Lettre de Benjamin PÉRET à André BRETON

Lettre de Benjamin PÉRET à André BRETON

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André Breton / Benjamin Péret
Correspondance, 1920-1959
Présenté et édité par Gérard Roche
Gallimard, 2017

                   Mexico, 12 janvier 1942

[ …] Je n’ai nullement l’intention de me consacrer à la politique mais celle-ci ne peut pas me laisser indifférent et je ne crois pas qu’elle puisse laisser qui que ce soit d’entre nous indifférent. Il s’agit, à mon avis, de marquer notre position en ce domaine et d’agir sur le plan qui est le nôtre. Je suis persuadé également qu’il va falloir abandonner beaucoup du surréalisme, presque tout sans doute. Ce qui me semble avoir grandi à nos yeux ces dernières années et qui pourrait peut-être constituer un point de départ, c’est le “merveilleux“ sous toutes ses formes. Y a-t-il place pour un merveilleux moderne ? Ceci est très mal dit ; je veux parler d’une forme de merveilleux qui exprime et transfigure notre époque. Quelles nouvelles expériences vois-tu qui pourraient servir de point de départ ? Je crois aussi que si nous réussissons à mettre sur pied quelque chose de nouveau, il nous faudra abandonner le mot surréalisme pour couper avec le passé et semer la bande de souffleurs essoufflés qui s’attachera au surréalisme dépassé.

[…]

(Lettre extraite de la Correspondance Breton / Péret 1920-1959, présentée et éditée par Gérard Roche, Gallimard, 2017) lue à la suite de l’intervention d’Andrea Gremels.

Lettres à Simone Kahn, André Breton

André Breton, Lettres à Simone Kahn, 1920-1960, présentées et éditées par Jean-Michel Goutier, Gallimard, 2016.

Extrait de l’introduction

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[…] Pendant les huit années de vie commune, Simone et André tentèrent de maintenir une franchise totale dans leurs échanges. Cependant les aléas de leur vie éprise d’indépendance et leurs pulsions amoureuses non réprimées eurent raison de la volonté de transparence absolue des comportements hors-norme, revendiquée dans le couple, ce qui relève d’une gageure admirable et ambitieuse. La liberté que chacun laissait à l’autre de faire face à ses pulsions et de mener à leurs termes ses expériences, à condition de ne rien dissimuler, était la règle admise comme s’il s’agissait d’un pacte scellé tacitement entre eux. Les absences prolongées, chaque année, de Simone, pour rejoindre sa cousine Denise Lévy à Sarreguemines ou à Strasbourg ou pour passer des vacances avec des amis loin de Breton, et, surtout, sa liaison non avouée avec Max Morice furent douloureusement vécues par André. De même, la violente passion du poète pour Suzanne Musard, expérience destructrice menée aux confins des extrêmes, parfaite incarnation du « Lâchez tout » et, à un degré moindre, la parenthèse tragique liée à la rencontre de Nadja ; ces tentatives de dépassement ascendant des limites des rapports humains étaient certainement peu faciles à accepter par une femme, plutôt large d’esprit pour l’époque et le milieu dont elle était issue. En l’absence des lettres de Simone, dans les archives de l’atelier de la rue Fontaine, cette correspondance pourrait s’apparenter à un Journal si ce n’était faire fi des réactions ultra- sensibles ou violentes de Breton aux missives de son épouse au cœur de la tourmente passionnelle et qui leur donnent toute leur démesure ! « Il s’agit n’est-ce pas de la passion. Le mot amour ne servirait ici de rien. Je ne veux pas me prêter à ces distinctions ridicules : l’amour-passion, l’amour tendresse, l’amour pour l’amour, l’amour d’un être, l’amour de l’amour comme dit l’autre : la barbe. » (Lettre du 8 octobre 1928.)

Élue par Breton comme confidente particulière et permanente à laquelle il relate toutes les variations de ses pensées intimes ainsi que l’évolution des sentiments qui la concernent, au premier chef, mais également les découvertes ou les déconvenues issues de ses lectures, ses contacts avec les peintres qui marqueront le vingtième siècle de leur empreinte, les rencontres de nouveaux inventeurs de la modernité, sans oublier la vie mouvementée du Groupe surréaliste, quelle responsabilité implicite pour une jeune femme comme Simone ! Pendant le temps, qui va de la rencontre au Jardin du Luxembourg, en 1920, jusqu’au terme d’un amour, que conclut la lettre du 15 novembre 1928, se dessine une trajectoire de « liberté libre » incomparable. Ce témoignage sur les premières années décisives du Mouvement surréaliste sera suivi d’autres correspondances beaucoup plus maîtrisées dont aucune d’elles n’atteindra le degré d’abandon que s’autorise Breton dans ces pages et où apparaît la fragilité d’un personnage que sa légende a tendance à figer dans une dignité granitique.

Les moments forts de cette période du surréalisme naissant sont connus par les récits qu’en ont tirés les amis de Breton et les témoins qui ont vécu les événements relatés ainsi que par les historiens du surréalisme, mais la réalité des faits prend sa véritable dimension quand elle émane du principal protagoniste de cette trajectoire intellectuelle ; le même écart qui sépare, par exemple, l’Histoire du Surréalisme de Maurice Nadeau des Entretiens d’André Breton. Il appert de ce constat que le portrait de Breton véhiculé par l’Histoire littéraire en pontife intolérant, gouvernant par ukases et confortant son pouvoir par la pratique des exclusions relève de la caricature, mais demeure néanmoins inscrit en filigrane dans la mémoire collective. Tout autre apparaît l’homme qui a écrit ces lettres et que je retrouve dans des confidences laissées par des amis du poète. Je pense particulièrement à deux témoignages parfaitement révélateurs de la capacité et de l’intensité de l’écoute, aptitude exceptionnelle, que réservait Breton à ses visiteurs. D’une part, celui de Matta qui relate le souvenir du 31 décembre 1937, passé rue Fontaine, en petit comité, une soirée et une partie de la nuit, loin de l’agitation extérieure d’un jour de fête, à donner pleine liberté à la parole :

« Je me surpris à dire des choses dont je n’avais jamais parlé, comme si un attroupement se pressait en moi pour se manifester […] Je crois que cette qualité de révéler l’homme tragique et son pouvoir en chacun de nous, ce déclenchement de liberté de soi, c’était le génie d’André Breton. Ce déclenchement de liberté et d’amour en nous, c’est le surréalisme.[1] »

D’autre part, celui de Charles Duits qui évoque sa première rencontre avec Breton à New York en 1942 :

« Il semblait que l’acte de voir fût son acte premier et essentiel. Tout se passait comme si son essence eût été un regard qui ne cillait point, éternel, qui venait des lieux extrêmes, et se colorait légèrement de bleu en traversant la cornée.

Il avait à cette époque quarante-cinq ans, mais il paraissait beaucoup plus âgé, humainement parlant, car il était également sans âge, comme un arbre ou un rocher. Il paraissait las, amer, seul, terriblement seul, supportant la solitude avec une patience de bête, silencieux, pris dans le silence comme dans une lave qui achevait de se durcir

Ce fut d’abord cette immobilité des profondeurs que ne dissimulait pas l’agitation superficielle des paroles qui me toucha.[2] »

Certes ces deux témoignages d’« aficionados » sont parmi ceux que je n’ai jamais oubliés, au point de les visualiser comme si j’étais présent à ces entretiens, sans doute parce que les deux auteurs me les ont répétés à maintes reprises, surtout Matta qui était un prodigieux conteur. Je pense que tous ceux qui ont eu la chance d’approcher Breton conservent précieusement le souvenir d’un moment particulier vécu en sa compagnie. Changer le monde et transformer la vie participe aussi de la réunion de toutes les manifestations de l’individualisme libertaire de chacun qui, braise après braise, peuvent provoquer de beaux incendies « Anarchie ! ô porteuse de flambeaux ! » [3]

[…]


[1] Germana Ferrari, Matta entretiens morphologiques, Notebook n° I, 1936-1944, Édition Sistan, London, 1987.

