique, salle Adyar à Paris, et qui était une amie de Claude Cahun et de Marcel Moore.

Leona Delcourt est une enfant de la guerre et de la pauvreté. Léona, Camille, Ghislaine, Delcourt est née le 23 mai 1902 à Saint-André, dans la banlieue de Lille. Son père Eugène, Léon Delcourt, a été découpeur de bois puis typographe. Il avait hérité de quelques biens avant la naissance de sa fille qu’il avait bien vite dilapidé. Sa mère, Marie Mélanie Vivier, était d’origine belge et travaillait dans une usine de textile. Leona avait une sœur ainée, Marthe, de 6 ans de plus qu’elle, qui est morte en 1915 pendant la guerre, en pleine période de privation alimentaire de la zone Nord occupée par les allemands. Leona a alors 13 ans. Un petit frère, né avant elle en 1898, Charles, Camille, est mort à l’âge de deux ans, en 1900, deux ans donc avant la naissance de Leona. On peut remarquer que Léona porte le prénom de ce petit frère mort, Camille. (Leona, Camille, Ghislaine Delcourt). En 1907, naîtra ensuite une petite sœur, Marie Thérèse, Ghislaine.

Le père de Leona est mobilisé pendant la guerre de 14/18. Il est sur le front jusqu’en 1917. La mère de Leona doit donc élever sa famille avec très peu de moyens pendant toute la durée du conflit, en pleine zone occupée. D’après Hester Albach qui a interrogé une des petites filles de Léona, une certaine Ghislaine 8, on annonce à la famille que le père est mort sur le front en 1915. La sœur ainée de Leona, Marthe, meurt le jour même. En fait, le père de Leona reviendra bien vivant à la fin de la guerre.

En 1918, ce sont les troupes britanniques qui délivrent Lille. Leona a une liaison éphémère avec un jeune officier anglais. Elle est enceinte en 1919, à l’âge de dix-sept ans, et donne naissance à une petite fille le 21 janvier 1920. Léona lui donne le prénom de sa sœur ainée, Marthe, morte en 1915. L’officier anglais ne reconnaît pas l’enfant et Leona est donc fille-mère, comme on dit à l’époque. Que faire ? Que fait-on à l’époque lorsque l’on vit en province dans un milieu catholique traditionnel ? Leona refuse d’épouser le fils du charcutier de Saint André qui la demande en mariage et elle part à Paris avec l’accord de ses parents qui lui trouve un « protecteur », un vieil industriel argenté. C’était une pratique courante, semble-t-il, à l’époque, que d’avoir un « protecteur », surtout choisi par les parents, pour éviter que les jeunes filles qui venaient de province ne se retrouvent seules à Paris dans la rue.

Léona arrive donc à Paris en 1920 et trouve une chambre à l’hôtel Le Sphinx, boulevard Magenta. Elle a 18 ans. Elle essaie de trouver un emploi et mène une vie précaire. Elle a un protecteur, le juge Gouy, président de la cour d’assises de Nîmes, indique Henri Béhar dans le Dictionnaire Breton.9 Elle sort dans les restaurants à la mode, voit des films et des pièces de théâtre. Elle fume des cigarettes et sniffe de la cocaïne. Elle revient tous les quinze jours à Lille, voir sa fille et sa famille les bras chargés de cadeaux. Mais les protecteurs se lassent vite et Leona se retrouve bientôt seule et isolée. Elle participe à un trafic de cocaïne pour payer sa chambre d’hôtel mais se fait arrêter par la police. Il n’y aura pas suite grâce à l’intervention d’un protecteur. Elle se livre aussi à l’occasion à la prostitution en trouvant des clients à l’hôtel Claridge ou dans les cafés. On appelait « lorettes » les filles du quartier St Georges qui cherchaient des messieurs pas loin de l’église Notre-Dame de Lorette.

Quand André Breton rencontre Nadja, le 4 octobre 1926, rue La Fayette, elle a 24 ans. Breton en a 30. D’emblée cette rencontre s’inscrit pour Breton sous la lumière de l’inattendu et de l’exceptionnel. Peu avant leur rencontre, Breton avait été voir, trois mois plus tôt, une voyante, Mme Sacco, qui lui avait prédit de grands bouleversements, un voyage en Asie où il devait rester vingt ans et la direction d’un grand parti politique ! Il venait le jour même d’acquérir un livre révolutionnaire de Léon Trotsky.

La rencontre a lieu par hasard dans la rue. Alors qu’il erre sans but précis dans le quartier de la rue La Fayette, André Breton croise une jeune femme, pauvrement vêtue dont les yeux étrangement fardés le frappent et à qui il adresse la parole. Un visage particulier est sorti soudain de la foule anonyme… « Je n’avais jamais vu de tels yeux », écrit Breton. Les yeux et la tenue de la jeune femme qu’il aperçoit résonnent pour lui comme un appel, « un signal » écrit-il.10 Nadja lui « sourit mystérieusement comme en connaissance de cause… ». Déjà médium, déjà magicienne… « Qu’y a-t-il dans ces yeux ? », se demande Breton, « de la détresse et de l’orgueil… ». « La beauté sera convulsive, érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstantielle ou ne sera pas », écrit Breton dans L’Amour fou.11

