Archives par mot-clé : 2016

Paul Klee surréaliste ? Petit voyage au « royaume de l’entre-deux »

Paul Klee surréaliste ? Petit voyage au « royaume de l’entre-deux »

Georges BLOESS

 [Télécharger cette communication en PDF]

Dans le cadre d’un cycle d’études consacrées aux « rebelles du surréalisme », il m’est proposé de m’interroger sur la proximité de Paul Klee avec ce mouvement. Invitation d’autant plus séduisante qu’elle coïncide avec une grande rétrospective sur cet artiste au Centre Pompidou. Il était grand temps : aucune exposition ne lui avait été consacrée depuis un demi-siècle en France ! Mais puisqu’elle a enfin lieu, ne boudons pas notre plaisir.

Décrire la relation de Klee avec le surréalisme ? L’exercice apparaît quelque peu embarrassant. Voilà bien, semble-t-il, le genre de question destinée uniquement à éveiller la curiosité de l’auditeur et à le préparer à un débat de pure rhétorique, à une de ces querelles factices dont raffolent les experts mais qui serait vide de tout enjeu pratique, tant la conclusion en est connue d’avance.

En effet : quand prend naissance le mouvement surréaliste, Paul Klee est un artiste parvenu à pleine maturité. Que peut-il recevoir d’un mouvement dont les protagonistes sont ses cadets de presque vingt années, et plus encore, comment pourrait-il entrer en rébellion contre eux ? Pourtant quelques vérités factuelles plaident en faveur de cette hypothèse en apparence absurde : ces jeunes surréalistes ont reconnu leur aîné vers le milieu des années vingt, au sommet de sa fortune critique et publique ; ils l’ont adopté comme un pionnier de leur propre pensée, et ce dernier n’a pas refusé leur hommage. C’est par la suite que les relations semblent se distendre quelque peu, sans que pour autant on puisse parler d’un désaccord, encore moins d’une rupture.

 Voici donc, très sommairement, pour les faits. Considérations matérielles, circonstances extérieures, qui nous obligent à constater que la rencontre a bel et bien eu lieu. Le bilan s’avèrerait pourtant bien maigre si l’on se bornait à rassembler les pièces du dossier. Pouvons-nous fonder plus solidement la parenté entre Klee et le surréalisme ? Antonin Artaud, René Crevel ont cru percevoir une affinité avec Klee à partir de quelques-unes de ses œuvres et par une juste intuition de sa démarche créatrice, consignée – parfois même conçue – dans ses écrits et interventions publiques. Ils n’ont pu cependant en avoir qu’une connaissance très indirecte, n’ayant pas accès aux textes. La conception que Paul Klee s’est forgée du processus créateur et de sa portée culturelle et sociale prépare-t-elle le terrain au mouvement surréaliste ? En est-elle un affluent, s’absorbe-t-elle en lui ? S’en écarte-t-elle ? Telles sont, pour l’essentiel, les questions que pose cette relation ; elles appellent, selon moi, une réponse nuancée. Cette clarification une fois effectuée, il faudra tenter de cerner l’enjeu esthétique, voire culturel, que dissimule ce débat.

I. aux sources du courant fantastique : l’éveil de Paul Klee

Pour cet artiste né à Berne en 1879, mais de parents allemands, et qui n’obtiendra jamais la citoyenneté suisse de son vivant (il décède en juin 1940, quelques jours avant que parvienne l’accord officiel de sa demande), sa position au cœur de l’Europe a valeur de symbole. Il reçoit à égalité les influences artistiques françaises et germaniques, de façon tempérée toutefois en raison des barrières naturelles qui protègent l’Oberland bernois. Issu d’un milieu très cultivé, Paul Klee s’exprime avec aisance en français, possède une ample connaissance de notre littérature et des tendances artistiques les plus récentes de notre pays. Il a, certes, davantage d’intimité avec l’Allemagne du Sud. Ainsi, lorsque vient le moment d’échapper, une fois ses études secondaires achevées, à l’atmosphère confinée de sa Suisse natale, c’est spontanément vers Munich, capitale culturelle rivale de Vienne, que le porte son choix pour la poursuite de ses études artistiques (ses parents y ont des connaissances qui faciliteront son installation matérielle). Vers la fin du 19e siècle, Munich est le foyer d’un courant artistique où se combinent curieusement le romantisme déclinant et le néo-classicisme pour produire une expression à caractère fantastique. Ainsi chez Franz von Stuck, dont Klee est d’abord l’élève pendant quelque temps ; ou encore chez Max Klinger, célèbre pour ses gravures telles que les avaient rêvées quelques années auparavant, un Segantini). Mais Klee se risque plus loin encore dans son cynisme destructeur, comme nous le rappellent quelques visions érotiques des plus douteuses exposées aujourd’hui dans la rétrospective parisienne.

 Ce sont autant de témoignages d’années de révolte anti-bourgeoise, où le malaise personnel le dispute, chez Klee, à l’insuccès artistique. Car ses dessins et gravures satiriques sont massivement rejetés lors des rares expositions auxquelles il participe et il ne bénéficiera pas, à la différence des jeunes surréalistes une quinzaine d’années après lui, du soutien d’une partie du public dont certaines, composant de véritables récits, peuvent être perçues comme des sources lointaines d’un surréalisme « Mitteleuropa ». Munich attire par ailleurs des artistes austro-hongrois, tels que le Tchèque Alfred Kubin, avec qui Paul Klee se lie d’amitié. Inclassables, les visions cauchemardesques de Kubin, qu’immortalise son roman L’Autre Côté (1912 ?), et dont les nouvelles de Kafka apparaissent comme une résurgence. Munich, rivale de Vienne en tant que seconde patrie d’une « inquiétante étrangeté » ? Nul doute que, dans la première manière de Klee, qui se résume à une satire mordante de la vie quotidienne et des vices de son temps dans ses dessins et gravures, l’on retrouve la trace laissée par le climat artistique de la capitale bavaroise.

 Il ne reste cependant pas insensible, dans sa rébellion contre la platitude étouffante de la vie ordinaire, à l’influence du courant symboliste venu de l’ouest, notamment de Belgique. Ce sont d’abord les macabres provocations de James Ensor (dont il cite le nom au tournant du siècle dans son Journal) ; puis c’est Toorop, dont le monde végétal inquiétant n’est pas étranger au penchant fantastique de Klee ; sans doute aussi Spilliaert et le vertige de ses espaces démesurés.

 La rencontre de l’art antique, à l’occasion d’un long séjour à Rome, en 1901, permet-elle à Klee de retrouver son équilibre ? C’est le contraire qui se produit : il y voit la preuve qu’un « grand art » ne saurait renaître de ses cendres et que, pour le siècle qui commence, il n’est d’autre voie que celle de la parodie, du sarcasme ou de la satire. Celle d’une négation du Beau par conséquent, et c’est ainsi qu’un sublime nu contemplé sur un dessin de Pisanello se transforme, chez Klee, en une Vierge suspendue aux branches d’un arbre ; elle est osseuse, difforme et laide (sans doute fait-elle écho aux femmes emportées par le vent et prisonnières de branches dénudées, sur des hauteurs glaciales.

II. Premiers contacts dada et surréalistes

 Sa véritable chance se présente avec la rencontre de Kandinsky, en 1911 ; celui-ci le recrute pour son aventure du Cavalier Bleu. Instant crucial qui fait sortir Klee de son isolement, attire sur lui les regards. Il est remarqué par Jean Arp, de peu d’années son cadet et installé en Suisse. Paul Klee bénéficie d’une permission au cours de la guerre et a pu rejoindre sa famille. Arp le met en contact avec les agitateurs du Cabaret Voltaire, notamment avec Tristan Tzara. « Quels gens intéressants ! s’exclame Klee dans son Journal. Quels esprits créatifs ! Si seulement nous pouvions en avoir quelques-uns de cette trempe dans ce pays ! » Il ne s’ensuivra pas de collaboration étroite, cependant Tzara ne perdra pas Paul Klee de vue, et l’on peut penser que ce dernier est également curieux des réalisations du mouvement Dada : ses propres travaux, au seuil de 1920, semblent directement inspirés par certaines « machines » de Picabia et de Max Ernst ; je ne mentionnerai ici que sa Machine à gazouiller ou son Analyse de diverses perversités. À une différence près : si chez les dadaïstes, les représentations de l’humain se réduisent à la description d’une mécanique du désir, c’est l’inverse chez Klee, c’est l’univers entier de la machine, avec ses bielles, ses pistons et ses rouages, qui devient la proie du monde organique.

 C’est dans ce pressentiment qu’au-delà de notre civilisation mécanique, il existe une réalité plus vaste soumise à un ordre naturel, étendu à une dimension cosmique, que, rompant avec leurs origines dadaïstes, les surréalistes peuvent reconnaître en Paul Klee un pionnier de leur cause. En pleine querelle sur la simple possibilité d’une peinture surréaliste, le numéro 3 de La Révolution surréaliste reproduit, en avril 1925, trois de ses œuvres : Paroles paresseuses de l’Avare, le Château des Croyants, ainsi que Dix-Sept, égarés. Dans leurs articles enthousiastes, Antonin Artaud d’abord, puis René Crevel, commentent d’autres œuvres de lui, d’inspiration plus authentiquement visionnaire ; les organismes marins parfois imaginaires aperçus par Klee leur fournissent la preuve que notre œil possède la capacité de voir au-delà de la réalité quotidienne, de « percer – comme l’exigeait Carl Einstein – une brèche dans la muraille des conventions. » Matérialiste ou spiritualiste ? Peu leur importe, la révolution dont Klee a donné le signal est la leur.

Klee-Paul-Paroles parcimonieuses de l'avare
Paroles parcimonieuses de l’avare. Révolution surréaliste n°3

III. Constructivisme ou Surréalisme, le conflit des avant-gardes

Leur empressement est toutefois un peu excessif : ils restent aveugles à la méthode très méticuleuse de ce peintre, à sa technique accomplie, dont le hasard est exclu. Passé la période tumultueuse de son adolescence, Klee est un artiste des plus réfléchis, très éloigné de toute emphase. Kandinsky, rentré en Allemagne après avoir brièvement participé à la révolution soviétique, l’invite à le rejoindre au Bauhaus, qui vient d’être fondé à Weimar. Klee y est nommé pour y enseigner la peinture dans l’esprit constructiviste, ce qui est conforme à une institution visant à promouvoir une architecture et un urbanisme faisant table rase du passé. Un relevé des maîtres mots de l’enseignement de Klee tel qu’il est consigné dans ses écrits pédagogiques donne pour résultat : forme, structure, construction, fonction… orientation rationnelle s’il en est, annoncée parfois dès le titre de ses publications, comme pour Recherches exactes dans la peinture. Klee se laisse-t-il gagner par l’optimisme moderniste qui, à peine le fracas des armes s’est-il éteint et les funestes mythologies ayant poussé à l’immense boucherie se font-elles plus discrètes pour un temps, prétend régénérer l’humanité ? Autour de lui on s’active à fonder, ou plutôt à refonder, un individu tel que le concevaient, au 18e siècle, l’Encyclopédie et l’Aufklärung : c’est-à-dire sur le socle rationnel de la philosophie, de la physique et de la médecine expérimentale ; enfin débarrassées du fatras de la religion et des superstitions, les sciences pourront conduire, espère-t-on, l’humanité sur le chemin d’un progrès continu, et empêcher à jamais le retour de la guerre. Tout porte à croire que, dans sa démarche pédagogique, Klee accompagne ce mouvement. Ne revient-il pas sur les fondements mêmes de la création plastique, observant l ‘émergence des formes élémentaires, leur développement à partir de notions telles qu’équilibre des poussées, des tensions, des poids et contrepoids ? Il ne résume pas l’art de la peinture à la connaissance de principes d’optique et de procédés techniques. Il prend en compte le corps entier, analyse ses actions et réactions à son environnement, ainsi que l’ensemble de ses sensations, et jusqu’à sa perception de l’espace. L’auteur de La Pensée créatrice étaye ces observations sur de solides connaissances en physique, en chimie, en biologie et botanique, mais également en anthropologie ; on retire de cette lecture la conviction que pour Klee, l’art a pour mission de faire la synthèse des savoirs de son temps, d’en constituer la mise en œuvre, de se placer à son avant-garde. Le monde apparaît comme une machine qu’il suffirait de perfectionner et qui aurait pour cela moins besoin d’artistes-prophètes – ce qu’ont prétendu être, jusqu’à 1914, les expressionnistes – que d’artistes-ingénieurs capables d’analyser cette machine, de l’organiser selon des lois universellement reconnues et de la réduire à des dimensions clairement mesurables.

 S’il en était ainsi, si Klee s’inscrivait résolument dans un tel programme, ce ne seraient pas de simples divergences qui le sépareraient des aspirations surréalistes ; il faudrait conclure à une incompatibilité radicale. Un seul fait autorise à poursuivre l’enquête : Klee se sent à l’étroit dans ce cadre ; le matérialisme qui s’affirme au Bauhaus, surtout après le déménagement de Weimar (ce symbole de la culture allemande classique) vers la ville industrielle de Dessau, lui devient de plus en plus pesant. Il fait du reste personnellement l’objet de contestations, tant de la part de Walter Gropius et de Hannes Meyer, les directeurs successifs de l’école, que des élèves, qui lui reprochent son idéalisme. De son côté, Paul Klee observe avec une pointe d’ironie la dérive dogmatique du constructivisme, dont le culte de la forme dégénère, à ses yeux, en pur formalisme :

 On voit aujourd’hui toutes sortes de formes exactes autour de soi. Bon gré,
mal gré, l’œil gobe carrés, triangles, cercles et toutes espèces de formes
fabriquées : fils métalliques et triangles sur poteaux, cercles sur des
leviers, cylindres, sphères, coupoles, cubes (…) en complexe interaction (…)
Ils font l’admiration de la foule des non-initiés : les formalistes. Tout à
l’opposé : la forme vivante.