[2] Charles Duits, André Breton a-t-il dit passe, Paris, Les Lettres nouvelles, 1969.

[3]  Laurent Tailhade, « Ballade Solness », Poèmes élégiaques, Paris, Mercure de France, 1907.


Sur papier à en-tête de La Révolution Surréaliste : Lettres à Simone Kahn : d’A. Breton à S. Kahn du 26 janvier 1925.

 

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Le 26 janvier 1925

Ma petite Simone n’est pas trop à plaindre à ce que je vois. Je suis tout heureux de ta lettre qui se faisait attendre et que je n’ai reçue que ce soir. La description de Megève est assez sinistre : c’est moi qui me serais laissé démoraliser ! Ne regrettes-tu pas un peu d’être partie, je le crains bien un peu, à cause du caractère obligatoire de ce départ mais l’humeur de mon chéri, qui ne connaît pas cette humeur ignore comment peut s’allier à la compréhension parfaite de la vie la plus étonnante légèreté de cœur. Devant elle je me fais l’effet d’un ours blanc devant la plus fine aiguille d’un glacier.

Je suis seul ce soir : Aragon a bu trop de champagne à midi, la famille Éluard fait la queue au concert Mayol ou ailleurs. Hier soir, de 8 h 1/2 à minuit, j’étais en compagnie d’Artaud, de Tual, de Péret et d’Aragon dans un nouveau café des boulevards. Tual était merveilleux ; ses discours, dépourvus de lyrisme conventionnel, ont suffi à m’occuper tout ce temps. Il est difficile d’en donner idée ; il ne semble pas qu’aucun sujet lui soit interdit et chaque sujet l’inspire d’une façon brillante et toute naturelle. Aucune déclamation, aucun apprêt, aucune longueur, pas la moindre envie apparente de se rendre plus intéressant qu’il n’est. C’est un grand plaisir de l’écouter seulement et il n’a pas l’air de beaucoup s’en douter.

Jusqu’ici l’activité d’Artaud a fait merveille : il propose et il dispose avec tout le tact et l’intelligence possibles. Par ses soins la Centrale est désormais « un lieu clos, dont il faut que le monde sache seulement qu’il existe ». Un comité composé d’Aragon, d’Artaud, de Leiris, de Naville et de moi décide en grande partie de ce qui doit se passer. Artaud a résolu tout d’abord de donner à notre activité intérieure ces deux buts : 1° la fixation au fur et à mesure qu’elles sont émises, fixation par écrit et défense, de toutes les idées surréalistes viables. 2° la constitution d’un dossier très important de notes relatives à tous les ouvrages ayant paru jusqu’à ce jour et dans la composition desquels il entre trace de merveilleux (type : ma note sur Le Moine dans le manifeste).  Ce travail pourra donner lieu plus tard à la publication d’un glossaire complet du merveilleux. — À notre activité extérieure, Artaud demande encore mieux : que nous rédigions des adresses au Pape, au Dalaï-Lama du Tibet, aux recteurs de toutes les universités d’Europe et d’Asie, et parmi ces derniers particulièrement aux recteurs des universités d’Égypte, « actuellement emmerdés par les Anglais », aux directeurs de tous les asiles d’aliénés du département de la Seine, à l’archevêque de Paris, aux directeurs de grandes revues tels que Massis, Doumic, Rivière, etc., pour inviter ceux-ci à se prononcer nettement sur notre action internationale, aux critiques littéraires, picturaux, philosophiques, théologiques, pour leur signifier que nous ne les tiendrons au courant de cette action que dans la mesure où ils se seront prononcés en faveur du merveilleux, et au cas où ils y seraient hostiles, les invitant « à rentrer dans leur trou », etc.

Dès aujourd’hui nous avons adressé le télégramme suivant :

« Daladier Société des Nations Genève

La Révolution surréaliste émue votre odieuse activité Conférence Opium vous rappelle à l’ordre de l’Esprit.

Pour la Centrale surréaliste :

Aragon Artaud Breton Naville. »

et nous allons en faire tenir la copie à Herriot.

[…]

 

La Correspondance d’André Breton par Jean-Michel Goutier

La Correspondance d’André Breton
par Jean-Michel Goutier

Textes lus par J.-M. Goutier lors de la journée d’étude  à la Halle Saint-Pierre du
Samedi 8 juin 2019 : la correspondance d’André Breton,

Sources :
Lettres à Aube : (Extrait revu et corrigé d’un Entretien avec Nathalie Jungerman pour la Revue littéraire de la Fondation La Poste, publié en décembre 2009). + le poème “Écoute au coquillage”.

Lettres à Simone Kahn : Extrait de mon Introduction + une lettre d’A. Breton à S. Kahn du 26 janvier 1925.

Et, à toutes fins utiles, la lettre de  B. Péret à Breton, du 12 janvier 1942, extraite du volume de la Correspondance Breton/Péret 192O-1959, présentée et éditée par Gérard Roche que je tenais absolument à lire ce soir-là et dont j’ai trouvé la parfaite opportunité avec la communication d’Andréa Gremels, lors de la table ronde…

J.-M. Goutier

Lettres à Aube par J.-M. Goutier suivi d’Écoute au Coquillage

André Breton, Lettres à Aube,
présentées et éditées par Jean-Michel Goutier, Gallimard, 2009.

Lettres à Aube : (Extrait revu et corrigé d’un Entretien avec Nathalie Jungerman pour la Revue littéraire de la Fondation La Poste, publié en décembre 2009).

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André Breton stipule dans son testament que sa correspondance ne doit être publiée « au plus tôt » que cinquante ans après son décès. Toute liberté est laissée, en revanche, pour les lettres adressées à sa fille et à son épouse Elisa. Aube a attendu plus de quarante ans avant de prendre la décision de faire éditer les lettres la concernant. Échelonnées sur vingt-huit années, l’intérêt primordial de celles-ci est de nous révéler, en s’aventurant dans une intimité capable d’infiniment de tendresse, un Breton toujours égal à lui-même.

On peut même ajouter qu’ému par la naissance de son enfant, au point de tomber malade et rester alité, Breton écrivait deux lettres par jour à Jacqueline [Lamba], toujours retenue à la clinique, dans lesquelles il évoquait  la petite Aube qui n’avait que quelques jours…

C’est le moment opportun de rappeler que Breton était opposé à la procréation dans la mesure où elle induisait une structure familiale bourgeoise qui, en effet, était haïe par les surréalistes. Succéder ou reprendre l’entreprise paternelle était bien sûr exclu de la trajectoire individuelle de tout surréaliste. La plus violente des déclarations de Breton concernant la procréation, publiée dans la Révolution Surréaliste, provenait d’une fameuse enquête sur la sexualité qui s’est poursuivie de janvier 1928 à août 1932. Breton avait conservé un dossier qui contenait la totalité des documents manuscrits concernant les douze séances de l’enquête qui ont été publiées chez Gallimard, dans une collection intitulée « Archives du Surréalisme ». C’est au cours de cette enquête que des amis demandent à Breton ce qu’il pense de la procréation. Il répond qu’il y est hostile, sauf en cas d’amour absolu, d’une grande rencontre, comme il en existe peu. L’avis de la femme est alors primordial et si, en effet, donner naissance à la vie fait l’objet d’une décision commune, dans ce cas, Breton admet bien vouloir reconsidérer sa position. Et c’est exactement ce qui s’est produit. D’une part, il écrit à Jacqueline en 1935 : « J’ai, moi, le sentiment que de ma propre initiative cette offre, je n’ai pas le droit de la refuser t’aimant comme je t’aime. » D’autre part, pour sa fille alors âgée de huit mois, il rédige une lettre destinée, en fait, à la jeune fille qui aura seize ans au “beau printemps” de 1952. Il s’agit de “la lettre à Écusette de Noireuil” qui clôt L’amour fou et dans laquelle le père dit à sa fille : « Vous saurez alors que tout hasard a été rigoureusement exclu de votre venue, que celle-ci s’est produite à l’heure même où elle devait se produire, ni plus tôt ni plus tard et qu’aucune ombre ne vous attendait au-dessus de votre berceau d’osier». Breton affirme son choix qui est aussi un pari sur l’avenir.

