Le freudo-marxisme surréaliste : une mythologie critique

Le freudo-marxisme surréaliste : une mythologie critique

Paolo SCOPELLITI

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Le surréalisme, que nous avons vu socialement adopter de propos délibéré la formule marxiste, n’entend pas faire bon marché de la critique freudienne des idées […]. S’il lui est impossible d’assister indifférent au débat qui met aux prises sous ses yeux les représentants qualifiés des diverses tendances psychanalytiques ― tout comme il est amené, au jour le jour, à considérer avec passion la lutte qui se poursuit à la tête de l’Internationale ―, il n’a pas à intervenir dans une controverse qui lui paraît ne pouvoir longtemps encore se poursuivre utilement qu’entre praticiens. […] Mais, comme il est donné de par leur nature à ceux qu’il rassemble de prendre en considération toute spéciale […] la définition du phénomène de « sublimation », le surréalisme demande essentiellement à ceux-ci […] de suppléer par une auto-observation […] à ce que laisse d’insuffisant la pénétration des états d’âme dits “artistiques” par des hommes qui ne sont pas artistes mais pour la plupart médecins.

Dès 1930, par le Second Manifeste, Breton (808-809) constitue officiellement la sublimation en lieu privilégié d’une médiation surréaliste entre la psychanalyse et le marxisme : par là, le surréalisme aura été le seul mouvement d’avant-garde, qui se soit ouvertement engagé dans la démarche freudo-marxiste. Dans cet article, je vais m’essayer à esquisser au moins une toute première ébauche de l’histoire du freudo-marxisme surréaliste, qui reste encore largement à écrire, en faisant place aux auteurs non-francophones de l’Internationale Surréaliste, tout aussi importants pour mon sujet que leurs camarades parisiens mieux connus.

Les serbes Koča Popović et Marko Ristić inaugurent aussitôt le nouveau cours par l’essai Nacrt za jednu fenomenologiju iracionalnog [Esquisse d’une phénoménologie de l’irrationnel], qui paraît aux Éditions Surréalistes de Belgrade en mai 1931. Ce sont eux, demandant à « la méthode psychanalytique » de se charger de « la compréhension historico-matérialiste de l’argent en tant que concept-fétiche », qui les premiers font interagir les concepts marxien et freudien de fétichisme, qui n’avaient jamais fusionné auparavant (55). Leur ouvrage s’achève sur un programme empreint de freudo-marxisme (112) :

la psychanalyse sera désormais appelée, non seulement à étudier et interpréter la structure et le fonctionnement des mécanismes psychiques, mais également à expliquer les mécanismes sociaux, qui décident des existences individuelles : elle deviendra ainsi le complément naturel du matérialisme historique, qui seul peut expliquer les mécanismes structurant les sociétés aux points de vue collectif et économique ;

quant au surréalisme, lequel est déjà parvenu à sortir la psychanalyse du domaine strictement médical en menant, dans le cadre de son activité propre, des recherches franchement psychanalytiques, il devra dorénavant s’engager à en expliciter les conclusions qui s’imposent, celles que le « freudisme » n’ose pas en tirer lui-même : ce que faisant, le surréalisme accomplira sa tâche la plus actuelle et urgente, consistant à soumettre Freud à une critique analogue à celle qu’Engels avait jadis mue à Feuerbach (da […] Freuda podvrgne jednoj kritici analognoj Engelsovoj kritici Feuerbacha).

Popović et Ristić (1931:111) rejettent donc le « freudisme », soit la sociologie freudienne, qu’ils définissent dédaigneusement comme « une conception du monde »                (« frojdizmom » […] je jedan pogled na svet) parmi beaucoup d’autres, ne retenant de la psychanalyse que l’ensemble des méthodes mises au point par Freud (psihoanaliza kao metoda), ainsi que la première topique, soumise quand même à révision : en effet, d’un exercice permanent de négation de la négation, pratiqué à l’aide de la méthode paranoïaque-critique de Dalí, Popović et Ristić se promettent le développement d’une véritable « ultra-conscience » (ultra-svesno kao negacija te negacije), qui épuisera en les incarnant tous les niveaux de la dialectique psychique entre le désir et son refoulement.

                             Marko Ristić et Koča Popović dans les années 1930.

En France, Tzara (1931) et Crevel (1933), s’engageant eux aussi dans la voie frayée par Popović et Ristić, cherchent à réaliser à leur tour une synthèse, respectivement, entre la pensée dirigée et la non-dirigée (Béhar 1992:186) et le conscient et l’inconscient (Béhar 1992:183-186). En 1932, Breton entreprend de composer Les Vases communicants, où il développe une forme originale de Traumdeutung surréaliste, redevable d’une conciliation entre Freud et Marx (Béhar 1992:185). Béhar (1992:186) a efficacement synthétisé comme il suit les positions de chacun :

tandis que Crevel en appelle aux jeunes savants pour comprendre les comportements, normaux ou pathologiques, dans leur contexte social, Breton se tourne vers les poètes futurs, ceux qui assureront la connaissance synthétique du réel objectif et de la subjectivité individuelle ou collective. Mais il appartient à […] Tzara d’essayer de répondre à cette double postulation simultanée par ce qu’il nomme un rêve expérimental, avec Grains et Issues.

La montée du nazisme introduisit dans le débat freudo-marxiste une donnée apparemment nouvelle. Georges Bataille publie entre 1933 et 1934 La Structure psychologique du fascisme. En 1934, Crevel et Yoyotte dénoncent à leur tour l’exaltation affective caractérisant l’hitlérisme (Béhar 1992:184). Toujours en 1934, à la mi-septembre, paraît à Copenhague l’essai du surréaliste danois Vilhelm Bjerke-Petersen, Surrealismen : livsankuelse – livsudfoldelse – kunst [1]. Bjerke-Petersen a vraisemblablement été le premier surréaliste à lire la Massenpsychologie des Faschismus [La Psychologie de masse du fascisme] de Wilhelm Reich, qui avait paru, également à Copenhague, un an plus tôt. Dans son ouvrage, Bjerke-Petersen (1934:65) fait état de l’interprétation reichienne de la montée du nazisme :

Si l’on examine le cas de l’Allemagne, on réalise sans difficulté qu’une propagande [marxiste] uniquement menée en vue d’obtenir des améliorations strictement matérielles est dénuée de sens : car, si les gens ne sont pas prêts à en profiter, une telle propagande va aussitôt s’avérer dépourvue de toute efficacité. Telle est la situation dont Wilhelm Reich examine les pendants sexuels dans son essai La Psychologie de masse du Fascisme, où il recherche les raisons pour lesquelles, en Allemagne, des groupes entiers de travailleurs, embourgeoisés et tombés sous la coupe du nazisme, se sont éloignés du communisme (borgerligt instillede dele af arbejdermassen i Tyskland føle sig tiltrukket af nazismen og derved tog afstand fra kommunismen) : d’après lui, la cause serait à situer dans la force d’un « lien familial » inconscient (på grund af de stærke ubevidste  » familiebånd «).

Mais Bjerke-Petersen (1934:66) émet également des réserves sur Reich au point de vue surréaliste :

Reich a certes toute raison de soutenir que, si l’on amenait les travailleurs à réaliser que la répression sexuelle est une arme aux mains du capital, et si on les obligeait, en même temps, à la défier, ceux-ci seraient bien en mesure de détruire cette arme  […]. Mais cet exemple positif, ainsi que l’action directe visant la transformation de l’homme lui-même (omdannelsen af selve mennesket), sont une pré-condition (en forudsætning) pour qu’on puisse accepter, apprécier et utiliser les biens matériels obtenus [par la révolution]. C’est bien dans cette perspective qu’une convergence étroite se manifeste entre le communisme, le surréalisme et la psychanalyse (en nær forbindelse imellem kommunismen, surrealismen og psykoanalysen).

Aucune « critique négative de l’existant », explique-t-il (1934:67, 69), ne saurait produire, à elle seule, de résultats durables : pour en obtenir,

une transformation complète de l’être humain et de ses concepts doit bien la précéder, défrichant le terrain pour les pousses nouvelles : ce que le surréalisme est en train de réaliser. […] l’humanité doit bâtir de toutes pièces un type humain nouveau (et nyt menneske) […] le surréalisme va implémenter cette révolution psycho-matérialiste (den psyko-materialistiske revolution).

« Les surréalistes font la fête ! Hier soir, à l’occasion de l’exposition de Vilhelm Bjerke-Petersen chez Arnbak, place Højbro, les surréalistes ont fêté le succès de Vilhelm Bjerke-Petersen. ― Dans le groupe surréaliste on reconnaît, de gauche à droite, Mme Else Bjerke-Petersen, Freddie, Aksel Olson, Mlle Rita Kerrn-Larsen, Mme Solveig Olson, Mlle Franciska Clausen, ainsi que, à l’arrière-plan, Eric Olson, Vilhelm Bjerke-Petersen et Egon Østlund ». (Ekstrabladet, 15 octobre 1936).

A cette fin, Bjerke-Petersen (1934:61, 56) préconise la généralisation, non plus, comme Popović et Ristić, de la paranoïa critique, mais bien  de l’automatisme, qu’il faudra dorénavant « diffuser jusqu’à ce qu’il soit pratiqué par tous ». En effet, « le surréalisme travaille à la réalisation d’un transfert direct du contenu du rêve » (direkte overføring af det drømte) ; mais, comme un transfert collectif ne se structure que sur « plusieurs générations », la « tâche du surréalisme » (surrealismens opgave) consistera désormais à apporter sa contribution propre à « la révolution psycho-matérialiste ».

La position de Bjerke-Petersen, préconisant qu’une révolution psychique dévolue au surréalisme doive précéder la révolution sociale marxiste, diverge évidemment de celle de Reich, pour qui aucune révolution psychique n’aurait su s’épanouir en dehors d’un contexte social déjà révolutionné ; elle n’en anticipe pas moins sur la position que prendra officiellement Contre-attaque l’année suivante. En effet, l’un des Cahiers de Contre-attaque (1935-36:96-97), par Heine et Péret,  aurait dû traiter de Questions sociales et questions sexuelles :

Préexistantes à la question sociale, […] les questions sexuelles risquent d’échapper à leur solution révolutionnaire, pour peu que les tenants de la Révolution s’obstinent […] à les ignorer. Prétendre […] que les “perversions” sexuelles résultent des vices sociaux du capitalisme et disparaîtront en même temps que les classes, c’est […] trahir le matérialisme historique.

Un autre Cahier encore, par le seul Heine (Contre-attaque 1935-36:98), aurait dû porter sur L’extrémisme révolutionnaire de Sade :

[Sade] était […] trop philosophe pour méconnaître que la révolution sociale n’obtiendrait qu’un succès éphémère sans la révolution morale propre à lui gagner définitivement les esprits. Et c’est dans la pensée de former un homme nouveau, capable de fixer les conquêtes du régime [révolutionnaire] déjà déclinant, qu’il lança le cri d’appel et d’alarme : Français, encore un effort, si vous voulez être républicains ! […] en 1795.

Lors de son intervention à Contre-attaque (1935-36:110-111) du 11 novembre 1935, Breton communiqua à ses camarades le contenu d’une lettre, que lui avait adressée Monnerot l’année précédente. Celui-ci y soutenait que

le surréalisme doit tenter de réduire l’hitlérisme à ses composantes humaines [et] composer des projets pour une utilisation autre […] de ces solides et vivaces composantes. L’explication [de l’hitlérisme] qu’on peut déduire de Marx, telle qu’elle a par exemple été exposée par Trotski, […] doit se compléter […] par l’étude des “foules naturelles” et des “foules artificielles” qu’on peut lire dans Psychologie collective et analyse du Moi de Freud.

À son tour, Breton (Contre-attaque 1935-36:111-112) suggérait de

sonder par l’analyse [freudienne] les composantes humaines de l’hitlérisme […] et tenter de déterminer, à l’aide de ces composantes, […] un mouvement diamétralement opposé, procéder à l’établissement d’un cérémonial de grand style, […] totalement inédit.

Mais dans sa dernière intervention à Contre-attaque (1935-36:125), celle du 8 décembre 1935, Breton, niant à nouveau que « l’ascension frappante d’Hitler [pût] s’expliquer par la valeur idéologique de l’hitlérisme », la rapportait plutôt à « la grande famine d’aujourd’hui », celle-ci étant « à la fois physique et psychique ». Or, c’est justement à cette « nouvelle faim psychologique à tendance paranoïaque » que Dalí[2] avait, cinq ans plus tôt, confié la tâche d’élaborer une mythologie moderne. D’après Dalí, en effet, le mouvement dialectique d’anéantissement et rétablissement des mythes archaïques suggérait que « la pensée inconsciente » fût, en dépit de ses constantes symboliques, indépendante par rapport à tout système mythique : ainsi, les « mythes moraux » de l’époque, loin de témoigner d’une prétendue reviviscence des tabous primitifs, se laissaient plutôt envisager comme les produits d’un transfert collectif, qui se manifestait à l’échelle de la société contemporaine par l’apparition de mythes nouveaux. Dalí (von Maur 1991:199) serait d’ailleurs revenu sur ce point en 1934, en signalant à Breton qu’il croyait apercevoir une analogie entre l’attitude “métaphysique” de Chirico ― lequel avait su donner un « contenu hyper-original » à des mythes stéréotypés, en les tirant de leurs contextes habituels ― et l’affectivité « délirante et hitlérienne » du nazisme, que caractérisait également le « dépaysement truculent » des mythes du patriotisme et de la famille.

