Des envois à la pelle au vent, par Georges Sebbag

Des envois à la pelle au vent

par Georges SEBBAG

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Henri Béhar, Potlatch André Breton ou La cérémonie du don, éd. Du Lérot, 2020, 560 p.

L’ouvrage d’Henri Béhar recense les envois qu’André Breton a apposés et signés en tête de ses livres et qu’il a adressés à ses proches et à ses amis, à des écrivains et à des artistes, à des critiques littéraires ou à des collectionneurs. Il rassemble aussi les envois autographes que de nombreux auteurs ont adressés à André Breton. Lorsque les dédicaces sont réciproques, on assiste parfois à une partie de ping-pong, ou bien s’y célèbre, comme l’affirme Henri Béhar, une cérémonie de potlatch, qualification sur laquelle nous reviendrons. La pêche aux E. A. S. (Envois Autographes Signés) a été fructueuse. Parmi les 1 750 volumes qui ont circulé entre Breton et quelque 448 personnes, il faut retenir le chiffre de 700 exemplaires dédicacés par le seul André Breton. Ce répertoire de dédicaces est établi notamment à partir du catalogue de vente de 2003 de la bibliothèque du 42, rue Fontaine ainsi que de divers catalogues de libraire ou de vente publique, où sont de plus en plus monnayés les envois d’André Breton et autres célébrités.

Le livre est agréable à feuilleter : le papier est solide, la maquette claire, le format conséquent,  les envois sont correctement reproduits. On peut d’ores et déjà faire l’hypothèse qu’une future édition, qui ratisserait encore plus large, atteindrait facilement les 1 000 pages ou davantage. Cette profusion de dédicaces dans le commerce littéraire n’est pas nouvelle. Mais elle se hisse à un sommet chez les surréalistes qui ont su mettre en pratique un esprit collagiste, sur le plan formel (cadavre exquis, par exemple), sur le terrain passionnel (formation de duos, trios, quatuors au sein du groupe) et dans le domaine temporel (hasard objectif, coagulation de durées automatiques). Dans l’ensemble, on ne peut s’empêcher d’admirer l’expression poétique et lyrique des envois de Breton, alors que dans l’autre sens, nombre d’envois déférents frisent le conventionnel.

La première leçon de cette masse d’envois provient de certains échanges, qui rompent avec la légende d’un Breton maniaque de l’exclusion. Sans même faire appel à leurs échanges épistolaires, on découvre qu’après 1945, les rapports d’André Breton avec Georges Bataille, Michel Leiris ou Roger Caillois sont au beau fixe. Les thuriféraires de ces trois derniers auteurs qui depuis des décennies ont brossé le tableau d’une guerre perpétuelle entre leur protégé et le surréaliste Breton en auront pour leurs frais. Premier échantillon : « à Georges Bataille, l’un des seuls hommes que la vie ait valu pour moi de connaître. André Breton » (Arcane 17, 1947) ; « À André Breton, avec lequel, je n’ai jamais cessé d’être uni profondément au-delà des amitiés faciles. » (Les Larmes d’Eros, 1961). Deuxième échantillon : «  À André Breton, ce livre qui lui revient de droit avec l’amitié de Michel Leiris. » (Nuits sans nuit, et quelque jours sans jour, 1961). Troisième échantillon : «  À Roger Caillois / – à nos divergences près / À mes yeux peu de chose  / en vive estime / et affection / André Breton » (Manifestes du surréalisme, 1955) ;  « Pour André Breton ce livre où il est souvent cité avec la fidèle amitié de R. Caillois » (Art poétique, 1958). S’il y a des exclusives chez Breton, elles sont plutôt rares ; elles concernent Aragon après 1932 et Éluard après 1945. À propos de ce dernier, Béhar a reproduit à juste titre une liste destinée à un libraire rédigée par Breton un mois après la mort de son ancien ami. Cette liste détaillait vingt-trois livres offerts par Éluard jusqu’en 1938, le plus souvent des tirages de tête comportant des envois plus mirifiques les uns que les autres.

Deuxième leçon : si les envois de Breton, qui ont souvent une triple fonction (expression poétique, évocation de l’ouvrage et inclusion du destinataire), peuvent nous informer sur la geste surréaliste, ils sont très loin d’égaler les lettres où Breton peut déployer à son gré ses désirs, ses émotions, ses idées et son talent ; il est rare qu’on puisse y déceler un propos ou un aveu franchement inattendus.

Troisième leçon. Rappelons que, le 11 mars 1928, Breton s’envole pour Ajaccio, où il compte surprendre Suzanne Muzard qui est alors avec Emmanuel Berl ; pour justifier sa visite, il demande à Suzanne de l’autoriser à lui dédier Nadja qui va bientôt paraître. Si l’on s’attache aux dédicaces de volumes en entier, précisons que « Les Champs magnétiques sont dédiés à la mémoire de Jacques Vaché » par Breton et Soupault, que Clair de terre est dédié « Au grand poète / SAINT-POL-ROUX / À ceux qui comme lui / s’offrent / LE MAGNIFIQUE / plaisir de se faire oublier », que Ralentir travaux est dédié par Breton, Char et Éluard « À Benjamin Péret » et que Le Revolver à cheveux blancs est dédié  « À Paul Éluard ». Il importe de comprendre la différence radicale entre les dédicaces imprimées et rendues publiques et les envois autographes à usage privé. Il est étonnant qu’Henri Béhar ne soit pas attaqué à la question des dédicaces dont l’offrande publique et le rôle stratégique permettent de mieux appréhender le problème des envois qui, eux, ne sont portés à notre connaissance qu’à l’occasion et de façon tardive. Car Breton s’est préoccupé très tôt de la question des dédicaces. Le 29 décembre 1920, il note ceci dans son Carnet : « B. Péret me dédie un poème : Memento. On m’a ainsi dédié : Reverdy Près de la route et du pont, Soupault Je mens, Tzara Noblesse galvanisée, Picabia Dada philosophe, Éluard Simples remarques et Influences, Paulhan La Mauvaise pendule et la première version de La Guérison sévère, Pansaers un poème, Ungaretti un poème. Ce doit être tout. Aragon ne me dédiera pas Anicet bien que Soupault le lui ait demandé. » L’échange des dédicaces est particulièrement répandue chez les dada-surréalistes. Il ne faut pas seulement y voir un renvoi d’ascenseur. La circulation des noms dans les œuvres des uns et des autres ne fait que poursuivre la pratique opérée par Breton dans son recueil Mont de piété. Ces emprunts et ces reconnaissances mutuelles, au même titre que l’écriture plurielle ou l’action collective, sont des manifestations typiques du collagisme surréaliste. Il y a tout un jeu de dédicaces entre les dada-surréalistes nommés Breton, Aragon et Drieu mais aussi entre les vieux amis Berl et Drieu qui, de février à juillet 1927, rédigeront à deux une série de cahiers intitulés Les Derniers Jours. Le jeu des dédicaces témoigne de toutes sortes d’échanges nourris. En mai 1922, André Breton publie dans Littérature « L’année des chapeaux rouges », qu’il dédie à Pierre Drieu la Rochelle. Ce long et beau texte sera repris à la fin de Poisson soluble. En 1924, c’est au tour d’Aragon de dédier à Drieu son ouvrage Le Libertinage. En 1925, Drieu lui renvoie la pareille en lui dédiant L’Homme couvert de femmes. 1927 est une année charnière. Drieu dédie à André Breton « Le sergent de ville », une nouvelle de La Suite dans les idées et l’important essai intitulé Le Jeune Européen, où l’auteur, sensible à la décadence et allergique aux nations, en appelle à la création des États-Unis d’Europe. Une phrase du Paysan de Paris sert d’épigraphe à la seconde partie du Jeune Européen. De son côté, Berl dédie son roman La Route n° 10 à Pierre Drieu la Rochelle. En 1928, Drieu dédie Genève ou Moscou à Emmanuel Berl, tandis que Breton, qui aurait souhaité dédier Nadja à Suzanne Muzard, y renonce. En 1929,  le nouvel ami et associé de Berl s’appelant Malraux, c’est à lui qu’iront les faveurs de la dédicace de Mort de la pensée bourgeoise. En 1930, Berl conçoit ainsi sa dédicace de Mort de la morale bourgeoise : « À ma femme, à mes oncles, à mes tantes, à mes cousins, à mes cousines. » Suzanne Berl-Muzard fait désormais partie de la famille. L’année suivante, il récidive malicieusement à l’occasion de son essai  Le Bourgeois et l’amour : « À Suzanne, pour Suzanne ». Mais cette fois-ci derrière son épouse Suzanne, une deuxième, voire une troisième Suzanne, semblent se profiler.

Quatrième leçon. En 1931, Breton publie sans nom d’auteur le poème L’Union libre, qui exalte toutes les parties du corps de Suzanne Muzard[1]. Il nous paraît particulièrement oiseux d’affirmer que la « femme » de L’Union libre est purement imaginaire. Sous prétexte que Breton a dédicacé après coup L’Union libre à Marcelle Ferry puis à Élisa Breton, José Pierre n’hésite pas à conclure que Suzanne Muzard n’est pas l’inspiratrice du poème mais que L’Union libre est « un hommage à la femme en général[2] ». Il est surprenant qu’Henri Béhar lui emboîte le pas. Dans le premier envoi, Breton proclame que Marcelle est devenue son amante, sa femme : « À Marcelle, / ma femme ici prédite, / L’UNION LIBRE / la liberté continuant à n’être / que la connaissance de la nécessité  / André Breton ». Dans le second envoi, André justifie comme il peut, par le voyage d’Élisa en France en 1931, le fait que la Chilienne deviendra son épouse, sa femme : « “Ma femme à la chevelure…” / c’était donc toi / mon amour / aussi vrai que je ne lui donnais / alors aucun visage / et qu’en ce début de 1931 / tu venais en France / pour la première fois / André » (Poèmes, 1948). Quand il dédicace L’Union libre vers 1933 et vers 1948 à deux femmes aimées, il n’entend pas détruire l’amour qu’il a eu pour Suzanne Muzard. Au contraire, cet amour antérieur lui sert de tremplin. Quant au déni du visage de Suzanne, il s’agit d’un tour dialectique dont Breton est familier : comme Nadja annonçait Suzanne, à son tour le poème dédié à Suzanne coïncide avec la visite annonciatrice d’Élisa à Paris. À ce compte, le poème du corps sensuel et glorieux de Suzanne contiendrait en germe toutes les beautés des femmes aimées à venir – Marcelle, Jacqueline et Élisa.