« Rappelle-toi qu’un des plus grands principes philosophiques, auquel aussi bien les surréalistes que les marxistes, par exemple, ont adhéré c’est que la liberté est la nécessité réalisée. Il est bien vrai, crois-moi, que toute autre « liberté » est illusoire. Réfléchis-y longuement… », écrit Breton à Aube dans une lettre de 1956…

Aube a vingt et un ans lorsque Breton lui écrit cette lettre. Cette correspondance n’est nullement un recueil pédagogique et Breton n’aborde jamais la morale, qu’il abandonne aux grands moralistes du XVIIe siècle qu’il admirait d’ailleurs beaucoup. Cependant, c’est à cette période où sa fille a des difficultés scolaires et qui est aussi celle où le choix d’une carrière se décide, que le poète lui cite cette belle sentence de Hegel sans vouloir, aucunement, limiter les pouvoirs de la révolte. Sur le plan de la liberté, Breton n’est pas dans l’utopie ; il précise que la première conquête est la liberté définie comme la « nécessité réalisée ». La liberté est la connaissance de la nécessité, ainsi que le prétendaient  les penseurs révolutionnaires  du XIXe siècle. Si cette base est installée, c’est déjà une ouverture, une possibilité de vie formidable, car tout peut prendre forme par la suite. C’est un aspect de la liberté choisi comme angle d’attaque pour affirmer ses positions.

Qui dit liberté, dit aussi refus des prix littéraires, des compromissions… Deux ans plus tôt, Breton a exclu Max Ernst du mouvement surréaliste pour avoir reçu le prix de la Biennale de Venise…

On a souvent évoqué les exclusions prononcées contre certains membres du groupe surréaliste qui s’écartaient des exigences adoptées comme ligne de conduite. Ça fait partie des thèmes récurrents. Il faut rappeler que depuis les débuts du Mouvement, il y avait un pacte entre les surréalistes, un engagement commun. Une des plus grandes déceptions de Breton – je le sais très bien parce qu’il nous en a souvent parlé à la fin de sa vie – est qu’il ne comprenait pas comment, par exemple, Aragon, qui fut son meilleur ami, avait trahi scandaleusement toutes les positions de sa jeunesse en s’engageant aveuglément  dans le stalinisme. Toutes les ruptures étaient pour lui douloureuses et pas seulement dans l’instant. Certaines le hantèrent longtemps. Il disait qu’il rêvait souvent des amis dont il avait dû se séparer, mais il ne pouvait accepter leurs trahisons. Ces exclusions n’étaient pas toujours brutales et pour certaines, Breton avait fait plus tard amende honorable (Artaud, Desnos ou Matta par exemple). Quant à Dalí, il s’est fait exclure du groupe car ses positions politiques étaient intolérables. Il admirait Hitler auquel il envoyait des lettres et, profasciste, il a aussi soutenu Franco ; ces faits et gestes, faut-il le préciser, ne relevaient en rien de la pure provocation. Quand des républicains étaient condamnés à mort, il déclarait qu’on aurait pu en fusiller davantage. Créateur éblouissant Dalí, pour moi, est plus grand poète que peintre, je songe en particulier à ses poèmes érotiques. Il y a eu une séance mémorable rue Fontaine où Dalí, qui s’attendait à ce qu’on prenne des mesures contre lui, s’est présenté à genoux, un thermomètre dans la bouche. Avec un tel numéro, tout le monde a éclaté de rire et l’exclusion n’a pu se faire ce jour-là. Mais le lendemain, Dalí a recommencé ses actes contre-révolutionnaires et la rupture a eu lieu. En réalité la plupart des exclusions provenaient du comportement des personnes qui rompaient d’elles-mêmes le pacte.

Pour en revenir aux lettres adressées à sa fille il faut parler de l’inquiétude récurrente qui assaille Breton  devant les médiocres résultats scolaires de celle-ci,  en ne tenant pas compte, c’est ce qu’Aube a tenu à me préciser, que son père oubliait que les trois langues qu’elle pratiquait dès l’âge de neuf ans : le français, l’anglais et l’espagnol pouvaient poser quelques problèmes. Elle a vécu près de deux ans au Mexique où elle traduisait les échanges entre sa mère et Frida Kalho. Elle naviguait d’une langue à l’autre, ce qui explique, en grande partie, les fautes de grammaire et d’orthographe que son père lui signale dans ses lettres. Il faut dire aussi que l’instabilité matérielle dans laquelle Breton se trouvait accentuait cette inquiétude.

En effet, ses recueils de poésie étaient imprimés à moins de trois cents exemplaires et ne se vendaient pas ; c’est le sort de la poésie depuis toujours. Les droits d’auteur étaient donc ridicules. Breton a toujours vécu chichement, heureusement il a bénéficié du soutien de ses amis. Il faut dire aussi que la peinture surréaliste ne valait pas grand-chose sur le marché de l’art dans les années cinquante et qu’en plus, lorsqu’il tentait de se séparer d’un tableau de Max Ernst ou de Miró, il le dit parfois à sa fille, il ressentait un véritable déchirement. Avant de partir en vacances, il essayait de vendre une peinture en fonction de la somme dont il avait besoin pour l’été, mais la plupart du temps, il se faisait abuser par le marchand.

Quand il est revenu des États-Unis, et malgré sa célébrité, Breton n’avait même pas assez d’argent pour payer un voyage en train jusqu’à Antibes où Elisa et lui étaient invités chez une amie. Jean Paulhan a imaginé la création d’une collection qu’aurait dirigée Breton, afin de justifier l’avance qu’il lui avait faite afin de l’aider. Jusqu’au bout, Breton a eu des difficultés financières. Dans une lettre, il dit qu’il va même emprunter de l’argent à Benjamin Péret, ce merveilleux poète surréaliste ; mais Péret n’avait, non seulement jamais un sou mais, qui plus est, il perdait régulièrement son logement ! André Thirion avait intrigué auprès de la ville de Paris pour qu’on donne un prix à André Breton qui l’a refusé. Il a toujours rejeté les honneurs. Les accepter, c’était le début de la compromission.

Mais cette situation n’a nullement empêché Breton de se passionner pour les objets qui ont constitué une collection devenue, aujourd’hui, célèbre. Il s’est intéressé à l’« art brut » par exemple, bien avant tout le monde, et il a participé à la fondation, avec Dubuffet, de la Compagnie de l’art brut. Il allait souvent aux Puces de Saint Ouen. Les dernières années de sa vie, il s’est aperçu, en chinant, que de nombreux objets qu’il avait achetés autrefois étaient devenus très recherchés et très chers. Il s’est demandé alors, quels étaient ceux de ces objets que les autres n’avaient pas encore “découverts” et qu’il pouvait acheter à un prix abordable. C’est à ce moment-là qu’il s’est mis à collectionner des bénitiers pour la qualité de ces anciennes faïences. Il s’est passionné pour moules à gaufres et à hosties, objets totalement négligés, dont certains datent du XIIIe siècle et possèdent des légendes alchimiques, des dessins ou des armoiries.