On a déjà du mal à concevoir qu’on ait pu prêter au nazisme des traits antipatriotiques et antifamiliaux ; mais Dalí (1964:27) irait encore plus loin, se prenant même à fantasmer d’un Hitler efféminé :

Pendant ce temps-là [1934], Hitler hitlérisait […] J’en fus obsédé au point de fixer mon délire sur la personnalité d’Hitler, qui m’apparaissait toujours en femme. […] J’étais fasciné par le dos tendre et dodu d’Hitler, toujours si bien sanglé dans son uniforme.

Dortmund 1933 : « Le dos tendre et dodu d’Hitler, toujours si bien sanglé dans  son uniforme » (détail d’après une carte postale réalisée par la propagande nazie).

Il va ultérieurement développer ce délire dans un sens franchement anti-œdipien. Relisons donc sa lettre du printemps 1935, où il propose à Breton, « pour le laboratoire secret de Contre-attaque », de contrer le nazisme en structurant une religion “moderne” à connotation mytho-politique :

Au point de vue  politique, l’origine des religions réside, d’après la psychanalyse, dans les rapports fils-père : Dieu est un père exalté, et la nostalgie du père est la racine des visions religieuses. Le mythe objectif de la nouvelle religion doit renouveler le crime primitif du père, mais sans le manger : grâce au nouveau climat moral surréaliste, il sera possible de surmonter le sentiment de culpabilité qu’éveille ce fait. Il s’agit de la religion des fils […] pour l’esclavage de dieu.

Il se pourrait que cette idée ait été suggérée à Dalí par une lecture aberrante de L’Avenir d’une illusion de Freud, qui avait paru en français trois ans plus tôt : puisqu’on n’arrive pas à se défaire des religions, pourquoi ne pas s’en prévaloir contre le nazisme, qui en est également une ? Quoi qu’il en soit, Breton fit état à Contre-attaque (1935-36:127-128) de cette proposition ahurissante, tout en essayant de la ramener quand même dans la voie de l’orthodoxie freudienne : seule la psychologie collective, déclara-t-il à cette occasion, pourrait comprendre par quels moyens le nazisme avait pu « obtenir des hommes ce renoncement général à tout ce qui paraissait constituer leur intérêt propre ».

On croit entendre là l’écho de la thèse de Reich, telle que Bjerke-Petersen (1931:65) l’avait présentée dans son propre livre : « en Allemagne, des groupes entiers de travailleurs, embourgeoisés et tombés sous la coupe du nazisme, se sont éloignés du communisme ». Toujours est-il qu’à l’époque, en France, seule la Psychologie de masse et analyse du Moi de Freud aurait pu servir de texte de référence sur le nazisme : dans La Structure psychologique du fascisme, Bataille (1933-34:35n1) avait déjà qualifié « cet ouvrage […] comme une introduction essentielle à la compréhension du fascisme ». De son côté, Breton (Contre-attaque 1935-36:130) laissait à Trotski le soin de nommer Freud ouvertement.

Le 27 novembre 1932, sur la fin d’une conférence qu’il était en train de donner au stadium de Copenhague, Trotski avait glorifié la génialité de Freud et l’importance du rôle que la psychanalyse serait appelée à jouer dans tout « développement ultérieur » de l’humanité :

Pour que la pensée humaine descende au fond de son propre puits psychique, elle doit éclairer les forces motrices mystérieuses de l’âme et les soumettre à la raison et à la volonté.

L’affinité est patente avec la thèse qu’avait prônée Breton (1924:316) dès le premier Manifeste :

Si les profondeurs de notre esprit recèlent d’étranges forces capables d’augmenter celles de la surface, […] il y a tout intérêt […] à les capter d’abord, pour les soumettre ensuite […] au contrôle de notre raison.

Présentée de la sorte, la proposition de Breton ― consistant à envisager désormais le nazisme à la lumière, non plus de Marx seulement, mais encore de Freud ― semblait se prévaloir d’une caution marxiste, qui était pourtant encore loin d’être acquise[3]. Il était quand même loisible à Breton (Contre-attaque 1935-36:130) de conclure que « c’est, en effet, Freud qui, dans le cas présent, pourra le mieux nous aider à répondre aux questions que je posais ».

Copenhague, 27 novembre 1932 : « Trotski monte à l’estrade », photos de Robert Capa (www.iconicphotos.wordpress.com/2009/07/22/trotsky-in-copenhagen/).

En bas à droite, on lit : « Tout orateur authentique a fait l’expérience de ces instants, où il sort de sa bouche quelque chose de plus fort qu’à l’accoutumée : c’est l’inspiration ! Elle naît de l’effort le plus hautement créateur de toutes les facultés réunies. L’inconscient remonte alors de ses profondeurs, se soumettant l’activité de la pensée consciente et fusionnant avec celle-ci jusqu’à atteindre à une plus haute synthèse » (Trotski, Mein Leben, Berlin 1930).

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Breton (Contre-attaque 1935-36:132) rappelait que l’identification est, d’après Freud, le phénomène « par lequel le Moi cherche à se rendre semblable à ce qu’il s’est proposé comme modèle » : la communauté affective ainsi établie répondrait au besoin d’accomplissement « de tendances érotiques, qui ont dévié de leurs buts primitifs ». Si l’ascension d’Hitler résultait d’une sublimation collective, elle relevait bien du domaine, que Breton (1930:808-809) avait réservé pour le développement d’un freudo-marxisme surréaliste. Mais l’ouvrage de Freud, paru en allemand en 1921, n’aurait encore su faire allusion au Führer : quelles étaient donc les foules qu’avait eues à l’esprit Freud en rédigeant Psychologie collective et analyse du Moi ?

On sait qu’il avait entrepris de composer son essai au cours de la 1ère Guerre Mondiale, vraisemblablement dès 1917. Or, entre 1916 et le début des années vingt, des Conseils des Ouvriers, de Paysans et de Soldats s’étaient formés un peu partout, même en dehors de l’Europe, inspirant dans quelque trente pays des mutineries, des grèves générales et des soulèvements de masse (Koller 2018:47-49). L’idée des Conseils revenait pourtant à la Commune parisienne (18 mars-28 mai 1871), qui la première avait confié le contrôle des usines aux ouvriers et le choix des officiers aux soldats. Marx (1871:314) avait lui-même cautionné cette formule, apercevant dans la Commune « un gouvernement de la classe ouvrière, […] la formule politique, enfin découverte, qui pourra accomplir la libération économique du travail ». A tout le début de la Révolution d’Octobre, Lénine (1917:432), envisageant la formation des Conseils comme un cas de transformation de la quantité en qualité, avait également plaidé pour que tout le pouvoir échoue désormais aux « soviets » (Koller 2018:51).

On ne connaît que trop bien la suite : l’éviction progressive des « soviets » russes par le Parti Communiste bolchevique, l’instauration finale d’une soi-disant “dictature du prolétariat”, la stalinisation de l’Union Soviétique et l’exil de Trotski ― qui avait, soit dit en passant, lui aussi contribué à affaiblir les « soviets » au profit du Parti… En 1919, pourtant, le psychanalyste Paul Federn (1919:29, 3-5) avait analysé, à l’aide de la doctrine de Freud, ces “révolutions”, y décelant un conflit œdipien en cours[4]. Federn (1919:7) s’était penché sur l’apparition subite des Conseils (Räte), qui s’étaient spontanément formés en Russie, Autriche-Hongrie et Allemagne à l’effondrement des empires, ainsi que sur la succession spontanée de grèves gigantesques, que ne lui semblaient plus justifier, à elles seules, ni les revendications économiques, ni la propagande bolchevique : aussi Federn (1919:15-16) expliquait-il les événements qui se succédaient devant ses yeux ébahis par une dissolution généralisée de l’autorité paternelle. Dans les villes, soldats et ouvriers grévistes avaient profité de la chute des trois empereurs-Pères pour former des communautés d’un type inédit, que semblait régir l’invisible structure psychologique de la fratrie (ihr unsichtbares psychologisches System ist das Verhältnis der Brüder) ; à la campagne, les paysans, naturellement liés à la terre-Mère, avaient aussitôt saisi leur chance pour renouveler enfin un lien primordial, que leur inconscient semblait avoir entretenu malgré des millénaires de patriarcat (die uralte, in Unbewußtsein festgehaltene Bindung an die Mutter).

Les foules que Freud envisageait en rédigeant Psychologie collective et analyse du Moi étaient donc celles des Conseils : les Fils révoltés contre le Père. Aussi Freud s’y était-il engagé à une nouvelle reconstruction du « parricide primordial », plus complète que celle qu’il avait consignée en 1913 dans Totem et Tabou. Le début des deux versions coïncide : les fils, qui venaient de tuer et dévorer le père de la horde, auraient immédiatement fait suivre leur forfait par l’instauration autant du matriarcat que du totémisme, comportant la prohibition de l’inceste et la consommation de repas sacrés en l’honneur du père, désormais divinisé sous la forme animale du totem de la tribu. En 1918, Freud avait déjà repris une première fois son histoire,  en proclamant que l’évolution de l’un de ses patients ― le célèbre Homme aux loups, qui avait sublimé sa phobie des loups en une forme obsédante de religion « paternelle » ― renouvelait celle de l’humanité entière, laquelle avait fini par donner une apparence humaine à ses anciens totems animaux. Trois ans plus tard, Freud ressentit le besoin de conclure en rajoutant dans Psychologie collective et analyse du Moi qu’après le parricide la communauté fraternelle avait ultérieurement dû s’engager dans une autre lutte encore, cette fois-ci contre la Mère ; et que celle-ci ― défaite, certes, mais non dévorée et ni même tuée ― avait finalement été divinisée à son tour, devenant ainsi une déesse-mère servie par des prêtres châtrés. Cependant, Freud glissait sur l’involution ultérieure de cette structure fraternelle, qui aurait évidemment dû régresser ensuite jusqu’à la restauration du patriarcat.

Dès lors, les allusions de Federn méritent qu’on s’y arrête : d’où lui venait donc la Mère ? Non de la psychanalyse elle-même, mais bien du marxisme. En 1891, Engels avait ouvert la préface à la quatrième édition de son essai Der Ursprung der Familie, des Privateigentums und des Staats [L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État] par un éloge de Bachofen, qui manquait dans la première édition de 1884 :

Jusqu’en 1860 environ, il n’aurait su être question d’une histoire de la famille […] La forme patriarcale de la famille, […] on l’identifiait avec la famille bourgeoise actuelle. […] L’histoire de la famille date de 1861, de la parution du Mutterrecht [Droit maternel] de Bachofen. […] Ce qui a produit, d’après Bachofen, les changements historiques dans la position sociale réciproque de l’homme et de la femme n’est pas le développement des conditions d’existence effectives des hommes, mais le reflet religieux de ces conditions d’existence dans les cerveaux de ces mêmes êtres humains : en conséquence, Bachofen présente l’Orestie d’Eschyle comme la description dramatique de la lutte entre le droit maternel déclinant et le droit paternel, naissant et victorieux à l’époque héroïque. […] Oreste […] est poursuivi par les Érinnyes, protectrices démoniaques du droit maternel, selon lequel le matricide est le plus grave, le plus inexpiable des crimes. […] Cette interprétation de l’Orestie, neuve, mais absolument juste, est l’un des plus beaux et des meilleurs passages de tout le livre. […] Il est évident qu’une telle conception, où la religion est considérée comme le levier déterminant de l’histoire universelle, doit finalement aboutir au pur mysticisme. […] Mais tout cela ne diminue point son mérite de novateur.

C’est donc Engels qui a introduit dans le marxisme le matriarcat de Bachofen. Mais, entre celui-ci et le patriarcat de Freud, un parallèle se dessine également : car les deux se fondent dans l’interprétation originale d’un mythe. Dès lors, pourquoi Freud n’a-t-il jamais envisagé de matricide ? Tout ne revenait donc qu’à à choisir son propre mythe ? Une réponse peut nous venir de Fromm (1954:50-51) :

Johann Jacob Bachofen, qui vécut une génération avant Freud, […] comprit la centralité du rôle que le lien à la mère joue dans le développement humain. [Mais,] alors que Freud n’apercevait dans la fixation incestueuse qu’un élément négatif et pathogène, Bachofen sut clairement voir la nature ambiguë, négative et positive à la fois, de l’attachement à la mère. Au côté positif correspondent l’affirmation vitale, la liberté et l’égalité, dont la structure matriarcale est empreinte. [Cependant,] Bachofen envisagea tout aussi nettement le côté négatif d’une telle structure, qui retient l’homme dans ses attaches à la nature, au sang et au sol, faisant ainsi obstacle au développement d’une individualité rationnelle : éternel enfant, l’homme y demeure incapable de progresser.

Dans l’austro-marxisme du psychanalyste Alfred Adler, qui le premier avait envisagé l’existence d’un parallélisme entre les conflits psychiques et les luttes sociales (Nunberg/Federn 1973:15), on ne découvre encore aucune trace du matriarcat ; mais en 1913, juste avant que la guerre n’éclate, un autre psychanalyste encore, Otto Gross (384, 387), va déclarer que

la psychologie de l’inconscient est la philosophie de la révolution, […] appelée à préparer la révolution (berufen als die Vorarbeit der Revolution) […]. A l’aide de la psychologie de l’inconscient, […] le révolutionnaire de notre époque se bat […] contre le père et le patriarcat. La révolution à venir est celle pour le matriarcat (die kommende Revolution ist die Revolution fürs Mutterrecht).

