Queneau-Breton. Parcours croisés

Queneau-Breton. Parcours croisés
par Valeria CHIORE

[Télécharger l’article Queneau-Breton en PDF]

Introduction

Croisement

Paris, 28 juillet 1928 : Raymond Queneau se marie avec Janine Kahn, belle-sœur de Breton, après s’être rendu presqu’en secret avec elle sur la Côte d’Azur.

Le croisement Queneau-Breton, né à partir de 1924, semble être définitivement bouclé.

Dans une certaine mesure, toute familière, c’est vrai. Mais il y a, évidemment, des implications différentes, entre Queneau et Breton, que nous voudrions approcher maintenant. Elles caractérisent une parabole philosophique, artistique et intellectuelle qui mérite notre attention.

Les parcours croisés qui s’entrelacent entre eux – à partir du début des années vingt, et ensuite dans la période 1924-1930, et enfin durant toutes les années trente, au-delà des aspects familiers, sont en effet denses, riches, séduisants, et ils ont fait de Queneau, par respect à Breton, un surréaliste hétéroclite et rebelle1.

À cette séduction nous voulons nous soumettre, en suivant ses articulations intimes, la fascination (1919-1924), la rencontre (1924-1930), la rébellion (les années Trente), en analysant, de fois en fois, les éléments d’analogie, de rupture, de contiguïté.

1. Fascination

La période présurréaliste (1919-1924)

Queneau naît surréaliste, du moment où, à peine âgé de vingt ans, il connaît Breton, Leiris, Masson, qui l’introduisent dans leur milieu artistique et intellectuel. Un milieu très vivace, que le jeune Queneau fréquente avec un peu de timidité, marqué par des études de musique et de philosophie (son enfance au Havre avec Honegger ; ses études à la Sorbonne).

Étudiant à Paris, au début des années vingt, il se passionne – à la Sorbonne, faculté des Lettres et faculté des Sciences – des auteurs tels Leibniz et Proust, Guénon et Boutroux ; ou, encore, des thèmes plus divers qui fendent son ciel avec la force séduisante des météorites : l’inconscient, thème freudien, mais pas seulement freudien ; le rêve, un univers à part entière ; le hasard et la nécessité ; le monde de Fantômas et de Magritte ; l’univers de Soupault, Leiris et Breton.

La rencontre avec Breton s’impose, dans ce contexte, avec la force d’une nécessité inéluctable : si Breton n’eut pas été, le long de l’existence de Queneau, on aurait dû l’inventer.

Breton était, à cette époque, le collecteur de toute nouveauté, et le surréalisme dessinait, pour le jeune Raymond, un monde fabuleux, dans lequel il passera ses vingt ans, entre 1920 et 1929, jusqu’à ce que mûrisse, à la suite de nouvelles rencontres, sa rébellion anti-bretonienne.

Qu’est-ce qui ravit Queneau, dans l’univers Breton ? Quels sont les éléments de fascination qui capturent ce jeune génie timide et discret ?

L’inconscient, le rêve et le hasard, on disait : tout ce qui échappe au principe de réalité, aux idées claires et distinctes, au principium individuationis : tout ce qui se soustrait à la modernité, en se projetant vers le contemporain, souvent au-delà du contemporain ; tout ce qui, par rapport au réel, se pose en tant que mise entre parenthèses de la réalité : une fonction d’irréel, un ultra-réalisme, un sur-réalisme.

Ce n’est pas par hasard qu’il commence à noter, à partir de 1921, ses rêves, qu’il se propose de recopier dans son Journal2.

Ou, encore, qu’il commence à envisager des suggestions qui le conduisent vers l’aura surréaliste, tels, comme le souligne Claude Debon, « dissolution d’un monde déréalisé, appel au rêve, obsession du temps, misère humaine, paysages urbains, et déjà cette distance de l’écrivain qui engendre l’humour3 ».

Et enfin, vient le temps d’une inquiétude insaisissable qui, enregistrée dans un Autoportrait lucide en 1923, le mène tout naturellement vers d’autres frontières.

La vertu qui m’attire le plus – dit-il – est l’universalité ; le génie avec lequel je sympathise le plus est Leibniz. Mais je ne sais découvrir le côté de l’esprit – le détail – qui m’est propre. Accidents mystiques et crises de désespoir ; souci de métaphysique ; désir de sciences (mathématiques), d’érudition (bibliographie, histoire), de langues (cosmopolitisme) ; goût des voyages, de l’autre et du divers ; amour du réel, poésie, vie quotidienne, objets. /inquiétude du total, souci du complet, du tout, de la somme parfaite. /vision du particulier, du point dont on ne parle pas, du spécial dont on ne se soucie, etc. /irritabilité, susceptibilité. Périodes diverses. /Imagination énorme (gênante) : je m’imagine tout ce que je veux, en tous genres, sur toutes sortes de sujets ; je puis inventer des histoires sur n’importe quoi ; je crée des individus, des peuples, des événements, des livres, des villes. /Evidemment j’ignore la peinture, le sport, l’amour des femmes, l’humilité, la vertu, la sentimentalité, le commerce, la banque, l’industrie, l’agriculture, l’armée, la marine, la cuisine, la pêche, la chasse, plusieurs milliers de langues ou de dialectes ; je ne sais ni nager, ni danser, ni monter à la bicyclette, etc.4.

Universalité et détails particuliers et spéciaux, mystiques et désespoir, sciences mathématiques, érudition historique et bibliographique, et, surtout, une imagination énorme et gênante appellent un nouvel horizon de sens.

Les temps sont mûrs pour la rencontre.

2. La Rencontre

La période surréaliste (1924-1930)

…Et la rencontre se produit, en automne 1924, à travers la connaissance et la fréquentation de Leiris (connu en juillet 1924), Soupault (8 novembre), et, enfin, Breton (12 novembre).