Cinquième leçon. L’interprétation générale donnée par Béhar aux envois qu’il a recueillis est loin d’être adéquate. Rappelons que le potlatch, selon Marcel Mauss, est une cérémonie ostentatoire, au cours de laquelle les richesses accumulées par une tribu sont partagées et consumées avec une tribu rivale, qui à son tour relevant le défi accumulera des biens encore plus somptueux, et ainsi de suite ; c’est à qui acquerra le plus de prestige dans une accumulation destinée à une pure dépense. Le potlatch est un « phénomène social total », festif et collectif, qui s’exprime au grand jour. Il n’est pas plus adaptable aux dédicaces imprimées mettant en jeu des individualités qu’aux envois autographes qui relèvent plutôt d’une cérémonie secrète et intime.

Sixième leçon. Il faut féliciter Henri Béhar pour les notices brèves et topiques consacrées aux 458 auteurs ou destinataires d’envois autographes. À toutes ces personnes, il faudrait ajouter André Cresson, le professeur de philosophie d’André Breton, qu’on a présenté à tort comme un anti-hégélien. Dans une lettre inédite du 4 janvier 1932, Cresson remercie Breton de lui avoir envoyé Les Vases communicants : « Non seulement vous ne me “désespérez” pas. Mais je vous lis avec beaucoup d’intérêt et d’amusement. Ce que vous dites des rêves me paraît plein de suggestions dont la valeur psychologique est incontestable. Et l’analyse de votre action dans une sorte de demi-rêve éveillé me paraît très véritable. / Seulement, il y a une chose qui m’étonne chez vous. Je comprends que la société bourgeoise vous dégoûte. Elle me dégoûte aussi. Mais ce que je ne comprends pas c’est l’amour que vous manifestez pour le régime communiste. Qu’on soit libertaire, anarchiste, individualiste à outrance, cela, non seulement ne m’effraye pas, mais me paraît tout à fait sympathique. […] je me représente l’organisation communiste comme le pire des bagnes que l’humanité a pu rêver. »

L’ouvrage d’Henri Béhar est une somme, qui a exigé de la constance et de la persévérance. Tout amoureux d’André Breton, tout connaisseur du surréalisme, se doit de l’acquérir.

Mai 2020


[1] Voir Georges Sebbag, André Breton L’amour folie / Suzanne Nadja Lise Simone, Jean-Michel Place, 2004, p. 184 et p. 197-202. Lire en particulier la lettre d’Aragon à Suzanne Muzard du 23 novembre 1971 et la réponse de Suzanne du jour suivant, où les deux correspondants s’accordent pour dire que L’Union libre concerne exclusivement Suzanne.

[2] André Breton, Œuvres complètes, II, pp. 1317-1318. José Pierre cite en outre une lettre à Jacqueline Lamba du 4 septembre 1939 ; son épouse se trouvant à Lyons-la-Forêt, Breton lui demande qu’elle lui parle de « ce beau pays qui est après tout celui qui m’a inspiré L’Union libre pour toi que je ne connaissais pas encore. »

Thomas HUNKELER, ou le nationalisme des avant-gardes, par C. Dufour

THOMAS HUNKELER (dir.), Paradoxes de l’avant-garde. La modernité artistique à l’épreuve de sa nationalisation, Classiques Garnier, 2014, 327 p.
THOMAS HUNKELER, Paris et le nationalisme des avant-gardes : 1909-1924, ParisHermann2018,
260 p.

Compte rendu par Catherine DUFOUR

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Ces deux ouvrages traitent du même thème, le nationalisme des avant-gardes.

Le premier, Paradoxes de l’avant-garde. La modernité artistique à l’épreuve de sa nationalisation, réunit, sous la direction de Thomas Hunkeler, les actes d’un colloque qui s’est tenu à l’Université de Fribourg en mars 2011. Trois chapitres développent les trois grands « paradoxes » des avant-gardes : le conflit entre aspirations cosmopolites et rivalités nationales (I), entre centre et périphérie (II), entre modernité et traditionalisme (III). Ce volume se compose d’études assez éclectiques, qui constituent une mosaïque de cas centrés autour de personnalités emblématiques ou marginales, de revues ou de mouvements. L’introduction de l’ouvrage, « Vers une ‘’contre-histoire’’ comparatiste des avant-gardes » explique que, si les mots « rupture » et « internationalisme » ont longtemps servi à caractériser les avant-gardes, la réalité est plus complexe. En effet, l’histoire des avant-gardes a été forgée par leurs protagonistes mêmes, souvent hagiographes ou mythologues dans l’après seconde guerre mondiale. Mais cette historiographie a elle-même été remise en question par une « contre-histoire » qui, au lieu de chercher à unifier et idéaliser, a établi les disparités, les ambivalences, les contradictions, les zones d’ombre. L’approche comparatiste est revendiquée ici comme outil méthodologique propre à « relativiser » au lieu de « totaliser » : elle ne perd jamais de vue que le cosmopolitisme a souvent cédé le pas au nationalisme, même dans le cas de Dada, champion de l’internationalisme. Le propos est donc de repenser la notion d’ « avant-garde » de façon moins totalitaire. Hélas les rivalités entre historiens ne sont toujours pas closes, et les chercheurs ou critiques s’identifient souvent aux artistes, courants ou pays qu’ils étudient.

Le deuxième volume, Paris et le nationalisme des avant-gardes 1909-1924, est une synthèse réalisée par Thomas Hunkeler, qui prolonge les thématiques abordées dans le premier volume, en six chapitres consacrés à des mouvements et revues essentiels de l’avant-garde européenne : le futurisme et le cubisme à Paris (I), l’expressionnisme allemand (II), l’avant-garde russe (III), le vorticisme anglais (IV), les revues d’art en France (V), Dada à Paris (VI). L’introduction plaide de nouveau pour « une autre histoire des avant-gardes », qui reconnaisse la place prise par les nationalismes au cœur du projet internationaliste. L’auteur y précise ses intentions en se défendant de tout « relativisme » (qui ne verrait dans le nationalisme des avant-gardes qu’un fait normal pour l’époque, se rapprochant ainsi de la droite ou de l’extrême droite) et de tout « révisionnisme » (qui consisterait à lire les avant-gardes en termes de nationalisme exclusivement). Une approche dialectique est revendiquée, qui n’oublie pas, comme dans le précédent volume, que l’histoire des avant-gardes a été écrite dans un premier temps par ses propres acteurs. Cette introduction insiste longuement sur les contradictions d’Apollinaire : « bâtard, métèque et fauché » à l’origine, mis longtemps à l’écart du fait de ses origines (décrites parfois comme juives !), puis traumatisé par une guerre qui le rendit patriote, Apollinaire se mit à chérir l’idée d’une tribune internationale où à défendre la supériorité nationale parisienne, menacée à sa périphérie par des nationalismes en éveil. Cet exemple nous ramène à une évidence : si les avant-gardes, Dada au premier chef, ont revendiqué l’internationalisme, c’est parce que le nationalisme faisait rage et que les désirs hégémoniques parasitaient l’idée cosmopolite. Ainsi s’explique que la proximité culturelle d’Apollinaire avec l’Italie ait pris des allures paternalistes, chauvines et dominatrices, et que Marinetti ait tenté d’inscrire le futurisme sur le territoire parisien. La position centrale de Paris dans l’histoire des avant-gardes se trouva inévitablement remise en question. Il faut rendre hommage à La République des Lettres de Pascale Casanova d’avoir étudié en détail ces mécanismes. Si le futurisme est souvent cité comme l’exemple de la collusion entre nationalisme et cosmopolitisme, il ne faut pas oublier que toutes les avant-gardes ont participé de cette ambiguïté. C’est pourquoi elles sont souvent appréhendées d’abord en fonction de leur origine nationale : allemande pour l’expressionnisme, italienne pour le futurisme, etc.

Paradoxes de l’avant-garde. La modernité artistique à l’épreuve de sa nationalisation.

I. L’Avant-garde entre aspirations nationales et rivalités internationales

Cette première partie se présente comme un catalogue qui envisage successivement des collectifs (le dadaïsme zurichois, Der Sturm, L’Internationale lettriste), une revue (Europe), des personnalités majeures (Tzara, T. S. Eliot, Cendrars) pour mettre en évidence dans chacun des cas la tension entre cosmopolitisme et nationalisme.

Wolfgang Asholt (Dada de Zurich à Paris. Une nationalisation de l’internationalisme ?) détaille la stratégie par laquelle Tzara à Zurich aurait œuvré dans le sens d’une francisation de Dada, afin de pouvoir, originaire lui-même d’une petite nation, intégrer les cercles littéraires parisiens qui se méfiaient de la part trop allemande de Dada, comme Apollinaire ou les revues Sic et Nord-Sud. Accordant une place de plus en plus grande aux artistes et écrivains français, qui culmina dans sa collaboration avec Picabia ou Arp, il aurait contribué sciemment à une déradicalisation d’un mouvement très cosmopolite à ses débuts, ce que Huelsenbeck ne se priva pas de lui reprocher. Mais Tzara ne se doutait pas qu’il serait à son tour, en conformité avec les analyses de Bourdieu, mis à l’écart de la vie littéraire française…

L’article de William Marx (Le modernisme entre internationalisme et nationalisme. T. S. Eliot : Paris aller-retour) se consacre aux ambivalences de T. S. Eliot, fasciné par Paris, la culture française et le destin de ces immigrants nés outre-Atlantique, tels Stuart Merrill ou Francis Vielé-Griffin, qui devinrent de vrais poètes symbolistes français. Mais paradoxalement, les influences qu’Eliot subit à Paris en 1910-1911, de La NRF, de Paul Claudel, Saint-John Perse, Bergson, et surtout Maurras, le conduisirent, dans un désir d’enracinement indispensable au travail d’écriture, à s’installer quelques années plus tard, et jusqu’à sa mort, dans un village du Somerset, berceau de sa famille, soutenant la monarchie et l’église anglicane par fidélité aux principes de l’Action française…

Hubert van den Berg (Der Sturm. Une revue et une galerie berlinoise d’avant-garde entre internationalisme et nationalisme ») se consacre à la galerie Der Sturm et à la revue du même nom, animés par Herwarth Walden à Berlin, dont l’internationalisme légendaire dans les années 1910-1920 contribua pour beaucoup, à l’heure de l’écriture des avant-gardes dans les années 60-70, à rendre indissociables les mots « internationalisme et « avant-garde ». Mais on sait depuis que Der Sturm a participé pendant la guerre à des activités de renseignement pour les services secrets allemands, utilisant l’expressionnisme comme étendard culturel d’un nationalisme qui ne disait pas son nom. Les artistes du Sturm ont donc joué diverses partitions, de l’internationalisme convaincu de Kurt Schwitters à des positions franchement nationalistes, comme celles de Lothar Schreyer, artiste « dégénéré »… qui fit allégeance à Hitler.  