Immédiatement après la guerre, Gross (1919a:13-20) s’en expliquera mieux dans le journal Sowjet :

depuis la destruction de la structure matriarcale et communiste de la société primordiale (der mutterrechtlich-kommunistischen Gesellschaftsordnung der Urzeit) […], ce n’est qu’à nos jours que le relèvement de l’idéal communiste a commencé à devenir une réalité. […] Un sens profond semble affecter les mythes, qui situent l’existence des surhommes dans le passé, aux débuts mêmes de l’humanité. […] L’écoulement ultérieur des millénaires, ainsi que le développement toujours croissant des découvertes matérielles, techniques et politiques, a consigné les mythes à l’oubli, les faisant disparaître. [Mais] pour nous, les hommes modernes, […] ce que l’antiquité ne ressentait encore que comme un souvenir […] prend la valeur d’un avenir, […] où les biens que le passé nous a légués seront appelés à fusionner avec les buts les plus lointains (Erinnerungsgut und fernstes Ziel aneinander schließend). […] Le péché originel est […] un événement primordial, qui aurait radicalement mué aussi bien la structure de la société que le caractère des individus : depuis lors, l’humanité entière se trouve astreinte à de nouvelles règles de conduite sociale et psychologique. […] La nature d’un tel événement […] ne saurait laisser de doutes : il s’agit là de l’abandon du libre matriarcat des origines (die Abkehr vom freien Mutterrecht der Urzeit) […]. La Genèse ferait donc allusion à une catastrophe culturelle, ayant fait de la pensée patriarcale (der Vaterrechtsgedanke) le principe souverain. […] Le couple [Adam et Ève] symboliserait l’humanité primordiale […]. Quant à la « connaissance du Bien et du Mal », elle ne saurait se référer qu’à l’institution d’un canon de valeurs et de normes. […] D’après la Genèse, c’est sous l’impulsion d’un mauvais esprit  que la femme aurait porté le premier coup en vue de l’institution de ce nouveau canon : selon moi, ce mauvais esprit serait un symbole de son inconscient (ein Symbol des Unbewußten) ― et, partant, également de sa méconnaissance des conséquences ultimes de son geste.

Gross renverse donc la chronologie freudienne : le matriarcat ― qui aurait été, d’après Freud, la conséquence du parricide ― se trouve remplacé ici par un matriarcat communiste primordial, que renverserait ultérieurement l’établissement du patriarcat. Il va de soi que cette position ne faisait pas l’unanimité dans l’archipel des           Conseils : rappelons seulement, à titre d’exemple, le Biennio Rosso, soit l’expérience des Conseils des Ouvriers « soviettistes » en Italie, qui se déroula entre avril 1919 et décembre 1920, sans que la question du matriarcat n’y fût une seule fois évoquée (Spriano 1971). Gross (1919b:64) lui-même en était assurément conscient, lui qui fit annoncer par la Räte-Zeitung [5] son projet

de donner à la Freie Hochschulgemeinde für proletarische Kultur [Libre Communauté d’Instruction Supérieure pour la Culture prolétaire] des cours sur “La psychologie de la Révolution”, devant servir d’introduction à la psychologie de l’inconscient (psychologie psychanalytique).

L’existence même d’un tel projet manifeste qu’il était encore nécessaire de répandre le verbe freudo-marxiste parmi les Conseils ; mais l’opinion publique associait déjà le bolchevisme et le partage des biens à l’idée du matriarcat et à la demande de libération sexuelle ― donc, par retombée, à la psychanalyse aussi, qui se donnait à connaître partout pour son prétendu « pansexualisme ». Le « Délégué du Peuple pour l’Instruction Publique de la République Soviétique Hongroise », Zsigmond Kunfi (1919:3), dut même publier dans le journal officiel du 17 avril 1919 que

les Conseils d’Ouvriers, Soldats et Paysans […] ne veulent pas instituer le communisme des femmes […] tous ceux qui propageront le contraire seront considérés comme des ennemis de l’ordre révolutionnaire.

De son côté, Federn (1919:17-18, 22-24) soulignait que, si la défaite militaire n’avait pu être surmontée, c’était bien parce qu’elle avait emporté la subordination inconsciente des Fils au Père (die unbewußte Einordnung unter das Vater-Sohnverhältnis) : ainsi,

le bolchevisme manifestait le retour de la tendance primordiale (Urtendenz) au parricide ;

la formation des Conseils, fondés dans la structure psychique de la fratrie (ihre psychische Struktur als Bruderschaft), ramenait au présent les soulèvements préhistoriques des Fils contre le Père (die jetzige Revolution [ist] eine Wiederholung uralter Revolten gegen den Vater), lesquels venaient de commettre un nouveau parricide en la personne de l’empereur déchu ;

finalement, le repas totémique, soit le partage de la propriété privée (das Eigentum in gemeinsamen Besitz), surmontait la « vacance du Père » (Vaterlosigkeit) par l’instauration d’une société égalitaire, modelée sur la fratrie.

Breton (Contre-attaque 1935-36:133) souhaitait lui aussi que, dans Psychologie collective et analyse du Moi,

Freud […] eût traité des possibilités d’identification dans une foule, non plus conçue sur le modèle de la horde primitive, […] « soumise à la domination absolue d’un mâle puissant », […] mais sur celui de cette horde procédant à la suppression violente de son chef, de horde paternelle qu’elle était se muant en communauté fraternelle ;

il ignorait pourtant que Federn (1919:28) avait également mis en garde contre le danger que les frères, frappés de remords, n’en arrivent tôt ou tard à diviniser la figure idéale du Père tué (Vaterideal), évoquant ainsi l’apparition parmi eux d’un Führer (eines Volksführers), auquel ils finiraient par se soumettre volontairement, afin de rétablir la liaison au Père. Se pouvait-il que Federn eût prophétisé là l’ascension d’Hitler, alors que le parti nazi ne serait fondé qu’un an plus tard ?

Justement un an plus tard, l’austro-marxiste hongrois Varga[6] consacrait un article à la défaite bolchevique en Allemagne, qu’il motivait par « des causes étrangères à l’économie, […] celles-là même que nous présente l’école de Freud et d’Adler ». Varga expliquait l’échec par la « psychologie des masses » adhérant à la social-démocratie : celles-ci, alors même que leurs chefs étaient en train de les trahir, s’étaient refusées à intégrer les rangs des Conseils, agissant ainsi contre leur propre intérêt (D’Abbiero 1984:165). C’est de ces faux chefs que les masses devaient, dans l’immédiat, craindre le retour (Federn 1919:12) : Hitler ne se manifesterait que plus tard, et serait à son tour accusé d’avoir détourné les masses de leurs intérêts. Cependant, l’irrationalité des conduites collectives avait déjà mis à découvert les limites du modèle marxiste “classique”, qui ne la prenait nullement en compte : dès lors, le débat que Varga venait d’ouvrir opposerait pendant une décennie le matérialisme historique au matérialisme mécaniciste, diffusant la connaissance de la “sociologie” freudienne dans les milieux marxistes, qui s’en promettaient une contribution précieuse pour surmonter leur impasse (D’Abbiero 1984:159). C’est ce contexte qui produisit les explications psychanalytiques du nazisme (D’Abbiero 184-185) : l’essai de Vergin, Das unbewußte Europa : Psychoanalyse der europäischen Politik [L’Europe inconsciente : psychanalyse de la politique européenne], d’une valeur somme toute moindre, précéda aussi bien celui de Reich, Massenpsychologie des Faschismus (1933), que celui de Bataille, La structure psychologique du fascisme (1933-34).

Reich (1933:43) remarqua que

la structure de l’agir humain, celle du “facteur subjectif dans l’histoire”, ne fut point étudiée, parce que la psychologie scientifique n’existait pas à l’époque de Marx et que celui-ci n’était point un psychologue, mais bien un sociologue.

Mais la réciproque était tout aussi vraie : le marxisme pourrait finalement amener la psychanalyse à une meilleure compréhension de la nature sociale de la psyché, et Fischer (1928) envisagea même « le matérialisme dialectique en tant que méthode psychologique » (der historischer Materialismus als psychologische Methode) (D’Abbiero 162-164). Six ans plus tard, Popović (1934:229, 231) consacrait à son tour un article à l’interaction entre la psychanalyse et le marxisme[7], notant que

les carences de la psychanalyse peuvent toutes s’expliquer par une connaissance insuffisante de la sociologie ― celle-là même, qui motive l’objectif de psychologiser les faits sociaux. […] Freud concevait, certes, que les faits sociaux relèvent tout autant de la psychologie que de la sociologie ; mais, ne connaissant rien au marxisme, il n’aurait su s’en servir.

La « sociologie » de Popović était donc, tout court, le marxisme. Quant à la “sociologie” freudienne, celle-ci était entrée, depuis la parution de Psychologie de masse et analyse du Moi, dans une involution profonde, qui n’avait point échappé au surréaliste serbe (Popović 1934:228n2) :

Dès 1927 […], Freud avait publié Die Zukunft einer Illusion [L’avenir d’une illusion] : un essai, qui laissait très aisément augurer de la forme, que prendrait sa sociologie par la suite. Ses essais pseudo-sociologiques les plus récents, Das Unbehagen in der Kultur [Malaise dans la civilisation], ainsi que les dernières pages de Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse [Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse], ont confirmé les premières craintes. La façon dont il envisage la société dans ces textes-ci ne nous apparaît même plus “objective” […] : il est devenu franchement réactionnaire.

Seule la notion freudienne d’« identification » résistait encore, dès lors qu’elle permettait maintenant d’expliquer le nazisme. Reich (1933:97-98) s’en prévalut lui aussi :

Le Führer nationaliste […] concentre en lui-même toutes les représentations affectives propres au Père, […] sévère mais protecteur. […] plus importante encore est l’identification au Führer de la part de l’homme-masse.

Mais Reich (1933:99), tout en apercevant l’analogie avec le mouvement prolétarien (« La poussée à l’identification », remarqua-t-il, « est identique, mais elle s’adresse aux camarades de même souche plutôt qu’au Führer »), et donc l’ambiguïté inhérente à la tendance, se refusa à souscrire au mythe d’un renouveau contemporain du parricide (Reich 1933:101) :

Si des psychanalystes bornés en sociologie reconduisent la révolution à la révolte des enfants contre leur père, c’est parce qu’ils ne songent qu’au milieu intellectuel, où ce facteur est, en effet, déterminant ; mais leur interprétation ne saurait s’appliquer à la classe ouvrière.

Il soutint, en effet, qu’au mode de production agricole correspondait plutôt une morale patriarcale, caractérisée par la propriété privée, la répression sexuelle et l’unité de la famille (Reich 1933:78-79) : la nouvelle législation nazie[8] ― qui venait de ressusciter des formes révolues de propriété foncière, fondées dans la notion d’une « indissoluble unité entre le sang et le sol » ― ne se finalisait-elle pas à renouer « les liens d’un sentiment de la vie, spontanément jailli du sein du peuple » (die aus dem natürlichen Lebensgefühl des Volkes herausgeborene Verknüpfung) ? La conclusion à laquelle parvint Reich (1933:131), d’une façon assurément trop hâtive, fut donc que,

dans le domaine ethnologique, les réactionnaires […] soutiennent la théorie patriarcale, alors que les marxistes penchent plutôt pour la théorie matriarcale .

En revanche, la complémentarité dialectique entre les deux attitudes n’avait point échappé à Bjerke-Petersen (1934:16), qui sut cerner l’« esprit du temps » (tidsånd) plus nettement que Reich :

De nos jours, un grand nombre de manifestations inter-connexes crée certaines formations culturelles, dont la validité apparaît si profonde, que nous pouvons souvent les envisager comme appartenant à un mouvement à l’échelle mondiale. Que celles-ci se bornent au travail exécuté par un cercle de personnes, leur influence n’en demeure pas moins mondiale. Dans l’immédiat, nous [scil. les surréalistes] ne reconnaissons comme telles que le mouvement prolétarien et le fascisme. Un an après l’autre, un réseau va se tissant autour de la Terre, qui garde unies des idées et des perceptions uniformes. Certes, les nombreux mouvements simultanés peuvent différer grandement ; mais, entre une multitude de manifestations appartenant à des lignes différentes, il peut également exister un lien étroit, qui en vient ainsi à façonner, dans une large mesure, toute notre époque. Un tel esprit du temps n’évolue pas toujours par étapes : il peut soudainement donner lieu à des tendances diamétralement opposées, et même à des comportements essayant d’étouffer leur propre source.

Beaucoup plus tard, Fromm (1954:51n14) notera de même :

Il est remarquable que […] deux conceptions opposées aient pu intégrer chacune un aspect de la structure matriarcale. Dans le courant marxiste, prônant la liberté et l’égalité, Engels fit un accueil enthousiaste aux théories de Bachofen. Beaucoup plus tard, […] les maîtres à penser du nazisme[9] s’en emparèrent d’une façon tout aussi enthousiaste, […] mais pour la raison opposée : ce qui les séduisait, eux, c’était bien la nature irrationnelle de l’attache au sang et au sol.

Par contre, Reich avait fait bon accueil à l’idée engelsienne d’un « communisme matriarcal » des origines, qu’il croyait ratifiée par les découvertes de Malinowski ; mais celui-ci, qui avait bien porté en 1924 l’atteinte la plus grave au mythe d’Œdipe, démentirait en 1935 également le mythe de l’Urkommunismus, que les Trobriandais ne pratiquaient point. Or se demande à nouveau si tout ne revenait donc qu’à choisir son propre mythe ― voire même, le cas échéant, à en bâtir un de toutes pièces… Car, il faudra bien le dire, les reconstruction œdipiennes imaginées par Freud ne s’accordent nullement à la mythologie grecque :

les Fils révoltés contre le Père de la horde seraient bien mieux représentés par les Titans plutôt que par Œdipe, lequel n’a point de frères ;

c’est bien parce que l’Œdipe de Sophocle n’est finalement pas châtré que Freud, s’efforçant de faire cadrer avec son idée des données qui s’y opposent, en arriva à soutenir que l’aveuglement tenait lieu, pour Œdipe, de castration auto-infligée !  Or, bien au contraire, les versions les plus archaïques du “mythème de la succession royale” (Uranus-Kronos-Zeus), que nous ont conservées les mythologies égyptienne et hindoue, prouvent qu’à l’origine le père déchu était frappé autant de castration que d’aveuglement : les deux mutilations demeurant bien distinctes, il est invraisemblable que l’une ait pu désigner l’autre ;

finalement, alors que Freud exclut de façon explicite que la Mère eût été autre chose que l’enjeu passif du parricide, c’est justement à l’instigation de leurs mères que les fils, Kronos et Zeus, châtrent leurs pères.