Nadja/ Leona mène une existence incertaine, « perdue », écrit-elle, au hasard des rues et des cafés. « Je suis l’âme errante » 12 dit-elle à Breton. Nadja et André Breton vivent alors « une décade enchantée », comme l’écrit Georges Sebbag. Ils se voient quotidiennement du 4 au 13 octobre. Ils se donnent rendez-vous dans des cafés, découvrent ensemble les rues de Paris, la place Dauphine, le bassin des Tuileries. Nadja apparait comme une magicienne, elle devine et prévoit les événements. Elle déchiffre le monde comme un médium. Elle a toutes les qualités d’une voyante. « Le poète est un voyant », écrit Rimbaud. 13 Elle prédit le moment exact où une fenêtre aux rideaux rouges s’éclaire, place Dauphine.14 Hasard ? Coïncidence ? Ou synchronicité selon la terminologie de Jung ?

Nadja devine un souterrain qui contourne l’hôtel Henri IV. Elle pense communiquer avec Marie-Antoinette à la Conciergerie. Elle voit sur la Seine une main de feu… Elle perçoit dans la courbe brisée du jet d’eau des Tuileries l’image des pensées d’André Breton et des siennes, dans les termes mêmes d’un dialogue entre Hylas et Philonous – la matière et la pensée – du philosophe Berkeley que l’écrivain, justement, vient de lire.15

Chacun semble être dans une quête de soi et dans une quête de sens. Au Qui suis-je ? l’incipit du livre de Breton, correspond le dessin de Nadja Qu’est-elle ? « Il se peut que la vie demande à être déchiffrée comme un cryptogramme », écrit Breton dans Nadja. De fait Nadja semble déchiffrer le monde. L’univers pour elle est sursignifiant. Elle est une magicienne qui va entrainer Breton dans un vertige d’intuitions et de convictions plus ou moins délirantes. Nous sommes en pleine surréalité, celle du rêve, forme nocturne du délire, dit Freud. Avec Nadja, les rideaux de la place Dauphine deviennent rouges et les pensées mêlées des deux amants se fondent et s’élèvent vers le ciel, puis retombent comme le jet d’eau du bassin des Tuileries. Un élancement brisé suivi d’une chute, dira-t-elle à Breton. 16 Nadja propose un jeu : « Ferme les yeux et dis quelque chose. N’importe, un chiffre, un prénom… Deux. Deux quoi ?.. Deux femmes. Comment sont ces femmes ?.. En noir… Ou se trouvent-elles ? Dans un parc… ». « C’est ainsi que je me parle, quand je suis seule, que je me raconte toutes sortes d’histoires. C’est entièrement de cette façon que je vis », dit-elle.17 Impressionné, Breton écrit : « Ne touche-t-on pas là au terme extrême de l’aspiration surréaliste, à sa plus forte idée limite ? ».18

On comprend l’étonnement et la fascination de Breton. Nadja ne fait pas autre chose ici que d’utiliser l’automatisme de la pensée qui définissait le Surréalisme dans le Manifeste de 1924. « Surréalisme : Automatisme psychique pur, par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement soit par écrit, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée en l’absence de tout contrôle exercé par la raison… ». On peut penser aussi aux Champs Magnétiques.

Le récit de Breton, Nadja, nous montre l’écrivain hésiter entre deux Nadja : la pauvre femme et le médium. Fasciné par la voyante qui déchiffre le réel, prévoit des apparitions, est traversée d’intuitions délirantes et déchiffre les mystères de Paris, Breton ne tarde pas, cependant, à revenir à la dure réalité en réalisant toute la précarité de la situation de Nadja. La magicienne est aussi une pauvre femme, isolée à Paris, menant une existence difficile, sans travail, errant d’hôtel en hôtel, couverte de dettes et ayant parfois recours à la prostitution. Breton l’aidera financièrement. Avec l’accord de sa femme Simone, il ira jusqu’à vendre un tableau, un Derain, pour l’aider à payer ses dettes.

Si Nadja fascine Breton, celui-ci a envouté Nadja. Les lettres qu’elle lui écrit sont fascinantes par l’intensité, la force de la passion qu’elle ressent. « André tu vis en moi » (Lettre 3) « Le ciel est à nous deux et nous ne formons plus qu’un » (Lettre 4). « Mon feu, je suis ton esclave et tu es mon tout » (Lettre 5). « Toi qui es tout pour moi, éclaire ma route de beauté pour que je te ressente de toute mon âme » (Lettre 20).