Bruno Curatolo (Promotion et réception des avant-gardes dans la revue Europe : 1923-1939) tente de comprendre les ambiguïtés de la revue Europe, fondée en 1923 sous l’égide de Romain Rolland et officiellement favorable aux avant-gardes, en traquant le flou sémantique et les jugements contradictoires qui entourent le mot « avant-garde » dans différents articles sur la musique, la littérature, les arts plastiques, le théâtre. Chemin faisant, l’auteur constate qu’en progressant vers les sinistres années 30 la revue délaissa peu à peu les significations associées aux expérimentations d’après-guerre, pour adopter le sens humaniste et démocratique que prendrait le terme quelques années plus tard, à l’heure du TNP de Jean Vilar ou des Maisons de la Culture d’André Malraux.

Question de terminologie encore : Cendrars était-il d’avant-garde ? C’est la question posée par Claude Leroy (Modernité chez Cendrars. L’amour des commencements) à propos de cet écrivain qui assouvit ses pulsions destructrices et sa haine des Boches à « l’avant-garde » des champs de bataille, mais qui détestait, comme Baudelaire, la métaphore militaire appliquée à la littérature, sauf quand elle était utilisée au premier degré par Marinetti. Indéniable pionnier de la pensée européenne, Cendrars eut des affinités avec les dadas et les surréalistes, mais il détestait les « ismes », les groupes, les chefs (notamment Breton), et les rivalités de clans. Il préférait la modernité délirante et singulière de Moravagine et chérissait le Présent plus que les « lendemains qui chantent ». Se méfiant des dadaïstes embusqués qui guerroyaient avec des mots, il devint après 14-18 un vrai moderne, un créateur-défricheur (descobridor) débarrassé des accessoires modernistes. Il laissa alors libre cours au tropisme du « partir » et des commencements, en hommage à « la partition originaire du corps de la mère », son premier départ manqué, et à un corps amputé d’une main « partie au combat ».

Laurent Jenny (Entre fonctionnalisme et surréalisme. L’Internationale lettriste) montre comment L’Internationale lettriste, après avoir posé les bases du Situationnisme, échoua à cause d’une incompatibilité foncière entre les deux avant-gardes dont elle était issue : l’architecture fonctionnaliste d’Asger Jorn, volontariste et constructive, et le surréalisme de Debord, voué à la passivité de l’inconscient. Jorn contestait l’urbanisme de Le Corbusier, aussi répressif que celui d’Haussmann : les « cités radieuses », destinées à améliorer les conditions d’existence, négligeaient les aspirations esthétiques et imaginaires de la Nouvelle Babylone rêvée par Constant dans les années 60. Debord de son côté voulut dépasser la déambulation hypnotique de Breton en la menant vers un « urbanisme unitaire » activiste. Mais chez Debord, comme chez Constant, la construction tua la situation, et, au carrefour du fonctionnalisme et du surréalisme, la Révolution n’eut pas lieu… La Nouvelle Babylone se mua en musée d’art contemporain géré par des commissaires, plagiaires dévoyés des équipes techniques situationnistes.

II. Entre Centre et Périphérie

La Flandre, le Danemark, la Serbie et la Roumanie, nations périphériques autour desquels s’organise la deuxième partie du recueil, ont multiplié les paradoxes et les tropismes nationalistes.

L’avant-garde flamingante évoquée par Geert Buelens  (« En Flandre, les révolutionnaires qui ne sont pas des nationalistes flamands sont bien rares ». Quelques remarques sur le nationalisme, l’internationalisme et l’activisme dans l’avant-garde flamande après la Grande Guerre) fut tiraillée, pendant et après la guerre, entre une tendance conservatrice néo-symboliste, et une tendance progressiste influencée par l’expressionnisme allemand humaniste, le vers libre de Whitman, Dada, l’art abstrait et le Bauhaus, la Révolution avortée de Berlin en 1918. Or cette deuxième tendance, contre toute attente, se rallia à un nationalisme flamand… qui sympathisait avec l’internationale communiste ! Paul van Ostaijen et la revue Het Overzicht (1921) de Fernand Berckelaers (alias Michel Seuphor) y jouèrent un rôle de premier plan. Ce nationalisme paradoxal, très minoritaire, combattit activement le nationalisme belge traditionnel renforcé par la guerre. Mais la belle impulsion révolutionnaire prit fin … et le nationalisme flamand se radicalisa jusqu’à rejoindre plus tard le nazisme…

Sylvain Briens (La Renaissance gotique et Le grand voyage de Johannes V. Jensen. Fantasmagorie cosmopolite et historiographie nationale aux origines de l’avant-garde danoise) a choisi deux ouvrages de l’écrivain danois Johannes V. Jensen, La Renaissance gotique (1901) et Le grand voyage (1908-1922), pour mettre en évidence les thèmes entrecroisés de l’identité nationale et du cosmopolitisme, et leur influence décisive sur les avant-gardes du Danemark et de Suède. La Roue, un des figures récurrentes de Jensen, inspirée d’un fonds mythologique scandinave, est à la fois représentation cosmique atemporelle et hymne au progrès technique. Le grand voyage, gigantesque épopée qui remonte à la Préhistoire, établit d’étonnantes passerelles entre les Vikings, la découverte de l’Amérique et la modernité industrielle, célèbre le génie des Gots, source d’un nationalisme danois ouvert à l’universel. Jensen a inventé un nouveau genre, le « mythe », court texte fictionnel en prose consacré à un aspect du monde contemporain, qui fait penser aux mythologies d’Aragon (Le Paysan de Paris), de Barthes ou de W. Benjamin. Sa « fantasmagorie de l’histoire » est proche de « l’illumination profane » de W. Benjamin. Jansen influencera le suédois Harry Martinson dans les années 30, puis le Situationnisme danois et CoBra, ses héritiers directs.

Jens Herlth analyse les contradictions de Miloš Crnjanski (« Tout cela donc sans aucune prétention ». Miloš Crnjanski, la nation et l’avant-garde serbe), chantre de l’avant-garde serbe dans les années 1919-21, mais accusé dans les années 30 d’un nationalisme illustré dès 1929 par son roman Migrations. Jens Herlth refuse d’utiliser le mot « avant-garde » selon les critères normatifs des années 1960-70. Ce serait en effet oublier que, pour la jeune Yougoslavie multiculturelle de 1918, le mot « nationalisme » avait un sens bien particulier. Miloš Crnjanski souhaitait que la jeune nation intègre le modernisme européen, mais il voulait aussi qu’elle se distingue de la tabula rasa des Occidentaux ou des futuristes russes. Son unique manifeste, « L’Explication de Sumatra », plaide pour une poésie sans posture guerrière, inspirée du « neutre » de Roland Barthes et quasi bouddhiste. Un « sous-texte » engagé y affleure toutefois, une vision poétique de la « nation », fruit d’une tension entre le jugoslovenstvo, le modernisme yougoslave multiculturel affranchi du provincialisme, et le srpstvo, inspiré du passé national serbe. De même les écrivains de Zagreb ne pouvaient-ils ignorer leurs racines croates, ni Ivo Andrić ses origines bosniaques… L’idée romantique de nation se mua hélas chez Crnjanski en un nationalisme qui dériva vers le pire…

Quatre articles sont consacrés aux prolifiques avant-gardes roumaines. Ion Pop (Offensives et défensives de l’avant-garde roumaine) en retrace les étapes depuis la fin du XIXe siècle, partagé entre courants littéraires nationalistes d’inspiration rurale et tendances symbolistes cosmopolites. Le début du XXe siècle donne lieu à une offensive poétique anti-traditionaliste (Ion Vinea, Adrian Manu), qui culmine en 1913-1916, sans jamais atteindre la radicalité de Tristan Tzara. La Roumanie n’était pas prête pour l’onde de choc dadaïste, pas plus qu’elle ne l’avait été pour le manifeste de Marinetti publié à Bucarest dès 1909. Il fallut attendre les années 1924-30 pour qu’émerge une avant-garde digne de ce nom, incarnée par Ion Vinea, Ilarie Voronca, Max Hermann Maxy, Geo Bogza. Ses détracteurs, xénophobes ou antisémites, la taxaient de phénomène de mode « importé », oubliant que la littérature roumaine puisait depuis toujours à des sources étrangères et que Dada, mouvement « exporté », s’était inspiré de certaines spécificités déconstructives de la littérature traditionnelle. L’avant-garde roumaine évolua du constructivisme futuriste des années 20 vers le surréalisme des années 40 (Gellu Naum, Ghérasim Luca), en une « mosaïque de tendances » ponctuées par des accès de fièvre et recouvertes par l’occupation soviétique. Saşa Pană ou Geo Bogza se rallièrent alors au communisme prolétarien, tandis que Gherasim Luca, D. Trost ou Paul Păun prenaient le chemin de l’exil…

