Salvador Dali et ses « mythes » rebelles

Salvador Dali et ses « mythes » rebelles

par Astrid RUFFA

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On explique souvent la rivalité croissante entre André Breton et Salvador Dalí durant les années 1930 par l’« hitlérisme » du Catalan. En réalité, Dalí peut être considéré comme un « rebelle » du surréalisme qui œuvre au sein même du groupe dirigé par Breton, en raison de sa conception spécifique du surréalisme, ainsi que du durcissement progressif de ses vues et de ses pratiques. Dans le cadre de cet article, on soulignera la nature fondamentalement différente du surréalisme élaboré par Dalí et, en même temps, sa volonté d’être reconnu par Breton en 1930 ; on mettra ensuite en évidence la façon dont Dalí manifeste et radicalise cette différence au fil des années 1930, tant sur le plan théorique que sur le plan de ses créations. On s’intéressera, en particulier, aux « mythes » construits par le Catalan autour de Guillaume Tell, de l’Angélus de Millet et d’Hitler. Ces productions sont de moins en moins acceptées par Breton mais elles sont toutes issues d’une réflexion commune avec Crevel, le surréaliste le plus engagé dans l’action politique et le plus proche du communisme, ce qui permet de nuancer et repenser le prétendu « hitlérisme » de Dalí.

Un surréalisme fondamentalement différent

Entre 1927 et 1929, Dalí développe une approche intégrant progressivement les vues de Breton, en passant d’un « anti-art » machiniste à un « anti-art » surréaliste. En particulier, il prône l’adoption d’un regard documentaire, sur le modèle de l’homme de science qui observe un objet au microscope et le découvre tout différent. Dans le cadre du machinisme, ce voir novateur est possible grâce à l’automatisme de l’œil considéré comme une machine. Dans le cadre du surréalisme, le regard est en revanche nourri par l’automatisme psychique : l’objet se fait énigmatique et devient l’indice de la pensée subconsciente. Cette esthétique conduit Dalí à mettre en scène, sur le plan visuel ou descriptif, des objets qui se déforment, se liquéfient, se fragmentent devenant irreconnaissables et participant à la fois du monde intérieur et du monde extérieur. Dans Quatre Femmes de pêcheurs à Cadaqués/Soleil (1928), les corps sont si dépaysés et déformés qu’ils évoquent des doigts, des organes génitaux, des yeux, des visages, des seins, etc.

Dans l’impossibilité d’aller plus loin dans l’entreprise de fragmentation des objets, Dalí est amené à élaborer l’activité « paranoïaque-critique » dès 1929-1930. Il ne s’inspire plus de la vision documentaire du scientifique, mais de la vision interprétative du paranoïaque : tel que redéfini par Dalí, le paranoïaque parvient à voir ce qu’il désire au niveau subconscient et cela en projetant automatiquement l’idée obsédante dans les contours ou les structures des objets réels. Ainsi, une même forme peut se référer à des objets totalement différents comme dans l’image multiple Visage paranoïaque (1935), qui peut renvoyer à un paysage africain, à un visage à la Picasso (selon Dalí) ou au visage de Sade (selon Breton). Cette vision est à la fois subjective, car liée à un fantasme personnel (aspect « paranoïaque »), et objective, car vérifiable dans les formes des objets (aspect « critique »).

En 1929, Breton est fasciné par les images daliniennes mais il est aussi méfiant face aux éléments scatologiques qui figurent, par exemple, dans Le jeu lugubre (1929) et qui appartiennent à la bassesse matérielle prônée par Bataille. Dans la préface au catalogue de la première exposition de Dalí à Paris, en 1929, il exhorte ainsi le Catalan à découvrir la Cimmérie, cette région mythique et archaïque où dominent le désir et la merveille contre la raison et le bas matérialisme. En quête d’une place au sein du mouvement surréaliste à la suite de sa rupture violente avec ses collaborateurs catalans, Dalí emprunte alors la voie désignée par Breton : dans le volume La Femme visible (1930), il signale que les éléments bas ne sont que des images doubles cachant et révélant la « désirée terre des trésors » d’après une transmutation alchimique. Ainsi, l’« âne pourri », titre du premier texte de l’ouvrage, cache et révèle la pierre précieuse, les deux étant analogues par leur caractère brillant. Par la sublimation de tout élément bas, Dalí reprend aussi l’imaginaire alchimique que Breton mobilise dans le Second Manifeste du surréalisme (1930) pour défendre la valeur cognitive et noble de l’entreprise surréaliste ainsi que pour dénoncer la pratique de ces philosophes-excréments tel que Bataille, fondée sur une altérité non transposable sur un autre plan. Cette réflexion commune autour de l’imaginaire alchimique se manifeste d’ailleurs dans le frontispice conçu par Dali pour le Second Manifeste du surréalisme. Le Catalan y met côte à côte deux objets formellement analogues mais de signification opposée : un « excrément » et un « diamant », une figure de la pierre philosophale.