Force est d’en conclure que la menace de castration émanait plutôt de la Mère que du Père, et qu’elle s’adressait à ce dernier plutôt qu’aux Fils, lesquels la mettaient même à exécution : aucun Père tout-puissant n’aurait donc régné sur la horde primordiale, mais bien une Mère phallique. Le phallus étant sa pertinence exclusive, c’est bien elle qui, après avoir choisi parmi ses enfants le plus jeune, le désignant à remplacer dans sa couche un mari désormais vieilli, faisait “châtrer” ce dernier, ainsi que ses autres fils, à qui elle ne daignait pas faire de privautés : tel était le sort des prêtres châtrés, qui servaient, d’après Freud, la Déesse-Mère[10] ― mais tel fut également celui des Titans, que Zeus enferma au Tartare aussitôt après son intronisation. La “castration” aurait donc réellement sanctionné l’inceste, mais à la discrétion de la Mère : serait-ce là le “complexe de la mère”, entrevu un instant par Lacan ?

En 1937, celui-ci déclara (89) :

Certes l’Œdipe a été notre Sinaï. Mais rien ne nous interdit de voir dans la vie œdipienne un aspect seulement du possible. Il y a peut-être derrière lui encore autre chose de plus archaïque. Peut-être le “complexe de la mère”. Si les noms mythologiques nous font défaut ici pour le caractériser, c’est peut-être parce que cette mythologie est celle d’une civilisation patriarcale. Peut-être est-ce l’image terrible de l’Ogresse, de quelque Baal ou Moloch maternel, que l’on rencontrerait au fond des légendes matriarcales…

 

L’année suivante, Lacan (1938:8.40/11) ― entreprenant de surmonter les « intuitions trop hâtives » de Freud sur l’Œdipe, que les découvertes de Malinowski (1924) avaient mises en danger ― ancrait les faits œdipiens individuels dans une dimension collective infiniment plus récente :

une révision du complexe [d’Œdipe] permettra de situer dans l’histoire la famille paternaliste et d’éclairer […] la névrose contemporaine. […] Freud fait [un] saut théorique […] de la famille conjugale, qu’il observait chez ses sujets, à une hypothétique famille primitive, conçue comme une horde qu’un mâle domine […] en accaparant les femelles nubiles. […] Il imagine un drame de meurtre du père par les fils, […] d’où, avec le tabou de la mère, serait sortie toute tradition morale et culturelle. […] Mais […] la survivance étendue d’une structure matriarcale de la famille, l’existence dans son aire […] d’une répression souvent très rigoureuse de la sexualité, manifestent que l’ordre de la famille […] a des fondements soustraits à la force du mâle.

Prenant à partie également le totémisme, Lacan (1938 :8.42/5) ramenait « le sens du totem, réduit par Freud à celui de l’Œdipe », à la fonction de « l’Idéal du Moi ». Aussi, « l’idéal masculin » n’avait-il imposé sa prévalence qu’en raison de l’orientation paternelle de la société occidentale ; mais, au-dessous de cet idéal, Lacan (1938:8.42/8) décelait « l’occultation du principe féminin », ce qui lui rendait loisible d’expliquer par une carence paternelle la « protestation virile » de la femme contemporaine, « conséquence ultime du complexe d’Œdipe ». Selon Lacan (1938:8.40/16), les névroses individuelles, dominant le cadre du psy au début de la carrière de Freud, avaient évolué depuis vers « la grande névrose contemporaine »,  qui se manifestait désormais à l’échelle de la société toute entière. L’atteinte portée à l’Idéal du Moi était si généralisée, qu’elle devait forcément développer un pendant politique (Lacan 1938:8.42/7) :

le renforcement pathogène du Surmoi dans l’individu se fait en fonction double, et de la rigueur de la domination patriarcale, et de la forme tyrannique des interdictions, qui ressurgissent avec la structure matriarcale de toute stagnation dans les liens domestiques. Les idéaux religieux et leurs équivalents sociaux jouent ici facilement le rôle de véhicules de cette oppression psychologique, en tant qu’ils sont […] réduits à signifier les exigences […] de la race.

L’allusion à la race se laisse aisément déchiffrer : aussi Lacan venait-il d’expliquer par la psychanalyse, non seulement le nazisme, qui réalisait les craintes de Federn au sujet des Conseils, mais également le projet dalinien d’une « religion des fils », ainsi que le fantasme d’un Hitler efféminé, incarnant la Mère. En effet, Dalí (1964:19) raconte qu’à l’âge de 7 ans il s’identifiait déjà à un « Napoléon […] au ventre blanc et comestible » : cette image, annonçant de toute évidence celle du « dos tendre et dodu d’Hitler », garantit l’ancienneté d’un tel fantasme. A l’âge de 10 ans, La mante religieuse (qui est également l’amante…) fait sa première apparition chez Dalí : c’est pour s’en faire le partenaire que celui-ci s’identifie maintenant à « l’enfant-sauterelle (complexe de castration) », soit à celui que la femelle va “châtrer”, dévorer après l’acte. Lacan (1938:8.40/13-15) finit même par envisager l’existence, au-dessous du Surmoi œdipien, également d’un Surmoi plus archaïque, ce dernier étant d’« origine maternelle » ; mais le fantasme de castration est […] précédé par toute une série de fantasmes de morcellement du corps, où il faut reconnaître l’objet narcissique […]. Le fantasme de castration se rapporte à ce même objet, […] au premier moment de l’Œdipe, [par une] crise que […] cause l’objet qu’il réactualise, à savoir la mère. […]. La même forme est sensible […] à chaque crise, où se produit cette condensation, dont nous avons posé […] l’énigme.

Ce sont là la Poupée de Bellmer (1983), la Grande Mannequin de Crevel (1934c)… Surtout, c’est la prolifération d’images doubles, marquant l’ensemble de la production dalinienne, qu’à l’occasion Lacan (1938:8.42/1-2) semble en train de décrire :

les objets du délire […] manifestent les caractères constitutifs primordiaux de la connaissance humaine : identité formelle, équivalence affective, reproduction itérative et symbolisme anthropomorphique sous des formes figées […] les objets […] se révèlent comme chocs, énigmes, significations. […] L’objet […] montre […] une altération progressive […] il est méconnu dans sa réitération délirante […] on ne le reconnaît plus […] que comme une entité qui échappe au principe de contradiction.

Lacan (1938:8.40/6-8) ne parle désormais plus d’un “complexe de la mère”, mais bien plutôt d’un « complexe du sevrage, [qui] fixe dans le psychisme la relation du nourrissage » : Dalí (1964:19), âgé de 6 ans, s’identifiait bien à une cuisinière ― celle qui est “nourricière” par excellence. A l’encontre de Freud, qui avait envisagé « la tendance à la mort » comme un instinct inné, Lacan y découvre le désir de retourner à la vie intra-utérine en refusant le sevrage. Il ne partage pas pour autant la position de Rank ― que Breton et Éluard avaient adoptée en composant L’Immaculée Conception (1930) ―, et se refuse à « faire de la naissance […] un traumatisme psychique » ; mais il accorde quand même que, du refus du sevrage, part la parade des plusieurs formes d’un « cannibalisme fusionnel, ineffable, à la fois actif et passif ».

Au sevrage déclinant, apparaît finalement le « stade du miroir », dont Lacan (1938:8.40/10) se propose de « pénétrer [la] structure mentale avec le plein sens du mythe de Narcisse ». On réalise qu’il est désormais en train d’évoluer dans l’univers de Dalí, qui avait justement exécuté La Métamorphose de Narcisse un an plus tôt. Même le lexique de Lacan renvoie à Dalí et à ses tableaux :

Lacan : énigme (1938) ← Dalí : L’énigme du désir : ma mère, ma mère, ma mère (1929), La mémoire de la femme-enfant (1929, P236 ; 1932, P287), Le Grand Masturbateur (1930, frontispice de La Femme visible), L’énigme de Guillaume Tell (1933, P133 ; octobre 1933, P535), L’énigme sans fin (1938), Le moment sublime (1938), L’énigme d’Hitler (1939)[11] ;

Lacan : cannibalisme (1938) ← Dalí : La nostalgie du cannibale (1932), Cannibalisme de la mante religieuse de LautréamontCannibalisme de la mante religieuse de LautréamontCannibalisme de la mante religieuse de LautréamontCannibalisme de la mante religieuse de LautréamontCannibalisme de la mante religieuse de Lautréamont (1934), Cannibalisme d’automne (1936) ;

Lacan : choc, révélation (1938) ← Dalí : L’Homme invisible (1929), Apparition d’un visage et d’un compotier sur une plage (1938, P465 ; le titre d’une autre version de 1938, P467, précise que le compotier est également le visage de García Lorca) ;

Lacan : sevrage, race (1938) ← Dalí : Le sevrage du meuble-aliment (1934), Crâne et son appendice lyrique s’appuyant sur une table de nuit qui aurait la température d’un nid de cardinal (1935), Couple aux têtes pleines de nuages (diptyque de 1936, P443, où une table mise occupe le premier plan de chaque panneau).

En rédigeant son texte, Lacan, très proche des surréalistes à l’époque, avait évidemment à l’esprit les toiles de Dalí ; on ne saurait pour autant envisager là une influence directe, ainsi que c’est le cas pour la thèse de Lacan (1932) : car celui-ci ― persuadé que « le groupe familial réduit à la mère et à la fratrie dessine un complexe psychique […] très favorable à l’éclosion des psychoses » (1938:8.40/11), alors que « le complexe de la famille conjugale crée les réussites supérieures du caractère, du bonheur et de la création » (8.40/16) ― prônait plutôt la restauration du Père œdipien, s’en expliquant ainsi (8.40/15-16) :

l’imago du père concentre en elle la fonction de la répression avec celle de la sublimation ― mais c’est là le fait d’une détermination sociale, celle de la famille paternaliste. L’autorité familiale n’est pas, dans les cultures matriarcales, représentée par le père, mais […] par l’oncle maternel. […] Cette séparation des fonctions entraîne un équilibre différent du psychisme […] par l’absence de névroses. [Mais] à l’harmonie qu’il comporte s’oppose la stéréotypie, qui marque les créations de la personnalité […] dans de semblables cultures […] l’élan de la sublimation est dominé par la répression sociale quand ces deux fonctions sont séparées. […] C’est de nouer […] le progrès de ces fonctions que le complexe d’Œdipe tient sa fécondité.

La pulsion orale serait donc double, l’enfant ne se décidant finalement à dévorer le Père que pour avoir auparavant échoué à fusionner avec la Mère : un « cannibalisme […] à la fois actif et passif », ainsi que l’avait dit Lacan (1938:8.40/8). Or, c’est bien là ce que se refuse à accomplir Dalí : renouveler le parricide, certes ― mais sans manger le Père pour autant, et rester enfin seul avec la Mère, s’en laisser dévorer après l’inceste, ne faire plus qu’un avec elle… Lacan (1938:8.40/15) avait beau rappeler « l’épisode du Sphinx », lui permettant d’interpréter le mythe d’Œdipe comme « une représentation […] de l’émancipation des tyrannies matriarcales et du déclin du rite du meurtre royal » : avait-il donc oublié que la Mère, chez Freud, ne meurt jamais ? Car Freud avait glissé sur la possibilité même d’un matricide. Aussi Dalí (2004:29-31) pouvait-il, beaucoup plus tard, se poser encore en triomphateur :

[Gala] est Léda, la mère. […] Gala est encore un Sphinx, mais secourable, qui […] interroge pour moi les énigmes et détient dans sa chair les réponses. Chez les primitifs, le repas totémique est la représentation du parricide fondamental, mais le héros dalinien […] va au-delà, et parvient à absorber le père tout en provoquant sa résurrection […] : ainsi, j’avais la possibilité de déguster dans Gala mon père, [tout en] acceptant […] d’être en même temps dévoré par Gala.

Dalí ne parvint finalement pas à contribuer à l’effort freudo-marxiste du groupe surréaliste, qui le soupçonna même de sympathies hitlériennes pour son projet d’une « religion des fils ». On vient de voir ce qu’il en est réellement ; mais la méthode paranoïaque-critique va quand même s’avérer indispensable au surréaliste roumain Gherasim Luca pour structurer sa propre théorie non-œdipienne[12].

Luca repart de la dialectique du vide et du plein (Pearl 2002:86, Chatelain 2009:155), qui soutient la démarche paranoïaque-critique chez Dalí, Popović et Ristić : le plein de la grossesse et le vide du sevrage, ainsi que leur dépassement non-œdipien ― « entre le traumatisme de la naissance et la castration de la mort », pour le dire avec Luca (1947b:424). Par son attitude, Luca (1947b:423-424) s’efforce de libérer le mécanisme mental, que la désespérante répétition du schème œdipien enferme dans un cercle vicieux :

Blessure projette Désir et Pensée, Pensée et Désir se jettent sur la Blessure. Miroir et mur. Réciprocité-balançoire. […] Le mécanisme mental, même dans son fonctionnement réel, est lié à des formes pensantes et désirantes délimitées par la Blessure [œdipienne]. Dérégler ce mécanisme, […] c’est faire sortir le Réel de l’ovale de son Ombre. […] La Non-Blessure est la cicatrisation implicite d’une Blessure follement ignorée.