Ionannah Both (Comment peut-on être roumain ? Brève histoire de la réception critique des avant-gardes roumaines, en Roumanie) s’est intéressée à la réception des avant-gardes roumaines dans les histoires littéraires, rythmée par les revirements idéologiques. En 1924, pour qualifier les artistes d’avant-garde, « communiste » est une insulte qui rime avec « juif », malade mental ou dégénéré. En 1941, en temps de domination hitlérienne, Tzara et ses amis, jugés complices de l’Occident, sont évalués à l’aune d’une judaïté méprisée. Mais en 1944, quand l’Armée Rouge entre en Pologne, les « fils prodigues » de retour d’Occident sont encensés comme conquérants roumains de la culture européenne, dont on « redécouvre » les origines judaïques… Le socialisme d’inspiration soviétique fait bon ménage avec le surréalisme triomphant des années 40, mais les surréalistes dissidents doivent quitter le pays… Saşa Pană en 1969 publie la première anthologie qui « canonise » les avant-gardes, envisagées sous le seul angle « esthétique », et omet leurs compromissions avec le pouvoir stalinien. En 1983, sous Ceaușescu, le « protochronisme » est roi : les avant-gardes n’auraient rien inventé qui ne se trouve déjà dans la littérature roumaine ! Ion Pop, autorité critique essentielle, fait lui aussi, de 1970 à 2006, le jeu de la dépolitisation au profit du structurel, de l’éternel ou de l’intertextuel. Paul Cernat, membre éminent de la nouvelle critique roumaine, publie en 2007 un ouvrage d’un nationalisme encore vivace…

Adriana Copaciu (Les revues roumaines d’avant-garde à la recherche d’un nouvel espace de parole) dresse un panorama des revues d’avant-gardes roumaines, depuis le manifeste fondateur de Vinea, en 1924, jusqu’au surréalisme. L’auteure y approfondit les trois logiques déployées entre 1923 et 1928 : la synthèse, la synchronisation, l’internationalisation. La synthèse a été réalisée grâce à l’« Intégralisme » de Voronca, cette variante roumaine du constructivisme, distincte à la fois du radicalisme importé et du traditionalisme. La synchronisation ce fut l’adaptation au présent, qui permit aux revues de combler le « retard » pris par une culture périphérique méprisée. L’internationalisation enfin correspondit à une sorte de « colonialisme culturel inversé » – conforme aux théories de Bourdieu ou à celles de Pascale Casanova dans La République des Lettres – par lequel les revues triomphèrent des résistances nationales tout en consolidant leur lien à la nation grâce à des réseaux extérieurs ; ainsi fut légitimée, sans soumission ni plagiat, une culture roumaine jusque-là tenue à distance par les grands centres européens.

Adrian Tudurachi (« Le stéréotype ethnique dans la littérature roumaine d’avant-garde et les dérives de l’internationalisme ») a étudié le « stéréotype ethnique » mis au service de l’internationalisme par le futurisme, et par le dadaïsme zurichois qui porta sur scène les spécificités linguistiques de ses artistes au profit du polyglottisme. Dans l’avant-garde roumaine on relève une tension entre la résistance au parisianisme de la génération symboliste, et l’impossibilité, propre à toute culture mineure, de récuser les emprunts extérieurs. Cette avant-garde oscilla, dans les années 20, entre le modèle spirituel d’une sensibilité esthétique universelle prônée par Vinea et la quête matérialiste d’une égalité d’accès aux moyens culturels. Après avoir tergiversé, Voronca opta pour le modèle spirituel, apte à valoriser les différents stéréotypes ethniques. Mais, sous prétexte de cosmopolitisme, l’empathie pour « le cowboy agile du Colorado » ou « l’hindou vendeur de bananes à Calcutta » (Integral, 1925) perpétuait un monde ethniquement réifié. Et si philosophe Agamben inscrit ces stéréotypes dans le cadre d’une ironie ethnique antinationaliste, ceux-ci ne peuvent masquer un fond nationaliste… Bref, le stéréotype ethnique, qui a occupé dans l’avant-garde roumaine des fonctions diverses, ne saurait se réduire au désir de préserver le nationalisme au cœur de l’internationalisme.

III. Quelles traditions pour la modernité ?  

La troisième partie se penche sur l’inscription plus ou moins explicite du traditionalisme dans des collectifs ou chez des personnalités d’avant-garde.

Roxana VICOVANU (Le difficile équilibre du « retour à l’ordre », du « classicisme moderne » et de l’avant-garde. Le cas de L’Esprit nouveau) dresse un catalogue des nombreuses concessions au « retour à l’ordre » dans L’Esprit Nouveau (1920) de Paul Dermée, Amédée Ozenfant et Le Corbusier. Cette revue, officiellement ouverte aux avant-gardes, omet El Lissitzky, la typographie constructiviste, Lajos Kassák, etc. Prétendument cosmopolite et pacifiste, elle aspire à l’hégémonie européenne de Le Corbusier. Élitiste, elle défend la perfection, l’éternel, et un art consacré à l’utile. Elle s’oppose, malgré Dermée, aux conceptions artistiques subversives et aux idées politiques révolutionnaires. Ses préférences sont nationales et traditionalistes : le cubisme est apprécié parce que compatible avec Ingres ! Le retour au métier et aux « académismes » y domine. Paris y est très prisé car il concilie le rayonnement cosmopolite et le génie français. L’Esprit Nouveau hésite finalement entre deux tendances distinctes : le « classicisme moderne » du « retour à l’ordre » et le « modernisme esthétique », qui s’intéresse au passé (le Parthénon) sans exclure les recherches formelles des avant-gardes internationales.

Ce n’est un secret pour personne, comme le rappelle Isabel Violante (Les gares cosmopolites d’Ardengo Soffici) que les avant-gardes italiennes, cosmopolites avant 1914, sont devenues nationalistes après 1918. Le futuriste Ardengo Soffici ne fait pas exception à la règle. Ses écrits sur les gares italiennes, sensibles au charme cosmopolite de ces lieux, sont imprégnés de mélancolie, de nostalgie rurale et d’hymne à la lenteur, aux antipodes des conceptions futuristes de l’architecte Antonio Sant’Elia. Quand Mussolini dans les années 30 projette une reconstruction mégalomaniaque des gares, dont celle de Florence, Soffici s’insurge : en effet, malgré l’utilisation des pierres et marbres régionaux et le respect de certaines traditions locales, cette gare est un hymne aux formes, matières et tendances de l’architecture européenne d’avant-garde. Nikolaus Pevsner, peu suspect d’indulgence pour les régimes totalitaires, en chante d’ailleurs les louanges. Et alors que les artistes italiens, fascistes ou pas, sont divisés par ce projet selon leur degré d’adhésion aux innovations européennes, Soffici se déchaîne contre une modernité dominée par les étrangers, métèques, Juifs, francs-maçons, bolchéviques et autres dégénérés ; ou par le monde « nordique et protestant » ligué « contre Rome et sa latinité ». L’orientation fasciste de cet ancien futuriste, devenu allié des nazis, ira crescendo…

Denis Pernot (Barrès et les princes de la nouvelle jeunesse. Les vertus avant-gardistes d’un cadavre) montre comment Barrès considéré, avant la guerre de 14, comme un écrivain dépassé et concurrencé par Maurras, œuvra habilement pour redevenir « prince de le jeunesse » et guide de la nouvelle avant-garde. S’éclipsant derrière les paroles des combattants et endossant, après la guerre, le rôle de chantre des « écrivains morts pour la patrie », il alla jusqu’à contester la légitimité de la littérature, se sentant ainsi autorisé à fédérer l’avant-garde, fût-elle son ennemie. Très ambivalents, les dadas lui firent un procès en 1921, tout en aspirant à sa reconnaissance comme référence majeure d’une vie littéraire française… qu’ils récusaient. Barrès remit aux écrivains d’avant-garde son œuvre en héritage, pour qu’ils l’inscrivent dans un patrimoine qu’il avait lui-même négligé, de Rimbaud à Apollinaire. La distance prise, en apparence, vis-à-vis de sa « magistrature intellectuelle » facilita la « rupture intégrante » des jeunes rebelles, à l’origine d’une « filiation d’un projet inabouti du maître », très perceptible notamment chez Joseph Delteil.

Pierre Drieu la Rochelle, c’est aussi une histoire paradoxale, étudiée par Fabien Dubosson (Pierre Drieu la Rochelle et le surréalisme. Un « avant-gardiste de droite » dans une « arrière-garde de gauche » ?). Malgré sa formation de droite, Drieu s’engage aux côtés des surréalistes dès 1924, avant de se compromettre avec le fascisme dix ans après. Son expérience du front le liait au groupe de Breton. Mais pour lui la guerre était chargée d’un signe mystique de refondation des valeurs, y compris esthétiques. Sa Terre symbolique, qui n’était pas le sol sacré de Barrès, glorifiait le sacrifice de soi et les amitiés viriles. Drieu attendait de Dada et des Surréalistes qu’ils en soient les passeurs. Mais ces alliés d’un moment étaient antinationalistes ! Bien avant Gilles (1939), Drieu leur reprocha leur abandon de Dieu, puis, après les événements du Rif, leur adhésion au communisme, à Hegel, à l’amour de l’Orient contre l’Occident. Il voyait les surréalistes comme des hommes du XIXe siècle, préférant l’engagement réel à la révolution de l’esprit… dont il aurait dû être le guide. L’indécision de ses écrits, entre lyrisme mystique et déconstruction, reflète l’ambivalence d’un homme tenté aussi par l’Action française, contestée pour d’autres raisons …  Ses polémiques avec les surréalistes ont peut-être révélé les aspects totalitaires du mouvement, ceux-là même qui le fascinaient. Irrémédiablement solitaire, il renvoya dos à dos deux groupes autoritaires entre lesquels il ne put se décider… avant d’opter pour des choix plus radicaux…

Avec Alain Clavien (Les « helvétistes », entre avant-garde et réaction) nous sommes à Genève au début du XXe siècle, quand de petits groupes d’avant-garde cherchent à s’émanciper de la tutelle parisienne. Une mouvance nationaliste, dite « helvétiste », voit le jour, notamment dans La Voile latine de 1906 à 1910, et s’engouffre dans les débats suscités par les bouleversements structurels de la Suisse des années 1908-1910 : industrialisation, urbanisation, mouvements sociaux, exode rural, présence étrangère croissante. Les helvétistes s’orientent vers des positions antidémocratiques, xénophobes et antisémites, au nom de l’esprit guerrier ancestral, du patrimoine et des traditions contre les étrangers, de l’Ancien Régime contre le XIXe siècle décadent. Drôle de mouvement, qui, d’un côté, se dit d’avant-garde, sur le modèle du poète-prophète et de l’artiste éclairé, et de l’autre adopte les idées réactionnaires d’un ordre moral, religieux, rural, frugal, voué au travail. Les helvétistes n’hésitent pas à prendre en otage la figure parisienne de Ramuz et à utiliser Maurras et Barrès comme alibis « avant-gardistes ». Tant de contradictions laissent pantois ! Fédérés en ligue patriote à partir de 1912, ces nationalistes accueillent la guerre avec satisfaction…

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La synthèse qui suit, prise en charge intégralement par Thomas Hunkeler, propose une vue d’ensemble du nationalisme des avant-gardes européennes, envisagé sous l’angle de leur désir de conquête symbolique des grands centres culturels dominants, Paris en tête.