Qu’entend Paul Klee par “forme vivante” ? Il en donne un peu plus loin l’esquisse d’une définition : elle est le produit d’un pressentiment, de la recherche d’un “point originel de vie” ; c’est ce “petit endroit gris d’où peut réussir le saut du chaos à l’ordre”, ou encore ce qui s’entend à faire entrer les choses dans le mouvement de l’existence et (…) à les rendre visibles », et aussi à retenir “la trace de ce mouvement.” Surviennent sous sa plume, pour conclure, des formules telles que “magie de la vie”, “mystère devant lequel l’analyse tombe en panne.”

Bien qu’il soit exprimé avec discrétion, le manifeste est dépourvu d’ambiguïté : à l’apogée de la civilisation scientifique et technique, c’est ici l’héritage de Goethe, recueilli et prolongé par les romantiques, que Paul Klee revendique. De cette philosophie universellement connue, je me contente de rappeler les fondements. Au moment même où s’éteint Jean-Jacques Rousseau, le jeune Goethe engage à son tour le combat contre la doctrine matérialiste de l’Encyclopédie et le rationalisme étroit de l’Aufklärung ; il critique sa physique toute mécaniste et sa conception fixiste de la Nature. Cette dernière doit être appréhendée dans son développement, et donc en tant que totalité vivante. Il s’agit ainsi d’interroger son origine, de l’explorer jusqu’à sa racine – on sait à quelle tâche Goethe a voué une grande partie de son existence : vérifier la validité de son hypothèse d’une « plante originaire » (cette « Urpflanze » que Paul Klee se plaît à figurer sous forme d’« Uhrpflanzen », ces « plantes horloges » grâce à l’ajout d’une consonne inaudible, innocent jeu de mots auquel aucun Allemand ne saurait résister) –, sorte de cellule matricielle dont toute créature serait issue. Unité profonde des formes vivantes, au-delà de leur infinie diversité : les romantiques allemands seront unanimes à partager ce slogan forgé par Friedrich Hölderlin. De cela découle également l’unité profonde des formes artistiques, contrairement à la séparation artificielle et à la stricte hiérarchie que prétendait leur imposer Lessing.

Unité des arts ? La proposition est aisée à démontrer, ne serait-ce que par l’exemple qu’en offre Klee lui-même, par son triple talent de poète, de musicien et de peintre, qu’il exprime aussi bien dans les salles de concert que sur ses toiles. Rien de surprenant, lorsqu’il s’exprime en pédagogue, à ce qu’il demande à ses élèves de méditer sur leurs sensations corporelles les plus élémentaires pour qu’ils fassent l’expérience de cette unité. Il peut y avoir loin, en effet, de la connaissance abstraite des moyens d’expression et des matériaux jusqu’à leur expérience vécue. C’est dans le corps humain que se trouve le siège de toute créativité, avant même que celle-ci trouve le chemin de sa traduction en sons, en dessins ou en mots. À son tour notre corps ne saurait non plus se concevoir comme une substance isolée ; ses sensations participent d’un ensemble, et celui-ci, loin de se réduire à une pure extériorité, à une matière inerte face à notre conscience, doit être lui aussi appréhendé comme un corps à une échelle plus vaste. Les formes que nous construisons nous sont donc d’abord données, elles sont engagées avec notre corps en un jeu d’interactions, elles ont en quelque sorte leur centre de gravité en nous-mêmes. Nul doute que Klee soit tout près de partager les vues de son confrère Johannes Itten : « Ces formes reposent sur des zones précises du corps humain et en émergent de manière spécifique. » S’il en est ainsi, ne serions-nous pas autorisés à concevoir nos sensations et nos actions créatrices comme autant de modifications de l’ensemble auquel nous participons ? Johannes Itten franchit ce pas sans hésiter, osant affirmer que « Percevoir une forme, c’est éprouver une émotion, et être ému, c’est former.

  Le moindre sentiment est une forme qui diffuse une émotion. »

Moins doctrinaire qu’Itten, Klee partage cependant sa conviction que nous ne sommes pas, dans le grand théâtre de la Nature, que de simples spectateurs. Et lorsqu’il énonce, en conclusion de sa Confession Créatrice, que « L’art se comporte vis-à-vis de la Nature à la manière d’un symbole ».

Il n’est pas très éloigné non plus des thèses exprimées par Novalis dans son Brouillon général. L’univers entier y est conçu comme un vaste organisme dont chaque individu n’est qu’une parcelle. Ce qui implique une mission : il doit y jouer sa partition propre. Ainsi se trouve légitimée la place de la subjectivité dans le processus créateur, et justifiée aussi la foi de Goethe en son « génie » (ce qui, vers la fin du 18e siècle, paraissait scandaleux). À plus d’un siècle de distance, Paul Klee se situe dans le droit fil de l’exaltation goethéenne. « Je suis Dieu », « je suis moi-même mon style », « tout sera Klee » : autant d’affirmations qui émaillent son Journal dans la première décennie du siècle. Cette place centrale accordée à l’élément subjectif dans la démarche créatrice n’est pourtant pas sans risque : une simple défaillance de ce moi, à l’occasion d’un revers, d’une dépression passagère, et tout menace de s’écrouler, le psychisme entraînant dans sa chute le moi créateur. Aussi entend-on parfois Klee s’écrier : « Moi, ne tombe pas ! »

IV. Une méthode créatrice pré-surréaliste ?

Glorifiée en ses multiples manifestations et jusqu’en les plus infimes –– cellules, grandeurs « indivisibles » telles que lettres, signes typographiques, chiffres, en particulier ceux qui représentent des nombres premiers –, la valeur individuelle est affirmée comme source de créativité et tout à la fois menacée d’isolement. Cette individualité, ce « moi » peut en effet « tomber » s’il se sent privé de support, de lien, s’il se considère comme un exilé dans « un pays sans lien où règne l’odeur d’un foyer étranger (…) loin du giron d’une mère. » C’est ici la plainte d’un homme encore tout jeune ; mais on en perçoit l’écho, dans les années vingt, chez l’artiste parvenu à maturité, dans ce jugement objectif empreint de mélancolie : « Nous autres (entendons : artistes allemands), nous ne sommes pas portés par un peuple. » Ce qui explique la méfiance qu’éprouve parfois Paul Klee envers l’imagination livrée à elle-même et capable de s’égarer en spéculations vides. L’imagination exige selon lui d’être tenue sous le contrôle d’une discipline constante, d’une volonté vigilante. Que veille sur elle la Nature ! C’est cela, en vérité, que l’artiste entend par « fonction » : que son action soit conforme à la finalité d’un organisme supérieur, et non au geste arbitraire d’un esprit sans boussole.

 Avoir conscience d’obéir au commandement de ce que Kandinsky nomme une « nécessité intérieure », tel est le climat propice à la création, et Paul Klee en éprouve le bienfait en quelques heures mémorables, qui marqueront à jamais son itinéraire. C’est, au printemps 1914, l’épisode de son voyage en Tunisie, où il fait la découverte d’un continent, d’une culture, d’un paysage. Son moi y est exposé à une étrangeté puissante, à l’altérité la plus absolue, sans en éprouver la moindre hostilité. Se sentir envers elle en état d’infériorité ne le trouble donc pas : « Bien sûr je succombe face à cette nature. » Il ressent au contraire un certain bien-être à se sentir dispensé d’agir : « Point n’est besoin d’agir. Dans cette nuit bénie, la couleur me possède./Elle me possède pour toujours. La couleur et moi sommes un. Je suis peintre. »

C’est dans l’obéissance, dans un heureux état de passivité néanmoins industrieuse, que celui qui a tant lutté pour arracher au monde des couleurs son secret ose enfin se déclarer artiste. Ce titre n’a pas été conquis par lui : il lui a été conféré par une force supérieure et dans un climat semblable au rêve. L’astre brillant au-dessus de lui est « la lune du sud », qui veille sur la maturation des fruits de la terre.

Ce récit est à peine une métaphore. Il a valeur de paradigme, de modèle pour la méthode créatrice à venir. Il explique la confiance de Klee en les matériaux, en l’action discrète de la durée qui, le moment venu, fera venir à la lumière les intuitions justes. Il lève le secret des titres que portent les œuvres : rarement explicatifs, ils suggèrent plus qu’ils ne livrent un sens. Ils ont en effet été donnés, la plupart du temps, de longues semaines après la réalisation, par l’artiste ou son proche entourage ; acceptés, accueillis, par conséquent, et non pas attribués. S’explique également le fait que le peintre puisse travailler simultanément sur plusieurs tableaux, déambulant de l’un à l’autre, ajoutant de ci, de là, quelques touches. De même pour ce qui est des supports : leur variété infinie, leur complexité nous surprend. Le rôle de la durée devient ici primordial, l’application successive de matériaux divers nécessitant une longue période de séchage entre deux interventions. Convient-il au demeurant, s’agissant de l’œuvre de Klee, de parler de supports, voire de matières ? Nous sommes ici en présence de tissus vivants, nous survolons un « pays fertile » (selon le titre d’une œuvre ayant inspiré à Pierre Boulez une étude sur Klee qui fait date), et la formule la plus appropriée serait celle de « sol mental », tel que l’emploie, dans Du côté de Guermantes, Marcel Proust pour désigner le territoire normand de son enfance sans le souvenir duquel il serait condamné à la stérilité.

Car encore une fois, l’essentiel – aux yeux de Proust comme à ceux de Klee – est de se sentir porté par une instance souveraine permettant de contempler sereinement le travail des signes sur le feuillet ou sur la toile. Henri Michaux, admirant les travaux de Klee, en définissait d’un trait la méthode : « Lignes qui rêvent… jamais je n’avais vu ainsi rêver une ligne. » Le processus de création obéit-il à quelque logique interne au matériau, à une vertu innée des instruments ? Klee préfère se croire au service d’une puissance bienveillante, s’imaginer à la fois agissant et agi, « étreignant et sous l’étreinte » d’une divinité, tel le jeune Ganymède enlevé par Zeus dans le poème de Goethe portant ce nom. Le parallèle est ici pleinement légitime si l’on se souvient combien Paul Klee a dû lutter, au seuil de l’âge adulte, pour acquérir un semblant de confiance en soi, guettant le moindre signe favorable venu de l’extérieur. Ainsi peut-il noter dans son Journal avoir aperçu dans un miroir le visage d’un jeune homme « tout à fait sympathique » ; cette image inattendue de lui-même agit comme un réconfort. Un autre passage évoque la rudesse d’un long hiver et la morosité qui s’était emparée de lui ; les premiers signes du printemps sont accueillis comme s’ils lui étaient destinés pour le tirer de sa dépression, et il s’exclame : « Ainsi la Nature m’aime malgré tout ! » C’est grâce à des signaux venus de l’extérieur qu’il bâtit, au prix de bien des rechutes, un commencement de foi en lui-même et en sa capacité créatrice. C’est pour cela peut-être que la musique se confond pour lui d’abord avec la perception d’une voix, et la plupart de temps celle d’une femme ; mais plus généralement, c’est celle d’un « autre », dont l’appel lui parvient de préférence la nuit, aux heures de profonde solitude où à chaque fois, brille la pleine lune.

Ce sont autant de messages de forces atteignant des dimensions cosmiques, qui ont pouvoir de le changer : le récit de la nuit de Tunis qui le consacre comme peintre est un récit de transformation, de métamorphose. Sous la « dictée des choses » (selon le jugement d’Antonin Artaud), Paul Klee advient à lui-même et accède en même temps à sa nature de créateur.

Changer, transformer, en renonçant au contrôle de la raison et en laissant le champ libre à une activité inconsciente. Cependant, si pour les auteurs des Champs magnétiques, l’art ne représente que le premier pas sur le chemin d’une révolution concrète, il en va tout autrement pour Klee. Il ne se sent guère concerné par les bouleversements politiques et serait plutôt enclin à s’en protéger. Ainsi prend-il très rapidement ses distances avec le mouvement révolutionnaire qui proclame, en 1919, la « république libre de Bavière ». À l’été 1914 déjà, quand fut déclarée la guerre, il se montra étrangement indifférent, notant dans son Journal que ce conflit ne signifiait rien pour lui, puisqu’il « avait porté cette guerre en lui depuis bien longtemps. » Allusion à des luttes intimes qui avaient assombri ses jeunes années ? Se serait-il réfugié en une citadelle intérieure qui le laisserait impassible face aux tragédies collectives ? Une autre de ses formules, devenue célèbre, nous invite à le penser : « Ici-bas je ne suis guère accessible. Je vis aussi bien parmi les morts/que parmi ceux qui ne sont pas nés. »

Troublante mise entre parenthèses du monde des vivants, et en particulier de la société contemporaine. Mais c’est également un congé donné à sa propre réalité, à son existence individuelle, à ce qui constitue sa substance psychique. Position délicate à définir : Klee n’ignore rien de la vie psychique, il joue parfois de ce terme en évoquant certaine manière de dessiner qu’il qualifie d’« improvisation psychique » – rappelons que, dans les mêmes années, Kandinsky classe ses premières toiles abstraites en « impressions », « improvisations », « compositions », sans leur affecter de qualificatif personnel. Comment comprendre que, de son côté, Klee déplore que les historiens et théoriciens accordent une place trop importante à des considérations sur la psychologie des artistes et que le processus créateur mérite, à ses yeux, d’être abordé pour lui-même, avec des concepts appropriés ?