Quant à l’écriture des lettres de Breton dans sa correspondance… Il y a des merveilles que nous découvrons aujourd’hui et toujours une hauteur de ton incomparable. Par exemple, il écrit à sa fille le 27 décembre 1948, au moment des vœux : « Que l’année 1949 t’ouvre des portes enchantées et que par l’une de ces portes, il me soit donné de te voir entrer pour te retrouver près de moi. Je te serre de tout le lierre du monde ». On est d’emblée dans la poésie. La première lettre de ce recueil, accompagnée de collages et de dessins, est superbe. On ne s’étonne pas  qu’Aube soit devenue une collagiste passionnée. Certaines de ses enveloppes enluminées ont d’ailleurs été présentées au Musée de La Poste, en 2005, dans une grande exposition intitulée « Quand l’art devient postal ». José Pierre écrivait à son sujet : « La modestie d’Aube Elléouët devrait-elle en souffrir, il me plaît à dire que c’est à cette famille d’émerveillés-émerveillants qu’elle appartient et à nulle autre. »

L’imbrication de la vie et de l’œuvre est constante dans ces lettres. Breton y parle de sa vie privée, du surréalisme, des activités collectives telles que la mise en pratique d’un nouveau jeu comme celui de « L’un dans l’autre » qu’il a inventé, de la préparation d’une nouvelle revue ou d’une exposition, de la publication d’un almanach d’art brut, de la chasse aux papillons, de l’achat d’un objet précolombien… Il fait part à Aube de ses occupations, de ses lectures, de ses prises de position…

Jusqu’aux derniers jours de sa vie, Breton a respecté les options prises dans sa jeunesse. Le fameux Manifeste des 121, sous-titré « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie » est à l’origine, ce que beaucoup ignorent, une initiative des surréalistes. Jean Schuster et Dionys Mascolo, ont rédigé les premières versions revues par Breton et Gérard Legrand qui ont apporté quelques corrections, ce fut ensuite Maurice Blanchot qui paracheva l’ensemble du texte. Pour plus d’efficacité, le Manifeste a été présenté à Sartre, qui l’a cautionné et s’est porté garant ce qui a pu laisser croire que c’était lui qui en était l’auteur. Parce qu’ils avaient beaucoup de difficultés avec la Gauche manipulée par les staliniens qui se méfiaient d’eux depuis la condamnation des Procès de Moscou par Breton, les surréalistes se sont mis un peu en retrait. À l’époque, cette publication a eu l’effet d’une bombe. Plusieurs personnes dont des peintres et des acteurs ont été poursuivies ainsi que le surréaliste Jehan Mayoux, enseignant, qui fut mis à pied.

Ces prises de position et ce combat pour la liberté sont déjà très présents dans les premières lettres que Breton adresse à Aube même s’il en parle plus librement à l’approche de ses vingt ans.

C’est dans une lettre de 1952, qu’il lui relate un incident plutôt cocasse, mais qui aurait pu très mal tourner. Avec le peintre surréaliste Adrien Dax et sa femme Simone qui étaient venus le voir à Saint-Cirq-la-Popie, l’un des plus beaux sites de la vallée du Lot, ils sont allés visiter la grotte de Cabrerets, non loin de là. Breton, qui se méfiait de l’exploitation des lieux touristiques, souvent gérés par des curés, qu’il n’appréciait guère, doutait de l’authenticité de certains dessins prétendument préhistoriques. Il a constaté en portant le doigt sur une des lignes tracées sur la paroi qu’elle avait tendance à s’effacer. Le guide, un authentique député M.R.P, furieux, a frappé la main de Breton avec un bâton, et ce dernier a riposté à coups de poing. L’abbé Breuil avait dit, à l’époque, dans Le Figaro : « Si des vauriens comme Monsieur André Breton se mettent à détruire le patrimoine national !… » Il y a eu ensuite des expertises qui n’ont pas abouti et un procès dont on a beaucoup parlé dans la presse. Breton a été condamné à verser une grosse somme d’argent, mais il y a eu fort heureusement une amnistie. Malraux avait été sensible à cette affaire, par définition, car bien des années auparavant, quand il avait eu des démêlés en Indochine, Breton avait pris sa défense. La manière dont Breton raconte cet épisode à Aube est effectivement assez drôle. Il y avait cette capacité d’exaltation chez l’auteur des Manifestes qui était admirable, et qu’on lui a souvent reprochée. Pour moi, elle était liée à la fureur poétique. L’exaltation de la poésie peut, en effet, déboucher sur de beaux orages.

Le groupe surréaliste était un égrégore, pour employer un vieux mot d’alchimiste, une réunion de différents esprits qui font œuvre ensemble. Et cet égrégore pratiquait la mise en commun de la pensée, cette source inépuisable de création.

Quand toute la correspondance de Breton sera accessible, ce sera fantastique de pouvoir y rencontrer Apollinaire, Picasso… Il a échangé des lettres avec Valéry, Saint-John Perse et bien d’autres comme Lévi-Strauss avec lequel il allait à ce que l’on pourrait appeler le marché aux Puces de New York, pour tenter de trouver des objets amérindiens. Le grand ethnologue demandait à Breton, « André, d’après vous, est-ce que ces objets sont authentiques ? » Breton répondait « oui » pour certains, et « n’y touchez pas » pour d’autres. L’œil du poète voit toujours plus loin.

C’est grâce à l’insistance d’Aube auprès de l’éditeur qu’on a pu obtenir des reproductions de cartes postales en couleurs et des reproductions de dessins et de collages de Breton dans la très stricte Collection « Blanche » de Gallimard. Cette correspondance est placée sous le signe du merveilleux. Breton a écrit dans le premier Manifeste du Surréalisme : « Tranchons-en : le merveilleux est toujours beau, n’importe quel merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau. »

Jean-Michel Goutier


André Breton Lettres à Aube, Gallimard 2009 (p. 24-26).

ÉCOUTE AU COQUILLAGE

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Je n’avais pas commencé à te voir tu étais AUBE

Rien n’était dévoilé

Toutes les barques se berçaient sur le rivage

Dénouant les faveurs (tu sais) de ces boîtes de dragées

Roses et blanches entre lesquelles ambule une navette d’argent

Et moi je t’ai nommée Aube en tremblant

J’aurais voulu te rapporter la fleur tropicale

Qui s’ouvre à minuit

Un seul cristal de neige qui déborderait la coupe de tes deux mains

On l’appelle à la Martinique la fleur du bal

Elle et toi vous vous partagez le mystère de l’existence

Le premier grain de rosée devançant de loin tous les autres follement

irisé contenant tout

Je vois ce qui m’est caché à tout jamais

Quand tu dors dans la clairière de ton bras sous les papillons de tes

cheveux

Et quand tu renais du phénix de ta source

Dans la menthe de la mémoire

De la moire énigmatique de la ressemblance dans un miroir sans fond

Tirant l’épingle de ce qu’on ne verra qu’une fois

Dans mon cœur toutes les ailes du milkweed

Frêtent ce que tu me dis

Tu portes une robe d’été que tu ne te connais

Presque immatérielle elle est constellée en tous sens d’aimants en fer à

cheval d’un beau rouge minium à pieds bleus

André Breton

(sur mer entre La Havane et [La] Nouvelle-Orléans, 17 mars 1946)

 

POUR UNE CORRESPONDANCE GÉNÉRALE d’ANDRÉ BRETON

Pour une correspondance générale d’André Breton 

 

Henri Béhar

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Pour établir l’histoire des avant-gardes européennes, le chercheur (ou même l’amateur) a la chance de pouvoir accéder, en France, à deux ensembles documentaires de première grandeur. Ils se trouvent tous deux conservés à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet (ci-après, en abrégé : BLJD), 8 Place du Panthéon, à Paris [http://bljd.sorbonne.fr/].

Par ordre d’entrée en scène, le premier est le fonds Tristan Tzara, constitué peu après la mort du poète, le 24 décembre 1963, à partir des documents acquis dès 1922 par le couturier-mécène. Il contient notamment « les lettres ou billets adressés à Tzara par près de 700 correspondants au cours des 50 ans de son activité créatrice. La correspondance se compose de lettres des protagonistes de la première génération de l’Esprit nouveau, Apollinaire, Braque, Delaunay, Gris, Max Jacob, Matisse, Reverdy, comme de la génération surréaliste : Aragon, Breton, Char, Crevel, Desnos, Eluard, Picabia, Ponge, Ribemont-Dessaignes, Soupault, ou des lettres d’artistes : Arp, Max Ernst, Giacometti, Klee, Schwitters, Tanguy », nous informe la notice du catalogue.