Paris et le nationalisme des avant-gardes : 1909-1924

I. « Nous avons pris la tête du mouvement de la peinture européenne ». Le futurisme et le cubisme à Paris

Le futurisme et le cubisme sont en rivalité à Paris. Les futuristes y mènent à partir de 1909 une véritable guerre de conquête, qui culmine au moment de l’exposition de février 1912 à la Galerie Bernheim-Jeune. Mais dès 1911 ils mettent leur italianité à distance pour être reconnus maîtres de la peinture européenne et Boccioni essaie de démarquer le futurisme d’un cubisme soupçonné de progermanisme. Officiellement ami des futuristes, Apollinaire oppose à leur volonté d’ascension une démonstration de supériorité nationale, et prend parti sans partage pour le cubisme, aux côtés de Salmon et Gleizes, qui veulent le sacrer « « art parisien » au détriment de son jumeau futuriste. Le cubisme est interprété alors comme héritier de Courbet, Manet, Cézanne ou Matisse, et le futurisme comme descendant de la Renaissance italienne, cet « attentat » au génie national. Gleizes se réclame du « celtisme » des néo-symbolistes et du retour à l’art médiéval ; de nombreux peintres cubistes illustrent cette francisation par le traditionalisme de leurs sujets. La revue Montjoie ! fondée en 1913 par le franco-italien Ricciotto Canudo devient un « organe de l’Impérialisme artistique français », celtique et parisien, antisémite à l’occasion, sorte de passerelle entre le Moyen-Âge et les innovations de l’avant-garde. En Italie, Papini et Soffici militent quant à eux, avant et après la guerre, pour une bonne entente entre une France gallo-romaine, celtique, et une Italie de sang grec, sémite et étrusque. Mais le Traité de Versailles redonnera vigueur à l’ italianisme anti-français !

II. « L’Ennemi n’est pas là où l’on a lancé les flèches ». L’expressionnisme allemand

Ce chapitre approfondit les analyses de Hubert van den Berg exposées dans le précédent volume. Les nationalistes s’en prennent à la « conspiration étrangère » des peintres futuristes exposés à la galerie du Sturm en 1912, mais aussi, à l’heure du « coup d’Agadir », des peintres français qui envahissent le marché. Une réponse aux polémiques lancées par le peintre nationaliste Carl Vinnen réunit toutefois, à l’initiative de Kandinsky et Franz Marc, de très nombreuses signatures favorables à l’internationalisme esthétique. Mais Franz Marc, dès 1912, sous l’influence du théoricien Wilhelm Worringer, propose une lecture « gothique » du Blaue Reiter, le rattachant à une peinture intemporelle, abstraite, spirituelle, tournée vers l’art des peuples, des enfants et des primitifs, la Russie et l’Orient. Représenté surtout en Europe du Nord, ce courant, antérieur à la Renaissance originaire du Sud, lui serait supérieur. Avec la Brücke, une étape est franchie : le « gothique » devient exclusivement germanique. Franz Marc, engagé volontaire mort au front, pense que la guerre est un « purgatoire » nécessaire à la refondation de l’esthétique allemande, en crise certes, mais destinée à triompher en Europe… Au même moment, les activités cosmopolites du Sturm masquent le double jeu nationaliste de Walden, qui prospère sur le marché de l’art et à l’écart du front… Ses convictions esthétiques, sincèrement internationalistes, comme celles de Franz Marc, ont assuré le succès de grandes œuvres… expressionnistes allemandes notamment…

III. « Salut à toi, magnifique Orient ». L’avant-garde russe, de la xénomanie au russocentrisme 

L’avant-garde russe du début du XXe siècle connaît les mêmes vicissitudes qu’un empire divisé entre un désir d’émancipation à l’occidentale et un nationalisme croissant. La Toison d’or, publiée en russe et en français (1906-1909), subit l’influence du symbolisme français et des peintres postimpressionnistes exposés à Moscou. Mais Larionov et Gontcharova s’intéressent de plus en plus aux loubki (estampes populaires à connotation religieuse), à l’art médiéval russe, à l’icône et l’artisanat national. Le groupe « Hyleïa » (1912), animé par le peintre David Bourliouk et le poète Bénédikt Livchits s’éloigne de l’imitation française au profit du primitivisme et de l’Orient. L’écart se creuse entre ceux qui, comme Bourliouk, restent fidèles à l’avant-garde occidentale malgré le particularisme « cubo-futuriste », et ceux qui s’en désolidarisent. Une gifle au goût public (1913), qui marque l’apogée du futurisme russe (Bourliouk, Khlebnikov, Kroutchonykh, Maïakovski), s’inspire des manifestes italiens. Mais Khlebnikov puise dans les archaïsmes de la langue russe et s’inspire de la poétique de la steppe plus que de celle de la ville ; la Russie est élargie au continent asiatique. Gontcharova et Larionov se rapprochent du géorgien Ilia Zdanévitch, thuriféraire d’un nationalisme rural anti-citadin. Rien d’étonnant à ce que « l’impérialisme italien » de Marinetti se heurte, à Moscou et Saint-Pétersbourg en 1914, au nationalisme esthétique d’un nouvel Orient, intérieur et spirituel plus que territorial…

IV. « Oh oui, à bas la France ». Le vorticisme anglais, une avant-garde en trompe-l’œil ?

Le futurisme proclamé en Angleterre par Marinetti et le peintre Christopher R. W. Nevinson en 1914, cède rapidement la place au « vorticisme » de Thomas Ernest Hulme, Ezra Pound et Wyndham Lewis. Hulme, influencé par Worringer, défend l’art « géométrique » des temps préclassiques et « gothiques », l’art des Byzantins, des primitifs, des expressionnistes et des cubistes. Le postimpressionnisme de Fry, le « modernisme esthétisant » du Bloomsberry et le flux universel des futuristes sont récusés au profit du cubisme d’Epstein, Cézanne ou Picasso. Compatible avec l’abstraction de Balla ou Severini, la nouvelle avant-garde revendique le Présent et l’art populaire spontané. Le premier numéro de Blast, de connotation nationaliste en juillet 1914, est un bric-à-brac de références contradictoires, calqué sur la typographie et les provocations futuristes – malgré l’anti-futurisme de Lewis – d’où ressort une apologie du génie moderne : résolument nordique, anglo-saxon, anti-français et anti-parisien. Avec la guerre, tout change. Le vorticisme, allié de l’esthétique allemande, est contesté. Le deuxième numéro de Blast, en 1915, s’inscrit du côté de l’Entente, tout en faisant la distinction entre une Allemagne nationaliste, anti-cubiste, anti-expressionniste et une Allemagne souterraine, esthétiquement alliée. Lewis énonce un credo artistique au-dessus des nationalismes, qui devrait être cubiste après la guerre… C’est ainsi que le vorticisme réussit à se dégager des influences dominantes, italiennes et françaises, pour affirmer une identité compatible avec une orientation universaliste.

V. « Les premiers sont les premiers ». Les revues d’art en France à l’épreuve du patriotisme

SIC, Le Mot et L’Élan sont trois revues antérieures à L’Esprit Nouveau analysé dans le précédent volume. SIC (1916-1919) est née des opportunités offertes par la guerre à son directeur, Pierre Albert-Birot. Après un premier numéro alliant patriotisme et éclectisme esthétique, l’orientation futuriste de la revue se précise, à la faveur d’une exposition de Severini à Paris en 1916. Inventeur du « nunisme », sorte de fourre-tout moderniste, Albert-Birot aspire à une synthèse, « typiquement française », qui intègrerait la tradition. Son patriotisme, influencé par Apollinaire sans être réactionnaire, se distancie peu à peu du futurisme. Quand paraît Littérature en 1919, Albert-Birot, ridiculisé par Aragon, met un bémol à ses prétentions de chef de file avant-gardiste. Sa revue avait pourtant pris parti pour Dada et Tzara…  Comparée à SIC, Le Mot (1914-1915) est foncièrement patriotique. La caricature des « boches » y est omniprésente et le cubisme y est critiqué pour ses sympathies allemandes. Cocteau met un frein à cet anti-germanisme systématique et, sans renier son patriotisme, s’efforce d’ouvrir la revue à un art contemporain réputé anti-français. Mais ses hésitations nuisent à son désir de synthèse, bientôt remis en chantier par L’Élan d’Amédée Ozenfant. Plus élitiste et moins conformiste, cette revue, loin d’être pacifiste, s’intéresse à l’international malgré l’admiration de son directeur pour Barrès. Le dernier numéro de 1916 annonce le « purisme » et soutient Edouard Jeanneret (Le Corbusier) qui, oubliant son chauvinisme, se mobilise avec Auguste Perret en faveur des architectes pro-allemands… en prévision d’une reconnaissance de l’architecture française dans l’après-guerre ! Pour Ozenfant, Jeanneret ou Perret, l’ennemi ce n’était pas l’Allemagne, mais le parisianisme petit-bourgeois, nationaliste et réactionnaire… Internationalisme et fierté nationale pouvaient coexister, ce que L’Esprit nouveau confirme à partir de 1920.