Cependant, après neuf jours de liens intenses et de fascination réciproque, après une nuit passée dans un hôtel à Saint-Germain-en-Laye, Breton espace les rencontres (le 13 octobre 1926). Cependant plus André Breton s’éloigne, plus l’attachement et la passion de Nadja s’affirment. Nadja se plaint dans ses Lettres d’être abandonnée. « Vous me délaissez par trop, mon ami, je m’étiole et m’anéantis dans plusieurs chagrins » (Lettre 18). « Je suis perdue, perdue dans la foule, perdue dans mes phrases » (Lettre 8). « Tout abandon est une lâcheté » (Lettre 27). Des idées de persécution apparaissent. « Oh monstre… que fais-tu de ma vie » (Lettre 18). Des fantasmes archaïques de dévoration, d’incorporation orale, de vampirisme et de possession surgissent. « Partout des gueules de loups s’entrouvent menaçantes » (Lettre 25) « Ta lèvre chérie me sucera ma vie » (Lettre 12). « Ne veux-tu me tuer ? » (Lettre 24). Nadja voit Breton comme un fauve dont elle serait la proie. « Fauve aux dents de scie » (Lettre 11). « Pourquoi dis, pourquoi m’as-tu pris mes yeux » (Lettre 5). « Une poétique de l’éclatement », écrira Marguerite Bonnet. Une des toutes premières lettres de Nadja, annonçait déjà la destruction à venir. « Dehors je suis automatiquement le trottoir qui conduit à la tombe… Douce vision enflammée de ma vie » (Lettre 2). Nadja évoque sa « survie » psychique dans la Lettre 20.

Les Lettres de Nadja sont des affirmations amoureuses à l’accent prophétique avant de devenir des suppliques. Elles disent l’absolu de l’amour, le consentement à la souffrance, le don total. « Il y a toi d’abord, toi avec tes cheveux, tes yeux et tes lèvres… – puis moi toute petite – guettant un aveu – le plus tendre aveu de ma vie – puis tout se transforme en souvenir et je te revois avec moi… mais dans cet autre monde où nous ne sommes que deux ». « (Je suis) celle qui se réfugie contre ton sein gonflé de bonheur et qui te serre désespérément pour te conserver, malgré tout et contre tout. « C’est un si grand amour cette union de nos deux âmes, si profond et si froid cet abîme… » (Lettre 8). « André, malgré tout, je suis une partie de toi – c’est plus que de l’amour » (Lettre 29).

Nadja croit à la mission supérieure de Breton. Il a quelque chose de grand à accomplir. Les métaphores du soleil, de la lumière, de la flamme le caractérisent. Dans ses dessins, Nadja représente Breton en aigle et elle en sirène ou en Mélusine. Breton est pour elle un « puissant magicien » (Lettre 25), associé au dieu égyptien Kneph, dieu créateur et référence alchimique (Lettre 11).

Certaines lettres évoquent le sentiment que Nadja est possédée : « Tu vis en moi… ». « Crois que tout mon être est plein de toi – et que ma main écrit ce que tu penses ». « Transmission de pensée, écho de la pensée, pensée magique… Idées d’influence et de possession », diront les psychiatres. Dans la passion, on croit posséder l’objet, mais c’est l’objet qui fait de nous un possédé, diront les psychanalystes.19

D’autres lettres expriment le sentiment d’abandon et un vécu d’effondrement. Une lettre de janvier 1927 est rédigée comme un poème : « Il pleut encore/ Ma chambre est sombre/ Le cœur dans un abîme/ Ma raison se meurt » (Lettre 23).

Nadja se révolte : « Pourquoi as-tu détruit les deux Nadja ?… Est-ce que je pouvais prévoir que tout sombrerait ainsi tout à coup .. Alors que je n’ai rien fait, alors que j’étais devenue ton esclave ?… Veux-tu me tuer ?… » (Lettre 24).

Breton refuse, à l’époque, de lui rendre un précieux cahier de notes auquel Nadja tenait particulièrement. Nadja se montre agressive : « Je ne suis pas un jouet. Vous aimez jouer la cruauté, ça vous va pas mal, mais je vous assure je ne suis pas un jouet… Je voudrais mon cahier… si pot-au-feu qu’il vous paraisse… » (Lettre 26). Quelque temps après que Breton lui eût rendu son précieux cahier 20, Nadja décida cependant d’elle-même de s’effacer de la vie de Breton. Elle lui redit son amour sans rien attendre en retour. « Merci André, j’ai tout reçu. J’ai confiance en l’image qui me fermera les yeux… J’ai foi en toi… Je ne veux pas te faire perdre le temps nécessaire à des choses supérieures. Tout ce que tu feras sera bien fait. Que rien ne t’arrête… André malgré tout je suis une partie de toi. C’est plus que de l’amour. C’est de la Force et je crois. Nadja ». (Lettre 29. Dernière lettre de Nadja. Date inconnue).

On a longtemps cru que Nadja et Breton s’étaient séparés au bout de neuf jours. Cependant les Lettres indiquent que la période de quatre à cinq mois qui a suivi a été fertile en retrouvailles et en évènements. Nadja réclamera en particulier à Breton, avec insistance, un cahier dans lequel elle avait confié ses propres impressions. La rétention de ce cahier par Breton déclenchera les foudres de Nadja, jusqu’au moment où elle s’apaisera après sa restitution.

Cinq mois après sa séparation officielle avec André Breton, Nadja fait une bouffée délirante, le 21 mars 1927. Elle est en pleine excitation maniaque, fait du tapage et dit qu’elle voit des hommes sur les toits. Le patron de l’hôtel Becquerel où elle loge appelle la police. On la conduit à l’Infirmerie Spéciale du Dépôt de la Préfecture de Police, quai de l’Horloge, puis à l’hôpital Sainte Anne et enfin à l’asile de Perray-Vaucluse près d’Épinay-sur-Orge où elle va rester quatorze mois.21

Le certificat d’internement du Dr Logre (sic) de l’Infirmerie spéciale dit ceci : « Idées d’influence. Se croit médium. On agit sur elle à distance, on lui parle, on devine ses pensées, on lui envoie des odeurs, on travaille son corps à l’électricité… Maniérisme. Langage bizarre, gestes impulsifs. Voit des individus sur le toit de sa maison ». Ce certificat évoque le syndrome d’automatisme mental décrit par G.G. Clérambault, que l’on retrouve dans les psychoses hallucinatoires chroniques.