Je précise, à mon tour, que ladite « génération surréaliste » est aussi et avant tout la « génération Dada », si l’on tient à parler en termes socio-historiques. Fait remarquable : les correspondants de Tzara résident dans tous les points de l’Europe et des États-Unis ; ils lui écrivent souvent dans leur propre langue, en français, en allemand et en anglais, mais aussi dans les langues de l’Europe centrale, si bien que l’on a pu constituer et publier des ensembles roumains[1], hongrois[2], etc. Plus ou moins prolixes, ces correspondants lui ont adressé environ 20 000 lettres ou billets, tandis qu’on ne peut lire que 24 lettres de Tzara lui-même (le lecteur curieux pourra faire la somme exacte de ces missives en consultant le catalogue de la correspondance classée dans l’ordre alphabétique des scripteurs).

Le deuxième ensemble a été constitué par André Breton lui-même, dès qu’il est entré en relation avec Jacques Doucet. Il s’est enrichi à plusieurs reprises, particulièrement en 2003, lors de la vente de l’Atelier André Breton, et par les versements constitués par Jacqueline Lamba, Elisa Breton, Aube Elléouet-Breton. André Breton a lui-même conservé jusqu’à la fin de sa vie les lettres et billets que lui adressèrent 320 correspondants.

Son testament précisait qu’il faisait don de cet ensemble à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet (BLJD), charge à elle de la conserver selon ses bons principes. Pour des raisons sur lesquelles il n’est pas nécessaire de s’étendre ici (elles sont explicitées dans ma biographie, André Breton, le Grand Indésirable), il stipulait qu’un délai de cinquante ans devait séparer son décès de leur publication. Mais il n’était pas interdit d’en prendre connaissance. De toute façon, la question ne se pose plus aujourd’hui : tout le monde peut lire ce courrier, en publier des extraits ou même la totalité, pour peu qu’on observe les règles relatives au droit d’auteur.

Car le fait remarquable est que le destinataire de ces deux ou trois mille lettres n’a pas conservé copie de ses propres missives, à quelques exceptions près.

Il y a beau temps que j‘ai souhaité une publication de la correspondance générale de ces deux poètes. La tâche est considérable. Elle suppose la constitution, pour l’un comme pour l’autre, d’une équipe suffisamment spécialisée pour la traiter convenablement, avec, au préalable, l’engagement d’un éditeur responsable. L’adjectif « générale » a un sens bien précis dans notre domaine. Il s’agit de rassembler non seulement toutes les lettres reçues par l’auteur, mais aussi toutes celles qu’il a fait parvenir à tous ses correspondants et qui, nous l’avons vu, ne se trouvent pas spécialement au fonds Doucet. La tâche est (relativement) facilitée dans le premier cas, puisque Breton, comme Tzara, a conservé, sa vie durant, le courrier qu’on lui faisait parvenir.

S’il est à peu près certain que leurs correspondants ont, pour la plupart, conservé leurs missives, conscients qu’ils étaient de leur valeur informative, sinon vénale, il n’est pas facile de les retrouver, ou de pister leurs ayants-droit, ni même de mettre la main sur des lettres mal conservées, enfouies dans des coffres dont la ferrure est depuis longtemps rouillée. Sans parler des scrupules de ces détenteurs qui ont l’impression de fouler un interdit d’ordre religieux s’ils livrent au public les éléments d’une vie qu’eux-mêmes s’étaient interdit de fouiller. Cependant, j’y insiste, il est indispensable de rassembler et de publier des correspondances croisées. J’ai eu le bonheur de publier les lettres échangées entre Saint John Perse et André Breton (Europe, n° 799-800, 1995). Chacun peut en faire l’expérience et vérifier sur pièces que la seule correspondance de l’un ou de l’autre n’a pas de sens, ou, disons pour ne vexer personne, qu’elle n’a pas le même sens !

La correspondance adressée à Tristan Tzara, que j’ai parcourue globalement afin d’établir ses Œuvres complètes (Flammarion, 6 volumes) n’a jamais fait l’objet d’aucune interdiction. J’ai dit à plusieurs reprises, l’intérêt considérable qu’elle pouvait présenter aux yeux du public avide d’informations sur la jeune école poétique roumaine, Dada, le surréalisme et, pour tout dire, les avant-gardes européennes entre 1915 et 1963. Sans se cacher la difficulté que représente la recherche des lettres originales du destinataire, il me semblait assez facile d’entreprendre cette correspondance générale, dans l’ordre du classement alphabétique adopté par la BLJD, le classement chronologique en découlant naturellement.

J’ai suivi plusieurs débuts prometteurs, qui s’arrêtèrent au premier obstacle survenu. Croyez bien que je n’y porte aucune ironie, tant ce genre de travail éditorial est ingrat. Autrefois, avant 1969 pour simplifier, il était admis qu’en complément d’une thèse principale portant, selon l’usage, sur l’homme et l’œuvre, les candidats soutenaient une thèse secondaire consistant en l’établissement d’une correspondance, nécessairement partielle. La soutenance impliquant alors l’impression (ou tout du moins des épreuves), l’État prenait à sa charge une partie de la facture d’imprimeur. Ce n’était qu’un pis-aller au regard de l’ambition que représente une correspondance générale, du moins pouvait-on envisager que plusieurs de ces thèses secondaires additionnées, on arriverait au grand œuvre que je postulais. Or, les perspectives de carrière disparaissant avec cette « petite thèse », les directeurs de thèse refusant le plus souvent de patronner une thèse de cette nature, la perspective envisagée s’est vite effacée.

Inutile, je pense, de se livrer ici à la définition du concept de correspondance générale, d’autant plus que chacun aurait la sienne. Mieux vaut se reporter à quelques correspondances célèbres, plus ou moins générales, telle celle de Mérimée, de George Sand, de Berlioz, de Mirbeau récemment. Il y a désormais les éditions numériques, telle celle de Flaubert, qui ont l’extrême avantage de nous conduire, en un clic, d’un correspondant à l’autre, et de nous fournir des index de toutes sortes, à commencer par la chronologie. Mais, je le répète, la correspondance d’un auteur n’a d’intérêt que si elle est collective, recueillant toutes les missives de et à tel auteur, quel que soit leur intérêt intrinsèque. Car toutes peuvent aider le lecteur, l’annotateur, à préciser une date, un lieu de séjour, une activité plus ou moins déclarée. « Il faut tout publier », disait Apollinaire. Il faut le prendre au mot.

On distinguera la correspondance croisée de la correspondance générale. La première n’est qu’un sous-ensemble de la seconde comme, par exemple, les lettres de George Sand à Victor Hugo, et réciproquement. Cette formule est celle qui a la préférence des éditeurs, de nos jours.

Dans la note sur la Correspondance d’André Breton avec Tristan Tzara et Francis Picabia, 1919-1924, Gallimard, 2017, après avoir indiqué que c’était là le premier volume de correspondance croisée, tandis que les précédents volumes de la même série ne contenaient que les lettres, soit de Breton à Doucet, soit de Simone Kahn à Breton, je me suis pris à rêver « d’une correspondance générale et croisée d’André Breton, publiée dans l’ordre chronologique. Certes, la tâche était d’une grande amplitude, mais pas insurmontable si l’on acceptait de s’y mettre à plusieurs et de suivre le même protocole, démocratiquement discuté et approuvé. Elle était facilitée par Breton d’abord, qui, dès son plus jeune âge, avait l’habitude de conserver, dater et classer tout ce qu’il recevait, jusqu’à la fin de sa vie. Par sa propre décision, l’ensemble devait aboutir sur les rayons de la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet. Ainsi faisait-il écho à sa propre jeunesse, à son activité auprès du couturier mécène et collectionneur, bouclant la boucle et remettant à ses successeurs un ensemble magistralement constitué. »

On aura compris que cette rêverie me fut refusée par l’éditeur. Il est temps de dire publiquement comment les choses se sont passées.