VI. « Ces toqués n’ont pas un bon accent ». Dada à Paris

Ce chapitre prolonge l’article de W. Asholt du précédent volume. C’est un réquisitoire quelque peu attristant contre le nationalisme parisien qui va crescendo de 1920 à 1922. L’arrivée à Paris de Tzara en janvier 1920 déconcerte et éclipse rapidement le mythe du jeune poète-messie. Ce métèque d’Europe de l’Est, ce juif à la pâleur de Dracula, et ainsi de suite, suscite des articles d’un racisme de la pire espèce. Accusé d’avoir été à Zurich ami des expressionnistes allemands (en réalité réfractaires), Tzara connaissait bien les réticences de la France à son égard. Confronté à la hantise d’un Dada boche diffusée par Apollinaire, il avait lutté pour se concilier des personnalités majeures de la vie intellectuelle française. Son intégration parisienne ne fut pas gagnée pour autant. A la suite de Rachilde ou de Cocteau dont la revue Le Coq (1920) devait s’intituler initialement Cocorico, Gide se méfia ouvertement du jeune écrivain, prometteur… mais juif. Jacques Rivière, directeur de la NRF, qui publia une « Reconnaissance à Dada » (1920) remarquée, tint par ailleurs des propos fort nationalistes. Et que dire de l’attitude de Breton ? Après l’euphorie des chahuts dadaïstes et de la riche contribution de Dada à Littérature, il prit ses distances vis-à-vis de Tzara lors du Procès Barrès (1921), cet hommage masqué au grand ancêtre, et du « Congrès international pour la détermination des directives et la défense de l’esprit moderne » (1922). Dans Comœdia et Littérature en 1922, il dénonça les affinités allemandes de Tzara et rendit hommage aux véritables inventeurs, français, de Dada : Picabia, Duchamp et Vaché. Le Projet d’histoire littéraire contemporaine d’Aragon, élogieux pour le dadaïsme dans sa première version, opta pour une interprétation française de la littérature contemporaine depuis 1913, le rôle de Tzara y étant juste effleuré…

Qui pourrait encore, après la lecture de ces deux ouvrages, ne considérer les avant-gardes que comme des véhicules de l’internationalisme ? Ils ont le mérite de détisser les mythes forgés dans les années 60-70, tels que Peter Bürger a pu les relayer dans sa célèbre Théorie de l’avant-garde (1974). Leur point de vue est riche, très documenté, nuancé. On peut certes reprocher au premier son éclectisme parfois discontinu et, à tous deux, une sorte de naïveté : qui pourrait croire en effet que les désirs de subversion cosmopolite des avant-gardes aient pu échapper, en toute pureté, au nationalisme constitutif de l’histoire de l’Europe du début du 20e siècle, comme encore aujourd’hui ? Mais ces deux volumes, dont le deuxième approfondit et synthétise les approches du premier, ont le mérite d’avoir « historicisé », selon le terme même de Thomas Hunkeler, des avant-gardes parfois fétichisées du vivant de leurs inventeurs-hagiographes, et de révéler les ambiguïtés et les paradoxes qui leur confèrent une profondeur vivante.

Mai 2020

Marko Ristić, De nuit en nuit

Marko Ristić, De nuit en nuit

Texte établi et présenté par Jelena Novaković, Non Lieu Éditions, Paris, 2019

Réflexion critique par Jean-Yves SAMACHER

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La tâche d’un éditeur peut consister à publier des best-sellers ; certains éditeurs, comme Non Lieu éditions, se proposent avant tout de faire découvrir des auteurs méconnus, appartenant souvent aux domaines étrangers (pays de la Méditerranée, pays des Balkans en particulier), ou de mettre en lumière des manuscrits anciens et oubliés, qu’ils aient déjà fait ou non l’objet d’une publication antérieure.

Paru aux éditions Non Lieu, De nuit en nuit est le titre d’un essai de Marko Ristić, l’un des fondateurs du groupe surréaliste de Belgrade, officiellement créé en 1929. D’abord écrit en serbe, et publié en 1940 dans la revue Pećat, sous le titre Iz noći u noć, le texte aurait ensuite été traduit en français, de manière incomplète, probablement par l’auteur lui-même. Du moins est-ce l’hypothèse de Jelena Novaković, qui a découvert le manuscrit inédit en réalisant des recherches aux Archives de l’Académie serbe des sciences et des arts. Cette spécialiste de l’œuvre de Ristić a procédé à quelques ajouts et adaptations, en comparant les différentes versions existantes, puis en se reportant de manière privilégiée au texte original serbe.

Dans cet essai sur les rapports entre l’art et la vie, qui propose une réflexion sensible sur la libération et la pacification de l’homme par l’art, l’auteur nous conduit « de nuit en nuit », balayant les limites géographiques et temporelles, abrasant les frontières disciplinaires, pour mieux nous faire pénétrer dans les arcanes du rêve. De nuit en nuit. L’expression choisie en guise de titre ne nous indique pas – et volontairement sans doute – le sens à donner à chacune des deux occurrences du terme « nuit », ni non plus en quel sens, au fond, s’oriente le voyage auquel nous sommes conviés.

Reprenant un motif cher aux adeptes du surréalisme, Marko Ristić développe principalement deux conceptions antagoniques de la Nuit. La première désigne une source d’inspiration inépuisable, issue des territoires souterrains et mystérieux de l’inconscient, dont l’exploitation esthétique permettrait à l’être humain, grâce aux effets cathartiques de la création, de se libérer – ne serait-ce que momentanément – de ses chaînes aliénantes. La seconde renvoie au contraire à un tarissement complet de la sensibilité, à la perte des émotions, la guerre et la misère – symptômes d’une indifférence généralisée – en constituant les corollaires. Dans son essai, Marko Ristić tente de prouver que cette part d’ombre fertile et de folie créatrice, épicentre des œuvres surréalistes, est le meilleur antidote contre le totalitarisme rationnel et mortifère, qui, en accomplissant le meurtre de l’imaginaire, en remplaçant la perception et le sentiment poétiques par une pensée mécaniste, techniciste, fasciste et belliciste, aboutit à la réification du monde, à sa complète déshumanisation.

Pour cultiver un perpétuel état d’acuité perceptuelle, à la fois dé-constructif et rédimant, l’écrivain s’appuie sur la contemplation méditative de la nature comme sur l’évocation passionnée des œuvres littéraires et artistiques de l’humanité, lesquelles ne cessent d’inspirer, d’abreuver et d’illustrer les textes surréalistes[1]. De nuit en nuit relève ainsi, au même titre que Sans Mesure, l’« antiroman » de Ristić, d’une esthétique de l’hétérogène[2] ; cet ouvrage appartient à un genre inclassable, le journal de voyage et la réflexion philosophique voisinant de près avec la critique d’art. Toutefois, le texte ne saurait se lire indépendamment des conditions socio-historiques dans lesquelles il fut écrit.

Août 1939. Marko Ristić se promène entre Venise et Florence, en compagnie de sa femme, ŠÉva. Le contraste entre le merveilleux atemporel propre aux villes de la Renaissance italienne et les bruits de bottes résonnant sous les nuages noirs s’amoncelant à l’horizon, depuis l’Allemagne nazie, engage l’écrivain dans une réflexion sur les pouvoirs propitiatoires de l’art et de la culture. Une menace sourde ne cesse de planer du début à la fin de l’ouvrage, relayée par les extraits de journaux d’époque, menace qui rend paradoxalement la vie plus réelle et plus intense : Venise « jamais n’a été plus belle, jamais plus aimable qu’en ce mois d’août qui portait en soi l’inévitable malheur du meurtre du mois de septembre. La catastrophe était là, prête à éclater, à commencer son interminable, son inconcevable œuvre destructrice, le malheur de septembre était sur le seuil, là, immédiatement derrière ce bonheur, dont respirait la lumière du soleil du mois d’août d’un après-midi vénitien »[3]. La suspension contemplative, produite par les artifices stylistiques de l’auteur comme par les chefs-d’œuvre qu’il décrit avec amour et délicatesse, au fil de son texte, permettra-t-elle d’échapper aux carnages de la guerre ? L’amour pour l’art parviendra-t-il à détourner la marche forcée de l’histoire ?

Refuge contre les assauts de cette imminente « nuit sombre, hostile, menaçante, méchante, fatale, funeste » (NN105), la ville de Venise, pleine de fantaisie baroque et de sensualité, plonge l’écrivain dans une nuit nostalgique, érotique, hypnotique, fertile en visions, favorables à l’émergence de la création poétique : « Venise remplit la condition fondamentale d’une telle création, en évoquant en nous des associations troubles, exceptionnelles, avec de longs retentissements dans les profondeurs mêmes de notre pyramide psychique […], en réveillant de profondes et séduisantes réminiscences, en levant du fond de notre être tout un cortège ténébreux d’apparitions émotionnantes et de phantasmes intimes. »(NN34)

La prise de conscience de ces fantasmes et de ces vérités cachées, peuplant nos tréfonds, amorce la réconciliation de l’homme avec lui-même, au-delà de tout clivage interne ; leur expression littéraire ou artistique répond d’ailleurs à l’un des enjeux essentiels du surréalisme, qui est de laisser pleine liberté à l’imaginaire. Marchant dans les pas d’André Breton, pour qui, à l’instar de Rimbaud, « l’existence est ailleurs »[4], Marko Ristić s’oppose à toute démarcation entre réalité et surréalité : « Faite de pierre, d’eau et de rêves »(NN33), emplie de « fantômes visibles et invisibles »(NN31), Venise offre précisément tous les attraits d’un monde de songes, où la fluidité des éléments favorise le surgissement d’une nuit complète en plein jour. L’auteur, à l’instar du narrateur d’À la recherche du temps perdu, flotte ainsi « au milieu de la ville enchantée »[5], où règne la loi du hasard, s’y promène et s’y perd « comme un personnage des Mille et Une Nuits »[6].

Après une traversée en vaporetto, le chantre de la « Nox microcosmica »[7] se trouve bientôt emporté dans le tourbillon des nuits florentines, peuplées de récits tragiques, d’amours et de crimes passionnels, de cavaliers médiévaux en armures, de monstres hybrides, de sorcières et d’empoisonneurs, de femmes nues et de moines délurés ; il observe alors « comme dans un miroir concave, tout ce qui arrive autour de l’homme et ce qui reste incompris à la perception de la raison » (NN48). Au voyage géographique se superpose un voyage intérieur, à la fois subjectif et universel, féérique et démoniaque, tragique et caricatural, excursion du labyrinthe des profondeurs de l’homme non « pas seulement pour connaître, mais aussi pour se révolter, s’opposer, ne pas consentir à la norme tyrannique » (NN51).