Leona sera ensuite transférée le 16 mai 1928 à l’hôpital de Bailleul, près de sa famille. Le dossier psychiatrique de Leona Delcourt n’a pas pu être été retrouvé, mais Hester Albach a pu en consulter quelques extraits, grâce à l’un des petits-enfants.22

Leona Delcourt recevra les visites de sa famille mais son état se dégrade. Elle a des crises clastiques violentes, elle se promène nue, frappe les religieuses. On refuse de la laisser sortir en permission dans sa famille. On l’enferme définitivement. Les certificats de placement disent : « Démence précoce (1928), Démence paranoïde (1931), État schizophrénique (1939). Nadja est morte délirante, hallucinée et cachectique, à Bailleul, en janvier 1941, à l’âge de trente-huit ans. Elle meurt officiellement d’un cancer, mais sans doute de sous-alimentation, comme de nombreux malades mentaux pendant l’Occupation. C’est ce que l’on a appelé l’extermination douce. 23

Breton n’a jamais été rendre visite à Nadja, ni à Perray-Vaucluse, ni à l’asile de Bailleul où elle fut transférée en mai 1928.

Peut-être a-t-il tenté de la voir grâce à une recommandation de son ami psychiatre Gilbert Robin, mais, selon sa femme Simone et Suzanne Muzard, il ne s’y est jamais rendu.24 Seuls les parents de Leona ont pu venir visiter une seule fois leur fille à Perray-Vaucluse. On reprochera durement à Breton son attitude. Robert Desnos accusera Breton « de s’être repu de la viande des cadavres de Jacques Vaché, de Jacques Rigaut et de Nadja, une femme que l’on laisse croupir à l’asile ».

On peut s’interroger sur l’attitude de Breton. A-t-il eu peur de la folie de Nadja ? S’est-il senti coupable d’avoir pu être l’instigateur de son accès délirant ? A-t-il eu peur lui-même de devenir fou au contact de la magicienne pré-délirante ? Une chose est certaine, seules les lettres de Nadja ont été conservées par Breton, alors qu’il n’a gardé aucune des correspondances des autres femmes qu’il avait aimées.

Breton a-t-il perçu la folie de Nadja ? Pour Marguerite Bonnet : « Trop de mirage poétique s’ordonnait autour de Nadja pour que Breton conçoive la moindre alarme ».25 Julien Bogousslavky dans son livre Nadja et Breton Un amour juste avant la folie, écrit : « Breton a noté dans son récit des éléments qui, a posteriori, s’intègrent dans le tableau d’une pathologie mentale psychotique, facile à évoquer une fois survenue la décomposition délirante et les hallucinations qui ont nécessité un internement ». « Seule l’étrangeté, aisément interprétable sous l’étiquette poétique, était au premier plan ». 26

André Breton évoque toute sa culpabilité dans son récit Nadja. Certaines pages ont même l’allure d’une confession. Cette culpabilité va poursuivre longtemps André Breton, comme en témoigne un rêve qu’il rapporte dans Les vases communicants, parus en 1932 quatre ans après la parution de Nadja en 1928. Breton raconte qu’il voit dans son rêve « une vieille femme en proie à une vive agitation, qui se tient aux aguets près des stations de métro Villiers et Rome (là où se trouvait l’hôtel du Théâtre où habitait Nadja) et qui lui fait l’effet d’une folle. Il redoute dans son rêve, écrit-il, quelque vilaine affaire de police ou d’internement. « Il s’est muni d’un révolver par crainte d’une irruption de la folle », écrit-il.

Breton avait envoyé son livre, Les vases communicants, à Freud et lui avait demandé d’interpréter ses rêves. Freud avait refusé en lui expliquant que l’on ne peut interpréter les rêves sans les associations du rêveur. Dans Les vases communicants, Breton interprète fort bien, lui-même, son rêve. La vieille femme qui semble folle est, pour lui, de toute évidence Nadja comme l’indiquent les stations de métro qui renvoient à la rue de Cheroy où la jeune femme habitait. Breton interprète son rêve comme « une défense » (c’est son terme) contre un éventuel retour de Nadja « qui pourrait avoir lu le livre la concernant et s’en être offensée ». (On n’a jamais su si Leona Delcourt avait eu le livre de Breton dans ses mains). Une défense également, écrit Breton, « contre la responsabilité involontaire qu’il aurait pu avoir dans l’élaboration de son délire et par la suite son internement ».27

Dernier point : une curieuse censure. Lors de la réédition de Nadja en 1963, Breton fait disparaître la mention de l’hôtel Prince de Galles, à Saint Germain-en-Laye, où il a passé la nuit avec Nadja. André Pieyre de Mandiargue souligne l’importance de cette omission. Il remarque qu’avec cette disparition Nadja prend une apparence plus spectrale que charnelle. Surprenante correction, donc, qu’il est difficile de ne pas référer aux sentiments de culpabilité éprouvés par Breton concernant l’acte sexuel et ses conséquences.28