Durant cette période, Queneau fréquente le Bureau central de recherches surréalistes, inauguré le 11 octobre 1924, 15 rue de Grenelle (secrétaire général Francis Gérard), ou encore les cafés Certa et Cyrano, lieux de rencontre des membres du mouvement.

Ici naît sa vocation surréaliste, une attitude qui s’articule pendant les années suivantes, en réalité une poignée d’années, utile, toutefois, pour poser son sceau sur toute une constellation de thèmes et d’arguments, marquée par la participation active du jeune Queneau à plusieurs initiatives surréalistes, de la Déclaration du 27 janvier 1925, à la collaboration à La Révolution surréaliste (n° 3 et 5, 1925 ; 9 et 10, 1927 ; 11, 1928), en passant par l’amitié avec le groupe de la rue du Château (Prévert, Tanguy, Marcel Duhamel) ; la participation à la bagarre du Vieux Colombier ; les visites aux expositions surréalistes.

C’est le cas, en 1927, de la première Exposition Tanguy (Yves Tanguy et objets d’Amérique, Galerie surréaliste, 16 rue Jacques-Callot) ; de l’Exposition Arp ; de Cadavres exquis ; ou encore, en 1928, de l’Exposition Man Ray ; ou enfin, à côté de ces expositions, du Gala Méliès, Salle Pleyel, 16 décembre 1929.

Le tout, avec la seule interruption de 1926, l’année des drapeaux et des régiments, quand il devra répondre à l’appel sous les drapeaux [en Algérie et au Maroc, entre autres, où il note, dans « Essai mort » (réflexions sur les possibilités de l’existence) :

[…]/Or – en moi, je crois devoir remarquer deux sortes de possibilités d’ordre individuel. /1° des possibilités d’ordre poétique et révolutionnaire/2° des possibilités d’ordre érudit et critique »]. Une interruption toutefois significative, comme il le souligne Debon, du moment où cette année coïncide avec la pratique des exclusions excellentes (« À peine Queneau a-t-il rencontré les surréalistes – note Debon – qu’il doit s’éloigner d’eux pour subir l’épreuve du service militaire. Lorsqu’il revient, le groupe a évolué. La crise a éclaté dès 1926 et les exclusions ont commencé. L’analyse précise de ses poèmes entre 1924 et 1930 doit tenir compte de ces faits. Ne peut-on découvrir déjà dans le poème “L’Archipel”, qui date de 1928, une attaque contre A. Breton, armé de sa pelle et de sa scie égoïne, dans un texte qui a déjà rompu avec l’écriture automatique ?5).

Le tout, jusqu’au 6 juin 1929, quand il se fâche avec Breton, inaugurant, à partir de cette date, une nouvelle tranche de vie, cadencée par de nouvelles amitiés, par de nouveaux horizons.

Une liaison continue et dense, évidemment, empruntée à une communauté de thèmes, d’esprit, de choix et de style intellectuel.

Thèmes et choix contenus soit dans les revues déjà citées, tout d’abord La Révolution surréaliste6, soit dans “Textes surréalistes”, les textes brefs, presque tous inédits, recueillis par la première fois dans le premier volume des Œuvres complètes éditées par Claude Debon chez Gallimard en 1989 (qui seront dorénavant nos références bibliographiques)7.

a. La Révolution surréaliste

La Révolution surréaliste, tout d’abord, qui représente le scénario dans lequel s’exerce la pensée du jeune Queneau pendant les années comprises entre 1925 et 1928, à travers plusieurs textes, écrits souvent à plusieurs mains avec Breton et les autres.

Il s’agit, en 1925, de Rêve, qui exprime ses premières réflexions sur le monde du songe et de l’imagination8 ; ou de La Révolution d’abord et toujours, qui, signé par plusieurs surréalistes, exalte un esprit révolutionnaire concret, capable de se confronter avec l’actualité du temps, de la paix de Brest-Litovsk – approuvée totalement, à la Guerre du Rif – repoussée, partout exprimant énergiquement sa méfiance par respect au concept de “patrie” (“étant donné – dit-il – que pour nous la France n’existe pas”)9.

Il s’agit encore, en 1927, de Hand off love, texte collectif de caractère morale, en défense de Charlie Chaplin attaqué par les ligues de décence américaines qui défendaient son épouse qui l’avait accusé à l’acte du divorce [les signataires exaltent Chaplin en tant que génie victime de la morale courante (“Le génie sert à signifier au monde la vérité morale, que la bêtise universelle obscurcit et tente d’anéantir”)]10 ; ou de Le Tour de l’ivoire, poème rêveur (“Encore une fois le crépuscule s’est dispersé dans la nuit/Après avoir écrit sur les murs DÉFENSE DE NE PAS RÊVER”)11.

Il s’agit enfin, en 1928, de plusieurs textes, parmi lesquels Le Dialogue en 1928, un échange rapide de questions-réponses parmi les surréalistes (Queneau dialogue ici avec Marcel Noll)12 ; un Compte rendu sur les séances de recherches sur la sexualité, une confrontation à plusieurs voix sans préjugés autour d’une sexualité libre et polymorphe13; un compte rendu sur l’exposition, à la Galerie surréaliste, de De Chirico, accusé d’avoir trahi, dans ses dernières œuvres, son sens originaire du mystère (“Une barbe lui a poussé sur le front, une vieille barbe de copiste, une sale vieille barbe de renégat, une sale vieille pâle barbe de vieillard”)14.

b. Textes surréalistes

Tous inédits, sauf les deux premiers (Rêve et Texte surréaliste), les Textes surréalistes, écrits entre 1924 et 1928 et publiés dans le premier volume des Œuvres complètes éditées par Claude Debon, comblent un manque dans l’Édition Queneau, en nous révélant – au de là de la première apparition de l’écriture phonétique et quasi automatique, des jeux verbaux, des libres associations, de la langue ainsi dite néofrançaise (Kathareousa, Demotiki) ensuite rejetée (Errata corrige, 1970) – un jeune intellectuel passionné de liberté et de rêves, séduit par la fascination du merveilleux et du perturbant, captivé par les phénomènes astronomiques et géologiques, ravi par les symboles numériques, les gestes inédits et les actes étranges, qui annoncent l’avènement des fous littéraires, ou, enfin, par le cinéma, qui marquera dans sa vie, à partir des années Quarante, une véritable tournure.