Tout découle de l’initiative prise par Aube Elléouët-Breton dès 2011. Après nous avoir demandé de collaborer à la publication de la correspondance de son père, dont elle est l’unique ayant-droit, elle saisit ainsi le Président-directeur général des éditions Gallimard :

[Pièce n° 1]

Aube ELLÉOUËT-BRETON

1er décembre 2011

Monsieur Antoine GALLIMARD

Édition Gallimard
5, Rue Gaston-Gallimard
75007 PARIS

 

Cher Monsieur,

Les dispositions testamentaires prises par mon père concernant sa correspondance
privée [« tant les lettres d’intérêt littéraire, que d’intérêt sentimental, ou autre, (en dehors de
celles que j’ai pu adresser à ma femme et à ma fille), dont elles disposeront librement »]
stipulaient qu’il désirait que ses lettres ne soient publiées « qu’au plus tôt cinquante ans après
[son] décès ». J’ai respecté scrupuleusement les termes de ces prescriptions depuis quarante-
cinq ans et la publication, par vos éditions, des Lettres à Aube n’était qu’une exception
explicitée par mon père. Aujourd’hui, cinq ans avant la levée de l’interdiction de livrer cette
correspondance au public, je m’inquiète un peu face au frémissement d’impatience qui
commence à se manifester avant 2016. C’est pourquoi je souhaitais m’ouvrir à vous des
dispositions à envisager quant à la mise en chantier de l’édition de cette correspondance
considérable et fabuleuse.

Il va de soi que ces multiples volumes de correspondance : André Breton/Simone
Kahn, André Breton/Louis Aragon, André Breton/Paul Éluard, etc., ne peuvent être publiés
ailleurs que chez Gallimard où toute l’œuvre de mon père est réunie. Une publication
chronologique ? Dans « Les Cahiers de la NRF » ? qui accueillent déjà la correspondance
André Gide/PaulValéry et Pieyre de Mandiargues/Jean Paulhan, par exemple ? (Tous
correspondants de Breton.)

Ne pensez-vous pas que les années qui nous séparent de 2016 pourraient permettre
d’ébaucher un calendrier des premières publications?  et d’envisager le choix de ceux qui
seront, éventuellement, habilités à établir, annoter et préfacer ces volumes ? Avec l’accord de
Sylvie Sator, fille de Simone Kahn, Jean-Michel Goutier travaille déjà, depuis plusieurs
années, sur les lettres de mon père à sa première femme qui relatent, presque jour après jour,
la période de gestation du surréalisme. J’ai demandé également à Henri Béhar de s’associer à
notre ambitieux projet et j’envisage de consulter Étienne-Alain Hubert, responsable des
volumes de la Pléiade André Breton sur ses intentions.

Vos remarques et vos suggestions contribueront, je n’en doute pas, à apaiser mon
inquiétude quant à ce passionnant mais lourd programme à envisager.

Je vous prie d’agréer, Cher Monsieur, l’assurance de ma respectueuse sympathie.

[Signé Aube Elléouët]

Copies envoyées à : Sylvie Sator, Jean-Michel Goutier, Henri Béhar, Étienne-Alain Hubert

Ce texte résulte, à l’évidence, des discussions que nous avions eues au Conseil scientifique de ce qui finit par se nommer l’Association Atelier André Breton (AAAB). Aube tenait à ce que Gallimard prenne en charge la publication de la correspondance de son père. Elle voulait alors publier la totalité des lettres écrites ou reçues par son père, sans aucune sélection. C’est bien ce que je nomme une correspondance générale. À noter que, si Gallimard a racheté les droits de certains livres, il ne fut pas l’éditeur le plus important de Breton, qui avait de bien meilleurs rapports avec Léon Pierre-Quint et Edmond Bomsel, responsables au Sagittaire. Un examen rapide de la bibliographie le prouverait aisément. Cet éditeur a disparu, hélas, mais il en est bien d’autres qui souhaiteraient prendre sa place tout en souscrivant aux désirs d’Aube. Il me semble que l’édition française, tenant compte de l’émergence du numérique, serait à même de rivaliser en qualité avec la prestigieuse collection des Grands Écrivains de la France publiée chez Hachette, ou bien avec les Classiques Garnier, spécialisés dans ce domaine, comme me l’a confirmé leur actuel directeur.

Fort de la confiance qu’elle m’accorde, j’ai pensé traduire les désirs d’Aube Breton en poduisant un projet général destiné à Antoine Gallimard. J’en ai montré le brouillon à Jean-Michel Goutier qui tente, avec moi, de concrétiser cette édition. Le voici :

(PROJET, non expédié)

  1. Antoine GALLIMARD

Éditions Gallimard
5 rue Sébastien-Bottin
75007 PARIS

Objet : correspondance générale André Breton

Cher Monsieur,

Faisant suite au courrier que Madame Aube Elléouët-Breton vous a adressé le 30 août 2011, nous vous prions de bien vouloir trouver ci-joint un projet d’édition de la correspondance générale d’André Breton, aux éditions Gallimard s’entend, et dans la collection que vous jugerez la plus appropriée.

S’il est évident que les correspondances croisées de Breton avec Aragon, Éluard, Paulhan, Péret, etc. recueilleraient toute l’attention du public, il ne faut pas oublier que le créateur et principal animateur du surréalisme a su maintenir ce mouvement en vie durant toute son existence, et que c’est désormais ce rapport constant entre les penseurs, artistes et créateurs les plus remarquables du XXe siècle qui requiert l’intérêt des lecteurs.

En décidant, par testament, de déposer au fons Doucet toute la correspondance qu’il avait reçue et conservée tout au long des années, André Breton entendait bien l’ouvrir au public après un délai qu’il avait lui-même fixé.

Cet ensemble documentaire de 1 024 correspondants représente un minimum de 7 500 pages, sans compter l’annotation indispensable. De fait, il convient de multiplier cette évaluation par deux dans le cadre d’une correspondance croisée, charge à nous de retrouver le millier de correspondants (ou leurs ayants-droit) détenteurs des lettres d’André Breton lui-même.

Heureusement, ce travail de collecte et d’établissement de texte ne part pas de rien. Outre quelques correspondances partielles déjà publiées, nous avons pu localiser la plupart des fonds publics et quelques-uns privés où se trouvent les lettres de Breton, en France et aux USA.

La principale question qui demeure est de savoir si vous êtes disposé à vous engager dans la publication de longue haleine d’une correspondance générale suivant l’ordre chronologique, qui requiert les soins de toute une équipe de collaborateurs dont nous assurerions la coordination.

En vous remerciant…

Signatures

P.J. :

  1. Inventaire alphabétique des correspondants d’André Breton à la BLJD.
  2. Inventaire des lettres adressées par André Breton dans les fonds publics.

Une certaine discordance chronologique, que je ne m’explique pas, n’aura pas échappé au lecteur perspicace. Je ne doute pas qu’un des acteurs de l’entreprise ne vienne éclairer ma lanterne.

Jean-Michel Goutier a une parfaite connaissance des pratiques de la Maison, comme on dit rue Gaston-Gallimard. Ne vient-il pas d’y publier un ensemble de poèmes-objet d’André Breton sous le titre Je vois J’imagine ? Il est aussi en rapport avec un directeur de collection désigné par Antoine Gallimard pour suivre cette publication de la correspondance. À son avis, Gallimard ne voudra pas d’une correspondance générale et se contentera d’une série de livres attractifs dans la collection Blanche. Je rempoche ma lettre et nous nous contentons de dresser la liste des cinq ouvrages les plus urgents, si l’on peut dire, en proposant le nom de la personne la mieux qualifiée, à nos yeux, pour établir et commenter le texte. Il n’est plus question d’employer le concept de correspondance générale, susceptible d’effrayer nos interlocuteurs.

Au début de l’été suivant, Ludovic Escande, l’éditeur choisi par Gallimard, réunit autour d’Aube Elléouët les personnes citées ci-dessus pour fixer le programme de travail et le calendrier de publication des ouvrages à paraître dès la fin septembre 2016. C’est évidemment le projet exposé par Jean-Michel Goutier qui sert de base de discussion, tandis qu’Aube redit les souhaits qu’elle n’a cessé de formuler. Pour ma part, j’insiste sur le fait qu’on ne saurait écarter certains auteurs fort liés à Breton, même s’ils lui ont peu écrit. Je répète qu’il faut tout publier, dans un ordre alphanumérique. Tous les lecteurs nés avec l’ordinateur me comprendront. Prenons un exemple familier : nul ne conteste la nécessité de publier un ensemble de correspondance croisée autour de Breton-Tzara. Il serait aisé d’y associer tous les protagonistes de la geste dadaïste, dans une tranche de temps allant de 1916 à 1923. Mais on ne saurait éliminer la correspondance de Jacques Vaché avec Breton, ni celle de son meilleur ami de collège, Théodore Fraenkel.