De fait, le surréalisme réside moins dans un mouvement artistique historiquement déterminé que dans une démarche existentielle et poétique, une attitude spirituelle spécifique visant l’émancipation totale de l’homme à travers la réunification du rêve et de la vie sociale ou, pour le dire plus psychanalytiquement, à travers la collusion du principe de plaisir et du principe de réalité. L’auteur désigne en effet ici l’un des buts possibles de la psychanalyse : chasser le Surmoi tyrannique et faire surgir le Ça à la conscience du sujet afin que celui-ci retrouve, dans un seul et même élan, la voie de son désir. Pas plus qu’aux surréalistes français, la psychanalyse n’est une discipline étrangère aux surréalistes serbes, même si cette discipline fait dans leurs rangs l’objet d’une réappropriation spécifique. Ainsi, en s’appuyant sur Malaise dans la civilisation[8] de Freud, Stevan Zivadinovic, dit Vane Bor, compatriote et ami de Ristić, avait tenté d’élaborer une théorie du désir[9]. André Breton, quant à lui, indiquait déjà dans son Manifeste (1924) : « L’homme propose et dispose. Il ne tient qu’à lui de s’appartenir tout entier, c’est-à-dire de maintenir à l’état anarchique la bande chaque jour plus redoutable de ses désirs. La poésie le lui enseigne. Elle porte en elle la compensation parfaite des misères que nous endurons. »[10]

Pour démontrer le pouvoir libérateur et compensatoire de l’art, pouvoir inhérent, selon lui, aux œuvres d’inspiration nocturne, Marko Ristić met à l’honneur les poètes médiévaux, baroques et romantiques, familiers des territoires de l’outre-monde : François Villon, Dante Alighieri, John Milton, Novalis, William Blake, Victor Hugo, le Comte de Lautréamont… constituant une sorte d’« armée des ombres »[11] que le Premier Manifeste du surréalisme présentait déjà comme une assemblée de prophètes et de précurseurs du mouvement. Mais Ristić s’attarde plus volontiers sur le champ de la peinture, faisant la part belle aux maîtres anciens : Andrea Orcagna, Piero di Cosimo et Paolo Uccello (de son vrai nom, Paolo di Dono), ce dernier ayant inspiré plusieurs textes poétiques à Antonin Artaud[12], dans les années 1920. L’auteur convoque également les peintres flamands, tels Jérôme Bosch et Peter Brueghel, afin d’exprimer toute la fantaisie et l’inventivité de ces artistes, situés à la charnière du Moyen Âge et de la Renaissance, rappelant au passage que Leonardo da Vinci et Piero di Cosimo, bien avant Salvador Dalí, avaient été les inventeurs d’une méthode de création que l’on pourrait qualifier de « paranoïaque critique » (NN80-81).

À l’instar d’André Breton, d’Antonin Artaud, et de bien d’autres surréalistes d’ailleurs, Marko Ristić apprécie les œuvres marquées par l’humour noir, les poèmes, récits et tableaux où à l’érotisme se mêle une certaine dose de violence et de cruauté. Car il voit dans cette attitude de défiance une forme de résilience, et de victoire sur la mort : « Dans les œuvres qui portent en elles le sceau authentique de cette hardiesse, de cette puissance de ‟l’humour noir”, avec lequel l’artiste ose regarder dans les yeux invisibles de la séduction fantomatique de l’obscurité mortelle sans sourciller, pour qu’ils lui communiquent leur puissance étrange, pour ensuite se voir lui-même et voir le monde avec leur regard, regarder la destinée humaine, dans les œuvres créées selon le modèle du monde extérieur et intérieur, tel que le voit maintenant le poète avec son nouveau regard de voyant – dans ces œuvres le triomphe de la mort, sa victoire sur l’homme, tourne à la gloire de l’homme, de la vie, de l’Éros. » (NN81-82)

Comme Ristić l’affirmait six ans plus tôt, dans le numéro 6 du Surréalisme au service de la Révolution[13], l’humour – quand bien même il serait mis au service d’une morale – ne saurait constituer en tant que tel une « attitude morale », prédéterminée, confinée dans la bienséance et la bien-pensance. Néanmoins, l’humour, notamment tel qu’il s’exprime dans l’art et la poésie – formes de sublimation des « instincts sexuels » – reste au service de la pulsion de vie. C’est ainsi, nous explique Ristić, que « Piero di Cosimo a conçu et réalisé le Triomphe de la Mort non comme une fresque ou un tableau, mais comme une mascarade pour le carnaval de l’année 1511 » (NN67), transformant la Danse macabre en « Triomphe de l’Humour » (NN67). En cela, l’humour noir – terme popularisé par l’anthologie proposée par André Breton[14] – se situerait également du côté de l’Éros.

Freud lui-même a souligné que l’humour, espace d’expression pour la mégalomanie de l’homme, n’était autre qu’une force de résistance face à la maladie et à la mort : l’humour a « un côté grandiose » qui « se trouve sans aucun doute dans le triomphe du narcissisme, dans l’invulnérabilité victorieusement affirmée du moi. Le moi refuse de subir une offense, de souffrir par des causes venant de la réalité, il persiste à croire que les traumas du monde extérieur n’ont aucune prise sur lui, il va même jusqu’à prouver qu’ils fournissent des motifs à son plaisir »[15]. Sur ce point, l’exemple donné par Freud dans son article se révèle particulièrement éloquent : « Voilà une semaine qui commence bien ! », déclare le condamné à mort qu’on emmène, le lundi, à la potence.

Visant à déjouer l’angoisse ontologique de l’homme, l’art nocturne auquel nous convie Marko Ristić implique une certaine prise de risques, tant pour les créateurs que pour les spectateurs ou les lecteurs, lesquels se retrouvent en effet confrontés au flux instable des passions, au revers de leur image, à la violence de la libido – quoique sublimée –, éléments théoriquement irreprésentables mais symbolisés dans De nuit et nuit par les figures mythologiques du Minotaure ou d’Hécate. Ainsi s’instaure une dialectique profonde entre Éros – tisseur de lien, à l’instar d’Ariane, fille de Minos – et Thanatos, alias le Minotaure – agent de déliaison et de corruption. L’amour de l’art ne s’arracherait-il qu’au prix du sang ? À l’instar du héros grec Thésée, « l’homme doit avoir du courage pour errer dans l’obscurité de son labyrinthe, là où se trament des sortilèges impurs qu’il peut débrouiller uniquement s’il ne les fuit pas, s’il ouvre pour lui-même son obscurité infernale où se sont répandus ces sortilèges. Pour se sauver des puissances de l’obscurité, de leur effet nuisible, destructeur, corrosif, l’homme doit avoir confiance en lui-même, mais aussi en elles, en ces mêmes puissances de l’obscurité, ne pas les ignorer, ne pas les mépriser […], les aimer même, de l’amour étrange dont tous les poètes aiment leur daïmôn » (NN71). Sur le modèle de Socrate, tout homme ne devrait-il pas tirer son fil, depuis le cœur des Ténèbres, en écoutant – par-delà toutes considérations de logique ou de morale – son démon intérieur ?

Désignant le versant dionysiaque de l’art, l’allusion de Ristić à La Plainte d’Ariane (NN72-74), poème de Friedrich Nietzsche, n’est pas fortuite. Si toute vérité est obscure – et n’est pas forcément bonne à dire –, l’exprimer poétiquement ou artistiquement, par le biais de la joie extatique, du rire ou de la fureur, permettrait de ne jamais céder à la pure jouissance, grâce à un dépassement, un « surpassement »(NN60, 62) dialectique (Aufhebung). Ce qui semble a priori rejoindre la conception cathartique du théâtre, telle qu’elle fut exprimée autour de 1935 par Antonin Artaud : « Quels que soient les conflits qui hantent la tête d’une époque, je défie bien un spectateur à qui des scènes violentes auront passé leur sang, qui aura senti en lui le passage d’une action supérieure, qui aura vu en éclair dans des faits extraordinaires les mouvements extraordinaires et essentiels de sa pensée, – la violence et le sang ayant été mis au service de la violence de la pensée, – je le défie de se livrer au-dehors à des idées de guerre, d’émeute et d’assassinat hasardeux. »[16] Le crime virtuel, rendu possible à travers le fantasme traduit par l’expression artistique sur une « autre scène »[17], empêcherait tout acte de violence réel de s’accomplir.

Même si la réalité ne cesse, hélas, d’apporter un démenti à cette analyse, Marko Ristić, inspiré comme nombre de surréalistes de son temps par les thèses marxistes, veut croire en un futur bienheureux, en un être humain enrichi par les sensations et les émotions, l’intelligence, l’art et la culture, l’éclosion des beaux jours eut-elle être repoussée à demain. À moins qu’il ne faille regarder plutôt vers les civilisations du passé ? « Je cherche l’or du temps », formulait pour sa part André Breton, dans l’« Introduction au discours sur le peu de réalité »[18]. À l’image de la chatte qui dort et se dore au soleil, et dont il contemple le repos extatique dans un palais vénitien, Ristić éprouverait le désir, pour lui-même comme pour le public, de s’unir aux œuvres d’art, nourrirait l’espoir de se noyer dans les tableaux des grands maîtres, de se perdre au milieu des sculptures fantomatiques et des dédales architecturaux de la « cité-chimère » (NN35), comme pour mieux échapper à la fuite du temps et à son sempiternel cortège d’horreurs sanguinaires.

Il n’est pas étonnant, sur ce point, que Ristić témoigne de la même fascination qu’Artaud pour les peintures d’Uccello : car elles sont, à l’instar du triptyque de la Bataille de San Romano – réalisé vers 1450-1455 pour le palais de Côme de Médicis –, l’expression d’un « nouveau monde hermétiquement fermé et enchanté » (NN88), comme figé hors du temps : « Dans ce monde autonome, dans cet espace dont la profondeur, la tridimensionnalité est systématiquement construite par des effets isolés de la perspective, les hommes et les chevaux ne sont plus que les parties d’une construction. Ils sacrifient leur vie individuelle à la vie de l’ensemble, à la vie totale des formes, des lignes et des couleurs, ce qui leur donne incontestablement ce caractère statique, cristallisé, raide, des objets morts. Mais ces objets, en tant qu’objets, vivent quand même, vivent d’une vie intense, telles des parties intégrantes de ce nouveau monde, immobile et extraordinairement dynamique en même temps, d’un dynamisme intérieur, puissant, structural et chromatique, en formes et en couleurs. » (NN88) Plongée dans sa virtualité hypnotique et féérique, la Bataille de San Romano s’oppose ainsi au violent cauchemar de la réalité historique.