Cette apparente contradiction ne peut être levée qu’à condition de supposer que, dans l’esprit de Klee, l’acte de création échappe à toute détermination psychologique pour se trouver directement confronté aux énergies plus profondes. Au seuil de l’âge adulte, il estime que sa personne ne se résume pas à la somme de ses affects et de ses expériences ; qu’elle est constituée d’un noyau résistant, inattaquable, ayant la transparence du cristal. Lorsqu’il en appelle à son « moi cristallin », c’est pour tourner le dos aux événements et aux fluctuations du jour, c’est pour s’élever au-dessus des contingences et aux affects passagers. Démarche qui le rapprocherait plutôt d’un Valéry ou d’un Rilke, lorsque ceux-ci expriment l’urgence de se mettre à l’écoute d’un « moi pur » dont le cœur bat, non plus au rythme des passions, mais à celui de l’univers. Là encore cependant, Paul Klee se situe dans la filiation des penseurs romantiques et semble répondre directement à Novalis, qui posait cette question : « Qu’est-ce qu’un corps ? Un espace rendu consonant. »

Pareille hypothèse d’un « moi idéal » l’éloigne-t-elle des conceptions surréalistes ? Ces derniers seront unanimes à rejeter les spéculations philosophiques répandues par divers courants spiritualistes depuis la fin du 19e siècle, auxquelles succombent un grand nombre d’artistes d’avant-garde. Or Klee fait ici une notable exception : il se moque ouvertement des théories fumeuses des anthroposophes, très en vogue à la veille de la Grande Guerre. Il est pleinement conscient de ce que sa personne psychique est constituée d’une bonne part de « boue » – un de ses poèmes évoque son « moi fangeux », qui resurgit, dans les années trente, sur sa toile « Légende du marécage » – ; cette part de lui-même, loin d’être refusée, contribue essentiellement au processus de création.

 Ne se confond-elle pas précisément avec ce « chaos », cette matière première qui exerce sa fascination sur l’artisan créateur qu’est Paul Klee ? Il n’utilise qu’exceptionnellement le terme d’inconscient ; pourtant il s’avère un maître de son écoute et c’est ici qu’il se montre, selon moi, le plus proche des surréalistes. Si l’on se souvient de sa fréquente invocation de la nuit – cette nuit des romantiques, seule véritable source de lumière et d’authentique connaissance –, alors des œuvres telles que Magie de Poissons, ou encore Poisson Rouge (dont la traduction exacte de « Goldfisch » serait « Poisson d’Or ») ne peuvent que nous questionner fortement.

Fonds noirs, que l’œil croit d’abord uniformes ; à les contempler de très près, il y distingue d’innombrables organismes microscopiques que semblent agiter de mystérieux courants. Dans les profondeurs aussi, presque imperceptibles, des formes géométriques. S’agirait-il de constructions noyées dans l’abîme océanique ? Cette allusion au mythe de l’Atlantide serait, par ricochet, une discrète contestation de l’ivresse moderniste régnant au Bauhaus. L’horloge du clocher, dérisoire mesure de la durée humaine face à l’éternité des astres et des floraisons qui l’entourent, n’est-elle pas surmontée de son balancier, au lieu que celui-ci soit suspendu à son mécanisme ? Par une subtile inversion, ce balancier semble marquer plutôt un rythme universel, tant est large l’amplitude de son mouvement.

Se détachent de ces profondeurs des poissons, créatures magiques qui avaient déjà suscité l’émerveillement de René Crevel. Magiques en ce qu’elles apparaissent baignées d’une lumière irréelle ne pouvant avoir leur source qu’en elles-mêmes. Ces poissons ne sont-ils pas précisément, comme nous le suggère le titre « Goldfisch », l’or qui se dégage de cette noirceur ? N’assistons-nous pas au processus qui rappelle la pratique des anciens alchimistes, occupés à extraire de la pourriture le métal précieux ? Ces poissons, que Klee s’attardait à contempler dans l’aquarium qui décorait son atelier, acquièrent ici la valeur de symboles. Ils sont les témoins de l’œuvre de transformation, ils résument par leur seule présence la fonction de tout travail artistique.

Paul Klee, quant à lui, n’use jamais d’un « prêt-à-porter » symbolique. C’est en vain que nous consulterons, en vue de déchiffrer le sens d’une de ses toiles, un quelconque dictionnaire. C’est seulement dans le contexte précis de leur emploi que certains objets ou créatures peuvent acquérir chez lui le statut de symboles. Au même titre que chez C.G.Jung, son contemporain et voisin, la symbolisation est chez Klee le résultat d’un travail. Comment se fait-il que deux esprits que tout rapproche aient pu s’ignorer mutuellement ? Il est en effet presque troublant de lire les longs chapitres que Jung consacre à ce symbole de la métamorphose et du processus d’individuation, et l’on reste songeur en vérifiant, par les récits de certains de ses patients, la récurrence de ces figures : les poissons en constituent l’une des formes privilégiées.

 L’artiste nous fait ainsi l’offrande de son corps (non sans humour parfois, avec l’élégance de celui qui dédaigne s’apitoyer sur lui-même quand une maladie incurable s’est emparée de lui, comme dans Fange-Cloporte-Poisson, où ce dernier a déjà été consommé : il n’en subsiste que les arêtes) ; il a soif de sa propre métamorphose. Ce motif se laissait déjà deviner dans une toile contemporaine de la Magie de Poissons, à savoir Le tissu vocal de la cantatrice de chambre Rosa Silber : un corps absent y est suggéré, à travers la vie intense de ses initiales et des voyelles si évocatrices de son chant. Mais, vers le milieu des années trente et plus que jamais à l’approche de 1940, ce motif gagne en importance, occupe une place prépondérante, pour atteindre à l’intensité dramatique d’une Métamorphose interrompue : un corps morcelé et souffrant n’a pu ici accomplir sa transformation en pur symbole. Ceux-ci prolifèrent en revanche dans de nombreuses œuvres, réalisant, comme par exemple dans La Légende du Nil, la synthèse entre corps physique et signe littéral. Condensation à la fois grave et légère de sa trajectoire artistique et existentielle : les premières attaques de la maladie se sont fait sentir ; le diagnostic des médecins est hésitant. Ébranlé dans un premier temps, l’artiste ne tarde pas à réagir en mobilisant son inventivité. Images et souvenirs affluent sur la toile. Ce sont ici ceux du voyage en Égypte effectué en 1929. Le fond bleu, modulé en un damier, entraîne l’œil dans son rythme apaisant ; une foule de signes et de formes entre dans la danse, conjuguant en un raccourci audacieux, le schématisme des figures et les signes de l’écriture musicale. La figure d’Osiris, son martyre, son démembrement et sa conversion en un être spirituel on pu, selon toute probabilité, inspirer Paul Klee. Il est permis d’identifier le dieu, debout sur la barque, entreprenant son voyage vers l’au-delà. N’était-ce pas justement l’ambition dernière de Klee que de retrouver, au cœur d’une modernité tragique, la signification d’une écriture hiéroglyphique ? Ambition visant à réconcilier expression individuelle et langage collectif, instinct et intelligibilité ; la conscience la plus aiguë et l’inconscient collectif le plus archaïque pouvant à leur tour engager ici leur dialogue. Parions que ce désir ne pouvait laisser indifférent André Breton lui-même, qui dans les mêmes années et par une étrange coïncidence, méditait sur des signes tracés sur les parois de grottes paléolithiques.

Paris, juin 2016

Salvador Dali et ses « mythes » rebelles

Salvador Dali et ses « mythes » rebelles

par Astrid RUFFA

[Télécharger cette communication en PDF]

On explique souvent la rivalité croissante entre André Breton et Salvador Dalí durant les années 1930 par l’« hitlérisme » du Catalan. En réalité, Dalí peut être considéré comme un « rebelle » du surréalisme qui œuvre au sein même du groupe dirigé par Breton, en raison de sa conception spécifique du surréalisme, ainsi que du durcissement progressif de ses vues et de ses pratiques. Dans le cadre de cet article, on soulignera la nature fondamentalement différente du surréalisme élaboré par Dalí et, en même temps, sa volonté d’être reconnu par Breton en 1930 ; on mettra ensuite en évidence la façon dont Dalí manifeste et radicalise cette différence au fil des années 1930, tant sur le plan théorique que sur le plan de ses créations. On s’intéressera, en particulier, aux « mythes » construits par le Catalan autour de Guillaume Tell, de l’Angélus de Millet et d’Hitler. Ces productions sont de moins en moins acceptées par Breton mais elles sont toutes issues d’une réflexion commune avec Crevel, le surréaliste le plus engagé dans l’action politique et le plus proche du communisme, ce qui permet de nuancer et repenser le prétendu « hitlérisme » de Dalí.

Un surréalisme fondamentalement différent

Entre 1927 et 1929, Dalí développe une approche intégrant progressivement les vues de Breton, en passant d’un « anti-art » machiniste à un « anti-art » surréaliste. En particulier, il prône l’adoption d’un regard documentaire, sur le modèle de l’homme de science qui observe un objet au microscope et le découvre tout différent. Dans le cadre du machinisme, ce voir novateur est possible grâce à l’automatisme de l’œil considéré comme une machine. Dans le cadre du surréalisme, le regard est en revanche nourri par l’automatisme psychique : l’objet se fait énigmatique et devient l’indice de la pensée subconsciente. Cette esthétique conduit Dalí à mettre en scène, sur le plan visuel ou descriptif, des objets qui se déforment, se liquéfient, se fragmentent devenant irreconnaissables et participant à la fois du monde intérieur et du monde extérieur. Dans Quatre Femmes de pêcheurs à Cadaqués/Soleil (1928), les corps sont si dépaysés et déformés qu’ils évoquent des doigts, des organes génitaux, des yeux, des visages, des seins, etc.

Dans l’impossibilité d’aller plus loin dans l’entreprise de fragmentation des objets, Dalí est amené à élaborer l’activité « paranoïaque-critique » dès 1929-1930. Il ne s’inspire plus de la vision documentaire du scientifique, mais de la vision interprétative du paranoïaque : tel que redéfini par Dalí, le paranoïaque parvient à voir ce qu’il désire au niveau subconscient et cela en projetant automatiquement l’idée obsédante dans les contours ou les structures des objets réels. Ainsi, une même forme peut se référer à des objets totalement différents comme dans l’image multiple Visage paranoïaque (1935), qui peut renvoyer à un paysage africain, à un visage à la Picasso (selon Dalí) ou au visage de Sade (selon Breton). Cette vision est à la fois subjective, car liée à un fantasme personnel (aspect « paranoïaque »), et objective, car vérifiable dans les formes des objets (aspect « critique »).

En 1929, Breton est fasciné par les images daliniennes mais il est aussi méfiant face aux éléments scatologiques qui figurent, par exemple, dans Le jeu lugubre (1929) et qui appartiennent à la bassesse matérielle prônée par Bataille. Dans la préface au catalogue de la première exposition de Dalí à Paris, en 1929, il exhorte ainsi le Catalan à découvrir la Cimmérie, cette région mythique et archaïque où dominent le désir et la merveille contre la raison et le bas matérialisme. En quête d’une place au sein du mouvement surréaliste à la suite de sa rupture violente avec ses collaborateurs catalans, Dalí emprunte alors la voie désignée par Breton : dans le volume La Femme visible (1930), il signale que les éléments bas ne sont que des images doubles cachant et révélant la « désirée terre des trésors » d’après une transmutation alchimique. Ainsi, l’« âne pourri », titre du premier texte de l’ouvrage, cache et révèle la pierre précieuse, les deux étant analogues par leur caractère brillant. Par la sublimation de tout élément bas, Dalí reprend aussi l’imaginaire alchimique que Breton mobilise dans le Second Manifeste du surréalisme (1930) pour défendre la valeur cognitive et noble de l’entreprise surréaliste ainsi que pour dénoncer la pratique de ces philosophes-excréments tel que Bataille, fondée sur une altérité non transposable sur un autre plan. Cette réflexion commune autour de l’imaginaire alchimique se manifeste d’ailleurs dans le frontispice conçu par Dali pour le Second Manifeste du surréalisme. Le Catalan y met côte à côte deux objets formellement analogues mais de signification opposée : un « excrément » et un « diamant », une figure de la pierre philosophale.

On comprend alors l’accueil enthousiaste de Breton. Dans le prière d’insérer pour cet ouvrage, avec Eluard, il souligne la portée cognitive de l’activité paranoïaque-critique et cela « sans bassesse inutile », la bassesse des images de Dalí étant désormais vue comme un « état organique passager ». Il place aussi ce mode de création sous le signe de la « pensée dialectique » qui est adoptée par les surréalistes en 1930 et qui postule l’opposition et l’unité des contraires : la possibilité de joindre la « paranoïa » et la « critique » s’inscrit précisément dans ce type de démarche.

Si Dalí dote le surréalisme d’un instrument qui produit une connaissance irrationnelle et partageable, il propose aussi une approche qui est fondamentalement différente de celle de Breton. La finalité du surréalisme est la même et est liée à cette « crise de conscience » qu’il s’agit de provoquer sur le plan moral. Cependant, le moyen employé – c’est-à-dire l’automatisme psychique – est entendu différemment : Dalí radicalise les vues de Breton jusqu’à les renverser. Pour le Catalan, la pensée subliminale n’est pas passive et seulement perceptible par des sens intérieurs (l’ouïe), mais elle se fait active et visible dans le monde extérieur en investissant les formes des objets. En outre, elle ne se matérialise pas seulement sous la forme de traces mais elle se donne à voir par des analogies formelles. L’image surréaliste est également conçue autrement : elle n’est plus ce mouvement de rapprochement de deux réalités éloignées donnant lieu à une « étincelle » comme chez Breton, mais elle se fonde sur un mouvement de dissociation de deux ou plusieurs contenus condensés, suite à une surdétermination instantanée du monde extérieur par le monde intérieur.