L’épiphanie de Non-Œdipe à Bucarest : Présentation de graphies colorées, de cubomanies et d’objets (Salle Brezoianu 19, 1er étage, 7-28 janvier 1945). De gauche à droite : Gherasim Luca, un inconnu, Lygia Naum (vue de dos), Reni Păun, Virgil Teodorescu, une inconnue et Gellu Naum                   (d’après Athanor, Caietele Fundaţii “Gellu Naum”, n° 2, 2008, p. 71).

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A la production tautologique de « signes », que le refoulement aligne comme des carapaces, vidées par les infinies négations du désir, Luca (1947b:424-425) oppose la pratique de l’automatisme, niant la négation, afin de libérer des « mots sans rides » :

Non-Œdipe est un constructeur d’automates, de travestis infinis et de monstres. […] Volonté et Action font éclater Pensée et Désir dans leur Signe. Mais Signe est depuis longtemps vidé de son Plein. L’automatisme mental [conduit] aux sources du plein et du vide. […] vider le vide, c’est inventer le plein dans son mouvement, le plein-mouvement.

Bien évidemment, « signes » doit s’entendre ici au sens sémiotique : l’art, la culture au sens large, mais également la politique ― soit la superstructure marxienne. Le rapport entre la structure et la superstructure, posé une fois par Marx, reste donc à investiguer : le domaine propre au surréalisme demeure, ainsi que Breton le préconisait depuis 1930, celui de la sublimation freudienne. Le mythe de Non-Œdipe est bien le dernier produit du freudo-marxisme surréaliste (Luca 1945:651) :

Après notre rencontre avec la géniale découverte de Marx […] et après notre rencontre avec la sublime activité de Breton […], nous complétons notre lucidité théorique et pratique en dénonçant la condition œdipienne de l’existence […] dans les vestiges castrants, traumatiques et horribles de la naissance, […] dans la blessure, la purulente blessure d’Œdipe, qui empêche l’homme de trouver les voies exactes de sa libération […]. Cette nouvelle position dialectique, matérialiste et révolutionnaire [est] dénommée non-œdipienne.

Bachofen, Freud, Gross, Lacan, Dalí et Luca nous ont jusque là entretenus, respectivement, d’Oreste, d’Œdipe, d’Adam et d’Ève, de Narcisse, de Léda, du Sphinx, de Non-Œdipe… Crevel avait même essayé d’introduire de nouveaux complexes, bien complets de leurs mythes : en 1932, après avoir signalé l’existence chez Dalí                        d’une « réciproque passive du complexe d’Œdipe, [qui] pourrait s’appeler complexe                          de Guillaume Tell » (1932:214n35), il décrit d’après son propre vécu un « complexe d’Oreste », comportant une pulsion incestueuse dirigée envers la sœur                          (1932:223-226). Deux ans plus tard, il va également proposer un “complexe de Laïus” et un “complexe de Jocaste” (Crevel 1934b:85) :

Dans la niaiserie d’un obscurantisme trop prompt à castrer l’enfant, à exiler l’œdipe impubère dans les glaces de l’insexué, je vois l’effet de la haine, chez le Laïus de père, contre son futur rival, et l’effet de la terreur d’un amour qui se sent coupable chez toute Jocaste de mère, hantée par les aveuglantes images de l’inceste.

C’est la dialectique d’anéantissement et rétablissement des mythes, énoncée par Dalí en 1930, et comportant bien évidemment l’apparition de mythes nouveaux : on la surprend là en action. Lacan (1937) lui même, on s’en souviendra, s’était plaint de la carence de « noms mythologiques ». Mais pourquoi donc fallait-il qu’à chaque complexe  corresponde son mythe ?

En effet, le dépaysement de mythes anciens, la création de mythes nouveaux apparaissent comme une pratique partagée de la modernité : on aurait assurément intérêt à la relire en gardant toujours à l’esprit le projet, conçu par Herder dès 1764, de réaliser une neue Mythologie ― une mythologie nouvelle, devant exprimer le renouveau général de l’époque. Immédiatement après la Révolution Française, Hegel (1797, 1807) et Schelling (1795, 1854) ont lié cette exigence mythopoïétique à la nécessité de former une conscience politique : le premier confie à une future Mythologie der Vernunft [Mythologie de la raison] la tâche de renouveler la condition « originairement poétique » de l’individu, que venait de détruire le moderne « âge du travail » ; l’autre envisage la possibilité d’assumer enfin la fragmentation du sujet moderne, pour atteindre ainsi à une conscience intégrale du réel, que manifesterait finalement une mythologie nouvelle. Ces positions gardent toute leur valeur bien au-delà de la période postrévolutionnaire : encore en 1903, Simmel reconnaîtra que la croissante spécialisation du travail, imposant la prééminence d’un « esprit objectif », faisait obstacle au libre développement de la subjectivité. Tout comme Hegel, Simmel tenait l’« âge du travail » pour responsable de « la montée de la vie nerveuse » chez le nouveau type humain qui venait d’apparaître, soit le Großstädter ― ainsi défini,

parce que c’est bien la métropole qui crée ces conditions psychologiques par les flâneries dans les rues, par la rapidité et par la diversification de la vie économique, bureaucratique et sociale.

D’autre côté, si Hegel (1800) avait bien été le premier à reconnaître dans la masse une forme nouvelle de la subjectivité, propre à une société empêchant désormais l’individu de réaliser l’harmonie de ses facultés personnelles, Marx (1867) était parvenu à démystifier les mécanismes économico-idéologiques de l’« âge du travail ». La philosophie et la politique prenaient désormais sur elles la tâche de concevoir un type humain nouveau, qui serait capable de surmonter l’aliénation moderne : l’invitation de Nietzsche (1885) à « dépasser l’homme » (der Mensch ist etwas, das überwunden werden soll) engageait désormais à une restructuration intégrale du sujet.

Mais l’aliénation moderne, le “mal du siècle”, avait également occupé la littérature et la psychiatrie postrévolutionnaires, qui s’étaient disputé le droit de s’en occuper. Si les thèmes de la modernité (l’onirisme, les hallucinations, la folie et le crime, l’inquiétant, la fragmentation de la personnalité et le double, mais également la métropole et la foule, puis les machines et la vitesse) s’étaient d’abord imposées à des auteurs, dont les surréalistes finiraient par accueillir la plupart dans leurs nombreuses “galeries d’ancêtres”[13], la psychiatrie, qui justement à cette époque-là était en train de se refonder sur des bases scientifiques, n’était point demeurée en reste : dès 1820, Esquirol avait proposé de remplacer par lypémanie un mot aussi ancien que mélancolie, celui-ci lui apparaissant à tel point surchargé de connotations littéraires, qu’il estimait désormais plus judicieux d’en abandonner l’usage aux seuls poètes ; et ses disciples, Georget (1826) et Brierre de Boismont (1850), s’étaient à leur tour efforcés de cerner la part du pathologique à l’intérieur d’un soi-disant “mal du siècle”, dont la notion par trop indéfinie s’avérait impropre au nouveau contexte savant.

La psychiatrie positiviste avait finalement pu se flatter d’avoir mené à bon terme la “démythologisation” de son domaine : Erb (1893), p. ex., ne s’était pas borné à expliquer « la nervosité grandissante de l’époque » par la plus forte demande d’efficacité au travail, ni par la complexité générale du style métropolitain de l’existence, mais en avait également inculpé l’art moderne, seulement préoccupé de psychoses, de révolutions et de toutes les laideurs propres aux pathologies sexuelles. La naissance contemporaine d’une psychologie des foules (Sighele 1891, de Fournial 1892, Le Bon 1892) démontrait que la psychanalyse devrait bientôt structurer elle aussi une approche spécifique à la dimension collective. A la première « tentative freudiste » (freudista kisérlet) dans cette voie nouvelle, ouverte par le hongrois Sisa (1916) sous l’impulsion de Ferenczi, suivirent les essais de Kolnai (1920), également rédigé à la demande de Ferenczi, et celui de Freud (1921) lui-même. Reich (1933) s’en ressentit tout autant que Lacan (1938), lequel eut lui aussi à se pencher sur « la grande névrose contemporaine » ; mais celle-ci, on l’aura désormais réalisé, ne différait vraiment pas de l’ancien “mal du siècle”, ni du « complexe de castration collectif » de Tzara (1933), ni même de la « faim psychologique à tendance paranoïaque », qu’avait diagnostiquée Dalí en 1930. Bjerke-Petersen (1934:41, 43) en ébaucha un cadre, d’autant plus gênant pour nous, qu’il garde entière son actualité :

Le surréalisme dit : De nous jours, il est inévitable que nous soyons tous des névrosés impuissants et mensongers, mais nous devons nous efforcer de créer une humanité nouvelle (at skabe en ny menneskehed). […] On doit donc tenir pour excusés les millions d’hommes impuissants et les millions de femmes frigides, détourné(e)s vers d’autres domaines : tabagisme, alcoolisme, mode, argent, pouvoir, bibelots, obsession de la propreté et beaucoup d’autres.

A la crise d’une société entière se devait, finalement, même la manifestation d’Œdipe (Lacan 1938:8.40/16) :

Peut-être est-ce à cette crise qu’il faut rapporter l’apparition de la psychanalyse elle-même. Le sublime hasard du génie n’explique peut-être pas seul que ce soit à Vienne, alors centre [

…] des formes familiales les plus diverses, […] qu’un fils du patriarcat juif ait imaginé le complexe d’Œdipe.

Il reste encore à souligner que les centres d’intérêt de Freud, tout comme ceux de la psychiatrie positiviste, coïncidaient pour l’essentiel avec les thèmes de la “modernité” artistique[14]. Pour décrire « la nervosité moderne », Freud (1908) se refit à Erb, reprenant la liste de symptômes, que celui-ci avait dressée ; seulement, Freud expliqua ces symptômes tout autrement, les ramenant à la seule intensification des restrictions sexuelles, qui caractérise la société moderne. Comme le refoulement pulsionnel fonderait, d’après Freud, toutes les sociétés sans exception, son diagnostic ratait évidemment la singularité du moderne. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de ce que Freud, bien qu’ayant posé la sublimation à la base de toute formation collective, ait pu manquer de déceler dans la nôtre, où société et nature sont complices (Luca 1947b:424), l’identité entre le mécanisme du refoulement pulsionnel et celui de la structuration capitaliste : celle-ci refoule le travail concret au profit du travail salarié, sublimant par là en valeur d’échange la valeur d’usage.

Freud passa donc à côté de ce qui, plus tard, fonderait le freudo-marxisme ― que, d’ailleurs, il se refusera toujours à ratifier. Plus gravement encore, il se mit de lui-même dans l’obligation d’introduire des mythes dans la psychanalyse, devant imprimer à celle-ci le cachet d’une prétendue universalité. Si l’introduction d’Éros, de Thanatos, de Narcisse et, surtout, d’Œdipe est assurément parvenue à conditionner l’autoreprésentation de l’homme contemporain, elle a également fini par remplacer l’explication psychanalytique des mécanismes sociaux irrationnels par la contemplation d’un leurre fantasmatique des “origines”. Cette distinction prend toute sa valeur, dès qu’on la rapporte à l’inspiration freudienne du surréalisme : celle-ci ne fait aucun doute, mais elle se manifeste autrement, on l’a bien vu, selon que les surréalistes envisagent les méthodes de Freud ou sa mythologie œdipienne, fondant une “pseudo-sociologie” réactionnaire (Popović 1934).

Or, comme l’a si bien dit Dalí en 1930, c’est la mythologie qui change. Breton (1924a:243) avait déjà annexé la psychiatrie au domaine poétique :

Il en va de même [que] du clair de lune et du poison romantiques. Bientôt les sources du lyrisme moderne : les machines, le journal quotidien, pourront à leur tour être considérées sans émotion. La faillite d’une des plus belles découvertes poétiques de notre époque, celle de l’hystérie, devrait nous mettre en garde contre une fâcheuse tendance à généraliser. On sait aujourd’hui qu’il n’y a pas d’état mental hystérique, et je suis bien près de croire qu’il n’y a pas non plus d’état mental romantique. […] N’oublions pas que, les uns et les autres, nous suivons une mode qui change toutes les saisons.

Il s’était également prononcé pour la singularité du moderne (Breton 1924b:299) :

[les] symboles qui président à notre vie instinctive […] se distinguent de ceux des époques sauvages.

Ce qu’écrivant, il prenait implicitement position contre l’attitude de la psychanalyse, enfermée dans une répétition inlassable du schème œdipien. Il confirmera ultérieurement ces vues dans le contexte solennel du premier Manifeste (Breton 1924c:321) :

Le merveilleux n’est pas le même à toutes les époques […] : ce sont les ruines romantiques, le mannequin moderne.

 

En 1930, Dalí, on l’a vu, prend lui aussi position en faveur d’une mythologie moderne. En 1934, Bjerke-Petersen (86) déclare que l’art [moderne] diffère vraiment de la symbolique primitive. Contrairement aux primitifs, qui créent un langage symbolique très limité, n’apprenant à le comprendre que par la suite, les occidentaux des années trente travaillent sur des variations aux possibilités infinies, que nous pouvons toujours apprendre à « conceptualiser », dès lors que nous pouvons, par le biais de l’intelligence, transférer à notre inconscient les valeurs (significations) trouvées dans chaque cas à n’importe quelle époque. Dans l’ensemble, notre époque et notre monde conceptuel enrichissent les choses tant et si bien, que celles-ci, lorsqu’elles atteignent notre inconscient, disposent de plus d’options, que le symbole primitif n’était capable d’en produire.