Même si l’adhésion de Breton à Dada fut de courte durée, je reconnais que la constitution d’un tel ensemble épistolaire dépasse le cadre d’un seul volume, et que la publication des lettres dans un ordre strictement chronologique risque d’introduire de la confusion. Mais un certain nombre de tableaux (qu’ils soient produits manuellement ou automatiquement) remettront vite le lecteur dans sa logique préférée.

En fait, s’il préserve l’équilibre financier, le choix éditorial de Gallimard privilégie un certain nombre de correspondants bien connus du public, et renvoie les autres aux oubliettes. On ne saurait se satisfaire d’une telle solution qui introduit une forte hiérarchisation dans un domaine qui ne peut s’y prêter. Certains considèrent que Paul Eluard est un plus grand poète que Jean Cocteau. Soit. Mais l’échange de correspondance ne relève pas de critères de choix identiques. Nous passons de l’esthétique à la théorie de l’information. Telle lettre, par laquelle Gaston Bachelard affirme vouloir constituer le surrationalisme, est bien plus précieuse à nos yeux que celle où un correspondant étranger souhaite rencontrer Breton. Or la lettre à laquelle je pense se trouve avoir été expédiée par Vítězslav Nezval, le chef de file du Poétisme, qui, par la suite, engagera ses amis à constituer le surréalisme tchèque ! L’éditeur n’a pas à nous imposer ses goûts ou ses préférences et, du moment que ces deux documents existent, je veux les lire sur le même plan.

Mais tu n’y pourras rien, me dit-on. Gallimard (c’est-à-dire la raison économique) dicte sa loi. Il faut te soumettre ou te démettre. Ne pouvant me résoudre à un tel choix, je suggère que tout cet ensemble documentaire, dont je viens de parler, fasse l’objet d’un traitement informatique. Des consignes seront établies pour tous les bénévoles qui voudront bien numériser chaque document. Voici un exemple, pris au hasard parmi les documents classés sous la lettre A :

Strasbourg, 9 mars 59, 20 Place de la Cathédrale

Mon cher Breton,

il est temps – je pense du moins qu’il est temps pour moi – de regarder chaque chose en pleine clarté, c’est-à-dire de savoir où j’en suis. Ce n’est pas à la légère qu’après un si long silence je vous écris à nouveau pour vous dire – quoi ? que j’aimerais vous revoir. Je ne prémédite aucun sujet de conversation – d’autre part, j’habite à Strasbourg – simplement je serais heureux de savoir que nous pourrions nous rencontrer un jour et que cela ne vous déplaise pas.

Amicalement.

Maxime Alexandre

Comme vous voyez, j’ai laissé « reposer » ce mot plus de dix jours. 20.3.59

Cette lettre de Maxime Alexandre (1899-1976) est adressée à Breton bien des années après leur séparation. Le poète alsacien qui a tâté de toutes les expériences intellectuelles semble vouloir reprendre contact avec le meneur du surréalisme, sans trop savoir à quoi cela pourrait servir, ni où cela le mènera. Au vrai, il est persuadé que sa missive ne recevra pas de réponse. Or, la suite, nous la connaissons : ce sera un livre, Mémoires d’un surréaliste, La Jeune Parque, 1968, paru après la mort de Breton, qui retrace avec une grande exactitude et une belle sensibilité les moments qu’il a passés auprès de celui qu’il respectait le plus.

Dans un premier temps, ce document, muni des codes nécessaires, sera mis en place sur un site d’un certain renom : le présent site Mélusine, ou encore le site dénommé Atelier André Breton. Il recevra la présentation et l’annotation qui s’imposent, élaborées par le meilleur connaisseur de l’auteur et corrigée par la communauté des lecteurs, comme une notice de Wikipédia, en attendant qu’on puisse le corréler à la réponse de Breton (dont je postule l’existance).

Un tel travail requiert plusieurs dispositions, qui ne sont pas du même ordre :

  1. Constitution d’une équipe de chercheurs s’adonnant à la transcription et à l’annotation
  2. Engagement d’un vaguemestre s’assurant de la cohérence numérique du texte, de son codage, et de sa mise en ligne.
  3. En admettant que l’un des deux sites désignés ci-dessus héberge cette correspondance mise gracieusement à la disposition du public, il faudra obtenir toutes les autorisations nécessaires ainsi qu’un financement garanti. On le sait d’expérience, le bénévolat n’a qu’un temps.

Je soumets ces réflexions aux adhérents de l’APRES et à toutes celles, tous ceux qui voudront bien s’engager dans l’entreprise collective.

Fait à Paris le 24 mai 2018
Henri BÉHAR

ANNEXE

Compléments et corrections :

L’excellente pratique de la Société des Belles Lettres qui imposait la relecture de chaque volume édité par un spécialiste du texte a disparu depuis longtemps. Les correcteurs les plus compétents n’interviennent guère dans nos éditions dites savantes. Si bien que nul ne peut se vanter d’avoir produit un texte zéro défaut.

C’est pourquoi j’ouvre cette rubrique à tous ceux qui voudront bien suggérer des corrections, parfaitement étayées, sur la Correspondance d’André Breton.

Et je commence par le volume que j’ai publié, dans des conditions si hasardeuses qu’il m’a fallu demander trois jeux d’épreuves (alors que l’édition se contente en général de deux). Mais je n’ai qu’à m’en prendre à moi-même si j’ai laissé passer des coquilles ou commis des bévues.

André Breton, Correspondance avec Tristan Tzara et Francis Picabia. Présentée et éditée par Henri Béhar. Paris, Gallimard, 2017, 248 p.

Dès le livre paru, George Sebbag m’a confraternellement signalé un oubli et deux corrections.

Il s’agit d’abord d’un tapuscrit de Tristan Tzara, inséré dans la collection reliée de Littérature réunie par André Breton, désormais conservée par la BLJD. Bien que j’en eusse pris autrefois copie, la lettre ci-dessous m’a échappé car elle ne figure dans aucune bibliographie. Elle n’a jamais été publiée, et l’on n’en trouve aucun écho chez Breton.

Tzara : lettre au directeur de Littérature (cf. PDF)

Transcription et notes

Paris le 18 novembre 1922
15, rue Delambre (XIVe)

Monsieur le Directeur[3],

Dans le N° 6 de votre revue, vous publiez un article injurieux à mon égard signé d’un nom si souvent lu dans les journaux qu’il me faut un réel effort pour l’écrire sans vomir : Francis Picabia. Je sais d’ailleurs que ce vomissement ne déplaît pas à votre collaborateur. Comme je ne suis qu’un petit truqueur pas malhabile, je vous prie de publier cette lettre et vous préviens qu’au cas contraire je serai forcé de recourir à des « truquages » plus efficaces. Je n’ai pas répondu à cette petite et bête mystification signée de Raoul Huelsenbeck, elle était vraiment trop enfantine[4].

Je vous défends de mettre dorénavant mon nom parmi les collaborateurs de votre feuille, comme vous le faites dans vos dernières annonces.