La brève et soudaine illumination de la rencontre de Breton et de Nadja s’était donc rapidement obscurcie. S’apercevant que Nadja/ Leona s’est éprise de lui, Breton écrit dans Nadja : « Il est impardonnable que je continue à la voir si je ne l’aime pas… Dans l’état où elle est, elle va forcément avoir besoin de moi. Elle tremblait de froid hier, si légèrement vêtue ». Les pages qui suivent le récit de l’expédition à Saint-Germain-en-Laye témoignent de l’infinie tristesse d’André Breton devant la détresse de Nadja.29

On a pu qualifier cette rencontre de malentendu abyssal. Le livre de Christiane Lacôte-Destribats, Passage par Nadja, résume fort bien la complexité des enjeux. L’auteure souligne la passion amoureuse totale de Nadja et la réserve de Breton. Elle indique que « Nadja, qui vivait de commerces galants et de relations sexuelles tarifées, se perdit d’avoir pris à la lettre, et pour elle, l’amour célébré par Breton. Elle crut trop fort en être la merveille et s’inscrivit comme si elle en était l’âme ou la figure allégorique. Elle s’immobilisa dans cette place où elle ne pouvait vivre qu’un désespoir vain et absolu.

L’amour impossible fut alors pris dans les bruits du délire et de l’internement forcé ». 30

Nadja est plus une exploration de Breton-lui-même que le récit d’un amour dévastateur. Nadja/Léona occupe cependant tout le récit. « Si vous vouliez, pour vous je ne serais rien, ou qu’une trace », écrit-elle. Cette trace va désormais animer la pensée d’André Breton. Au Qui suis-je ?, suit le Qui vive ? qui privilégie pour lui l’alerte, l’éveil, le désir.

La trace de Nadja est aussi en nous. Elle continue à nous hanter…

J.F. Rabain


1Morin E. Les souvenirs viennent à ma rencontre. Fayard. 2019.

2Georges Sebbag. André Breton, l’amour folie et André Breton, 1713/1966, Des siècles boules de neige. JMP 2016.

3Breton A. L’amour fou. Folio. p 29.

4Breton A. Les vases communicants. Gallimard. Idées. p.83.

5Mark Polizzotti ne donne pas le patronyme de Leona (Delcourt) au moment de la parution de son livre sur André Breton en 1995 (Mark Polizzotti. André Breton. 1995. Traduction Gallimard 1999). Marguerite Bonnet non plus en 1992, dans son texte publié dans Folie et psychanalyse publié sous la direction de Fabienne Hulak. Georges Sebbag, le premier, a révélé le nom de Leona Delcourt dans son livre André Breton, l’amour folie paru en janvier 2004 (JM Place. 2004, page 51) puis dans un article paru en février 2004 dans Mélusine (Mélusine N°14. p. 144). Henri Béhar cite également le nom de Leona Delcourt dans la 2 édition de son livre André Breton. Le grand indésirable. Fayard. 2005. p. 218, (note 4). (Béhar Henri. André Breton. Le grand indésirable. 1ère édition. Paris. Calmann-Levy.1990).

6Albach H. Léona, héroïne du surréalisme. Acte Sud. 2009.

7Albach H. o.c. p 66.

8Albach H. Leona, héroine du surréalisme. Acte Sud 2009. p. 69. Hester Albach a retrouvé une petite-fille de Léona Delcourt, Ghislaine X, infirmière, qui lui a donné de nombreuses informations familiales. Marthe Delcourt, la fille de Leona, a eu sept enfants. « Dans la famille, écrit H Albach, on rendait Breton responsable du drame qui avait frappé Leona » (o.c. p. 71).

9Béhar H. Dictionnaire Breton. Ed Garnier. 2012. page 719.

10Ce n’est pas la rencontre de Frédéric Moreau et de Mme Arnoux dans L’Éducation sentimentale : « Ce fût comme une apparition… Il ne distingua personne dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux », écrit Flaubert. Ce n’est pas non plus la rencontre d’Aurélien avec Bérénice : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice il la trouva franchement laide », est l’incipit d’Aurélien.

11Breton A. L’amour fou. Folio. p. 26

12Breton A. Nadja. Gallimard Folio. 1964. p. 82

13Rimbaud A. Lettre à Paul Demeny. Le club du meilleur livre. 1957. p. 266.

14Hasard objectif = instant énigmatique où l’imaginaire croise le réel, faisant sens à notre insu. Synchronicité pour Jung = Coîncidence productrice de sens. Le principe de synchronicité pour C G Jung est un principe de relation a-causale. Une pensée intérieure trouve soudain sa confirmation dans un événement extérieur. Principe de simultanéité et de coïncidence.

15Voir Georges Sebbag. Le jet d’eau de Berkeley in André Breton.1713-1966. Des siècles boules de neige. Ed JMP. 2016. p.130.

16Breton Nadja. Folio. o.c. p.100.

17Breton Nadja Folio. o.c. p. 87

18En note. Breton Nadja Folio. o.c. Note p.87.

19Pontalis J-B. Elles Gallimard 2007 p 77.