Un an plus tard, c’est à Tzara (1935:130) de distinguer entre « symbole              onirique » et « symbole poétique ». Encore en 1953, le surréaliste roumain Dolfi Trost (66) pourra écrire que, comme il n’y a pas de désirs abstraits, il n’y a pas de symboles fixes auxquels ils puissent être toujours ramenés. L’aspect général, mythique ou archaïque, du symbole ne correspond que très peu au symbolisme onirique. […] Seule une série de symboles neufs pourrait nous donner des rêves acceptables.

 

Le surréaliste roumain Dolfi Trost.

Cette position, où le domaine psychanalytique se laisse envisager comme relevant bien plutôt de la modernité au sens large que de la médecine au sens strict, a donc marqué l’ensemble du surréalisme. C’est bien elle qui rend compte des efforts que les surréalistes finalisèrent à créer, par leurs méthodes propres, une mythologie moderne, pouvant supporter une psychanalyse anœdipienne, encore à venir à leur époque : ce sera, ainsi que je l’ai montré ailleurs (Scopelliti 20082), la schizo-analyse de Deleuze et Guattari (1972). Dans l’accomplissement de cette tâche de mythologie critique il faut donc situer la spécificité du freudo-marxisme surréaliste.


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NOTES

[1] Ma traduction de l’essai de Vilhelm Bjerke-Petersen va bientôt paraître aux Éditions Mimésis (Paris) sous le titre Le Surréalisme : sa perspective existentielle, son expression vitale, son art.

[2] Il revient à un brillant chercheur catalan, V. Santamaria de Mingo (2005:97-98), d’avoir reconnu la paternité dalinienne de ce texte, jusque là faussement attribué à Crevel.

[3] Cette caution ne viendrait qu’en 1938, lorsque Breton rencontra finalement Trotski au Mexique : là, les deux rédigèrent ensemble ― à l’initiative de Trotski ― le Manifeste pour un art révolutionnaire. Bizarrement, Breton n’a jamais contacté Trotski à l’époque où ce dernier était réfugié en France (juillet 1933 à juin 1935).

[4] La brochure de Federn (1919:19), réunissant les textes des conférences, que celui-ci avait données à la Wiener Psychoanalytische Vereinigung et au Monistenbund, date de « Vienne, mars 1919 » : le psychanalyste avait donc pris en compte la Révolution d’Octobre, la mutinerie de Kiel, les remous de vétérans à Vienne, le soulèvement spartakiste de Berlin (512 janvier 1919) et, peut-être, également l’instauration de la République Soviétique Hongroise (Magyarországi Tanácsköztársaság), qui fut proclamée à Budapest le 21 mars 1919.

[5] La Räte-Zeitung [Gazette des Conseils], qui se proposait de rassembler et discuter les initiatives réalisés par tous les Conseils, parut en Allemagne deux fois par semaine, de 1919 à 1920. Elle était dirigée par un journaliste libéral, Goldschmidt, que la Révolution de Novembre avait rapproché du mouvement ouvrier. Goldschmidt, s’étant strictement lié aux communistes à l’époque de Weimar, dut ensuite s’exiler au Mexique, où il mourut en 1940.

 

[6] Jenö Varga (1879-1964), qui avait professé l’Économie Politique à l’Université de Budapest depuis 1918, était membre de l’Association Psychanalytique Hongroise. Il participait également aux réunions du Club Galilée, fondé à Budapest en 1908, où se réunissaient savants et intellectuels progressistes, dont Ferenczi et Sisa : dans ce contexte, il donna « la première conférence freudo-marxiste dans l’histoire de la psychanalyse, portant sur Matérialisme historique et freudisme » (Kruppa 2011). Varga fut également le « Délégué du Peuple pour les Finances de la République Soviétique Hongroise » : c’est vraisemblablement lui qui obtint de son collègue Kunfi la création, malgré l’opposition unanime du sénat académique, d’une chaire de Psychanalyse pour Ferenczi à l’Université de Budapest ― « un succès », commenta Freud (Erős 2011:69), « dont nous n’aurions même pas osé rêver » (ein Erfolg, von dem wir nicht einmal zu träumen wagten). A la chute de la République Soviétique Hongroise, Varga se réfugia à Vienne, où il rencontra Freud le 6 février 1920 : celui-ci lui lança sur un ton facétieux que, malgré son activité dans les Conseils, il n’avait pas l’air assoiffé de sang (« Na, blutdürstig sehen Sie gerade nicht aus ! »). Varga se fixa finalement en Union Soviétique, où il devint le conseilleur de Staline pour l’économie (Tögel 1999).

[7] Je tiens à remercier ici l’ami Branko Aleksić pour m’avoir fait connaître cet important article de Popović, qu’il a également eu l’amabilité de traduire à mon intention.

[8] Reich s’en réfère ici au décret pour la Neuordnung der bäuerlichen Besitzverhältnisse [Réorganisation des formes de propriété foncière], émané le 12 mai 1933 par le nouveau Ministre de l’Agriculture du Reich, Walther Darré (v. note suivante).

[9] Ce sont vraisemblablement le hollandais Herman Wirth (1885-1981) et l’allemand Walther Darré (1895-1953). Le premier publia en 1928 son essai le plus important, Die Aufgang der Menschheit [L’essor de l’humanité], où il affirmait que la toute première société des “Aryens” avait été matriarcale ; en revanche, Darré développa dans deux essais (Das Bauerntum als Lebensquell der nordischen Rasse [La Paysannerie en tant que source de vie de la race nordique] en 1928 et Neuadel aus Blut und Boden [Nouvelle aristocratie du sang et du sol] en 1934) une doctrine parallèle, où l’attache primordiale à la terre se doublait d’une structure patriarcale. Le 1er juillet 1935, les deux fondèrent avec le Reichsführer ϟϟ Himmler l’organisation Ahnenerbe, se fixant pour but de mener des recherches sur l’hérédité atavique des “Aryens”. En 1938, Wirth ayant déclaré que le culte du Führer se fondait dans une falsification historique, il se brouilla avec Himmler et dut quitter l’Ahnenerbe. Darré, nommé Ministre de l’Agriculture en 1933, finit lui aussi par se brouiller avec Himmler et dut démissionner en 1942. Après la guerre, Wirth fut interné pendant deux ans, Darré condamné à sept ans de prison.

[10] On songe ici aux gallæ de Cybèle.

[11] Bien que ce tableau soit postérieur à la parution des Complexes familiaux de Lacan (1938), je l’insère ici en raison de sa frappante similitude avec les deux qui le précèdent sur ma liste ; d’ailleurs, Dalí va encore exécuter La tour des énigmes (1971), Le chemin de l’énigme (1981, P935 et P936) et Les trois énigmes glorieuses de Gala (1982, P967 et P969). Je donne les références permettant de distinguer les différentes versions d’une même toile d’après le Catalogue raisonné de peintures de la Fundació Gala-Salvador Dalí (www.salvador-dali.org).

[12] Dans une pièce de Luca (1947a:411), l’héroïne Amphitrite apparaît sur scène entourée de personnages fantasques (le Cycle de cercles concentriques, le Contenu d’un ballon vide, le Corset contre la pâleur…), parmi lesquels trouve également sa place la Fonction comestible du rêve, à l’origine visiblement dalinienne.

[13] H. Walpole, The Castle of Otranto (1764) ; J. W. Goethe, Die Leidungen des jungen Werthers (1773) ; D. A. F. de Sade, Les 120 journées de Sodome [1785] ; U. Foscolo, Le ultime lettere di Jacopo Ortis (1798) ; A. de Musset, Les confessions d’un enfant du siècle (1836) ; E. A. Poe, The Man of the Crowd (1840) ; G. de Nerval, Aurélia (1855) ; Ch. Baudelaire, Les Fleurs du Mal (1857) ; Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1868) ; A. Rimbaud, Illuminations (1886) ; G. de Maupassant, Le Horla (1887). Je m’arrête évidemment aux textes les plus significatifs pour mon sujet.

 

[14] La sexualité et l’onirisme, introduits par Freud au tournant du siècle (Die Sexualität in der Ätiologie der Neurosen, 1898 ; Die Traumdeutung, 1900 ; Über den Traum, 1901), prendront l’importance qu’on sait, mais on n’oubliera pas pour autant l’hypnotisme (Psychische Behandlung, 1890 ; Hypnose, 1891), les actes manqués (Zur Psychopathologie des Alltagslebens, 1901), l’humour (Der Witz und seine Beziehung zum Unbewußten, 1905) et l’art (Die Wahn und die Träume in W. Jensens « Gradiva »,             1907 ; Der Dichter und das Phantasieren, 1908), ainsi que l’inquiétant et le double (Das Unheimliche, 1919).

Bataille, Breton et la psychologie des masses

Bataille, Breton et la psychologie des masses

par Fiorella BASSAN

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Au milieu des années 1930, la situation politique en Europe s’aggrave de plus en plus. Le nazisme est au pouvoir en Allemagne, le fascisme en Italie. En France, la menace fasciste se fait de plus en plus pressante. Dans ce climat d’urgence, Georges Bataille et André Breton se retrouvent un instant ensemble, unis par la lutte politique. Après la rupture de Breton et du surréalisme avec le PCF et avec l’Union soviétique, après la fin de la collaboration de Bataille avec le Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine, les deux fondent ensemble, en septembre 1935, Contre-Attaque, « Union de lutte des intellectuels révolutionnaires ».

 

Cinq années se sont écoulées depuis le violent contraste qui les avait opposés. Le moment est grave et les rancunes personnelles peuvent être laissées de côté, au moins dans l’immédiat. « Il me paraît impossible de continuer à poser d’étroites questions de personnes »[1], écrit Bataille à Roger Caillois le 26 septembre 1935. Et Breton : « Le problème de l’action, de l’action immédiate à mener, demeure entier »[2]. Déjà en avril 1935, Bataille se demande : « Que faire devant le fascisme, étant donné l’insuffisance du communisme »[3]. C’est le moment de l’action, de la lutte pour la cause révolutionnaire, que les communistes ont trahie.

Dans Position politique du surréalisme, publiée en novembre 1935, Breton mentionne dans la préface sa participation à la fondation de Contre-Attaque, « Union de lutte des intellectuels révolutionnaires », dont il reproduit à la fin du volume la déclaration de constitution et les 13 signatures (p. 496-500). Le livre contient les essais de Breton écrits d’avril à octobre 1935, qui présentent entre eux de remarquables fluctuations politiques. Si les conférences données à Prague sur la « Position politique de l’art d’aujourd’hui » sont toujours conformes au communisme, Du temps que les surréalistes avaient raison, publiée au mois d’août, après l’incident du Congrès international pour la défense de la culture, sanctionne la rupture avec le PCF et l’URSS, dont le régime actuel est, pour Breton, « la négation même de ce qu’il devrait être et de ce qu’il a été » (p. 471).

Dans cette perspective, la création de Contre-Attaque réaffirme l’engagement politique et révolutionnaire de Breton et de ses amis dans un groupe nouveau : l’abandon du PCF ne signifie pas l’isolement dans une tour d’ivoire ! La lutte se poursuit ailleurs.

Fondé en septembre 1935 – le manifeste inaugural date du 7 octobre –, le mouvement Contre-Attaque réunissait les surréalistes et leurs sympathisants, puis ceux qu’on appelait les      « souvariniens », soit les anciens membres du Cercle communiste-démocratique de Souvarine, réunis autour de Bataille, et finalement quelques isolés. Contre-Attaque était divisée en deux circonscriptions géographiques, le groupe Sade, rive droite, et le groupe Marat, rive gauche (le choix des noms, Sade et Marat, est significatif !). Bataille et Breton appartenaient au premier, qui comptait vingt-huit membres. Contre-Attaque en eut, au total, entre cinquante et soixante-dix.

 

Rapprochés par une stratégie politique partagée, Breton et Bataille cosignent plusieurs tracts. Lors des réunions, ils prennent la parole ensemble. Ensemble, ils conçoivent également les Cahiers de Contre-Attaque : des cahiers qui, à l’exception d’une première et unique livraison, ne paraîtront jamais, mais dont le programme est quand même très intéressant, en ce qu’il fait état d’une intention partagée, d’une collaboration étroite.

Parmi les douze cahiers prévus, deux auraient dû être rédigés par André Breton et Georges Bataille : Mort aux esclaves, présenté comme « actuellement sous presse », et L’autorité, les foules et les chefs (ce dernier par Bataille et Breton, avec Bataille en premier nom), qui proposait une référence intéressante à la « psychologie collective »[4].

Pour comprendre le fascisme rampant, l’analyse marxiste ne suffisait plus : il fallait l’intégrer par l’étude des superstructures sociales. Et pour combattre le fascisme, il fallait « une tactique renouvelée », capable d’utiliser l’aspiration fondamentale des hommes à l’exaltation affective et au fanatisme : une tactique empruntant les armes politiques créées par le fascisme, mais à des fins opposées, au profit de la cause des travailleurs[5].

L’histoire de Contre-Attaque est connue : le mouvement aura une courte vie, environ six mois, de septembre 1935 à mars 1936. Il se terminera mal, avec un net contraste entre Breton et les surréalistes d’un côté et Bataille de l’autre, qui va aussitôt fonder Acéphale [6].