Le même pouvoir de suspension du temps pourrait d’ailleurs être attribué à certaines œuvres musicales. Comme le relate Marko Ristić dans son essai, le lundi 28 août, à Florence, La Traviata de Verdi, résonnant devant le Palazzo Vecchio, parvint à faire oublier à quelques milliers d’auditeurs, au cours d’une trop brève soirée, les malheurs à venir…(NN100-104) Mercredi 30 août : « Tutta l’Europa in armi. »(NN105) Malgré la tentative de l’entraver, se poursuit inéluctablement l’avance des troupes armées… Jeudi 31 août : la Pologne est bombardée. À la fuite inexorable du temps, mettant un terme à l’extase contemplative, correspond la débâcle et l’exode des populations, toutes nationalités confondues, depuis l’Italie du Nord vers l’Europe de l’Est et les Balkans, et la transmutation quasi instantanée du train de vie en train de mort : « Cet après-midi déjà, l’express qui partait de Florence était fiévreux et bondé. Quand il entra dans la nuit, c’était déjà un train de guerre, qui retentit à travers les gares aux lumières éteintes où ne brûlaient que de petites lampes bleues, qui portait en lui l’inquiétude et la hâte, et l’angoisse devant cette hâte, où emportait-il si hâtivement cette foule multicolore de voyageurs polonais, roumains, bulgares, yougoslaves ? » (NN105)

Bien que datant d’avant la Catastrophe, De nuit en nuit, témoigne d’un état d’inquiétude et de fébrilité, l’odyssée culturelle à travers l’art, la poésie, l’histoire et les mythes se métamorphosant peu à peu en voyage au bout d’une « aube plus horrible que toutes les visions infernales, l’aube noire du meurtre européen contemporain, cette aube noire du jour blanc […], pleine du feu de l’artillerie, de naufrages dans la mer glacée, d’étouffements sous les ruines des maisons bombardées, de hurlements et de sang répandu sous les bombes, de sang et d’entrailles et du martyre insensé […] »(NN106) Ces paroles ne préfigurent-elles pas le « lait noir de l’aube »[19] bu par des hommes promis à un destin funeste dans la Fugue de mort (Todesfuge) de Paul Celan, poème écrit à Bucarest en 1945 ? N’annoncent-elles pas les fantômes d’une autre nuit, celle du Nacht und Nebel, faisant sourdre de l’innommable ces êtres émaciés et dépossédés d’eux-mêmes, atrocement exilés, qu’évoquait Benjamin Fondane, comme par une funeste prémonition, dès 1937 [20] ? Quoi qu’il en coûte, il conviendrait de conserver cette vision des destructions et massacres de masse causés par la Seconde Guerre mondiale pour apprécier dans toute sa force conjuratoire et salvatrice l’essai de Marko Ristić.

Cette volonté d’apaisement, cette recherche du bien-être contemplatif, cet anti-conformisme dans les choix artistiques, cet appel à la résistance contre la barbarie du quotidien, qui parcourent De nuit en Nuit, s’efforcent de repousser les prodromes d’une barbarie bien plus cruelle encore, celle qui sera véhiculée de manière exemplaire par l’idéologie nazie, et dont les symptômes tendent à ressurgir, avec une triste régularité, dans la Serbie contemporaine. Au cours de sa vie, Marko Ristić sera amené à exercer de hautes fonctions diplomatiques. Censuré en 1938 sous la régence du Prince Paul[21], dénigré par Tito, en 1939, en tant qu’« ami intime du trotskyste parisien et bourgeois dégénéré André Breton », il sera emprisonné pendant la guerre – un temps du moins – à la prison de Kruševac, avant d’être nommé ambassadeur de Serbie en 1945, en raison de son rapprochement avec le régime en place. Nourri par le même désir d’unité et de fraternité, il sera élu membre correspondant de l’Académie yougoslave des sciences et des arts de Zagreb en 1951, puis deviendra président de la Commission des relations culturelles étrangères et président de la Commission nationale yougoslave pour l’UNESCO en 1958. Dans la Serbie post-titiste – celle de Milošević comme celle d’Aleksandar Vučić –, il semble pourtant que son nom et son œuvre aient été entièrement oubliés, sinon effacés. Alors qu’ils mériteraient justement d’y être remis à l’honneur. De nuit en nuit ne résonne-t-il pas aujourd’hui comme un signal d’alerte prémonitoire que l’auteur aurait adressé en premier lieu à ses compatriotes, proies récurrentes de la folie nationaliste ?

Malgré le poids et les menaces de l’histoire, Marko Ristić, dans les dernières pages de son essai – qui ne valent pas forcément conclusion –, montre qu’il demeure un incurable humaniste. Si « l’effroi du Moyen Âge rôde toujours dans les plis sombres, glacés et venteux de cette nuit, cette nuit menaçante, minotaurienne, dans laquelle tremble convulsivement, comme dans une caverne, et s’agite l’homo sapiens actuel »(NN93), l’idéal marxiste qu’il défend, comme maints surréalistes, l’incite à croire en une vision résiliente et utopique d’un « art de l’avenir » (NN96) : « Quand elle ne sera plus conditionnée par cette obscurité sociale, la nuit psychique sera purifiée de bien des terreurs, de bien des fumées noires de l’enfer, et l’être psychique n’aura peut-être plus besoin de construire, à partir de la matière même de son obscurité, des systèmes spontanées de défense, il ne devra plus payer à Minos l’amende du sang, ni offrir de sacrifices à Hécate. Sans doute l’art cessera-t-il en grande partie d’exercer la fonction de soulagement, de moyen de défense contre les traumas provoqués par la réalité sociale inhumaine […] car entre la nécessité et la liberté, au sens social pour le moins, il n’y aura plus de différence. »(NN96-97) L’effacement de la nuit sociale n’effacera pas pour autant toute trace de la nuit cosmique, et ce en raison de la nature même de l’homme. C’est pourquoi, « dans les tableaux rayonnants d’un Piero della Francesca aussi, subsistera encore, dans le grain de la lumière, quelque chose du rayonnement nocturne, mystérieux, insaisissable, du clair de lune d’Uccello »(NN99).

Si la nature de cet art à naître, celui d’un au-delà de la nuit sociale, reste encore à définir, nous pouvons néanmoins rêver avec Marko Ristić que l’essor de la culture parmi les classes les plus défavorisées puisse contribuer à instaurer un ordre moins inégalitaire, et détrôner un jour l’industrie de guerre. Gageons qu’un espoir persistera tant qu’un homme sera capable de s’émouvoir du rire d’un enfant, d’apprécier un poème, un tableau ou un chant, et de verser au moins une larme sur le malheur de ses semblables.

 


[1] Ces derniers intègrent parfois dans leurs pages des photographies de paysages ou d’objets, ou encore des reproductions picturales, que l’on se réfère sur ce point à Nadja ou à L’Amour fou d’André Breton, mais aussi à Sans Mesure, de Marko Ristić.

[2] cf. conférence de Jelena Novaković : « Hybridation des genres dans le surréalisme. Sans Mesure de Marko Ristić », Institut français de Serbie, Belgrade, 19 octobre 2012 (disponible sur le site nadrealizam.rs).

[3] Marko Ristić, De nuit en nuit, Paris, Non Lieu éditions, 2019, p. 31-32. Par la sute, nous indiquons les références à ce livre par l’abréviation NN suivie du numéro de page.

[4] André Breton, « Manifeste du surréalisme » (1924), in Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, « Folio/essais », 1996 (1re éd : 1985), p. 60.

[5] Marcel Proust, Albertine disparue, chap. 3, Paris, Gallimard, « Folio/classique », 1999 (1e éd. : 1989 et 1992), p. 230.

[6] Ibid.

[7] Marko Ristić, op. cit., p. 47. Ristić est également l’auteur d’un recueil de poèmes, composés entre 1923 et 1953, intitulé Nox microcosmica.

[8] Ouvrage composé en 1929 et paru en Allemagne en 1930.

[9] cf. « Introduction à la métaphysique de l’esprit » (1930) et Talent et Culture (1934).

[10] André Breton, « Manifeste du surréalisme » (1924), op. cit., p. 28.

[11] L’Armée des ombres est un roman de Joseph Kessel écrit en 1943, qui sera adapté au cinéma par Jean-Pierre Melville en 1969. Dans le titre, les « ombres » désignent les Résistants.

[12] En particulier, « Paul les Oiseaux ou La Place de l’Amour », in « L’Ombilic des Limbes », in Antonin Artaud, Œuvres complètes, t.I*, Paris, NRF/Gallimard, 1994, p. 54-56, et « Uccello, le poil », in « L’Art et la Mort », in Œuvres complètes, op. cit., p. 140-142.

[13] « L’humour est-il une attitude morale ? », in Le Surréalisme au service de la révolution, n° 6, 1933, p. 36-39.

[14] N’est-il pas significatif que la première version de l’Anthologie de l’humour noir, publiée en 1940, ait subi la censure du régime de Vichy ?

[15] Sigmund Freud, cité par Ristić dans « L’humour est-il une attitude morale ? », op. cit.

[16] Antonin Artaud, « En finir avec les chefs-d’œuvre », in Le Théâtre et son Double, Paris, Gallimard, « Folio/essais », 1964, p. 127.

[17] cf. Octave Mannoni, Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Paris, Seuil, « Points Essais », 1985.

[18] André Breton, « Introduction au discours sur le peu de réalité », in Point du jour, Paris, Gallimard, « Folio/essais », 1970, p. 9.

[19] « Fugue de mort », in « Pavot et Mémoire », in Paul Celan, Choix de poèmes réunis par l’auteur, traduction et présentation de J.-P. Lefebvre, éd. bilingue, Paris, NRF/Gallimard, 1998, p. 52-57.

[20] Les poèmes de Benjamin Fondane seront rassemblés de manière posthume en recueil, sous le titre Le Mal des fantômes (cf. édition Verdier/Poche, 2006). Fondane sera déporté par les nazis et mourra à Auschwitz le 2 ou 3 octobre 1944.

[21] L’édition du poème Turpitude fut saisie par la police de Zagreb et détruite quasi intégralement. Seules quelques copies seront retrouvées ultérieurement sur un marché aux puces. Le poème sera publié pour la première fois en 1955 dans la revue Delo.