La rencontre des surréalistes en 1924 – soutient Debon déclenche une révolution dans l’écriture de Queneau. À la sage facture des poèmes précédents succède la libération des vers et des images15.

Et ce sont justement la libération et le rêve, la révolution et le cinéma, les thèmes principaux de ces textes.

La Liberté, tout d’abord, exaltée avec des accents libertaires, transgressifs, anti-sociologiques, tout à fait surréalistes :

Liberté ! Liberté ! Tu suffis, il y a cent cinquante ans, à jeter la France sur toute l’Europe ; il est vrai qu’alors c’était encore plus l’égalité, la raison qui animaient les armées révolutionnaires. Mais maintenant, Liberté, nous te voulons entière […] Combien je méprise ces sociologues qui ont fait de la liberté un simulacre infamant. Ils l’ont transformée en un fantoche pour réunions politiques, en une nouvelle oppression, en une formule gravée au-dessus des écoles, des casernes et des prisons […] On bafouille sans fin sur la liberté de conscience, mais de la liberté d’exprimer sa pensée il n’est jamais question, si ce n’est pour la limiter et la détruire […] Parlons donc de la liberté de l’esprit et de sa libération »16.

Liberté, donc, en tant que processus révolutionnaire de libération, libération de l’esprit, chanté par le jeune Queneau avec des accents qui font écho au surréalisme, qui précédent Foucault, Deleuze, Guattari et les thèses rebelles de l’antipsychiatrie à venir, qui font du jeune Queneau un esprit révolutionnaire et visionnaire :

L’homme qui professe la psychologie au Collège de France, cette pouilleuse institution, caractérise l’état mental psychasthénique par « l’incapacité d’éprouver un sentiment exact en rapport avec la situation présente » » – note Queneau. Mais, à son avis, « cette incapacité, cette « perte du sentiment du réel » […] que le psychiatre trouve chez ses malades, c’est en vérité les premiers symptômes de la libération de l’esprit17.

Et voici, alors, en faveur de cette libération, contre la psychologie et la psychiatrie classiques (il cite Pierre Janet, 1859-1947), les poètes, Gide et Valéry, Les Caves du Vatican et Monsieur Teste (« Les actes gratuits dont parla Gide, les mystérieuses révélations de M. Teste »), qui annoncent, à son avis, les présages d’une transformation radicale :

La libération de l’esprit n’est pas une étiquette de mouvement littéraire, c’est un défi à la vie présente, un appel aux forces inconnues, la base de la Révolution perpétuelle […] Nous apportons à ces abrutis [les hommes ordinaires] le feu, le désordre et l’anarchie […] Quand donc libérera-t-il cet oiseau qu’il couve dans ses mains, délictueux et magnétique, et dont le plumage chante la nuit pour adoucir le destin des étoiles ?18

Et, à côté de la liberté, le rêve, l’irruption du merveilleux (ce « fantôme obsédant et qui s’esquive et qui s’impose, malicieux et burlesque, que je rencontre parfois à mon grand étonnement »19), qui exerce, à son avis, une force irréductible de libération :

Les rêves ont toujours été pour moi non pas simplement un fugace événement nocturne, mais des mirages et des encouragements à résister à toutes les vexations et oppressions sociales […] Chaque fois que je puis trouver trace de rêve, dans q[uel] que œuvre que ce soit, je suis prêt a toutes les concessions. Le merveilleux, qu’il soit d’origine scientifique, littéraire, religieuse, m’a toujours captivé. Car, à chaque victoire de l’imagination sur le réel, un des liens qui retiennent notre esprit se détache et tombe. La libération commence et déjà on en aperçoit les conséquences formidables20.

Sans parler, évidemment, du cinéma, qui, fondamental dans l’esthétique surréaliste, devient dans ces premiers textes l’objet d’un véritable éloge :

Le cinéma n’est pas seulement une distraction dominicale non plus qu’une occasion à dissertations esthétiques. Nous y avons trouvé un nouvel enchantement. Le merveilleux qui nous délivre des nécessités physiques se développe de façon inattendue le long des films dits comiques et qui sont en réalité d’étonnantes œuvres se mouvant uniquement dans un domaine irréel21.

C’est le cas des Far West de légende, des machinations des vampires, des comédies de Charlie Chaplin, mais aussi de Buster Keaton (« qui plus qu’un autre nous a montré que le film burlesque américain tendait vers la féerie »), Le Cabinet du docteur Caligari. Et Queneau conclut :

À notre imagination le cinéma a donné des satisfactions aussi grandes que celles des stupéfiants. Dans les fauteuils du Ciné-Opéra, de Max Linder, de l’American Theater nous avons vécu de nouvelles heures de rêve22.

Liberté et libération, rêve et cinéma : des intérêts forts et clairs qui s’annoncent déjà dans ces courts textes.

Textes qui se posent en tant que véritable « réservoir de l’imaginaire23 », accueillant toutes les suggestions typiques de l’univers surréaliste, et qui deviendront ensuite les objets de la production la plus originale de Queneau : le goût pour le perturbant et pour le paradoxe, la propension pour les fous littéraires, l’attention aux symboles numériques, l’amour pour les bestiaires, la mer, les cristaux.