Une note, dite « de rupture », que signent Breton et d’autres surréalistes, paraît dans le journal L’Œuvre du 24 mars 1936 :

Les adhérents surréalistes du groupe « Contre-Attaque » enregistrent avec satisfaction la dissolution du dit groupe, au sein duquel s’étaient manifestées des tendances dites « sur-fascistes », dont le caractère purement fasciste s’est montré de plus en plus flagrant. Ils désavouent par avance toute publication qui pourrait être faite encore au nom de « Contre-Attaque » (tel qu’un Cahier de Contre-Attaque n° 1, quand il n’y en aura pas de suivants). Ils saisissent l’occasion de cette mise en garde pour affirmer leur attachement inébranlable aux traditions révolutionnaires du mouvement ouvrier international[7].

En effet, l’accusation de « sur-fascisme », qui n’aurait été que du fascisme tout court, pèsera lourdement sur Bataille jusqu’à des lectures plus récentes[8].

De cette collaboration, brève mais intense, la lecture généralement proposée présente un Breton très influencé par Bataille, tout autant dans le choix des sujets que dans le lexique : comme si Contre-Attaque n’avait appartenu qu’au seul Bataille, dont Breton aurait été un court moment infecté.

Les éditeurs des œuvres complètes de Breton sont très clairs sur les trois interventions inédites à Contre-Attaque. Marguerite Bonnet indique dans la Notice que ses interventions au groupe Contre-Attaque, à la fin de 1935, jusqu’ici totalement inconnues, même sous forme de résumés ou de trace, révèlent qu’il a, durant quelques mois, été influencé de façon indubitable par la pensée de Georges Bataille : ce dernier, plus porté à interroger la structure psychologique du fascisme que ses origines historiques et économiques, proposait alors d’allumer pour le combattre un contre-feu nourri des matériaux hitlériens eux-mêmes – exaltation affective, fanatisme, recours à l’irrationnel –, attitude que Breton a reprise à son compte quelque temps, avant de l’abandonner d’un coup, comme le montre la déclaration surréaliste au journal L’Œuvre du 24 mars 1936, qu’il signe et vraisemblablement inspire[9].

Dans le même volume, Philippe Bernier affirme dans la notule[10] que ces interventions sont « curieuses à plus d’un titre », et qu’« elles ne laissent pas de surprendre ». L’appel à la violence est, dans ces textes, autrement plus marqué que dans les tracts surréalistes, et « elle relève incontestablement d’une contagion des idées et du vocabulaire de Bataille ». Dans ces idées – exaltation affective à provoquer dans les masses, utilisation de l’irrationnel, du fanatisme –, on reconnaît le butin pris à l’ennemi que veut combattre Contre-Attaque, le fascisme : « Ils sont en tout cas d’une nouveauté absolue dans la bouche de Breton », et il n’est pas surprenant de voir ce dernier abandonner d’un coup cette phraséologie dans la déclaration à L’Œuvre.

Michel Surya, à la suite d’Henri Dubief, partage le même avis :

Il ne fait cependant pas de doute que Contre-Attaque appartint à Bataille ; que les idées défendues et le style adopté furent les siens ; qu’en cela, son ascendant politique sur Breton joua pleinement[11].

Si la convergence lexicale et idéologique entre les deux auteurs au cours de cette période est certes réelle, je ne pense pas qu’il soit juste pour autant d’aplatir la position de Breton sur celle de Bataille.

À une lecture attentive, les trois interventions inédites de Breton à Contre-Attaque révèlent une fidélité à lui-même, aux lignes inspiratrices du surréalisme. Surtout, la référence à la Psychologie de masse et analyse du Moi [12] de Freud, certainement inspirée par l’analyse que Bataille en avait faite dans son texte de 1933 sur La structure psychologique du fascisme [13], présente une nuance personnelle, peut-être moins pessimiste, et plus conforme aux thèmes freudiens aimés par le mouvement dans les années 1920. Peut-on parler d’une différente valeur d’usage de Freud ?

Rappelons-nous que les surréalistes, les premiers à propager la psychanalyse en France[14], en avaient mis en valeur certains aspects dès les années 1920 : l’imagination, le rêve, le merveilleux… Il suffit de rappeler le Manifeste de 1924 (O. C., I, 316-317) :

Il faut en rendre grâce aux découvertes de Freud […] L’imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. […] C’est à très juste titre que Freud a fait porter sa critique sur le rêve.

Ou encore, pour la poésie de la folie, qu’on songe à Nadja et à L’Immaculée Conception.

Dans les écrits parus dans Documents [15], Bataille donne de Freud une lecture tout autre. Pour lui    – qui, ayant fait une analyse personnelle, connaissait la pratique analytique –, Freud est le matérialisme[16], la réduction du refoulement et, par là, l’élimination du symbolisme : c’est la volonté de faire la lumière sur l’inconscient, non l’exaltation du mystère [17]! L’inconscient est une obsession irrésistible, c’est l’automutilation, comme dans la folie et dans les pratiques primitives, comme chez Van Gogh[18].

La référence à Freud était donc partagée, mais présentait une valeur d’usage différente ! Tel fut également le cas pour Sade[19].

Même la référence à la psychologie des masses par rapport à la situation politique des années 1930 semblerait avoir, chez les deux auteurs, une valeur d’usage différente.

Dans le premier texte inédit du 11 novembre 1935, Breton, après avoir réaffirmé que l’heure est grave et que la nouvelle situation, suscitant une agitation extrême, doit à tout prix être dominée, prône l’exigence d’une langue nouvelle : un langage à inventer, qui est de nature à prendre aujourd’hui une valeur révolutionnaire par rapport à l’utilisation actuellement fétichiste, parasitaire et équivoque du vocabulaire marxiste. En ce sens, Contre-Attaque ne dédaignera pas d’utiliser, comme les fascistes, l’exaltation émotionnelle et le fanatisme, même si à des fins, sans ambiguïté possible, contraires aux leurs. Et il cite, à titre de curiosité, une lettre reçue l’année précédente, sans pour autant en nommer l’auteur, parce que celui-ci n’est plus un révolutionnaire : en fait, on sait qu’il s’agissait de Jules Monnerot, un militant de gauche, proche des surréalistes à l’époque.

Jules Monnerot affirmait que le surréalisme devrait tenter de réduire le phénomène hitlérien à ses composantes humaines : qu’il devrait, ainsi que le rapporte Breton (II, 591-592),

composer des projets pour une utilisation autre que l’utilisation par les vieilles puissances (féodalité, grande industrie, religion catholique) de ces solides et vivaces composantes. L’explication qu’on peut déduire de Marx, telle qu’elle a par exemple été exposée par Trotsky, n’est nullement fausse, mais ne fait que déblayer le terrain. Elle doit se compléter par exemple par l’étude des « foules naturelles » et des « foules artificielles » qu’on peut lire dans Psychologie collective et analyse du Moi de Freud. Et par d’autres études qu’il nous appartient d’entreprendre, aux termes desquelles il faudrait pouvoir proposer des solutions aussi agréables aux masses et aux individus que l’hitlérisme. […] À la suite de Feuerbach, de Marx et de Freud, non seulement déceler le mécanisme de la mystification mystique, […] mais fournir le plan de dérivations nouvelles, plus favorables à la joie de l’homme.

Monnerot connaissait-il l’analyse de la Psychologie collective de Freud, réalisée par Bataille dans La structure psychologique du fascisme ? C’est probable. Mais certaines références spécifiques     – telles le freudo-marxisme et les études de Tzara et de Dalí, parues dans Minotaure et portant, respectivement, sur les chapeaux de femme et sur le modern style (« les seules études de mœurs actuellement possibles ») – sont résolument surréalistes.

Il est intéressant de noter que Breton, pour comprendre le fascisme (ou, pour mieux le dire, l’hitlérisme : on sait à quel point Dalí, par exemple, était obsédé par le sujet), se réfère à la Psychologie collective de Freud, mais sans citer l’essai de Bataille. Il le connaissait sûrement, dès lors que les contributions de La Critique sociale circulaient parmi les membres de Contre-Attaque ; mais le philtre de la lecture de Monnerot les adaptait à la tradition surréaliste.

Breton revient plus longuement sur Freud lors de sa troisième intervention à Contre-Attaque, celle du 8 décembre 1935, lors d’une réunion consacrée à L’exaltation affective et les mouvements politiques (O.C., II, p. 601-611). Après une courte échappée sur l’actualité la plus décevante, Breton réitère la nécessité d’un groupe politique solide et compact, capable de faire face aux forces de la réaction. Et, fidèle à une idée du socialisme comme un saut, du règne de la nécessité dans le règne de la liberté, il cite Trotsky : la conférence que celui-ci tint à Copenhague en novembre 1932 pour le cinquième anniversaire de la révolution russe, une belle leçon de marxisme vivant, s’achevant sur une référence à Freud :

Par la main géniale de Sigmund Freud, la psychanalyse souleva le couvercle du puits nommé poétiquement « l’âme » de l’homme. Et qu’est-il apparu ? Notre pensée consciente ne constitue qu’une partie dans le travail des obscures forces psychiques. […] Pour que la pensée humaine descende au fond de son propre puits psychique, elle doit éclairer les forces motrices mystérieuses de l’âme et les soumettre à la raison et à la volonté.

Breton reprend ensuite Freud, présenté avec le soutien politique du marxisme vivant de Trotsky : « c’est, en effet, Freud, qui dans le cas présent, pourra le mieux nous aider à répondre aux questions que je posais ».

Quel est le secret d’un lien valable entre les hommes ? Dans Psychologie collective et analyse du Moi, Freud présente deux modèles de foules artificielles permanentes, remarquablement organisées : l’Église et l’armée. Selon Freud, une formation collective se caractérise par l’établissement de nouveaux liens affectifs entre ses membres : ce sont des tendances érotiques, au but certes inhibé, mais qui n’ont rien perdu de leur énergie. L’aspect érotique fait place à ce que Freud appelle « identification » : un phénomène, par lequel le Moi chercherait à se rendre semblable à ce qu’il s’est proposé comme modèle. La foule se caractérise, aux yeux de Freud, comme un assemblage d’individus, ayant réalisé une identification commune, identification fondée sur une communauté affective.

Dans sa lecture d’une identification sur le plan égalitaire, Breton omet de propos délibéré la question du chef ! A Bataille, au contraire, la Psychologie collective de Freud offre précisément la clé pour comprendre la fascination du chef exerçant son pouvoir sur la foule, ainsi que la diabolisation des « intouchables » (l’autre, le différent, le juif) en tant qu’aspects complémentaires du sacré[20].

Pour mieux centrer cette identification sur le plan égalitaire, Breton a recours à Hegel et au thème phénoménologique de la lutte pour la reconnaissance dans la dialectique du maître et de l’esclave. En rapprochant les avis de Freud et de Hegel, Breton peut parler, par référence à Totem et Tabou, d’une « communauté fraternelle » : celle qui s’est établie après l’élimination violente du père de la horde. C’est bien cette foule qui l’intéresse : la foule qui décapite à son heure le rois et les dieux !

À dessein, Breton ne s’attarde pas sur l’analyse de la foule que Freud a proposée dans la Psychologie collective : une foule modelée sur la horde primitive, c’est-à-dire « soumise à la domination absolue d’un mâle puissant » (chef, père primordial, maître). C’est que Breton veut emphatiser une autre idée possible de la foule : la communauté fraternelle du passé mythique, qui est également celle de l’avenir.

Si Gustave Le Bon, cité par Freud, caractérise la foule par « la prédominance de la personnalité inconsciente, l’orientation par voie de suggestion et de contagion des sentiments et des idées dans le même sens, la tendance à transformer immédiatement en actes les idées suggérées »[21], eh bien, dit Breton, nous ne devons pas craindre de regarder en face cette image sombre : le mal est la forme sous laquelle se présente le moteur du développement historique, ainsi que l’enseigne Hegel repris par Engels. Nous devons avoir le courage de vouloir ce mal et de rompre avec la conduite grossièrement humanitaire, qui fait partie de l’héritage chrétien. Le fanatisme auquel Breton en appelle « n’a cependant aucunement dépassé notre pensée »[22] : « Oui, nous avons bien en vue le déchaînement d’une force aveugle », affirme Breton, et tant pis si le niveau intellectuel baisse ! « Nous sommes avec ceux qui tuent [le père], […] nous sommes pour Sade en prison, […] nous sommes pour le vieux manichéisme éternellement jeune qui fleurit comme pour la première fois, à jamais, dans Les Chants de Maldoror ».

La coïncidence du Moi avec l’Idéal du Moi produit toujours un sentiment de triomphe, dit Freud dans la Psychologie collective, tandis que le sentiment de culpabilité (ou d’infériorité) peut être considéré comme l’expression d’un état de tension entre le Moi et l’Idéal. Eh bien – dit Breton –, nous sommes pour le triomphe au sens freudien, nous rejetons les restrictions, auxquelles l’individu devrait se plier. Le masochisme n’est pas notre fort : de notre participation à la formation de la société idéale, nous attendons, non le martyre, mais bien notre satisfaction au sens hégélien.

Ce passage confirme ultérieurement que Breton a lu Freud d’après sa perspective personnelle. Le triomphe dont Freud parle dans la Psychologie collective est une satisfaction de soi, qu’aucune critique ne vient perturber : c’est donc une sensation régressive, née du lien avec le chef, supposé être le modèle idéal ; mais dans la communauté fraternelle, qui s’est débarrassée de son propre chef, cela change du tout au tout.