20« Comment avez-vous pu m’écrire de si méchantes déductions de ce qui fut nous sans que votre souffle ne s’éteigne ? Comment ai-je pu lire ce compte-rendu, entrevoir ce portrait dénaturé de moi-même, sans me révolter, ni même pleurer ? ». Lettre 7. Cité par Georges Sebbag dans André Breton, L’amour-folie. Ed J.M. Place. 2004. p. 51.

21On a récemment redécouvert le dossier de Léona Delcourt de l’hôpital de Perray-Vaucluse. On apprend qu’elle est restée dans cet hôpital pendant plus d’un an car on attendait la réouverture de l’asile de Bailleul qui avait été détruit pendant la guerre de 14/18.

22Albach H. o.c. p. 246.

23Le film de Nicolas Philibert, Sur l’Adamant, nous montre combien l’écoute des patients et la continuité des soins a complètement changé notre rapport à la folie. La psychothérapie institutionnelle a proposé un nouveau modèle qui abolit les rapports de pouvoir et de savoir entre les soignants et les soignés, qui privilégie l’écoute et l’idée d’un apprentissage commun.

24Bonnet Marguerite. Nadja dans la maison de verre in Folie et psychanalyse dans l’expérience surréaliste. Sous la direction de Fabienne Hulak. Z éditions 1992.p 175.

25Bonnet M. o.c. p 175.

26Bogousslavsky J. Nadja et Breton Un amour juste avant la folie. L’esprit du temps. 2012. p 115.

27Breton A. Les vases Communicants. Gallimard. Idées. 1955. p. 38.

28Après sa nuit passée avec Nadja à l’hôtel Prince de Galles, à St Germain en Laye, Breton aurait dit à Pierre Naville qu’avec Nadja, « c’est faire l’amour comme avec Jeanne d’Arc ».

29Voir Mark Polizzotti. André Breton. Gallimard 1999. p.300/307.

30Lacôte-Destribats C. Passage par Nadja. Galilée 2015. p.152.

Des envois à la pelle au vent, par Georges Sebbag

Des envois à la pelle au vent

par Georges SEBBAG

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Henri Béhar, Potlatch André Breton ou La cérémonie du don, éd. Du Lérot, 2020, 560 p.

L’ouvrage d’Henri Béhar recense les envois qu’André Breton a apposés et signés en tête de ses livres et qu’il a adressés à ses proches et à ses amis, à des écrivains et à des artistes, à des critiques littéraires ou à des collectionneurs. Il rassemble aussi les envois autographes que de nombreux auteurs ont adressés à André Breton. Lorsque les dédicaces sont réciproques, on assiste parfois à une partie de ping-pong, ou bien s’y célèbre, comme l’affirme Henri Béhar, une cérémonie de potlatch, qualification sur laquelle nous reviendrons. La pêche aux E. A. S. (Envois Autographes Signés) a été fructueuse. Parmi les 1 750 volumes qui ont circulé entre Breton et quelque 448 personnes, il faut retenir le chiffre de 700 exemplaires dédicacés par le seul André Breton. Ce répertoire de dédicaces est établi notamment à partir du catalogue de vente de 2003 de la bibliothèque du 42, rue Fontaine ainsi que de divers catalogues de libraire ou de vente publique, où sont de plus en plus monnayés les envois d’André Breton et autres célébrités.

Le livre est agréable à feuilleter : le papier est solide, la maquette claire, le format conséquent,  les envois sont correctement reproduits. On peut d’ores et déjà faire l’hypothèse qu’une future édition, qui ratisserait encore plus large, atteindrait facilement les 1 000 pages ou davantage. Cette profusion de dédicaces dans le commerce littéraire n’est pas nouvelle. Mais elle se hisse à un sommet chez les surréalistes qui ont su mettre en pratique un esprit collagiste, sur le plan formel (cadavre exquis, par exemple), sur le terrain passionnel (formation de duos, trios, quatuors au sein du groupe) et dans le domaine temporel (hasard objectif, coagulation de durées automatiques). Dans l’ensemble, on ne peut s’empêcher d’admirer l’expression poétique et lyrique des envois de Breton, alors que dans l’autre sens, nombre d’envois déférents frisent le conventionnel.

La première leçon de cette masse d’envois provient de certains échanges, qui rompent avec la légende d’un Breton maniaque de l’exclusion. Sans même faire appel à leurs échanges épistolaires, on découvre qu’après 1945, les rapports d’André Breton avec Georges Bataille, Michel Leiris ou Roger Caillois sont au beau fixe. Les thuriféraires de ces trois derniers auteurs qui depuis des décennies ont brossé le tableau d’une guerre perpétuelle entre leur protégé et le surréaliste Breton en auront pour leurs frais. Premier échantillon : « à Georges Bataille, l’un des seuls hommes que la vie ait valu pour moi de connaître. André Breton » (Arcane 17, 1947) ; « À André Breton, avec lequel, je n’ai jamais cessé d’être uni profondément au-delà des amitiés faciles. » (Les Larmes d’Eros, 1961). Deuxième échantillon : «  À André Breton, ce livre qui lui revient de droit avec l’amitié de Michel Leiris. » (Nuits sans nuit, et quelque jours sans jour, 1961). Troisième échantillon : «  À Roger Caillois / – à nos divergences près / À mes yeux peu de chose  / en vive estime / et affection / André Breton » (Manifestes du surréalisme, 1955) ;  « Pour André Breton ce livre où il est souvent cité avec la fidèle amitié de R. Caillois » (Art poétique, 1958). S’il y a des exclusives chez Breton, elles sont plutôt rares ; elles concernent Aragon après 1932 et Éluard après 1945. À propos de ce dernier, Béhar a reproduit à juste titre une liste destinée à un libraire rédigée par Breton un mois après la mort de son ancien ami. Cette liste détaillait vingt-trois livres offerts par Éluard jusqu’en 1938, le plus souvent des tirages de tête comportant des envois plus mirifiques les uns que les autres.