C’est le cas du personnage nommé Fissure, « qui mange ses yeux tous les soirs », qui nous rappelle Der Sandmann de Hoffmann (ce qui deviendra das Unheimliche, le perturbant de Nietzsche et de Freud)24 ; ou, encore, du récit Les habitués de la Bourse, composé en octobre 1925, riche de combinaisons numériques qui annoncent Bâtons, chiffres et lettres (« Technique du roman »)25 ; ou de sa particulière affection pour tous les phénomènes astronomiques et géologiques, qui prélude à La Petite Cosmogonie portative26 ; ou de son intérêt pour les gestes inédits, ou les actes étranges, qui annoncent son futur travail sur les fous littéraires27 ; et, en somme, tous les thèmes et les centres d’intérêt surréalistes énumérés dans ces pages :

Fétiches océaniens, psychanalyse, communisme, écriture automatique, fantômes, le marquis de Sade, révolution, amour, tableaux étranges, manifestes et manifestations, cinéma. Chanson du décervelage, chants de Maldoror, Hegel, Charlie Chaplin, Fantômas !28.

Sans parler des premières formes d’apparition de l’orthographe phonétique déjà citée29.

Le surréalisme se pose enfin en tant que source d’inspiration pour le jeune Queneau qui ensuite, dans une interview donnée à Noel Arnaud en 1948, à la question « Considérez-vous que le surréalisme a servi à élaborer (à imposer) une nouvelle conception de la poésie, de son rôle ? », répond : « Oui, le surréalisme a permis une nouvelle conception de la poésie ; d’une façon très confuse, mais c’est la première tentative depuis l’esthétique classique : il a dévoilé le caractère confondant de la poésie30 ».

Et pourtant le surréalisme, et surtout la figure totalisante de Breton, est destiné à devenir excessivement obsédant pour Queneau, pour ce génie assoiffé de connaissance et de liberté, qui n’accepte pas les indications, les prescriptions, les dogmes, ou bien les expulsions que Breton commence à faire à la fin des années vingt.

La rébellion se prépare. Et, avec elle, une véritable rupture. Une rupture qui porte un nom : Georges Bataille.

3. La Rébellion

Parcours croisés (les années Trente)

 « Je m’amuse d’ailleurs à penser qu’on ne peut sortir du surréalisme sas tomber sur M. Bataille », note sarcastiquement Breton dans le Seconde Manifeste du surréalisme (La Révolution surréaliste, 12, 15 décembre 1929)31.

Fier adversaire du pape du surréalisme pendant la période à cheval entre la fin des années vingt et le début des années trente, Bataille marque en effet la rupture entre Queneau et Breton. Et pourtant, animateur infatigable d’une entière constellation de revues – les revues éphémères et rebelles de l’entre-deux-guerres (qui recueilleront autour de soi les esprits les meilleurs de France, les plus vivaces, les plus engagés, leur permettant de se rencontrer, de s’affronter, de se croiser) – il tissera un réseau de contacts qui favorisera dans une certaine mesure la reprise des croisements entre les deux32.

Bataille et ses revues, éphémères et rebelles, représenteront, donc, en même temps, soit un élément de rupture qu’un élément de liaison entre Queneau et Breton, se configurant tel un nouveau domaine pour leurs parcours croisés.

a. Bataille en tant qu’élément de rupture entre Queneau et Breton

Ce sera Bataille, en effet, au début des années trente, qui détournera le rebelle Queneau de Breton, à l’époque de son attaque contre le surréalisme (« Dédé », Un cadavre, 1930)33.

Ce sera Bataille, encore, celui avec qui Queneau collaborera aux revues Documents (1929-31) et La Critique sociale (voir l’article Critique des fondements de la dialectique hégélienne, n° 5, mars 1932, signé par Bataille, mais conçu avec Queneau)34.

Et ce sera ensuite Bataille, celui avec qui il suivra successivement les leçons sur La Phénoménologie de l’Esprit hégélienne professées par Alexandre Kojève à l’École Pratique des Hautes Études, en 1933-193935.

Et ce sera enfin Bataille ; celui avec qui, dans la même période, Queneau songera au projet visant les fous littéraires qui aboutira aux Enfants du limon (1938) [un songe – un projet – qui sera repris ensuite, de son vivant, dans Bâtons, chiffres et lettres, 1950, et dans Fous littéraires et hétéroclites, Bizarre, n° 4, 1956, pour être enfin réalisé, posthume, en 2002, par Gallimard (le même éditeur qui l’avait initialement refusé !!!), dans Aux Confins des Ténèbres. Les fous littéraires]36.

***

Partons de « Dédé », court poème en vers, au vitriol, « Dédé » fait partie de Un cadavre (1930), violent pamphlet contre Breton, signé, entre autres, par Bataille, Leiris, Vitrac, Limbour, Desnos, Baron, Carpentier, Prévert, en réponse à l’« épuration du surréalisme » réalisée par Breton dans le « Second Manifeste » (La Révolution surréaliste, 15 décembre 1929), qui marqua un tournant dans l’histoire du mouvement et dans l’histoire intellectuelle de Queneau même qui, à partir dès lors, abandonna le surréalisme37.

En passant par Documents, revue dans laquelle Queneau publie What a life !, compte rendu d’un ouvrage anglais, repris dans Bâtons, chiffres et lettres38, et par La Critique sociale de Boris Souvarine (1931-1933), avec qui Queneau partage l’expérience du Cercle communiste démocratique et pour la revue duquel il conçoit, avec Bataille, l’article Critique des fondements de la dialectique hégélienne39 (entre parenthèse, Queneau déclara lui-même quelques perplexités devant une telle entreprise « Je n’ai guère les connaissances suffisantes pour faire figure de marxiste », Journal, le 9 octobre 1931 ; et, de sa part, Boris Souvarine en conservera le souvenir d’un jeune homme politique candide, d’un « humoriste de mentalité plutôt libertaire »)40.