On comprend alors l’accueil enthousiaste de Breton. Dans le prière d’insérer pour cet ouvrage, avec Eluard, il souligne la portée cognitive de l’activité paranoïaque-critique et cela « sans bassesse inutile », la bassesse des images de Dalí étant désormais vue comme un « état organique passager ». Il place aussi ce mode de création sous le signe de la « pensée dialectique » qui est adoptée par les surréalistes en 1930 et qui postule l’opposition et l’unité des contraires : la possibilité de joindre la « paranoïa » et la « critique » s’inscrit précisément dans ce type de démarche.

Si Dalí dote le surréalisme d’un instrument qui produit une connaissance irrationnelle et partageable, il propose aussi une approche qui est fondamentalement différente de celle de Breton. La finalité du surréalisme est la même et est liée à cette « crise de conscience » qu’il s’agit de provoquer sur le plan moral. Cependant, le moyen employé – c’est-à-dire l’automatisme psychique – est entendu différemment : Dalí radicalise les vues de Breton jusqu’à les renverser. Pour le Catalan, la pensée subliminale n’est pas passive et seulement perceptible par des sens intérieurs (l’ouïe), mais elle se fait active et visible dans le monde extérieur en investissant les formes des objets. En outre, elle ne se matérialise pas seulement sous la forme de traces mais elle se donne à voir par des analogies formelles. L’image surréaliste est également conçue autrement : elle n’est plus ce mouvement de rapprochement de deux réalités éloignées donnant lieu à une « étincelle » comme chez Breton, mais elle se fonde sur un mouvement de dissociation de deux ou plusieurs contenus condensés, suite à une surdétermination instantanée du monde extérieur par le monde intérieur.

En 1930, Dalí ne souligne pas ces différences conceptuelles, mais il tient plutôt à inscrire son projet dans la lignée de celui de Breton. Au fil des années, cependant, ses prises de position se durcissent et, dans la Conquête de l’irrationnel de 1935, il revendique explicitement la supériorité de ses activités face aux « graves inconvénients » liés à l’automatisme passif.

Quant à Breton, au moment où il devient urgent de redéfinir l’articulation entre mondes extérieur et intérieur, il trouve chez Dalí une voie pour repenser son propre surréalisme : il réaffirme l’idée d’« automatisme psychique pur », en y intégrant une dimension objective et interprétative. Ce renouvellement théorique est frappant si l’on considère la conception de Breton des arts visuels. Dans Le Surréalisme et la peinture (1928), aucune valeur n’est accordée à ce qui, traditionnellement, caractérise l’image picturale, notamment son lien au monde extérieur et sa dimension visuelle : subordonné à l’écriture, l’art surréaliste est conçu comme l’imitation d’un « modèle purement intérieur » de type auditif et comme une trace d’une réalité psychique. Suite à l’apport de Dalí, la position de Breton évolue. Commentant en 1936 la méthode d’Oscar Dominguez dans « D’une décalcomanie sans objet préconçu (décalcomanie du désir) », Breton propose, en effet, une formule à « incorpor[er] aux “Secrets de l’art magique surréaliste” », un pendant du « secret » de l’écriture automatique qui prend en compte les arts visuels avec leurs caractéristiques propres. Deux phases créatives successives sont décrites : celle de la fabrication, par des gestes mécaniques, de l’image en dehors de toute intentionnalité consciente, ce qui permet au subconscient de s’exprimer dans sa pureté, et celle de l’interprétation consciente des formes apparues sur la feuille.

Cette recette prévoit, comme chez Dalí, la mise en forme interprétative de l’objet ainsi que la mobilisation de la perception visuelle et de la réalité extérieure. Cependant, pour Breton, l’interprétation des formes perçues n’est pas le moyen d’expression du subconscient : elle n’intervient pas subitement et automatiquement mais a posteriori, lors d’une deuxième étape, et elle s’opère en toute conscience. Ce qui prime c’est la première étape renvoyant à un « état de grâce » qui permet d’entrer en contact avec la pensée subliminale à l’état pur.