En 1930, Dalí ne souligne pas ces différences conceptuelles, mais il tient plutôt à inscrire son projet dans la lignée de celui de Breton. Au fil des années, cependant, ses prises de position se durcissent et, dans la Conquête de l’irrationnel de 1935, il revendique explicitement la supériorité de ses activités face aux « graves inconvénients » liés à l’automatisme passif.

Quant à Breton, au moment où il devient urgent de redéfinir l’articulation entre mondes extérieur et intérieur, il trouve chez Dalí une voie pour repenser son propre surréalisme : il réaffirme l’idée d’« automatisme psychique pur », en y intégrant une dimension objective et interprétative. Ce renouvellement théorique est frappant si l’on considère la conception de Breton des arts visuels. Dans Le Surréalisme et la peinture (1928), aucune valeur n’est accordée à ce qui, traditionnellement, caractérise l’image picturale, notamment son lien au monde extérieur et sa dimension visuelle : subordonné à l’écriture, l’art surréaliste est conçu comme l’imitation d’un « modèle purement intérieur » de type auditif et comme une trace d’une réalité psychique. Suite à l’apport de Dalí, la position de Breton évolue. Commentant en 1936 la méthode d’Oscar Dominguez dans « D’une décalcomanie sans objet préconçu (décalcomanie du désir) », Breton propose, en effet, une formule à « incorpor[er] aux “Secrets de l’art magique surréaliste” », un pendant du « secret » de l’écriture automatique qui prend en compte les arts visuels avec leurs caractéristiques propres. Deux phases créatives successives sont décrites : celle de la fabrication, par des gestes mécaniques, de l’image en dehors de toute intentionnalité consciente, ce qui permet au subconscient de s’exprimer dans sa pureté, et celle de l’interprétation consciente des formes apparues sur la feuille.

Cette recette prévoit, comme chez Dalí, la mise en forme interprétative de l’objet ainsi que la mobilisation de la perception visuelle et de la réalité extérieure. Cependant, pour Breton, l’interprétation des formes perçues n’est pas le moyen d’expression du subconscient : elle n’intervient pas subitement et automatiquement mais a posteriori, lors d’une deuxième étape, et elle s’opère en toute conscience. Ce qui prime c’est la première étape renvoyant à un « état de grâce » qui permet d’entrer en contact avec la pensée subliminale à l’état pur.

Finalement, n’accordant pas de rôle moteur au processus interprétatif, Breton restera toujours fidèle à l’idée d’un automatisme psychique qui s’exprime de manière passive et à l’état pur (en dehors de tout geste de « mise en forme »). Ainsi, quand le chef du groupe surréaliste intègre l’imaginaire de l’activité « paranoïaque-critique », il le détourne de manière importante. Cette réappropriation est féconde : elle permet à Breton de réorienter et re légitimer ses vues ; elle permet à Dalí d’être reconnu au sein du groupe surréaliste et de poursuivre ses explorations.

« Spectres » et « fantômes » : une pensée subconsciente de plus en plus interventionniste

La différence fondamentale qui sépare les deux imaginaires ne tardera pas à se manifester : dès 1933-1934, Dalí radicalise son approche ainsi que ses pratiques. Sur le plan conceptuel, il insiste de plus en plus sur l’aspect actif et interprétatif de l’automatisme psychique, en prenant comme modèle l’espace-temps de la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein. Il comprend cette notion de manière erronée mais féconde, c’est-à-dire comme une entité invisible, active et physique dont la courbure détermine non pas la trajectoire des corps mais leur forme[1]. Tout se passe comme si l’espace-temps structure à son image les objets, qui deviennent à leur tour mous et courbes. Or, la pensée « paranoïaque-critique », à l’instar de cet espace-temps, devient pour Dalí un espace psychique invisible mais objectif qui ne se limite plus à investir les objets mais qui leur imprime aussi sa propre courbure. Dans « Les nouvelles couleurs du sex-appeal spectral » (1934), Dalí conçoit ainsi deux nouvelles catégories de figures. Il y a d’abord les « fantômes », des corps courbés et obèses dont le volume permet la concrétisation de la pensée subconsciente. La nourrice hitlérienne – qui, avant la censure de Breton, portait un brassard avec une croix gammée – avec son dos tendre, arrondi et immense en est l’archétype. On la trouve dans des textes comme La conquête de l’irrationnel (1935) et dans plusieurs toiles comme Le sevrage du meuble-aliment (1934), L’énigme sans fin (1938), L’énigme d’Hitler (1938). Radicalisant la catégorie des « fantômes » jusqu’à la renverser, Dalí propose ensuite les « spectres » qui sont exemplaires d’une pensée subconsciente encore plus active et même cannibale : celle-ci détruit tout volume et façonne la structure du corps en le courbant et en le décomposant. La mante religieuse qui est dotée d’un érotisme cannibale et qui dans la pose de l’expectation préliminaire est courbée par le désir, en est l’archétype. Or, dans les toiles de Dalí de 1934-36, les figures spectrales sont omniprésentes : citons Le spectre du sex-appeal (1934), où une figure osseuse, désarticulée, dénudée, courbée, fossile et partiellement molle s’impose au spectateur[2]. Tout comme les « fantômes », les « spectres » sont aussi utilisés par Dalí dès 1933 pour créer ou recréer ses propres mythes.

Les mythes rebelles de Guillaume Tell, de l’Angélus de Millet et d’Hitler

À nouveau, une différence importante sépare Breton et Dalí quant au processus de création des « mythes ». Le chef du groupe surréaliste, tout comme Aragon, rejette sur le plan théorique tout apport culturel lié à l’ancien. Dès lors, la mythologie est à concevoir uniquement dans le présent du monde moderne comme lors d’une flânerie dans Paris. Sur le plan de la pratique littéraire, la réalité est bien plus complexe, car la mythologie ancienne est un paradigme bel et bien mobilisé pour mettre en cause le mode de pensée établi et pour créer des mythes nouveaux[3]. Déjà, dans Nadja, Breton met en scène un réel au-delà de la logique rationnelle en associant Nadja à des figures de la mythologie grecque (le Sphinx, la Gorgone, Hélène) ou du Moyen Âge (Mélusine).

Quant à Dalí, concevant un automatisme psychique qui est d’emblée interprétatif, il conçoit la création mythique comme une réappropriation irrationnelle de tout élément du présent et du passé, dont les mythes anciens. Or, c’est dès 1930 et avec Crevel que Dalí réfléchit à une mythologie moderne. Le premier jalon de cette collaboration est constitué par « C’est la mythologie qui change » (1930), un texte anonyme attribué à Crevel mais qui en réalité est rédigé par Dalí et relu par Crevel, comme Vicent Santamaria de Mingo me l’a signalé et comme l’atteste un manuscrit de Dalí à la Fondation Gala-Salvodor Dalí. Ici, le mythe est conçu en opposition à l’idée freudienne d’une survivance de tabous primitifs, et est vu comme une représentation à signification morale (maternité, vieillesse…) produite par un processus de projection-objectivation du monde affectif, faisant l’objet d’un transfert collectif. En particulier, Dalí suppose qu’il y a des constantes symboliques dans le langage subconscient, qui s’expriment au fil des siècles dans toute sorte de phénomènes : toute mythologie moderne se doit de les réactualiser sur le plan collectif, et cela par la réappropriation de mythes archaïques, de héros légendaires, de figures du monde contemporain, etc. Les mythes de Guillaume Tell, de l’Angélus de Millet et d’Hitler produits par le Catalan au début des années 1930 font précisément appel à ce processus de réactualisation.

Dans Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet (1932-1933), Dalí signale que ses productions autour de Guillaume Tell et de l’Angélus de Millet, sont les variantes masculine et féminine du « mythe immense et atroce de Saturne, d’Abraham, du Père Eternel avec Jésus-Christ », car on est face à chaque fois à des parents sacrifiant leur enfant. Pour Dalí, la femme de l’Angélus de Millet et Guillaume Tell ne renvoient pas à une paysanne en prière à l’heure de l’Angélus et au héros qui libère le peuple suisse de la tyrannie étrangère en relevant le défi de percer la pomme placée sur la tête de son fils. Les deux personnages deviennent les figures paradoxales de la mère et du père dévorant leur propre enfant. Au niveau visuel, ils sont représentés par de figures spectrales, ayant pour modèle, sur le plan biologique, la mante religieuse, un insecte aux mœurs primitives qui mange le mâle pendant l’accouplement selon la logique d’un désir cannibale et ancestral.

En particulier, dans le tableau de l’Angélus de Millet (1857-1859), Dalí perçoit une histoire à trois phases figurant une mère dévoratrice : la femme est dans la pose de la mante avant l’accouplement, elle s’accouple avec son fils (acte signalé, par exemple, par la fourche enfoncée dans la terre) et le tue. Or, dans ses productions, Dalí révèle et objective ce mythe selon des colorations variées. Dans Le Spectre de l’Angélus (1934), sur un arrière-plan de nuages reproduisant les deux personnages du tableau de Millet, il figure une femme spectrale qui a une cuisse molle à caractère phallique et qui est prête à l’assaut cannibale (signalé par la côtelette crue). En revanche, dans Gala et l’Angélus de Millet précédant l’arrivée imminente des anamorphoses coniques (1933), Dalí introduit une dimension politique et inverse les rôles de l’homme et de la femme : Gorki avec un homard sur la tête, observe depuis une porte entre-ouverte le face-à-face entre Gala, qui se tient debout dans une tenue luxueuse, et Lénine dans la pose de l’expectation préliminaire de la mante religieuse. Cette scène reproduit la posture des personnages de l’Angélus de Millet, représenté au-dessus de la porte, et en explicite la signification irrationnelle sur le plan politique.

Quant au mythe de Guillaume Tell, il est élaboré dès 1930 par Dalí qui, initialement, lui attribue deux dimensions complémentaires : celle du père castrateur et celle de l’hermaphrodite. Ainsi, dans Guillaume Tell (1930), un père avec un sexe découvert et une paire de ciseaux à la main est pointé du doigt par un fils nu, dont le sexe est caché par une feuille. Parallèlement, dans La Vieillesse de Guillaume Tell (1931), Guillaume Tell est représenté en hermaphrodite : il a les attributs sexuels de l’homme et de la femme et il concrétise ses fantasmes avec deux femmes derrière un drap. Dès 1933, un tournant s’opère : Dalí ne s’intéresse plus à la relation homme-femme et à l’objectivation des délires érotiques ; au moment de la conception du mythe de l’Angélus de Millet, il se concentre uniquement sur la relation père-fils et sur l’idée de la castration. Ainsi, dans L’Énigme de Guillaume Tell (1933), le personnage légendaire devient une figure spectrale, cannibale et menaçante pour l’enfant qu’il tient dans les bras. La visière de la casquette allongée et molle prend la forme d’une langue prête à engloutir la côtelette crue posée sur une cuisse molle et phallique ; le pied semble pouvoir écraser l’être sans défense dans la noix ; enfin, le personnage adopte une posture similaire à celle d’une mante religieuse ou d’un tireur s’apprêtant à lancer une flèche, comme si l’attaque était imminente. Le tableau a aussi une coloration politique dans la mesure où Guillaume Tell est figuré sous les traits de Lénine, et peut ainsi être considéré comme le pendant de Gala et l’Angélus de Millet précédant l’arrivée imminente des anamorphoses coniques (1933).

Dans les illustrations de Dalí des Chants de Maldoror (1933-1934), ces deux mythes sont combinés et une autre dimension émerge : non seulement ils figurent la menace castratrice des parents mais ils représentent aussi un fils, Maldoror, qui se rebelle contre l’autorité excessive du père créateur.

Comme il le signale dans l’appendice du Mythe tragique de l’Angélus de Millet, Dalí voit dans l’image de Lautréamont de la rencontre fortuite entre une machine à coudre et un parapluie sur une table de dissection, le mythe de l’Angélus de Millet. Il représente ainsi dans l’une de ses illustrations une machine à coudre-mante religieuse qui châtre et dévore un parapluie-fils dans un paysage crépusculaire : le fils est ici impuissant face à la mère castratrice. Parallèlement et comme l’atteste une autre illustration des Chants de Maldoror, Dalí voit dans la même image de Lautréamont le mythe de Guillaume Tell : le fils n’est plus sans défense mais est représenté sous les traits de Guillaume Tell, qui avec une tête phallique, manipule une machine à coudre perçant la pomme. Les mythes de l’Angélus de Millet et de Guillaume Tell sont donc ici associés afin d’illustrer un Maldoror ambivalent, châtré et castrateur, dominé et dominant.

Adoptant une démarche dialectique, Dalí unit ce qui s’oppose (castrateur-châtré, père-fils, homme-femme, dominant-dominé). Il est donc loin de ce comportement réactionnaire dénoncé par Breton, qui dans une lettre au Catalan du 23 janvier 1934 considère le tableau L’Énigme de Guillaume Tell (1933) comme une attaque contre l’idéologie révolutionnaire incarnée par Lénine ainsi qu’une adhésion à un style académique et « ultra-conscient ». En réalité, les deux mythes de Dalí ont une portée subversive plus vaste : il s’agit d’une critique voilée de toute figure d’autorité châtrant les créations et les vues de leur fils sur le plan politique (le PCF), sur le plan éthico-esthétique (Breton excluant toute opinion dissidente) et sur le plan psychosocial (son père et tout père en général) ; il s’agit aussi de la figuration de la rébellion du fils par rapport à ce type de père.