En aboutissant à l’École Pratique des Hautes Études, où ils (Queneau et Bataille) connaissent Puech, Koyré et Kojève, qui les introduisent respectivement à la lecture de l’histoire des religions (gnose et manichéisme) et à la connaissance de La Phénoménologie hégélienne (les leçons de Kojève, recueillies par Roger Caillois, seront éditées par Queneau même, chez Gallimard, en 1947, sous le titre Introduction à la lecture de Hegel).

Sans parler des « fous littéraires », ces illustres méconnus, qui, entrelaçant folie et génie, séduisent profondément tous les deux (l’intérêt montré par Queneau n’est pas du tout accidentel, dans cette période, par respect pour Lacan)41.

b. Bataille en tant qu’élément de la nouvelle liaison Queneau-Breton

Et pourtant, Bataille (avec qui – attention ! – Queneau rompra en 1934, pour s’y réconcilier en 193942), dans le moment où se posera en tant qu’anti-Breton, redessinera successivement les liens de contiguïté entre Queneau et Breton, à partir de la moitié des Années Trente, lorsqu’il collaborera de nouveau avec le pape du surréalisme43.

La rébellion s’inscrira, alors, dans une plus vaste marge de proximité entre les deux, en y résultant, dans une certaine mesure, adoucie.

Ce sera le cas encore une fois des revues, de Minotaure (1933-39), à la nouvelle série de Documents (1934), jusqu’à Contre-Attaque (1935-36) et Acéphale (1936-39) et à sa complexe constellation de revue, secte, collège, encyclopédie (Encyclopédie Da Costa). Sans parler de sa propre revue, Volontés, fondée par Raymond Queneau avec, entre autres, Georges Pelorson et Henry Miller à la fin de 193744.

L’heureuse saison des revues de l’entre-deux-guerres, coïncidente avec les débuts du gouvernement du Front Populaire et empruntée au contexte intellectuel des tensions politiques et esthétiques parmi les avant-gardes des années trente – artistes, écrivains, savants et philosophes – qui, dans le moment où marque la rupture entre Queneau et Breton, en signe aussi les contours d’une nouvelle alliance possible.

L’heureuse saison des revues, qui proposait l’expérience exaltante d’un groupe de jeunes esprits libres et géniaux, qui se croisaient sur le terrain scabreux marqué par Hegel, Kierkegaard et Nietzsche (à l’ombre de Dionysos, de la mort de Dieu et de la conscience malheureuse) ; traversé par les nouvelles disciplines de la sociologie, de l’anthropologie et de l’ethnologie ; inquiété par Sade ; fulguré par le phosphore sulfureux des surréalistes.

Des esprits paradoxaux et scandaleux qui, tandis que le monde entier se préparait à se précipiter dans l’abîme de la Guerre, n’hésitaient pas à s’élancer vers des horizons nouveaux, au croisement de plusieurs domaines intellectuels, en dessinant un monde de funambules de la plume et de la pensée, séduits par l’art et l’écriture, la réflexion et la poésie.

***

Minotaure (1933-39), revue qui, dans l’intention originaire de l’éditeur Albert Skira, aurait dû être dirigée par Breton et qui, après ses incertitudes, sera dirigée initialement par Tériade, tandis que Breton figurera parmi les collaborateurs jusqu’à 1937, lorsque, en décembre, il acceptera de faire partie du Comité de direction45.

Documents, et aussi Documents 34, qui sera consacré, grâce à Breton, au surréalisme (Breton, Intervention surréaliste)46.

Contre-Attaque (1935-36), fondé le 7 octobre 1935 en tant qu’« Union de lutte des intellectuels révolutionnaires », proche du Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine, animé par Georges Bataille (qui déteste Breton dès le Second manifeste du surréalisme) et fréquenté par Breton jusqu’à 1936 et jusqu’aux déclarations « surfascistes » bataillennes. Et, à côté de « Contre-Attaque », mais séparée d’elle, « Acéphale », la revue « parallèle » de Bataille et Klossowski, qui s’intéressait non plus de politique, mais exclusivement de religion et de sacré en sens anti-chrétien et tout à fait nietzschéen, bien représenté par le Collège de Sociologie : Breton exclu, la revue restera en tout cas liée au pape du surréalisme à travers André Masson, qui y collaborera constamment47.

Volontés, enfin, dans laquelle Queneau écrit plusieurs articles, entre 1938 et 1940, souvent en polémique avec Breton, « poursuivant – comme le soutient Van der Starre – la polémique engagée contre les surréalistes et précisant ses choix esthétiques »48.

En guise de conclusion

Bataille et l’heureuse saison des revues des années trente, donc, tel élément de rupture, mais aussi de proximité entre Queneau et Breton, dans le sillage d’un parcours croisé qui semble destiné à s’entrelacer constamment, infiniment.

Une saison heureuse et hybridée, destinée, toutefois, à déboucher sur une nouvelle angoisse, sur un nouveau désarroi : la guerre qui était aux portes, la guerre qui arrachera tant d’esprits géniaux de Paris et de la France, pour les emmener vers bien d’autres destins.

Les temps heureux changeront rapidement : le parcours intellectuel de Queneau prendra d’autres directions, et, avec lui, le monde entier.

 


1. R. Queneau, Textes surréalistes, dans R. Queneau, OC I, éd. C. Debon, Paris, Gallimard, 1989, « Pléiade », p. XXVII.

2. « 1921, juillet : Il commence à noter ses rêves sur des feuillets qu’il se propose de recopier dans le Journal » (C. Debon, « Chronologie », dans R. Queneau, OC I, p. XLVIII).