Finalement, n’accordant pas de rôle moteur au processus interprétatif, Breton restera toujours fidèle à l’idée d’un automatisme psychique qui s’exprime de manière passive et à l’état pur (en dehors de tout geste de « mise en forme »). Ainsi, quand le chef du groupe surréaliste intègre l’imaginaire de l’activité « paranoïaque-critique », il le détourne de manière importante. Cette réappropriation est féconde : elle permet à Breton de réorienter et re légitimer ses vues ; elle permet à Dalí d’être reconnu au sein du groupe surréaliste et de poursuivre ses explorations.

« Spectres » et « fantômes » : une pensée subconsciente de plus en plus interventionniste

La différence fondamentale qui sépare les deux imaginaires ne tardera pas à se manifester : dès 1933-1934, Dalí radicalise son approche ainsi que ses pratiques. Sur le plan conceptuel, il insiste de plus en plus sur l’aspect actif et interprétatif de l’automatisme psychique, en prenant comme modèle l’espace-temps de la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein. Il comprend cette notion de manière erronée mais féconde, c’est-à-dire comme une entité invisible, active et physique dont la courbure détermine non pas la trajectoire des corps mais leur forme[1]. Tout se passe comme si l’espace-temps structure à son image les objets, qui deviennent à leur tour mous et courbes. Or, la pensée « paranoïaque-critique », à l’instar de cet espace-temps, devient pour Dalí un espace psychique invisible mais objectif qui ne se limite plus à investir les objets mais qui leur imprime aussi sa propre courbure. Dans « Les nouvelles couleurs du sex-appeal spectral » (1934), Dalí conçoit ainsi deux nouvelles catégories de figures. Il y a d’abord les « fantômes », des corps courbés et obèses dont le volume permet la concrétisation de la pensée subconsciente. La nourrice hitlérienne – qui, avant la censure de Breton, portait un brassard avec une croix gammée – avec son dos tendre, arrondi et immense en est l’archétype. On la trouve dans des textes comme La conquête de l’irrationnel (1935) et dans plusieurs toiles comme Le sevrage du meuble-aliment (1934), L’énigme sans fin (1938), L’énigme d’Hitler (1938). Radicalisant la catégorie des « fantômes » jusqu’à la renverser, Dalí propose ensuite les « spectres » qui sont exemplaires d’une pensée subconsciente encore plus active et même cannibale : celle-ci détruit tout volume et façonne la structure du corps en le courbant et en le décomposant. La mante religieuse qui est dotée d’un érotisme cannibale et qui dans la pose de l’expectation préliminaire est courbée par le désir, en est l’archétype. Or, dans les toiles de Dalí de 1934-36, les figures spectrales sont omniprésentes : citons Le spectre du sex-appeal (1934), où une figure osseuse, désarticulée, dénudée, courbée, fossile et partiellement molle s’impose au spectateur[2]. Tout comme les « fantômes », les « spectres » sont aussi utilisés par Dalí dès 1933 pour créer ou recréer ses propres mythes.

Les mythes rebelles de Guillaume Tell, de l’Angélus de Millet et d’Hitler

À nouveau, une différence importante sépare Breton et Dalí quant au processus de création des « mythes ». Le chef du groupe surréaliste, tout comme Aragon, rejette sur le plan théorique tout apport culturel lié à l’ancien. Dès lors, la mythologie est à concevoir uniquement dans le présent du monde moderne comme lors d’une flânerie dans Paris. Sur le plan de la pratique littéraire, la réalité est bien plus complexe, car la mythologie ancienne est un paradigme bel et bien mobilisé pour mettre en cause le mode de pensée établi et pour créer des mythes nouveaux[3]. Déjà, dans Nadja, Breton met en scène un réel au-delà de la logique rationnelle en associant Nadja à des figures de la mythologie grecque (le Sphinx, la Gorgone, Hélène) ou du Moyen Âge (Mélusine).