Deuxième leçon : si les envois de Breton, qui ont souvent une triple fonction (expression poétique, évocation de l’ouvrage et inclusion du destinataire), peuvent nous informer sur la geste surréaliste, ils sont très loin d’égaler les lettres où Breton peut déployer à son gré ses désirs, ses émotions, ses idées et son talent ; il est rare qu’on puisse y déceler un propos ou un aveu franchement inattendus.

Troisième leçon. Rappelons que, le 11 mars 1928, Breton s’envole pour Ajaccio, où il compte surprendre Suzanne Muzard qui est alors avec Emmanuel Berl ; pour justifier sa visite, il demande à Suzanne de l’autoriser à lui dédier Nadja qui va bientôt paraître. Si l’on s’attache aux dédicaces de volumes en entier, précisons que « Les Champs magnétiques sont dédiés à la mémoire de Jacques Vaché » par Breton et Soupault, que Clair de terre est dédié « Au grand poète / SAINT-POL-ROUX / À ceux qui comme lui / s’offrent / LE MAGNIFIQUE / plaisir de se faire oublier », que Ralentir travaux est dédié par Breton, Char et Éluard « À Benjamin Péret » et que Le Revolver à cheveux blancs est dédié  « À Paul Éluard ». Il importe de comprendre la différence radicale entre les dédicaces imprimées et rendues publiques et les envois autographes à usage privé. Il est étonnant qu’Henri Béhar ne soit pas attaqué à la question des dédicaces dont l’offrande publique et le rôle stratégique permettent de mieux appréhender le problème des envois qui, eux, ne sont portés à notre connaissance qu’à l’occasion et de façon tardive. Car Breton s’est préoccupé très tôt de la question des dédicaces. Le 29 décembre 1920, il note ceci dans son Carnet : « B. Péret me dédie un poème : Memento. On m’a ainsi dédié : Reverdy Près de la route et du pont, Soupault Je mens, Tzara Noblesse galvanisée, Picabia Dada philosophe, Éluard Simples remarques et Influences, Paulhan La Mauvaise pendule et la première version de La Guérison sévère, Pansaers un poème, Ungaretti un poème. Ce doit être tout. Aragon ne me dédiera pas Anicet bien que Soupault le lui ait demandé. » L’échange des dédicaces est particulièrement répandue chez les dada-surréalistes. Il ne faut pas seulement y voir un renvoi d’ascenseur. La circulation des noms dans les œuvres des uns et des autres ne fait que poursuivre la pratique opérée par Breton dans son recueil Mont de piété. Ces emprunts et ces reconnaissances mutuelles, au même titre que l’écriture plurielle ou l’action collective, sont des manifestations typiques du collagisme surréaliste. Il y a tout un jeu de dédicaces entre les dada-surréalistes nommés Breton, Aragon et Drieu mais aussi entre les vieux amis Berl et Drieu qui, de février à juillet 1927, rédigeront à deux une série de cahiers intitulés Les Derniers Jours. Le jeu des dédicaces témoigne de toutes sortes d’échanges nourris. En mai 1922, André Breton publie dans Littérature « L’année des chapeaux rouges », qu’il dédie à Pierre Drieu la Rochelle. Ce long et beau texte sera repris à la fin de Poisson soluble. En 1924, c’est au tour d’Aragon de dédier à Drieu son ouvrage Le Libertinage. En 1925, Drieu lui renvoie la pareille en lui dédiant L’Homme couvert de femmes. 1927 est une année charnière. Drieu dédie à André Breton « Le sergent de ville », une nouvelle de La Suite dans les idées et l’important essai intitulé Le Jeune Européen, où l’auteur, sensible à la décadence et allergique aux nations, en appelle à la création des États-Unis d’Europe. Une phrase du Paysan de Paris sert d’épigraphe à la seconde partie du Jeune Européen. De son côté, Berl dédie son roman La Route n° 10 à Pierre Drieu la Rochelle. En 1928, Drieu dédie Genève ou Moscou à Emmanuel Berl, tandis que Breton, qui aurait souhaité dédier Nadja à Suzanne Muzard, y renonce. En 1929,  le nouvel ami et associé de Berl s’appelant Malraux, c’est à lui qu’iront les faveurs de la dédicace de Mort de la pensée bourgeoise. En 1930, Berl conçoit ainsi sa dédicace de Mort de la morale bourgeoise : « À ma femme, à mes oncles, à mes tantes, à mes cousins, à mes cousines. » Suzanne Berl-Muzard fait désormais partie de la famille. L’année suivante, il récidive malicieusement à l’occasion de son essai  Le Bourgeois et l’amour : « À Suzanne, pour Suzanne ». Mais cette fois-ci derrière son épouse Suzanne, une deuxième, voire une troisième Suzanne, semblent se profiler.