3. C. Debon, « Introduction », id., ibid., p. XXVII.

4. R. Queneau, « Autoportrait, 26 janvier 1923 », « Chronologie », dans Queneau, OC I, p. XLIX-L.

5. C. Debon, « Introduction », id., ibid., p. XXVIII.

6. La Révolution surréaliste (1924-1929), la plus célèbre des revues surréalistes, fut initialement dirigée par Pierre Naville et Benjamin Péret et ensuite par André Breton.

7. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 987-1067.

8. R. Queneau, « Rêve », dans La Révolution surréaliste, n° 3, 1925. Ce texte figure aussi dans Textes surréalistes, dans R. Queneau, OC I, p. 989-990.

9. R. Queneau, « La Révolution d’abord et toujours », dans La Révolution surréaliste, n° 5, 15 oct. 1925, p. 31. Dans le même numéro, Queneau signe aussi un Texte surréaliste (p. 3-4).

10. R. Queneau, Hand off love, dans La Révolution surréaliste, n° 9-10, 1927, p. 6.

11. R. Queneau, Le Tour de l’ivoire, dans La Révolution surréaliste, n° 9-10, 1927, p. 21.

12. Le Dialogue en 1928, dans La Révolution surréaliste, n° 11, 1928, p. 7.

13. Compte rendu sur les séances de recherches sur la sexualité, dans La Révolution surréaliste, n° 11, 1928, p. 32-40.

14. R. Queneau, A propos de l’exposition Giorgio de Chirico à la Galerie surréaliste, 15 février-1er mars 1928, dans La Révolution surréaliste, n° 11, 1928, NP. Dans le même numéro paraît un Texte surréaliste, p. 13-16.

15. C. Debon, « Introduction », dans R. Queneau, OC I, p. XXVII. Et pourtant Debon souligne, au-delà des convergences évidentes entre Queneau et les surréalistes [« une partie des poèmes pourrait passer pour une défense et illustration du premier Manifeste du surréalisme d’André Breton (le principe associatif qui préside à l’écriture, les thèmes, révolte contre les institutions, ennui, érotisme, rêve »)], des différences entre eux quant à une certaine sécheresse, à un certain malheur, aussi qu’à un manque d’homogénéité dans cette période (p. XXVIII).

16. R. Queneau, Textes surréalistes, I, OC I, p. 1001-1002.

17. R. Queneau, Textes surréalistes, IV, OC I, p. 1004-1005.

18. Ibidem.

19. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1026. Les rêves représenteront un intérêt fondamental pour Queneau : 1973, 18-24 juin, lorsque le livre de Perec, La Boutique obscure, lui inspire « l’idée de raconter des petits faits comme des rêves », qu’il réalise en tant que « faux récits de rêve » qui deviendront ensuite « Des récits de rêve  à foison » (Sur ce point, voir : C. Debon, « Chronologie », dans R. Queneau, OC I, p. LXXVIII).

20. R. Queneau, Textes surréalistes, III, OC I, p. 1003-1004.

21. R. Queneau, Textes surréalistes, II, OC I, p. 1002-1003.

22. Ibidem.

23. C. Debon, « Notice », dans R. Queneau, OC I, p. 1600.

24. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1024.

25. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1016-1019.

26. R. Queneau, Textes surréalistes, OC  I, p. 1027.

27. « Je pense encore qu’il y a des fous plus intéressants que d’autres » (R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1047).

28. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1042.

29. R. Queneau, Textes surréalistes, OC I, p. 1045 [« On a les relations que l’on peut et quant à savoir ce kcé qu’une blatte ? », s’interroge Queneau. Et Debon commente : « Cette apparition de l’écriture phonétique mérite d’être saluée » (C. Debon, « Notes et variantes », dans R. Queneau, OC I, p. 1612)].

30. N. Arnaud, « Avec Raymond Queneau », Bulletin international du surréalisme révolutionnaire, janvier 1948, cité par C. Debon, « Introduction », dans R. Queneau, OC I, p. XXXII-XXXIII.

31. A. Breton, Second Manifeste du surréalisme (La Révolution surréaliste, n° 12, 15 décembre 1929). Sur ce point, voir : M. Lecureur, Raymond Queneau, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 128.

32. « Bataille se lie “d’une amitié étroite” avec Raymond Queneau à l’époque de la polémique contre Breton (Un cadavre). Plus tard, ils suivent ensemble les cours d’Alexandre Kojève sur Hegel. Ils collaborent à La Critique sociale. La Critique des fondements de la dialectique hégélienne que publie la revue dans son n° 5 (mars 1932, O. C., t. I, pp. 277-290), longue étude rédigée par Bataille seul, est le fruit de discussions approfondies. Cet article (dont Bataille mentionne toujours qu’il est écrit “en collaboration avec Raymond Queneau”) est repris dans Deucalion, n° 5, octobre 1955, p. 45-59. Ensemble encore, ils ont travaillé à réunir la documentation d’un livre sur les “fous littéraires” qui aboutira à la publication des Enfants du limon (Queneau) » (S. Monod, « Notes », dans G. Bataille, OC XI, éd. S. Monod, Gallimard, Paris, 1988, p. 576). Une curiosité : à Billon, en Juin-Juillet 1982, une exposition sera organisée autour de Bataille-Queneau-Boiffard.

33. R. Queneau, « Dédé », Un cadavre, Paris, 15 janvier 1930 (ensuite dans R. Queneau, Poèmes publiés non repris en volume, dans OC I, p. 711).