Quant à Dalí, concevant un automatisme psychique qui est d’emblée interprétatif, il conçoit la création mythique comme une réappropriation irrationnelle de tout élément du présent et du passé, dont les mythes anciens. Or, c’est dès 1930 et avec Crevel que Dalí réfléchit à une mythologie moderne. Le premier jalon de cette collaboration est constitué par « C’est la mythologie qui change » (1930), un texte anonyme attribué à Crevel mais qui en réalité est rédigé par Dalí et relu par Crevel, comme Vicent Santamaria de Mingo me l’a signalé et comme l’atteste un manuscrit de Dalí à la Fondation Gala-Salvodor Dalí. Ici, le mythe est conçu en opposition à l’idée freudienne d’une survivance de tabous primitifs, et est vu comme une représentation à signification morale (maternité, vieillesse…) produite par un processus de projection-objectivation du monde affectif, faisant l’objet d’un transfert collectif. En particulier, Dalí suppose qu’il y a des constantes symboliques dans le langage subconscient, qui s’expriment au fil des siècles dans toute sorte de phénomènes : toute mythologie moderne se doit de les réactualiser sur le plan collectif, et cela par la réappropriation de mythes archaïques, de héros légendaires, de figures du monde contemporain, etc. Les mythes de Guillaume Tell, de l’Angélus de Millet et d’Hitler produits par le Catalan au début des années 1930 font précisément appel à ce processus de réactualisation.

Dans Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet (1932-1933), Dalí signale que ses productions autour de Guillaume Tell et de l’Angélus de Millet, sont les variantes masculine et féminine du « mythe immense et atroce de Saturne, d’Abraham, du Père Eternel avec Jésus-Christ », car on est face à chaque fois à des parents sacrifiant leur enfant. Pour Dalí, la femme de l’Angélus de Millet et Guillaume Tell ne renvoient pas à une paysanne en prière à l’heure de l’Angélus et au héros qui libère le peuple suisse de la tyrannie étrangère en relevant le défi de percer la pomme placée sur la tête de son fils. Les deux personnages deviennent les figures paradoxales de la mère et du père dévorant leur propre enfant. Au niveau visuel, ils sont représentés par de figures spectrales, ayant pour modèle, sur le plan biologique, la mante religieuse, un insecte aux mœurs primitives qui mange le mâle pendant l’accouplement selon la logique d’un désir cannibale et ancestral.

En particulier, dans le tableau de l’Angélus de Millet (1857-1859), Dalí perçoit une histoire à trois phases figurant une mère dévoratrice : la femme est dans la pose de la mante avant l’accouplement, elle s’accouple avec son fils (acte signalé, par exemple, par la fourche enfoncée dans la terre) et le tue. Or, dans ses productions, Dalí révèle et objective ce mythe selon des colorations variées. Dans Le Spectre de l’Angélus (1934), sur un arrière-plan de nuages reproduisant les deux personnages du tableau de Millet, il figure une femme spectrale qui a une cuisse molle à caractère phallique et qui est prête à l’assaut cannibale (signalé par la côtelette crue). En revanche, dans Gala et l’Angélus de Millet précédant l’arrivée imminente des anamorphoses coniques (1933), Dalí introduit une dimension politique et inverse les rôles de l’homme et de la femme : Gorki avec un homard sur la tête, observe depuis une porte entre-ouverte le face-à-face entre Gala, qui se tient debout dans une tenue luxueuse, et Lénine dans la pose de l’expectation préliminaire de la mante religieuse. Cette scène reproduit la posture des personnages de l’Angélus de Millet, représenté au-dessus de la porte, et en explicite la signification irrationnelle sur le plan politique.

Quant au mythe de Guillaume Tell, il est élaboré dès 1930 par Dalí qui, initialement, lui attribue deux dimensions complémentaires : celle du père castrateur et celle de l’hermaphrodite. Ainsi, dans Guillaume Tell (1930), un père avec un sexe découvert et une paire de ciseaux à la main est pointé du doigt par un fils nu, dont le sexe est caché par une feuille. Parallèlement, dans La Vieillesse de Guillaume Tell (1931), Guillaume Tell est représenté en hermaphrodite : il a les attributs sexuels de l’homme et de la femme et il concrétise ses fantasmes avec deux femmes derrière un drap. Dès 1933, un tournant s’opère : Dalí ne s’intéresse plus à la relation homme-femme et à l’objectivation des délires érotiques ; au moment de la conception du mythe de l’Angélus de Millet, il se concentre uniquement sur la relation père-fils et sur l’idée de la castration. Ainsi, dans L’Énigme de Guillaume Tell (1933), le personnage légendaire devient une figure spectrale, cannibale et menaçante pour l’enfant qu’il tient dans les bras. La visière de la casquette allongée et molle prend la forme d’une langue prête à engloutir la côtelette crue posée sur une cuisse molle et phallique ; le pied semble pouvoir écraser l’être sans défense dans la noix ; enfin, le personnage adopte une posture similaire à celle d’une mante religieuse ou d’un tireur s’apprêtant à lancer une flèche, comme si l’attaque était imminente. Le tableau a aussi une coloration politique dans la mesure où Guillaume Tell est figuré sous les traits de Lénine, et peut ainsi être considéré comme le pendant de Gala et l’Angélus de Millet précédant l’arrivée imminente des anamorphoses coniques (1933).