De manière complémentaire et opposée aux productions autour de l’Angélus de Millet et de Guillaume Tell, le mythe d’Hitler de Dalí met en scène une femme à l’instinct maternel qui nourrit légitimement les enfants en favorisant leur créativité : il est figuré, dès 1934, par la nourrice hitlérienne, un « fantôme » qui par son dos volumineux permet le surgissement et la concrétisation des délires. Comme le suggère Dalí dans son texte La conquête de l’irrationnel (1935) et dans son tableau Le Sevrage du meuble-aliment (1934), ce personnage a un double statut : il est à la fois objet et principe de délire. En d’autres termes, la nourrice hitlérienne personnifie à la fois l’être qui concrétise la pensée paranoïaque-critique de Dalí sur Hitler ainsi que la pensée paranoïaque-critique elle-même – sorte d’espace psychique nourricier – qui donne lieu aux délires. On peut dès lors se demander pourquoi Dalí choisit Hitler comme objet de délire et comme figure du principe même de son surréalisme. Trois aspects sont à considérer.

Dali est l’un des premiers surréalistes à dénoncer le danger du phénomène hitlérien et à signaler la nécessité de le considérer avec sérieux. Avec une grande cohérence, dans ses lettres à Breton de juillet 1933, de janvier 1934 jusqu’à sa conférence « Por un tribunal terrorista de responsabilidades intelectuales » à Barcelone en 1934, Dalí évoque :

  • l’incapacité des communistes à saisir le caractère nouveau et dangereux d’Hitler. Ils n’y voient qu’un phénomène passager et adoptent des solutions idéalistes face à une situation politique qui exige une démarche dialectique.
  • la responsabilité des surréalistes à adopter une attitude révolutionnaire face à Hitler. Faisant appel à un pensée subconsciente qui s’objective, ils sont les seuls à pouvoir comprendre et expliquer intégralement la dimension irrationnelle de ce phénomène politique. Comme les approches entre surréalistes et communistes sont éloignées, toute collaboration pour contrer Hitler est vue comme impossible.
  • Sa fascination personnelle pour Hitler, dont la pensée délirante est capable de briser toute sécurité intellectuelle et, en même temps, son rejet le plus ferme de l’hitlérisme. Il revendique son irresponsabilité quant aux idées obsédantes qui lui sont propres et surtout la portée cognitive et contestataire de ses œuvres.

Sa solide amitié et sa complicité intellectuelle avec Crevel, dont l’engagement politique révolutionnaire ne fait pas de doute, permettent aussi de nuancer le prétendu hitlérisme de Dalí. Rappelons qu’au fil des années, Crevel défend la portée « morale » des mythologies du Catalan, qui sont issues de leurs échanges et d’un positionnement politique partagé. Il est le premier à consacrer à Dalí deux monographies et à commenter les mythes créés par le Catalan. Ainsi, dans Dalí ou l’anti-obscurantisme (1931), Crevel valorise le mythe de Guillaume Tell en le mettant en parallèle avec le mythe d’Œdipe de Freud, et en explicite le complexe qui s’y cache. Avant même que Dalí ne l’affirme, il voit dans ce personnage un père sacrifiant son fils : une nouvelle figure d’Abraham sacrifiant Isaac ou Dieu le père sacrifiant Jésus-Christ. Dans Nouvelles vues sur Dalí et l’obscurantisme (1933), Crevel revient sur ce mythe en y attribuant deux autres dimensions : celle d’Hermaphrodite et celle d’un fils cherchant à échapper à l’emprise d’un père castrateur. Il évoque aussi le mythe de l’Angélus de Millet dont Dalí sait « éclairer le récit ». Les propos de Crevel et Dalí sur ces deux mythes se font donc écho et se nourrissent l’un l’autre. Il est vrai que Crevel ne commentera jamais les productions du Catalan autour d’Hitler mais celles-ci sont liées à une réflexion commune. Premièrement, Crevel soutient Dalí de manière inconditionnelle, notamment lors de la tentative de Breton de l’exclure du groupe surréaliste en février 1934. Deuxièmement, il lui soumet ses propres textes idéologiques afin d’avoir son avis, comme l’atteste une lettre de Dalí de fin 1934-début 1935, que Crevel contrairement à ses habitudes garde. Ce document évoque la compréhension partagée du phénomène hitlérien mais l’attitude différente par rapport à la possibilité d’une révolution en collaboration avec les communistes. Dalí signale, en effet, qu’une divergence de perspective par rapport à l’action politique le sépare de Crevel. Ce dernier croit en l’intervention du PCF et en la révolution sociale comme réponse à la menace d’Hitler, Mussolini, Franco. Dalí, en revanche, n’y croit plus : la révolution ne peut se faire que sur le plan de l’imaginaire, car l’approche réellement dialectique, prenant en compte les délires dans leur objectivité, n’est pas envisagée au sein du PCF. L’action politique ne pourra donc qu’échouer laissant place à la guerre, vue par Dalí comme inévitable : l’histoire lui donnera raison.

Enfin, en lien avec le désengagement progressif de Dali par rapport à l’action politique, il convient de souligner son engagement dans les expérimentations surréalistes, la seule façon efficace pour connaître et faire connaître la réalité politique. En 1931, en compagnie de Crevel, Dalí donne à Barcelone une conférence organisée par le parti marxiste du Bloc Obrer i Camparol, et souligne la communauté d’esprit entre mouvement surréaliste et communisme. Au fil des années, il se montre cependant de plus en plus critique par rapport à tout discours politique, et en 1935 il refuse de participer activement à « Contre-attaque », un mouvement de lutte révolutionnaire fondé par Breton et Bataille : « Honnêtement je ne peux pas y prendre une part active et militante, car je N’Y CROIS PAS […]. Mon adhésion morale est entièrement avec vous, mais je ne peux pas participer activement à une chose devant laquelle je ne peux que penser aux ‘parodies de sublimation’, continuellement »[4]. Pour révolutionner la vie, il ne s’agit plus de s’engager dans la politique par l’art, mais plutôt de s’engager dans l’art par la réappropriation de tout discours (y compris le discours politique).

Dalí est le seul à explorer par les moyens offerts par le surréalisme, le phénomène hitlérien : Crevel comprend cette démarche alors que Breton n’y adhère pas. S’il admet la possibilité d’analyser cette situation politique d’un point de vue surréaliste, ce dernier souligne, dans une enquête intérieure sur les positions politiques de 1934, que cet examen ne peut se faire que sur le plan rationnel afin de mettre en évidence le processus de mystification qui est à l’œuvre dans le mouvement hitlérien et qui exploite affectivement les difficultés liées au Traité de Versailles et au chômage.

Finalement, le fait de figurer Hitler sous les traits d’une nourrice qui est objet et principe de délire, est un moyen pour Dalí de surmonter et discréditer l’hitlérisme en radicalisant la dimension irrationnelle de ce phénomène et en proposant ce qu’il appelle « des parodies de sublimation » : Hitler est donné à connaître sous la forme sublimée et parodique de la femme qui, par ses délires, nourrit les enfants.

Un confusionnisme au sein du groupe surréaliste

Breton motive l’exclusion de Dalí du groupe surréaliste en 1939 par des mobiles politiques et reprend, à cet effet, une lettre que le Catalan lui a adressée en 1935[5]. Ce décalage temporel souligne bien que les raisons réelles de l’expulsion sont à rechercher ailleurs.

Dès 1933, les mythes de Dalí constituent une critique indirecte des pères spirituels et, en particulier, une dénonciation de l’autoritarisme de Breton. Ils mettent aussi en œuvre un automatisme qui est fondamentalement différent de celui du chef du groupe surréaliste, et proposent des motifs (comme les spectres) qui rencontrent un grand succès parmi les intellectuels de l’époque[6]. Enfin, ils intègrent des éléments considérés comme réactionnaires par Breton (comme Hitler et Meissonier) ou liés à des instincts bestiaux et cannibales, donc éloignés de l’univers du merveilleux qui est le sien. Dalí est ainsi de plus en plus perçu comme un rival dans le domaine du surréalisme même.

En réalité, les mythes de Dalí autour de Guillaume Tell, l’Angélus de Millet et Hitler ont une portée qui dépasse la dimension purement politique. Par la convertibilité et la correspondance des figures, ils donnent à connaître, sur le plan irrationnel et selon l’approche dialectique prônée par les surréalistes, les relations parent-enfant et homme-femme, d’après les pulsions freudiennes de « vie-mort » et d’« amour-faim ». Ils constituent aussi un moyen de résistance aux totalitarismes idéologiques ainsi qu’un instrument pour « systématiser la confusion » au sein de la société et du groupe surréaliste lui-même.


[1] Cf. Astrid Ruffa, Dalí et le dynamisme des formes, Paris, Les presses du réel, 2009, p. 415-440.

[2] Pour les motifs des « fantômes » et des « spectres », Dalí s’inspire surtout de Picasso (cf. A. Ruffa, « Picasso, a Model Shaping Dalí’s « Spectral Surrealism »: Towards New Mythologies », Avant-garde studies, n. 1, automne 2015, http://thedali.org/wp-content/uploads/2016/01/RUFFA_Astrid_12.21.15.pdf, p. 6-8).

[3] Cf. Dimitrios Yatromanolakis, Greek Mythologies : Antiquity and Surrealism, Cambridge, Harvard University Press, 2012, p. 65-70.

[4] Cf. une lettre de Breton à Dalí, citée in José Pierre, « Breton et Dalí », Salvador Dalí, rétrospective 1920-1980, t. I, éd. D. Abadie, Paris, Centre Georges Pompidou, 1980, p. 137.

[5] Comme le montre William Jeffett, « Dalí et la politique », Salvador Dalí à la croisée des savoirs, éd. A. Ruffa, Ph. Kaenel, D. Chaperon, Paris, Éd. Desjonquères, 2007, p. 127-129.

[6] Cf. A. Ruffa, « Dalí, théoricien de l’art surréaliste. Métamorphose, trompe-l’œil et courbure », in Cahiers du Musée national d’art moderne, 121, n. 11, 2012, p. 83-84.

Queneau-Breton. Parcours croisés

Queneau-Breton. Parcours croisés
par Valeria CHIORE

[Télécharger l’article Queneau-Breton en PDF]

Introduction

Croisement

Paris, 28 juillet 1928 : Raymond Queneau se marie avec Janine Kahn, belle-sœur de Breton, après s’être rendu presqu’en secret avec elle sur la Côte d’Azur.

Le croisement Queneau-Breton, né à partir de 1924, semble être définitivement bouclé.

Dans une certaine mesure, toute familière, c’est vrai. Mais il y a, évidemment, des implications différentes, entre Queneau et Breton, que nous voudrions approcher maintenant. Elles caractérisent une parabole philosophique, artistique et intellectuelle qui mérite notre attention.

Les parcours croisés qui s’entrelacent entre eux – à partir du début des années vingt, et ensuite dans la période 1924-1930, et enfin durant toutes les années trente, au-delà des aspects familiers, sont en effet denses, riches, séduisants, et ils ont fait de Queneau, par respect à Breton, un surréaliste hétéroclite et rebelle1.

À cette séduction nous voulons nous soumettre, en suivant ses articulations intimes, la fascination (1919-1924), la rencontre (1924-1930), la rébellion (les années Trente), en analysant, de fois en fois, les éléments d’analogie, de rupture, de contiguïté.

1. Fascination

La période présurréaliste (1919-1924)

Queneau naît surréaliste, du moment où, à peine âgé de vingt ans, il connaît Breton, Leiris, Masson, qui l’introduisent dans leur milieu artistique et intellectuel. Un milieu très vivace, que le jeune Queneau fréquente avec un peu de timidité, marqué par des études de musique et de philosophie (son enfance au Havre avec Honegger ; ses études à la Sorbonne).

Étudiant à Paris, au début des années vingt, il se passionne – à la Sorbonne, faculté des Lettres et faculté des Sciences – des auteurs tels Leibniz et Proust, Guénon et Boutroux ; ou, encore, des thèmes plus divers qui fendent son ciel avec la force séduisante des météorites : l’inconscient, thème freudien, mais pas seulement freudien ; le rêve, un univers à part entière ; le hasard et la nécessité ; le monde de Fantômas et de Magritte ; l’univers de Soupault, Leiris et Breton.

La rencontre avec Breton s’impose, dans ce contexte, avec la force d’une nécessité inéluctable : si Breton n’eut pas été, le long de l’existence de Queneau, on aurait dû l’inventer.

Breton était, à cette époque, le collecteur de toute nouveauté, et le surréalisme dessinait, pour le jeune Raymond, un monde fabuleux, dans lequel il passera ses vingt ans, entre 1920 et 1929, jusqu’à ce que mûrisse, à la suite de nouvelles rencontres, sa rébellion anti-bretonienne.

Qu’est-ce qui ravit Queneau, dans l’univers Breton ? Quels sont les éléments de fascination qui capturent ce jeune génie timide et discret ?

L’inconscient, le rêve et le hasard, on disait : tout ce qui échappe au principe de réalité, aux idées claires et distinctes, au principium individuationis : tout ce qui se soustrait à la modernité, en se projetant vers le contemporain, souvent au-delà du contemporain ; tout ce qui, par rapport au réel, se pose en tant que mise entre parenthèses de la réalité : une fonction d’irréel, un ultra-réalisme, un sur-réalisme.

Ce n’est pas par hasard qu’il commence à noter, à partir de 1921, ses rêves, qu’il se propose de recopier dans son Journal2.

Ou, encore, qu’il commence à envisager des suggestions qui le conduisent vers l’aura surréaliste, tels, comme le souligne Claude Debon, « dissolution d’un monde déréalisé, appel au rêve, obsession du temps, misère humaine, paysages urbains, et déjà cette distance de l’écrivain qui engendre l’humour3 ».

Et enfin, vient le temps d’une inquiétude insaisissable qui, enregistrée dans un Autoportrait lucide en 1923, le mène tout naturellement vers d’autres frontières.