34. Documents (1929-31), revue éphémère (seulement 15 numéros), mais fondamentale dans la culture française de l’entre-deux-guerres, dirigée par Georges Wildenstein, marchand d’art, et Georges Bataille, qui en fait sa tribune et son œuvre, se pose – à partir du pluriel du titre, comme le souligne Georges Didi-Huberman au croisement des domaines différents des sciences humaines, de la littérature et de l’art, se posant en porte-parole du surréalisme dissident à tendance documentaire, violemment contraire à l’idéalisme de Breton (A ce propos, voir : M. Preston – A. Reverseau, Documents, une revue symbole, « Littératures modes d’emploi », 27). La Critique sociale (1931-1934), revue du Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine, recueillit, dans ses 11 numéros, plusieurs articles de Bataille et de Queneau.

35. A. Kojeve, Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie de l’Esprit professées de 1933 à 1939 à l’École des Hautes Études, éd. R. Queneau, Paris, Gallimard, 1947.

36. R. Queneau, Les Enfants du limon, Gallimard, Paris, 1938 ; id., Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, Paris, 1950 ; id., « Fous littéraires et hétéroclites », Bizarre, n° 4, 1956 ; id., Aux Confins des Ténèbres. Les fous littéraires, Paris, Gallimard, 2002.

37. Sur ce point, voir : C. Debon, « Notes et variantes », dans R. Queneau, OC I, p. 1500-1501. Le titre fait écho à celui du pamphlet publié en 1924 à la mort d’Anatole France. Le ton dur, violent, sacrilège vise sur un vers iconoclaste recourant comme un refrain et tiré de « Épitaphe pour un monument aux morts à la guerre », publié par Péret dans le n° 12 de La Révolution surréaliste. À ce tract Breton répondra à travers « Avant,/Après », qui paraîtra dans l’édition en volume du Second Manifeste du surréalisme. Sur ce point, voir : « Chronologie », dans A. Breton, OC I, éd. M. Bonnet, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1988, p. LVI.

38. R. Queneau, What a life !, dans Documents, 1930, n° 5 (ensuite dans R. Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, Paris, 1950).

39. G. Bataille, Critique des fondements de la dialectique hégélienne, dans « La critique sociale », n° 5, mars 1932 (ensuite dans Premières confrontations avec Hegel, Critique, 1966, 195-196, numéro monographique sur Bataille ; ensuite dans les OC I de G. Bataille, introd. M. Foucault, Paris, Gallimard, 1970, p. 277-290).

40. Sur ce point, voir : M. Lecureur, Raymond Queneau, op. cit., p. 138 sq.

41. Id., ibid., p. 131 sq.

42. 18 octobre : « en permission, […] à Paris, il va voir G. Bataille à la Bibliothèque nationale : “Je me sens de nouveau son ami” » (C. Debon, « Chronologie », dans R. Queneau, OC I, p. LVIII). Sur ce point, voir : M. Lecureur, Raymond Queneau, op. cit., p. 145-147.

43. Bataille même réfléchit sur le croisement entre Queneau et Breton, louant, de fois en fois, soit l’un que l’autre, en rappelant à plusieurs reprises la contiguïté entre Queneau et le surréalisme. C’est le cas de l’article Le surréalisme et sa différence avec l’existentialisme, où Bataille compte Queneau parmi les surréalistes [« Le fait d’André Breton était le coup de foudre lui-même. Frappé de la portée de la décision, il eut moins le souci de donner ses raisons que d’exprimer la violence de ses sentiments. Ce qui compta d’abord à ses yeux fut de communiquer un état tranché : il répondit à l’exigence de la passion plutôt qu’à celle de convenances intellectuelles […] ses écrits associaient à l’expression de leur objet les mouvements contenus de la colère. En chacune de ses phrases, il y va du destin infini de l’homme […] Le plus étrange est que le coupable avait bien vu à quelles conditions il pouvait parler. S’il s’était exprimé personnellement, ce n’aurait pas été soutenable. Mais la force de conviction qui l’animait lui permit de lier au jeu un certain nombre de personnes dont les noms aujourd’hui se lisent de tous cotés non des liens extérieurs de l’action, mais de ceux plus intimes de la passion » (G. Bataille, « Le surréalisme et sa différence avec l’existentialisme », Critique, n° 2, 1946, dans G. Bataille, OC XI, p. 73). Ici Bataille nomme, entre autres, en note, Queneau]. C’est le cas, encore, de l’article La méchanceté du langage, où Bataille exalte le style implicitement surréaliste de Queneau de Saint-Glinglin ou de L’Instant fatal, où « la poésie décompose la simplicité motivée des données intellectuelles : elle passe à une vérité plus profonde. Les choses n’y ont plus leur valeur d’usage. Chacune d’elles est objet de désir ou d’aversion, d’hilarité ou d’effroi » (G. Bataille, « La méchanceté du langage », Critique, n° 31, 1948, dans G. Bataille, OC XI, p. 388). Queneau, quant à lui, donnera une interview au Bulletin international du surréalisme révolutionnaire, le 1er janvier 1948 ; il collaborera au numéro 1 de la revue Le Surréalisme révolutionnaire, 1948, attaqué par Breton ;  il donnera une conférence à Clermont-Ferrand, le 14 février 1951, intitulée « Du surréalisme au classicisme » ; il interviendra le 10 novembre 1953 en faveur de Breton, accusé de dégradation des monuments publiques.