Dans les illustrations de Dalí des Chants de Maldoror (1933-1934), ces deux mythes sont combinés et une autre dimension émerge : non seulement ils figurent la menace castratrice des parents mais ils représentent aussi un fils, Maldoror, qui se rebelle contre l’autorité excessive du père créateur.

Comme il le signale dans l’appendice du Mythe tragique de l’Angélus de Millet, Dalí voit dans l’image de Lautréamont de la rencontre fortuite entre une machine à coudre et un parapluie sur une table de dissection, le mythe de l’Angélus de Millet. Il représente ainsi dans l’une de ses illustrations une machine à coudre-mante religieuse qui châtre et dévore un parapluie-fils dans un paysage crépusculaire : le fils est ici impuissant face à la mère castratrice. Parallèlement et comme l’atteste une autre illustration des Chants de Maldoror, Dalí voit dans la même image de Lautréamont le mythe de Guillaume Tell : le fils n’est plus sans défense mais est représenté sous les traits de Guillaume Tell, qui avec une tête phallique, manipule une machine à coudre perçant la pomme. Les mythes de l’Angélus de Millet et de Guillaume Tell sont donc ici associés afin d’illustrer un Maldoror ambivalent, châtré et castrateur, dominé et dominant.

Adoptant une démarche dialectique, Dalí unit ce qui s’oppose (castrateur-châtré, père-fils, homme-femme, dominant-dominé). Il est donc loin de ce comportement réactionnaire dénoncé par Breton, qui dans une lettre au Catalan du 23 janvier 1934 considère le tableau L’Énigme de Guillaume Tell (1933) comme une attaque contre l’idéologie révolutionnaire incarnée par Lénine ainsi qu’une adhésion à un style académique et « ultra-conscient ». En réalité, les deux mythes de Dalí ont une portée subversive plus vaste : il s’agit d’une critique voilée de toute figure d’autorité châtrant les créations et les vues de leur fils sur le plan politique (le PCF), sur le plan éthico-esthétique (Breton excluant toute opinion dissidente) et sur le plan psychosocial (son père et tout père en général) ; il s’agit aussi de la figuration de la rébellion du fils par rapport à ce type de père.

De manière complémentaire et opposée aux productions autour de l’Angélus de Millet et de Guillaume Tell, le mythe d’Hitler de Dalí met en scène une femme à l’instinct maternel qui nourrit légitimement les enfants en favorisant leur créativité : il est figuré, dès 1934, par la nourrice hitlérienne, un « fantôme » qui par son dos volumineux permet le surgissement et la concrétisation des délires. Comme le suggère Dalí dans son texte La conquête de l’irrationnel (1935) et dans son tableau Le Sevrage du meuble-aliment (1934), ce personnage a un double statut : il est à la fois objet et principe de délire. En d’autres termes, la nourrice hitlérienne personnifie à la fois l’être qui concrétise la pensée paranoïaque-critique de Dalí sur Hitler ainsi que la pensée paranoïaque-critique elle-même – sorte d’espace psychique nourricier – qui donne lieu aux délires. On peut dès lors se demander pourquoi Dalí choisit Hitler comme objet de délire et comme figure du principe même de son surréalisme. Trois aspects sont à considérer.