La vertu qui m’attire le plus – dit-il – est l’universalité ; le génie avec lequel je sympathise le plus est Leibniz. Mais je ne sais découvrir le côté de l’esprit – le détail – qui m’est propre. Accidents mystiques et crises de désespoir ; souci de métaphysique ; désir de sciences (mathématiques), d’érudition (bibliographie, histoire), de langues (cosmopolitisme) ; goût des voyages, de l’autre et du divers ; amour du réel, poésie, vie quotidienne, objets. /inquiétude du total, souci du complet, du tout, de la somme parfaite. /vision du particulier, du point dont on ne parle pas, du spécial dont on ne se soucie, etc. /irritabilité, susceptibilité. Périodes diverses. /Imagination énorme (gênante) : je m’imagine tout ce que je veux, en tous genres, sur toutes sortes de sujets ; je puis inventer des histoires sur n’importe quoi ; je crée des individus, des peuples, des événements, des livres, des villes. /Evidemment j’ignore la peinture, le sport, l’amour des femmes, l’humilité, la vertu, la sentimentalité, le commerce, la banque, l’industrie, l’agriculture, l’armée, la marine, la cuisine, la pêche, la chasse, plusieurs milliers de langues ou de dialectes ; je ne sais ni nager, ni danser, ni monter à la bicyclette, etc.4.

Universalité et détails particuliers et spéciaux, mystiques et désespoir, sciences mathématiques, érudition historique et bibliographique, et, surtout, une imagination énorme et gênante appellent un nouvel horizon de sens.

Les temps sont mûrs pour la rencontre.

2. La Rencontre

La période surréaliste (1924-1930)

…Et la rencontre se produit, en automne 1924, à travers la connaissance et la fréquentation de Leiris (connu en juillet 1924), Soupault (8 novembre), et, enfin, Breton (12 novembre).

Durant cette période, Queneau fréquente le Bureau central de recherches surréalistes, inauguré le 11 octobre 1924, 15 rue de Grenelle (secrétaire général Francis Gérard), ou encore les cafés Certa et Cyrano, lieux de rencontre des membres du mouvement.

Ici naît sa vocation surréaliste, une attitude qui s’articule pendant les années suivantes, en réalité une poignée d’années, utile, toutefois, pour poser son sceau sur toute une constellation de thèmes et d’arguments, marquée par la participation active du jeune Queneau à plusieurs initiatives surréalistes, de la Déclaration du 27 janvier 1925, à la collaboration à La Révolution surréaliste (n° 3 et 5, 1925 ; 9 et 10, 1927 ; 11, 1928), en passant par l’amitié avec le groupe de la rue du Château (Prévert, Tanguy, Marcel Duhamel) ; la participation à la bagarre du Vieux Colombier ; les visites aux expositions surréalistes.

C’est le cas, en 1927, de la première Exposition Tanguy (Yves Tanguy et objets d’Amérique, Galerie surréaliste, 16 rue Jacques-Callot) ; de l’Exposition Arp ; de Cadavres exquis ; ou encore, en 1928, de l’Exposition Man Ray ; ou enfin, à côté de ces expositions, du Gala Méliès, Salle Pleyel, 16 décembre 1929.

Le tout, avec la seule interruption de 1926, l’année des drapeaux et des régiments, quand il devra répondre à l’appel sous les drapeaux [en Algérie et au Maroc, entre autres, où il note, dans « Essai mort » (réflexions sur les possibilités de l’existence) :

[…]/Or – en moi, je crois devoir remarquer deux sortes de possibilités d’ordre individuel. /1° des possibilités d’ordre poétique et révolutionnaire/2° des possibilités d’ordre érudit et critique »]. Une interruption toutefois significative, comme il le souligne Debon, du moment où cette année coïncide avec la pratique des exclusions excellentes (« À peine Queneau a-t-il rencontré les surréalistes – note Debon – qu’il doit s’éloigner d’eux pour subir l’épreuve du service militaire. Lorsqu’il revient, le groupe a évolué. La crise a éclaté dès 1926 et les exclusions ont commencé. L’analyse précise de ses poèmes entre 1924 et 1930 doit tenir compte de ces faits. Ne peut-on découvrir déjà dans le poème “L’Archipel”, qui date de 1928, une attaque contre A. Breton, armé de sa pelle et de sa scie égoïne, dans un texte qui a déjà rompu avec l’écriture automatique ?5).

Le tout, jusqu’au 6 juin 1929, quand il se fâche avec Breton, inaugurant, à partir de cette date, une nouvelle tranche de vie, cadencée par de nouvelles amitiés, par de nouveaux horizons.

Une liaison continue et dense, évidemment, empruntée à une communauté de thèmes, d’esprit, de choix et de style intellectuel.

Thèmes et choix contenus soit dans les revues déjà citées, tout d’abord La Révolution surréaliste6, soit dans “Textes surréalistes”, les textes brefs, presque tous inédits, recueillis par la première fois dans le premier volume des Œuvres complètes éditées par Claude Debon chez Gallimard en 1989 (qui seront dorénavant nos références bibliographiques)7.

a. La Révolution surréaliste

La Révolution surréaliste, tout d’abord, qui représente le scénario dans lequel s’exerce la pensée du jeune Queneau pendant les années comprises entre 1925 et 1928, à travers plusieurs textes, écrits souvent à plusieurs mains avec Breton et les autres.

Il s’agit, en 1925, de Rêve, qui exprime ses premières réflexions sur le monde du songe et de l’imagination8 ; ou de La Révolution d’abord et toujours, qui, signé par plusieurs surréalistes, exalte un esprit révolutionnaire concret, capable de se confronter avec l’actualité du temps, de la paix de Brest-Litovsk – approuvée totalement, à la Guerre du Rif – repoussée, partout exprimant énergiquement sa méfiance par respect au concept de “patrie” (“étant donné – dit-il – que pour nous la France n’existe pas”)9.

Il s’agit encore, en 1927, de Hand off love, texte collectif de caractère morale, en défense de Charlie Chaplin attaqué par les ligues de décence américaines qui défendaient son épouse qui l’avait accusé à l’acte du divorce [les signataires exaltent Chaplin en tant que génie victime de la morale courante (“Le génie sert à signifier au monde la vérité morale, que la bêtise universelle obscurcit et tente d’anéantir”)]10 ; ou de Le Tour de l’ivoire, poème rêveur (“Encore une fois le crépuscule s’est dispersé dans la nuit/Après avoir écrit sur les murs DÉFENSE DE NE PAS RÊVER”)11.

Il s’agit enfin, en 1928, de plusieurs textes, parmi lesquels Le Dialogue en 1928, un échange rapide de questions-réponses parmi les surréalistes (Queneau dialogue ici avec Marcel Noll)12 ; un Compte rendu sur les séances de recherches sur la sexualité, une confrontation à plusieurs voix sans préjugés autour d’une sexualité libre et polymorphe13; un compte rendu sur l’exposition, à la Galerie surréaliste, de De Chirico, accusé d’avoir trahi, dans ses dernières œuvres, son sens originaire du mystère (“Une barbe lui a poussé sur le front, une vieille barbe de copiste, une sale vieille barbe de renégat, une sale vieille pâle barbe de vieillard”)14.

b. Textes surréalistes

Tous inédits, sauf les deux premiers (Rêve et Texte surréaliste), les Textes surréalistes, écrits entre 1924 et 1928 et publiés dans le premier volume des Œuvres complètes éditées par Claude Debon, comblent un manque dans l’Édition Queneau, en nous révélant – au de là de la première apparition de l’écriture phonétique et quasi automatique, des jeux verbaux, des libres associations, de la langue ainsi dite néofrançaise (Kathareousa, Demotiki) ensuite rejetée (Errata corrige, 1970) – un jeune intellectuel passionné de liberté et de rêves, séduit par la fascination du merveilleux et du perturbant, captivé par les phénomènes astronomiques et géologiques, ravi par les symboles numériques, les gestes inédits et les actes étranges, qui annoncent l’avènement des fous littéraires, ou, enfin, par le cinéma, qui marquera dans sa vie, à partir des années Quarante, une véritable tournure.

La rencontre des surréalistes en 1924 – soutient Debon déclenche une révolution dans l’écriture de Queneau. À la sage facture des poèmes précédents succède la libération des vers et des images15.

Et ce sont justement la libération et le rêve, la révolution et le cinéma, les thèmes principaux de ces textes.

La Liberté, tout d’abord, exaltée avec des accents libertaires, transgressifs, anti-sociologiques, tout à fait surréalistes :

Liberté ! Liberté ! Tu suffis, il y a cent cinquante ans, à jeter la France sur toute l’Europe ; il est vrai qu’alors c’était encore plus l’égalité, la raison qui animaient les armées révolutionnaires. Mais maintenant, Liberté, nous te voulons entière […] Combien je méprise ces sociologues qui ont fait de la liberté un simulacre infamant. Ils l’ont transformée en un fantoche pour réunions politiques, en une nouvelle oppression, en une formule gravée au-dessus des écoles, des casernes et des prisons […] On bafouille sans fin sur la liberté de conscience, mais de la liberté d’exprimer sa pensée il n’est jamais question, si ce n’est pour la limiter et la détruire […] Parlons donc de la liberté de l’esprit et de sa libération »16.

Liberté, donc, en tant que processus révolutionnaire de libération, libération de l’esprit, chanté par le jeune Queneau avec des accents qui font écho au surréalisme, qui précédent Foucault, Deleuze, Guattari et les thèses rebelles de l’antipsychiatrie à venir, qui font du jeune Queneau un esprit révolutionnaire et visionnaire :

L’homme qui professe la psychologie au Collège de France, cette pouilleuse institution, caractérise l’état mental psychasthénique par « l’incapacité d’éprouver un sentiment exact en rapport avec la situation présente » » – note Queneau. Mais, à son avis, « cette incapacité, cette « perte du sentiment du réel » […] que le psychiatre trouve chez ses malades, c’est en vérité les premiers symptômes de la libération de l’esprit17.

Et voici, alors, en faveur de cette libération, contre la psychologie et la psychiatrie classiques (il cite Pierre Janet, 1859-1947), les poètes, Gide et Valéry, Les Caves du Vatican et Monsieur Teste (« Les actes gratuits dont parla Gide, les mystérieuses révélations de M. Teste »), qui annoncent, à son avis, les présages d’une transformation radicale :

La libération de l’esprit n’est pas une étiquette de mouvement littéraire, c’est un défi à la vie présente, un appel aux forces inconnues, la base de la Révolution perpétuelle […] Nous apportons à ces abrutis [les hommes ordinaires] le feu, le désordre et l’anarchie […] Quand donc libérera-t-il cet oiseau qu’il couve dans ses mains, délictueux et magnétique, et dont le plumage chante la nuit pour adoucir le destin des étoiles ?18

Et, à côté de la liberté, le rêve, l’irruption du merveilleux (ce « fantôme obsédant et qui s’esquive et qui s’impose, malicieux et burlesque, que je rencontre parfois à mon grand étonnement »19), qui exerce, à son avis, une force irréductible de libération :

Les rêves ont toujours été pour moi non pas simplement un fugace événement nocturne, mais des mirages et des encouragements à résister à toutes les vexations et oppressions sociales […] Chaque fois que je puis trouver trace de rêve, dans q[uel] que œuvre que ce soit, je suis prêt a toutes les concessions. Le merveilleux, qu’il soit d’origine scientifique, littéraire, religieuse, m’a toujours captivé. Car, à chaque victoire de l’imagination sur le réel, un des liens qui retiennent notre esprit se détache et tombe. La libération commence et déjà on en aperçoit les conséquences formidables20.

Sans parler, évidemment, du cinéma, qui, fondamental dans l’esthétique surréaliste, devient dans ces premiers textes l’objet d’un véritable éloge :

Le cinéma n’est pas seulement une distraction dominicale non plus qu’une occasion à dissertations esthétiques. Nous y avons trouvé un nouvel enchantement. Le merveilleux qui nous délivre des nécessités physiques se développe de façon inattendue le long des films dits comiques et qui sont en réalité d’étonnantes œuvres se mouvant uniquement dans un domaine irréel21.

C’est le cas des Far West de légende, des machinations des vampires, des comédies de Charlie Chaplin, mais aussi de Buster Keaton (« qui plus qu’un autre nous a montré que le film burlesque américain tendait vers la féerie »), Le Cabinet du docteur Caligari. Et Queneau conclut :

À notre imagination le cinéma a donné des satisfactions aussi grandes que celles des stupéfiants. Dans les fauteuils du Ciné-Opéra, de Max Linder, de l’American Theater nous avons vécu de nouvelles heures de rêve22.

Liberté et libération, rêve et cinéma : des intérêts forts et clairs qui s’annoncent déjà dans ces courts textes.

Textes qui se posent en tant que véritable « réservoir de l’imaginaire23 », accueillant toutes les suggestions typiques de l’univers surréaliste, et qui deviendront ensuite les objets de la production la plus originale de Queneau : le goût pour le perturbant et pour le paradoxe, la propension pour les fous littéraires, l’attention aux symboles numériques, l’amour pour les bestiaires, la mer, les cristaux.

C’est le cas du personnage nommé Fissure, « qui mange ses yeux tous les soirs », qui nous rappelle Der Sandmann de Hoffmann (ce qui deviendra das Unheimliche, le perturbant de Nietzsche et de Freud)24 ; ou, encore, du récit Les habitués de la Bourse, composé en octobre 1925, riche de combinaisons numériques qui annoncent Bâtons, chiffres et lettres (« Technique du roman »)25 ; ou de sa particulière affection pour tous les phénomènes astronomiques et géologiques, qui prélude à La Petite Cosmogonie portative26 ; ou de son intérêt pour les gestes inédits, ou les actes étranges, qui annoncent son futur travail sur les fous littéraires27 ; et, en somme, tous les thèmes et les centres d’intérêt surréalistes énumérés dans ces pages :

Fétiches océaniens, psychanalyse, communisme, écriture automatique, fantômes, le marquis de Sade, révolution, amour, tableaux étranges, manifestes et manifestations, cinéma. Chanson du décervelage, chants de Maldoror, Hegel, Charlie Chaplin, Fantômas !28.