Je n’ai pas encore attaqué F. P. malgré le mal que je pense de lui depuis 2 ans. La raison n’est pas celle que de différentes personnes – assez perfides du reste – ont essayé de donner à mon silence. Ce ne sont pas les quelques articles élogieux que j’ai écrit sur ce petit demi-juif espagnol, « tremblant de plaisir » chaque fois qu’il peut lire son nom imprimé, qui m’ont empêché de penser autrement de lui. Et ce n’est certainement, pas sur cette base sentimentale que je ferai des reproches à mes anciens amis. C’est vrai qu’au moment où Picabia m’a visité en Suisse[5] j’ai écrit quelques mots élogieux sur ce qu’il faisait, en raison d’une sympathie réelle, non pour son œuvre, mais pour le personnage qui a su déployer ses charmes et ses moyens habituels de séduction. Il était plus jeune à cette époque. J’ai aimé ses écrits pour leur vulgarité brutale et bête, mais en attendant la seconde partie plus subtile, avec laquelle, dans mon esprit, elle devait contraster. J’ai été déçu et j’ai attendu longtemps. Ce qui sort sort et ne s’arrête pas de sortir de cet étrange mannequin, ressemble à l’esprit journaliste nommé « d’avant-garde » vers 1895, composé d’éléments rationalistes, la haine des curés, l’esprit dreyfusard, j’accuse, Zola, le génie, la Légion d’honneur et la haine de l’institut. Quand j’ai su plus tard que l’américain Robert J. Coady[6] avait déjà fait dans sa revue « The Soil » des phrases et des rapprochements auxquels ressemblaient trop ceux de Picabia, (qu’Arthur Cravan[7] avait déjà écrit dans sa revue « Maintenant » : « Prenez garde à la peinture »[8], que Marcel Duchamp avait fait en 1912 son premier tableau mécanique[9] et que l’édition de luxe entière du livre de Mme de la Hire « F. Picabia[10] » a été achetée par le même F. Picabia, j’ai commencé à être un peu las des gentillesses de ce monsieur. Je prie M. A. Breton de se souvenir du titre « rastaquouère » qu’il voulait donner à une revue, et que portait aussi un numéro du Festival de la Salle Gaveau. Je ne fais appel ni à sa bonne ni à sa mauvaise foi. Si je n’étais que las de Picabia à ce moment, j’ai été bientôt dégoûté par la répétition incessante, de quelques procédés dus en grande partie à ses bons inspirateurs. Je serai content si cette gymnastique lui apporte la gloire qu’il espère.

Quand on a 45 ans de travail derrière soi, il est temps de cesser d’écrire.

Et si l’on veut inonder ses amis et adeptes d’argent et de gentillesses il ne faut pas le faire dans un but de publicité si immédiate, le « public » pour lequel cette bouillabaisse aigrie travaille, connaît trop bien ces moyens.

Les procédés du scandale s’usent comme la peau, les habits et la plume qu’il tient depuis 30 ans entre ses doigts.

Recevez l’expression du plus profond dégoût que j’éprouve pour ceux qui encouragent la décrépitude, la cuisine électorale, le water-closet des littératures humaines, et les grâces séniles qui se donnent en spectacles.

TRISTAN TZARA

Il y aurait beaucoup à dire sur cette demande d’insertion faisant référence à l’une des nombreuses querelles émaillant l’existence de Dada à Paris. Bornons-nous à en éclairer le contexte. Tzara fait allusion à l’article de Francis Picabia, « Condoléances », paru dans le n° 6, n.s., de Littérature.

Voici l’extrait qui blessa Tzara :

… « M. Tristan Tzara est un homme prévoyant ; il préfère “les fausses gloires aux vraies !”

Mon cher Tzara, je crains bien que vous ne bénéficiiez jamais de l’une ni de l’autre ; parce que quelques hommes se sont amusés avec vous, ce n’est pas une raison pour vous croire un personnage qui attire les yeux du monde entier. Vous êtes un bon petit truqueur, pas maladroit. Vous avez été une distraction semblable à celles que l’on trouve dans tous les théâtres et music-halls durant les entra’ctes, et c’est tout.

Il est certain que vous avez encore moins vendu d’exemplaires de vos œuvres que Rimbaud ou Lautréamont, de là il n’y a qu’un pas à faire pour arriver à suggestionner nos semblables en leur disant que le petit Tzara est le plus grand de tous parce qu’il ne ressemble ni à Napoléon, ni à Wagner !

Ce n’est pas mal imaginé pour plaire aux imbéciles ! … » [Littérature, n.s. n° 6, 1er novembre 1922, p. 9.

Omission d’autant plus regrettable que ce document met en relation les trois acteurs principaux de cette phase dadaïste, donnant le ton de leurs écrits tournés sur eux-mêmes.

2e correction, un passage omis dans la lettre AB à TZR 12 juin 1919

Le gâtisme volontaire : l’édition Gallimard comporte une lacune, survenue lors de la correction des épreuves tierces. Je la corrige ici par un soulignement :

« La lutte est trop inégale, je vois plusieurs manières de succomber : 1° la mort (Lautréamont, Jacques Vaché) ; 2° le gâtisme involontaire : il arrive qu’on se prend au sérieux (Barrès, Gide, Picasso) ; 3° le gâtisme volontaire : réussite dans l’épicerie (Rimbaud), et les intoxications (Jarry, etc.). Mais vous, mon cher ami, comment sortirez-vous ? Répondez-moi, de grâce, voyez-vous une autre fenêtre ? (C’est aussi pour moi que j’interroge.) » p. 54-55.

Cette faute est exactement ce que l’on nomme en typographie un bourdon. Le typographe est allé du même au même, d’une parenthèse à l’autre, en sautant la troisième éventualité. Georges Sebbag attira mon attention sur cette erreur de lecture en précisant qu’il s’en était rendu compte pour avoir cité ce fragment dans un essai : Le Gâtisme volontaire, Sens et Tonka éd.2000, p. 42-43. Dont acte.

Comme Jean-Pierre Lassalle quelques jours auparavant, il me faisait observer que les surréalistes de la dernière période ne se réunissaient pas à La Fontaine de Vénus (p. 30), mais à La Promenade de Vénus. Lapsus d’autant plus regrettable que j’ai moi-même rédigé la notice sur ce lieu de rassemblement des surréalistes dans le Guide du Paris surréaliste (Éd. du Patrimoine, 2012, p. 182).

Tout cela est bien regrettable. Mais cet errata ne saurait prouver que, si je souffre de problèmes de vision, ma compréhension des textes en est fortement compromise. C’est pourquoi je tiens à préciser, à l’intention d’un critique aveuglé par sa détestation, que la phrase suivante : « Ce que je pense de vous, à part cela, vous le savez bien : beaucoup de mal. » (p. 108), est bien de la main de Tzara s’adressant à Breton, le 4 décembre 1922. L’éditeur a pris le soin de répéter, en tête de chaque pièce, le nom de l’auteur et celui du destinataire.


[1] Voir : Henri Béhar, Tristan Tzara. Paris, Oxus (« Les Étrangers de Paris, Les Roumains de Paris »), 2005. 257 p.

[2] Voir : Georges Baal et Henri Béhar, « La correspondance entre les activistes hongrois et Tzara 1920-1932 », Cahiers d’études hongroises, 1990, n° 2, p. 111-133.

[3]. Cette lettre dactylographiée surchargée de corrections manuscrites est adressée au directeur de la revue Littérature, dont la nouvelle série était dirigée par le seul André Breton depuis mars 1922. Disons d’emblée qu’il n’a pas déféré à la demande de Tzara.

[4] « Il y a un homme à qui peut-être quelque chose d’étrange est arrivé : Richard Huelsenbeck, deux récits singuliers écrits, disparaît sans laisser d’adresse. Sa place reste vide et ses amis continuent à chanter de petits refrains mélancoliques. » Dernier été, id., ibid. p. 22.

[5]. Picabia qui soignait une profonde dépression à Bex (Suisse) s’est rendu à Zurich durant trois semaines jusqu’au 8 février 1919 pour y rencontrer Tzara quasi quotidiennement.

[6]. Robert J. Coady New York, 1881 – ???], propriétaire d’une galerie sur Washington Square, fonda et anima la revue The Soil.

[7]. Arthur Cravan [Lausanne, 22 mai 1887 — disparu dans le Golfe du Mexique en 1918] il publia et rédigea seul les 5 numéros de la revue Maintenant [avril 1912 — mars 1915]

[8]. Picabia, Francis, Prenez garde à la peinture, 1916.

[9]. Nu descendant un escalier [1912]

[10]. Marie de la Hire, Francis Picabia, Paris, Galerie La Cible-Povolosky, 1920, 1100 ex.