Dali est l’un des premiers surréalistes à dénoncer le danger du phénomène hitlérien et à signaler la nécessité de le considérer avec sérieux. Avec une grande cohérence, dans ses lettres à Breton de juillet 1933, de janvier 1934 jusqu’à sa conférence « Por un tribunal terrorista de responsabilidades intelectuales » à Barcelone en 1934, Dalí évoque :

  • l’incapacité des communistes à saisir le caractère nouveau et dangereux d’Hitler. Ils n’y voient qu’un phénomène passager et adoptent des solutions idéalistes face à une situation politique qui exige une démarche dialectique.
  • la responsabilité des surréalistes à adopter une attitude révolutionnaire face à Hitler. Faisant appel à un pensée subconsciente qui s’objective, ils sont les seuls à pouvoir comprendre et expliquer intégralement la dimension irrationnelle de ce phénomène politique. Comme les approches entre surréalistes et communistes sont éloignées, toute collaboration pour contrer Hitler est vue comme impossible.
  • Sa fascination personnelle pour Hitler, dont la pensée délirante est capable de briser toute sécurité intellectuelle et, en même temps, son rejet le plus ferme de l’hitlérisme. Il revendique son irresponsabilité quant aux idées obsédantes qui lui sont propres et surtout la portée cognitive et contestataire de ses œuvres.

Sa solide amitié et sa complicité intellectuelle avec Crevel, dont l’engagement politique révolutionnaire ne fait pas de doute, permettent aussi de nuancer le prétendu hitlérisme de Dalí. Rappelons qu’au fil des années, Crevel défend la portée « morale » des mythologies du Catalan, qui sont issues de leurs échanges et d’un positionnement politique partagé. Il est le premier à consacrer à Dalí deux monographies et à commenter les mythes créés par le Catalan. Ainsi, dans Dalí ou l’anti-obscurantisme (1931), Crevel valorise le mythe de Guillaume Tell en le mettant en parallèle avec le mythe d’Œdipe de Freud, et en explicite le complexe qui s’y cache. Avant même que Dalí ne l’affirme, il voit dans ce personnage un père sacrifiant son fils : une nouvelle figure d’Abraham sacrifiant Isaac ou Dieu le père sacrifiant Jésus-Christ. Dans Nouvelles vues sur Dalí et l’obscurantisme (1933), Crevel revient sur ce mythe en y attribuant deux autres dimensions : celle d’Hermaphrodite et celle d’un fils cherchant à échapper à l’emprise d’un père castrateur. Il évoque aussi le mythe de l’Angélus de Millet dont Dalí sait « éclairer le récit ». Les propos de Crevel et Dalí sur ces deux mythes se font donc écho et se nourrissent l’un l’autre. Il est vrai que Crevel ne commentera jamais les productions du Catalan autour d’Hitler mais celles-ci sont liées à une réflexion commune. Premièrement, Crevel soutient Dalí de manière inconditionnelle, notamment lors de la tentative de Breton de l’exclure du groupe surréaliste en février 1934. Deuxièmement, il lui soumet ses propres textes idéologiques afin d’avoir son avis, comme l’atteste une lettre de Dalí de fin 1934-début 1935, que Crevel contrairement à ses habitudes garde. Ce document évoque la compréhension partagée du phénomène hitlérien mais l’attitude différente par rapport à la possibilité d’une révolution en collaboration avec les communistes. Dalí signale, en effet, qu’une divergence de perspective par rapport à l’action politique le sépare de Crevel. Ce dernier croit en l’intervention du PCF et en la révolution sociale comme réponse à la menace d’Hitler, Mussolini, Franco. Dalí, en revanche, n’y croit plus : la révolution ne peut se faire que sur le plan de l’imaginaire, car l’approche réellement dialectique, prenant en compte les délires dans leur objectivité, n’est pas envisagée au sein du PCF. L’action politique ne pourra donc qu’échouer laissant place à la guerre, vue par Dalí comme inévitable : l’histoire lui donnera raison.

Enfin, en lien avec le désengagement progressif de Dali par rapport à l’action politique, il convient de souligner son engagement dans les expérimentations surréalistes, la seule façon efficace pour connaître et faire connaître la réalité politique. En 1931, en compagnie de Crevel, Dalí donne à Barcelone une conférence organisée par le parti marxiste du Bloc Obrer i Camparol, et souligne la communauté d’esprit entre mouvement surréaliste et communisme. Au fil des années, il se montre cependant de plus en plus critique par rapport à tout discours politique, et en 1935 il refuse de participer activement à « Contre-attaque », un mouvement de lutte révolutionnaire fondé par Breton et Bataille : « Honnêtement je ne peux pas y prendre une part active et militante, car je N’Y CROIS PAS […]. Mon adhésion morale est entièrement avec vous, mais je ne peux pas participer activement à une chose devant laquelle je ne peux que penser aux ‘parodies de sublimation’, continuellement »[4]. Pour révolutionner la vie, il ne s’agit plus de s’engager dans la politique par l’art, mais plutôt de s’engager dans l’art par la réappropriation de tout discours (y compris le discours politique).