Sans parler des premières formes d’apparition de l’orthographe phonétique déjà citée29.

Le surréalisme se pose enfin en tant que source d’inspiration pour le jeune Queneau qui ensuite, dans une interview donnée à Noel Arnaud en 1948, à la question « Considérez-vous que le surréalisme a servi à élaborer (à imposer) une nouvelle conception de la poésie, de son rôle ? », répond : « Oui, le surréalisme a permis une nouvelle conception de la poésie ; d’une façon très confuse, mais c’est la première tentative depuis l’esthétique classique : il a dévoilé le caractère confondant de la poésie30 ».

Et pourtant le surréalisme, et surtout la figure totalisante de Breton, est destiné à devenir excessivement obsédant pour Queneau, pour ce génie assoiffé de connaissance et de liberté, qui n’accepte pas les indications, les prescriptions, les dogmes, ou bien les expulsions que Breton commence à faire à la fin des années vingt.

La rébellion se prépare. Et, avec elle, une véritable rupture. Une rupture qui porte un nom : Georges Bataille.

3. La Rébellion

Parcours croisés (les années Trente)

 « Je m’amuse d’ailleurs à penser qu’on ne peut sortir du surréalisme sas tomber sur M. Bataille », note sarcastiquement Breton dans le Seconde Manifeste du surréalisme (La Révolution surréaliste, 12, 15 décembre 1929)31.

Fier adversaire du pape du surréalisme pendant la période à cheval entre la fin des années vingt et le début des années trente, Bataille marque en effet la rupture entre Queneau et Breton. Et pourtant, animateur infatigable d’une entière constellation de revues – les revues éphémères et rebelles de l’entre-deux-guerres (qui recueilleront autour de soi les esprits les meilleurs de France, les plus vivaces, les plus engagés, leur permettant de se rencontrer, de s’affronter, de se croiser) – il tissera un réseau de contacts qui favorisera dans une certaine mesure la reprise des croisements entre les deux32.

Bataille et ses revues, éphémères et rebelles, représenteront, donc, en même temps, soit un élément de rupture qu’un élément de liaison entre Queneau et Breton, se configurant tel un nouveau domaine pour leurs parcours croisés.

a. Bataille en tant qu’élément de rupture entre Queneau et Breton

Ce sera Bataille, en effet, au début des années trente, qui détournera le rebelle Queneau de Breton, à l’époque de son attaque contre le surréalisme (« Dédé », Un cadavre, 1930)33.

Ce sera Bataille, encore, celui avec qui Queneau collaborera aux revues Documents (1929-31) et La Critique sociale (voir l’article Critique des fondements de la dialectique hégélienne, n° 5, mars 1932, signé par Bataille, mais conçu avec Queneau)34.

Et ce sera ensuite Bataille, celui avec qui il suivra successivement les leçons sur La Phénoménologie de l’Esprit hégélienne professées par Alexandre Kojève à l’École Pratique des Hautes Études, en 1933-193935.

Et ce sera enfin Bataille ; celui avec qui, dans la même période, Queneau songera au projet visant les fous littéraires qui aboutira aux Enfants du limon (1938) [un songe – un projet – qui sera repris ensuite, de son vivant, dans Bâtons, chiffres et lettres, 1950, et dans Fous littéraires et hétéroclites, Bizarre, n° 4, 1956, pour être enfin réalisé, posthume, en 2002, par Gallimard (le même éditeur qui l’avait initialement refusé !!!), dans Aux Confins des Ténèbres. Les fous littéraires]36.

***

Partons de « Dédé », court poème en vers, au vitriol, « Dédé » fait partie de Un cadavre (1930), violent pamphlet contre Breton, signé, entre autres, par Bataille, Leiris, Vitrac, Limbour, Desnos, Baron, Carpentier, Prévert, en réponse à l’« épuration du surréalisme » réalisée par Breton dans le « Second Manifeste » (La Révolution surréaliste, 15 décembre 1929), qui marqua un tournant dans l’histoire du mouvement et dans l’histoire intellectuelle de Queneau même qui, à partir dès lors, abandonna le surréalisme37.

En passant par Documents, revue dans laquelle Queneau publie What a life !, compte rendu d’un ouvrage anglais, repris dans Bâtons, chiffres et lettres38, et par La Critique sociale de Boris Souvarine (1931-1933), avec qui Queneau partage l’expérience du Cercle communiste démocratique et pour la revue duquel il conçoit, avec Bataille, l’article Critique des fondements de la dialectique hégélienne39 (entre parenthèse, Queneau déclara lui-même quelques perplexités devant une telle entreprise « Je n’ai guère les connaissances suffisantes pour faire figure de marxiste », Journal, le 9 octobre 1931 ; et, de sa part, Boris Souvarine en conservera le souvenir d’un jeune homme politique candide, d’un « humoriste de mentalité plutôt libertaire »)40.

En aboutissant à l’École Pratique des Hautes Études, où ils (Queneau et Bataille) connaissent Puech, Koyré et Kojève, qui les introduisent respectivement à la lecture de l’histoire des religions (gnose et manichéisme) et à la connaissance de La Phénoménologie hégélienne (les leçons de Kojève, recueillies par Roger Caillois, seront éditées par Queneau même, chez Gallimard, en 1947, sous le titre Introduction à la lecture de Hegel).

Sans parler des « fous littéraires », ces illustres méconnus, qui, entrelaçant folie et génie, séduisent profondément tous les deux (l’intérêt montré par Queneau n’est pas du tout accidentel, dans cette période, par respect pour Lacan)41.

b. Bataille en tant qu’élément de la nouvelle liaison Queneau-Breton

Et pourtant, Bataille (avec qui – attention ! – Queneau rompra en 1934, pour s’y réconcilier en 193942), dans le moment où se posera en tant qu’anti-Breton, redessinera successivement les liens de contiguïté entre Queneau et Breton, à partir de la moitié des Années Trente, lorsqu’il collaborera de nouveau avec le pape du surréalisme43.

La rébellion s’inscrira, alors, dans une plus vaste marge de proximité entre les deux, en y résultant, dans une certaine mesure, adoucie.

Ce sera le cas encore une fois des revues, de Minotaure (1933-39), à la nouvelle série de Documents (1934), jusqu’à Contre-Attaque (1935-36) et Acéphale (1936-39) et à sa complexe constellation de revue, secte, collège, encyclopédie (Encyclopédie Da Costa). Sans parler de sa propre revue, Volontés, fondée par Raymond Queneau avec, entre autres, Georges Pelorson et Henry Miller à la fin de 193744.

L’heureuse saison des revues de l’entre-deux-guerres, coïncidente avec les débuts du gouvernement du Front Populaire et empruntée au contexte intellectuel des tensions politiques et esthétiques parmi les avant-gardes des années trente – artistes, écrivains, savants et philosophes – qui, dans le moment où marque la rupture entre Queneau et Breton, en signe aussi les contours d’une nouvelle alliance possible.

L’heureuse saison des revues, qui proposait l’expérience exaltante d’un groupe de jeunes esprits libres et géniaux, qui se croisaient sur le terrain scabreux marqué par Hegel, Kierkegaard et Nietzsche (à l’ombre de Dionysos, de la mort de Dieu et de la conscience malheureuse) ; traversé par les nouvelles disciplines de la sociologie, de l’anthropologie et de l’ethnologie ; inquiété par Sade ; fulguré par le phosphore sulfureux des surréalistes.

Des esprits paradoxaux et scandaleux qui, tandis que le monde entier se préparait à se précipiter dans l’abîme de la Guerre, n’hésitaient pas à s’élancer vers des horizons nouveaux, au croisement de plusieurs domaines intellectuels, en dessinant un monde de funambules de la plume et de la pensée, séduits par l’art et l’écriture, la réflexion et la poésie.

***

Minotaure (1933-39), revue qui, dans l’intention originaire de l’éditeur Albert Skira, aurait dû être dirigée par Breton et qui, après ses incertitudes, sera dirigée initialement par Tériade, tandis que Breton figurera parmi les collaborateurs jusqu’à 1937, lorsque, en décembre, il acceptera de faire partie du Comité de direction45.

Documents, et aussi Documents 34, qui sera consacré, grâce à Breton, au surréalisme (Breton, Intervention surréaliste)46.

Contre-Attaque (1935-36), fondé le 7 octobre 1935 en tant qu’« Union de lutte des intellectuels révolutionnaires », proche du Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine, animé par Georges Bataille (qui déteste Breton dès le Second manifeste du surréalisme) et fréquenté par Breton jusqu’à 1936 et jusqu’aux déclarations « surfascistes » bataillennes. Et, à côté de « Contre-Attaque », mais séparée d’elle, « Acéphale », la revue « parallèle » de Bataille et Klossowski, qui s’intéressait non plus de politique, mais exclusivement de religion et de sacré en sens anti-chrétien et tout à fait nietzschéen, bien représenté par le Collège de Sociologie : Breton exclu, la revue restera en tout cas liée au pape du surréalisme à travers André Masson, qui y collaborera constamment47.

Volontés, enfin, dans laquelle Queneau écrit plusieurs articles, entre 1938 et 1940, souvent en polémique avec Breton, « poursuivant – comme le soutient Van der Starre – la polémique engagée contre les surréalistes et précisant ses choix esthétiques »48.

En guise de conclusion

Bataille et l’heureuse saison des revues des années trente, donc, tel élément de rupture, mais aussi de proximité entre Queneau et Breton, dans le sillage d’un parcours croisé qui semble destiné à s’entrelacer constamment, infiniment.

Une saison heureuse et hybridée, destinée, toutefois, à déboucher sur une nouvelle angoisse, sur un nouveau désarroi : la guerre qui était aux portes, la guerre qui arrachera tant d’esprits géniaux de Paris et de la France, pour les emmener vers bien d’autres destins.

Les temps heureux changeront rapidement : le parcours intellectuel de Queneau prendra d’autres directions, et, avec lui, le monde entier.

 


1. R. Queneau, Textes surréalistes, dans R. Queneau, OC I, éd. C. Debon, Paris, Gallimard, 1989, « Pléiade », p. XXVII.

2. « 1921, juillet : Il commence à noter ses rêves sur des feuillets qu’il se propose de recopier dans le Journal » (C. Debon, « Chronologie », dans R. Queneau, OC I, p. XLVIII).

3. C. Debon, « Introduction », id., ibid., p. XXVII.

4. R. Queneau, « Autoportrait, 26 janvier 1923 », « Chronologie », dans Queneau, OC I, p. XLIX-L.

5. C. Debon, « Introduction », id., ibid., p. XXVIII.

6. La Révolution surréaliste (1924-1929), la plus célèbre des revues surréalistes, fut initialement dirigée par Pierre Naville et Benjamin Péret et ensuite par André Breton.

7. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 987-1067.

8. R. Queneau, « Rêve », dans La Révolution surréaliste, n° 3, 1925. Ce texte figure aussi dans Textes surréalistes, dans R. Queneau, OC I, p. 989-990.

9. R. Queneau, « La Révolution d’abord et toujours », dans La Révolution surréaliste, n° 5, 15 oct. 1925, p. 31. Dans le même numéro, Queneau signe aussi un Texte surréaliste (p. 3-4).

10. R. Queneau, Hand off love, dans La Révolution surréaliste, n° 9-10, 1927, p. 6.

11. R. Queneau, Le Tour de l’ivoire, dans La Révolution surréaliste, n° 9-10, 1927, p. 21.

12. Le Dialogue en 1928, dans La Révolution surréaliste, n° 11, 1928, p. 7.

13. Compte rendu sur les séances de recherches sur la sexualité, dans La Révolution surréaliste, n° 11, 1928, p. 32-40.

14. R. Queneau, A propos de l’exposition Giorgio de Chirico à la Galerie surréaliste, 15 février-1er mars 1928, dans La Révolution surréaliste, n° 11, 1928, NP. Dans le même numéro paraît un Texte surréaliste, p. 13-16.

15. C. Debon, « Introduction », dans R. Queneau, OC I, p. XXVII. Et pourtant Debon souligne, au-delà des convergences évidentes entre Queneau et les surréalistes [« une partie des poèmes pourrait passer pour une défense et illustration du premier Manifeste du surréalisme d’André Breton (le principe associatif qui préside à l’écriture, les thèmes, révolte contre les institutions, ennui, érotisme, rêve »)], des différences entre eux quant à une certaine sécheresse, à un certain malheur, aussi qu’à un manque d’homogénéité dans cette période (p. XXVIII).

16. R. Queneau, Textes surréalistes, I, OC I, p. 1001-1002.

17. R. Queneau, Textes surréalistes, IV, OC I, p. 1004-1005.

18. Ibidem.

19. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1026. Les rêves représenteront un intérêt fondamental pour Queneau : 1973, 18-24 juin, lorsque le livre de Perec, La Boutique obscure, lui inspire « l’idée de raconter des petits faits comme des rêves », qu’il réalise en tant que « faux récits de rêve » qui deviendront ensuite « Des récits de rêve  à foison » (Sur ce point, voir : C. Debon, « Chronologie », dans R. Queneau, OC I, p. LXXVIII).