44. Minotaure (1933-39), édité par Albert Skira, avec la collaboration des surréalistes André MassonMan RayMiró, Dali, MagritteMax ErnstMarcel Duchamp, qui en dessinèrent les couvertures, de même que Picasso, De Chirico et Matisse, se proposait de « publier […] la production d’artistes dont l’œuvre est d’intérêt universel », sans isoler les arts plastiques de la poésie, et visant à dominer son temps, au lieu de se contenter de le refléter. Documents 34, Intervention surréaliste, nouvelle série, n° 1, juin 1934, rédigé par E.L.T. Mesens et J. Stéphane, illustré par Man Ray, Balthus, Dalì, Duchamp, Magritte, Tanguy et rédigé, entre autres, par Breton et Caillois. Contre-Attaque (1935-36), Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, animé par Bataille et Breton et, pendant un moment, par Roger Caillois, réunira dans sa courte vie les surréalistes et leurs sympathisants, des membres du Cercle communiste démocratique, alors en pleine décomposition, et qu’on appelait par commodité les « souvariniens » ou encore le « groupe Bataille », et, en marge de ces deux fractions organisées, des indépendants, qui s’agrégèrent parfois à l’un ou l’autre bloc, tenant leur séances initialement au Palais Royal, et ensuite place Saint-Sulpice, au Café de la Mairie du VIe arrondissement, se divisant, en dehors des séances plénières, en deux circonscriptions géographiques : le groupe Sade, rive droite, et le groupe Marat, rive gauche. À ce propos, cf. H. Dubief, « Témoignage sur Contre-Attaque (1935-1936) », Textures, 1970, p. 52-60. « Acéphale » (1936-39), dirigé par Georges Bataille, connut seulement cinq numéros, animés, au-delà de Bataille, par Roger Caillois, Pierre Klossowski, Jules Monnerot, Jean Rollin, Jean Wahl et André Masson, qui en illustrera toutes les couvertures. À côté de la revue sera organisé une société secrète, dont l’histoire demeure entourée de mystère. « Volontés », revue fondée en 1937 par Joseph Csaky, Pierre Gueguen, Eugen Jolas, Frederic Joliot, Henry Miller, Georges Pelorson, Raymond Queneau, Camille Schuwer. À côté de ces revues, on ne peut oublier « Inquisitions » (1936), « Organe du Groupe d’Études pour la Phénoménologie Humaine », revue qui comptera seulement un numéro (en raison des divergences nées au sein du groupe directorial entre la branche communiste représentée par Louis Aragon et Tristan Tzara d’une part et Roger Caillois de l’autre) et qui, dirigée entre autres par Roger Caillois, lui aussi initialement ami de Breton et ensuite scissionniste, contribue à nourrir de surréalisme le climat intellectuel de l’époque. Le numéro, publié à Paris par les Éditions Sociales Internationales et dirigé par Louis Aragon, Roger Caillois, Jules-M. Monnerot, Tristan Tzara, eut la collaboration de Louis Aragon, Jean Audard, Gaston Bachelard, P. Boudot, Claude Cahen, Roger Caillois, Raymond Charmet, René Crevel, René Etiemble, Alain Girard, Jules-M. Monnerot, Pierre Robin, Jacques Spitz, Paul A. Stephanopoli, Tristan Tzara.

45. Sur ce point, voir : M. Bonnet, « Chronologie », dans A. Breton, OC II, éd. M. Bonnet, « Pléiade », Gallimard, Paris, 1992, pp. XXXVIII et LIV.

46. « “Intervention surréaliste” serait ainsi pour 1934 l’équivalent de ce que fut pour 1929 le numéro spécial de Variétés “Le Surréalisme en 1929’’ » (M. Bonnet, « Chronologie », dans A. Breton, OC II, op. cit., p. XLI).

47. Sur ce point, voir : G. Zuccarino, Klossowski, Nietzsche e « Acéphale », dans « Quaderni delle Officine », XXV, Gennaio 2012, p. 4-5 : « Il contesto è quello, vivace e turbolento, delle effimere aggregazioni che si creano a Parigi in quel periodo. Nel 1935, ad esempio, nasce l  “unione di lotta degli intellettuali rivoluzionari” che prende il nome di “Contre-Attaque”. Rappresenta un tentativo di unire, sul piano politico, le forze del piccolo gruppo capeggiato da Bataille (del quale fa parte, appunto, anche Klossowski) e quelle della più corposa e organizzata schiera dei surrealisti di André Breton. Pur essendo accomunati da posizioni di sinistra, Bataille e Breton non sono fatti per intendersi: il loro stile di pensiero e le loro strategie d’azione restano diverse, tanto che l’unione si dissolve dopo pochi mesi. Bataille si lancia allora in altre due iniziative, gestite stavolta assieme agli intellettuali cui si sente più vicino : il Collège de Sociologie e “Acéphale”. I progetti si sviluppano in parallelo, ma l’intreccio viene reso più complesso dal fatto che la formula « Acéphale » indica due realtà distinte, l’una essoterica (la rivista che reca quel titolo) e l’altra esoterica (la setta designata con lo stesso nome). Tale interdipendenza viene descritta da Bataille in un testo autobiografico assai più tardivo, scritto in terza persona: « Dissoltosi Contre-Attaque, Bataille decise immediatamente di formare, con i suoi amici che vi avevano partecipato, tra cui Georges Ambrosino, Pierre Klossowski, Patrick Waldberg, una “società segreta” che volgesse le spalle alla politica e prendesse in considerazione solo un fine religioso (ma anticristiano, essenzialmente nietzschiano). Questa società si costituì. Il suo intento si tradusse in parte nella rivista Acéphale, che ebbe quattro numeri tra il 1936 e il 1939. Dopo pochi mesi. Bataille si lancia allora in altre due iniziative, gestite stavolta assieme agli intellettuali cui si sente più vicino: il Collège, fondato nel marzo 1936 [in realtà, nel 1937], fu in qualche modo l’attività esteriore della “società segreta” ».

48. E. Van Der Starre, Au ras du texte : douze études sur la littérature française de l’après-guerre, Amsterdam-Atlanta, 2000, p. 55.