Dalí est le seul à explorer par les moyens offerts par le surréalisme, le phénomène hitlérien : Crevel comprend cette démarche alors que Breton n’y adhère pas. S’il admet la possibilité d’analyser cette situation politique d’un point de vue surréaliste, ce dernier souligne, dans une enquête intérieure sur les positions politiques de 1934, que cet examen ne peut se faire que sur le plan rationnel afin de mettre en évidence le processus de mystification qui est à l’œuvre dans le mouvement hitlérien et qui exploite affectivement les difficultés liées au Traité de Versailles et au chômage.

Finalement, le fait de figurer Hitler sous les traits d’une nourrice qui est objet et principe de délire, est un moyen pour Dalí de surmonter et discréditer l’hitlérisme en radicalisant la dimension irrationnelle de ce phénomène et en proposant ce qu’il appelle « des parodies de sublimation » : Hitler est donné à connaître sous la forme sublimée et parodique de la femme qui, par ses délires, nourrit les enfants.

Un confusionnisme au sein du groupe surréaliste

Breton motive l’exclusion de Dalí du groupe surréaliste en 1939 par des mobiles politiques et reprend, à cet effet, une lettre que le Catalan lui a adressée en 1935[5]. Ce décalage temporel souligne bien que les raisons réelles de l’expulsion sont à rechercher ailleurs.

Dès 1933, les mythes de Dalí constituent une critique indirecte des pères spirituels et, en particulier, une dénonciation de l’autoritarisme de Breton. Ils mettent aussi en œuvre un automatisme qui est fondamentalement différent de celui du chef du groupe surréaliste, et proposent des motifs (comme les spectres) qui rencontrent un grand succès parmi les intellectuels de l’époque[6]. Enfin, ils intègrent des éléments considérés comme réactionnaires par Breton (comme Hitler et Meissonier) ou liés à des instincts bestiaux et cannibales, donc éloignés de l’univers du merveilleux qui est le sien. Dalí est ainsi de plus en plus perçu comme un rival dans le domaine du surréalisme même.

En réalité, les mythes de Dalí autour de Guillaume Tell, l’Angélus de Millet et Hitler ont une portée qui dépasse la dimension purement politique. Par la convertibilité et la correspondance des figures, ils donnent à connaître, sur le plan irrationnel et selon l’approche dialectique prônée par les surréalistes, les relations parent-enfant et homme-femme, d’après les pulsions freudiennes de « vie-mort » et d’« amour-faim ». Ils constituent aussi un moyen de résistance aux totalitarismes idéologiques ainsi qu’un instrument pour « systématiser la confusion » au sein de la société et du groupe surréaliste lui-même.


[1] Cf. Astrid Ruffa, Dalí et le dynamisme des formes, Paris, Les presses du réel, 2009, p. 415-440.

[2] Pour les motifs des « fantômes » et des « spectres », Dalí s’inspire surtout de Picasso (cf. A. Ruffa, « Picasso, a Model Shaping Dalí’s « Spectral Surrealism »: Towards New Mythologies », Avant-garde studies, n. 1, automne 2015, http://thedali.org/wp-content/uploads/2016/01/RUFFA_Astrid_12.21.15.pdf, p. 6-8).

[3] Cf. Dimitrios Yatromanolakis, Greek Mythologies : Antiquity and Surrealism, Cambridge, Harvard University Press, 2012, p. 65-70.

[4] Cf. une lettre de Breton à Dalí, citée in José Pierre, « Breton et Dalí », Salvador Dalí, rétrospective 1920-1980, t. I, éd. D. Abadie, Paris, Centre Georges Pompidou, 1980, p. 137.

[5] Comme le montre William Jeffett, « Dalí et la politique », Salvador Dalí à la croisée des savoirs, éd. A. Ruffa, Ph. Kaenel, D. Chaperon, Paris, Éd. Desjonquères, 2007, p. 127-129.

[6] Cf. A. Ruffa, « Dalí, théoricien de l’art surréaliste. Métamorphose, trompe-l’œil et courbure », in Cahiers du Musée national d’art moderne, 121, n. 11, 2012, p. 83-84.