Le texte de Freud, publié en 1921, mais écrit en même temps qu’au-delà du principe de plaisir en 1919-1920, et contemporain de l’introduction de la notion de pulsion de mort, reflet les considérations amères du père de la psychanalyse au sujet de la guerre, qui venait de s’achever : la masse est une régression vers la horde primitive et archaïque. Bataille, reprenant le pessimisme et la lucidité de Freud, fait référence à la Psychologie collective en tant que clé de la lecture du fascisme. Chez Breton, en revanche, le ton est différent : l’inconscient est aussi et d’abord une potentialité, une incitation à la révolte et au meurtre du Père – en fait, au triomphe.

Le texte de Breton s’achève sur une intéressante allusion au magique : « Contre-Attaque, par le fait même qu’elle a cru devoir, dans les circonstances présentes, proclamer le primat de l’affectif sur le rationnel, s’est placée, bon gré mal gré, dans le cadre magique » (p. 610-611). Et le magique – un mot nettement surréaliste – unit l’action au rêve, la réalité à l’affectivité.

Pour conclure, je voudrais mentionner les propos tenus par Antonin Artaud le 26 février 1936, lors de sa première conférence mexicaine, consacrée à « Surréalisme et révolution »[23]. Ce texte confirme une possible lecture de l’engagement de Breton à Contre-Attaque sur la base d’une tradition essentiellement surréaliste plutôt qu’aplati sur les positions étrangères de Bataille. Pendant les années où Artaud avait activement participé au mouvement, de 1924 à 1926, le surréalisme était :

« violence », « esprit blasphématoire et sacrilège », « révolte morale […] contre toute coercition ». Et d’abord la coercition du Père. Le mouvement surréaliste tout entier a été une profonde, une intérieure insurrection contre toutes les formes du Père. (p. 685)

Et il le demeurait encore.

À titre purement documentaire, Artaud cite le dernier manifeste surréaliste, qui donne la nouvelle orientation politique du mouvement : c’est un manifeste de Contre-Attaque ! Dans le tract de la réunion du 5 janvier 1936 au Grenier des Augustins, portant sur La Patrie et la Famille – Contre l’abandon de la position révolutionnaire – Réunion de protestation, on peut lire :

Un homme qui admet la patrie, un homme qui lutte pour la famille, c’est un homme qui trahit. […] Père, Patrie, Patron, telle est la trilogie qui sert de base à la vieille société patriarcale et aujourd’hui à la chiennerie fasciste. […] Les hommes […] se soulèveront un jour […]. Ils achèveront alors de ruiner la vieille trilogie patriarcale : ils fonderont la société fraternelle de compagnons de travail, la société de la puissance et de la solidarité humaines. (p. 686)

Dans son commentaire, Artaud affirme :

On peut voir par ce manifeste que le Surréalisme maintient contre la dernière orientation stalinienne les objectifs essentiels du marxisme, c’est-à-dire tous les points virulents par où le marxisme touche à l’homme et veut l’atteindre dans ses secrets ; et l’on doit reconnaître à cette violence obstinée la vieille manière surréaliste, qui ne peut vivre qu’exaspérée. (p. 686)

Bien que ce tract ait probablement été écrit par Bataille, Artaud le reconnaît parfaitement aligné sur les positions surréalistes des années 1920 !


[1] G. Bataille, Lettres à Roger Caillois, 4 août 1935-4 février 1959, présentées et annotées par Jean-Pierre Le Bouler, Bédée, Éditions Folle Avoine, 1987, Lettre du 26 septembre 1935, p. 45.

[2] A. Breton, « Position politique du surréalisme », id., Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, 1992, p. 415.

[3] Tract signé par Georges Bataille, Jean Dautry et Pierre Kaan, invitant à assister à la réunion du 15 avril 1935 au Café du Bel-Air.

[4] Cf. Les Cahiers de « Contre-Attaque » – Annonce des publications, in : « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, préface de Michel Surya, Paris, Ypsilon éditeur, 2013, p. 97 : « Sans aucune exception, toute révolution jusqu’ici a été suivie d’une individualisation du pouvoir. […] Toutes les ressources de la psychologie collective la plus moderne doivent être employées à la recherche d’une solution heureuse, écartant les facilités utopiques ».

[5] Cf. Manifeste, 7 octobre 1935, in : « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, cit., p. 87.

[6] Pour l’histoire de Contre-Attaque, cf. Henri Dubief, « Témoignage sur Contre-Attaque (1935-1936) », Texture, 6, 1970, p. 52-60 ; Marina Galletti, Georges Bataille, L’Apprenti sorcier. Textes, lettres et documents (1932-1939), Paris, La Différence, 1999 ; « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, cit., où se trouvent réunis les documents principaux.

[7] Chez les surréalistes – Note, 24 mars 1936, in : « Contre-Attaque ». Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, cit., p  152.

[8] « Sur-fascisme » est une formule trouvée par Jean Dautry pour définir l’orientation du mouvement : elle faisait allusion à l’intention, manifestée par Contre-Attaque, de dépasser et surmonter le fascisme en mettant à contribution l’expérience fasciste elle-même et en détournant les méthodes du fascisme dans une visée révolutionnaire. Sur l’engagement antifasciste de Bataille à l’époque, cf. Marina Galletti, « Réparation à Bataille », in : Ead., Georges Bataille, L’Apprenti sorcier. Textes, lettres et documents (1932-1939), cit.

[9] M. Bonnet, Notice, in : A. Breton, O.C., t. II, cit., p. 1654-1655.

[10] P. Bernier, notule, in : A. Breton, O.C., t. II, cit., p. 1663-1668.

[11] M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992, p. 259-260.

[12] S. Freud, « Psychologie collective et analyse du Moi » (1921), trad. fr. de S. Jankélévitch, in : Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1929.

[13] G. Bataille, « La structure psychologique du fascisme », La Critique sociale, n° 10 et n° 11, novembre 1933 – mars 1934, in : Id, O.C., t. I, Paris, Gallimard, 1970, republiée avec une Postface de M. Surya, Paris, Nouvelles éditions Lignes, 2009.

[14] Cf. P. Scopelliti, L’influence du surréalisme sur la psychanalyse, L’Âge d’Homme, Paris-Lausanne, 20 082.

[15] Documents, (1929-1930), republiés par D. Hollier, Paris, Jean-Michel Place, 1991, 2 vol. Sur Bataille et Documents, je renvoie à mon essai « Bataille e Ejzenštejn. Un incontro sui temi dell’estasi e della crudeltà », in : Georges Bataille. Figure dell’Éros, par F. Bassan et S. Colafranceschi, Milano-Udine, Mimesis, 2016.

[16] Cf. G. Bataille, « Matérialisme » (Documents, n° 3, 1929, « Dictionnaire critique », p. 170) : « Le matérialisme sera regardé comme un idéalisme gâteux dans la mesure où il ne sera pas fondé immédiatement sur les faits psychologiques ou sociaux et non sur des abstractions […] : ainsi c’est à Freud, entre autres […] qu’il faut emprunter une représentation de la matière ».

[17] Cf. Id., « Revue des publications » : Emmanuel Berl, Conformismes freudiens, dans Formes, n° 5, 1930 (Documents, II, n° 5, 1930, p. 310-311).

[18] Cf. Id., « La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh » et la référence au cas clinique de Gaston F., automutilateur (Documents, II, n° 8, 1930, p. 450-460).

[19] Cf. Id., « La valeur d’usage de D.A.F. de Sade », Dossier de la polémique avec André Breton, in : Id., O.C., t. II, Paris, Gallimard, 1970.

[20] Id., La structure psychologique du fascisme, éd. Lignes, cit., p. 22-25. Il serait intéressant de faire une comparaison avec l’essai publié presque simultanément au Danemark, en septembre 1933, par Wilhelm Reich, et portant sur le même sujet : La Psychologie de masse du fascisme. Dans sa Postface à l’essai de Bataille, Michel Surya soutient que les deux textes ont été écrits en toute ignorance l’un de l’autre.

[21] Cf. G. Le Bon, Psychologie des foules, Paris, 1895.

[22] Le fanatisme dont se réclame Breton – mais caractérisant également Contre-Attaque, qu’on surnommait « le mouvement fana » – appartient à la tradition surréaliste : on le retrouve dès la deuxième page du premier Manifeste : « Le seul mot liberté est tout ce qui m’exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain » (O.C., t. I, p. 312).

[23] A. Artaud, « Messages Révolutionnaires », in : Id., Œuvres, éd. établie, présentée et annotée par É. Grossman, Quarto Gallimard, Paris, 2004, p. 685-692.

 

Swinging Belleville rendez-vous

Swinging Belleville rendez-vous

 

Alain DELAUNOIS

Ivan ALECHINE et Pierre ALECHINSKY, Belleville sur un nuage, Yellow Now, collection, Les carnets, 114 p., 14 euros.
ISBN : 9 782 873 404 451

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En photo de couverture, une Pontiac Parisienne quatre portes défraîchie, modèle fin des années 50, exhibe sa carrosserie de paquebot, salement amochée aux ailes avant-arrière. Un immeuble tout aussi décati, les fenêtres murées de béton se maintient comme il peut en arrière-plan. On ne voit pas le mot « Hôtel », mais la suite du lettrage donne son nom : « de l’Avenir ». Visiblement, ça ne lui pas trop réussi. Mais il n’y a pas que ce bâtiment ni la lourde Américaine qui en ont pris un coup. Au milieu des années 60, tout le haut quartier de Belleville, dans le 20e arrondissement de Paris, se trouve entre deux eaux : une longue rénovation urbaine a commencé par la démolition d’îlots abandonnés ou insalubres, mais une grande partie du quartier est toujours constituée d’habitations aux loyers guère coûteux, de cabanons branlants, de petites rues, d’impasses, de cours et courettes, de jardinets imbriqués les uns dans les autres. « Paris était encore provincial, chaleureux et doux », écrit Ivan Alechine qui y a passé son enfance. « Les petits commerces, l’artisanat populaire nous nourrissaient, une certaine idée de l’entraide entre gens d’une même rue subsistait. Il y avait des ponts entre le passé et le présent. Nous avions les pieds dans le XIXe siècle, le nez au vent du XXe. »

Belleville sur un nuage, précieux petit livre d’Ivan Alechine et Pierre Alechinsky publié dans « Les carnets », la tonique collection d’archives photographiques des éditions Yellow Now, se regarde et se lit comme un album d’autrefois. Entre histoires individuelles et saisie socio-géographique d’un quartier aujourd’hui complètement bouleversé, photographies et textes bataillent contre les pertes de mémoires et l’oubli. De 1955 à 1964, date de leur déménagement vers Bougival, le jeune Ivan, ses parents, Pierre et Micky Alechinsky, le plus jeune frère, Nicolas, vont occuper un rez-de chaussée avec vue sur jardin, dans l’une de ces maisons qui constituent la Villa Ottoz, au 43 rue Piat.

Des amis, comme le contrebassiste de jazz Benoit Quersin, puis la romancière Christiane Rochefort, sont installés dans différentes parties de la maison, d’autres sont régulièrement de passage, le trompettiste Chet Baker ou Christian Dotremont. « Un lit de camp restait alors dressé pour lui dans la cuisine », précise Alechinsky. Émotions d’enfance, conversations libres des adultes, vagabondages urbains, atmosphères d’un quartier qu’Alechine n’aurait pu oublier – et dont le cinéma a gardé des traces : Cocteau vient en 1950 y filmer Jean Marais et Maria Casares dans Orphée, Jacques Becker y tourne Casque d’or avec Signoret et Reggiani un an plus tard, et Truffaut plante quelques images de Jules et Jim à la Villa Ortiz en 1961.

Le jeune Ivan n’aborde pas l’adolescence ni l’âge adulte facilement, il l’a notamment évoqué dans un livre précédent, Oldies (Galilée, 2012). Pour le tirer de son ennui, son père l’emmène un jour dans leur ancien quartier de Belleville. Père et fils, chacun un Leica à la main, revisitent les rues. Balade fondatrice, assure l’écrivain et photographe qu’est devenu Ivan Alechine. Il y a donc quelque chose du « roman d’apprentissage » dans cette promenade à Belleville, comme le montrent les images publiées aujourd’hui, côte à côte, d’Alechinsky et d’Alechine. On est en 1966, l’adolescent suit encore son père, écoute ce qui lui est enseigné, mais cadre parfois un peu de travers. Ce premier rouleau de pellicule, toutefois, ne sera pas perdu.

Dans les années qui suivent, Alechine revient seul à Belleville. Il saisit les immeubles de plus en plus fatigués, les maisons lézardées, les devantures volets baissés, puis murées, les lettrages d’enseigne en cours d’effacement progressif : « Bois et Charbons », « Soins de beauté », « Cherie la Semeuse » (pour Boucherie de la Semeuse), « Au Point du jour », « La Treille de Belleville »… Il musarde, retrouve les atmosphères d’autrefois, en découvre d’autres, qui, plus tard, se révèleront réellement à lui. Ainsi, un salon « Coiffure Dames » au n° 24 de la rue Vilin… Banal, rien de particulier. Mais on est en 1969. Cette année-là, Georges Perec a entrepris une exploration systématique du quartier de ses premières années, notamment pour écrire son livre W ou le Souvenir d’enfance. Perec a habité au 24, où sa mère tenait ce salon de coiffure, avant d’être déportée à Auschwitz en 1943.

Les alentours immédiats de la Villa Ottoz, un terrain vague rue de la Montagne – où cohabitent un ancien immeuble de rapport et une tour HLM nouvellement construite –, une passerelle reliant deux rues… Autant de signes qui annoncent les chevauchements d’époque, et les transitions difficiles, pour les commerçants comme pour les habitants du coin. Et pour Alechine, retrouver aujourd’hui ces images imprimées du Belleville d’autrefois, c’est, sans mélancolie noire, guetter à nouveau l’apparition « du nuage blanc sur lequel nous avions vécu. »