20. R. Queneau, Textes surréalistes, III, OC I, p. 1003-1004.

21. R. Queneau, Textes surréalistes, II, OC I, p. 1002-1003.

22. Ibidem.

23. C. Debon, « Notice », dans R. Queneau, OC I, p. 1600.

24. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1024.

25. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1016-1019.

26. R. Queneau, Textes surréalistes, OC  I, p. 1027.

27. « Je pense encore qu’il y a des fous plus intéressants que d’autres » (R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1047).

28. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1042.

29. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1045 [« On a les relations que l’on peut et quant à savoir ce kcé qu’une blatte ? », s’interroge Queneau. Et Debon commente : « Cette apparition de l’écriture phonétique mérite d’être saluée » (C. Debon, « Notes et variantes », dans R. Queneau, OC I, p. 1612)].

30. N. Arnaud, « Avec Raymond Queneau », Bulletin international du surréalisme révolutionnaire, janvier 1948, cité par C. Debon, « Introduction », dans R. Queneau, OC I, p. XXXII-XXXIII.

31. A. Breton, Second Manifeste du surréalisme (La Révolution surréaliste, n° 12, 15 décembre 1929). Sur ce point, voir : M. Lecureur, Raymond Queneau, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 128.

32. « Bataille se lie “d’une amitié étroite” avec Raymond Queneau à l’époque de la polémique contre Breton (Un cadavre). Plus tard, ils suivent ensemble les cours d’Alexandre Kojève sur Hegel. Ils collaborent à La Critique sociale. La Critique des fondements de la dialectique hégélienne que publie la revue dans son n° 5 (mars 1932, O. C., t. I, pp. 277-290), longue étude rédigée par Bataille seul, est le fruit de discussions approfondies. Cet article (dont Bataille mentionne toujours qu’il est écrit “en collaboration avec Raymond Queneau”) est repris dans Deucalion, n° 5, octobre 1955, p. 45-59. Ensemble encore, ils ont travaillé à réunir la documentation d’un livre sur les “fous littéraires” qui aboutira à la publication des Enfants du limon (Queneau) » (S. Monod, « Notes », dans G. Bataille, OC XI, éd. S. Monod, Gallimard, Paris, 1988, p. 576). Une curiosité : à Billon, en Juin-Juillet 1982, une exposition sera organisée autour de Bataille-Queneau-Boiffard.

33. R. Queneau, « Dédé », Un cadavre, Paris, 15 janvier 1930 (ensuite dans R. Queneau, Poèmes publiés non repris en volume, dans OC I, p. 711).

34. Documents (1929-31), revue éphémère (seulement 15 numéros), mais fondamentale dans la culture française de l’entre-deux-guerres, dirigée par Georges Wildenstein, marchand d’art, et Georges Bataille, qui en fait sa tribune et son œuvre, se pose – à partir du pluriel du titre, comme le souligne Georges Didi-Huberman au croisement des domaines différents des sciences humaines, de la littérature et de l’art, se posant en porte-parole du surréalisme dissident à tendance documentaire, violemment contraire à l’idéalisme de Breton (A ce propos, voir : M. Preston – A. Reverseau, Documents, une revue symbole, « Littératures modes d’emploi », 27). La Critique sociale (1931-1934), revue du Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine, recueillit, dans ses 11 numéros, plusieurs articles de Bataille et de Queneau.

35. A. Kojeve, Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie de l’Esprit professées de 1933 à 1939 à l’École des Hautes Études, éd. R. Queneau, Paris, Gallimard, 1947.

36. R. Queneau, Les Enfants du limon, Gallimard, Paris, 1938 ; id., Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, Paris, 1950 ; id., « Fous littéraires et hétéroclites », Bizarre, n° 4, 1956 ; id., Aux Confins des Ténèbres. Les fous littéraires, Paris, Gallimard, 2002.

37. Sur ce point, voir : C. Debon, « Notes et variantes », dans R. Queneau, OC I, p. 1500-1501. Le titre fait écho à celui du pamphlet publié en 1924 à la mort d’Anatole France. Le ton dur, violent, sacrilège vise sur un vers iconoclaste recourant comme un refrain et tiré de « Épitaphe pour un monument aux morts à la guerre », publié par Péret dans le n° 12 de La Révolution surréaliste. À ce tract Breton répondra à travers « Avant,/Après », qui paraîtra dans l’édition en volume du Second Manifeste du surréalisme. Sur ce point, voir : « Chronologie », dans A. Breton, OC I, éd. M. Bonnet, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1988, p. LVI.

38. R. Queneau, What a life !, dans Documents, 1930, n° 5 (ensuite dans R. Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, Paris, 1950).

39. G. Bataille, Critique des fondements de la dialectique hégélienne, dans « La critique sociale », n° 5, mars 1932 (ensuite dans Premières confrontations avec Hegel, Critique, 1966, 195-196, numéro monographique sur Bataille ; ensuite dans les OC I de G. Bataille, introd. M. Foucault, Paris, Gallimard, 1970, p. 277-290).

40. Sur ce point, voir : M. Lecureur, Raymond Queneau, op. cit., p. 138 sq.

41. Id., ibid., p. 131 sq.

42. 18 octobre : « en permission, […] à Paris, il va voir G. Bataille à la Bibliothèque nationale : “Je me sens de nouveau son ami” » (C. Debon, « Chronologie », dans R. Queneau, OC I, p. LVIII). Sur ce point, voir : M. Lecureur, Raymond Queneau, op. cit., p. 145-147.

43. Bataille même réfléchit sur le croisement entre Queneau et Breton, louant, de fois en fois, soit l’un que l’autre, en rappelant à plusieurs reprises la contiguïté entre Queneau et le surréalisme. C’est le cas de l’article Le surréalisme et sa différence avec l’existentialisme, où Bataille compte Queneau parmi les surréalistes [« Le fait d’André Breton était le coup de foudre lui-même. Frappé de la portée de la décision, il eut moins le souci de donner ses raisons que d’exprimer la violence de ses sentiments. Ce qui compta d’abord à ses yeux fut de communiquer un état tranché : il répondit à l’exigence de la passion plutôt qu’à celle de convenances intellectuelles […] ses écrits associaient à l’expression de leur objet les mouvements contenus de la colère. En chacune de ses phrases, il y va du destin infini de l’homme […] Le plus étrange est que le coupable avait bien vu à quelles conditions il pouvait parler. S’il s’était exprimé personnellement, ce n’aurait pas été soutenable. Mais la force de conviction qui l’animait lui permit de lier au jeu un certain nombre de personnes dont les noms aujourd’hui se lisent de tous cotés non des liens extérieurs de l’action, mais de ceux plus intimes de la passion » (G. Bataille, « Le surréalisme et sa différence avec l’existentialisme », Critique, n° 2, 1946, dans G. Bataille, OC XI, p. 73). Ici Bataille nomme, entre autres, en note, Queneau]. C’est le cas, encore, de l’article La méchanceté du langage, où Bataille exalte le style implicitement surréaliste de Queneau de Saint-Glinglin ou de L’Instant fatal, où « la poésie décompose la simplicité motivée des données intellectuelles : elle passe à une vérité plus profonde. Les choses n’y ont plus leur valeur d’usage. Chacune d’elles est objet de désir ou d’aversion, d’hilarité ou d’effroi » (G. Bataille, « La méchanceté du langage », Critique, n° 31, 1948, dans G. Bataille, OC XI, p. 388). Queneau, quant à lui, donnera une interview au Bulletin international du surréalisme révolutionnaire, le 1er janvier 1948 ; il collaborera au numéro 1 de la revue Le Surréalisme révolutionnaire, 1948, attaqué par Breton ;  il donnera une conférence à Clermont-Ferrand, le 14 février 1951, intitulée « Du surréalisme au classicisme » ; il interviendra le 10 novembre 1953 en faveur de Breton, accusé de dégradation des monuments publiques.

44. Minotaure (1933-39), édité par Albert Skira, avec la collaboration des surréalistes André MassonMan RayMiró, Dali, MagritteMax ErnstMarcel Duchamp, qui en dessinèrent les couvertures, de même que Picasso, De Chirico et Matisse, se proposait de « publier […] la production d’artistes dont l’œuvre est d’intérêt universel », sans isoler les arts plastiques de la poésie, et visant à dominer son temps, au lieu de se contenter de le refléter. Documents 34, Intervention surréaliste, nouvelle série, n° 1, juin 1934, rédigé par E.L.T. Mesens et J. Stéphane, illustré par Man Ray, Balthus, Dalì, Duchamp, Magritte, Tanguy et rédigé, entre autres, par Breton et Caillois. Contre-Attaque (1935-36), Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, animé par Bataille et Breton et, pendant un moment, par Roger Caillois, réunira dans sa courte vie les surréalistes et leurs sympathisants, des membres du Cercle communiste démocratique, alors en pleine décomposition, et qu’on appelait par commodité les « souvariniens » ou encore le « groupe Bataille », et, en marge de ces deux fractions organisées, des indépendants, qui s’agrégèrent parfois à l’un ou l’autre bloc, tenant leur séances initialement au Palais Royal, et ensuite place Saint-Sulpice, au Café de la Mairie du VIe arrondissement, se divisant, en dehors des séances plénières, en deux circonscriptions géographiques : le groupe Sade, rive droite, et le groupe Marat, rive gauche. À ce propos, cf. H. Dubief, « Témoignage sur Contre-Attaque (1935-1936) », Textures, 1970, p. 52-60. « Acéphale » (1936-39), dirigé par Georges Bataille, connut seulement cinq numéros, animés, au-delà de Bataille, par Roger Caillois, Pierre Klossowski, Jules Monnerot, Jean Rollin, Jean Wahl et André Masson, qui en illustrera toutes les couvertures. À côté de la revue sera organisé une société secrète, dont l’histoire demeure entourée de mystère. « Volontés », revue fondée en 1937 par Joseph Csaky, Pierre Gueguen, Eugen Jolas, Frederic Joliot, Henry Miller, Georges Pelorson, Raymond Queneau, Camille Schuwer. À côté de ces revues, on ne peut oublier « Inquisitions » (1936), « Organe du Groupe d’Études pour la Phénoménologie Humaine », revue qui comptera seulement un numéro (en raison des divergences nées au sein du groupe directorial entre la branche communiste représentée par Louis Aragon et Tristan Tzara d’une part et Roger Caillois de l’autre) et qui, dirigée entre autres par Roger Caillois, lui aussi initialement ami de Breton et ensuite scissionniste, contribue à nourrir de surréalisme le climat intellectuel de l’époque. Le numéro, publié à Paris par les Éditions Sociales Internationales et dirigé par Louis Aragon, Roger Caillois, Jules-M. Monnerot, Tristan Tzara, eut la collaboration de Louis Aragon, Jean Audard, Gaston Bachelard, P. Boudot, Claude Cahen, Roger Caillois, Raymond Charmet, René Crevel, René Etiemble, Alain Girard, Jules-M. Monnerot, Pierre Robin, Jacques Spitz, Paul A. Stephanopoli, Tristan Tzara.

45. Sur ce point, voir : M. Bonnet, « Chronologie », dans A. Breton, OC II, éd. M. Bonnet, « Pléiade », Gallimard, Paris, 1992, pp. XXXVIII et LIV.

46. « “Intervention surréaliste” serait ainsi pour 1934 l’équivalent de ce que fut pour 1929 le numéro spécial de Variétés “Le Surréalisme en 1929’’ » (M. Bonnet, « Chronologie », dans A. Breton, OC II, op. cit., p. XLI).

47. Sur ce point, voir : G. Zuccarino, Klossowski, Nietzsche e « Acéphale », dans « Quaderni delle Officine », XXV, Gennaio 2012, p. 4-5 : « Il contesto è quello, vivace e turbolento, delle effimere aggregazioni che si creano a Parigi in quel periodo. Nel 1935, ad esempio, nasce l  “unione di lotta degli intellettuali rivoluzionari” che prende il nome di “Contre-Attaque”. Rappresenta un tentativo di unire, sul piano politico, le forze del piccolo gruppo capeggiato da Bataille (del quale fa parte, appunto, anche Klossowski) e quelle della più corposa e organizzata schiera dei surrealisti di André Breton. Pur essendo accomunati da posizioni di sinistra, Bataille e Breton non sono fatti per intendersi: il loro stile di pensiero e le loro strategie d’azione restano diverse, tanto che l’unione si dissolve dopo pochi mesi. Bataille si lancia allora in altre due iniziative, gestite stavolta assieme agli intellettuali cui si sente più vicino : il Collège de Sociologie e “Acéphale”. I progetti si sviluppano in parallelo, ma l’intreccio viene reso più complesso dal fatto che la formula « Acéphale » indica due realtà distinte, l’una essoterica (la rivista che reca quel titolo) e l’altra esoterica (la setta designata con lo stesso nome). Tale interdipendenza viene descritta da Bataille in un testo autobiografico assai più tardivo, scritto in terza persona: « Dissoltosi Contre-Attaque, Bataille decise immediatamente di formare, con i suoi amici che vi avevano partecipato, tra cui Georges Ambrosino, Pierre Klossowski, Patrick Waldberg, una “società segreta” che volgesse le spalle alla politica e prendesse in considerazione solo un fine religioso (ma anticristiano, essenzialmente nietzschiano). Questa società si costituì. Il suo intento si tradusse in parte nella rivista Acéphale, che ebbe quattro numeri tra il 1936 e il 1939. Dopo pochi mesi. Bataille si lancia allora in altre due iniziative, gestite stavolta assieme agli intellettuali cui si sente più vicino: il Collège, fondato nel marzo 1936 [in realtà, nel 1937], fu in qualche modo l’attività esteriore della “società segreta” ».

48. E. Van Der Starre, Au ras du texte : douze études sur la littérature française de l’après-guerre, Amsterdam-Atlanta, 2000, p. 55.