Quatrième leçon. En 1931, Breton publie sans nom d’auteur le poème L’Union libre, qui exalte toutes les parties du corps de Suzanne Muzard[1]. Il nous paraît particulièrement oiseux d’affirmer que la « femme » de L’Union libre est purement imaginaire. Sous prétexte que Breton a dédicacé après coup L’Union libre à Marcelle Ferry puis à Élisa Breton, José Pierre n’hésite pas à conclure que Suzanne Muzard n’est pas l’inspiratrice du poème mais que L’Union libre est « un hommage à la femme en général[2] ». Il est surprenant qu’Henri Béhar lui emboîte le pas. Dans le premier envoi, Breton proclame que Marcelle est devenue son amante, sa femme : « À Marcelle, / ma femme ici prédite, / L’UNION LIBRE / la liberté continuant à n’être / que la connaissance de la nécessité  / André Breton ». Dans le second envoi, André justifie comme il peut, par le voyage d’Élisa en France en 1931, le fait que la Chilienne deviendra son épouse, sa femme : « “Ma femme à la chevelure…” / c’était donc toi / mon amour / aussi vrai que je ne lui donnais / alors aucun visage / et qu’en ce début de 1931 / tu venais en France / pour la première fois / André » (Poèmes, 1948). Quand il dédicace L’Union libre vers 1933 et vers 1948 à deux femmes aimées, il n’entend pas détruire l’amour qu’il a eu pour Suzanne Muzard. Au contraire, cet amour antérieur lui sert de tremplin. Quant au déni du visage de Suzanne, il s’agit d’un tour dialectique dont Breton est familier : comme Nadja annonçait Suzanne, à son tour le poème dédié à Suzanne coïncide avec la visite annonciatrice d’Élisa à Paris. À ce compte, le poème du corps sensuel et glorieux de Suzanne contiendrait en germe toutes les beautés des femmes aimées à venir – Marcelle, Jacqueline et Élisa.

Cinquième leçon. L’interprétation générale donnée par Béhar aux envois qu’il a recueillis est loin d’être adéquate. Rappelons que le potlatch, selon Marcel Mauss, est une cérémonie ostentatoire, au cours de laquelle les richesses accumulées par une tribu sont partagées et consumées avec une tribu rivale, qui à son tour relevant le défi accumulera des biens encore plus somptueux, et ainsi de suite ; c’est à qui acquerra le plus de prestige dans une accumulation destinée à une pure dépense. Le potlatch est un « phénomène social total », festif et collectif, qui s’exprime au grand jour. Il n’est pas plus adaptable aux dédicaces imprimées mettant en jeu des individualités qu’aux envois autographes qui relèvent plutôt d’une cérémonie secrète et intime.

Sixième leçon. Il faut féliciter Henri Béhar pour les notices brèves et topiques consacrées aux 458 auteurs ou destinataires d’envois autographes. À toutes ces personnes, il faudrait ajouter André Cresson, le professeur de philosophie d’André Breton, qu’on a présenté à tort comme un anti-hégélien. Dans une lettre inédite du 4 janvier 1932, Cresson remercie Breton de lui avoir envoyé Les Vases communicants : « Non seulement vous ne me “désespérez” pas. Mais je vous lis avec beaucoup d’intérêt et d’amusement. Ce que vous dites des rêves me paraît plein de suggestions dont la valeur psychologique est incontestable. Et l’analyse de votre action dans une sorte de demi-rêve éveillé me paraît très véritable. / Seulement, il y a une chose qui m’étonne chez vous. Je comprends que la société bourgeoise vous dégoûte. Elle me dégoûte aussi. Mais ce que je ne comprends pas c’est l’amour que vous manifestez pour le régime communiste. Qu’on soit libertaire, anarchiste, individualiste à outrance, cela, non seulement ne m’effraye pas, mais me paraît tout à fait sympathique. […] je me représente l’organisation communiste comme le pire des bagnes que l’humanité a pu rêver. »

L’ouvrage d’Henri Béhar est une somme, qui a exigé de la constance et de la persévérance. Tout amoureux d’André Breton, tout connaisseur du surréalisme, se doit de l’acquérir.

Mai 2020


[1] Voir Georges Sebbag, André Breton L’amour folie / Suzanne Nadja Lise Simone, Jean-Michel Place, 2004, p. 184 et p. 197-202. Lire en particulier la lettre d’Aragon à Suzanne Muzard du 23 novembre 1971 et la réponse de Suzanne du jour suivant, où les deux correspondants s’accordent pour dire que L’Union libre concerne exclusivement Suzanne.

[2] André Breton, Œuvres complètes, II, pp. 1317-1318. José Pierre cite en outre une lettre à Jacqueline Lamba du 4 septembre 1939 ; son épouse se trouvant à Lyons-la-Forêt, Breton lui demande qu’elle lui parle de « ce beau pays qui est après tout celui qui m’a inspiré L’Union libre pour toi que je ne connaissais pas encore. »